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L'Homme et la société

La doctrine de l'empirisme et l'étude des organisations


Victor Leonard Allen

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Allen Victor Leonard. La doctrine de l'empirisme et l'étude des organisations. In: L'Homme et la société, N. 15, 1970. marxisme
et sciences humaines. pp. 221-239.

doi : 10.3406/homso.1970.1263

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1970_num_15_1_1263

Document généré le 25/09/2015


la doctrine de l'empirisme

et l'étude des organisations

V.L. ALLEN

Dans les pages qui vont suivre, nous nous proposons d'examiner
l'empirisme appliqué à l'étude des organisations et de montrer son caractère
théorique.
Cet article se divise en deux parties- Dans la première, nous
considérerons l'empirisme en tant que méthode employée par les sociologues qui
étudient les organisations. Les observations qui y sont exprimées portent sur
l'empirisme dans la sociologie en général ; en effet, si son examen ici se
justifie parce que les sociologues anglais l'appliquent presque à l'exclusion de
toute autre méthode, son utilisation est universelle. La raison principale
cependant de cet examen est que l'empirisme est en général présenté comme
une alternative préférable à l'analyse théorique, comme s'il n'avait pas
lui-même de fondement théorique. Nous montrons que le refus de toute
théorie par l'école empiriste constitue en fait un choix théorique. La seconde
partie de cette étude montre qu'il existe une orientation vers l'empirisme
chez les théoriciens reconnus du comportement organisationnel, et qu'en fin
de compte empiristes et théoriciens se rejoignent, liés par la même doctrine
empirique, en quête de données susceptibles de répondre à un système de
concepts qui, bien qu'ils ne le reconnaissent pas toujours, leur est commun.

Les fondements théoriques de l'empirisme

1) L'importance de l'empirisme en Grande-Bretagne .


L'essentiel des activités des analystes anglais du phénomène des
organisations porte sur l'étude empirique de problèmes concrets. Ces études sont,
pour la plupart, consacrées à des questions dites de management, et
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concernent les problèmes d'autorité, le processus de prise de décision, les


circuits de communication, le contrôle de la production et autres sujets
similaires. Rares sont les incursions dans le domaine théorique. La théorie des
organisations est discutée surtout à l'occasion de comptes rendus de modèles
théoriques allemands ou américains. Il arrive parfois que ces modèles soient
utilisés pour expliquer le comportement organisationnel. L'apport théorique
de l'un des rares livres d'un auteur anglais traitant de la théorie des
organisations il s'agit de Organisation industrielle, Théorie et Réalité, de
Joan Woodward - consiste pour une large part en un examen de la théorie
américaine. Organisation et Bureaucratie (1967) de Nicos P. Mouzelis,
sociologue grec qui écrit en Angleterre sous influence anglaise, n'a d'autre
prétention que de passer en revue les contributions théoriques d'autrui. Le
court chapitre intitulé « Approche sociologique du phénomène des
organisations » de M.A.Smith, dans La Sociologie de l'industrie (1967) de
S. R. Parker, R. K. Brown, J. Child et M. A. Smith, présente une vue fonction-
naliste-structuraliste d'un nombre limité de contributions. L'approche
théorique la plus originale nous vient d'une équipe de chercheurs travaillant à
l'Université d'Aston. Ce groupe, auquel participent D. S. Pugh et
D. J. Hickson, à formulé des propositions conceptuelles à partir d'une étude
empirique de l'organisation bureaucratique (1). Cependant, ces suggestions
sont des variantes de conceptions fonctionnalistes-structuralistes de
l'organisation, formulées surtout aux Etats-Unis, et ne présentent pas un caractère
d'originalité véritable. La même situation prévaut dans les revues spécialisées
anglaises. L'un des seuls articles relatifs à la théorie des organisations, « La
Sociologie des Organisations » de M. C. Albrown est en fait un compte rendu
critique (2). En effet, il est difficile en Angleterre de traiter de la théorie des
organisations d'une autre manière. Le phénomène le plus marginal dans la
sociologie anglaise est la contribution à la compréhension théorique du
comportement dans les organisations. Dans la mesure où il existe un véritable
apport anglais dans ce domaine, il consiste en l'utilisation de l'empirisme
comme méthode d'analyse et se fonde sur un certain nombre d'études en
apparence disparates, fourmillantes de données concrètes, concentrées sur des
problèmes pratiques.
Ce souci d'empirisme des analystes du phénomène des organisations
s'explique par les mêmes raisons que la prédominance générale de l'empirisme
dans la sociologie anglaise. La sociologie, selon Morris Ginsberg, « a une
quadruple origine dans la philosophie politique, la philosophie de l'histoire,
les théories biologiques de l'évolution et les mouvements de réforme politique
et sociale qui ont été amenés à étudier les conditions sociales. Actuellement
les diverses conceptions de la sociologie et le développement inégal de ses

(l)Voir A Conceptual Scheme for Organizational Analysis de D. S. Pugh dans l'Administrative


D.J.
Science
Hickson,
Quaterly,
ibid.,mars
sept.1963,
1966,pp.pp.
289-315.
224-227.Voir aussi A Convergence in Organization Analysis de
(2) The British Journal of Sociology, Vol XV, N. 4, dec. 1964.
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différentes branches semblent être dûs à l'importance particulière accordée à


l'un ou l'autre des aspects des problèmes sociaux dans des pays et à des
moments différents » (3).
En Grande-Bretagne, les mouvements de réforme sociale qui ont conduit
à la recherche systématique de données relatives aux conditions de vie de la
population, ont été un des fondements importants de la sociologie. Ainsi, aux
18ème et 19ème siècles, un certain nombre de personnes entreprirent des
enquêtes sociales organisées par des particuliers ou bien soutenues par une
action gouvernementale ; citons, par exemple, les enquêtes parlementaires sur
les conditions de travail des femmes et des enfants au milieu du siècle
dernier, ou les simples reportages à caractère social de Charles Dickens. Cette
approche réformiste des problèmes sociaux était fondée sur et encouragée par
l'uvre théorique de J. S. Mill qui s'efforçait de conjuger utilitarisme et
réforme sociale. La première enquête empirique organisée, de quelqu'impor-
tance, a été celle menée en 1886 par Charles Booth, sur la vie et le travail du
peuple londonien. L'objet d'étude choisi par Booth et ses méthodes d'analyse
ont souvent été pris comme modèles par la suite. C'est sur ce modèle qu'a été
conçue l'étude de l'administration et du travail social qui a précédé le
développement de la sociologie dans les Universités anglaises. Aussi,
D. C. Mac-Rae peut-il écrire : « Etant donné cette origine... il est aisé de
comprendre pourquoi la sociologie en Grande-Bretagne ne peut être séparée
de la pratique et de l'étude de l'administration et de l'aide sociales » (4).
L'anthropologie sociale aussi a été orientée vers des problèmes politiques
pratiques, en raison de la vocation de puissance coloniale de la
Grande-Bretagne et de l'intérêt que l'Office Colonial Britannique a accordé à la recherche
sociale après le début de la deuxième guerre mondiale. Elle s'est développée
dans une perspective nettement administrative et donc empirique.
L'intérêt que l'on accorde actuellement aux études empiriques peut aussi
être attribué à l'influence des théories biologiques qui ont attiré l'attention
sur les facteurs génétiques dans la vie des groupes sociaux (5) et qui, par voie
de conséquence, ont conduit à des tentatives de sociologie expérimentale à
l'exemple de l'expérimentation en biologie. L'adoption des méthodes et de la
terminologie utilisées en biologie a été considérée comme un effort d'étude
scientifique des phénomènes sociaux.
Dans un certain sens, ces deux explications sont complémentaires. Le
désir de rivaliser avec la méthodologie des sciences physiques et naturelles ne
peut cependant pas palier les difficultés rencontrées lorsque l'on veut
manipuler des faits sociaux dans un but expérimental. Les expériences
contrôlées sont, on le sait, virtuellement impossibles dans les sciences sociales
à moins d'introduire des conceptions d'une abstraction telle que l'expérience

