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J.-B.

Pontalis Robinson Crusoé


Il a connu Sartre, Lacan, Queneau, Vian... Deux auteurs partent sur les traces
Psychanalyste, éditeur, écrivain, ce rêveur d’Alexander Selkirk, ce marin écossais
éveillé multiplie les identités pour mieux abandonné sur une île du Pacifique dont
se « fausser compagnie ». Rencontre. Page 12. la mésaventure inspira Daniel Defoe. Page 9.

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DesLivres
LECTURES D’ÉTÉ
Lettres anglaises
Diane Middlebrook revient sur
la légende de Ted Hughes et de son
Vendredi 23 juin 2006

mariage avec Sylvia Plath. Et aussi :


l’autobiographie de Sybille Bedford ;
Saki inédit... Littératures. Pages 3 et 5.

Poésie
Deux livres paraissent après la mort
de Claude Esteban. Et une floraison
de recueils de Jacques Réda,
Jacques Dupin, Stéphane Hessel,
Nicolas Cendo... Page 4.

L’état de la France
Avant l’échéance de 2007, plusieurs
livres analysent la « faillite »
du modèle social français et
proposent des pistes de réflexion
pour sortir de l’impasse.
Dossier. Pages 6 et 7.

le langage de la déesse
Marija Gimbutas
Préface de Jean Guilaine
Professeur au Collège de France

l’écriture première,
le langage de l’Autre
Le lecteur français peut enfin découvrir l’opus majeur d’une

Un large choix de romans, d’essais archéologue d’exception.


Une étude de référence accessible et complète.
Le Monde

Sciences et vie

et d’ouvrages pour la jeunesse proposé … l’univers mental des sociétés de la préhistoire.


Sciences Humaines
Enfin, Marija Gimbutas est rendue accessible au public fran-

par l’équipe du « Monde des livres » Pages 10 et 11


çais. L’archéologue américaine montre comment, dans
l’Europe du néolithique, c’est à la Grande Déesse, symbole
de vie et de sacré, que le vieux monde rendait un culte.
L’Histoire
Un évènement éditorial… Sitartmag

CAHIER DU « MONDE » DATÉ VENDREDI 23 JUIN 2006, NO 19100. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT
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Vendredi 23 juin 2006 FORUM
Le lancement par Grasset de sa collection « Ceci n’est pas un fait divers » pose les questions des rapports entre réel et fiction et de la liberté de l’auteur

Ceci n’est pas de la littérature


Livres » du 20 septembre 2002 et du avec elle, pour avoir fréquenté les tectoniques, des séismes sourds, qu’un n’ai jamais écrit les noms, et je n’ai pas
Gwenaëlle 6 juin 2003). Ces livres sont nés d’une
fascination pour une image et pour un
mêmes milieux qu’elle, qu’au contraire
du Jean-Claude Romand d’Emmanuel
livre digne de ce nom produit chez ses
lecteurs. C’est bien plutôt tenter de
reproduit les faits. Les lecteurs, les
critiques, d’eux-mêmes, en tissant les
silence : pour un visage vulnérable et Carrère, ou de la Valérie S. de Morgan maintenir la pureté de ce champ contre mots, les images et les mythes, les ont
Aubry souverain, protégé par un mutisme
obstiné. Tout de suite, j’ai su que je
Sportès, toute projection de son image
lui aurait été odieuse.
la confusion croissante entre littérature
et document – témoignage, règlement
retrouvés – peut-être parce que ce
travail-là était plus fidèle à la dimension
voulais trouver les mots, la voix, pour ce Mais il ne s’agit pas seulement d’un de compte, scandale aménagé… – qui légendaire que porte la figure de

A
la suite du lancement, aux silence. C’est autour de lui que tout problème moral. Ce qui est en jeu ici, substitue au travail de la langue l’alibi Florence Rey que ne l’aurait été le
éditions Grasset, d’une s’est cristallisé. Mais je me suis c’est aussi, et avant tout, la puissance du sujet. Cette confusion, on demande simple décalque des faits. Il n’y avait
nouvelle collection intitulée de la littérature. L’écriture est un acte de plus en plus à des procès de la plus place, alors, ni pour Florence Rey
« Ceci n’est pas un fait violent, et de cette violence l’écrivain, trancher, comme si le discours de la ni pour moi, mais pour une figure
divers », plusieurs journaux « Faut-il rappeler, encore, quelle que soit la posture victimaire ou licence ne se soutenait, tierce, qu’accompagnaient aussi les
(dont « Le Monde des Livres » du christique qu’adoptent de nombreux paradoxalement, que de cette nouvelle fantômes d’Antigone ou de Pierre
9 juin) ont consacré des dossiers à la qu’écrire un livre “ sur ” contemporains, n’est pas le premier forme de censure, déléguait à la justice, Goldmann, et pour d’autres légendes
question des rapports entre littérature objet : elle se mêle en lui, faut-il le pour n’être plus capable d’en juger vitales. Je ne dis pas que cette démarche
et fait divers. Cette question en engage ne suffit pas, que l’argument rappeler, de jouissance, elle est une lui-même, le soin de décider de ce était exemplaire : le problème peut être,
d’autres, massives, et qui ont aussi été façon de coïncider avec sa voix, de se qu’est la littérature. et a été, par d’autres, autrement résolu.
rouvertes en cette occasion, comme du “ ça s’est passé comme réapproprier sa puissance. La véritable Faut-il rappeler, encore, qu’écrire un Mais ce dont je suis sûre, c’est que ce
celle de la liberté de l’auteur, de violence est celle que l’on exerce sur les livre « sur » ne suffit pas, que double écart, au réel et à soi, cet excès
l’autofiction, ou des rapports entre
ça ” ou l’appât du “ cherchez vies, les histoires, dont on se nourrit. Le l’argument du « ça s’est passé comme où disparaît le sujet (le thème comme le
littérature et réel (plus précisément, et qui il y a derrière ” (quelle beau et sombre film de Bennett Miller, ça » ou l’appât du « cherchez qui il y a moi), ouvre seul l’espace où peut
c’est sur ce point que je voudrais Truman Capote, manifeste bien ce derrière » (quelle vedette, quelle encore, qui sait, advenir la littérature. a
insister, la question du réel comme alibi vedette, quelle victime, quel rapport mêlé de sympathie et de victime, quel assassin ou quel proche)
littéraire). Tout écrivain, en tant vampirisme, de coïncidence et ne vaut pas littérature ? Il réduit plutôt, Gwenaëlle Aubry est philosophe et
simplement qu’il écrit, tranche ces assassin ou quel proche) d’instrumentalisation, de l’écrivain à ses d’un seul geste, et le livre et la vie dont écrivain. Son prochain roman, La
problèmes, mais doit aussi, un jour ou « sujets » dont il fait en vérité des il s’est nourri. Au risque de truismes : il Transfiguration, paraîtra aux éditions
l’autre, se les poser en toute ne vaut pas littérature ? » moyens, des objets. Cette violence, si peut y avoir une littérature du réel, Actes Sud en janvier 2007.
conscience : pas en critique ni en elle est, peut-être pas un droit, mais mais le réel ne suffit pas à faire
théoricien, mais à partir de sa propre délibérément interdit de calquer les sans doute une nécessité, impose littérature, pas plus que l’aveu une Proposer un texte
situation d’écriture. faits – pour des raisons éthiques, néanmoins des devoirs. Les sujets œuvre, ou la sincérité un auteur. pour la page « forum »
J’ai pour ma part été confrontée, de d’abord : l’idée de m’approprier n’appartiennent à personne, et l’on peut J’ai refusé de faire de ma fascination par courrier :
manière aiguë, au problème de l’existence d’une femme de mon âge, ou écrire sur tout, mais pas n’importe initiale un argument de vente : elle a mondedeslivres@lemonde.fr
l’utilisation littéraire du fait divers. à peu près, qui du fond de sa prison en comment. Dire ceci, ce n’est pas borner innervé mes livres, aimanté des
En 2002 et 2003, j’ai publié, aux est dépossédée, qui un jour, peut-être, le champ de la littérature, c’est au éléments qui lui étaient étrangers. Elle par la poste :
éditions Stock, un roman, L’Isolée, et un aura besoin, elle-même, de se raconter, contraire en mesurer les effets – je ne est ce autour de quoi j’ai tenté de Le Monde des livres,
bref récit, L’Isolement, inspirés de m’était insupportable. Je sais aussi, parle pas des artifices, des trucs et des convoquer les forces de l’adolescence, 80, boulevard Auguste-Blanqui,
l’affaire Florence Rey (« Le Monde des pour avoir si longtemps vécu en pensée techniques, mais des mouvements du refus, de la dérive et du silence. Je 75707 Paris Cedex 13

Philippe Corcuff répond à l’auteur de « Supplique aux nouveaux progressistes du XXIe siècle » LETTRE D’ALGER

Lettre ouverte à Régis Debray Averroès traverse


la Méditerranée
Cher Régis, d’« une gauche tragique », politique) avec une vérité bigarrés de l’altermondialisme,
Ta Supplique aux nouveaux « dopée au pessimisme », à éternelle ? Tu es plus ou dans les révoltes des PHILOSOPHE, qui sut conci- grec Takis Théodoropoulos ont
progressistes du XXIe siècle l’écart tant de « la gauche convaincant dans les récits banlieues ou le mouvement lier foi et raison, introducteur démontré, au cours de la premiè-
(Gallimard) nous oriente divine », étalant jusqu’à autobiographiques, quand tu anti-CPE, avec des d’Aristote dans la pensée euro- re table ronde, l’inanité d’une tel-
opportunément vers une l’écœurement la confiture de mets en scène nos déficiences contradictions, voire des péenne du XIIe siècle, qui mieux le mythification, voire pour cer-
réflexion sur l’armature l’optimisme, que de « notre face aux dérèglements de la vie manichéismes. Dans la tension, qu’Averroès (1126-1198) peut tains son danger.
intellectuelle de la politique, à gauche de gestionnaires », politique et amoureuse : Les donc, avec le tragique. incarner ce pont entre les deux Cette démythification opérée,
un moment où coups bas enlisée dans le présent Rendez-Vous manqués (1975), « Homme de la pluie et enfant rives de la Méditerranée ? c’est du repli identitaire et de la
politiciens et manœuvres perpétuel, sans mémoire Les Masques (1988), Loués soient du beau temps, vos mains de Depuis douze ans, c’est sous le fin du cosmopolitisme qu’il fut
électoralistes occupent le devant historique ni projection vers nos seigneurs (1996)… défaite et de progrès me sont signe de cet intellectuel andalou question à travers les interven-
de la scène. l’avenir. Et s’il fallait récuser plus également nécessaires », lançait que se tiennent à Marseille les tions de l’universitaire palesti-
Après les tragédies du La gauche a certes besoin de définitivement les lucidités René Char (Seuls demeurent, Rencontres Averroès organisées nienne Adila Laïdi-Hanieh
XXe siècle, avec la course se lester de tragique. Prenons définitives et les poses inspirées 1938-1944), poète en armes au par Espace Culture et conçues posant la question sensible du
néolibérale au neuf en toc, à acte des fragilités de l’action de ceux qui croient voir le milieu du maquis. par Thierry Fabre autour du pro- « vivre ensemble au sein du monde
l’ombre des risques écologiques, humaine face aux circonstances fondamental ? En interrogeant, La double possibilité de jet inépuisable « Penser la Médi- arabe » ; de l’historien turc
il est temps de réévaluer notre indépendantes de sa volonté à travers des vues toujours nouvelles avancées terranée ». Pour parfaire ce pont, Edhem Eldem qui revint sur le
conception du progrès. Car, tu qui, sans cesse, la débordent et partielles, les sinuosités des émancipatrices et de nouvelles restait à trouver sur la rive sud le cosmopolitisme ottoman ; ou
as raison, « le XIXe siècle croit la dévient. Affrontons la contingences historiques régressions barbares ne se joue pendant de cette manifestation. encore du poète algérien Malek
dans l’Histoire parce qu’il a cru composante d’incertitude de peut-être même qu’à un fil en C’est chose faite avec les premiè- Alloula qui, retraçant son par-
en Dieu, et pour continuer d’y nos histoires, avec leurs risques « Ne sommes-nous pas France aujourd’hui. Dans un res Rencontres Ibn Rochd (nom cours dans la langue du colonisa-
croire, d’une autre manière, après et leurs paris. Portons un contexte moins dramatique, ne arabe d’Averroès) qui se sont teur, évoqua « sa double expatria-
qu’il a perdu la foi. Ce qui se regard contrasté sur la un peu comme sommes-nous pas un peu tenues du 13 au 17 juin à Alger. tion ». Tout aussi riche et ani-
baptise Providence à l’église se condition humaine, avec ses comme Walter Benjamin, en « L’idée a germé en 2000, lors- mée, la troisième table ronde
nomme Progrès en ville ». potentialités créatrices mais Walter Benjamin, 1940, « à l’instant du danger », que Thierry Fabre est venu prépa- enfin, qui a réuni des directeurs
Cependant, il n’y aurait, pour aussi destructrices. en 1940, “ à l’instant tentant de discerner dans rer un numéro de La Pensée de de revues, a mis en lumière le
un agnostique de l’histoire, que Abandonnons les sornettes « l’à-présent » une fragile midi consacré à Alger », explique rôle primordial des intellectuels
« des progrès, au pluriel ». Dans anthropologiques sur « l’homme du danger” ? » espérance libératrice ? D’un Sofiane Hadjadj, concepteur des pour dessiner un nouvel huma-
cette perspective, toute tradition bon par nature et perverti par le côté : l’ethnicisation des Rencontres et directeur des édi- nisme qui ne soit « ni béat ni
ne serait pas a priori négative et capitalisme ». Faisons comme nos propres limitations rapports sociaux, portée par le tions Barzakh. De liens en colla- assujetti à un quelconque ordre
toute nouveauté positive. l’économie de l’hypothèse, individuelles devant elles. Avec, FN et le marketing boration, l’idée a fait son che- géopolitique ».
Il ne s’agit pas d’éteindre les irréaliste et parfois meurtrière, comme points d’appui, des anti-musulmans de De Villiers, min, avec le désir d’être non pas Outre ces débats de belle quali-
Lumières, mais d’en de la naissance rapide d’un repères issus des traditions stimulée par les démagogies une réplique des Rencontres té, le désir de « proposer une paro-
« renouveler l’outillage « homme nouveau », qui passées, fonctionnant comme sécuritaires. Au milieu : la Averroès, mais bien « un projet le plurielle et vivante » s’illustra à
intellectuel ». Ici point de résoudrait comme par miracle des boussoles révisables en gestion sociale-libérale de la porté de l’intérieur », tant par le travers des films (dont l’émou-
relativisme « postmoderne », où toutes les contradictions des chemin, valant plus que le précarisation généralisée par financement que par la concep- vante et juste Traversée, d’Elisa-
tout se vaudrait parce que plus politiques transformatrices. Oui, cocktail relativiste des l’UMP-PS, sur fond tion et la réalisation dans lesquel- beth Leuvrey), des concerts et
rien ne vaudrait. Se mais… insignifiances d’épuisement des institutions les se sont impliquées les édi- une exposition des photos
dessineraient plutôt des Tes analyses apparaissent « postmodernes » et moins que de notre démocratie tions Barzahk et l’association d’Etienne Sved sur l’Algérie de
Lumières tamisées, moins unilatéralement noires. Comme les absolus d’antan. Des représentative. A l’autre bout : culturelle Chrysalide. « Notre 1951. « Stimulé » par ce premier
arrogantes, pour une gauche si la prétention à une lucidité transcendances relatives en l’étincelle d’une nouvelle ambition est de proposer des Ren- rendez-vous, Sofiane Hadjajd a
qui n’aurait pas abandonné le ultime maintenait dans ta quelque sorte. question sociale soucieuse des contres sous une forme inédite en déjà le regard porté sur l’édition
triple pari de la connaissance, bouche la nostalgie du définitif Ta « gauche tragique » individualités, vacillante dans la Algérie pour susciter une réflexion 2007, qui sera placée sous le
de la modification de soi et de et de l’absolu, ceux-ci étant semble avoir oublié la tension vitalité de mouvements sociaux et une parole différentes qui ne signe d’Alger, désignée capitale
la transformation du monde. fichés dans le travail du négatif dialectique entre le tragique et antilibéraux en manque de soient pas figées et où la subjectivi- culturelle du monde arabe. a
D’où ton appel à l’émergence plutôt que dans « l’avenir l’utopique. Est-ce que ce ne traductions politiques. Quand té trouve sa place », poursuit Christine Rousseau
radieux ». Et ton autoportrait sont pas des caractéristiques les feux follets de l’utopie Sofiane Hadjadj.
en « navigateur solitaire », seul semblables de l’histoire anticapitaliste défient les D’où le choix d’universitaires,
à contre-courant, nous fait humaine, son ouverture, ses mécaniques menaçantes du de philosophes, d’écrivains et de
toucher du doigt le dérisoire de mouvements, sa part plus probable. dramaturges issus de tout le
la prétention à une lucidité d’imprévisibilité, qui rendent Alors, Régis, une gauche pourtour méditerranéen réunis
omnisciente. Depuis ta Critique compte de son double visage ? utopique et tragique pour le autour du thème « Vivre ensem-
de la raison politique (1981), Maurice Merleau-Ponty en a eu XXIe siècle ? Le défi est ble ? ». Au temps de l’Antiquité
dans laquelle tu as cru maîtriser l’intuition : « Le monde humain immense, les urgences gréco-romaine ou encore de l’is-
grâce à tes concepts l’énigme de est un système ouvert ou inachevé imminentes, à la hauteur de nos lam médiéval, y eut-il un âge d’or
toute société humaine (leur et la même contingence faiblesses. a de ce « vivre ensemble », comme
fondement supposé religieux), fondamentale qui le menace de certains le prétendent dans une
tu as pris la grosse tête des discordance le soustrait aussi à la Philippe Corcuff est maître de forme de repli nostalgique simpli-
philosophes rois. Ce faisant, fatalité du désordre et interdit conférences de science politique ficateur ? Unanimes pour réfuter
n’as-tu pas trop rapidement d’en désespérer » (Humanisme et à l’Institut d’études politiques de cette vision idyllique, le philoso-
confondu le caractère terreur, 1947). Les fleurs de Lyon, membre du comité de phe Youssef Seddik, fin « décor-
heuristique d’une analogie l’utopie continuent d’éclore un rédaction de la revue tiqueur » du Coran, l’historien
(entre le religieux et le peu partout dans les mondes ContreTemps (éditions Textuel). Bensalem Himmich et l’écrivain
LITTÉRATURES 0123
Vendredi 23 juin 2006 3

La légende de Sylvia et Ted


C’est l’histoire d’un couple, Sylvia Plath, Ted Hughes,
qui a « tout sacrifié à l’écriture ». Lorsqu’il la quitte,
elle ouvre le gaz. Il consacrera sa vie à l’œuvre et
à la mémoire de Sylvia, poétesse de génie. Une
magnifique biographie de Diane Middlebrook
SON MARI mère ». Elle déprime, dérive, et une
(Her Husband, Hughes and Plath nuit, dans le cœur noir d’une cité déser-
A Marriage) te, elle donne sa « garde-robe en pâture
Ted Hughes et Sylvia Plath, au vent », se dépouille de ses « chiffons
histoire d’un mariage tristes », brandissant son jupon « com-
de Diane Middlebrook. me un drapeau d’armistice ».
Sylvia n’est pas folle. Elle veut être
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) libre, être elle-même. Ce qui la débous-
par Valérie Rouzeau, sole, la condamne, dès 19 ans, aux ten-
Phébus, 380 p., 20 ¤. tatives de suicide, et la transforme en
« pauvre marionnette de peau et d’os »,
ylvia est morte en 1963. Elle c’est cette indécision, cette contradic-

