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Poeti 143 0283
Poeti 143 0283
Philippe Jousset
Le Seuil | Poétique
2005/3 - n° 143
pages 283 à 303
ISSN 1245-1274
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Philippe Jousset
Impairs de Verlaine
Pour tenter de cerner les contours d’un certain type d’expérience de lecture,
nous nous adresserons ici à deux poèmes de Verlaine. Mais ce dont nous cher-
chons à rendre justice est beaucoup plus général que ce que le qualificatif de «ver-
lainien» suppose qui, bien que légitime, embrasse, parce que singulier, à la fois
plus et moins que ce que nous visons. Le «symbolisme» a certainement privilégié
cette conception de l’expérience de lecture dont il est question, mais celle-ci relève
d’une dimension beaucoup plus universelle, et que nous croyons fondamentale,
de la littérature, dont Verlaine offre simplement une variété historique d’une net-
teté telle qu’il nous paraît plus aisé de chercher à la montrer à l’œuvre sur ce maté-
riel, situé à la charnière entre une poésie du «contenu», sinon oraculaire, «à la
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Hugo», et des réalisations poétiques extrêmement diversifiées et, disons, plus erra-
et qui ne soit pas non plus du son pur, syllabisation, vocalises… Soit: de prendre
prétexte des repères, références, conventions, etc., fournis par tous les codes et
machines de langage et de culture pour rendre tangible l’ouverture, la germina-
tion, du son en sens. La littérature est faite avec des mots, certes, mais elle n’est pas
vouée aux mots, et se fait avec autre chose encore, qui n’est pas une chose. Ceci
se trouve thématisé de manière plus accentuée sans doute, et dramatique, chez
Verlaine, mais Verlaine ni même la poésie n’ont l’apanage de cette opération (côté
auteur) ou de cette épreuve (côté récepteur), et tout discours qui n’est pas une
simple charade en relève peu ou prou.
Tout langage organisé en discours ne se contente pas, en effet, de renvoyer à
des significations dont il serait le signe, de les pointer; il cherche aussi à faire
vivre le sens, à même la langue, dans cette syncope obligée, ce battement toujours
actif – et qu’il cherche à maintenir tel – entre la sensation et l’intellection, entre
l’éprouvé et le su, le déjà-lu et l’inouï, etc., c’est-à-dire à proférer ce sens avec le
concours, à la faveur et même par conspiration de cet appareil matériel qu’il mobi-
lise. Néanmoins, nombreux sont ceux qui, sans se consulter et à partir de points de
vue fort distincts, s’accordent à repérer, à la fin du XIXe siècle, une accentuation
– une théâtralisation, une mise en crise… – de ce qui se joue dans cette inflexion.
Quelques témoignages:
– en grand d’abord, la conviction d’un George Steiner par exemple, qui juge
que le contrat qui liait depuis longtemps le scepticisme au langage (et qui acceptait
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les règles du jeu de l’intelligibilité, des moyens de persuasion, etc.) est rompu pour
d’un bouleversement absolu décrit. Ce qui est certain, c’est que Verlaine, on aura
Aménageons donc d’abord un peu de silence pour entendre le son-sens que rend
la pièce suivante:
C’est bien ainsi que l’entend Verlaine: reprendre à la musique son bien21 et, par-
delà des siècles où le langage s’est fourvoyé sur les terres de l’éloquence, le rapatrier
dans la mouvance d’un loquendum (qui comprend le silence)22 de la «musique» ou
de sa variante pauvre, la chanson, au moyen de l’émotion. Le cou de l’éloquence
tordu, c’est cela: une poésie «invertébrée» qui instaure ou restaure son principe
vital à partir de son «âme végétative», entendez: à partir des vestiges de discours,
des associations, des sons et leur halo, agglomérés au schéma de base23. Celui-ci,
quel serait-il dans le cas présent? D’une simplicité extrême, il appartient à cette
catégorie de messages minimaux et truismes pour lesquels il importe davantage de
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dire que de dire quelque chose en particulier, et encore moins quelque chose de
très particulier. L’énoncé vaut avant tout comme énonciation, comme événement
de parole. Ici donc: déclaration d’amour? Si l’on veut, en vertu de ce que l’on sait
des déclarations d’amour, qui sont les plus «évidés» des énoncés – dit d’amour,
plutôt, ou mieux: dire d’amour, ou encore – le mot d’amour étant doué d’une
polyvalence telle qu’elle le prédestine au signifié flottant certes, mais décidément
trop hypothéqué par la culture: dit d’affection, dans ce sens précis: toucher d’être
touché et de toucher, formule qu’il conviendrait de monter en chiasme ou en
boucle: … être touché / toucher / être touché de toucher…, le sensible se dou-
blant d’une diction à quoi il se noue pour ne plus s’en démêler.