(3) Reason and Unreason in Society, p. 2


(4) Cf. Ideology and Society de D. G. Mac Rae, pour une description du développement de la
sociologie en Angleterre. Mac Rae omet cependant de rappeler les rapports gouvernementaux qui
fournissent tant d'informations pour l'étude de l'histoire et de l'économie de la Grande-Bretagne au 19ème
siècle telle que The Town Labourer de J. L. & Barbara Hammond.
(5) cf. Ginsberg, op. cit, p. 2
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n'a plus guère de rapport avec la situation en question. Cependant la pratique


des enquêtes sociales a donné naissance à la conviction que la simple
participation à des situations réelles a quelque valeur scientifique ; que
l'accumulation de faits en apportera une explication satisfaisante. Aussi les
solutions considérées comme les meilleures ont-elles été celles où des
expériences ont été faites sur des situations réelles. Il est curieux de constater que
l'on a cru compenser l'impossibilité de manipuler les données de manière
expérimentale par l'étude de données concrètes.
Cette explication historique du développement d'une certaine méthode
analytique devrait montrer pourquoi celle-ci est prépondérante, en Grande-
Bretagne en l'occurence, et pourquoi elle ne l'est pas ailleurs. Une telle
explication indique à la fois les causes de l'absence de tout apport théorique
sérieux des analystes anglais à l'étude des organisations et les raisons de la
prédominance de l'analyse théorique aux Etats-Unis et de l'existence de
contributions importantes de l'Allemagne et de la France. L'empirisme est en
vogue et prédomine dans la plupart des pays, généralement pour les mêmes
raisons qu'en Grande-Bretagne, mais il n'y en a guère où la sociologie est une
discipline avancée et où, comme en Grande-Bretagne, elle reste sans
complément théorique. Il est difficile de donner ce genre d'explication brièvement ;
celle-ci, en effet, nécessiterait non seulement une comparaison entre pays,
mais également entre disciplines. L'Angleterre a fourni d'importantes
contributions à la théorie de l'économie politique. Il doit en être tenu compte
lorsque l'on examine la sociologie. Peut-être conviendrait-il de chercher une
réponse dans les rapports entre les disciplines dans les différents pays et les
divers contextes sociaux.
Les progrès théoriques en sciences sociales ont été, en général, accomplis
en temps de crise, dans une discipline particulière ou bien dans l'ensemble du
système social étudié. Les travaux d'Edmond Burke répondent au défi de
tentatives de démocratisation ; les réflexions d'Adam Smith représentent la
base nécessaire au développement d'un puissant système économique de
laissez-faire ; le marxisme surgit en réponse à l'insuffisance des explications de
la dynamique, socialement désastreuse, du capitalisme ; la théorie de Weber
sur la bureaucratie est un effort de rationalisation, donc de justification
théorique des monopoles géants allemands, dans un milieu dominé par les
idées et les opinions acquises au laissez-faire ; le fonctionnalisme-structuraliste
est l'équivalent sociologique de l'analyse marginale et s'est développé pour
faire face au défi marxiste ; la théorie keynesienne est issue d'une crise
économique accompagnée d'un chômage massif, et de l'incapacité des théories
économiques classiques à en expliquer les causes ; la résurgence des
interprétations marxistes, en sociologie cette fois, tient au fait que la théorie
sociologique traditionnelle ne parvient pas à rendre compte de la dynamique
du capitalisme et de ses conséquences sociales. Lorsque l'une ou l'autre de ces
conditions de crise est présente dans un ou plusieurs pays à la fois, le
renouveau théorique dépend : premièrement, de l'existence de disciplines
sociales développées et, deuxièmement, du degré de développement de
chacune de ces disciplines les unes par rapport aux autres. Quand les
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disciplines de sciences humaines sont relativement élaborées, ce sont les


rapports entre elles qui déterminent si ce progrès s'accomplira dans les
domaines des sciences économiques, de la sociologie ou bien de la
psychologie. En Grande-Bretagne, les sciences économiques ont toujours été une
discipline dominante, ne permettant à la sociologie de s'établir qu'en marge
de leur propre domaine d'intérêt. Autrement dit, l'importance accordée
traditionnellement à l'économie politique a joué un rôle décisif dans la
répartition des objectifs d'étude et l'attribution des ressources pour la
recherche.» On a laissé à la sociologie les sujets secondaires comme la
pathologie sociale, rendant ainsi très difficile l'élaboration de théories
générales. Cependant, cette prédominance des sciences économiques est à l'origine
d'une crise dans le domaine de l'explication théorique, crise à laquelle les
sociologues devront en fin de compte faire face. L'empirisme en
Grande-Bretagne cédera le pas à l'élaboration explicite de théories.
Ces considérations sur l'absence relative de principes théoriques dans la
sociologie anglaise ne sont que l'ébauche d'une explication du problème, mais
elles indiquent dans quel sens celle-ci doit être recherchée.

2) La signification de l'empirisme
La doctrine de l'empirisme souligne l'importance de l'expérience ou bien
son importance exclusive (6).
Considérée comme une méthode scientifique elle peut ou bien signifier
que« tandis que la théorie est essentielle et souhaitable, sa validité dépend
cependant en dernier ressort de l'observation et de l'expérience », ou bien
affirmer ou recommander l'absence de toute théorie (7). En tout cas,
l'empirisme distingue et oppose toujours théorie et expérience ou réalité. Ce
qui signifie implicitement qu'il peut y avoir expérience sans que soit formulée
une théorie, ou bien que l'expérience peut être accompagnée d'un certain
degré d'élaboration théorique, celle-ci, souligne-t-on cependant, dans la
mesure où elle existe, est toujours subordonnée à l'expérience. Ceux qui
appliquent cette méthode n'en énoncent que rarement la signification et les
implications ; elles restent sous-entendues, et, à moins de les identifier ou de
les révéler, l'empirisme peut paraître avoir des qualités qui ne sont pas
siennes. On pourrait croire, par exemple, qu'il n'a pas de fondement
théorique et que, du même coup, il ne porte aucun jugement de valeur, n'est
entaché d'aucune préconception. C'est du moins ce que bon nombre de
sociologues empiristes voudraient faire croire. On pourrait penser également
que l'approche empirique et l'approche théorique sont des alternatives
qualitativement différentes. Cependant, un examen de l'empirisme en tant
que méthode scientifique démontre, d'une part, qu'il est fondé sur des bases
théoriques et, d'autre part, qu'il constitue, en fait, une approche théorique

(6) Pour une définition du terme « empirisme » par E. A. Gellner voir A Dictionnary of the Social
Sciences publié par Julius Gould et William L. Kolb, p. 238
(l)Ibid.