S
venait de s’installer à Lon- tion : d’un côté, la difficulté à être com-
dres, dans la maison qu’elle me les autres, un « modèle d’épouse et
avait toujours rêvé d’habi- de mère » (affolant leitmotiv, chez
ter, celle du poète Yeats, elle) ; de l’autre, son avidité à vivre sa
l’un de ses auteurs de che- différence, son désarroi d’être soumise
vet. Elle venait de divorcer, seule désor- aux schémas. Redoute-t-elle de suc-
mais avec ses deux enfants et sa fréné- comber à « ce néant de l’appartenan-
sie d’écrire, meurtrie d’avoir été pla- ce » ? Elle préfère mourir, ou écrire.
quée mais heureuse, finalement, de ne Sylvia Plath : née en 1932, morte en
plus vivre dans l’ombre de Ted 1963 du « sommeil des noyés ». Il y a, Sylvia et Ted, Londres, 25 juillet 1960. DR
Hughes, le poète, son mari. entre-temps, un mariage de deux mille
Des poèmes, elle en écrit chaque trois cents jours avec Ted Hughes, poè- phie de Diane Middlebrook, c’est le aucune des insinuations dont s’est Ted Hughes se remaria, vécut une
matin, dès l’aube, pour conjurer son te complexe, tour à tour sombre et récit de l’union de ces deux êtres à la repu le « milieu ». Son livre, qui fait idylle électrique avec l’ardente Jill Bar-
angoisse, « justifier le gâchis de [sa] mondain, fasciné par les sciences occul- fois si complices et si différents, l’histoi- évidemment un sort à la double épreu- ber, multiplia les liaisons torrides,
vie ». L’espoir que ses textes seront tes et l’astrologie. Mais le tandem for- re d’un mariage qui appartient à l’his- ve subie par Ted Hughes (Assia Wevill, mais celui que l’une de ses maîtresses
publiés lui donne l’envie de vivre. Cette mé par Sylvia Plath et Ted Hughes per- toire littéraire parce qu’il reflète une la femme pour laquelle il avait quitté avait surnommé « Barbe-Bleue » ne
année-là, l’hiver est glacial. Sylvia n’a dura jusqu’à la mort de ce dernier en collaboration salutaire (ils s’encoura- Sylvia Plath, se suicide à son tour au cessa jamais le dialogue avec Sylvia
pas un sou, elle est maigre, sans protec- 1998 : le veuf publia les manuscrits iné- gent mutuellement), parce qu’il décan- gaz, avec sa fille dans ses bras, en l’exaltée, proie des malaises, otage
tion. « Coincée comme au fond d’un sac. dits de sa femme et la rendit célèbre, il te « ce qu’ils se donnèrent et prirent l’un 1969), est l’histoire d’un homme et d’une nervosité pathologique. Etre ren-
Pas d’oxygène. » Une nuit de février, se mit lui-même en scène dans ses pro- à l’autre », en décidant ensemble de d’une femme qui eurent la certitude du responsable de la mort de Sylvia
elle ouvre le gaz. Elle a trente ans. pres écrits comme passeur dévoué, ne « tout sacrifier à l’écriture ». que l’art peut apporter une thérapie Plath aux yeux des nécrophores ne le
Sylvia est morte bien avant. A 8 ans. cessa de ressasser le thème de l’échec On accusa Ted Hughes d’avoir cen- mentale, et le récit de la manière dont détourna jamais de cette certitude que
Lorsque le diabète a gangrené son des hommes dans la vie conjugale. Ce suré certains textes de sa femme. L’en- Hughes se sortit de ses « très étranges Plath était un génie. Il publia leur cor-
père, le bel Otto Plath, émigré de Dant- qui fait le suc de la magnifique biogra- quête de Diane Middlebrook n’omet ténèbres ». respondance (s’exposant encore davan-
zig aux Etats-Unis, celui qui la faisait tage au jugement public) et s’escrima à
sauter sur ses genoux en imitant le troquer l’image abjecte de la « relique
bruit du tonnerre avec sa voix de bary- d’époux » contre celle, immortelle, de
ton. Elle a vu son cercueil abandonné
dans un trou de terre rouge, effarée
qu’on le laisse « là, comme ça, tout seul,
« Désormais, je parlerai toutes les nuits » « son mari ».
Ainsi, lorsqu’il publie les Poésies com-
plètes de Sylvia Plath, annotées par ses
sans protection ». Elle ne cessera d’appe- soins (Collected Poems, 1981), Ted
ler au secours ce daddy bien-aimé. Pain n t’a condamnée pour ta folie. fait que j’ai frôlé la mort, que je suis sor- tralité. C’est tellement plus facile que Hughes s’invente-t-il un personnage,
bénit pour les psychiatres, chez les-
quels elle éclate en sanglots : « Père,
père, console-moi ! »
O Comme ça. Parce que la peur est
déjà là, et que ce n’est pas nou-
veau. (…) Une peur morbide, qui se
tie du tombeau avec toutes ces cicatrices
et avec cette flétrissure sur ma joue qui
(est-ce mon imagination ?) s’étend de
d’affronter les gens, que de devoir paraî-
tre heureuse, invulnérable, intelligente.
Je suppose que si je me laissais faire
celui de TH. Plus qu’éditeur, témoin
privilégié, parlant de lui à la troisième
personne.
Sylvia pleure, même quand on veut manifeste trop. Alors : médecin. Je vais plus en plus : comme une tache funeste, je pourrais devenir alcoolique. Ce que je Lorsqu’il est couronné Poète lauréat
la photographier : « Je sentais les larmes chez le psychiatre cette semaine, rien elle prend sur mon visage rougi par le redoute le plus, je crois, c’est la mort de d’Angleterre en 1984 (un titre décerné
me noyer les yeux et déborder comme de que pour faire sa connaissance, pour vent une teinte plus pâle, tandis qu’elle l’imagination. Quand le ciel, dehors, se à vie et par lequel on devient membre
l’eau d’un verre trop plein que l’on agi- m’assurer qu’il est là. Et chose ironique, brunit sur les photographies, sinistre- contente d’être rose, et les toits des mai- de la maison royale), il affirme :
te. » Les photos que l’on a d’elle sont je me rends compte que j’ai besoin de ment mise en valeur par ma cadavérique sons noirs : cet esprit photographique « L’énergie jamais diminuée de Plath a
flatteuses. Elle est belle. En maillot de lui. J’ai besoin d’un père. J’ai besoin pâleur hivernale. (…) Désormais, je parle- qui, paradoxalement, dit la vérité, mais exercé sur ma vie une influence ma-
bain sur la plage d’un été 1954, ou d’une mère. J’ai besoin d’un être plus rai toutes les nuits. A moi-même. A la la vérité saine, sur le monde. » a jeure ». Le mythe exigeait qu’après
tenant devant sa bouche un bubble- âgé, plus sage, auprès de qui pleurer. Je lune. Je marcherai, comme je l’ai fait ce avoir été séparés ils soient à nouveau
gum, bulle de cristal, elle ressemble à parle à Dieu, mais le ciel est vide (...) J’ai soir, jalouse de ma solitude, dans le bleu Notes de Cambridge (février 1956) in réunis. Il publia Birthday Letters, let-
Marilyn Monroe. Look glamour pour l’impression d’être Lazare : cette histoi- argenté de la lune glaciale, qui miroite Carnets intimes (La Table ronde). De tres en vers à Sylvia, « pour pouvoir par-
romances, dernier cri. Elle attend d’être re exerce sur moi une immense fascina- sur les congères de neige fraîche en ren- Sylvia Plath, on pourra lire aussi La Cloche ler simplement avec elle, dans l’intimi-
acceptée pour elle-même. Elle est révol- tion. Morte, j’ai ressuscité, et je n’hésite voyant des milliers d’étincelles. Je me de détresse (Gallimard, 1987) ou Le Jour té ». Explorer son « drame personnel
tée contre l’éducation qu’on donne aux pas à recourir aux intenses sensations parle à moi-même en contemplant les où Mr Prescott est mort (La Table ronde, avec les morts ». a
filles, « la voie tracée d’épouse et de causées par ma nature suicidaire, par le arbres sombres, d’une bienheureuse neu- 1995). Jean-Luc Douin

Une dernière visite à Sybille Bedford


O n avait bien des questions à
poser à cette femme qui a
traversé le XXe siècle en
nomade luxueuse, en européenne
absolue. Née en 1911 près de Berlin
Ses conquêtes, il faut les lire en
creux dans Sables mouvants – où, en
outre, elle ne parle pas, ou seulement
par allusions, des cinquante dernières
années de sa vie. Cette amazone, qui,
l’entre-deux guerres, de son père mort
quand elle avait 7 ans, de sa vie en
Italie avec sa mère et son beau-père,
puis à Sanary, dans le Var, de la
dépendance de plus en plus grande de
famille Mann. Sybille Bedford se
sentait loin de la haute figure de
Thomas Mann, mais elle fut proche de
deux de ses enfants, les fantasques
Klaus et Erika, qui, sans doute, lui
mouvants » – où Sybille Bedford n’a
pas été engloutie. Elle se « considère »,
au contraire « et avec gratitude, comme
une évadée ». On aurait vraiment aimé
connaître la suite de cette évasion,
d’un père aristocrate allemand et jusque dans son grand âge, a gardé sa mère à la morphine. Notamment ressemblaient, et qu’elle évoque avec mais cette fois, Sybille Bedford,
d’une mère italo-anglaise, devenue son allure de garçonne d’un autre dans Une favorite des dieux, Une erreur émotion. définitivement, s’est « évadée ». a
britannique par un mariage de temps, ne dressait pas, du moins de Compas (10/18) et dans le Etre écrivain, c’était, certes, pour
convenance, aimant la France et publiquement, de « catalogue » à la magnifique Puzzle (Gallimard, « Le Sybille Bedford, le seul désir véritable, SABLES MOUVANTS
l’Italie où elle a vécu, Sybille Bedford Don Juan. On voit tout de même une Promeneur »), qui lui valut, en 1989, à et qui ne s’accomplissait pas – elle (Quicksands),
était une magnifique cosmopolite femme quitter son mari et arriver chez 78 ans, le Booker Prize. publiera son premier livre, Visite à Don de Sybille Bedford.
polyglotte, voyageuse, écrivain, elle avec ses bagages. Sybille Bedford Otavio, Tribulations d’une romancière Traduit de l’anglais par Aliette Martin,
journaliste – elle a couvert plusieurs trouve la chose assez incongrue, tente anglaise au Mexique (Phébus), à 42 éd. Christian Bourgois, 392 p., 26 ¤.
grands procès, dont celui de Jack
Ruby, meurtrier de l’assassin présumé
de la renvoyer chez son homme, et
finalement la laisse s’installer.
PARTI PRIS ans, et, trois ans plus tard, l’excellent
Un héritage (Gallimard « Le (1) Le Monde du 24 février.
de John Kennedy.
Mais Sybille Bedford est morte à
On apprend aussi que son goût la
portait vers des personnes plus âgées
JOSYANE Promeneur »). Mais en quelle langue
écrire, quand on a été cette bizarre
(2) Sybille Bedford a consacré à Aldous
Huxley une biographie en deux volumes,
Londres le 17 février (1), au terme qu’elle : « Dans mes amitiés, dans mes SAVIGNEAU enfant polyglotte ? Probablement pas en 1973 et 1974.
d’une existence dont Sables mouvants, amours, j’avais toujours recherché mes dans l’allemand des premières années.
le volume autobiographique publié aînés. » « L’ennui, c’est qu’avec le Sybille Bedford se trompait en En italien alors ? Sa passion pour Signalons la sortie d’un petit livre d’un
l’an dernier en Angleterre et paraissant temps, note-t-elle ironiquement, il ne craignant la répétition. Car, même Stendhal la pousserait plutôt vers le autre personnage haut en couleurs de
aujourd’hui en français, ne suffit pas à reste plus personne pour répondre à de pour les lecteurs de ses romans, cette français. Mais elle juge fort mauvaises la littérature anglaise, Edith Sitwell
rendre compte. Une cérémonie à sa telles inclinations. » Elle a eu envie, et narration zigzagante, ces éclats de ses tentatives faites dans cette langue. (1887-1964), Femmes anglaises (traduit
mémoire a eu lieu à Londres le 5 juin. on la suit avec bonheur dans ce projet mémoire partagée, ne sont jamais « Il me fallait un point d’ancrage, par Michèle Hechter, Gallimard, « Le
De nombreuses personnalités ont pris tout en méandres, de tenter « de redondants. On connaissait sa peut-être une langue ferme. J’avais Promeneur, le Cabinet des Lettrés »,
la parole. On a joué une suite pour donner un aperçu de la vie d’un fascination pour Aldous Huxley, sa maintenant commencé à trouver un lien 114 p., 19,50 ¤), 20 brefs portraits de
violoncelle et un concerto pour violon individu plutôt non conformiste dans reconnaissance à son égard pour avec l’Angleterre. » Ce sera donc femmes plus ou moins célèbres, dans
de Bach. On a chanté un extrait des diverses oasis du XXe siècle. Un aperçu l’avoir poussée à accomplir le destin l’anglais, et la découverte que « pour l’histoire et la littérature, d’Elisabeth I re
Noces de Figaro de Mozart et, pour grâce à un amalgame de fragments ». qu’elle avait choisi enfant, être aller au plus profond d’une langue (…) (1533-1603) à Virginia Woolf
finir, un air de Don Giovanni, « Deh ! Mais, précise-t-elle, « mes difficultés écrivain (2). On découvrira ici leur Il faut renoncer à toutes les autres ». (1882-1941). On y retrouve l’art du trait,
Vieni alla finestra, mio tesoro », ce qui sont multiples ». Elle a déjà parlé dans rencontre, leur vie à Sanary, où, après C’est de toutes ces réflexions, ces de la pointe, d’Edith Sitwell, dont « Le
était la meilleure manière de saluer des romans de son étrange périple 1933, se retrouvent des Allemands allusions, ces allées et venues, qu’est Promeneur » a déjà publié Les
cette séductrice conquérante. éducatif à travers l’Europe de fuyant le nazisme, dont Brecht et la tissée cette autobiographie en « sables Excentriques anglais (1995).
4 0123
Vendredi 23 juin 2006 POÉSIE
ZOOM Deux livres paraissent peu de temps après la mort de Claude Esteban

« La lampe des signes »


Ô MA MÉMOIRE. Poésie, ma nécessité,
de Stéphane Hessel
Diplomate, grand Européen, humaniste, homme de
culture, mais d’une culture enjouée, jamais figée
dans l’académisme, Stéphane Hessel est né à Berlin
en 1917. Il pratique couramment le français, l’anglais
et l’allemand, et possède, avec une mémoire sans
faille, un grand nombre de poèmes dans ces trois
langues. Son anthologie a l’immense mérite d’être
personnelle, subjective et autobiographique. Rien de
scolaire donc. Nulle obligation ne vient altérer le
bonheur des mots, des langues. Des langues qui se
côtoient avec bonheur, jubilation. Hessel insiste
beaucoup sur la sensualité dont la poésie fut et reste un merveilleux
vecteur. Mais ce livre précieux offre encore bien des entrées, bien des
occasions d’enchantement. P. K.
Seuil, 320 p., 22 ¤.

PERDUE AUX LÈVRES, de Nicolas Cendo


Conservateur du Musée Cantini à Marseille, Nicolas Cendo, né en 1947, est
l’auteur d’une douzaine de recueils, notamment Dans cette obscurité
(Flammarion, 1985), Désaccordé parmi les ombres (Spectres familiers, 1999),
L’Insomnie de finir (Tarabuste, 2005). Frémissantes, élégantes, les courtes
proses de Perdue aux lèvres captent dans leur syntaxe parfaite des « instants
illisibles » ; des souffles, des vertiges – les signes d’une attente inquiète. M. Pn.
Ed. La Dogana, 72 p., 18,50 ¤.

LEÇONS DE LUMIÈRE, de Jean-Claude Schneider


Traducteur de Hofmannsthal, Hölderlin et Trakl, Jean-Claude Schneider est
aussi l’auteur des Chemins de la vue (Deyrolle 1996) – des textes consacrés à
des peintres : Tal-Coat, Ubac, de Staël et Giacometti –, et d’un Entretien sur
Celan (Apogée 2002). Apre, rugueuse, son œuvre poétique est marquée par une
« désaffection envers les mots et leur pouvoir discrédité ». Son dernier recueil,
Leçons de lumière, dont une section, « Dans ce vent d’absence », porte en
exergue une citation d’André du Bouchet, appréhende « le défaut, le défait ».
Mais cette langue abrupte, fragmentée, est pleine de lumière. M. Pn.
Ed. Atelier La Feugraie, 96 p., 12 ¤.
Claude Esteban . KAMEL DRIDI
ALBANY. DES POMMES ET DES ORANGES, CALIFORNIE – II,
de Christophe Lamiot Enos LE JOUR À PEINE ÉCRIT couverte de l’immédiat, avec ce regard La mort de l’écrivain a correspondu à
Né en 1962, Christophe Lamiot Enos a vécu pendant une quinzaine d’années Poèmes (1967-1992) soudain autre qu’elle permet sur ce qu’on la sortie de deux livres. Ils prennent une
aux Etats-Unis : un séjour qui a nourri ses recueils, publiés depuis son de Claude Esteban. imagine connaître. » « Si les mots sont valeur particulière d’apparaître, d’une
retour en France. Albany est le second volet d’une chronique usés, pensait Esteban, élimés par le com- manière non préméditée, testamentai-
autobiographique, Des pommes et des oranges, Californie, dont le premier Gallimard, 342 p., 21 ¤. merce quotidien des hommes », ils ont res. Le premier, paru peu de temps
volet, Berkeley, avait paru en 2000 chez Flammarion. Précise, concrète, aussi ce pouvoir d’être « neufs dès qu’ils avant sa mort, est un regroupement de
visuelle, cette poésie rend compte, sans affect, de l’expérience quotidienne. A TRAJET D’UNE BLESSURE surgissent dans le souffle d’une voix, sur poèmes revisités, tirés de quatre
travers des séries – scènes sur le vif, portraits, paysages – auxquelles la de Claude Esteban. des lèvres ». recueils publiés entre 1967 et 1992. S’y
variété prosodique (dans l’emploi de l’impair) et la maîtrise formelle De fait, Claude Esteban ne partait manifestent une grande variété des for-
confèrent un charme indéniable. M. Pn. Ed. Farrago, 66 p., 14 ¤. jamais d’une connaissance acquise, mes, un lyrisme tendu, souvent lapidai-
Flammarion, 256 p., 19,50 ¤. d’une assurance. Ses origines espagno- re, une sorte d’ironie aussi qui équilibre
’activité d’un homme, la multi- les l’avaient d’ailleurs placé sous le les périls, les désespoirs, allège l’angois-
BROUSSAILLE DE PROSE ET DE VERS (où se trouve pris le mot
paysage), de James Sacré
L’œuvre de James Sacré, né en 1939, se distingue par son art d’allier ce qui
ne va généralement pas ensemble : la préciosité et la naïveté, une haute
culture et l’attention à ce qui n’a pas de valeur visible ou reconnue, au
L plicité de ses centres d’intérêt
et même l’excellence qu’il a pu
acquérir en quelques domaine,
cachent souvent l’essentiel. Pour
Claude Esteban, mort brutalement, à
signe de la disjonction : il habitait un
entre-deux linguistique et devait opérer
le « partage des mots » – titre d’un très
beau récit autobiographique paru chez
Gallimard en 1990. Faisant l’expérience
se. Et aussi, toujours, le recours à la
parole et au gage de résistance qu’elle
représente : « Lorsque le ciel s’obscurcis-
sait, ta victoire toujours, lampe des
signes ! La chair moins nue de se savoir
grossier, au terrien. Les facultés de mémoire et d’observation s’y exercent en 70 ans, le 10 avril (Le Monde du de la « radicale autonomie des langues », écrite et partagée. »
plénitude, tandis que s’affirme avec tranquillité la modernité du langage. 14 avril), cette essence fut la poésie. il y dénonçait cet « étrange tentation de Trajet d’une blessure est un court texte
« Mon livre se plaint de ne pas pouvoir dire les paysages qui l’ont nourri. Et Non pas une idole aux contours l’esprit » qui fait croire que l’on « peut en prose, sorti en librairie quelques
pourtant c’est en disant cela qu’il en évoque un… » Cette « broussaille » est une vagues, attirant de pompeux homma- aller d’un idiome à l’autre à sa guise ». Le jours après la mort d’Esteban. C’est un
suite de variations sur l’écriture, en vers ou en prose – cette alternative, ou ges, mais un espace d’interrogation du bilinguisme « ne vit qu’à la surface de lui- récit de douleur, dont l’auteur est à la
ce paradoxe, étant au centre du propos. P. K. monde et du langage, une « insurrec- même. Il s’épuise dans la relation ; il est fois « le théâtre et le témoin ». Pages
Ed. Obsidiane, 78 p., 13 ¤. tion », un « lieu hors de tout lieu », en perpétuelle errance, tout persuadé qu’il admirables dans lesquelles un homme
pour citer des formules d’Esteban lui- se veuille de ses pouvoirs d’ubiquité ». de parole tente, non pas de surmonter –
LE CANTIQUE QUI EST À GABRIEL/LE, même. Poète, il ne l’était pas seule- il sait que c’est impossible – la souffran-
de Christian Gabriel/le Guez Ricord ment lorsqu’il exerçait cet art, mais aus- Sens du tragique ce qui s’est emparée de certaines parties
Christian Gabriel (ou Gabrielle) Guez Ricord est mort à Marseille en 1988 à si quand il lisait une œuvre, commen- Comme en tous ses écrits sur l’art et de son corps, mais à la tenir à distance.
40 ans. Salué très jeune par Yves Bonnefoy, Pierre Oster et Michel Deguy, il tait un tableau, quand il traduisait Gon- la littérature, comme dans ses récits, De cette souffrance, il n’apprend rien. Il
est pensionnaire à la Villa Médicis, voyage, notamment à Patmos et en gora, Lorca, Paz ou Quevedo, ou enco- Claude Esteban manifestait dans sa poé- éprouve, observe, analyse, sans jouer
Islande, et connaît de graves troubles psychiques. L’inspiration de Guez re quand il dirigeait – c’était au milieu sie une conscience sensible, à vif, une au héros stoïque. Et même si la dou-
Ricord est mystique et mythologique. L’amour y est décliné comme épreuve des années 1970 – la revue Argile. absence de complaisance ou de pathos leur gagne, occupe tout le terrain du
initiatique, à la lumière d’une sorte de religion à mystères qui doit beaucoup Yves Bonnefoy, dans un texte d’hom- et un sens du tragique qui ne se faisait corps, il reste cette « lampe des
au christianisme, à Dante, etc. Mais il y a surtout l’extraordinaire puissance mage à son ami (1), parlait de sa mélan- jamais discours. Avançant sur des « che- signes », qui ne cesse d’éclairer. a
et invention verbales de ces poèmes océaniques aux vers interminables. Cette colie et de sa capacité à passer, en un mins obscurs », « sans topographie préala- Patrick Kéchichian
édition établie par Bernar Mialet (qui signe aussi une bizarre préface qui instant, du rire au sérieux, « au sérieux ble », loin des vertiges mallarméens – il
égare plus qu’elle n’aide le lecteur) est le rassemblement, voulu par l’auteur, le plus absolu, par une agilité d’esprit était plus proche de Baudelaire –, il (1) Dans « L’espace, l’inachevé ». Cahier
de trois de ses livres. P. K. qui est la poésie même ». Et il ajoutait : savait que la « vérité commence aux rou- Claude Esteban, sous la direction
Ed. Le Bois d’Orion, 424 p., 27 ¤. « Puisque celle-ci est incarnation, redé- tes qui s’effacent ». de Pierre Vilar, éd. Farrago, 2003.

