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Tiers-Monde

Modèles monétaristes de l'hyperinflation


Gérard Kremer, Ali Bouhaili

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Kremer Gérard, Bouhaili Ali. Modèles monétaristes de l'hyperinflation. In: Tiers-Monde, tome 33, n°129, 1992. La fin des
hyperinflations en Amérique latine. pp. 113-136;

doi : https://doi.org/10.3406/tiers.1992.4676

https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1992_num_33_129_4676

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MODÈLES MONÉTARISTES
DE L'HYPERINFLATION

par Gérard Kremer* et Ali Bouhaili**

On peut dire des périodes hyperinflationnistes ce que R. J. Barro


(1984) écrit à propos de l'Allemagne des années vingt : elles
ressemblent étrangement à des expériences de laboratoire qui permettent
d'étudier les effets des variations du taux de croissance de la masse
monétaire et de l'inflation à des niveaux très élevés. Ces situations ont
fasciné les économistes monétaristes en raison de la prégnance
apparente du lien entre l'élargissement du déficit budgétaire, son
financement par création monétaire et la hausse vertigineuse des prix. Les
hyperinflations de l'entre-deux-guerres ont ainsi constitué un terrain
privilégié de tentatives théoriques de validation des thèses monétaristes
et de leurs recommandations en matière de politique de lutte contre
l'inflation. Le contraste est pourtant frappant entre l'apparente
simplicité du diagnostic monétariste sur l'origine du phénomène hyperinfla-
tionniste et la difficulté à rendre compte des conditions de sa
disparition, certains auteurs (Dornbusch et Fischer, 1986) n'hésitant pas à
qualifier la fin de certaines hyperinflations de mystérieuse.
L'échec des politiques d'ajustement dans les pays semi-industrialisés
fortement endettés depuis le début des années quatre-vingt sous l'égide
du FMI et la mise en œuvre de politiques hétérodoxes en Israël, en
Argentine et au Brésil en 1985 et 1986 ont, pour un temps, et malgré l'épisode
de la stabilisation bolivienne (cf. Sachs, 1986), mis en doute la capacité
du monétarisme à rendre compte de la crise de ces économies. Toute-

• Economiste, membre du greitd.


** Enseignant, Université de Paris XIII, membre du greitd.

Revue Tiers Monde, t. XXXIII, n° 129, janvier-mars 1992


114 Gérard Kremer et Ali Bouhaili

fois, les théorisations récentes des politiques hétérodoxes se sont pour


l'essentiel effectuées dans le cadre des thèses monétaristes, et invitent à
une réévaluation de la nature des analyses qui ont fondé les politiques
dites hétérodoxes. L'échec de ces dernières rend plus urgent encore un
examen de leur véritable fondement.
Cet article s'inscrit dans cette démarche en tentant de caractériser
les diverses versions du modèle monétariste appliqué aux situations
hyperinflationnistes. Notre analyse distingue trois générations de
modèles en fonction des politiques de stabilisation sur lesquelles ils
débouchent. Nous nous intéresserons d'abord à l'analyse de Cagan,
pour deux raisons :
1 / elle constitue la référence « obligée » de toutes les versions suivantes
du modèle quantitativiste qui intègrent la fonction de demande de
monnaie utilisée par cet auteur ;
2 / l'article de Cagan (1956) s'inscrit dans le mouvement de
tion, conduit par Friedman (1956), de la tradition monétariste de
l'école de Chicago ; dans ces conditions, la thèse de Cagan constitue
davantage une illustration de la pertinence de cette nouvelle version
— dont nous montrerons qu'il s'agit, sous certains aspects, d'une
régression par rapport aux économistes quantitativistes de l'école de
Chicago des années trente et quarante — qu'une tentative de saisir la
dynamique hyperinflationniste1.

