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Homso 0018-4306 1970 Num 15 1 1263
Homso 0018-4306 1970 Num 15 1 1263
Allen Victor Leonard. La doctrine de l'empirisme et l'étude des organisations. In: L'Homme et la société, N. 15, 1970. marxisme
et sciences humaines. pp. 221-239.
doi : 10.3406/homso.1970.1263
http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1970_num_15_1_1263
V.L. ALLEN
Dans les pages qui vont suivre, nous nous proposons d'examiner
l'empirisme appliqué à l'étude des organisations et de montrer son caractère
théorique.
Cet article se divise en deux parties- Dans la première, nous
considérerons l'empirisme en tant que méthode employée par les sociologues qui
étudient les organisations. Les observations qui y sont exprimées portent sur
l'empirisme dans la sociologie en général ; en effet, si son examen ici se
justifie parce que les sociologues anglais l'appliquent presque à l'exclusion de
toute autre méthode, son utilisation est universelle. La raison principale
cependant de cet examen est que l'empirisme est en général présenté comme
une alternative préférable à l'analyse théorique, comme s'il n'avait pas
lui-même de fondement théorique. Nous montrons que le refus de toute
théorie par l'école empiriste constitue en fait un choix théorique. La seconde
partie de cette étude montre qu'il existe une orientation vers l'empirisme
chez les théoriciens reconnus du comportement organisationnel, et qu'en fin
de compte empiristes et théoriciens se rejoignent, liés par la même doctrine
empirique, en quête de données susceptibles de répondre à un système de
concepts qui, bien qu'ils ne le reconnaissent pas toujours, leur est commun.
2) La signification de l'empirisme
La doctrine de l'empirisme souligne l'importance de l'expérience ou bien
son importance exclusive (6).
Considérée comme une méthode scientifique elle peut ou bien signifier
que« tandis que la théorie est essentielle et souhaitable, sa validité dépend
cependant en dernier ressort de l'observation et de l'expérience », ou bien
affirmer ou recommander l'absence de toute théorie (7). En tout cas,
l'empirisme distingue et oppose toujours théorie et expérience ou réalité. Ce
qui signifie implicitement qu'il peut y avoir expérience sans que soit formulée
une théorie, ou bien que l'expérience peut être accompagnée d'un certain
degré d'élaboration théorique, celle-ci, souligne-t-on cependant, dans la
mesure où elle existe, est toujours subordonnée à l'expérience. Ceux qui
appliquent cette méthode n'en énoncent que rarement la signification et les
implications ; elles restent sous-entendues, et, à moins de les identifier ou de
les révéler, l'empirisme peut paraître avoir des qualités qui ne sont pas
siennes. On pourrait croire, par exemple, qu'il n'a pas de fondement
théorique et que, du même coup, il ne porte aucun jugement de valeur, n'est
entaché d'aucune préconception. C'est du moins ce que bon nombre de
sociologues empiristes voudraient faire croire. On pourrait penser également
que l'approche empirique et l'approche théorique sont des alternatives
qualitativement différentes. Cependant, un examen de l'empirisme en tant
que méthode scientifique démontre, d'une part, qu'il est fondé sur des bases
théoriques et, d'autre part, qu'il constitue, en fait, une approche théorique
(6) Pour une définition du terme « empirisme » par E. A. Gellner voir A Dictionnary of the Social
Sciences publié par Julius Gould et William L. Kolb, p. 238
(l)Ibid.