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particulière. L'empirisme représente une conception spécifique dans le cadre


général de l'analyse de système, appelée en sociologie, fonctionnalisme ou
fonctionnalisme - structuraliste, et présente le défaut majeur de l'analyse de
système, c'est-à-dire qu'il ne saurait expliquer les transformations sociales.
L'empirisme sert l'idéologie dominante ; il est une analyse du statu quo.
Avant de poursuivre, un point doit cependant être précisé. Il ne faut pas
confondre application de la méthode empirique et validation empirique d'une
hypothèse. Toute proposition théorique doit à un moment donné être
vérifiée ou être susceptible d'être vérifiée par des tests empiriques, à moins de
n'être que fantaisie.
Une proposition théorique est une catégorie conceptuelle, dans le cas
présent, de phénomènes sociaux. Elle est, en d'autres termes, une forme de la
catégorisation de l'expérience. Il est possible d'élaborer des catégories irréelles
qui, par conséquence, n'apportent rien à l'intelligence des phénomènes ; il est
également possible de concevoir des catégories qui sont moins utiles que
d'autres ; mais, dans les deux cas,* le processus de test empirique révélerait leurs
insuffisances et elles seraient rejetées ou modifiées. Toute proposition
théorique est une abstraction plus ou moins poussée du réel ; s'il en était
autrement, elle n'aurait que peu ou pas d'utilité générale. Les théories sont
également des interprétations du réel, aussi existe-t-il toujours la possibilité
d'interprétations différentes ou erronées. Le contrôle empirique permet à la
fois d'évaluer le degré d'abstraction et d'examiner le rapport de
l'interprétation avec le réel. Bien que toute proposition ou catégorie analytique n'ait
de sens et d'utilité que par rapport à la réalité dont elle est une abstraction,
il ne s'ensuit pas pour autant qu'il faille examiner chacune d'elles à la
lumière de constatations empiriques, ni qu'aucune théorie ne puisse être
formulée avant que la situation à laquelle elle se rapporte n'ait été étudiée.
L'attitude d'un sociologue à l'égard de ce problème dépend de sa conception
de la causalité. Il en sera question plus loin.

3) L 'empirisme : ses diverses formes


Les études empiriques se concentrent pour une large part sur des
problèmes pratiques. Au cur de l'expérience sur laquelle ces études se
fondent, se trouve, en général, un problème dont employeurs,
administrateurs, hommes politiques ou autres responsables recherchent la solution. Pour
l'essentiel on parle de problème social lorsque surgissent des difficultés dans
l'application de l'idéologie dominante. Dans une société capitaliste,
l'individualisme est la motivation idéale. Concrètement, cela veut dire qu'une
personne qui n'a rien d'autre à vendre que sa force de travail doit offrir
cette force de travail en quantité et de manière propres à accroître au
maximum ses revenus financiers. Un employé devrait donc travailler chaque
fois et partout où cela lui est possible, et devrait répondre par un travail accru
à tout accroissement de son salaire. Lorsque cette situation idéale ne se
réalise pas ou se trouve démentie, on dit qu'il existe un problème. Et puisque
la situation idéale n'est pas la règle, il y en a beaucoup. Ils ont trait à
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l'absentéisme, au « turnover », à la productivité, ou bien aux salaires. Les


syndicats qui, vus dans la perspective de l'idéologie dominante, sont les
contestataires les plus importants de cette société idéale r- soulèvent des
problèmes à l'intérieur du système capitaliste que les sociologues sont conviés
à examiner. Ce n'est pas par hasard que le comportement des employeurs à
l'égard de leurs employés est rarement un objet d'étude, tandis que le
comportement des employés a pour les sociologues un attrait constant. On
considère qu'il y a problème chaque fois que les normes du comportement
social prônées par l'idéologie dominante sont violées, son importance étant
plus ou moins grande selon son influence sur le statu quo. Enfin, on identifie
des problèmes et on les soumet à examen chaque fois que naissent des
besoins nouveaux dans le fonctionnement du système, besoins que la
répartition existante des ressources ne peut satisfaire. Ainsi l'extension
relativement rapide de l'industrie après la deuxième guerre mondiale a
provoqué une pénurie de certains personnels qualifiés, parmi lesquels le
personnel de direction. Ce fait a attiré l'attention sur un certain nombre
d'aspects de l'activité organisationnelle et éveillé l'intérêt des sociologues pour
la formation dans le domaine du management.
Il convient de souligner que si les analystes anglais du phénomène des
organisations orientent leurs recherches sur des problèmes particuliers pour
des raisons d'ordre idéologique, ils sont encouragés dans cette voie par les
organismes susceptibles de leur accorder des subventions de recherche. Depuis
la deuxième guerre mondiale,^le Département pour la Recherche Scientifique
et Industrielle et l'organisme qui lui a succédé dans le domaine de la
recherche sociale, le Conseil pour la Recherche en Sciences Sociales, le
Conseil pour la Recherche Médicale ainsi que des organismes étrangers tels
l'Agence Européenne de Productivité, l'Organisation pour la Coopération et le
Développement Economique, diverses fondations et d'importants industriels
contributeurs, tous ont, implicitement ou explicitement, encouragé la
recherche sociale à se concentrer sur des questions concrètes, en particulier dans le
domaine industriel. De 1948 à 1957, l' American Government Conditional Aid
Fund est venu augmenter considérablement les aides financières accordées par
d'autres organismes pour la recherche de solutions à des problèmes sociaux
pratiques. En raison de l'importance de ces crédits, qui s'ajoutaient souvent
aux autres sources de financement, leur répartition influença l'orientation de
la recherche en général.
Le plus important organisme gouvernemental en Grande-Bretagne entre
1953, date de sa création, et 1965, a été le Comité pour les Sciences
Humaines du Département pour la Recherche Scientifique et Industrielle. Ce
Comité a énoncé sa politique en 1957. Dans son rapport final il déclare qu'il
se préoccupe de la solution de problèmes immédiats et de P« exploration
purement scientifique d'un nouveau domaine de la connaissance ».
Cependant, il ajoute que « son développement a été dominé par le Conditional Aid
Fund par l'intermédiaire duquel d'importantes sommes d'argent ont été
disponibles rapidement. Deux caractéristiques essentielles des recherches
financées grâce à ce fonds ont été que les travaux devaient aboutir à des
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résultats en trois ans et que ces résultats devaient avoir trait aux problèmes
généraux de l'accroissement de la productivité industrielle. Les recherches ont
donc été concentrées sur l'étude de problèmes soulevés par des situations
concrètes... Pour ce qui est de notre programme de recherche, nous acceptons
la conception selon laquelle le travail dans l'industrie doit satisfaire à autre
chose qu'aux besoins purement économiques, et que les relations humaines
sont importantes pour elles-mêmes... Mais puisque l'accroissement de
l'efficacité industrielle est un objectif social généralement admis, nous estimons
souhaitable que la productivité soit considérée comme un sujet d'étude
important, et que les conclusions des recherches dans le domaine des relations
humaines y soient appliquées » (8). Le Comité s'est souvent référé aux
objectifs plus vastes et à long terme de la recherche, mais n'entreprit aucune
mesure en vue de modifier sa politique pour les atteindre par la suite. En
1961, par exemple, le Comité patronnait 44 projets de recherche. Presque
tous ces projets relevaient des domaines de la sociologie et de la psychologie
industrielles et examinaient des questions telles que le développement de la
pédagogie à usage scientifique ou industriel, les principes de la production par
lots, le jugement subjectif dans l'inspection et le contrôle de qualité, la
formation et l'emploi des ingénieurs mécaniciens, le rôle du « Youth
Employment Officer » (Fonctionnaire chargé des problèmes d'emploi des jeunes),
la formation d'ouvriers qualifiés, la spécialisation de la main-d'uvre et
l'automation (9). En fait, le caractère concret des recherches était et reste la
condition de l'offre et de l'octroi de subventions. Ce choix méthodologique
est illustré en particulier par les difficultés rencontrées par des sociologues qui
ne se conforment pas à cette attitude et rejettent la méthode de recherches
concrètes pour obtenir des ressources financières. Ces sociologues ont quelque
peine à convaincre les organismes susceptibles de leur allouer des subsides du
sérieux de leurs intentions et de l'intérêt de celles-ci pour la société. On les
accuse de manquer d'objectivité, de défendre une idéologie... De surcroît,
lorsque ces problèmes financiers se trouvent résolus, il ne leur est pas facile
d'engager la coopération des entreprises, s'il n'est pas prouvé que les
recherches envisagées sont de nature à résoudre des problèmes
conventionnels.
Or, les problèmes posés concernent invariablement des anomalies,
déviations, frictions et autres dérèglements. Il s'agit de questions relatives à des
ajustements ici ou là. Il est compréhensible qu'il en soit ainsi puisque, nous
l'avons vu plus haut, un problème est par définition une difficulté rencontrée
dans le fonctionnement de la société telle qu'elle est. Ce sont des difficultés
dans le maintien du statu quo. Dans l'ensemble, ils sont nombreux, sans
envergure et peu importants. La recherche consacrée aux problèmes pratiques