La seconde génération de modèles monétaristes, caractérisée par


l'introduction des anticipations rationnelles (Sargent et Wallace, 1973 ;
Sargent, 1977), se développe dans un environnement théorique
différent, marqué par le débat sur les politiques de lutte contre l'inflation
dans les pays capitalistes développés au cours des années soixante-dix ;
l'objectif est alors de montrer, en s'appuyant sur les expériences hyper-
inflationnistes, qu'une politique d'équilibre budgétaire et de limitation
de l'émission monétaire est la plus apte à ramener la stabilité à un
coût substantiellement inférieur au sacrifice ratio évoqué à propos de
l'économie américaine et défini par la perte de production résultant de
la réduction d'un point du taux d'inflation. Les hyperinflations de l'en-
tre-deux-guerres sont censées prouver l'absence de trade-off entre
production et réduction de l'inflation et conforter ainsi la thèse de
l'indépendance entre les sphères réelle et monétaire. Bien que l'hypothèse

1. Cagan (1956) observe que l'hyperinflation offre l'opportunité unique d'étudier les phénomènes
monétaires : « Relations between monetary factors can be studied (therefore), in what almost amount
to isolation from the real sector of the economy. »
Modèles monétaristes de l'hyperinflation 115

des anticipations rationnelles se traduise par des recommandations de


politique économique sensiblement différentes de celles qu'impliquaient
les modèles de la première génération, elles restent fondamentalement
orthodoxes.
Il en va différemment des modèles monétaristes récents qui
s'efforcent de fournir une justification a posteriori des plans de stabilisation
dits hétérodoxes appliqués depuis 1985 successivement en Israël, en
Argentine et au Brésil. La principale caractéristique de ces modèles est
de démontrer à travers l'existence d'équilibres inflationnistes
multiples :

1 / l'insuffisance des politiques orthodoxes, voire même leurs effets


néfastes ;
2 / la pertinence des politiques hétérodoxes — contrôle des prix, gel du
taux de change, notamment — couplées à des mesures d'inspiration
plus libérales — réduction du déficit budgétaire, contrôle de
l'émission monétaire.

Si ces tentatives théoriques constituent incontestablement une


avancée par rapport aux modèles de Cagan et de Sargent et Wallace,
elles ne fournissent pas plus que ceux-là une explication de
l'hyperinflation en ce qu'elles ne parviennent pas à saisir la nouvelle dynamique
née de l'irruption au début des années quatre-vingt de la crise de
l'endettement dans les économies semi-industrialisées. La fréquentation
du monétarisme, dans sa version « hyperinflationniste », laisse d'abord
un sentiment de perplexité quant à l'objet traité dans les divers
modèles, c'est-à-dire l'hyperinflation elle-même : lorsqu'une définition
en est donnée, elle est purement quantitative, ce qui ne saurait
surprendre a priori — cf. la célèbre définition fournie par Cagan selon
laquelle l'hyperinflation commence lorsque le taux de croissance
mensuel des prix dépasse 50 % et s'achève très précisément le mois
précédant celui à partir duquel la hausse tombe sous la barre des 50 %
pour au moins une année ! Chez les autres auteurs le problème est
considéré comme résolu, à l'exception notable des tenants des
équilibres multiples dont les modèles définissent implicitement
l'hyperinflation comme une... indétermination du niveau des prix — nous
reviendrons sur ce paradoxe plus loin ; dans ces modèles seuls sont analysés
les équilibres d'inflation élevée opposés aux équilibres de faible
inflation (cf. Bruno, 1989).
116 Gérard Kremer et Ali Bouhaili

I - LE MODÈLE DE CAGAN

L'objet de l'article « fondateur » de Cagan (1956) est de montrer qu'en


période d'hyperinflation, c'est-à-dire dans des situations apparemment
très instables, il est possible de modéliser les comportements de demande
d'encaisses réelles à l'aide d'une fonction de demande de monnaie stable.
Les agents privés ne maîtrisent pas, par hypothèse, le montant
nominal de monnaie en circulation dans l'économie déterminé de manière
exogène par les autorités monétaires. En revanche, ils sont en mesure de
déterminer le niveau de leurs encaisses réelles. Ils chercheront à ajuster
la quantité de monnaie au niveau désiré soit par une variation de leurs
dépenses, induisant une modification du niveau des prix qui se traduit
par une variation des encaisses réelles, soit par l'acquisition de titres. Le
niveau désiré des encaisses réelles est déterminé par trois variables :
— le revenu réel,
— la richesse réelle,
— le taux de rendement des différents actifs.
Selon Cagan, l'observation des hyperinflations européennes des
années vingt permet de considérer que les évolutions des deux premières de
ces variables ne sont pas susceptibles de rendre compte des amples
fluctuations du niveau des encaisses réelles. Restent les taux de rendement
des actifs ou, plus précisément, les écarts entre les taux de rendement des
actifs disponibles et celui de la monnaie qui est déterminé par le niveau
général des prix. Or, seules les variations considérables de ce dernier
semblent expliquer seules la fuite devant la monnaie qui caractérise
l'hyperinflation ; Cagan est ainsi amené à ne retenir comme argument
de la fonction de demande de monnaie que l'inflation anticipée par les
agents privés. Les agents réduisent leurs encaisses liquides parce qu'ils
en anticipent la dévalorisation. Les variations d'encaisses réelles ne
résultent pas de déplacements de la fonction de demande de monnaie
mais de la variation de l'inflation anticipée.
Le niveau des encaisses désirées est modélisé de la manière suivante :
(1) mi — pt=a.(pt+\,t — pt) — y + eh a<0
y = constante,
et = terme aléatoire (bruit blanc),
rrij = logarithme de la demande de monnaie Mi,
pt = logarithme du niveau général des prix P,,
(pt+i,t — Pt) représente l'inflation anticipée, que nous noterons
également Tuf+i, (jťl+i = p1+i — pt).
Modèles monétaristes de l'hyperinflation 117