résultats en trois ans et que ces résultats devaient avoir trait aux problèmes
généraux de l'accroissement de la productivité industrielle. Les recherches ont
donc été concentrées sur l'étude de problèmes soulevés par des situations
concrètes... Pour ce qui est de notre programme de recherche, nous acceptons
la conception selon laquelle le travail dans l'industrie doit satisfaire à autre
chose qu'aux besoins purement économiques, et que les relations humaines
sont importantes pour elles-mêmes... Mais puisque l'accroissement de
l'efficacité industrielle est un objectif social généralement admis, nous estimons
souhaitable que la productivité soit considérée comme un sujet d'étude
important, et que les conclusions des recherches dans le domaine des relations
humaines y soient appliquées » (8). Le Comité s'est souvent référé aux
objectifs plus vastes et à long terme de la recherche, mais n'entreprit aucune
mesure en vue de modifier sa politique pour les atteindre par la suite. En
1961, par exemple, le Comité patronnait 44 projets de recherche. Presque
tous ces projets relevaient des domaines de la sociologie et de la psychologie
industrielles et examinaient des questions telles que le développement de la
pédagogie à usage scientifique ou industriel, les principes de la production par
lots, le jugement subjectif dans l'inspection et le contrôle de qualité, la
formation et l'emploi des ingénieurs mécaniciens, le rôle du « Youth
Employment Officer » (Fonctionnaire chargé des problèmes d'emploi des jeunes),
la formation d'ouvriers qualifiés, la spécialisation de la main-d'uvre et
l'automation (9). En fait, le caractère concret des recherches était et reste la
condition de l'offre et de l'octroi de subventions. Ce choix méthodologique
est illustré en particulier par les difficultés rencontrées par des sociologues qui
ne se conforment pas à cette attitude et rejettent la méthode de recherches
concrètes pour obtenir des ressources financières. Ces sociologues ont quelque
peine à convaincre les organismes susceptibles de leur allouer des subsides du
sérieux de leurs intentions et de l'intérêt de celles-ci pour la société. On les
accuse de manquer d'objectivité, de défendre une idéologie... De surcroît,
lorsque ces problèmes financiers se trouvent résolus, il ne leur est pas facile
d'engager la coopération des entreprises, s'il n'est pas prouvé que les
recherches envisagées sont de nature à résoudre des problèmes
conventionnels.
Or, les problèmes posés concernent invariablement des anomalies,
déviations, frictions et autres dérèglements. Il s'agit de questions relatives à des
ajustements ici ou là. Il est compréhensible qu'il en soit ainsi puisque, nous
l'avons vu plus haut, un problème est par définition une difficulté rencontrée
dans le fonctionnement de la société telle qu'elle est. Ce sont des difficultés
dans le maintien du statu quo. Dans l'ensemble, ils sont nombreux, sans
envergure et peu importants. La recherche consacrée aux problèmes pratiques
(B) Final Report of the Joint Committee on Human Relations in industry, 1964-1957, D.S.I.R.,
H.M.S.O., 1958, p. 2-5.
1961(9)
i Voir Investigation Supported by the Human Sciences Committee, D.S.I.R., Ed. N. 3, novembre
LA DOCTRINE DE L 'EMPIRISME ET L 'ETUDE DES ORGANISA TIONS 229
s'est donc portée sur le comportement des petits groupes. Elle s'est attachée
à des problèmes là, où, et quand ils existent, c'est-à-dire dans des situations
particulières, limitées, à un moment donné dans le temps. Chaque situation
présentant un problème a donc été considérée comme un cas susceptible
d'être étudié.
Les sociologues ont résolu ces problèmes essentiellement de deux
manières : soit en établissant leur propre diagnostic et en retenant tous les
facteurs qui leur semblaient utiles, soit en fixant leur attention sur ce qui a
été défini comme problématique par ceux pour qui le problème était une
réalité, c'est-à-dire les divers responsables d'organisations. A. W. Gouldner a
appelé ces deux méthodes la sociologie « clinique » et « technique » pour
souligner l'effort fait pour aboutir à des solutions qui la caractérisent (10).
L'approche « technique » a un champ plus étroit que 1 approche « clinique »,
dans la mesure où, dans le premier cas, le sociologue ne remet pas en
question la définition du problème qui lui est soumis. A. W. Gouldner écrit à
ce sujet : « Du point de vue technique, les problèmes formulés par le client
sont généralement acceptés sans question ; le technicien suppose que le client
est prêt à révéler les problèmes qui se posent vraiment à lui. Par contre, le
sociologue clinique... suppose que la manière de formuler les problèmes peut
souvent avoir une signification défensive, qui obscurcit, plutôt qu'elle
n'éclaire, les tensions auxquelles le client est soumis » (1 1). La méthode « clinique »
introduit les processus de la psychanalyse dans l'investigation sociologique et
la rend interdisciplinaire. Elle a été largement appliquée par l'Institut des
Relations Humaines de Tavistock dans l'exercice de ses fonctions de
consultant auprès de l'industrie. Cet institut a utilisé pour la recherche les dossiers
mis au point pour ses travaux de conseil (12).