(B) Final Report of the Joint Committee on Human Relations in industry, 1964-1957, D.S.I.R.,
H.M.S.O., 1958, p. 2-5.
1961(9)
i Voir Investigation Supported by the Human Sciences Committee, D.S.I.R., Ed. N. 3, novembre
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s'est donc portée sur le comportement des petits groupes. Elle s'est attachée
à des problèmes là, où, et quand ils existent, c'est-à-dire dans des situations
particulières, limitées, à un moment donné dans le temps. Chaque situation
présentant un problème a donc été considérée comme un cas susceptible
d'être étudié.
Les sociologues ont résolu ces problèmes essentiellement de deux
manières : soit en établissant leur propre diagnostic et en retenant tous les
facteurs qui leur semblaient utiles, soit en fixant leur attention sur ce qui a
été défini comme problématique par ceux pour qui le problème était une
réalité, c'est-à-dire les divers responsables d'organisations. A. W. Gouldner a
appelé ces deux méthodes la sociologie « clinique » et « technique » pour
souligner l'effort fait pour aboutir à des solutions qui la caractérisent (10).
L'approche « technique » a un champ plus étroit que 1 approche « clinique »,
dans la mesure où, dans le premier cas, le sociologue ne remet pas en
question la définition du problème qui lui est soumis. A. W. Gouldner écrit à
ce sujet : « Du point de vue technique, les problèmes formulés par le client
sont généralement acceptés sans question ; le technicien suppose que le client
est prêt à révéler les problèmes qui se posent vraiment à lui. Par contre, le
sociologue clinique... suppose que la manière de formuler les problèmes peut
souvent avoir une signification défensive, qui obscurcit, plutôt qu'elle
n'éclaire, les tensions auxquelles le client est soumis » (1 1). La méthode « clinique »
introduit les processus de la psychanalyse dans l'investigation sociologique et
la rend interdisciplinaire. Elle a été largement appliquée par l'Institut des
Relations Humaines de Tavistock dans l'exercice de ses fonctions de
consultant auprès de l'industrie. Cet institut a utilisé pour la recherche les dossiers
mis au point pour ses travaux de conseil (12).
La méthode « technique » est généralement utilisée par ceux qui
contestent la nécessité de l'interdisciplinarité et portent toute leur attention sur une
approche qu'ils qualifient de sociologique. Nombreux sont les tenants de
cette idée en Angleterre. Peut-être est-ce parce que la sociologie est une
discipline relativement nouvelle qu'ils la défendent avec ténacité et en
exagèrent démesurément les vertus. La caractéristique des sociologues de ce
groupe est qu'ils appliquent une méthodologie fausse, qui consiste à accepter
pour leurs propres analyses les problèmes d'autrui, définis par autrui. Cela
signifie deux choses.
En premier lieu, cela veut dire que certains problèmes des organisations
ont été considérés comme relevant de la sociologie alors qu'il n'en est rien.
Les préoccupations d'un employeur ou d'un administrateur peuvent se
rapporter à un comportement social, mais celui-ci ne constitue pas forcément
une catégorie sociologique dont l'analyse s'avérerait significative. Un
pourcentage de changement de personnel atteignant un niveau tel dans une entreprise

(10) « Exploration in Applied Social Science » de A. W. Gouldner, paru dans Applied Sociology,
publié par A. W. Gouldner et S. M. Miller, pp. 5-22.
(ll)Ibid,p. 19
(12) Pour connaître les travaux du Tavistock Institute of Human Relations, voir «c Research and
Consultancy in Industrial Enterprises » de R. K. Brown, dans Sociology, Vol. I, N. 1.
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qu'il entraîne un accroissement des coûts de production, ne constitue pas une


catégorie significative sur le plan sociologique. Un tel pourcentage ne présente
d'intérêt pour le sociologue qu'en tant qu'indice d'un comportement, pouvant
être rapproché d'autres indices, tels que les pourcentages d'absentéisme et
d'accidents, dans un effort de compréhension du comportement
organisational dans l'industrie. Si l'on comprend ce comportement dans l'industrie,
alors un sens peut être donné aux pourcentages de changement de personnel.
L'inverse est impossible.» Il est aussi important pour un sociologue de se
demander pourquoi les travailleurs restent à leur poste que de se demander
pourquoi ils le quittent. Les responsables des organisations ne seront peut-être
pas de cet avis, mais cela ne devrait nullement influencer la démarche
intellectuelle du sociologue.
La seconde conséquence est qu'en acceptant les problèmes d'autrui tels
qu'il les formule, la définition des termes s'y rapportant est également
adoptée. Les savants sont, en général, particulièrement scrupuleux dans leur
définition des termes utilisés, parce que cette définition peut profondément
influencer l'analyse ultérieure. Le fait même de procéder à une définition des
termes comporte des implications conceptuelles, car il pose les limites de
l'analyse. Mais avec une insouciance qui sied mieux à l'adolescence qu'à un
esprit scientifique mûr, certains sociologues ont accepté des termes sans en
examiner la pertinence et encore moins l'utilité. Ils ont ainsi commis une
faute inexcusable sur le plan scientifique. L'industrie qu'ils ont étudiée est un
phénomène technologique, et non une catégorie de rapports sociaux. Ils ont
indissolublement associé la notion d'efficacité à celle de productivité, de sorte
que tout ce qui compromet la productivité ne peut être efficace ; ils ont
assimilé la productivité à la production physique d'une industrie ; ils ont lié
la notion de moral à celle d'efficacité, de sorte qu'elle ne peut être appliquée
à certaines situations ou à certains types de comportement. Ils ont accepté
des notions telles que qualifié, non-qualifié, manuel et non-manuel, notions
qui n'ont aucune justification sociologique et qui n'ont servi qu'à mystifier
les comportements et obscurcir les analyses. Ils ont considéré le management
comme une entité qui peut utilement être analysée, parce que le management
présente, soi disant, des problèmes aux employeurs, mais ils ne se sont pas
demandé si le management est effectivement une notion sociologique.
L'utilisation des deux méthodes « clinique » et « technique » présuppose
l'existence d'une clientèle que les sociologues servent. Dans la mesure où les
adeptes de l'une ou de l'autre méthode sont effectivement employés pour
résoudre des problèmes précis, l'existence et l'identité des clients ne sont pas
mises en doute. Bon nombre de sociologues cependant, qui bénéficient de
subsides pour effectuer leurs projets de recherche sur des problèmes concrets,
se sentiraient offensés d'être considérés comme servant les intérêts d'une
clientèle. Au nom de la liberté universitaire et de leur précieuse intégrité
intellectuelle, ils ne manqueraient pas de protester. Leurs protestations
seraient vaines, parce que l'existence d'un client, de quelqu'un dont les
intérêts sont directement servis par leurs travaux, est implicite lorsqu'il s'agit
de recherches concentrées sur des problèmes pratiques. Cette forme de
LA DOCTRINE DE L 'EMPIRISME ET L 'ETUDE DES ORGANISA TIONS 23 1