Afin de simplifier la formalisation mathématique, on négligera la


constante y. Les encaisses désirées sont supposées s'ajuster
instantanément, selon le mécanisme décrit précédemment, de telle sorte que les
encaisses désirées et les encaisses observées coïncident :
(2) mdt = mst = m,
m? = logarithme de l'offre de monnaie.
Les anticipations sont supposées suivre un processus adaptatif :
(3) \,t — pt —
1 — fîL
L = opérateur retard (LX, = X,_i),
э > o.
En combinant les deux relations précédentes, on obtient l'équation
de détermination du niveau général des prix :

(4) Pt =

Le modèle de Cagan décrit ainsi un processus dynamique par lequel


l'évolution du niveau général des prix est déterminée par la quantité
actuelle de monnaie et les taux de variation passés de la quantité de
monnaie. Dans ces conditions, une politique de limitation de la
croissance de la masse monétaire est susceptible de venir à bout des
hyperinflations. Le modèle de Cagan ainsi présenté apparaît en définitive assez
simple pour ne pas dire simpliste. S'en tenir à ce constat conduirait à
sous-estimer sa richesse qui vaut surtout par la nature des problèmes
qu'il soulève dont quelques-uns seulement ont été explicitement évoqués
par Cagan.
1. En premier lieu, il importe de replacer brièvement le travail de
Cagan par rapport à l'école monétariste de Chicago des années trente
et quarante évoquée par Friedman dans son article de 1956 « The
quantity theory of money - a restatement ». Rappelons que les
économistes de cette école (P. Douglas, J. Viner, F. Night et H. Simons
notamment) assignaient un rôle crucial à l'instabilité de la vitesse de
circulation de la monnaie ou de la demande de monnaie dans leurs
analyses (cf. Tavlas, 1981). Ils liaient cette instabilité à deux facteurs
essentiels : le volume des substituts à la monnaie et les anticipations
d'inflation des agents privés, ces dernières jouant un rôle privilégié. La
demande de monnaie était déterminée positivement par la valeur des
transactions et négativement par les anticipations d'inflation formées
très simplement sur la base de l'inflation observée ; le modèle dynami-
118 Gérard Kremer et Ali Bouhaili