Méditation sur l’espace et le temps Un nouveau recueil de l’auteur de « Gravir »


La sagesse en mouvement de Réda L’âcre nudité de Dupin
PONTS FLOTTANTS Enfants-Rouges, ce sont de « petites un œuf entre deux longs barreaux de COUDRIER poème se vide de tout décor, de tout mor-
de Jacques Réda. illuminations de bord de trottoir ». fumée ». Mais bientôt le voyageur pas- de Jacques Dupin. ceau de bravoure verbale. Les vers sem-
L’impression d’altitude, sur la colli- se un de ces « ponts » qui mènent de blent réduits à leur expression la plus
Gallimard, 208 p., 18 ¤. ne du Télégraphe, amène une évoca- la scrutation à la rêverie, vers de « fan- POL, 100 p., 16 ¤. dénudée : « écrire n’est pas une fin/tout
tion des « anchois célestes » de l’aéro- tomatiques réseaux intérieurs ». au plus un cadavre à dépecer/loin du
près Europes, un recueil particu- nautique, et une réflexion sur les Il y a pour Réda une « volupté du our Jacques Dupin, l’expérience bord ». Ou bien : « foin des mots de

A lièrement séduisant et accompli


(Fata Morgana, 2005), où proses
et poèmes évoquaient tour à tour Lis-
moyens de transports. « En matière de
technique, affirmait Réda dans Le Ving-
tième me fatigue (La Dogana, 2004), la
mouvement », incontestablement. « Le
désespoir n’existe pas pour un homme
qui marche », écrivait-il dans les Ruines
P poétique est, de son propre aveu,
« une pratique et une agonie ». Le
premier terme désigne l’acte volontaire
poésie/je me jette/contre ».
Si le poème de Dupin devait dégager
une odeur, elle serait forte et âcre, s’il
bonne, Ravenne, Dresde et Copenha- machine à écrire mécanique, dont le cha- de Paris. Ponts flottants esquisse une et déterminé d’un homme debout dans était un visage, il grimacerait, comme
gue, Jacques Réda revient, avec Ponts riot est mobile, le chemin de fer qui méditation sur l’espace et le temps, sa propre langue, loin de toute abdica- sous l’injonction d’un refus, d’une révol-
flottants, à des territoires familiers. Et remonte à nos aïeux et la bicyclette un dont le poète tire une stimulante sages- tion. Le second exprime l’envers d’om- te, d’une douleur. Les mots s’entrecho-
d’abord à cette « prose des rues » peu assistée me paraissent des progrès se. « Cherche, mon vieux, cherche, circu- bre de cet acte, une débandade, une fin quent, se jouent d’eux-mêmes : « je ne
qu’inauguraient les magnifiques Rui- suffisants. » Ainsi, écrire et circuler ne le : l’espace est la chance que le temps a qui se prolonge – ce n’est pas la mort, le tente si j’écris/que le vice de forme/qui déla-
nes de Paris (1977), dont une nouvelle sont, à ses yeux, qu’une « seule et même mise à ta disposition. » silence, mais nous n’en sommes pas ce un revers halluciné ». A la fin, ce vers
réédition paraît en Poésie/Gallimard forme d’activité » qui suppose l’emploi Cette dernière partie du livre, « Pré- loin. Né en 1927, critique d’art, spécialis- quoi on s’est mis en route, cet espoir de
(192 p., 6,70 ¤). en alternance de deux machines : somption quant aux éléments », s’atta- te de Miro et de Giacometti, Dupin diri- jaillissement, est le poème lui-même,
Ces « Exercices d’espace » mènent l’Olympia et la bicyclette Peugeot. che au courant du fleuve, aux nuages, gea longtemps la galerie Maeght et fut que l’on tutoie : « ce que j’aime du savoir
d’abord dans les rues de Paris, où la Traversée à ce rythme, la région de brumes et brouillards – énigmes que l’un des animateurs de la revue L’Ephé- de toi/c’est l’envers, c’est l’en-deça/le souter-
rêverie toponymique compte autant Couches-les-Mines, près du Creusot, peuvent tenter de traduire « la musi- mère. Son premier grand recueil, Gravir, rain tentaculaire ».
que le regard. Ainsi, à la rue des Lions- fait naître les poèmes et les proses que, fille de l’air », ou la poésie. Pen- fut publié chez Gallimard en 1963 (1). A lire absolument pour se convaincre
Saint-Paul, s’associe le souvenir de l’an- mêlées de « Topocryptographies », le sées fluides qui semblent naître de la Depuis 1986, c’est chez POL que parais- de la violente et âpre nécessité que la
cienne ménagerie, mais aussi une rémi- vent de la course favorisant la songerie contemplation de l’eau, et invitent au sent ses principaux livres de poèmes. poésie, en quelques œuvres indiscuta-
niscence de Cingria, qui prête au fauve sur les monstres et les licornes. Quant silence, à l’effacement. Car il s’agit Le coudrier est l’autre nom du noise- bles, est apte à exprimer. a
la majesté d’un pianiste. De la rue du à la vitesse, elle suscite d’autres fantas- moins, dans ces belles pages, d’élabo- tier ; c’est aussi la matière de la baguette P. K.
Moulin-de-la-Vierge, où subsiste le sou- magories : dans « Prose du TGV », elle rer un discours que de jeter de ces du sourcier. Le bois qui se tord, l’appel
venir du café Barbazange, à la rue de affûte d’abord le regard porté sur les « ponts flottants » qui tentent de réu- en direction de ce qui va jaillir ?… Pas (1) Voir Le Corps clairvoyant, poèmes
Saintonge, où s’anime un « hip-hop de champs de colza, « longue ligne filée nir des rivages distants, et finissent par d’autres titres, pas de chapitre, une ponc- 1963-1982, Poésie/Gallimard, 1999, et
pignons et de toitures », de la rue des sans vibrato comme un suraigu de trom- dériver avec le courant. a tuation réduite à quelques rares virgu- aussi Strates. Cahier Jacques Dupin,
Alouettes au marché couvert des pette » ou sur le soleil « éclaté comme Monique Petillon les : économie extrême où la scène du dirigé par E. Laugier, éd. Farrago, 2000.
LIVRES DE POCHE 0123
Vendredi 23 juin 2006 5
Réédition de trente-neuf nouvelles – dont quatre inédites – et d’un roman de l’auteur britannique ZOOM

Saki, une enfance victorienne


CONFESSION D’UNE JEUNE
FILLE, de Pidansat de Mairobert
Le voluptueux Pidansat de
Mairobert donne avec Confession
d’une jeune fille un court roman
épistolaire qui appartient au genre
de la nouvelle littérature
LE CHEVAL IMPOSSIBLE évêque sur une île déserte, avec un léo- journalistique du XVIIIe siècle : récit
de Saki. pard assis sur sa valise ? Saki ou la fan- classique d’initiation libertine mêlé à
taisie. Ses personnages de citadins – la chronique des scandales. Sapho,
Traduit de l’anglais par Raymonde Weil incarnation de la sottise satisfaite de une adolescente de naissance
et Michel Doury, soi – vont se trouver confrontés, dans ordinaire, est dotée d’un « clitoris
éd. Robert Laffont, 296 p., 8,90 ¤. une campagne menaçante, à la vie sau- diabolique ». Elle est initiée aux
vage, qui est celle des instincts et qui, mœurs anandrynes – entendez
L’INSUPPORTABLE finalement, triomphera d’eux, de leur « sans homme » – par Mme de Furiel,
BASSINGTON bonne éducation et de leur gentillesse qui devient sa « maman ». Le
de Saki. artificielle. matriarcat du vice est établi. Mais la
jeune tribade achoppe bientôt sur
Traduit de l’anglais par Raymonde Weil « L’abnégation d’une huître » son désir initial : elle se détourne de
et Michel Doury, suivi de quatre Reginald, Clovis ou Bertie van Gomorrhe. V. R.
nouvelles inédites, traduites par Tahn, dandys à l’invention fertile, Gallimard, « Folio 2 ¤ », 132 p., 2 ¤.
Jean Rosenthal, éd. Robert Laffont, héros de divers recueils de nouvelles.
« Pavillons poche », 260 p., 7,90 ¤. Pour être un peu plus civilisés que les LA CONSOLATION DES
bêtes et fréquenter les thés de Kensing- VOYAGES, de Jean-Luc
ertains, pour écrire, puisent ton et les soirées de Covent Garden (le

C
Coatalem
indéfiniment dans le fonds de milieu où se déplaçait Munro), ils n’en C’est, sans aucun doute, son plus
trésors accumulés pendant l’en- effectuent pas moins le même travail beau voyage. Le plus intime aussi,
fance ; d’autres, pour qui cette d’assainissement : sous un feu roulant avec, peut-être, sa biographie très
période fut moins heureuse, restent d’épigrammes que n’eut pas désa- personnelle du peintre Paul
fixés à ces années de malheur et à la vouées Wilde, mettre à mal les puis- Gauguin, Je suis dans les mers du Sud
rage qu’ils ressentirent alors ; un jour, sants de ce monde, inventer quelque (Grasset, 2004, et Le Livre de poche,
par les mots, ils se vengent de la cruau- farce qui les ridiculise, nous faisant 2003). Jean-Luc Coatalem y raconte
té du monde. pleurer de rire. « Munro, tel un chevale- son enfance à Tahiti, puis à
L’époque victorienne fut celle des resque bandit de grand chemin, ne Madagascar, son « haut château de
enfances au secret, brimées et battues, dépouille que les riches ; il y a derrière latérite ». En tout : onze
ou abandonnées. Saki (1870-1916), qui toutes ces histoires un sens de la justice déménagements et quatorze écoles
s’appelait Hector Hugh Munro, resta à rigoureux », écrit Graham Greene, qui différentes, au hasard des mutations
jamais – comme Kipling, comme Dic- le plaçait très haut parmi les humoris- de son père, officier dans le génie.
kens – proche de l’enfant qu’il fut, mar- tes. Mais s’il est toujours parti, il sait que
qué moins par des souvenirs que par Rires, mondanités, badinage. Clovis, « les vrais voyages commencent et
les états traversés, en premier lieu par dans un moment de tendre intimité finissent dans les livres ». Sa
la révolte. Sa sœur raconte que, un avec des huîtres : « Je trouve que les huî- constellation ? Rimbaud, Loti,
jour, alors qu’on les avait laissés seuls tres sont plus belles que n’importe quelle Cendrars et Segalen. Son point
dans la nursery, il avait saisi le tison- religion. Non seulement elles nous par- d’ancrage ? La Bretagne, cette fin de
nier, l’avait plongé dans le feu et, le donnent notre dureté à leur égard ; elles terre sur laquelle il a promis, un
brandissant, avait poursuivi son frère la justifient, elles nous incitent à conti- jour, d’écrire une autre Consolation…
autour de la table en criant : « Je suis nuer d’être parfaitement horribles avec E. G.
Dieu et je vais détruire le monde ! » elles… Il n’y a rien dans le christianisme Le Livre de poche, 192 p., 5,50 ¤.
Détruire le monde, le sien tout au ni dans le bouddhisme qui égale tout à
moins, feutré, conformiste et préservé, fait la totale abnégation d’une huître. » LES HOMMES À TERRE,
il allait s’y employer tout au long de Et, sous toute cette gaieté, un senti- de Bernard Giraudeau.
son œuvre. ment d’exil, une insatisfaction profon- Bernard Giraudeau a toujours écrit :
Il est né en Birmanie, d’un père qui de. Le personnage de Comus, qui res- quand, adolescent, engagé dans la
fut inspecteur général de la police colo- semble trait pour trait à Saki (L’Insup- marine, il avait le vague à l’âme, il se
niale, puis colonel. A la mort de sa Provence 1988. Sans titre. Tirée du livre « Silences ». ARNAUD CLAASS portable Bassington), terrassé par les raccrochait déjà à la feuille blanche
mère (il n’avait pas 2 ans), on l’expédia fièvres, trouve une mort sans gloire comme à une bouée. Quelques
en Angleterre avec son frère et sa sœur, ses meilleures nouvelles : on y entend tir une longue bête jaune et brune, la dans un village perdu d’Afrique occi- années plus tard, il donne à lire,
les plaçant sous la garde de deux terri- le petit Conradin prier dévotement cha- gorge et les pattes humides de sang. dentale. Le 13 novembre 1916, on avec Les Hommes à terre, cinq très
bles vieilles tantes dans une maison du que jour son dieu prisonnier, le grand Cette veine vengeresse, volontiers entendit Munro crier, du fond d’un belles nouvelles entre La Rochelle et
village de Pilton, au nord du Devon. furet Sredni Vasthar. « Il déposait sadique, parcourt nombre d’histoires. trou d’obus : « Eteignez cette cigarette, Lisbonne, cinq histoires d’hommes à
Tous les éléments des nouvelles sont devant son autel des coquelicots en été et Toujours un enfant ou, de préférence, nom de Dieu. » Ce furent là ses derniè- la dérive. A terre, tels des albatros,
déjà en place. « Tante Augusta était une des baies rouges en hiver, car c’était un un animal sauvage s’emploie à terrifier res paroles, inattendues. les marins sont inutiles ; perdus.
femme au caractère indomptable, aux dieu qui insistait sur l’aspect farouche et quelque adulte fat et tranquille venu La réédition de trente-neuf de ses Leurs rêves s’esquintent ; les ports
sympathies et aux antipathies féroces, impatient de la vie… » Mais voici que jouir des joies de la campagne. Qui, nouvelles, dans Le Cheval impossible, et se chargent de les assassiner. « Celui
une créature impérieuse, d’une grande Mrs De Ropp, sa tutrice, « l’étalon sinon Saki, aurait dédié un recueil de de son roman, L’Insupportable Bassing- qui pose son sac sur un quai n’aura
lâcheté morale, démunie pour ainsi dire auquel il mesurait sa haine de toute res- nouvelles à un lynx, fait éventrer une ton, auquel s’ajoutent quatre histoires que des souvenirs. Moi, je ne veux pas
de toute intelligence et douée d’une natu- pectabilité », se dirige un jour vers le gouvernante par un élan, emprisonné inédites, ne peut que réjouir ceux qui de souvenirs. Je veux vivre », fait-il
re primitive. » clapier. Au terme d’une attente intermi- un membre du Parlement dans sa aiment l’humour anglais : il est ici à dire à l’un de ses personnages. E. G.
Saki régla le compte de cette vieille nable, pendant laquelle Conradin chambre en compagnie d’un porc et son meilleur. a Métailié, « Suite française »,
autocrate à l’esprit obtus dans l’une de entonne un chant guerrier, on voit sor- d’un coq de combat ou abandonné un Christine Jordis 182 p., 8 ¤.

Trois courts textes d’Annie Saumont L’écrivain américain invite à une visite guidée des livres de sa vie
Mémoire cruelle La liste de Miller
QU’EST-CE QU’IL Y A Rien. Il n’est pas là. Il rêve. Il se sou- n présentation de son Cours de lit- progrès n’empêche pas « les humains va à Paris (mars 1930) et le dernier hom-
DANS LA RUE QUI T’INTÉRESSE
TELLEMENT ?
d’Annie Saumont.
vient. C’était dans le Sud. Le soleil
brillait, entre les cyprès. Une jeune
fille s’avance, « mince et brune, dan-
E térature anglaise, Borges (…) d’aller au water-closet », seul lieu où
conseille : « Si un livre vous les mères de famille « ont la possibilité de
ennuie, ne le lisez pas (…) c’est qu’il n’a lire ».
me qu’il y a vu avant de gagner Corfou
où l’a invité son ami Lawrence Durrel
(juin 1939) ; Céline, « un géant parmi
sant sur l’herbe rase ». Serait-ce celle pas été écrit pour vous. » Ce ne pourrait En fin de volume, Miller présente nos contemporains » ; Dostoïevski, qui
Ed. Joëlle Losfeld, « Arcanes », inédit, qui aujourd’hui répète : « Pas de sel être l’exergue de l’entreprise menée à trois listes ; les livres qu’il a « l’intention « est le chaos et la fécondité » ; Walt Whit-
80 p., 7,90 ¤. dans l’eau de cuisson. Tu mangeras aus- bien par Henry Miller, pour qui des cen- de lire » – cela va de Summa Theologica, man, le poète qui scandalisa l’Amérique
si une petite grillade, c’est facile d’être taines d’auteurs semblent de Thomas d’Aquin, à Let- puritaine du XIXe siècle avec un recueil
ous les amateurs de la forme brè- raisonnable » ? On peut le craindre. avoir écrit afin qu’il ne tres de guerre, de Jacques exaltant la sexualité, ne pouvait que