La méthode « technique » est généralement utilisée par ceux qui
contestent la nécessité de l'interdisciplinarité et portent toute leur attention sur une
approche qu'ils qualifient de sociologique. Nombreux sont les tenants de
cette idée en Angleterre. Peut-être est-ce parce que la sociologie est une
discipline relativement nouvelle qu'ils la défendent avec ténacité et en
exagèrent démesurément les vertus. La caractéristique des sociologues de ce
groupe est qu'ils appliquent une méthodologie fausse, qui consiste à accepter
pour leurs propres analyses les problèmes d'autrui, définis par autrui. Cela
signifie deux choses.
En premier lieu, cela veut dire que certains problèmes des organisations
ont été considérés comme relevant de la sociologie alors qu'il n'en est rien.
Les préoccupations d'un employeur ou d'un administrateur peuvent se
rapporter à un comportement social, mais celui-ci ne constitue pas forcément
une catégorie sociologique dont l'analyse s'avérerait significative. Un
pourcentage de changement de personnel atteignant un niveau tel dans une entreprise
(10) « Exploration in Applied Social Science » de A. W. Gouldner, paru dans Applied Sociology,
publié par A. W. Gouldner et S. M. Miller, pp. 5-22.
(ll)Ibid,p. 19
(12) Pour connaître les travaux du Tavistock Institute of Human Relations, voir «c Research and
Consultancy in Industrial Enterprises » de R. K. Brown, dans Sociology, Vol. I, N. 1.
230 V. L. ALLEN
Une première idée se dégage donc, à savoir que la méthode des études
de cas est fondée sur la supposition qu'il n'y a pas de liens de causalité à
priori, car ce n'est que dans cette hypothèse que l'étude des rapports sociaux,
envisagés comme autant de systèmes distincts et relativement indépendants les
uns des autres, se justifie. La seconde idée est que, puisqu'aucun rapport de
causalité n'est donné à priori, il ne peut y avoir un ordre de priorité entre les
différents facteurs déterminants. Les sociologues empiristes ne se prononcent
pas sur ce que sont les rapports de causalité dans une situation donnée, avant
d'avoir observé cette situation. L'ordre dans lequel s'établissent les rapports
peut, en effet, varier d'une situation à l'autre de sorte que l'on ne peut
formuler aucune règle générale à son sujet. La méthode de l'étude de cas est
fondée sur la conviction qu'il existe une pluralité de causes, et puisque cette
conviction guide les recherches du sociologue empirique, ses études ultérieures
montreront bien une pluralité de causes. Un schéma conceptuel, qu'il soit
implicite ou explicite, assure automatiquement la confirmation empirique des
hypothèses sur lesquelles l'étude est initialement fondée. Certains
affirment les sociologues anglais le sous-entendent le plus souvent que le refus
de considérer les facteurs dans un ordre de causalité donné à priori laisse une
liberté de manuvre dont ne disposent pas les tenants du déterminisme
économique. Les sociologues empiristes agissent comme s'ils échappaient aux
défauts du dogmatisme. Mais en refusant de donner un ordre à priori aux
facteurs, ils se fondent sur une proposition théorique tout aussi dogmatique
que n'importe quelle autre. Elle détermine de manière définitive et invariable
la forme des études empiriques.
L'hypothèse des causes multiples dans le comportement dans les
organisations a eu des conséquences théoriques intéressantes. Un sociologue qui
soutient le postulat que rien ne permet d'apprécier le caractère causal d'un
fait, avant que ce fait n'ait été examiné, doit faire face à une masse
d'informations décourageante, sans être guidé par aucun principe directeur.