recherche porte toujours sur les problèmes de quelqu'un car, questions de


méthodologie mises à part, il n'existe pas de problèmes de sociologie en tant
que tels. Les problèmes qui se posent aux sociologues ne tiennent pas au
comportement organisationnel lui-même, mais plutôt à la difficulté de
l'analyser.

4) La causalité : notion fondamentale


On pourrait dire que les sociologues qui s'attachent à résoudre des
problèmes par la méthode « clinique » comblent certaines des lacunes de
l'approche « technique » en ce qu'ils définissent eux-mêmes le problème et
donc le contexte dans lequel il doit être examiné. Ils peuvent prendre en
considération tous les facteurs qui leur semblent s'y rapporter. C'est là un
avantage certain, mais qui, malheureusement, est compromis par le défaut
principal de toute recherche centrée sur des problèmes pratiques. Examinons
ce défaut et nous découvrirons la notion de causalité qui est à la base de
cette recherche et qui caractérise le système conceptuel dans lequel elle
s'effectue. Nous nous en tiendrons ici à l'examen des études de cas ; ce qui
n'est pas trop se restreindre : les études de cas sont, en effet, représentatives
du genre de travail accompli par les sociologues empiristes et elles présentent
des limitations conceptuelles similaires.
La méthode de l'étude de cas concentre l'observation sur les relations
internes au problème examiné et écarte toute analyse comparative. Il est
présupposé que l'étude de ces relations, prises isolément, a un sens. En
d'autres termes, on fait comme si elle étaient isolées, détachées les unes des
autres et sans lien causal avec d'autres. Les empiristes abordent beaucoup de
problèmes relatifs aux organisations de telle manière que chaque problème
ayant son existence analytique propre, les rapports considérés peuvent être
regroupés en secteurs problématiques, chaque secteur pouvant ensuite être
traité comme un système indépendant. Le sociologue cependant ne se
préoccupe pas de la logique de ces divisions. D'autres les établissent en vertu
de critères qui leur sont propres. De plus, l'étendue et la portée de chaque
secteur importe peu. Un problème peut être décomposé en un certain nombre
de problèmes moindres, dont chacun peut être analysé séparément, au gré du
chercheur. Ainsi, dans une même entreprise industrielle peuvent exister un
certain nombre de difficultés, toutes liées à un même problème général : la
faible productivité de l'ensemble de l'usine. Il se peut, par exemple, qu'il y
ait parmi le personnel d'exécution un haut niveau de « turnover », que les
ouvriers soient enclins à faire la grève, qu'un service particulier soit très
affecté par l'absentéisme, que le recrutement du personnel féminin s'avère
difficile, que les employés immigrants de couleur souffrent de la
discrimination raciale et que les cadres ne se sentent pas solidaires de l'entreprise. Les
sociologues empiriques traiteraient séparément chacun de ces problèmes. Il se
pourrait, bien sûr, qu'ils discernent et admettent des liens de causalité entre
les facteurs relatifs à chacune des questions, mais cette découverte dépendrait
entièrement de l'investigation empirique ; l'existence de liens de causalité ne
serait jamais admise à priori.
232 V. L. ALLEN

Une première idée se dégage donc, à savoir que la méthode des études
de cas est fondée sur la supposition qu'il n'y a pas de liens de causalité à
priori, car ce n'est que dans cette hypothèse que l'étude des rapports sociaux,
envisagés comme autant de systèmes distincts et relativement indépendants les
uns des autres, se justifie. La seconde idée est que, puisqu'aucun rapport de
causalité n'est donné à priori, il ne peut y avoir un ordre de priorité entre les
différents facteurs déterminants. Les sociologues empiristes ne se prononcent
pas sur ce que sont les rapports de causalité dans une situation donnée, avant
d'avoir observé cette situation. L'ordre dans lequel s'établissent les rapports
peut, en effet, varier d'une situation à l'autre de sorte que l'on ne peut
formuler aucune règle générale à son sujet. La méthode de l'étude de cas est
fondée sur la conviction qu'il existe une pluralité de causes, et puisque cette
conviction guide les recherches du sociologue empirique, ses études ultérieures
montreront bien une pluralité de causes. Un schéma conceptuel, qu'il soit
implicite ou explicite, assure automatiquement la confirmation empirique des
hypothèses sur lesquelles l'étude est initialement fondée. Certains
affirment les sociologues anglais le sous-entendent le plus souvent que le refus
de considérer les facteurs dans un ordre de causalité donné à priori laisse une
liberté de manuvre dont ne disposent pas les tenants du déterminisme
économique. Les sociologues empiristes agissent comme s'ils échappaient aux
défauts du dogmatisme. Mais en refusant de donner un ordre à priori aux
facteurs, ils se fondent sur une proposition théorique tout aussi dogmatique
que n'importe quelle autre. Elle détermine de manière définitive et invariable
la forme des études empiriques.
L'hypothèse des causes multiples dans le comportement dans les
organisations a eu des conséquences théoriques intéressantes. Un sociologue qui
soutient le postulat que rien ne permet d'apprécier le caractère causal d'un
fait, avant que ce fait n'ait été examiné, doit faire face à une masse
d'informations décourageante, sans être guidé par aucun principe directeur.
Le postulat adopté l'empêche de parvenir à toute conclusion qui attribuerait
une plus grande importance à un facteur donné, même dans la situation
isolée qu'il examine, et cette impuissance est encore accrue par le volume
d'informations à sa disposition. Afin de maîtriser sa tâche, il a tendance à
décomposer le problème, à en réduire la portée, à simplifier ses questions. Il
a tendance à classer par catégories au lieu d'expliquer, et donc de prétendre
que le classement est une alternative préférable à une explication. Toute
tentative d'explication, pense-t-il, le fait tomber dans le piège du
déterminisme. L'acceptation de l'idée d'une pluralité de causes aboutit à abandonner
l'analyse causale pour de simples études descriptives. On nous présente une
accumulation de faits, de classifications sans jamais s'efforcer d'analyser des
causes ou d'identifier des effets. C'est ce que Hans Neisser appelle un
« modèle incomplet » (13). Mais accepter la conception de Neisser implique
que l'on accepte les prémisses sur lesquelles son modèle est fondé et que l'on