T ve se réjouiront de retrouver
Annie Saumont, un gage d’ex-
cellence dans l’art de la nouvelle. On
Un texte émouvant et terrible, à faire
lire aux femmes encore jeunes, avec la
mention : « Comportement à ne pas
s’ennuie jamais. Il y a
beaucoup à retenir de
cette prodigieuse recen-
Vaché –, les auteurs dont
il n’a pas encore tout lu –
de Novalis à Léon Bloy –
séduire l’auteur de Sexus ; de même
John Cowper Powys, qui allie mysticis-
me et sensualité et qui restait pour lui
aimerait néanmoins la voir publier un reproduire ». Conseil peut-être vain… sion qui n’a rien d’un et les livres “lus”, un stu- « le maître » – il en lut « avidement tous
fort volume, plutôt que soit distillée, en Thérèse, dans « Ce serait un diman- inventaire tant les com- péfiant index de 75 pages, les livres » et appréciait de trouver dans
de tout petits livres, sa production. Voi- che », est dans le métro avec Ada. Il mentaires l’enrichissent. de Pierre Abélard, plus son autobiographie « la surabondance
ci donc seulement trois textes, réunis faut rentrer au foyer tenu par des Pour nous dire ses célèbre par Héloïse que des détails (des plus révélateurs) » ; un
sous le titre du premier, « Qu’est-ce sœurs revêches, où elles sont contrain- choix, Miller ne sépare par ses écrits théologi- coup de cœur pour le pacifisme de
qu’il y a dans la rue qui t’intéresse telle- tes de vivre, par manque d’argent. Elle pas la vie et les livres, cel- ques, à Stefan Zweig. l’auteur de Que ma joie demeure – « Voici
ment ? », trois variations sur la mémoi- se souvient de la mère d’Ada, qui com- le-là enrichie par ceux-ci De cette masse, il faut plusieurs années que je prêche l’évangile de
re. Celle d’un vieil homme, celle de battait leur amitié. Thérèse n’a plus sa qui se nourrissent d’elle. distinguer ceux qui l’hor- Jean Giono » – et pour la sensualité de
deux jeunes filles, celle d’un ancien mère, et son père, voleur à la tire, est D’ailleurs, il ne s’agit ni rifient à la pensée « du ses récits, « sans conteste un des points
meurtrier. en prison et prétend que sa fille lui res- de fiches de lecture ni temps perdu à les lire », cardinaux de son œuvre ».
Le vieil homme est à la retraite. Il semble, et volera, elle aussi. Ada des- d’un essai, mais d’une LES LIVRES ceux dont la lecture ne lui Ainsi, passent, sans souci de chronolo-
est la proie de son épouse, déjà poten- cend du métro la première. Thérèse autobiographie. On DE MA VIE fut pas pensum, ceux qui, gie ou de nationalité, les surréalistes, les
tiellement veuve, mais décidée quand reste seule avec un homme bien mis écoute les « paroles de d’Henry Miller. proches de sa pensée, dramaturges élisabéthains, le « grand
même à garder un peu son homme qui la regarde… réconfort, de paix » qu’il l’ont « influencé en tant troupeau des écrivains russes exaltés du
avec elle. Alors, il faut faire attention, Dans « Méandres », un homme trouve dans Mont Saint- Traduit de l’anglais qu’homme et en tant XIXe siècle », la Bible – sa « langue plutôt
le médecin l’a bien dit, réduire le sel, dont on ignore le nom marche dans Michel et Chartres d’Hen- (Etats-Unis) qu’écrivain, les deux deve- que son message » –, D. H. Lawrence,
le café, préférer la vinaigrette à la une ville qu’il ne reconnaît plus. Il y ry Adams, on le voit atta- par Jean Rosenthal, nant de plus en plus insépa- Joyce, Proust, Balzac, Elie Faure, Rabe-
béchamel, etc. Et puis, cette maison, est né pourtant. Il est pris dans les blé avec Cendrars à la ter- Gallimard,« L’Imaginaire », rables ». Ceux-là consti- lais, Nietzsche, Thomas Mann… un
acquise pour les vieux jours, a besoin méandres de sa mémoire. Etait-ce lui rasse d’un hôtel de la por- 500 p., 7,50 ¤ tuent sa « lignée généalogi- fleuve de noms et de titres.
de réparations. Il y a toujours quelque qui observait les petites filles, qui fai- te d’Orléans, on le suit que ». Henry Rider Hag- On est dans le bonheur de la lecture,
part un robinet qui coule, il faut se sait plus qu’observer ? L’une d’elles rue de la Gaîté, où il gard, qui connut le succès reconnaissant à Miller d’avoir pratiqué
décider à faire installer le chauffage, avait dit : « T’as pas refermé ta culotte, déambule avant d’aller applaudir Damia avec Les Mines du roi Salomon et dont il « cette exhumation des insondables profon-
choisir le type de chauffage… Lui, il une fois rentré ton affreux machin. » Et et Fréhel à Bobino, on sourit à ses éclairs souhaite qu’on reconnaisse en lui « la deurs de la mémoire », une bibliothèque
regarde par la fenêtre. Mais qu’est-ce « les petites filles ça peut mourir comme d’humour quand il se demande pour- véritable stature d’un grand écrivain » ; imaginaire dont on visite chaque rayon
qu’il y a dans la rue qui l’intéresse tel- des mouches »… a quoi Fanny Hill n’est pas dans les biblio- son « cher Cendrars », le premier écri- sans un instant de lassitude. a
lement ? Jo. S. thèques de gare, quand il constate que le vain français à venir le voir quand il arri- Pierre-Robert Leclercq
6 0123
Vendredi 23 juin 2006 DOSSIER
Rupture ou réforme : avant la présidentielle de 2007, plusieurs livres proposent des solutions pour vaincre les angoisses nationales

Modèle social français


Crise et solutions
n librairie, l’affaire semble immigrés et leurs descendants et quatriè- sur la réalité du « modèle » et de faire nouvelle phase dans laquelle l’économie plaidant pour « une société de respon-

E
entendue. La France dépri- mement intenable financièrement. » l’autruche sur ses piètres résultats. mondiale est entrée pour y adapter l’ac- sabilité ».
me, son modèle social est « Oui la France est en déclin », mar- « Les intellectuels ont un devoir : faire tion du mouvement ouvrier ». Il déplo- Philippe Alexandre et Béatrix de
coûteux et périmé, il est tèle Jacques Julliard dans un lumi- prévaloir la vérité qui seule peut unifier re : « Leur programme n’a pas changé L’Aulnoit insistent sur les effets per-
temps que vienne l’élec- neux Le Malheur français (Flamma- dans un vouloir commun [les depuis la décennie 1890-1900 (…). Le vers de la fiscalité française (3). L’im-
tion de 2007 pour engager rion, « Café Voltaire », 142 p., 12 ¤). Français] et leur donner l’envie d’une patronat qu’ils continuent de combattre pôt de solidarité sur la fortune (ISF,
le nécessaire aggiornamento trop L’éditorialiste du Nouvel Observateur, espérance commune ». est celui de Germinal pas celui de Micro- 60 000 nouveaux assujettis en 2006)
longtemps repoussé. ajoute que ce déclin n’est pas irréversi- Jacques Julliard s’adresse aux socia- soft ou Coca-Cola ». La cause de cet ferait partir un entrepreneur de France
En dehors des quelques publica- ble à condition d’arrêter de se mentir listes qu’il abjure « de comprendre la archaïsme : « Chez certains sociaux- chaque jour : le livre raconte l’histoire
tions de l’association Attac (Emploi, démocrates, la servilité intellectuelle à de quelques-uns de ces « riches »
éloge de la stabilité, de Christophe l’égard du communisme est une seconde qu’on taxe sans que cela enrichisse les
Ramaux, éd. Mille et une nuits, nature. » Le malheur français vien- pauvres.
302 p., 14 ¤.) qui prennent la défense drait de cet acharnement à répondre Dans Surtout ne changez rien
de l’Etat social et réhabilitent l’inter- par des réflexes idéologiques aux mau- (éd. d’Organisation, 260 p., 18 ¤),
vention publique à la française, les édi- vais résultats concrets. Patrick Krasensky et Pierre Zimmer
teurs ont choisi : haro sur les dévoie- Combattre la paresse intellectuelle, s’amusent de nos « Touche pas à »…
ments et les échecs du « modèle social c’est aussi la motivation de la Républi- ma Pentecôte, mon foulard, mes avan-
français ». Une floraison de livres que des idées, association qui veut tages acquis, mes RTT, le Tour de Fran-
paraissent avec pour thème central la « rénover la critique sociale » et qui ce… et pleurent « la France des 3P : pré-
question non plus de savoir s’il faut publie des ouvrages au Seuil, dont Le caution, protection, préservation ».
des changements lourds, mais com- Monde a souvent rendu compte (1). Des réformes plutôt qu’une ruptu-
ment les faire : rupture ou réforme ? A constat quasi unanime, analyses re ? La frontière n’est pas si facilement
Le constat de faillite, quasi unanime diverses. La crise vient-elle de l’inca- tracée. Christian Blanc, préfet, ancien
aujourd’hui, n’était pas si répandu il y pacité atavique du pays à trancher patron sous la gauche, député des Yveli-
a un an. Après tout, la France a un entre son attirance pour l’universel et nes (apparenté UDF) veut « relever la
TGV dont on peut être fier, un hôpital son aspiration à la grandeur, comme France » (4) et donne des pistes : l’in-
encore admiré, une natalité enviée, le prétend Philippe d’Iribarne ? Ou du novation, les pôles de compétitivité,
l’A380 et le viaduc de Millau. A gau- divorce de « la France d’en bas » avec l’université et la régionalisation.
che souvent, mais à droite parfois, les élites dans un cadre où le Hésitation aussi avec les ouvrages
comme Dominique de Villepin, le bon « social » a éclaté au profit des indivi- consacrés aux modèles suédois ou
ton était de brocarder les « déclinolo- dus, comme le disent Nathalie Brion danois, ces pays étant parvenus à se
gues ». Les grèves puis l’explosion des et Jean Brousse (La Bulle, La Table rénover en alliant efficacité et équité.
banlieues ont détruit les derniers argu- ronde, 198 p., 17,50 ¤), sociologues Mais comment les transposer en Fran-
ments des défenseurs de l’immobilis- qui vont jusqu’à redouter « l’émergen- ce qui est si différente ? La solution
me social. ce d’un fascisme volontaire » auquel les passe par l’Europe : faire alliance à
Côté livres, le tir de barrage est nour- Français aspireraient pour soulager Bruxelles avec les Nordiques pour
ri. Nicolas Baverez, auteur de l’explo- leurs angoisses ? bâtir « un modèle social ambitieux » qui
sif La France qui tombe (Perrin, 2004), La crise sociale inspire, en tout cas, ajoute « une croissance hautement
revient avec un recueil de ses chroni- les libéraux. Pour eux, la rupture est compétitive » et « une zone de cohésion
ques dans la presse (Monde nouveau, la seule issue. Mathieu Laine, jeune sociale forte ». a
vieille France, Perrin, 390 p., 15 ¤). Il avocat, veut « en finir avec l’infantilisa- Eric Le Boucher
est rejoint par de nombreux autres, tion des Français » (2). Il dénonce
étrangers compris. Le Canadien Timo- « les illusions de l’Etat sauveur » : (1) Voir La République des idées/Seuil sur
thy Smith livre ainsi un portait sans « De la consommation de nourriture, www.repid.com
complaisance (La France injuste, Autre- d’alcool, aux conséquences néfastes (2) La Grande Nurserie, éd. JC Lattès,
ment, 344 p., 22 ¤) d’un modèle qui d’une marée noire, de la nécessité de 246 p., 17 ¤.
est : « Premièrement non redistributif faire du sport aux dispositifs de sécurité (3) Trop d’impôt tue l’emploi, éd. Robert
(…), deuxièmement, lui-même la cause intérieure, de la culture d’assistance Laffont, 208 p., 18 ¤.
principale du chômage, troisièmement, aux illusions du patriotisme économi- (4) La Croissance ou le chaos, éd. Odile
injuste pour les jeunes, les femmes, les que, l’Etat nounou nous borde », dit-il, Jacob, 236 p., 19,90 ¤.

Une société de rangs où s’affrontent le clérical et l’aristocratique


L’ÉTRANGETÉ FRANÇAISE qui vient de loin, l’histoire, la lit- ge la France dans d’éternels Ces rangs ne correspondent subsidiarité européennes pour que tiennent dans la culture
de Philippe d’Iribarne. térature, les mythes, bref, la débats idéologiques sur tous les guère à l’idéal républicain, obtenir des dérogations au jeu française le désir de grandeur, la
culture. sujets, qu’il s’agisse de la vie mais on en retrouve néan- du marché. Mais l’essentiel crainte de déchoir et l’attache-
Seuil, « La couleur des idées », Donnons la clé du livre : elle économique et sociale, de l’in- moins « une certaine approxi- était dans l’explicitation que, ment à la possession d’un état »,
290 p., 21 ¤. est chez Sieyès. A la Révolution, sertion des immigrés, de l’éco- mation » dans le monde du tra- derrière la défense du « modèle prévient Philippe d’Iribarne.
l’abbé « hésite entre deux orienta- le… Ils tournent en rond autour vail, au travers d’« une égalité français », il y a eu, il y a et il y Moderniser les Français passe
a France est en accusa- tions qui vont marquer après lui de la question jamais tranchée relative de dignité ». Si tous les aura l’attrait pour le noble. par le respect de leur dignité. a

L tion. » Commençant par


cette phrase, le livre de Phi-
lippe d’Iribarne a pour évident
toute l’histoire de la France répu-
blicaine : soit abaisser la nobles-
se, la ramener au niveau du com-
de « la place de chacun au sein
de la société ». Place qui n’est
pas seulement non fixée, mais
métiers ne sont pas égaux, « il
existe un honneur professionnel
porteur de devoir qu’on ne peut
« On ne changera pas la place E. L. B.

objet de prendre la défense de mun (…), soit au contraire ano- dont les règles qui conduiraient négliger sans déchoir ».
l’accusée. blir le tiers, lui permettre d’endos- à la fixer font l’objet elles- Philippe d’Iribarne souligne
Une défense relative, l’ancien ser les habits des anciens maîtres mêmes d’« incertitude ». aussitôt que « le respect » en
X-Mines, spécialiste des entre- et de prendre leur place ». Jamais question « n’est pas toujours
prises et du management, ne la France ne tranchera entre L’attrait pour le noble au rendez-vous », que l’école a
peut vouloir prôner l’immobilis- l’égalité – les hommes sont tous Pour le dire autrement, s’af- aussi ses laissés-pour-compte
me – au contraire, bien enten- égaux – et la liberté – les hom- frontent en France, en perma- « et qu’enfin pendant que cer-
du. Mais une défense argumen- mes deviennent libres en accé- nence, une vision cléricale « célé- tains campent sur leurs privilè-
tée au fond, au sens où l’auteur dant au rang de la noblesse et brant une humanité indifféren- ges, d’autres sont relégués du
s’est voulu « ethnologue » pour de l’honneur. Le conflit n’a ciée qui aurait mis à bas les dis- côté des exclus ». Mais, pour
décrire, et pour valoriser, les jamais été réglé entre l’aspira- tinctions entre le national et lui, c’est cette grandeur qui
motivations intimes des Fran- tion à l’universel et la question l’étranger, l’homme et la femme, permet à la France « de tenir
çais, leur « univers mental », ce du rang. l’homosexuel et l’hétérosexuel » bon ».
Voilà la cause de « l’étrangeté et une vision aristocratique qui Quelles leçons tirer de ce
française », la raison pour exige que l’homme s’anoblisse, riche examen ethnologique ?
laquelle le pays oppose tant de fasse honneur à l’humanité en « Je ne prétendrai pas ici avoir
résistance aux changements s’élevant et en se détachant de trouvé la recette qui permettrait
venus d’ailleurs. D’abord parce ce qui est bas. à la société française d’échapper
que sa culture s’oppose aux La première engendre les lut- aux difficultés qui l’assaillent »,
autres conceptions, à commen- tes contre le racisme et les dis- prévient Philippe d’Iribarne.
cer par celle des Anglo-Saxons, criminations, l’engagement Pour « entrevoir des horizons
pour qui la liberté est associée à pour les sans-papiers et les pré- moins sombres », il propose de
la propriété, propriété de sa ter- caires, mais, en revanche, elle renoncer « simultanément à la
re mais, bien au-delà, de soi, de peine à s’imposer dans les sacralisation, on pourrait dire
ses droits. Ou bien encore à la domaines du travail, de l’école l’idolâtrie, et du marché et du
conception germanique, pour ou de l’immigration, note juste- statut ».
laquelle la liberté, c’est d’« avoir ment l’auteur. De la seconde Concrètement, l’auteur
droit au chapitre dans une com- naît « une France, société de n’avance rien de précis ni de
munauté ». rangs » où survivent, puissam- convaincant, notamment sur
Mais, surtout, parce que ce ment enracinés, des privilèges, l’idée que la France pourrait
« combat est sans trêve », il plon- des hiérarchies et des statuts. s’abriter derrières les règles de
DOSSIER 0123
Vendredi 23 juin 2006 7

L’attrait du paradoxe
scandinave par Robert Boyer

l est un ensemble de pays largement L’accumulation des recherches per-

I ouverts à la concurrence internationa-


le, dont les prélèvements obligatoires
représentent presque la moitié du PIB et
met de cerner les composantes qui for-
ment système dans les économies scan-
dinaves contemporaines :
qui indemnisent généreusement les chô- Des partenaires sociaux forts et
meurs les plus défavorisés. Le taux de organisés, y compris au niveau local,
syndicalisation y est très élevé, l’emploi négocient la quasi-totalité des compo-
public correspond à plus du quart de santes du contrat de travail à l’exclusion
l’emploi total. Le taux d’emploi est l’un de très rares interventions de la loi ;
des plus élevés au monde, le chômage La fiscalité et les prélèvements obliga-
est bas, le commerce extérieur dégage toires, relativement légers pour les entre-
un surplus, le budget public est équili- prises, financent le chômage et des servi-
bré voire excédentaire. Pour couronner ces publics organisés pour favoriser le
l’ensemble, le niveau de vie est équiva- redéploiement des salariés vers les
lent à celui des Etats-Unis et progresse emplois à haute valeur ajoutée ;
au même rythme que la moyenne des La concurrence internationale et le
pays de l’OCDE, alors que les indica- changement technique sont acceptés
teurs de développement humain sont comme conditions de l’amélioration du
supérieurs. Ce sont les pays scandinaves niveau de vie, d’autant plus que les iné-
qui jouissent de cette enviable position. galités sont maintenues dans d’étroites
Eriger en modèle ce qui à la fin des limites grâce à la forte progressivité de
années 1990 aurait été critiqué comme l’impôt et à la quasi-gratuité de l’éduca-
une hérésie semble paradoxal, mais cet tion, même universitaire, et de la santé ;
attrait s’explique. D’abord, après avoir Le flux de création/destruction
recherché de lointaines et inaccessibles d’emplois est permis par l’ampleur des
références au Japon, puis dans la Silicon politiques actives d’emploi mais plus
Valley, il est réconfortant pour les res- encore par l’encouragement de l’innova-
ponsables politiques de trouver au sein tion portant aussi bien sur les grandes
de l’UE une alternative au modèle typi- firmes (Suède, Finlande) que sur le tissu
quement libéral. D’autant que les des PME (Danemark).
citoyens allemands, français et italiens Le succès résulte de l’effort continu et
ont récemment signifié à leurs diri- pragmatique de synchronisation de ces

Cellule de dégrisement geants leur peu d’appétit pour le « work-


fare » anglo-saxon et son programme de
réduction de protection des salariés.
différentes interventions, dont la complé-
mentarité n’est qu’une propriété transi-
toire, car se renouvellent les sources de
Ensuite, face à la panne institutionnelle déstabilisation et de dysfonctionnement.