Pour ce poème, on parlera avec raison de naïveté. La forme cloisonnée des tercets
ne favorise ni la grandiloquence ni l’expansion, de quelque nature qu’elle soit;
les moyens mobilisés sont modestes: l’inspiration ne fait pas de frais d’originalité
ni la composition d’adresse; le vocabulaire ne brille pas par sa recherche (cf. les
explicites jalons argumentatifs en contexte pseudo-lyrique par exemple: «quant à,
et d’ailleurs, pourtant»). Ce lyrisme présente en outre cette particularité massive
d’être l’expression non pas d’un «je», ni non plus l’exaltation d’un «tu», mais
invoque un «nous», fusion/neutralisation des deux personnes subjectives atten-
dues. Les figures manifestent un métier pareillement fruste: outre les schémas
binaires du parallélisme, de l’antithèse et du chiasme («Nous serons fiers parfois
et toujours indulgents», «Nous sourirons à tous et n’aurons peur de rien»), elles
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Dans ce plan formé par ces coordonnées à la géométrie bizarre, on repère cer-
tains lieux plus précis où la divergence se fixe et forme quelque chose comme un
contrepoint. Signalons:
– la présence d’éléments impersonnels et abstraits à côté de notations concrètes
(«nous sourirons», «nous marcherons», etc.);
– dans le contexte de cette simplicité globale, l’apparition unique de l’image
saillante, savante, de l’«armature adamantine» (v. 14)25;
– l’alternance de la rime (par embrassement du féminin par le masculin suivi de
l’embrassement inverse), qui ne connaît pas d’altération (elle est répétée trois fois)
sauf dans son couronnement, à l’endroit de la structure «supplémentaire» (dernier
vers), où «dépasse» une rime masculine;
– l’effet remarquable de ce dernier vers isolé, alexandrin surnuméraire, séparé
des six tercets précédents et rattaché à eux par le quatrain qu’il constitue avec
l’avant-dernier vers. La contradiction, bien entendu, est d’autant plus nette que
l’avant-dernier vers évoquait, via l’épanadiplose, une modalité idyllique, «main
dans la main»…
– la superposition de la structure pour l’œil cloisonnée que nous avons dite (6 × 3
vers + 1) et d’une structuration par la rime qui, elle, est liée: la strophe «optique»
est ainsi outrepassée par une rime supplémentaire qui prolonge la strophe stricto
sensu, structurale26, une tierce rime apparaissant dans l’intervalle, et ainsi de suite,
de telle sorte que le système n’est complètement refermé qu’au dernier vers. L’en-
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semble du poème est ainsi enchaîné (au défi de la ponctuation et des blancs) grâce
chie, et dès lors «problématisée», celle (en arabesque) des irrégularités. Dit de façon
final, qui réapparaît alors pour la troisième fois, est à lui seul emblématique. Il
Ici plus rien ne subsiste de cette naïveté mimée qui caractérisait le premier
poème. C’est un Verlaine plus familier sans doute qui se propose, plus fidèle à son
image de marque, et d’une complexité dont nous ne tenterons d’extraire que
quelques traits relatifs à notre argumentation.
Si l’on accepte de laisser sous l’éteignoir un certain nombre de faits, le schéma de
base peut passer pour simple. A un éloge des femmes (deux premiers quatrains)
succède une accusation des hommes: «Beauté des femmes» versus «Hommes
durs!». Mais on constate déjà que cette antithèse est modalement asymétrique: évo-
cation à l’aide d’un groupe nominal dont les femmes sont le complément / adresse
plus directe proche de l’apostrophe forment le thème qualifié33.