Le postulat adopté l'empêche de parvenir à toute conclusion qui attribuerait
une plus grande importance à un facteur donné, même dans la situation
isolée qu'il examine, et cette impuissance est encore accrue par le volume
d'informations à sa disposition. Afin de maîtriser sa tâche, il a tendance à
décomposer le problème, à en réduire la portée, à simplifier ses questions. Il
a tendance à classer par catégories au lieu d'expliquer, et donc de prétendre
que le classement est une alternative préférable à une explication. Toute
tentative d'explication, pense-t-il, le fait tomber dans le piège du
déterminisme. L'acceptation de l'idée d'une pluralité de causes aboutit à abandonner
l'analyse causale pour de simples études descriptives. On nous présente une
accumulation de faits, de classifications sans jamais s'efforcer d'analyser des
causes ou d'identifier des effets. C'est ce que Hans Neisser appelle un
« modèle incomplet » (13). Mais accepter la conception de Neisser implique
que l'on accepte les prémisses sur lesquelles son modèle est fondé et que l'on
se contente d'en critiquer la forme. C'est une thèse insoutenable, car les
prémisses déterminent la forme. Le refus des explications causales n'est pas
fortuit, mais plutôt la conséquence directe des fondements théoriques de
l'empirisme.
Les concepts théoriques exposés jusqu'ici ne peuvent être soutenus que
si l'on considère que la société ne porte pas en elle-même des contradictions
structurales qui influencent le comportement. L'analyse séparée de sections
de la société, sans référence à l'ensemble, ne se justifie que si la structure de
l'ensemble est supposée n'avoir aucune influence sur le comportement des
parties. C'est-à-dire que l'on considère que la société a une unité organique
fondamentale. D'un autre point de vue, cette conception s'impose encore
pour soutenir les méthodes « clinique » et « technique » en sociologie. En
effet, celles-ci sont appliquées avec la conviction qu'une action entreprise au
niveau de l'individu ou d'un petit groupe peut redresser une situation ; or, ce
n'est possible que si l'on pense que les structures de la société ne déterminent
pas l'action. La méthode de l'étude de cas repose sur l'hypothèse que les
sociétés auxquelles elle est appliquée ne connaissent pas de conflits de classe
mais sont des systèmes harmonieux avec des valeurs et des objectifs acceptés
de tous. S'il en était autrement,'cette méthode s'avérerait futile.
D'un point de vue théorique, il convient d'ajouter encore que la
méthode de l'étude de cas est statique dans sa conception. Tout schéma
conceptuel qui présuppose l'existence de relations sociales nettement
circonscrites, et ne laisse aucune possibilité de modification de leurs limites, ne
permet d'envisager qu'une analyse statique, ou de concevoir tout au plus des
changements à l'intérieur de ces limites. Les études de cas portent sur un
grand nombre de petits problèmes, dont chacun est supposé avoir une
identité sociologique et être en quelque sorte protégé du milieu environnant.
L'identité de chaque problème ne peut être sauvegardée que si l'on admet
qu'il n'intervient pas de changement, ou bien que ce changement n'est jamais
suffisant pour l'atteindre, ou bien encore, que chaque petit système de
rapports sociaux dispose d'une sorte de mécanisme interne qui toujours
restaure le statu quo.
Les empiristes qui nient l'utilité d'une théorie sociologique refusent
évidemment d'avouer que des contraintes théoriques aussi accablantes influent
sur leurs travaux. Dans la mesure où les problèmes sur lesquels les études de
cas sont effectuées sont des problèmes sociologiques, leur examen ne révèle
que l'intervention de circonstances particulières à un moment donné dans le
temps. Dès que l'on s'éloigne de ces circonstances et de ce moment, les
recherches présentent peu ou pas d'intérêt. Dans la mesure où il ne s'agit
même pas de problèmes sociologiques, les limitations heuristiques de ces
recherches sont plus grandes encore.
Nous en avons assez dit pour montrer que l'analyse de systèmes,
formulée par les Américains, exprime succinctement et avec précision le
fondement théorique de l'empirisme. L'étude de cas suppose une analyse de
système dans laquelle les questions de changements sociaux et de
classification de facteurs de causalité trouvent une explication logique déterminée.