S
i c’était une famille, elle est-il le meilleur pour l’avenir ? » horreurs d’un capitalisme sans âme, et politique consécutive aux référen- Ainsi le modèle danois qui a émergé des
passerait en commission de Arrivent en tête des réponses positives sans cœur, sans visage ? Cette attitude dums français et néerlandais, le modèle réformes entreprises en 1993 est aujour-
surendettement. Si c’était une les Chinois (74 %, devant les n’est pas simplement puérile, signe scandinave redonne un espoir au projet d’hui sous pression moins du fait de la
entreprise, dépôt de bilan ou Américains !), suivis des Anglais d’une ignorance tenace de tous les d’une Europe sociale qui se déclinerait mondialisation que des tensions sociales
redressement judiciaire seraient (67 %), des Italiens (59 %). Et mécanismes du commerce et de la en fonction des traditions nationales et liées entre autres à l’immigration et aux
inéluctables. Mais c’est un grand pays, seulement… 36 % des Français ! Du croissance. Pour un « grand-et-vieux » cesserait d’être l’invocation rituelle des tentations de sa remise en cause par une
un vieux pays, le plus visité au coup, contrairement à François de pays, industriel, capitaliste, sommets des chefs d’Etat. coalition gouvernementale composée de
monde… Cette nation, en apparence Closets, trop vite convaincu que tout commercialement prospère, voilà plus Les Scandinaves montrent que la libéraux, conservateurs et populistes.
prospère, est pleine d’atouts. Sa qu’un folklore. Une anomalie. modernité économique et les avancées Si la logique du modèle scandinave
situation, dit-on, n’est donc pas trop
grave. La France ne sera jamais CHRONIQUE Elle contrevient à une longue
histoire de lucidité intellectuelle. Car la
technologiques peuvent être rendues
compatibles avec la préservation d’une
est assez transparente, les conditions de
son acclimatation dans les autres pays
ruinée.
Pour François de Closets, il faut au
ROGER-POL France, à côté de fièvres et d’utopies de
toutes sortes, a aussi cultivé un
solidarité sociale sur l’espace d’un Etat-
nation, même à l’époque de la globalisa-
européens, objet implicite de l’agenda
de Lisbonne de mars 2005, ne manque
contraire sonner le tocsin, et sauver DROIT exercice constant du dégrisement tion financière et du durcissement de la pas de buter sur leurs particularités insti-
nos enfants, qui vont payer nos intelligent, une pratique du regard concurrence sous l’effet de la libéralisa- tutionnelles et politiques.
inconséquences leur vie durant. Bref, peut changer si l’opinion est vraiment froid, une morale de la désillusion. tion commerciale et de la percée de la En France, le goût des débats sur les
« il y a le feu dans la maison France ». alertée, on peut se demander s’il y a Cette lignée irait par exemple de Chine et de l’Inde. Enfin, le modèle grands principes, la faiblesse des parte-
Les chiffres sont connus. Le rapport une issue. Déficits et mauvais vertiges Montaigne à Pascal, de La Boétie à danois redonne à nombre de politiques naires sociaux, la confusion des rôles
récent de Michel Pébereau a décrit le sont autant dans les têtes que dans les Raymond Aron, en passant par un projet dans lequel les pouvoirs entre la loi et la négociation collective
désastre. La dette publique représente, comptes. Bergson et Valéry. Ce dernier, par publics peuvent à nouveau jouer un rôle plus encore l’incompréhension des chan-
selon les calculs, de 18 000 ¤ à Le premier obstacle mental réside exemple, savait dire combien nous actif dans la négociation de compromis gements et potentialités apportés par la
30 000 ¤ par Français, nourrissons et dans le rôle imaginaire que l’on fait sommes « les témoins et les victimes entre partenaires sociaux qui soient phase actuelle de mondialisation et de la
centenaires inclus. L’impôt sur le jouer au « modèle français », potion d’énormes phénomènes de géologie gagnant-gagnant. construction européenne constituent
revenu ne sert plus qu’à payer les magique censée pouvoir conjuguer, sociale, politique et économique, dont les Le modèle social-démocrate est bâti autant d’obstacles à la recherche d’une
intérêts de cette dette colossale. indéfiniment, croissance économique secousses vont peut-être creuser un abîme sur un échange donnant-donnant entre « sécuriflexibilité » à la française, qui
En 1870, en 1919, en 1946, le pays a et protection sociale. Ce fut le cas, mais de servitude et d’ignorance crédule ». Il entreprises et salariés : le patronat se ferait de la sécurité des parcours profes-
traversé des situations aussi sombres : voit reconnu le droit de gérer l’emploi et sionnels la base d’un nouveau compro-
la France sortait de guerres qui la le travail en vue de préserver l’adapta- mis social. Ce pourrait être l’un des thè-
laissaient exsangue. Cette fois, aucun tion des entreprises à la concurrence, en mes centraux des prochaines campa-
conflit armé. Rien d’autre que contrepartie de la reconnaissance du gnes électorales. a
l’habitude calamiteuse – à gauche syndicat comme défenseur des droits
comme à droite, depuis deux des salariés, en particulier à une certaine Directeur de recherche au CNRS (PSE),
décennies – de gouverner en faisant sécurité. Ce compromis fondateur est économiste au CEPREMAP, directeur
plus de dépenses (20 %, en ancien – au Danemark, il date de 1899 d’études à l’EHESS, Robert Boyer vient
moyenne !) qu’il n’y a de recettes –, mais il ne cesse d’être actualisé et de publier La flexicurité danoise. Quels
disponibles. Par un tour de décliné au gré des changements interve- enseignements pour la France ? (éd. rue
passe-passe, ce déficit est noyé dans la nus en matière de structures sociales, de d’Ulm, 54 p., 3 ¤.) Signalons également
dette globale, d’année en année. techniques, de spécialisation productive l’ouvrage d’Alain Lefebvre et Dominique
Désormais, les cotes d’alerte sont et des règles internationales. La straté- Méda, Faut-il brûler le modèle social
dépassées. gie demeure au-delà même des conflits, français ? (Seuil, 160 p., 9 ¤) et celui de
Si l’on continue – dans dix, cinq ou des incertitudes et des blocages… et ils Mogens Lykketoft, Le Modèle danois.
trois ans ? –, la France pourrait se n’ont pas manqué, comme le soulignent Chronique d’une politique réussie.
retrouver dans une situation analogue les analyses, par exemple, du modèle Préface de Michel Rocard (éd. Esprit
à celle de l’Argentine : cessation de danois. Ouvert, 128 p., 14,90 ¤).
paiements, misère générale, faillite de
la protection sociale. Cette éventualité,
encore évitable si l’on en prenait tous
conscience, est purement et
simplement niée. Ainsi le plus terrible
danger n’est-il pas la dette, mais la
surdité et l’aveuglement dont elle fait
l’objet dans l’opinion. Minimiser son
importance permet de conserver une ce ne peut être perpétuel. Cet équilibre serait temps qu’on retrouve cette veine,
foule d’avantages particuliers, au singulier fut engendré par des au moment où, contre toute raison, des
détriment de l’intérêt général. Des circonstances historiques déterminées, citoyens en nombre cherchent encore
paravents idéologiques épais et rigides principalement la rencontre du poids refuge dans les nuées.
servent à escamoter les risques. Voici des syndicats après-guerre et de la Ce serait évidemment une illusion
ce qui affole François de Closets, voilà croissance des « trente glorieuses ». inverse de croire que le libéralisme est
ce qui le pousse à tirer le signal Pour en faire un modèle pérenne, il une panacée, le marché un paradis. Il
d’alarme. faut gommer les données contingentes s’agit seulement de s’appliquer à être
« Chez nous, dit-il, la réalité n’a pas de son apparition. Ce compromis moins ignorant, surtout moins
droit de cité. » Les Français paient délimité est alors transformé en un irrationnel, dans ce qu’on dit à leur
donc leur immobilisme au prix fort. idéal, capable d’incarner une structure propos. En commençant, par exemple,
Plutôt sombrer que changer ! Plutôt nationale. Comme si, perdant son à souhaiter que la dette publique soit
couler que lâcher un avantage acquis ! prétendu « modèle », la France au cœur de la présidentielle. Que l’on
Les mutations mondiales deviennent risquait de voir s’effondrer soudain son s’affronte rudement sur les modalités
menaces et agressions, au lieu d’être identité, son originalité. Comme si elle du redressement, mais que tous le
chances et opportunités. Réfugiée devait rester fixée à ce moment, jugent nécessaire. Mais rien n’est sûr.
dans un bunker de préjugés et de pourtant déjà lointain, sous peine de Les lendemains lucides peuvent ne pas
convictions en béton armé, la France ne plus se reconnaître. chanter. Prévenez les enfants : ils
s’obstine à mépriser l’économie de Il n’est pire obstacle que risquent de morfler. a
marché qui la fait vivre. l’aveuglement national paré de toutes
Un sondage vient de poser, dans une les vertus. Seuls les irréductibles PLUS ENCORE !
vingtaine de pays, la question Gaulois défendraient-ils le peuple, la de François de Closets
suivante : « Le système de la libre justice, l’homme même (sans compter
entreprise et de l’économie de marché la nature, la vie, la planète) contre les Fayard/Plon, 374 p., 20,90 ¤.
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Vendredi 23 juin 2006 ESSAIS
Un essai novateur Une transcription des cours de Vladimir Jankélévitch professés à Bruxelles en 1962-1963
sur Montaigne
Etre Une intempestive radicalité
« en branle » COURS DE PHILOSOPHIE phie française du XXe siècle, bénéficie te la collection « Traces écrites ». posture presque académique, alors
MORALE (UNIVERSITÉ LIBRE DE de fait d’une réception bien paradoxale. Si on compare ce volume aux cours qu’on aurait pu s’attendre à le voir bascu-
BRUXELLES, 1962-1963) D’un côté, cet éveilleur mémorable à qui prononcés par Jankélévitch en Sorbon- ler dans une écriture plus morcelée, aux
MONTAIGNE de Vladimir Jankélévitch. l’on doit une œuvre considérable (près ne, cette retranscription frappe par sa frontières de l’essai ou du fragment.
ou l’usage du monde de quarante volumes) et qui enseigna facture inhabituellement didactique. Pour autant, les grandes obsessions de
de Paul Mathias. Edition établie par Françoise Schwab, en Sorbonne de 1951 à 1978 influença Emaillées de nombreuses références à l’auteur de L’Imprescriptible ne cessent
Seuil, « Traces écrites », 252 p., 23 ¤. de façon décisive plusieurs générations Plotin, Aristote, Kant, Descartes, et bien d’affleurer en filigrane dans ces pages,
Vrin, 220 p,, 19 ¤. d’étudiants. Un rayonnement qui s’expli- sûr à Bergson, Pascal ou Balthasar Gra- qu’il s’agisse des intermittences du senti-
l’heure où la passion éthique que par son plaidoyer en faveur d’une cian, ses auteurs de prédilection, ces ment moral ou de la relation que celui-ci

E
t si Montaigne n’était pas seule-
ment le témoin littéraire éblouis-
sant d’une période révolue – la
Renaissance française ? Une
étincelle d’humanisme perçant l’obscuri-
A semble devenue la passion
majeure de notre temps, où des
figures comme Hannah Arendt,
Emmanuel Levinas, Walter Benjamin ou
Charles Péguy apparaissent désormais
philosophie vivante et vécue, mais aussi,
comme le relève Françoise Schwab dans
sa préface, « par sa personnalité cha-
toyante, fougueuse, chaleureuse ».
On sous-estime trop souvent la lon-
pages donnent à lire et à entendre un
homme avant tout soucieux de se ratta-
cher à la grande tradition philosophique.
Le plan même en témoigne, les séances
étant strictement découpées en sections
entretient avec le passé et l’avenir. Car
on ne comprend évidemment rien à l’œu-
vre de celui qui entendait porter « jus-
qu’à la fin du monde » le deuil des mil-
lions de victimes du nazisme si on oublie
té rouge sang des guerres de religion ? comme autant de références pour penser gue solitude qui fut la sienne depuis la au fil desquelles le pédagogue s’attelle qu’elle s’est tout entière bâtie sur une
Paul Mathias, dans ce livre dense mais la dimension tragique du siècle écoulé, la fin de la seconde guerre mondiale, une tour à tour à examiner les rapports entre épouvante. « Le pardon est mort dans les
clair – à la fois introduction à un classi- très discrète postérité de Vladimir Janké- marginalité qu’il vécut, au dire de ses la vie morale et la vie religieuse, puis camps de la mort, écrivait ainsi Jankélé-
que et lecture novatrice –, se propose de lévitch, mort en 1985, ne laisse pas d’intri- proches, comme une incompréhensible entre l’éthique et l’esthétique, ou encore vitch, mais les morts, eux, dépendent entiè-
sortir les Essais, cette œuvre majeure, du guer. blessure. Trop philosophe pour les uns, entre l’éthique et le « donné psycho-biolo- rement de notre fidélité. »
contexte historique. D’où vient que ce philosophe d’origine pas assez pour les autres, le philosophe gique ». Creusant inlassablement et douloureu-
Pour lui, Montaigne est un philoso- juive russe né à Bourges en 1903, qui pla- du « je-ne-sais-quoi » et du « presque- sement le même sillon, Jankélévitch
phe à part entière doté d’une « métaphy- çait la question morale au-dessus de tout rien », doublé d’un musicien virtuose, Une manière de philosopher vient réitérer dans ces cours de Bruxelles
sique », de facture assez spéciale il est alors qu’il était de bon ton de s’en n’a jamais vraiment trouvé sa place Ce déroulé rigoureux d’une pensée en qu’« il n’est rien d’humain qui ne soit
vrai, mais qui préfigure à bien des moquer, qui fut en outre l’un des grands dans le monde philosophique. Aujour- acte, un rien laborieux par endroits, moral ». Une autre façon de rappeler que
égards certaines des conceptions les témoins engagés de son époque – résis- d’hui encore, rares sont les dictionnaires émeut surtout pour deux raisons. notre humanité est une tâche, qu’elle ne
plus contemporaines : l’importance tant sous Vichy, pétitionnaire au moins et les manuels où son nom figure. D’abord parce qu’on y retrouve cette nous est jamais donnée d’emblée et qu’il
accordée au « corps propre », une atten- aussi assidu que Sartre après la guerre –, Ces Cours de philosophie morale, façon, si propre à Jankélévitch, d’ac- nous faut, irrémédiablement, la porter et
tion apportée aux relations entre pensée demeure toujours aussi absent de notre recueillis par une élève, contribueront cueillir tous les infiniment petits de la en répondre. a
et langage, ou encore une ébauche de la paysage intellectuel ? La publication de peut-être à arracher « le vieux Vladi- détresse et de la grandeur humaines, lui Alexandra Laignel-Lavastine
notion d’« être pour la mort » ou de « la ces Cours de philosophie morale, professés mir », comme il le disait lui-même, à l’in- qui confessa un jour : « Mon projet philo-
mort dans la vie » qui n’est pas sans rap- à l’Université libre de Bruxelles en différence où notre temps l’a relégué. sophique est une manière de philosopher. Signalons, dans la même collection, les
peler la philosophie d’Heidegger ou le 1962-1963, marquerait-elles, à cet égard, L’occasion de saluer au passage le C’est-à-dire d’essayer de penser, jusqu’au cours prononcés par Louis Althusser à
« temps perdu » de Proust, etc. Bref, l’indice d’un frémissement ? remarquable travail de Dominique moment où la pensée se brise, des choses dif- l’ENS de 1955 à 1972, publiés sous le titre
derrière le beau parler du XVIe siècle et Sa voix, d’une radicalité intempestive, Séglard, l’animateur de ce lieu éditorial ficiles à penser. » Mais on y rencontre aus- Politique et Histoire, de Machiavel à
les références aux Grecs et aux Latins, se l’une des plus singulières de la philoso- assez unique en son genre que représen- si son obstination à camper dans une Marx (336 p., 23 ¤).
dissimulerait une extrême modernité.

Scepticisme et éclectisme
Au-delà, en effet, du scepticisme et
de l’éclectisme de Montaigne, qu’il ne Une biographie de l’écrivain qui a théorisé, au XVIIe siècle, de nouvelles pratiques éditoriales
faut pas confondre avec un refus de la
raison, on trouverait dans les Essais
une métaphysique à part entière. Dans
la mesure où ce texte « pénélopéen »,
Pierre Bayle, homme libre des lettres
démontre Paul Mathias, ne cesse de
revenir sur lui-même dans un inachè- PIERRE BAYLE lectuelles particulières de la naissance port où il peut être à couvert des tempêtes nement de cette République : volonté
vement structurel, il serait porteur d’Hubert Bost. moderne de l’homme de lettres. de l’ambition et de l’envie. » d’informer aussi rapidement et aussi
d’une « ontologie négative » – allusion Bayle, en effet, inventa et s’inventa Ce choix existentiel décisif, qui distin- objectivement que possible sur les paru-
à la théologie du même nom qui renon- Fayard, 696 p., 27 ¤. une position en grande partie nouvelle gue Bayle des thuriféraires stipendiés et tions d’ouvrages, souci d’exactitude fac-
ce à dire ce que Dieu est. à la faveur des convulsions politiques des polémistes mondains aveuglés par tuelle et de précision dans les citations
L’écriture redondante et le style hési- e Pierre Bayle, mort il y a juste de la fin du XVIIe siècle et des transfor- leurs certitudes, ne le condamne pas au au risque de l’inflation des références et
tant révéleraient une stratégie d’appro-
priation d’un monde mobile par nature
(« en branle »). La prolifération du réel
D trois cents ans, Voltaire estimait
que la biographie n’aurait pas
dû excéder six pages, car « la vie d’un
mations de la circulation internationale
des idées. Refusant ou n’exerçant qu’à
contrecœur les charges de pasteur, de
retrait du monde et à l’isolement. Il
devient chez lui, au contraire, le prin-
cipe même de son engagement dans
des notes marginales, fictions littéraires
lui permettant de faire circuler ses
écrits en prétendant ne pas en être
déborde, chez Montaigne, toute préten- écrivain sédentaire est dans ses écrits ». précepteur ou de professeur, ne voulant une République des lettres idéale où les l’auteur afin de recueillir critiques et
tion à former des jugements arrimés sur Hubert Bost fait pourtant le pari pas mettre sa plume au service de quel- idées et les ouvrages circulent par-delà suggestions… Bayle fait ainsi la théorie
un moi identique. Plus qu’inventeur du inverse avec cette enquête qui couvre que grand protecteur, Bayle n’eut de ces- les frontières et les préjugés. Son désin- de la pratique des échanges lettrés de
sujet, il se retrouve donc précurseur près de 700 pages. se de chercher à se ménager une exis- téressement y est son principal crédit : son temps pour en proposer la maxime
d’une problématique plus contemporai- C’est que la vie de ce fils de modeste tence modeste mais libre, délivrée des il n’écrit ni pour la gloire ni pour un essentielle, qui garde toute sa perti-
ne encore : une « déconnexion de soi à pasteur ariégeois devenu un polémiste ambitions inutiles et des gloires éphé- prince, mais pour soumettre à l’examen nence aujourd’hui : « La force d’une
soi » où le singulier l’emporte sur l’uni- célèbre et l’un des théoriciens de la mères. des savants des questions dignes de preuve ne dépend point de la disposition
versel, le mouvement sur l’être fixe. Une République des lettres est pour lui occa- La courte notice qu’il consacre à leur attention et exercer lui aussi un d’esprit de celui qui la propose. » La
insurmontable diversité : c’est, selon sion non seulement de rappeler l’his- Pierre Bunel dans son Dictionnaire histo- droit d’examen que nul ne peut lui nier. vérité n’est pas affaire de personne.
Paul Mathias, le vrai sens de l’affirma- toire du protestantisme français autour rique dévoile au lecteur l’état qu’il s’est Bayle contribue alors, rappelle Bost, Hubert Bost a été sage de ne pas
tion selon laquelle tout homme forme de la révocation de l’édit de Nantes, en choisi : « Il faut que l’on sache qu’il ne à la transformation concrète des prati- tenir compte de l’avertissement de
« le reflet de l’humaine condition ». a 1685, mais surtout de porter au jour les travaille qu’à vivre tranquillement et qu’il ques savantes et des stratégies éditoria- Voltaire. a
Nicolas Weil conditions sociales, politiques et intel- a choisi la retraite du cabinet comme un les qui s’inscrivent au cœur du fonction- Olivier Christin

LES AUTEURS DU « MONDE »


Une biographie et la correspondance d’une figure de la résistance, Dietrich Bonhoeffer
LA PONCTUATION

Dieu contre le nazisme OU L’ART D’ACCOMMODER


LES TEXTES,
d’Olivier Houdart et Sylvie Prioul.
Tout, tout, tout : vous saurez tout sur le
DIETRICH BONHOEFFER lettres de captivité devenues testantisme – von Harnack, Karl l’autre, des actes éblouissants clam (!) le rog (?) et les sus (…). Vous
de Ferdinand l’une des contributions majeures Barth –, ses charges pastorales à de l’Eglise confessante, celle de apprendrez à quoi servent les [],
Schlingensiepen. à la théologie moderne : com- Berlin et à l’étranger, sa décou- la résistance à Hitler, que Bon- pourquoi le ; ne mérite pas sa
ment vivre devant Dieu et avec verte éblouie à Rome de l’univer- hoeffer fonde, en mai 1934, avec désuétude, et bien d’autres choses
Traduit de l’allemand Dieu dans un monde sans Dieu ? salité du catholicisme, ses enga- Martin Niemöller. Toute la cor- encore. Une érudition légère, un choix
par Charles Chauvin Impossible de répondre à cette gements dans l’œcuménisme. respondance qu’il écrira dans délicat des citations, des exercices à
et Raymond Mengus. question sans replonger dans Il décrit surtout une Eglise les années de captivité ne s’écar- réaliser en famille : les auteurs – l’un
Ed. Salvator, 420 p., 29,50 ¤. l’extraordinaire destin de ce plus d’Allemagne prisonnière d’un te pas de cet axiome : loin des est correcteur au Monde.fr – ont tout
jeune fils d’une famille de huit cas de conscience que n’avait pas oripeaux des Eglises, discrédi- pour nous plaire et nous instruire. Ils n’ont pas oublié la
RÉSISTANCE ET enfants, grands bourgeois de Silé- prévu l’autonomie des « deux tées entre 1933 et 1945 et appe- bibliographie, où les accros de la parenthèse et du cadratin
SOUMISSION sie. Histoire douce et tragique Règnes » – religieuse et étatique lées à disparaître, le seul chris- pourront piocher. Et surtout, ils ont su faire de cette leçon à
de Dietrich Bonhoeffer. d’une fratrie où brille l’éclat de – de Martin Luther. Face à Hit- tianisme qui survivra est celui l’usage des amateurs un véritable texte littéraire point final.
l’intelligence, de la culture, de la ler, qui est le non-droit absolu, de Jésus, « l’être pour les Seuil, 204 p., 12 ¤.
Ed. Labor et Fides, 652 p., 37 ¤. générosité, de la fidélité à une l’impératif de la conscience et de autres » – les bafoués, les oppri-
Allemagne terrassée par le traité l’Evangile est plus fort que la loi més – et la prière. KESSEL-MORAL,
onfesseur de la foi, théolo-