(13) On the Sociology of Knowledge :An Essay, Hans Neisser, p. 95


LA DOCTRINE DE L 'EMPIRISME ET L 'ETUDE DES ORGANISA TIONS 233

se contente d'en critiquer la forme. C'est une thèse insoutenable, car les
prémisses déterminent la forme. Le refus des explications causales n'est pas
fortuit, mais plutôt la conséquence directe des fondements théoriques de
l'empirisme.
Les concepts théoriques exposés jusqu'ici ne peuvent être soutenus que
si l'on considère que la société ne porte pas en elle-même des contradictions
structurales qui influencent le comportement. L'analyse séparée de sections
de la société, sans référence à l'ensemble, ne se justifie que si la structure de
l'ensemble est supposée n'avoir aucune influence sur le comportement des
parties. C'est-à-dire que l'on considère que la société a une unité organique
fondamentale. D'un autre point de vue, cette conception s'impose encore
pour soutenir les méthodes « clinique » et « technique » en sociologie. En
effet, celles-ci sont appliquées avec la conviction qu'une action entreprise au
niveau de l'individu ou d'un petit groupe peut redresser une situation ; or, ce
n'est possible que si l'on pense que les structures de la société ne déterminent
pas l'action. La méthode de l'étude de cas repose sur l'hypothèse que les
sociétés auxquelles elle est appliquée ne connaissent pas de conflits de classe
mais sont des systèmes harmonieux avec des valeurs et des objectifs acceptés
de tous. S'il en était autrement,'cette méthode s'avérerait futile.
D'un point de vue théorique, il convient d'ajouter encore que la
méthode de l'étude de cas est statique dans sa conception. Tout schéma
conceptuel qui présuppose l'existence de relations sociales nettement
circonscrites, et ne laisse aucune possibilité de modification de leurs limites, ne
permet d'envisager qu'une analyse statique, ou de concevoir tout au plus des
changements à l'intérieur de ces limites. Les études de cas portent sur un
grand nombre de petits problèmes, dont chacun est supposé avoir une
identité sociologique et être en quelque sorte protégé du milieu environnant.
L'identité de chaque problème ne peut être sauvegardée que si l'on admet
qu'il n'intervient pas de changement, ou bien que ce changement n'est jamais
suffisant pour l'atteindre, ou bien encore, que chaque petit système de
rapports sociaux dispose d'une sorte de mécanisme interne qui toujours
restaure le statu quo.
Les empiristes qui nient l'utilité d'une théorie sociologique refusent
évidemment d'avouer que des contraintes théoriques aussi accablantes influent
sur leurs travaux. Dans la mesure où les problèmes sur lesquels les études de
cas sont effectuées sont des problèmes sociologiques, leur examen ne révèle
que l'intervention de circonstances particulières à un moment donné dans le
temps. Dès que l'on s'éloigne de ces circonstances et de ce moment, les
recherches présentent peu ou pas d'intérêt. Dans la mesure où il ne s'agit
même pas de problèmes sociologiques, les limitations heuristiques de ces
recherches sont plus grandes encore.
Nous en avons assez dit pour montrer que l'analyse de systèmes,
formulée par les Américains, exprime succinctement et avec précision le
fondement théorique de l'empirisme. L'étude de cas suppose une analyse de
système dans laquelle les questions de changements sociaux et de
classification de facteurs de causalité trouvent une explication logique déterminée.
234 V. L. ALLEN

Les empiristes peuvent en toute confiance se servir des travaux de Talcott


Parsons, de R. K. Merton, de Philip Selznick, d'Amitai Etzioni et de tant
d'autres, sachant qu'ils n'ouvrent aucune voie qui les conduirait à mettre en
question le statu quo, ni à s'interroger sur leurs méthodes, ce qui en
révélerait les limitations.

De l'orientation des théories vers l'empirisme


L'analyse de système est le schéma conceptuel commun aux plus
marquants des analystes du phénomène des organisations, aussi ont-ils, sur le
plan de la théorie, une parenté étroite avec les empiristes. Si différence il y a,
elle ne porte que sur des points de détail, sans signification générale. Chez les
théoriciens cependant, les questions de détail ont leur importance, car elles
distinguent un modèle d'un autre et révèlent l'étendue des progrès théoriques.
Dans certains cas, les modèles sont des explications alternatives des mêmes
phénomènes organisationnels. La théorie de la bureaucratie de Max Weber,
par exemple, est une alternative à la présentation du système formel de
l'autorité dans les organisations telle qu'elle est décrite par l'école
administrative classique qui se servait de diagrammes pour montrer les circuits
d'autorité et de commandement, etc.. Ailleurs, il s'agit de modèles antérieurs
élaborés et modifiés. C'est le cas surtout lorsque des sociologues per se
abordent le domaine de l'analyse des organisations et qu'ils sont poussés à
établir des modèles se rapprochant, plus que d'autres, de la réalité. Le modèle
normatif fonctionnaliste de Talcott Parsons, qui permet d'expliquer le
comportement organisationnel, a été modifié d'abord par R. K. Merton, puis
par J.G.March et H.A.Simon, Amitai Etzioni et A. W. Goulner (14). Ces
variations entraînent la complexité théorique et ont une conséquence
méthodologique importante.
Les théoriciens des organisations qui se sont servis des instruments
qu'offre l'analyse de système ont tenté l'impossible en s'efforçant d'expliquer
par des concepts statiques la réalité du changement. Frustrés dans cette
tentative, ils ont cherché à aboutir à des explications dynamiques en se
servant des faits plutôt qu'au moyen des outils analytiques à leur disposition.
Par un curieux raisonnement, ils ont cru que pour faire comprendre le réel il
fallait constamment s'y rapporter. Ils ont considéré leurs analyses d'autant
plus pertinentes qu'ils se référaient plus souvent aux données d'une situation.
Il s'en suit, pour la théorie des organisations, que du raisonnement déductif
de Talcott Parsons on passe au raisonnement inductif des fonctionnalistes-

(14) Talcott Parsons traite plus spécialement des organisations dans ses articles « Suggestions for a
Sociological Approach to the Theory of Organizations » paru dans l'Administrative Science Quaterly,
Vol. I, N. 1 & 2, juin et septembre 1956. Voir The Social Theories of Talcott Parsons, publié par Max
Black, pp. 214-267, pour une étude de l'usage fait en général du modèle de Parsons dans l'explication
des organisations. R. K. Merton a donné une explication de sa contribution dans Social Theory and
Social Structure (1957). Voir également Organizations, de J. G. March et H. A. Simon (1958) \A
Comparative Analysis of Complex Organizations (1961) et Modern Organizations (1963) tous deux de
A. Etzioni ; et « Reciprocity and Autonomy in Functional Theory » de A. W. Gouldner dans
Symposium on Sociological Theory publié par Llewellyn Gross (1959).
LA DOCTRINE DE L 'EMPIRISME ET L 'ETUDE DES ORGANISA TIONS 235