D’autre part «Hommes durs!» se trouve immédiatement juxtaposé à «Vie
atroce et laide d’ici-bas», convertissant l’antithèse féminin vs masculin en une
autre antithèse, humain vs surhumain (ici-bas/là-haut [«Sur la montagne»] ou
au-delà [«Quand la mort viendra»]), mais que la construction assimile à un
simple glissement, jouant sur l’ambiguïté homme = humain ou masculin. On peut
ainsi lire le poème comme un vœu de pacification de la guerre des sexes, entrete-
nue par leur différence, mais surtout par la «dureté» des mâles («loin des baisers et
des combats»), au nom d’une nostalgie de la pureté préservée des conflits du désir.
Ce scénario existe bien, mais le poème ne s’y réduit pas en tant qu’il représente
un traitement particulier de ce scénario, c’est-à-dire une variation qui «subtilise» la
simplicité de cette ligne thématique au moyen d’harmoniques et de rythmes qui
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visé que rencontré parce qu’il est un moyen de résoudre une tension. Besoins,
appétits, instincts, inclinations ou désirs se rangent sous le terme générique de ten-
dance, dont ils ne sont que des variétés52. La poésie souscrit à cette vocation expé-
rimentale qui s’explique par le fait que l’«appétence pour le comportement
exploratif» domine l’animal – animal humain compris53 –, et se révèle parfois
plus puissante même que l’appétence pour l’objet d’un comportement spécifique
comme par exemple la nourriture: «dans le cadre de son comportement de curio-
sité, l’animal considère toute situation environnementale comme si elle était bio-
logiquement pertinente54».
Ainsi que dans le rapport de l’aigle à sa proie, l’objet intervient comme point
d’appui d’un thème qui est dans l’animal, «comme s’il apportait le fragment d’une
mélodie que l’animal portait en lui-même» (on aura reconnu là des conceptions
uexkülliennes). Il va de soi que, dans le langage très civilisé des poètes, ce mouve-
ment est «habillé» de tous les oripeaux du matériel verbal et des alibis psycho-
logiques, mais il n’en gît pas moins au fond des manœuvres plus conscientes qui
l’affublent. «Si ces actes se produisent la plupart du temps par référence à un
objet, ils sont tout autre chose que la référence à un objet, précise Merleau-Ponty,
la manifestation d’un certain style.» Avec l’activité à vide, l’instinct va être capable
de «dérailler», comme il dit, ou va passer de l’activité instinctive à l’activité sym-
bolique; ce développement est en effet inscrit dans la façon dont l’instinct est
constitué, «parce qu’il est objektlos et que, de ce fait, il possède une fonction ima-
geante»55. C’est précisément au seuil du symbole qu’il faut tenter d’observer cette
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Deleuze désigne le sens?59), qui est un produit de l’articulation et non point une
émission qui la parasiterait ou qui s’y grefferait accidentellement, est la «(poly)pho-
nie» même de la ritournelle du poème, son «mélange» dans les termes verlainiens,
autrement dit la vérification de son «impureté» comme objet de langage. Il est
reçu comme donnée sensible-psychique sous le contrôle (relatif ) du transcendantal
du sens commun, dont chaque lecture est une réalisation singulière, sinon traîtresse
(ce dernier qualificatif supposerait en effet l’existence d’un étalon-or de la signifi-
cation).
C’est ainsi qu’on peut appréhender l’entente d’un texte sous trois aspects au
moins: comme «icône» (objet de «représentation», énonciation de sens, appelant
la compréhension), comme appareil, et comme épreuve (appelant une écoute,
moins ciblée), où le poème tente de rejoindre l’en deçà d’où la représentation est
issue. Ce faisceau n’est pas agencé de la même façon, ses composantes ne sont pas
de même nature selon les genres, les styles littéraires et les écrivains. Chez Verlaine,
on a vu que ce que dit le poème, son dessein significatif, constitue en général une
simple accommodation de la troisième dimension, un prétexte.