C
de Versailles et à un protestantis- de l’Eglise. Dès février 1933, sur On fera de lui le prophète d’un DEUX REPORTERS
gien, résistant et martyr : me vécu sans excès. Famille d’ex- une radio de Berlin, Bonhoeffer christianisme sans Eglise, allant DANS LA GUERRE D’ESPAGNE,
quelle facette retenir de ception qui paiera un lourd tri- joue sur les mots : « Si l’image au-delà de ce qu’il a lui-même de Michel Lefebvre.
Dietrich Bonhoeffer, ce monu- but à la folie nazie : deux fils et du “Führer” glisse vers celle du écrit. Reste qu’il faudra bien un Octobre 1938 : Pierre Lazareff, le
ment de l’histoire chrétienne du deux gendres assassinés. “Verführer” (séducteur), le chef se jour qu’on dresse le martyrologe patron de France-Soir, décide
XXe siècle ? Le centenaire de la La figure du tyrannicide rem- déifiera en une caricature de de ces figures qui ont trouvé d’envoyer en Espagne républicaine
naissance de ce pasteur alle- plirait à elle seule plus d’un Dieu. » Sa rupture avec le régime dans la foi chrétienne le motif de deux fameux grands reporters :
mand, le 4 février 1906 à roman. Mais la biographie de et l’« Eglise du Reich », dirigée leur résistance au totalitarisme. a l’écrivain Joseph Kessel et le
Breslau, opposant de la première Schlingensiepen ne se limite pas par des prélats à la botte, se Henri Tincq photographe Jean Moral. Quinze
heure à Hitler, exécuté par les à la participation de Bonhoeffer confirme avec le « sinistre para- jours durant, à Barcelone, à Valence
nazis le 9 avril 1945 au camp de aux réseaux qui préparent de graphe aryen » excluant les juifs Signalons également la traduction et à Madrid, ces deux hommes vont
concentration de Flossenbürg, loin l’attentat contre Hitler du de tout emploi public. Bonhoef- de l’allemand (par Marthe Weiss) donner à voir et à lire cet événement
suscite une remarquable bio- 20 juillet 1944, son arrestation le fer ne peut concevoir son christia- des écrits d’un jeune pasteur considérable. En févier 1939, marqué par cette expérience,
graphie de Ferdinand Schlin- 5 avril 1943 et sa pendaison. nisme sans sa part juive. alsacien, Charles-Eugène Weiss, Joseph Kessel retourne à Madrid le temps de quatre reportages
gensiepen, renouvelant celle Schlingensiepen raconte surtout Le cœur de cet ouvrage est enrôlé de force et mort en Russie pour assister aux funérailles de la République espagnole. Michel
d’Eberhard Bethge, contempo- la carrière d’un prophète vision- donc bien le récit détaillé, d’un en avril 1944, à l’âge de 21 ans : Lefebvre, journaliste au Monde 2, présente et publie dans ce
rain et ami de Bonhoeffer (1967). naire des nouveaux malheurs de côté, des plus odieuses compro- Malgré la nuit et le brouillard, magnifique ouvrage les quatorze articles de Joseph Kessel – des
Labor et Fides réédite de son l’Allemagne, l’héritage qu’il a missions avec le nazisme d’évê- préface de Marc Lienhard, éd. modèles du genre – ainsi que 250 clichés de Jean Moral.
côté Résistance et soumission, ses reçu des maîtres à penser du pro- ques et de laïcs allemands et, de Arfuyen, 174 p., 17 ¤. Taillandier, 192 p., 252 photos noir quadri, 29 ¤.
AVENTURES 0123
Vendredi 23 juin 2006 9
Deux auteurs explorent l’humaine réalité d’Alexander Selkirk, marin écossais dont la mésaventure inspira Daniel Defoe

Si Robinson
est un homme
LES FOLLES AVENTURES pluie. Des marins disaient avoir vu la ter-
DU VRAI ROBINSON CRUSOÉ re exploser… »
de Diana Souhami. Enivrants tropiques, violence de la
vie à bord des bateaux. Scorbut, mutine-
Autrement, 236 p., 17 ¤. ries, morts au combat, châtiments cor-
porels, morts tombés du grand mât,
LA VÉRITABLE HISTOIRE amputations, morts sans commentai-
DE ROBINSON CRUSOÉ re… Tout est rendu avec âpreté. Alexan-
(et l’île des marins abandonnés) der Selkirk embarque pour la première
de Ricardo Uztarroz. fois à 15 ans, à 18 il est l’un des
1 200 volontaires d’une tragique équi-
Arthaud, 340 p., 20 ¤. pée caraïbe, et l’un des 300 rescapés.
Un vivant sur quatre. La force, la volon-
ela n’a pas arrêté depuis 1719, té, la violence de quatre hommes dans

C six mois après la parution de La


Vie et les Aventures étranges de
Robinson Crusoé, marin natif
d’York : l’aventure du naufragé sur son
île est réécrite à l’infini. Elle le sera tant
un seul corps. Voilà le Selkirk qu’a
découvert Diana Souhami : un homme
au nom flottant, Selcraig, Sillcrigge, Sel-
chrig, le cœur durci par les coups de
fouet, les boyaux comme un vieux cuir,
que notre civilisation sera là pour dou- une brute réchappée du scorbut, inapte
ter d’elle-même, tant que chacun d’en- à la vie à terre, dont la date de naissan-
tre nous aura besoin de taquiner ses ori- ce elle-même est incertaine. A-t-il 21 ou
gines. Il y aura d’autres robinsonnades, 25 ans en 1701 quand, dans son village
d’autres Tournier pour prendre la suite de Largo, Ecosse, une violente dispute
de Defoe, d’autres Méliès, Buñuel ou l’oppose à son frère qui lui a fait boire
Zemeckis, d’autres Lost. de l’eau de mer ? L’âge importe moins L’archipel de Mas a Tierra au large de Valparaiso. ANTONIN BORGEAUD
Lecteurs, spectateurs, nous frissonne- que l’acte : le fils indigne menace son
rons en entrant dans la peau d’Adam propre père, lève la main sur sa mère. autour du monde de Rogers, publié en der Selkirk sur son île. Woodes Rogers et ternes, un exil cafardeux où
(et Eve depuis le Foe de Coetzee) pour Des voisins portent plainte, il s’enfuit, 1713, n’a jamais été réédité en France). ne décrit rien d’autre qu’un Selkirk d’« immenses vagues grises se brisent sur
rejouer, seul et en accéléré, la marche il n’a plus sa place à terre. Quant à Richard Steele, auteur du seul accueillant pour l’équipage qui le libère, les récifs ». Mais, prolongeant sa visite
vers la civilisation. De nouvelles fic- On le retrouve en 1704 sur le Cinque autre témoignage connu, c’est « un hom- un homme qui a fait preuve, pour survi- jusqu’à nos jours (2005 : fausse décou-
tions naîtront autour de l’astre Robin- Ports Galley, corsaire anglais guettant me gras et porté sur la boisson ». vre, d’une prodigieuse intelligence prati- verte d’un trésor), il sait y rencontrer
son, telle est la puissance du mythe. ses proies au large du Chili. L’équipage Ecartés les témoignages de première que. Deux mois plus tard, pendant l’atta- quelques riches spécimens d’humanité,
Pourtant, si beaucoup a été et sera est au bord de la mutinerie, des main, Diana Souhami laisse percer son que de Guayaquil, Selkirk est chargé de colons, putes ou bagnards, vrai nau-
réinventé sur Robinson, peu a été écrit 92 marins embarqués un an plus tôt, il mépris pour le marin fruste qu’elle juge récupérer les bijoux cachés sous leurs fragé recueilli un beau matin sur la
sur le marin écossais dont la mésaven- n’en reste que 40. Le capitaine, mort amoral. Puisqu’elle l’a découvert jeune vêtements par des femmes, et Woodes grève, faux espion nazi, vrai chercheur
ture inspira Daniel Defoe : Alexander du scorbut, a été remplacé par un brute envers sa famille, brute il doit être Rogers est frappé de sa galanterie : « Je de trésor…
Selkirk, abandonné en 1704 sur une île nobliau de 21 ans. Les vers ont gâté les sur son île. C’est un prisme, un préjugé, remarquai ce trait de modestie d’autant Son Selkirk, moins incarné mais plus
du Pacifique et recueilli quatre ans et vivres, ils dévorent les membrures, le mais bientôt un peu plus : une extrapo- plus volontiers qu’elle est rare chez les juste que celui de Souhami, il ne l’envi-
quatre mois plus tard avec, vrai de vrai, trois-mâts fait eau, Selkirk exige une lation qui donne naissance à une gens de mer, et que MM. Connely et Selki- sage que désespéré dans sa solitude.
un bonnet de peau de chèvre sur sa tête escale prolongée sur l’île Juan Fernan- rumeur et, qui sait, à un nouveau rk, qui commandaient ce détachement, ne « L’expérience de Selkirk, écrit-il, montre
hirsute. Qui était cet homme, d’où dez, le capitaine s’y oppose et abandon- mythe. sont mariés ni l’un ni l’autre ; ainsi je me qu’un individu ne peut se dispenser de la
venait-il et comment a-t-il survécu, en ne son second malcommode. Le navire Page 107 : « Rien de ce qu’il faisait flatte que le beau sexe leur en témoignera présence d’autrui qu’au prix d’une dou-
réalité ? Deux livres sont partis à sa repart et coule. Selkirk est seul sur une dans l’île ne semblait bien ou mal. Il tuait sa reconnaissance à son retour dans la leur immense et d’une régression vers
recherche ; et si le second s’approche île déserte en plein Pacifique sud. les otaries, matraquait les chèvres, se mas- Grande-Bretagne. » l’animalité. »
davantage du « vrai Robinson », la turbait contre les palmiers, volait des Diana Souhami ne cite pas ce passa- Revoilà l’animal ! Deux auteurs, s’ap-
manière dont le premier se perd en che- La belle langue des gens de mer œufs… » Puis, page 108 : « Son effort et ge, affirme que le journal de Rogers est prochant au plus près d’Alexander Sel-
min est passionnante. Pour relater les cinquante-deux mois son plaisir de la journée consistaient à expurgé et sous-entend qu’un viol a kirk, refusent d’en voir l’éclatante
Diana Souhami a beaucoup enquêté passés sur l’île qui porte aujourd’hui le chasser et à sodomiser les chèvres ». Le immanquablement suivi. En quatrième humanité. Car seul un homme, retrou-
pour écrire Selkirk’s Island, que les édi- nom de Robinson Crusoé, Diana Souha- motif est établi : Selkirk a découvert la de couverture, Selkirk est présenté com- vant toutes les ressources de ses sem-
tions Autrement publient sous le titre : mi aurait pu se reposer sur la belle rela- sodomie dans la Bible, il viole ses chè- me « un garçon un peu minable, pauvre blables, pouvait survivre seul pendant
Les Folles Aventures du vrai Robinson tion du capitaine Woodes Rogers, qui a vres. Joli tour de passe-passe, relayé en et ombrageux ». Ce n’est pas le « vrai quatre ans, surmonter la dépression et
Crusoé. Elle recueille, décrit, puis se recueilli Selkirk à demi-sauvage. Com- préface et en postface : puisqu’il viole Robinson ». finalement être heureux, démuni de
glisse dans les zones d’ombre de l’his- me elle est belle, et précise, cette langue ses chèvres, Selkirk est une « tête de tout sur une île déserte, au point de ne
toire pour se laisser happer à son tour de gens de mer habitués à produire lard », un forban sans conscience, donc Entre odyssée et « utopie » la quitter qu’à regret. En gravant les
par le mythe. Comment Selkirk a-t-il leurs écrits devant les tribunaux, cette un « gibier de potence ». Ricardo Uztarroz, longtemps en pos- encoches d’un calendrier sur un arbre,
vécu, et que faisait-il avec ses chèvres ? langue qui invente les mots d’une réali- Etonné par ce jugement sans appel, te au Pérou pour l’AFP, a pour lui une en apprivoisant des animaux et en
Fascinante trajectoire elliptique qu’il té pas encore exotique, juste merveilleu- on cherche le dossier d’instruction. Il se connaissance approfondie de l’« île des tirant le feu de bûchettes de poivrier
faut suivre pied à pied. se, où le colibri est « oiseau-murmure, trouve tout entier dans une note au bas marins abandonnés ». Dans La Vérita- frotté, en lisant à haute voix pour ne
Tout commence avec bonheur entre ou bourdonnant, pas plus gros qu’un han- de la page 108 : « Il m’est apparu, à la ble Histoire de Robinson Crusoé, il avan- pas perdre la parole, Selkirk a montré
archives maritimes inédites et évoca- neton ». lecture du journal de Woodes Rogers, que ce avec prudence sur la piste du naufra- qu’il était resté un homme.
tions inspirées. Journaliste, Diana Sou- Comme il est fin, Woodes Rogers, les incisions d’oreilles pratiquées par Selki- gé écossais, explorant le parallèle entre Quelles furent ses pulsions, et com-
hami produit des pièces légales, déposi- quand il raconte comment Selkirk, rk [sur ses chèvres] comportaient une son odyssée et « l’utopie » de Defoe, ment les a-t-il assouvies ? Rien n’est dit
tions, listes d’équipages, notes aux « durant les huit premiers mois, eut beau- référence sexuelle. Un insulaire, Jaimie « celle d’une société fondée sur les valeurs là-dessus dans les témoignages d’épo-
armateurs, plaintes en justice… Mais coup de peine à vaincre la mélancolie et à Sidirie, m’expliqua en 1999 que Selkirk du puritanisme presbytérien », « un eden que. Le sexe doit rester le secret du vrai
elle s’échappe dès que possible vers surmonter l’horreur que lui causait une si “coupait les chèvres parce qu’il les avait modeste, austère, laborieux, frugal »… Robinson, et c’est tant mieux. Ainsi,
l’île qui la fascine. Sa plume s’égare affreuse solitude ». Mais Diana Souhami possédées”. C’était une marque de conquê- Uztarroz nous conduit dans le sillage d’autres Michel Tournier pourront
avec bonheur quand elle se laisse cap- ne lui trouve pas de talent et ne cite que te. Lorsqu’un homme est seul, c’est la de la flibuste jusqu’à l’archipel Mas a offrir des phantasmes et une sexualité
ter par l’étrangeté du lieu : « L’île chan- quelques fragments des vingt pages même chose partout dans le monde. » Tierra, 600 kilomètres au large de Val- oniriques aux Robinsons à venir, en tou-
geait à mesure que filaient les nuages, magnifiques qu’il a consacrées au Dans les textes d’époque, il n’y a aucu- paraiso. Il peint l’île humide comme te liberté. a
que croissait la Lune, que tombait la séjour de Selkirk sur son île (le Voïage ne indication sur la sexualité d’Alexan- une prison entourée de grèves désolées Charlie Buffet

ZOOM
Au XVIIIe siècle, des naufragés russes ont vécu six années sur une île du Grand Nord
LE MONT ARTAMARE,

La survie est une œuvre d’art d’Emmanuel Ratouis


Le mont Artamare, défendu par la
plus haute paroi du monde, est situé
sur les rives d’un pays qui ressemble
QUATRE CONTRE L’ARCTIQUE bles nuits de quatre mois, de froid dan- Dans Quatre contre l’Arctique, il part la côte a vécu, et dont les marins ont au Groenland, au fond du fjord
de David Roberts. tesque, de faim, d’angoisse, de solitude sur la trace des Robinsons russes avec survécu. Tulipak. L’auteur, guide de haute
partagée. le même sérieux que s’il s’attaquait à Il ne lui reste qu’à prendre avec trois montagne, aborde les pères et leurs
Ed Guérin, 392 p., 28 ¤. Mais pourquoi, quarante ans après un vers de Shakespeare ou à une mon- compagnons le chemin de l’île centrée guerres, les alpinistes et leurs
la mésaventure d’Alexander Selkirk, tagne inviolée d’Alaska. sur le signe du vide, Edgeøya où, doutes, le rapport des premiers avec
ntre 1743 et 1749, quatre marins l’histoire de ces Robinsons-là, sans L’enquête, patiente, obsessionnelle, durant des semaines, il cherche en vain

E
les seconds. A fouiller. Ch. B.
russes, abandonnés sur une des conteste l’une des plus incroyables- devient bientôt un but en soi, si bien (mais y croit-il lui-même ?) les traces Ed. Tulipak, 144 p., 16 ¤.
îles du Spitzberg après le naufra- mais-vraies histoires de survie de tous que le lecteur se prend au jeu des hypo- des survivants. Car c’est sans doute la
ge de leur bateau, ont réussi à survivre, les temps, est-elle tombée dans thèses avant de se perdre à son tour seule morale qu’il y a à trouver sous les LES CENDRES DE L’EMPIRE,
dénués de tout, dans un des lieux les l’oubli ? Parce qu’ils étaient Russes, dans les méandres de la bureaucratie brumes glacées de l’Arctique : il n’y a d’Alain Dugrand
plus déshérités du monde, une île avance David Roberts, venus d’un pays russe. Mais c’est au moment où cette pas de survie sans humanité, et pas Alain Dugrand voyage à cloche-pied
dépourvue de végétation et à demi de stoïques où survivre n’est pas une quête semble toucher à l’absurde d’humanité sans mélancolie. Roberts, sur le puzzle caucasien des
recouverte de glace, hantée par les affaire. Et parce qu’on ne sait plus (« Prends ma photo et baise-moi », dit dans un bel épilogue, cite Camus sur le républiques post-soviétiques, puis il
ours blancs et balayée par les tempêtes grand-chose de leur aventure : un récit un ivrogne dont les propos sont suicide et parle de la joie qu’il ressent continue sur son élan vers l’Iran, le
arctiques. ampoulé de quelques dizaines de recueillis et traduits avec la même pré- lorsqu’il écoute la Sonate en si bémol Pakistan, l’Inde. On se laisse
Six ans, six mornes années à pages recueilli de la bouche des survi- cision impassible que le reste de l’en- majeur de Schubert, « stupéfié par le conduire avec plaisir dans cette
mâchouiller de l’« herbe à scorbut » vants par un certain Pierre Le Roy, qui quête), que Roberts connaît son épipha- mystère qu’un jeune homme puisse flânerie sans clichés, où l’on
pour ne pas plonger, six ans à bouffer se retranchait si bien derrière sa mor- nie littéraire. Dans le port du nord de l’avoir créée avant de mourir de la syphi- rencontre, ça ne s’invente pas, le
du renne (viande, graisse, abats) sous gue d’académicien satisfait que beau- la Sibérie d’où sont originaires les qua- lis ». Et il ajoute, parlant cette fois des Français le plus célèbre du Pakistan,
des ciels invariablement gris, avec les coup de détails de l’histoire se sont per- tre marins pomores, il rencontre deux naufragés : « Admirant l’œuvre d’art un paléontologue, découvreur du
bêlements des morses et les gémisse- dus, jusqu’au lieu même du naufrage. veuves, les dernières à porter le nom qu’ils ont réussie en s’accrochant à la vie, baluchisterum, le plus grand
ments de la banquise pour seul paysa- David Roberts est un mélange d’uni- d’un des Robinsons. Il découvre dans je me sens rempli d’un sentiment qui res- mammifère herbivore connu. Ch. B.
ge sonore. Et surtout, six hivernages versitaire et d’aventurier comme seule leur témoignage d’inappréciables semble à de la joie. » a Hoëbeke, « Etonnants voyageurs »,
au-delà du cercle polaire, six intermina- l’Amérique du Nord sait en produire. détails sur la façon dont cette ethnie de Ch. B. 192 p., 16 ¤.
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Vendredi 23 juin 2006 SÉLECTION
Glissez des livres dans les valises de
vos enfants
VIENS, de Kéthévane Davrichewy sous la pluie, entraînant tout le potager TOUTES LES RÉPONSES AUX
et Christophe Honoré dans un numéro endiablé… Le texte se QUESTIONS QUE VOUS NE VOUS
Parce qu’il a surpris Salomé en fla- scande comme une chanson. Les légu- ÊTES JAMAIS POSÉES,
grant délit de mensonge, que l’adoles- mes tels des personnages invitent à une de Philippe Nessmann
cente dénigrait son père, mort en fait, exploration ludique du potager. et Nathalie Choux
quand lui souffre des bouffées déliran- Le Baron perché, 32 p., 10,90 ¤. Le second tome d’une formule gagnan-
tes du sien, Etienne interpelle par let- Dès 3 ans. te : des questions apparemment loufo-
tre son ancienne amie, qu’il a perdue ques reçoivent des réponses scientifi-
de vue au sortir de l’école. Au fil d’une JE NE TROUVE PAS LE ques qui permettent d’éclairer des
correspondance heurtée, animée par SOMMEIL, de Ch. Féret-Fleury domaines aussi variés que la biologie,
des élans contradictoires, des réflexes et Mayalen Goust la physique, la météorologie, l’astrono-
de méfiance et des abandons de Tout part d’une phrase, prononcée un mie… A la fin, un formulaire permet
confiance de moins en moins retenus, matin par sa maman, que la petite fille aux jeunes lecteurs de soumettre leurs
les deux ados tissent peu à peu une his- prend au pied de la lettre : « Je n’ai pas propres questions à l’éditeur : de quoi
toire singulière, où l’ironie de mise pu trouver le sommeil. » La voici en quê- former des apprentis-chercheurs.
quand on rêve de contes de fées s’épui- te du sommeil perdu à travers la mai- Palette…, 128 p., 16 ¤. Dès 11 ans.
se devant la force des sentiments et la son. Un joli texte, très musical, associé
justesse des joutes dont nul ne peut sor- à des illustrations somptueuses qui LE GRAND LIVRE D’ACTIVITÉS
tir vaincu. Eloge du dire vrai, de l’ac- jouent sur les perspectives et les pro- DE GALLIMARD JEUNESSE
tion – même malhabile, même sur- portions, un peu à la manière d’Alice… Tous les héros de la maison (Pierre « Botte de carotte », d’Anne Sol et Muriel Chamak. EDITIONS LE BARON PERCHÉ
jouée –, ce récit composé par Kéthéva- Flammarion, 28 p., 10 ¤. Dès 4-5 ans. Lapin, le Petit Prince, Tigrou ou Arme-
ne Davrichewy et Christophe Honoré line Fourchedrue...) mis en scène dans UN LION À PARIS, s’ouvre classiquement sur l’Europe, de
est une gageure, chacun des écrivains MON PREMIER LAROUSSE plus de 150 jeux - différences, sudoku, de Béatrice Allemagna la Victoire de Samothrace et Cimabue
ayant un art personnel consommé de DES C’EST QUOI ? labyrinthes, grilles de mots... Idéal Un instant de grâce avec cet album éton- à Matisse et Picasso, très vite le Vieux
la conduite de l’intrigue. Leur entente de François de Guibert pour voyages en train ou en voiture. nant – par son format, son sens de lectu- Continent n’apparaît que comme l’un
permet de livrer une fiction généreuse, Cet ouvrage, illustré par 15 dessinateurs Gallimard, 192 p., 7,50 ¤. Dès 4 ans. re, son sujet… Sous prétexte d’expliquer des horizons humains, dont l’Afrique,
éprouvante, à l’image des incertitudes différents, satisfait sous forme de ques- la présence d’un lion à Denfert-Roche- les Amériques, l’Asie et l’Océanie, envi-
et des chances qui délivrent des angois- tions-réponses la curiosité des enfants : LE JARDIN DES SORTILÈGES, reau, Béatrice Allemagna compose une sagées dans une stricte approche ethno-
ses et permettent d’espérer sans se tra- famille, société, école, environnement… de Jean Molla invitation à visiter Paris en réenchan- graphique, tempèrent la primauté. Une
hir. Un très beau texte, heureux sans Si les questions sont pertinentes, les Un jeune sorcier affronte un mage en tra- tant les poncifs touristiques, de Beau- galerie fascinante, d’une heureuse com-
sacrifier au simplisme. réponses toutes faites peuvent agacer, versant les lieux et les époques. Une pin- bourg au Louvre ou à la tour Eiffel. position, commentée avec une malice
L’Ecole des loisirs, 104 p., 8,20 ¤. Dès mais les encadrés qui proposent une cée de « potterisme », une louche de fan- Autrement, 32 p., 13,50 ¤. Dès 6 ans. bienvenue.
9 ans. réflexion ouverte à propos d’une fable tastique médiéval, un soupçon d’égypto- RMN, 140 p., 18,50 ¤.
ou d’une anecdote sont des plus réussis. logie… Résultat pas très original, mais LA VOIX DES MASQUES, Dès 10 ans.
QUE REGARDENT LES VACHES Larousse, 160 p., 16 ¤. Dès 6 ans. qui réjouira les amateurs du genre. de Béatrice Fontanel
DANS LE PRÉ ?, de Sylvain Victor Rageot, 222 p., 6,70 ¤. Dès 12 ans. Lévi-Strauss, dont un titre classique LES ARTS PREMIERS
Ce minuscule livre cartonné offre une PETITES HISTOIRES DES NOMS est ici moins détourné que repris en A événement exceptionnel, entorse aux
hilarante série de vaches contemplati- DE PAYS, de David Dumaine LES AVENTURIERS DU CERCLE : hommage, évoque comme personne usages. Ce numéro de la mythique
ves. Le texte en forme de comptine et Ronan Badel OPÉRATION ZORIDIUM, ces « mécaniques à la fois naïves et véhé- revue Dada, a tout misé sur une appro-
séduira les tout-petits. Les parents Voici 41 leçons de géographie aussi ori- de Joshua Mowll mentes » que sont les masques. Cette che des arts premiers qui parte du
apprécieront la chute subtile, suggérant ginales qu’évocatrices : l’étymologie L’auteur reprend avec bonheur toutes approche ethnographique, ordonnée matériau : bois, fibres, terre, métal…
que l’imaginaire de l’enfant s’enrichit à des noms de pays, brassant légendes et les ficelles du roman d’aventures, par continent, permet de comprendre Une démarche pertinente, que ponctue
la fois du réel et du virtuel… faits historiques, invite à la rêverie empruntant à Jules Verne et Stevenson. danses, mimes, rites… et le rôle de ces l’aventure du nouveau musée, contée
Ed. Th. Magnier, 22 p., 6,50 ¤. Dès 2 ans. autant qu’à la découverte du monde. Le récit, très rythmé, est entrecoupé par parures si expressives que leur messa- par Philippe Coubetergues.
On apprend que la Russie est le pays le journal intime de l’héroïne, et agré- ge semble intact. Revue Dada, Mango, no 120, 52 p.,
BOTTE DE CAROTTE, des « roux », l’Espagne une « côte aux menté d’illustrations sophistiquées – car- Palette…, 84 p., 23 ¤. Dès 8 ans. 6,50 ¤. Dès 10 ans.
de Muriel Chamak et Anne Sol lapins », le Liban le « pays blanc »... tes, schémas techniques, photographies Sélection réalisée par Fanny Capel,
Comment réussir à faire avaler au petit Dommage que les cartes soient relé- documentaires… – pour jouer au détecti- LE TOUR DU MONDE DE L’ART, Philippe-Jean Catinchi,
sa purée de carottes ? En inventant cette guées en marge de l’ouvrage. ve. Une réussite. de Caroline Desnoëttes Laurent Checola
histoire farfelue d’une carotte qui chante Flammarion, 94 p., 9,95 ¤. Dès 11 ans. Flammarion, 304 p., 15 ¤. Dès 12 ans. Si ce bel aperçu de l’art mondial et Florence Noiville