structuralistes qui ont suivi. Ce changement représente l'évolution du


fonctionnalisme-normatif au fonctionnalisme-structuraliste. Des secteurs de
l'activité organisationnelle dont on a initialement donné une interprétation
théorique sont considérés problématiques, à tel point que, pour certains analystes
contemporains, rien virtuellement ne peut être énoncé sans une investigation
empirique préalable ; sauf, bien sûr, le postulat théorique que rien ne peut être
affirmé sans enquête empirique préalable. L'importance transcendante des
faits est devenue un dogme, même pour les analystes théoriciens des
organisations. Un bref regard jeté sur les travaux de J. M. March et
H. A. Simon, Amitai Etzioni et A. W. Gouldner, confirme bien cette
évolution.
La première théorie des organisations dite « science administrative
classique » a été critiquée par March et Simon parce qu'elle « ne confrontait
pas la théorie et les faits» (15). Ils parlent de contributions «sans valeur
empirique » à la théorie des organisations (16) et ajoutent que « pour ce qui
est de la science administrative classique, le problème qui consiste à rendre
opérationnelles des variables clés et à procéder à la vérification empirique de
celles des propositions qui peuvent être rendues opérationnelles, semble
particulièrement aigu » (17). March et Simon ont voulu identifier les variables
qui devaient être vérifiées empiriquement et en ont dénombré 206 dont la
liste se trouve en annexe à leur livre. Les auteurs ont reconnu que certaines
de ces variables ne sont pas définies avec une précision suffisante, mais ont
estimé que toutes semblaient raisonnables et donc dignes d'être soumises à
une vérification empirique. Illustrant leur souci d'expliquer le réel, March et
Simon écrivent en conclusion de leurs ouvrages : « Nous espérons... que nous
avons indiqué les multiples possibilités d'utiliser le comportement humain
dans les organisations pour mettre à l'épreuve empiriquement certaines
généralisations fondamentales et les principales innovations méthodologiques
des sciences du comportement » (18). Le fait que ce concept analytique de
base se fonde sur des données de recherches empiriques a captivé
l'imagination de ceux qu'on a appelés « l'élite d'avant-garde » (19).
Amitai Etzioni, cependant, ne fait pas partie de cette avant-garde, car il
prétend prendre en considération des facteurs que March et Simon ont « pour
une large part négligés », et adopte la méthodologie décrite plus haut, qui
consiste à dire que l'investigation empirique doit précéder toute affirmation.
Cette conception est reflétée par le « modèle de système » dont Etzioni se
sert dans ses analyses et qu'il oppose au « modèle d'objectif » des fonction-
nalistes-structuralistes. «Le modèle d'objectif», écrit Etzioni, concentre
l'attention sur «l'étude des objectifs et des organisations, considérés comme leurs

(15) Organisations, op. cit, p. 32


(16) Ibid., p. 30
(17) Ibid., p. 33
(1%) Ibid., p. 212
(19) William Scott : « Organization Theory, an Interview and an Appraisal », paru dans
Organizations : Structure and Behaviour, publié par J. A. Litterer, p. 14
236 V. L. ALLEN

instruments plus ou moins dociles » (20). L'analyste doit définir les buts
poursuivis par les organisations, puis découvrir, par la recherche empirique,
dans quelle mesure ces buts sont atteints. Le « modèle de système », par
contre, ne comporte pas une comparaison entre l'expérience vécue et un
ensemble idéal d'objectifs, mais entre les buts réels des organisations
intéressées. Ce modèle, prétend Etzioni, « est plus astreignant et plus coûteux
lorsqu'il est utilisé pour la recherche... Les buts réels, ceux effectivement
poursuivis par les organisations, sont plus difficiles à établir. Pour découvrir
l'orientation réelle d'une organisation, il faut non seulement gagner la
confiance de l'élite, mais également analyser une grande partie de la structure
de cette organisation... Le modèle de système exige que l'analyste détermine
ce qu'il considère être l'utilisation hautement efficace des ressources. Ceci
présuppose très souvent une connaissance approfondie du fonctionnement
d'une organisation du type étudié ... » (21). Etzioni considère comme acquis
que les organisations tendent à être oligarchiques, mais estime nécessaire
d'entreprendre des investigations empiriques pour découvrir lesquelles
d'entre elles le sont le plus. De même, il accepte l'idée de la permanence de
conflits au sein des organisations, mais croit que ces conflits prennent des
formes diverses, de sorte que « la question de savoir s'il est plus souhaitable
de régler un conflit à un échelon élevé ou bas doit faire l'objet de recherches
empiriques » (22). D'autres sociologues pensent que rien de spécifique ne
peut être formulé au sujet de l'existence même de conflits, jusqu'à ce que la
situation ait été examinée.
Il n'est guère besoin d'insister plus longuement sur le fait qu'une
tendance à rechercher une justification théorique de l'empirisme existe. Il
suffira pour s'en convaincre d'une brève description de cette tendance dans
l'uvre d'A. W. Gouldner sur les organisations (23). De toute façon, il s'agit
là d'une évolution qui n'est ni cachée, ni récusée par les sociologues
traditionnels. Bien au contraire, ils soulignent qu'elle représente un progrès
méthodologique de quelque importance. De même que certains secteurs
.

d'activité qui sont pour Talcott Parsons théoriquement résolubles deviennent


problématiques pour R. K. Merton, de même certaines activités qui ne sont
pas problématiques pour R. K. Merton le deviennent pour A. W. Gouldner.
Par exemple, Gouldner met en doute l'interdépendance des parties d'un
même système plutôt qu'il ne la considère acquise. L'identification des parties
d'un système est, elle aussi, un sujet d'investigation. Gouldner ne va pas
jusqu'à affirmer que l'analyse de la réciprocité fonctionnelle doit être
suspendue jusqu'à ce que l'existence de celle-ci ait été empiriquement établie.
Il déclare simplement qu'il n'y a pas de principe absolu de réciprocité, que
l'interdépendance des parties est fonction de l'existence de rapports de
réciprocité ou bien d'un mécanisme compensatoire, et qu'il convient de

(20) Modern Organizations, op. cit, p. 16


(21) Modem Organizations, op. cit, pp. 17-18
(22) Ibid., p. 27
(23) « Reciprocity and Autonomy in the Functional Theory, » op. cit.
LA DOCTRINE DE L 'EMPIRISME ET L 'ETUDE DES ORGANISA TIONS 237

déterminer empiriquement s'il s'agit de l'un ou de l'autre. En fait, Gouldner a


identifié des variables possibles et envisagé leurs différentes relations
éventuelles. L'existence de ces variables et la nature de leurs rapports doivent être
vérifiées empiriquement. .
Les postulats de Gouldner seront sans aucun doute remis en question au
fur et à mesure que la futilité de leur utilisation deviendra évidente. Déçus
par cette gymnastique intellectuelle, les analystes théoriques de systèmes
seront réduits à n'être que de maladroits empiristes, à moins, bien sûr, que
des pressions extérieures ne les forcent à reconnaître l'inefficacité complète,
de leur appareil conceptuel statique pour expliquer une réalité dynamique. En
général, semblable aveu dépendrait d'un changement de tout le fondement
idéologique de la recherche sociologique.