que ainsi constitué était susceptible de conduire à une instabilité


croissante. Le modèle de Cagan reprend de la tradition monétariste de
Chicago le rôle des anticipations d'inflation dans la fixation du niveau
des encaisses réelles tout en évacuant le caractère instable de la
fonction de demande de monnaie. Cet abandon conditionne
évidemment la validité de la thèse monétariste et la cohérence de leurs
propositions en matière de politique de stabilisation. Or, le modèle de
Cagan ouvre la possibilité d'un développement auto-entretenu de
l'inflation, c'est-à-dire qu'une faible hausse des prix provoque une fuite
devant la monnaie telle, qu'il en résulte une accélération de l'inflation
sans rapport avec l'impulsion initiale. L'élasticité de la demande de
monnaie est fonction des anticipations d'inflation ainsi que de la semi-
élasticité :
(5) •/), = <nzet+\
si les anticipations d'inflation s'emballent, c'est-à-dire si la vitesse de
révision des anticipations s'accélère (i.e. le coefficient p s'accroît) et si la
semi-élasticité de la fonction de demande est suffisamment élevée alors,
une hausse donnée des prix peut provoquer un brutal effondrement du
niveau des encaisses réelles désirées et induire une croissance
exponentielle auto-entretenue des prix, hors de proportion avec la hausse
précédemment observée, sur laquelle les autorités perdraient tout contrôle,
ruinant et rendant totalement inefficace des mesures de limitation de la
création monétaire ; les autorités monétaires se verraient même dans
l'obligation d'entériner la fuite en avant par une création monétaire sans
limite si l'on tient compte des besoins de financement du déficit
budgétaire1. Sur le plan analytique une telle situation est possible si a(3 > 1.
On comprend dès lors l'importance des estimations économétriques
effectuées par Cagan et qui semblent montrer que les hyperinflations
auxquelles il s'est intéressé n'ont pas correspondu à cette situation ;
cette conclusion reste toutefois suspendue à la pertinence des techniques
économétriques utilisées ; sans s'étendre sur ce point il n'est pas inutile
de préciser que la méthode employée par Cagan sera remise en question
et par conséquent ses conclusions, avec le développement et la
sophistication des techniques économétriques (cf. le modèle monétariste avec
anticipations rationnelles).

1 . En effet, afin de préserver un niveau donné de ressources réelles tirées de la création monétaire
l'Etat est alors contraint d'émettre de la monnaie à un rythme identique à celui de l'inflation, voire
même supérieur compte tenu de la contraction des encaisses réelles qui constituent la base de la taxe
inflationniste.
Modèles monétaristes de l'hyperinflation 119

Le problème de la stabilité de la fonction de demande de monnaie se


pose également sur un autre plan : le passage d'une période d'inflation
normale à une phase d'hyperinflation implique une discontinuité
fondamentale de la fonction de demande de monnaie1. Or, cette discontinuité
n'est pas expliquée ; cette question renvoie directement à la définition de
l'hyperinflation dont on sait que chez Cagan elle est purement
quantitative ; il en découle deux conséquences :
a j L'hyperinflation ne peut pas être considérée comme un simple
prolongement, à un niveau plus élevé fixé arbitrairement, de l'inflation ;
le comportement des agents — ici limité à leur désir de détention de
monnaie — n'évolue pas de manière linéaire, mais se modifie
qualitativement en fonction d'un environnement dont la dynamique s'est
profondément altérée.
b I Ensuite, il n'est plus justifié de supposer qu'au-delà d'un certain
seuil d'inflation le comportement en matière d'encaisses désirées est
stable ; rien ne permet d'exclure l'hypothèse d'une transformation continue
du comportement des agents à mesure que le taux d'inflation s'élève
surtout lorsque le processus hyperinflationniste s'inscrit dans la durée et
revêt un caractère instable comme c'est le cas dans les pays latino-
américains fortement endettés. Le problème posé ici est non seulement
celui de l'instabilité de la demande de monnaie tel qu'il est
habituellement abordé — c'est-à-dire sous l'aspect d'un déplacement de la courbe
de demande — mais celui plus général de la déformation de la fonction
de demande de monnaie. Cette question sera traitée plus en détail dans
le cadre des modèles à équilibres multiples.
2. Les autres problèmes que soulève le modèle de Cagan sont
connus ; il s'agit de l'hypothèse des anticipations adaptatives et de l'exo-
généité de l'offre de monnaie. Les premières ne répondent pas à
l'exigence de l'hypothèse de rationalité (au sens de Muth) des anticipations
qui s'est imposée dans le cadre de la nouvelle macro-économie. Quant à
l'exogénéité de l'offre de monnaie, elle suppose une dualité dans les
comportements : les agents privés sont supposés ignorer les motivations
sous-jacentes à la création monétaire en l'absence de spécification des
liens qui unissent le déficit budgétaire et le recours à l'émission
monétaire comme moyen de financement principal. L'exogénéité de l'offre de
monnaie implique une passivité de l'Etat en même temps qu'une
information incomplète des agents privés, hypothèses que les modèles de la
seconde génération vont lever.