L’appareil ne dit rien (de paraphrasable sans dommage) mais dispose d’une
certaine façon le sens. C’est là qu’il faudrait situer le style comme interface entre
un vouloir-dire (ou un ne-pas-pouvoir-ne-pas-dire, plus exactement, comme on a
essayé de l’établir par les propositions théoriques précédentes) et un pur événe-
ment, à la fois physique et métaphysique. Mais l’appareil est pour ainsi dire
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emmanché dans le vouloir-dire lui-même (les thèmes aussi relèvent du style, non
Université Grenoble-III
NOTES
1. Hugo von Hofmannsthal, «Le poète et l’époque présente» (1907), in Lettre de Lord Chandos et autres
essais, trad. A. Kohn, Paris, Gallimard, «Du monde entier», 1980, p. 143-144 (les italiques sont miennes).
2. Walter Benjamin, «Sur le langage en général et sur le langage humain» (1916), Œuvres I, Paris, Gal-
limard, coll. «Folio essais», 2000, p. 145-146, 150. Du côté de l’artisan, Étienne Gilson demande qu’on
tienne compte de l’«envie d’écrire sans savoir encore quoi […] C’est dans cette productivité primitive de
l’artiste que se trouve le principe de tout art du beau, comme d’ailleurs de tous les arts de l’utile», Introduc-
tion aux arts du beau. Qu’est-ce que philosopher sur l’art?, 2e éd. augmentée, Paris, Vrin, 1998, p. 85-86.
3. George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, coll. «NRF essais», 1991, p. 121-
122. Il met en rapport «la pulvérisation qu’opère Rimbaud de la cohésion psychique en fragments chargés
d’énergie centrifuge et transitoire» et les découvertes modernes de la physique et spéculations relatives à
l’antimatière (p. 128). Carl Einstein, déjà, établissait des corrélations entre l’espace cubiste, l’espace non
euclidien de Riemann et l’appel à «une transformation du sentiment du temps, qui trouverait son expres-
sion dans la langue» (C. Einstein et D.-H. Kahnweiler, Correspondance 1921-1939 [juin 1923], Marseille,
André Dimanche éd., 1993, p. 50).
4. Dans telle paraphrase du célèbre «Crise de vers» par exemple: chaque poète «instituait son propre
corps, la période personnelle de son rythme, la durée de son souffle, comme types absolus. Chacun faisait
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de son oreille et de son cœur un diapason et une horloge universels» (Paul Valéry, «Au sujet d’Adonis»,
Œuvres, I, Jean Hytier éd., Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1957, p. 478).
5. Northrop Frye, Anatomie de la critique (1957), Paris, Gallimard, coll. «NRF», 1969, p. 102.
6. Gérard Genette, «Genres, “types”, modes», Poétique, n° 32, novembre 1977, p. 416.
7. Dominique Combe, Poésie et Récit. Une rhétorique des genres, Paris, José Corti, 1989, p. 9.
8. Brice Parain, Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Paris, Gallimard, 1942, p. 17-18.
9. Aron Kibedi Varga, «La question du style et la rhétorique», in Qu’est-ce que le style?, G. Molinié et
P. Cahné (dir.), Paris, PUF, coll. «Linguistique nouvelle», 1994, p. 170-173.
10. Cf. Jean-François Lyotard, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 319.
11. Paul Zumthor, La Poésie et la voix dans la civilisation médiévale, Paris, PUF, 1984, p. 86.
12. Jean-Louis Chrétien, Corps à corps. A l’écoute de l’œuvre d’art, Paris, Ed. de Minuit, 1997, p. 63.
13. François Jullien, La Valeur allusive (1985), Paris, PUF, coll. «Quadrige», 2003, p. 221. Il faut se
garder de comprendre l’allusivité comme un dispositif favorisant les associations d’idées ou d’images, mais
plutôt penser à une élusivité des mots en tant que tels, en faveur de l’émotion dont ils sont le (pré)texte.
14. Voir par exemple le chapitre 8 de François Jullien in Le Détour et l’Accès. Stratégies du sens en Chine,
en Grèce, Paris, Grasset, 1995.
15. Ludwig Wittgenstein, Le Cahier brun (1958), (trad. Guy Durand) Paris, Gallimard, coll. «Tel»,
1965, p. 298-299.