234 V. L. ALLEN
(14) Talcott Parsons traite plus spécialement des organisations dans ses articles « Suggestions for a
Sociological Approach to the Theory of Organizations » paru dans l'Administrative Science Quaterly,
Vol. I, N. 1 & 2, juin et septembre 1956. Voir The Social Theories of Talcott Parsons, publié par Max
Black, pp. 214-267, pour une étude de l'usage fait en général du modèle de Parsons dans l'explication
des organisations. R. K. Merton a donné une explication de sa contribution dans Social Theory and
Social Structure (1957). Voir également Organizations, de J. G. March et H. A. Simon (1958) \A
Comparative Analysis of Complex Organizations (1961) et Modern Organizations (1963) tous deux de
A. Etzioni ; et « Reciprocity and Autonomy in Functional Theory » de A. W. Gouldner dans
Symposium on Sociological Theory publié par Llewellyn Gross (1959).
LA DOCTRINE DE L 'EMPIRISME ET L 'ETUDE DES ORGANISA TIONS 235
instruments plus ou moins dociles » (20). L'analyste doit définir les buts
poursuivis par les organisations, puis découvrir, par la recherche empirique,
dans quelle mesure ces buts sont atteints. Le « modèle de système », par
contre, ne comporte pas une comparaison entre l'expérience vécue et un
ensemble idéal d'objectifs, mais entre les buts réels des organisations
intéressées. Ce modèle, prétend Etzioni, « est plus astreignant et plus coûteux
lorsqu'il est utilisé pour la recherche... Les buts réels, ceux effectivement
poursuivis par les organisations, sont plus difficiles à établir. Pour découvrir
l'orientation réelle d'une organisation, il faut non seulement gagner la
confiance de l'élite, mais également analyser une grande partie de la structure
de cette organisation... Le modèle de système exige que l'analyste détermine
ce qu'il considère être l'utilisation hautement efficace des ressources. Ceci
présuppose très souvent une connaissance approfondie du fonctionnement
d'une organisation du type étudié ... » (21). Etzioni considère comme acquis
que les organisations tendent à être oligarchiques, mais estime nécessaire
d'entreprendre des investigations empiriques pour découvrir lesquelles
d'entre elles le sont le plus. De même, il accepte l'idée de la permanence de
conflits au sein des organisations, mais croit que ces conflits prennent des
formes diverses, de sorte que « la question de savoir s'il est plus souhaitable
de régler un conflit à un échelon élevé ou bas doit faire l'objet de recherches
empiriques » (22). D'autres sociologues pensent que rien de spécifique ne
peut être formulé au sujet de l'existence même de conflits, jusqu'à ce que la
situation ait été examinée.
Il n'est guère besoin d'insister plus longuement sur le fait qu'une
tendance à rechercher une justification théorique de l'empirisme existe. Il
suffira pour s'en convaincre d'une brève description de cette tendance dans
l'uvre d'A. W. Gouldner sur les organisations (23). De toute façon, il s'agit
là d'une évolution qui n'est ni cachée, ni récusée par les sociologues
traditionnels. Bien au contraire, ils soulignent qu'elle représente un progrès
méthodologique de quelque importance. De même que certains secteurs
.
(24) Sherman Krupp : Pattern in Organizational Analysis, a Critical Examination (1961), pp. 71-72
238 V. L. ALLEN :
traité avec des techniques mathématiques. Les empiristes aiment avant tout à
se considérer comme des savants. Aussi C. Wright Mills peut-il écrire : «
L'image d'eux-mêmes qui leur est la plus chère, est celle de chercheurs en sciences
naturelles. Les plus avisés d'entre eux, dans leurs discours ou en présence de
quelque physicien souriant et exalté, se qualifient simplement de
scientifiques » (25). Il leur semble qu'ils sont d'autant plus scientifiques que leur
langage devient plus mathématique et leurs modèles plus précis et plus
complexes ; et ils justifient d'autant plus l'utilité de leur méthode. .
Ce besoin de précision a eu un certain nombre de conséquences. En
premier lieu, les techniques ont pris le pas sur les sujets auxquels elles
s'appliquent. Le fait que des procédés mathématiques peuvent être utilisés ou
que les données à étudier peuvent être communiquées à un ordinateur est
considéré comme une preuve suffisante du caractère scientifique de l'analyse.