Les orientations de l'analyse empirique


Outre ses limitations, l'empirisme présente des problèmes dont la
solution donne aux études empiriques une forme particulièrement mal
adaptée d'un point de vue heuristique. Les empiristes ont besoin avant tout
de données susceptibles d'être soumises à des manipulations scientifiques. Ces
données doivent pouvoir être utilisées d'une manière logique et verifiable
sinon même le semblant de plausibilité empirique disparaît. Les difficultés qui
se posent aux empiristes ont été très bien formulées par Sherman Krupp.
« En sciences sociales, écrit-il, l'application pratique de solides principes de
vérification n'est possible que dans un très petit nombre d'hypothèses. Les
problèmes plus pressants et plus importants doivent souvent être résolus à
partir d'observations peu nombreuses et indirectes. Mais des généralisations
illustrées seulement par un nombre limité d'exemples... ne présentent que peu
d'intérêt en sciences. Par conséquent, il y a tendance en sciences sociales, en
particulier parmi ceux qui cherchent à imiter les sciences de la nature, à se
tourner vers des domaines d'observation où beaucoup de cas peuvent être
étudiés et à imposer les règles des sciences naturelles à ces recherches... et il
en résulte que les hypothèses ne reflètent souvent que des domaines
d'observation dans lesquels de nombreux cas peuvent être examinés, bien
qu'en sciences « aucune hypothèse n'est une simple généralisation énuméra-
tive ». La rareté des exemples dans les affaires humaines importantes oblige à
mêler généreusement empirisme causal, raison et jugement de valeur dans
l'élaboration des propositions. L'action, de par sa nature, ne peut être
retardée jusqu'à ce que l'on ait satisfait à de rigoureuses règles de déduction.
Appliquée aux sciences sociales, l'exigence, selon laquelle un grand nombre de
cas est nécessaire pour obtenir des résultats scientifiques significatifs, limite
rapidement recherche et théorie à des sujets insignifiants » (24).
Les domaines cités par Krupp,. où il est possible à la fois d'observer de
nombreux exemples et d'appliquer les règles propres aux sciences naturelles,
sont ceux dans lesquels le comportement humain peut être quantifié et donc

(24) Sherman Krupp : Pattern in Organizational Analysis, a Critical Examination (1961), pp. 71-72
238 V. L. ALLEN :

traité avec des techniques mathématiques. Les empiristes aiment avant tout à
se considérer comme des savants. Aussi C. Wright Mills peut-il écrire : «
L'image d'eux-mêmes qui leur est la plus chère, est celle de chercheurs en sciences
naturelles. Les plus avisés d'entre eux, dans leurs discours ou en présence de
quelque physicien souriant et exalté, se qualifient simplement de
scientifiques » (25). Il leur semble qu'ils sont d'autant plus scientifiques que leur
langage devient plus mathématique et leurs modèles plus précis et plus
complexes ; et ils justifient d'autant plus l'utilité de leur méthode. .
Ce besoin de précision a eu un certain nombre de conséquences. En
premier lieu, les techniques ont pris le pas sur les sujets auxquels elles
s'appliquent. Le fait que des procédés mathématiques peuvent être utilisés ou
que les données à étudier peuvent être communiquées à un ordinateur est
considéré comme une preuve suffisante du caractère scientifique de l'analyse.
Bien sûr, cela n'est jamais dit explicitement, mais on peut le déduire de
l'utilisation croissante des mathématiques et des ordinateurs dans l'étude
d'aspects du comportement organisationnel qui sont subjectifs et
essentiellement non-mesurables. Ce qui ne veut pas dire que les techniques
mathématiques ne devraient pas être utilisées. Bien au contraire, là où l'on peut
effectuer des calculs précis et établir des classifications, il y a toute raison de
le faire. Mais les mathématiques ne peuvent pas améliorer la qualité des
informations ; l'analyse ne peut être plus exacte que ne le permettent les
données. C'est peut-être un exercice mathématique intéressant que de faire
comme I. J. Good dans une étude intitulée « Mesurage de décisions » (26),
l'analyse quantitative du processus de la prise de décision dans une
organisation, mais cette tâche appelle de si nombreuses hypothèses sur la nature de
la prise de décision que le travail effectué se réduit à une abstraction sans
rapport avec la réalité. Dans l'étude de Good, par exemple, la décision est
définie mathématiquement en termes d'utilité, concept dont l'inutilité a été
prouvée en économie.. La notion d'utilité apparaît souvent dans les analyses
de la prise de décision comme un moyen de mesurer ce qui ne peut l'être.
D'ailleurs, les empiristes à orientation mathématique se servent d'un langage
qui, souvent, ressemble beaucoup à celui d'une économie sociale très
contestée émaillé de jargon sociologique. Henry Allen Latari, par exemple,
dans une étude intitulée « Critères d'un choix parmi des entreprises
hasardeuses » (27), allie la notion de fonction d'utilité, telle qu'elle est définie par
les économistes classiques, à une forme de fonctionnalisme normatif, pour
analyser le problème du « portfolio management ». Nous sommes au comble
de l'abstraction empiriste. Latari affirme : « Lorsqu'il n'existe pas de stratégie
supérieure à toutes les autres et dans toutes les circonstances à venir, celui
qui prend une décision a besoin d'une quelconque autre indication pour

(25) The Sociological Imagination, p. 56


(26) New Perspectives in Organization Research, publié par W. W. Cooper, H. J. Leavitt et
M. W. Shelly, II, 1964, pp. 391404.
(27) Dans The Making of Decision, A Reader in Administrative Behaviour, publié par William
J. Gore et J. W. Dyson, pp. 128-140.
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prendre les décisions, puisque le but à atteindre ne lui permet pas de faire
son choix. Cette indication est appelée ici « sous-objectif ». Le besoin d'un
sous-objectif existe parce que l'issue des stratégies spécifiques est sujet à des
incertitudes probalistiques. Dans la théorie de l'utilité, la matrice de
« payout » (*) est exprimée en termes d'une certaine utilité subjective, disons
« d'utiles >k Le choix de la stratégie qui donnera un maximum de « payout »
en « utiles » est le but, et le choix de la stratégie ayant le maximum d'utilité
prévue est pris comme sous-objectif... le sous-objectif de maximisation de la
valeur prévue des « payout » exprimé en « utiles » est lié de manière logique
à l'objectif de maximisation de « payout » futur également exprimé en
utiles » (28). Et Latari explique tout cela en termes mathématiques adroits et
concis.
En général, les sociologues ont été alertés de bonne heure du danger qu'il
y a à attribuer à la méthode de quantification des qualités de perfection
qu'elle ne possède pas, par deux articles fort agréablement écrits sur le
« Quantiphrémie » de Pitirim Sorokin (29). Les analystes des phénomènes
d'organisation de l'école empiriste devraient y prêter attention. Si la tendance
actuelle vers la méthode de la quantification se poursuit, avec cette
dépendance croissante de l'abstraction nécessaire pour rendre les faits sociaux
dociles aux techniques mathématiques, les empiristes se priveront d'un
argument essentiel à leur revendication d'être pris au sérieux, à savoir que
leurs analyses représentent le réel. Au mieux, leurs études des organisations
s'apphqueront aux aspects mesurables, contrôlables et inanimés des
organisations, mais n'auront aucun rapport avec les relations sociales. Au pire, leurs
études des organisations seront des exercices mathématiques sans intérêt.

Université de Leeds

(*) Note du traducteur. Payout, dans cette citation, semble devoir être compris dans le sens de :
satisfaction, réahsation, accomplissement.
(28) Ibid., p. 129
(29) Fads and Foibles in Modem Sociology, 1956.

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