16. Grossièrement, on peut admettre que l’évolution en Occident suit une tendance qui va de la valori-
sation de la déclamation à celle de l’intériorisation de la parole; voir par exemple la proclamation moderne
d’un Saint-John Perse, prototype du poète «oratoire» pourtant, au sujet de la «répugnance extrême
du poète français pour toute lecture sonore, qu’il répudie d’avance comme une limite corporelle, propre à
restreindre ou à fausser la portée intérieure du poème et les chances mêmes de l’écrit». «Le poème français
le plus expansif, ou même le plus emphatique en apparence, ne serait encore fait que pour l’oreille interne»
(lettre à la Berkeley Review, 10 août 1956, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la
Pléiade»,1982, p. 567-568. Dans le même sens, voir également la lettre à Henri Peyre, 19 août 1956, ibid.,
p. 1073).
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20. Jean-Jacques Rousseau, «L’Origine de la Mélodie», M.-E. Duchez (éd.), Œuvres complètes, V, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade», 1995, p. 338. Le handicap des chansons françaises pour un Fran-
çais réside bien souvent en ce que l’auditeur comprend trop bien ce qu’elles disent, au contraire de leurs
rivales anglo-saxonnes dont le succès repose en grande partie sur un subtil compromis entre parole
et musique qui n’est pas sans parenté avec celui de la «bonne chanson» ou de la «romance sans parole»
verlainiennes: la plupart de ces ritournelles, si on les comprenait littéralement, perdraient une grande part
de leur pouvoir et de leur charme, leur formule tenant à peu près en ceci: mi-dire, parler de quelque chose
dans une lingua franca dont on ne prête pas attention à la signification (précise), parce que cette signifi-
cation est passée dans la musique, s’y trouve infusée; l’auditeur, dont ce n’est pas la langue, se contente du
thème, d’une atmosphère, d’«accords», etc.
21. Cf. Bertrand Vibert, «La sœur et la rivale. Sur Mallarmé, la musique et les lettres», Poétique, n° 123,
septembre 2000.
22. G. Deleuze, Différence et Répétition, Paris, PUF, 1968, p. 187.
23. Dans La Psychologie des styles d’Henri Morier on retrouve Verlaine à la fois dans le «style rêveur» et
dans le «style tournoyant», ce dernier caractérisé notamment par la «désorganisation de la syntaxe (incises,
enjambements), d’où résulte une mélodie sans contrastes virils». Il note aussi le «retour au point de départ»
(2e éd. revue et corr., Genève, Georg, 1985, p. 276-277).
24. Arthur Symons, qui avait connu personnellement le poète, suggérait que son art tout entier ne
consiste peut-être qu’«à servir avec raffinement ses humeurs, avec cette confiance absolue en elles telles
qu’elles sont», Confessions, trad. V. Béghain, Toulouse, Ombres, 1990, p. 20.
25. La tunica adamantina est présente dans les odes d’Horace mais surtout, une dizaine d’années avant
«La Bonne Chanson», dans un poème des Odes funambulesques de Théodore de Banville, où le poète
demande à la déesse Eris de mettre autour de son cœur l’«armure adamantine».
26. Au sens où Jean Mazaleyrat définit restrictivement la strophe comme un groupement de vers formant
un système complet d’homophonies finales par élaboration d’une combinaison et non par simple liaison
(Eléments de métrique française, Paris, Armand Colin, coll. «U2», 1974, p. 80-84).
27. Cf. Jean-Michel Gouvard, La Versification, Paris, PUF, coll. «Premier Cycle», 1999, p. 120-122.
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D’après le saint Augustin du De Musica, l’inégalité est liée à la condition peccante, au corps; l’égalité à
l’âme, à Dieu (et il se montre partisan de la presque égalité). «Toutes ces harmonies provenant de notre
condition mortelle, châtiment du péché, ne les excluons pas des ouvrages de la divine Providence, puis-
qu’elles sont belles en leur genre. Mais ne les aimons pas non plus, comme pour trouver le bonheur en
leur jouissance» (livre VI, XIV, 46, in Œuvres, 1re série: Opuscules. VII. Dialogues philosophiques [trad.