Bien sûr, cela n'est jamais dit explicitement, mais on peut le déduire de
l'utilisation croissante des mathématiques et des ordinateurs dans l'étude
d'aspects du comportement organisationnel qui sont subjectifs et
essentiellement non-mesurables. Ce qui ne veut pas dire que les techniques
mathématiques ne devraient pas être utilisées. Bien au contraire, là où l'on peut
effectuer des calculs précis et établir des classifications, il y a toute raison de
le faire. Mais les mathématiques ne peuvent pas améliorer la qualité des
informations ; l'analyse ne peut être plus exacte que ne le permettent les
données. C'est peut-être un exercice mathématique intéressant que de faire
comme I. J. Good dans une étude intitulée « Mesurage de décisions » (26),
l'analyse quantitative du processus de la prise de décision dans une
organisation, mais cette tâche appelle de si nombreuses hypothèses sur la nature de
la prise de décision que le travail effectué se réduit à une abstraction sans
rapport avec la réalité. Dans l'étude de Good, par exemple, la décision est
définie mathématiquement en termes d'utilité, concept dont l'inutilité a été
prouvée en économie.. La notion d'utilité apparaît souvent dans les analyses
de la prise de décision comme un moyen de mesurer ce qui ne peut l'être.
D'ailleurs, les empiristes à orientation mathématique se servent d'un langage
qui, souvent, ressemble beaucoup à celui d'une économie sociale très
contestée émaillé de jargon sociologique. Henry Allen Latari, par exemple,
dans une étude intitulée « Critères d'un choix parmi des entreprises
hasardeuses » (27), allie la notion de fonction d'utilité, telle qu'elle est définie par
les économistes classiques, à une forme de fonctionnalisme normatif, pour
analyser le problème du « portfolio management ». Nous sommes au comble
de l'abstraction empiriste. Latari affirme : « Lorsqu'il n'existe pas de stratégie
supérieure à toutes les autres et dans toutes les circonstances à venir, celui
qui prend une décision a besoin d'une quelconque autre indication pour
prendre les décisions, puisque le but à atteindre ne lui permet pas de faire
son choix. Cette indication est appelée ici « sous-objectif ». Le besoin d'un
sous-objectif existe parce que l'issue des stratégies spécifiques est sujet à des
incertitudes probalistiques. Dans la théorie de l'utilité, la matrice de
« payout » (*) est exprimée en termes d'une certaine utilité subjective, disons
« d'utiles >k Le choix de la stratégie qui donnera un maximum de « payout »
en « utiles » est le but, et le choix de la stratégie ayant le maximum d'utilité
prévue est pris comme sous-objectif... le sous-objectif de maximisation de la
valeur prévue des « payout » exprimé en « utiles » est lié de manière logique
à l'objectif de maximisation de « payout » futur également exprimé en
utiles » (28). Et Latari explique tout cela en termes mathématiques adroits et
concis.
En général, les sociologues ont été alertés de bonne heure du danger qu'il
y a à attribuer à la méthode de quantification des qualités de perfection
qu'elle ne possède pas, par deux articles fort agréablement écrits sur le
« Quantiphrémie » de Pitirim Sorokin (29). Les analystes des phénomènes
d'organisation de l'école empiriste devraient y prêter attention. Si la tendance
actuelle vers la méthode de la quantification se poursuit, avec cette
dépendance croissante de l'abstraction nécessaire pour rendre les faits sociaux
dociles aux techniques mathématiques, les empiristes se priveront d'un
argument essentiel à leur revendication d'être pris au sérieux, à savoir que
leurs analyses représentent le réel. Au mieux, leurs études des organisations
s'apphqueront aux aspects mesurables, contrôlables et inanimés des
organisations, mais n'auront aucun rapport avec les relations sociales. Au pire, leurs
études des organisations seront des exercices mathématiques sans intérêt.
Université de Leeds
(*) Note du traducteur. Payout, dans cette citation, semble devoir être compris dans le sens de :
satisfaction, réahsation, accomplissement.
(28) Ibid., p. 129
(29) Fads and Foibles in Modem Sociology, 1956.