Les héritiers inlassables d’Alexandre Dumas


LES MÉMOIRES tures de personnages le plus sou- de son apparition au balcon des favorise l’intolérance, trouvant « d’un ton railleur » : « Trop jours brefs et nombreux comme
DE PORTHOS vent issus de l’histoire à laquelle Tuileries, à ce moment où, juste des alliés aussi bien avec le mar- lourd ! (…) Plus rien ! Le géant autant d’illustrations des faits.
de Yann de l’Ecotais. il fit les enfants que l’on sait. avant le couperet de la guilloti- quis de Penhoët, de même carac- dormait de l’éternel sommeil, La réussite tient aussi au démar-
A l’heure où elle prend le visa- ne, elle « a tourné la tête vers les tère que son père, qu’avec Belta- dans le sépulcre que Dieu lui quage. Si le Porthos de Dumas
Plon, 556 p., 20 ¤. ge de Kirsten Dunst, Marie- Tuileries ». volo, un comédien dont les idées avait fait à sa taille. » Dans Le est un peu balourd, celui de
Antoinette fait le sujet d’un libertaires sont en avance sur Vicomte de Bragelonne, c’est ain- l’Ecotais, qui va « l’épée dans
L’INSOUMISE ouvrage de Claude Dufresne Réussite romanesque son temps. L’affaire des poi- si que meurt Louis du Vallon de une main, le sexe dans l’autre »,
DU ROI-SOLEIL qu’on ne sait définir : œuvre L’étiquette imposée par sons, les jours où « l’édit de Nan- Bracieux de Pierrefonds, plus ne l’est guère. Avec finesse, il
de Jean-Michel Riou. d’historien, d’essayiste ? Un sub- Louis XIV ne lui semblant pas tes est en train de mourir », la connu sous le nom de Porthos. narre ce que Dumas a oublié –
til alliage de ces facettes donne faite pour « distinguer l’honnête police du redoutable La Rey- Sa fin précède de peu celle de entre autres, sa carrière d’es-
Flammarion, 534 p., 19,90 ¤. à l’ensemble, par le rythme du homme du vulgaire », mais pour nie… Hélène vit dans un Ver- d’Artagnan. Dumas met le point pion –, et il ne manque pas d’hu-
récit et la présentation des faits, maintenir « la noblesse sous le sailles secret et tumultueux, final à la trilogie des Mousquetai- mour pour évoquer « ce petit
MARIE-ANTOINETTE. LE une tonalité romanesque que joug d’un roi », le comte de décor d’un roman au personna- res. La prolonger en prétendant abbé poudré d’Aramis » ni pour
SCANDALE DU PLAISIR l’on ressent, par exemple, dans Saint Albert, libertin qui, devant ge bien dans la lignée de ceux la compléter, c’est faire preuve dénoncer l’arrivisme de d’Arta-
de Claude Dufresne. la séquence Fersen, qui rappel- les puissants, n’est « pas homme de Dumas – quand Lavallière se d’une belle témérité et courir à gnan, le rigorisme d’Athos.
le, vue par Dumas, la liaison qui à plier le buste aisément », se réfugie dans un couvent, Hélène l’échec. Or c’est avec brio que De l’histoire, Dumas disait :
Bartillat, 346 p., 20 ¤. unit la reine Margot et La Mole. rebelle. Sa condamnation à embarque pour la Louisiane. Yann de l’Ecotais, en donnant la « Un clou auquel j’accroche mes
Sans se dérouter de la réalité, demeurer en disgrâce dans son Son érudition jamais ennuyeuse parole à Porthos, mène une par- romans. » A ce clou, dans le
epuis la célébration du

D
l’auteur entretient avec bonheur pays d’Anjou révolte sa fille aidant, Michel Riou maîtrise un faite réussite romanesque. fond comme dans la forme, ces
deuxième centenaire de tout ce qu’il y a de romanesque Hélène. Elle quitte sa province, récit si habile que l’on ne sait Empreint de l’esprit de Dumas auteurs accrochent les leurs en
sa naissance, en 2002, réé- dans la vie et la pensée de la rei- est accueillie par Mme de Sévi- plus si l’on est dans la fiction ou par le rebondissement des péri- maintenant la tradition du
ditions et parutions d’œuvres ne, de l’instant où son « cœur gné, qui la loge dans son hôtel l’histoire, et ce n’est pas la moin- péties, son récit en épouse le sty- roman dit historique « à la
inédites d’Alexandre Dumas bat au même rythme que celui du Carnavalet et, au risque de sa dre de ses qualités. le jusque dans l’emploi très Dumas ». a
n’ont cessé de se multiplier. Der- peuple » quand il l’acclame lors vie, elle s’oppose à tout ce qui Ecrasé par un rocher, il lance, dumasien des dialogues, tou- Pierre-Robert Leclercq
niers en date, Le Chevalier d’Har-
mental (Phébus, 530 p.,
23,50 ¤) – premier roman histo- s’est enrôlé dans ses armées, personnage de roman issu de standardisation des mœurs, la qu’un animal ne déshabillerait
rique de Dumas où apparaît un ZOOM César s’en fait un ami, « plus l’expérience de Cornaille destruction de villages sacrifiés pas ses victimes comme il fut
capitaine nommé d’Artagnan encore, peut-être », et le forme s’appelle Clément et, en inuit, à la technique. Dumasienne, pensé quand un corps fut
dans une conspiration pour met- pour être un grand chef de Inuksuk (prononcer cette œuvre l’est aussi par retrouvé dénudé. Mais – pluriel
tre sur le trône le fils de Mme de ET TON NOM SERA guerre. Il se prépare ainsi bien inoukchouk), l’homme de l’empathie de Cornaille pour la oblige dans les hypothèses –,
Maintenon et de Louis XIV ; VERCINGÉTORIX, des désillusions, car, averne pierre, créature mythique dans région et les populations qu’il qui « étaient » ce(s) tueur(s)
Robin des bois (Bartillat, 500 p., de Philippe Madral et plus que romain, le jeune la chasse aux caribous devenue décrit. Passionnant, émouvant. en série qui, en 157 attaques,
22 ¤) – l’un des romans les François Migeat homme n’oublie pas qu’il l’emblème d’une nation qui P.R.L. fi(ren)t 104 victimes de
moins connus de Dumas, qui, à Avec Acté (Arléa, 218 p., 18 ¤), s’appelle Vercingétorix. veut rester elle-même. Au Ed. Anne Carrière, 390 p., 19 ¤. juin 1764 à juin 1767 ? Buffon
la suite d’Ivanhoé, donne sa l’un des rares romans qu’il a Devenu chef des Gaulois, il service d’une compagnie lui-même, en présence d’un
contribution à la légende de consacrés à l’Antiquité, Dumas battra César à Gergovie. Riche américaine, Clément découvre GÉVAUDAN, cadavre de loup putréfié, n’eut
Robin Hood qui n’est peut-être, raconte l’histoire d’Acté, qui d’un glossaire passionnant, les Inuits en même temps qu’il de Philippe Mignaval pas de réponse. En reprenant
dit-il, « qu’un effet de l’imagina- abandonne tout pour suivre un c’est là, bien romancé, une raconte son passé à sa fille. Le roman d’horreur n’est pas ce sujet maintes fois traité,
tion » ; Les Mémoires d’Horace beau jeune homme. Celui-ci se belle évocation d’un pan Cela donne un récit qui met en une des caractéristiques de Philippe Mignaval fait montre
(Les Belles Lettres, 200 p., 25 ¤) révélera être Néron, et la d’histoire souvent méconnu. parallèle le destin d’un homme Dumas. Il n’a pourtant pas d’un beau talent de romancier.
– jusqu’à ce jour jamais publié déception succédera à l’amour. P.-R. L. et celui d’un peuple. Comme totalement délaissé ce genre, Il ramène le mystère à nos
en volume, un roman qui nous Madral et Migeat, avec Ed. Robert Laffont, 610 p., 22 ¤. Dumas avec Le Speronare avec Jacquot sans oreilles jours, incluant dans l’histoire
met à l’écoute du poète latin l’histoire d’un adolescent qui, (Desjonquères, 430 p., 22 ¤) (Grasset, « Les Cahiers les effets du clonage grâce à un
décrivant une Rome à l’image dans les années 60 av. J.-C., INUKSUK, de Didier faisait découvrir à ses rouges », 168 p., 7,10 ¤), récit fragment de peau du monstre à
démesurée et dépravée de Catili- rêve de devenir « lieutenant de Cornaille contemporains une Sicile par un valet de la vie de son partir duquel la Bête renaît et
na où passent Cicéron, Virgile, César pour apprendre la science Artisan comme papa : il fuit. « enchanteresse », Didier maître qui prenait plaisir à avec elle des meurtres
Brutus… Toutes ces publica- de guerre des Romains », font Soldat en Algérie : il déserte. Cornaille, avec ce texte tuer, ce qui semble un fléau d’enfants. D’une énigme
tions démontrent, si besoin en également le récit d’une amitié Mai 68 : il s’exile. De révolte en mi-roman mi-carnet de que certains dirent envoyé par ancienne, l’auteur nous ramène
était, qu’il est de ces auteurs qui s’achève en déception. déception, pour échapper à la voyages, nous emmène dans un Dieu pour châtier les péchés habilement à des peurs très
dont on ne se lasse pas, décou- Séduit par l’ardeur et la finesse « somnolence des nantis », il pays qui n’a rien d’enchanteur, des homme sous la forme d’un contemporaines. P.-R. L.
vrant ou redécouvrant les aven- d’esprit de cet adolescent qui cherche un lieu de vérité. Ce et dont le peuple refuse la chien, ou d’un loup, encore Le Pré aux Clercs, 320 p., 18 ¤.
SÉLECTION 0123
Vendredi 23 juin 2006 11