F.-J. Thonnard], Paris, Desclée de Brouwer & Cie, 1947, p. 455-457). Au contraire, pour Hugues
de Saint-Victor, «le chiffre de l’âme, c’est l’impair, nombre déterminant et parfait, le chiffre du corps, c’est
le pair, principe d’indétermination et d’imperfection.» (Edgard de Bruyne, Etudes d’esthétique médiévale,
Bruges, De Tempel, 1946, vol. II, p. 221). Mais comment échapper à la fois au pair et à l’impair – com-
ment échapper aux signes organisés?
33. Une antithèse plus nette existe, sémantique-sonore, car renforcée par la paronomase, Beauté versus
Bonté, mais elle est pareillement déséquilibrée (1er vers/avant-dernier vers).
34. On lira l’étude que Jacques Garelli propose de ce poème, conçu comme un «ensemble métastable».
L’art de Verlaine, soutient-il, consiste avant tout à suspendre «la multiplicité des structures temporelles
linéaires, latérales, émergentes, mais aussi absorbantes, envoûtantes, étoilées». «En dernier ressort, conclut-
il, le désir et l’angoisse, loin de se thématiser en un énoncé objectif, se temporalisent à un niveau présym-
bolique, en monde» (Rythmes et mondes. Au revers de l’identité et de l’altérité, Grenoble, Jérôme Millon,
coll. «Krisis», 1991, p. 450-460).
35. Les réalisations du a ouvert, en français contemporain, n’ont plus guère de pertinence phonologique,
et tendent ainsi à transformer la différence minime a/â en une différence nulle.
36. C’est la principale originalité de la poésie verlainienne à l’égard des deux autres poètes, Mallarmé
et Rimbaud, auxquels on l’associe immanquablement: le goût des qualités intermédiaires, l’insinuation,
etc. Si, comme le croit Merleau-Ponty, Mallarmé et Rimbaud ont rompu le parallélisme signifiant-signifié
(Notes de cours 1959-1961, Paris, Gallimard, coll. «NRF», 1996, p. 48), Verlaine l’aurait plutôt déréglé.
En outre, chez Mallarmé, en dépit des cousinages, l’écriture domine l’imaginaire, aux dépens de la voix
(cf. Anne-Marie Christin, L’Image écrite ou La déraison graphique (1995), Paris, Flammarion, coll.
«Champs», 2001, p. 111-114) tandis que, chez Rimbaud, la révolution est beaucoup plus voyante (aux
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ture», Poétique, n° 80, novembre 1989), majoré la nouveauté de Verlaine, sa complaisance dans l’expression
de la souffrance en particulier. Son originalité ne fait pas de doute (la croyance en la notion de péché en
constitue un aspect capital par exemple), mais je serais plus enclin aujourd’hui, répétant ce que je disais
en tête de cet article à propos de la nouveauté du symbolisme, à en parler comme d’une variation sur des
«lieux» et des éthè d’une tradition de très longue durée, lesquels n’appartiennent à aucune époque en propre
et forment des alliages renouvelés en agglomérant des éléments pérennes à des facteurs plus contingents.
Citons, par exemple, parmi les jalons possibles, ce mélange vespéral de mélancolie et de sérénité, qui consti-
tue, selon E. Panofsky, l’apport le plus personnel de Virgile à la poésie («Et in Arcadia ego: Poussin et la
tradition élégiaque», in L’Œuvre d’art et ses significations, Paris, Gallimard, 1969, p. 284-285), ou tel poème
de Michel-Ange qui, au cœur de la Renaissance, énonce: «La mia allegrezz’è la malinconia.» C’est au
romantisme que reviendrait toutefois plus précisément d’avoir donné pour la première fois à l’état d’esprit
mélancolique la possibilité de s’exprimer «musicalement» d’après Klibansky, Panofsky et Saxl (Saturne et la
Mélancolie [1964], trad. fr.: Paris, Gallimard, 1989, p. 631). Claudel – nous allons à grandes étapes –
jugeait que «la sympathie avec la nuit, la complaisance au malheur, l’amère communion avec les ténèbres»,
dont étaient particulièrement habités des écrivains comme Poe, Baudelaire et Mallarmé, n’avaient trouvé
leur développement complet qu’au cours du XIXe siècle mais se trouvaient préfigurés dans Euripide
(Mémoires improvisés, recueillis par Jean Amrouche, Paris, Gallimard, coll. «NRF», 1954, p. 65-66). On
pourrait même remonter plus haut encore dans l’histoire, au moment où la poésie se libère de la domi-
nation exclusive de la forme épique: le poète ne détourne plus alors son regard de sa propre personne;
«il devient lui-même le centre de sa poésie, et il trouve le rythme le mieux approprié pour exprimer les
mouvements de son âme, en liaison étroite avec la musique» (E. Rohde, Psyché, Paris, Payot, 1928, p. 166).