Un choix de livres
pour l’été
LITTÉRATURE à la parole, à la voix. La rigueur
et le dépouillement de Guyotat
chiatrie : le fou n’est jamais tota-
lement fou, et c’est pourquoi il
dénouements indéchiffrables :
elles donnent un vision de notre
donnent à son livre un accent, à peut être guéri. monde. Les gens ne sont pas
Jacques Baudou la fois doux et farouche, qui va Gallimard, « L’un et l’autre », heureux : pourquoi, puisqu’ils
LIGNES DE VIE, bien au-delà de la sincérité ou du 192 p., 15,50 ¤. « méritent » de l’être ? Tout est UNE RAGE D’ENFANT, meilleure des initiations à la ful-
de Graham Joyce pathétique. séduisant dans ce recueil, et par- d’André Glucksmann gurante intelligence de Paul Vey-
Dans les années de l’immédiat Mercure de France « Traits et por- Monique Petillon fois bouleversant. Ce n’est pas vraiment une auto- ne. Ses rapprochements inatten-
après-guerre, à Coventry dévas- traits », 234 p., 19 ¤. VILLA CHAGRIN, Buchet Chastel, 294 p., 20 ¤. biographie. Plutôt l’évocation dus entre l’Antiquité et notre
tée par les bombardements de Marie Cosnay vibrante, souvent superbe, de monde, ses formules à l’empor-
nazis, une chronique familiale Pierre-Robert Leclercq Un récit bref, émouvant, intense, moments-clés et d’attitudes fon- te-pièce portent la marque d’un
pittoresque et savoureuse domi-
née par la personnalité hors du
LE PETIT VIEUX DES qui mêle la chronique d’une
séparation amoureuse et le sou-
ESSAIS datrices. L’ensemble éclaire les
luttes d’un penseur en colère, qui
des maîtres les plus stimulants
qui soient.
BATIGNOLLES,
commun d’une femme capable d’Emile Gaboriau venir du séjour du peintre Bram combat sans relâche les aveugle- Seuil, « Des travaux », 912 p.,
Jean Birnbaum
de visions prohétiques. Par le La naissance d’un genre littérai- Van Velde et de sa compagne ments suicidaires et les faux sem- 25 ¤.
MALRAUX, MÉMOIRE
meilleur écrivain fantastique bri- re est rare. Emile Gaboriau Marthe, à Bayonne, en 1938. blants meurtriers. Utile ? Non.
ET MÉTAMORPHOSE,
tannique contemporain. (1832-1873), qui est, pour Gide, L’écriture dense et retenue en Indispensable. Nicolas Weill
Traduction de Mélanie Fazi, éd. « le père de toute littérature détecti- fait un de ces livres rares, qui lais- de Jean-Louis Jeannelle. Plon, 286 p., 19,50 ¤. DIALOGUES D’AMOUR,
Bragelonne, 355 p., 20 ¤. ve actuelle », innove avec les pre- sent une impression profonde. Trente ans après la mort de de Léon Hébreu
miers romans policiers dits alors Verdier 80 p., 11 ¤. Malraux, l’auteur dresse son por- Jérôme Gautheret L’œuvre de Léon Hébreu
René de Ceccatty romans judiciaires. Avec l’énig- trait en dynamiteur de la littéra- ALFRED DREYFUS (1460-1521 environ) est l’une
CHAMP SECRET, me du petit vieux, on ajoute le Rahaëlle Rérolle ture. Relisant les Antimémoires, L’Honneur d’un patriote des grandes redécouvertes phi-
de Gilles Leroy charme du passé au bonheur AMERICAN DARLING, il montre comment cette derniè- de Vincent Duclert losophiques de l’année écoulée.
Dans un roman sous forme de d’une découverte. de Russell Banks re œuvre construit une médita- Malgré plusieurs centaines De son vrai nom Juda Abrava-
journal, l’écrivain revient sur son Ed. Liana Levi, « Piccolo », Itinéraire d’une femme américai- tion polyphonique sur la condi- d’ouvrages consacrés à l’Affaire, nel, médecin de son état, Léon
enfance et évoque sa solitude 126 p., 7 ¤. ne, depuis la contestation gau- tion humaine, tout en minant les il n’existait pas, jusqu’à présent, Hébreu avait dû affronter la
d’adulte, en pleine campagne, chiste des années 1970 jusqu’à la canons traditionnels du récit de de biographie de référence consa- catastrophe de 1492 et l’exil
entrecoupée de rencontres avec Gérard Meudal veille du 11 septembre 2001, en soi. Un essai sensible et magnifi- crée à Alfred Dreyfus, réhabilité forcé des juifs d’Espagne puis
de jeunes hommes, d’entre les- L’HOMME AU MARTEAU, passant par l’Afrique et le Libe- quement composé. il y a cent ans au terme d’un inter- du Portugal. Mais, pour ce dialo-
quels se détache la figure inquié- de Jean Meckert ria. Une formidable réflexion sur Gallimard, 448 p., 26,50 ¤. minable combat judiciaire. Vin- gue à la Platon entre Philon et
tante de Zacharie. Pour son Le Tour de France ne suffit pas le modèle américain. cent Duclert répare magistrale- Sophie, l’amour constitue la
onzième livre, Gilles Leroy toujours à distraire d’une exis- Traduit de l’anglais (Etats-Unis) Philippe-Jean Catinchi ment cette lacune et rend justice vraie réponse au malheur indivi-
s’avance dans les zones profon- tence mesquine et ennuyeuse. par Pierre Furlan, Actes LES RACINES au héros souvent mésestimé duel et collectif.
des et lumineuses de la sincérité. CHRÉTIENNES d’un des grands drames de l’his- Traduit de l’italien
Mercure de France, 288 p., 18 ¤. DE L’EUROPE, de toire de France. par Pontus de Tyard,
Bruno Dumézil Fayard, 1 280 p., 30 ¤. Vrin, 526 p., 50 ¤.
Jean-Luc Douin Comment le christia-
UN PEU DE DÉSIR nisme, dont la foi Alexandra Emmanuel de Waresquiel
SINON JE MEURS, s’impose à peine Laignel-Lavastine « JE JURE AU MARQUIS
de Marie Billetdoux dans les hautes sphè- UN SI FRAGILE VERNIS DE SADE, MON AMANT,
Ecrit en dévotion à l’homme res du pouvoir, réus- D’HUMANITÉ : BANALITÉ DE N’ÊTRE JAMAIS
qu’elle aima et enterra il y a peu. sit-il à s’imposer DU MAL, BANALITÉ DU QU’À LUI… »
Ne sacrifiant rien de sa pudeur, quand les barbares BIEN, Le regretté Maurice Lever, à
celle qui, jadis, signait Raphaële, effacent l’empire de Michel Terestchenko qui on voudrait rendre ici hom-
sait ce qu’elle doit livrer d’intime romain de l’aire Comment comprendre la facilité mage, a cessé de nous entrete-
pour arborer ce qui était beau en occidentale ? Par avec laquelle des hommes ordi- nir de ses personnages favoris
lui, ce qui reste sacré en elle, et la conversion du naires peuvent commettre le – Sade, Beaumarchais – alors
touche à l’universel. Magistrale roi. Une étude pire ? Cette question, l’une des qu’il venait de publier ce qui
renaissance après l’abnégation. magistrale qui révè- plus graves léguées par le XXe siè- constitue depuis longtemps le
Albin Michel, 270 p., 18,50 ¤. le un médiéviste cle, l’auteur l’aborde ici en philo- plus bel ensemble inédit de let-
d’exception. sophe tout en s’appuyant sur de tres du « Divin Marquis ». La
Fabienne Dumontet Fayard, 814 p., 32 ¤. nombreux exemples historiques. très belle édition publiée chez
LES DÉTECTIVES Un essai remarquable qui invite Fayard des lettres de la jeune et
SAUVAGES, Olivier Christin à penser les conduites humaines belle Anne de Launay à son
de Roberto Bolaño L’HUMANISME face au mal selon un nouveau amant et beau- frère Donation
Dans ce furieux roman, l’auteur ITALIEN, paradigme : celui de l’absence de Sade, sans parler de plu-
chilien Roberto Bolaño, prématu- d’Eugenio Garin ou de la présence à soi. sieurs lettres de Sade à sa fem-
rément décédé en 2003, envoie Cette synthèse La Découverte, 302 p., 26 ¤. me, est un événement. Leur lec-
ses héros, adeptes du « réalisme magistrale dont le ture vaut celle de toutes les Jus-
viscéral », vagabonder dans le sous-titre définit Elisabeth Roudinesco tine du monde. Ces lettres ont
monde entier : une vaste enquê- l’ambition (« philo- À SATIÉTÉ, la violence de la rédemption et
te poétique sur la fin du siècle sophie et vie civile à de Sylvère Lotringer de la chute. Elles sont autant
dernier, menée par des rejetons la Renaissance ») L’auteur raconte ici le travail de traces nouvelles données au
infidèles du surréalisme mexi- aura attendu plus d’enquête auquel il s’est livré, biographe.
cain, un regard profond sur sa d’un demi-siècle sa outre-Atlantique, à propos de Fayard, 128 p., 20 ¤.
sauvagerie, un hymne à l’amitié. traduction française. techniques de conditionnement
Traduit de l’espagnol (Chili) par Un an après la dispa- qui sont expérimentées avec le Thomas Wieder
Robert Amutio, Christian Bour- rition du grand spé- consentement de « patients », L’ÎLE AUX CANNIBALES,
gois éditeur, 884 p., 28 ¤. cialiste de la pensée lesquels acceptent d’être les com- de Nicolas Werth
du Quattrocento, un plices des tourments qu’on leur L’URSS en 1933, ou comment de
Emilie Grangeray indispensable hom- inflige. Un livre fascinant qui rap- pauvres hères, expulsés des vil-
FUIR LES FORÊTS, mage à Garin. pelle Orange mécanique. les pour édifier en Sibérie des
de Fabrice Gabriel Un jour d’été dans les années Sud/Léméac, 394 p., 24 ¤. Albin Michel, « Bibliothèque de Ed. Désordres Laurence Viallet, « villages spéciaux », se retrouvè-
Gigantesque puzzle à la mécani- quarante, Augustin Marcadet, l’Evolution de l’humanité », 226 p., 21,90 ¤. rent livrés à eux-mêmes et affa-
que interne subtile et parfaite – fonctionnaire modèle, accablé Christine Rousseau 368 p., 22 ¤. més au point de s’entre-dévorer.
on songe au génial Perec –, le par des années de dévouement DANS LA MAIN DU DIABLE, Maurice Sartre Le récit saisissant d’une « dépor-
premier roman de Fabrice servile, explose. Et la banalité d’Anne-Marie Garat Michel Contat L’EMPIRE GRÉCO-ROMAIN, tation-abandon » qui tourna au
Gabriel invite à un voyage dans quotidienne tourne à la tragédie On ne saurait trop conseiller à BARDACRAC de Paul Veyne carnage.
le temps et les temps de la antique. ceux qui aiment les récits de Gérard Genette. Ces douze études offrent la Perrin, 210 p., 17 ¤.
mémoire et des langues. Un tex- Ed. Joëlle Losfeld, « Arcanes », amples, généreux, palpitants, Quand un grand théoricien de
te aussi rare que remarquable. 300 p. , 10,50 ¤. inquiétants cette Main du diable, l’ancienne « nouvelle critique »,
Seuil, « Fiction & Cie », 168 p., tenue par un style somptueux et spécialiste de la narratologie,
17 ¤. Florence Noiville élégant qui, sous les dehors donne son autobiographie, on
LES MORTS NE SAVENT d’une intrigue arachnéenne, s’of- va nécessairement la comparer
Xavier Houssin RIEN, de Marie Depussé fre comme un bel hommage au à Roland Barthes par Roland
PANDÉMONIUM, Un chant d’amour à la mère mor- roman-feuilleton et à la puissan- Barthes, qui n’était pas un chef-
de Régine Detambel te. L’auteur a recueilli la parole ce romanesque. d’œuvre. Bardadrac en est un,
Le plus troublant de tous les de ses trois frères et sœurs et l’a Actes Sud, 908 p., 25 ¤. inattendu, dôle, follement culti-
romans de Detambel. Un livre en quelque sorte « sertie » dans vé, en forme d’abécédaire d’une
qui marque une étape dans son un récit-écrin d’une étonnante Josyane Savigneau vie française ouverte au monde.
œuvre patiente, où les corps et justesse. Depuis Dieu gît dans les LE SAVOIR-VIVRE, Seuil, « Fiction & Cie », 454 p.,
l’enfance ne cessent de s’éroder, détails, ce livre, sans doute le plus de Marcelin Pleynet 21,90 ¤.
de s’entrepolir. L’histoire de qua- abouti de Marie Depussé, est aus- Après le passionnant Rimbaud
tre générations d’affreux, sales et si le plus sobre et le plus poi- en son temps (Gallimard, « L’Infi- Laurent Douzou
méchants volontairement reclus gnant. ni », 2005), voici une magnifi- HISTOIRE ET POLITIQUE
dans une sinistre villa. Ballet de POL, 256 p., 18 ¤. que leçon de vie, pour ne pas À GAUCHE, de Maurice
spectres. Ça grince fort. On rica- consentir à la maladie. Un voya- Agulhon
ne, on frémit. Et on dévore, Franck Nouchi ge-roman-poésie-méditation Quarante ans de pratique pro-
emportés dans une écriture préci- DANS LA NUIT DE esthétique, « passage d’une fic- fessionnelle et de militantisme
se à l’incroyable puissance d’évo- BICÊTRE, de Marie Didier tion embarrassée, laborieuse, à à gauche : au fil de ces
cation. L’extraordinaire destin de Jean- une autre, calme, infiniment plus « réflexions et témoignages »,
Gallimard, 192 p., 16,90 ¤. Baptiste Pussin, un pauvre hère dégagée ». Maurice Agulhon fait mieux
franc-comtois de 26 ans hospitali- Gallimard, « L’infini », 170 p., qu’un essai d’égo-histoire,
Patrick Kéchichian sé en juin 1771 dans le tristement 14,50 ¤. esquissé ailleurs ; il livre une sti-
COMA, de Pierre Guyotat célèbre hôpital de Bicêtre. Dans mulante leçon d’histoire, préci-
Témoignage bouleversant sur la ce livre bouleversant, Marie Jean Soublin se, distante mais sans froideur,
crise qui faillit emporter l’écri- Didier raconte la généalogie de DEAD GIRLS, de Nancy Lee claire et aiguë toujours.
vain en 1981, Coma est aussi le cette intuition inouïe qui allait Sept histoires, très variées, dont Perrin, 168 p., 15 ¤. DESSINS PLANTU
récit d’un lent retour à l’écriture, bouleverser l’histoire de la psy- les intrigues sont diverses et les Roger-Pol Droit
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Vendredi 23 juin 2006 RENCONTRE

J.-B. Pontalis
« On est fait
de mille
autres »
ll fut un enfant mutique. Aujourd’hui, psychanalyste,
éditeur, directeur de collections chez Gallimard et
écrivain, il est devenu un « homme de langage ».
Et n’aime rien tant que « se fausser compagnie »

omment commencer un portrait au milieu de son « séminaire » : « Alors, vous

C
de Jean-Bertrand Pontalis ? Vingt l’ouvrez votre comprenoire ! »
débuts s’offrent à l’esprit. N’a-t-il Evoquer d’abord le psychanalyste ? Le
pas lui-même intitulé son autobio- pilier de l’Association psychanalytique de
graphie (superbe) L’Amour des France, dont il fut l’un des fondateurs, auteur OLIVIER ROLLER POUR « LE MONDE »
commencements (1) ? de plusieurs essais, dont le célèbre Vocabulaire
Il y a le début nostalgique ou germanopra- de la psychanalyse avec Jean Laplanche, et la maison l’appelle « Jibé », comme si sa per- tiple, c’est comme si je leur répondais que je ne
tin. Cette photo célèbre, prise au Tabou peut- directeur, pendant vingt-cinq ans, de la Nou- sonnalité, policée, délicate, cristallisait l’affec- « En étant suis pas forcément ce qu’ils m’enjoignent d’être.
être ou dans quelque bar enfumé du Saint-Ger- velle revue de psychanalyse (dont il décide, seul, tion de tous. Arriver sous les toits, frapper à la multiple, c’est Je déteste l’emprise, la dépendance. Il me faut
main-des-Prés de l’immédiat après-guerre. d’interrompre la publication, en pleine gloire, porte d’un tout petit bureau (numéro 139) et toujours me déprendre de ce qui me fixerait com-
On l’y voit debout, un peu en retrait et comme après la 50e livraison) ? Evoquer l’éditeur, le trouver tel que sur la photo, mèche de côté,
comme si je me un papillon qu’on épingle. »
absent de la conversation qui se déroule membre du comité de lecture de Gallimard – lunettes d’écailles, rêveur éveillé tirant sur ses répondais aux Avec J.-B. Pontalis, je est l’Un et l’Autre –
devant lui entre Queneau, Sartre, Boris et où il a côtoyé quelques autres monstres sacrés Benson. Timide, donc intimidant. « Gardé par autres que je forcément. C’est d’ailleurs l’idée même de sa
Michelle Vian… Une image où tout est là, déjà, de la NRF, Dominique Aury, Jean Grosjean, le sourire et par la courtoisie », tel le narrateur collection, où l’on trouve des auteurs comme
du personnage, cette manière de tenir sa ciga- Claude Roy…. – et où il dirige encore, à 82 de Saint-John Perse au début d’Amers. ne suis pas Sylvie Doizelet, Guy Goffette, Marie Didier…
rette penchée, le bras replié contre le torse, ans, les collections « Connaissance de l’incons- Le plus drôle, c’est que lui non plus ne sem- forcément ce « On est fait de mille autres. L’illusion, c’est le
cette posture de la tête, légèrement inclinée cient » et « L’un et l’autre » ? Ou parler de ble pas savoir par où commencer. « Avez-vous moi qui prétend être un », dit-il.
sur le côté, ses lunettes qui encerclent le l’écrivain, auteur de livres à son image, fins, un plan ? On parle à bâtons rompus ? » Assez
qu’ils Une multiplicité ondoyante qui traduit aus-
regard un rien rêveur, paraissant hésiter entre sensibles et si profonds sous leur limpidité vite, on en vient à l’enfance. Quoi d’étonnant m’enjoignent si un appétit de beauté, de volupté. On l’écoute-
le sourire et la mélancolie. apparente qu’ils en deviennent merveilleuse- avec un psychanalyste ? « J’étais un garçon d’être. Je rait parler des heures de tout ce qui enchante
Il y a les rencontres décisives. Au fond, on ment inclassables ? assez mutique. Comme si je soupçonnais qu’une ses existences parallèles, de la musique et de
pourrait dire que tout commence avec Sartre, fois entré dans le langage, je ne pourrais plus déteste la peinture, des personnages hors du temps de
justement, au lycée Pasteur, en 1941. Sartre Règle du je jamais en sortir. A quatre ans, j’imaginais les l’emprise, la Piero della Francesca, de sa maison d’enfance,
qui « tranchait » parce qu’il pouvait « nom- Opter pour un « Pontalis, mode d’em- métiers où il n’était pas indispensable de savoir à Cabourg, de ces demeures qui « demeu-
mer ce qui paraissait inaccessible par les voies du ploi » ? Chez Gallimard, monter un escalier, lire ou écrire, où quelques mots simples –
dépendance. Il rent » et à quoi nous nous accrochons, nous
langage ». Et dont l’influence décidera de son puis un autre et encore un autre en colimaçon. “Salut”, “Passe-moi le tournevis”… – suffisaient me faut autres « êtres de passage », « locataires de nous-
premier métier : professeur de philosophie. Dans les couloirs labyrinthiques (qui lui res- pour maintenir la camaraderie et assurer la toujours me mêmes ».
Mais pourquoi Sartre plus que Lacan ? Lacan, semblent ?), se faire guider sous peine de se tâche. » Paradoxe, J.-B. est devenu « un hom- Et comme si toutes ces vies ne suffisaient
le propre analyste de Pontalis, connu à Sainte- perdre : « Vous cherchez J.-B ? Vous allez chez me de langage ». La psychanalyse, l’écriture, déprendre de pas, il énumère encore, à la fin du Dormeur
Anne en 1954 et qu’il revoit encore, s’écriant J.-B. ? » Noter la tendresse avec laquelle toute l’édition, toutes ses activités « se confient, cha- ce qui me éveillé (3), tous ses « vœux non exaucés (à ce
cune à leur manière, au courant de la langue ». jour) » : « Etre médecin de campagne et accou-
Pour autant, il garde l’obsession de l’infans,
fixerait cher une jeune femme aux joues roses dans sa fer-
cet être « privé de parole », « délivré de l’ordre comme un me isolée. Savoir dessiner comme Dürer, peindre

Anatomie de la « frérocité » du discours », « qui touche, sent, a une vie hors


des mots ». « Dans mes livres, je voudrais faire
passer quelque chose de ce monde-là. Mon rêve
papillon qu’on
épingle. »
comme Bonnard. Faire rire aux larmes les specta-
teurs d’un café-théâtre et qu’ils en redemandent.
Gagner un tournoi de tennis contre un joueur
serait de faire parler l’infans. » beaucoup plus fort que moi. Etre doué pour quel-
FRÈRE DU PRÉCÉDENT Car entre Abel et Caïn, Esaü et Jacob, Etéo- Ah, la langue !, celle d’Esope, la meilleure et que chose, n’importe quoi : la course à pied, le
de J.-B. Pontalis. cle et Polynice…, la folie fratricide rôde la pire des choses : sur ce sujet, Pontalis est piano, la maçonnerie, le jardinage, le trapèze
depuis les origines. « C’est ce qui m’intéres- intarissable. Oui, « l’insuffisance du langage volant… »
Gallimard, 212 p., 15,50 ¤. sait, précise Pontalis. En psychanalyse, tout est témoigne de l’insuffisance de la vie ». Oui, « le Toujours l’amour des commencements. Des
centré sur la figure du père ou de la mère, mais langage porte le deuil de tout ce qui a été perdu, recommencements. Toujours ce besoin
uoi de plus étrange que de vivre sans il y a peu de choses sur le fratricide. J’avais puisqu’il ne rejoint jamais “la chose” ». Et en d’ouvrir des fenêtres sur d’autres mondes. En

Q vrai prénom. Deux lettres seulement


qui autorisent toutes les associations
d’idées – J.-B., gibet, potence, suppli-
envie d’aller voir de ce côté-là sans tout ramener
à l’œdipe. Du coup, du Rwanda à l’ex-Yougosla-
vie, je ne voyais plus que des guerres fratricides
même temps, « il emporte le deuil. Il permet
d’aller plus loin. Il vous transporte ». D’où la
relation si particulière de Pontalis à la langue :
soi et hors de soi. D’être ici et ailleurs. Dedans
et dehors à la fois. Comme sur la photo jaunie
de Saint-Germain-des-Prés. a
ce… Quoi de plus étrange qu’une mère appe- partout. Pensez au conflit israélo-palestinien : « une méfiance native mêlée d’une immense Florence Noiville
lant ses deux fils J.-F. et J.-B. (pour Jean- deux peuples sémites se disputent la même terre confiance ». Mais attention. Foin du langage
François et Jean-Bertrand) ? « Etait-ce pour sainte, peut-être la même mère. » Hypothèse : spécialisé, du style bavard et flasque. Ce sont (1) Folio n˚ 2571.
gagner du temps ou pour qu’une seule lettre et si toute la question se ramenait à être le les trésors de la « langue commune » qu’il (2) Folio n˚ 3642.
nous différencie ? », se demande aujourd’hui premier, le préféré, celui qui a la meilleure affectionne. Sans emphase ni lyrisme appuyé : (3) Mercure de France, « Traits et portraits »,
le second ? Mais ce qu’il interroge surtout, part de l’amour de la mère ? Une angoisse si la recherche du mot juste. « Juste, comme un 2004.
c’est sa relation avec ce frère aujourd’hui simple suffit-elle à expliquer tant de haine et justaucorps, dit-il songeur, s’ajustant bien, sans
disparu – J.-F. l’aîné, le « brillant causeur » de fureur ? Pontalis enquête. Et son enquête fanfreluche ni falbalas. »
sur qui tous misaient et qui n’aura, finale- a la forme d’une spirale, une série de courbes Et ses diverses vies, comment s’ajustent-
ment, pas fait grand-chose de sa vie. autour d’un point fixe. elles ? Toutes s’alimentent à la même source,
Une histoire de frères donc, avec cet « allia- Aujourd’hui, dit-il, « j’ai le sentiment la pensée flâneuse, la mémoire, le désir… Elles
ge si résistant d’amour et de haine », de rivalité d’avoir tourné autour de ce centre qui est peut- sont des « moyens de se fausser compagnie »,
et de jalousie, d’attachement aussi. Mais Pon- être introuvable. Un peu comme en analyse. écrit-il dans Fenêtres (2). Ce sont « trois mouve-
talis a voulu aller au-delà de ces évidences. J’espérais avoir réglé mon affaire. Eh bien, ments actifs qui me déprennent de moi-même. Le
Entrelaçant sa propre histoire avec celle de non ! En tant qu’auteur, je ne suis pas mécon- moi s’y perd, le je s’y trouve ».
frères célèbres, les Van Gogh, les Goncourt, tent du livre, mais en tant que personne, j’ai le Voilà donc sa règle du je. Pouvoir se méta-
les Champollion, les Proust…, il explore diffé-
rentes directions, espérant « diffracter la cho-
sentiment d’un inachèvement. Bien sûr, ne me
demandez pas pourquoi. Si je le savais, je
morphoser à tout moment « pour échapper au
risque que ce soit les autres qui [vous] identi-
La meilleure
se » à travers ce « jeu de miroirs » pour met- l’aurais achevé ». a fient ». « Quand vous êtes analyste, ce sont les
tre au jour la nature même de la « frérocité ». Fl. N. patients qui vous assignent ce rôle. En étant mul- introduction
possible
LES CHOIX DU « MONDE DES LIVRES »
LITTÉRATURE ESSAIS
Frédérique Bréhaut
Les Bouffons du roi, Arts primitifs : regards civilisés, Le Maine Libre
d’Avigdor Dagan (éd. Folies d’encre). de Sally Price (Ecole nationale supérieure des beaux-arts).
Chansons d’amour au Lolita’s Club, Etre et renaître inuit, de Bernard Saladin d’Anglure (Gallimard).
de Juan Marsé (éd. Christian Bourgois). Géeopolitique, d’Yves Lacoste (Larousse).
La Prise de Makalé, d’Andrea Camilleri (Fayard). Libre arbitre, de Dominique Paganelli (Actes Sud). É D I T I O N S

Le Quart, de Nikos Kavvadias (Denoël).


Le Rêve de Martin, de Françoise Henry (Grasset).
Le Roman de Ferrare, de Giorgio Bassani (Gallimard).
La Vallée des aigles, de Sorour Kasmaï (Actes Sud).
Mao, l’histoire inconnue, de Jung Chang et John Halliday (Gallimard).
Le Paradoxe de l’hippocampe, de Frank Cézilly (Buchet Chastel).
Parerga et Paralipomena, petits écrits philosophiques,
d’Arthur Schopenhauer (éd. Coda).
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