Généralisant: «L’attrait de la mélancolie, le savourement des amertumes de la mémoire, l’effroi résigné et
la voluptueuse défaillance de la vie qui se sent s’écouler, qui se sent mourir en rêvant d’éternel, n’est-ce pas là
la plus profonde source et la plus habituelle, avec l’amour, de notre poésie?» (Gabriel Tarde, L’Opposition,
universelle. Essai d’une théorie des contraires, in Œuvres, Paris, Institut Synthélabo pour le progrès de la
connaissance, coll. «Les empêcheurs de penser en rond», 1999, t. 3, p. 259-260).
42. Cf. Richard Rorty, «Le parcours du pragmatiste», in Interprétation et Surinterprétation, Stefan
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avec une grande partie des êtres animés le désir de créer de l’information qui les pousse à provoquer l’évé-
nement, faire des essais et des expériences, quitter l’entourage commun, s’attaquer aux problèmes par leur
côté incongru, contourner les schèmes stables qui exercent souvent des contraintes dévitalisantes» (La
Société contre nature, éd. revue et corrigée, Paris, Seuil, 1994, p. 362).
55. Maurice Merleau-Ponty, La Nature, op. cit., p. 251-256. Il explique la compulsivité de l’instinct par
le «drame vital» qui tient à ce que l’être est à la fois vision et passion, par la «dualité entre le faire et le
voir».
56. K. Lorenz, L’Envers du miroir. Une histoire naturelle de la connaissance (trad. J. Etoré), Paris, Flam-
marion, coll. «Champs», 1975, p. 202 et 225.
57. Jean-Pierre Changeux, in Jean-Pierre Changeux et Paul Ricœur, La Nature et la Règle. Ce qui nous fait
penser, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 58.
58. Outre la définition greimassienne (qui fait du sens «la possibilité de transformation du sens»),
on citerait, pour s’épargner une démonstration, un peu au hasard de lectures récentes, les confirmations
suivantes: «La modification est un élément composant du sens» (Didier Franck, Chair et Corps. Sur la
phénoménologie de Husserl, Paris, Ed. de Minuit, 1981, p. 137); «Le sens ne se produit jamais que de la
traduction d’un discours en un autre» (Jacques Lacan, «L’étourdit» [1973], in Autres écrits, Paris, Seuil,
2000, p. 480); «Meaning is a complex operation of projection, blending, and integrating over multiple
spaces. Meaning never settles down into a single residence» (Mark Turner, The Literary Mind. The Origins
of Thought and Language, Oxford University Press, 1996, p. 106); «Ce qui fait sens, c’est la mobilité elle-
même, la puissance de déplacement des signes au-dessus du vide» (Marie-José Mondzain, Le Commerce des
regards, Paris, Seuil, coll. «L’ordre philosophique», 2003, p. 160); «Le sens naît quand change le sens,
qu’il s’agisse de direction ou de signification» (Michel Serres, Rameaux, Paris, Le Pommier, 2004, p. 144).
59. Serait-ce ce qui échappe à Eric Gans – la profondeur de la surface –, lorsqu’il écrit qu’«il faut abso-
lument insister sur la superficialité de la vérité symboliste, et cela non seulement chez Verlaine et les poètes
de la sensation qui n’ont pour ainsi dire qu’une expérience superficielle du superficiel, mais chez Mallarmé
lui-même»? (Essais d’esthétique paradoxale, Paris, Gallimard, 1977, p. 218.)
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