1 . Cagan rappelle que la demande d'encaisses réelles a tendance à croître avec l'inflation en
période d'inflation faible.
120 Gérard Kremer et Ali Bouhaili

LE MODÈLE D'HYPERINFLATION
SOUS HYPOTHÈSE D'ANTICIPATIONS RATIONNELLES
ET L'OFFRE DE MONNAIE ENDOGÈNE

L'application par Sargent et Wallace (1973) et Sargent (1977) au


modèle de Cagan de l'hypothèse d'anticipations rationnelles se traduit sur le
plan théorique, par une transformation de la structure causale du modèle.
Elle implique par ailleurs une modification des conditions d'identification
et d'estimation des paramètres de la fonction de demande de monnaie.
II . 1 . En reprenant la fonction de demande de monnaie de Cagan et
en postulant la rationalité des anticipations au sens de Muth, sans
hypothèse spécifique sur leur forme, le modèle conduit à une expression du
niveau général des prix en fonction des valeurs courantes et anticipées
du stock de monnaie ; il est aisé de le montrer en posant :
Fonction de demande de monnaie de Cagan :
(1) mi — pt — am* + s/, a > 0
pt = log Př,
wt = log Mř,
тс/ = inflation en /,
тс, = log(P,/P,_,);
Hypothèse des anticipations rationnelles :
(1') ri+i = Et(pt+\ — pt)
(Et est l'opérateur « Espérance mathématique ») ;
Offre de monnaie et équilibre du marché de la monnaie :
(2) ml = mst = mt.
L'équation (Г) qui formalise l'hypothèse d'anticipations rationnelles
ne signifie pas que les agents ne se trompent pas mais que, en tenant compte
de toute l'information disponible en t, leurs erreurs de prévision
concernant l'inflation de la période t + 1 sont aléatoires et nulles en moyenne.
L'équation (Г ) combinée aux différences successives appliquées à
l'équation (1) permet d'obtenir :

(3)
Modèles monétaristes de l'hyperinflation 121

et

_ 1 v ( — a Л j-,
(4) 1 — a 7=0 \ 1 — a/ ntt + j.

On voit que la composante déterministe (l'expression du membre


droit de l'équation (3) ne comportant pas de perturbation s) qui
gouverne l'évolution de l'inflation est une fonction invariante de la partie
systématique du processus de création monétaire. En d'autres termes,
une rupture dans le processus de création monétaire implique des
modifications prévisibles du processus inflationniste. En ce sens, la monnaie
« cause » l'inflation.
Il découle de la prise en compte d'anticipations rationnelles qu'une
stabilisation ne peut être efficace que si l'Etat annonce la mise en œuvre
d'une politique monétaire et budgétaire restrictive dont la permanence
dans le futur apparaisse crédible aux yeux du public. Pour reprendre les
termes de Sargent (1982), l'Etat doit s'engager sur une politique
reflétant un changement de « régime », c'est-à-dire de nouvelles règles par
opposition à des actions, même restrictives, prises dans le contexte d'une
stratégie dont les règles ne semblent pas avoir été fondamentalement
altérées ; ces actions ne seraient alors perçues par les agents privés que
comme des déviations provisoires d'une politique de long terme qui
n'aurait pas changé. La crédibilité de la politique monétaire et
budgétaire (fiscalité surtout) devient une condition essentielle de la
stabilisation.
II .2. Même si les agents sont dotés d'un comportement rationnel en
matière d'inflation anticipée, il reste que dans le cadre du modèle
précédent ils ne disposent d'aucune connaissance du processus d'évolution de
la création monétaire. Par ailleurs il apparaît difficile de maintenir
l'hypothèse d'un Etat dépourvu de toute rationalité lorsqu'il s'agit de
création monétaire, alors que celle-ci constitue le moyen de financement
dominant du déficit budgétaire en période d'hyperinflation. L'endogé-
néisation l de l'offre de monnaie est réalisée dans le modèle de Sargent et
Wallace sous la forme d'une offre de monnaie indexée sur l'inflation
anticipée en supposant que les dépenses à financer par ce moyen sont
constantes en termes réels, soit :
(1) m, — mt-\ — pt)

1 . Friedman a construit un modèle avec endogénéisation de l'offre ; le modèle de Sargent et


Wallace présente davantage de rigueur ; c'est pour cette raison que nous le présentons ici.
122 Gérard Kremer et Ali Bouhaili

les auteurs démontrent1 que le modèle ainsi complété admet les


anticipations de forme adaptative comme solution, en d'autres termes les
anticipations postulées par le modèle de Cagan sont rationnelles sous les
hypothèses que nous venons de spécifier :
(2) к* = j „l (P* — P'-ù-
La structure de causalité du modèle est déterminée de la manière
suivante :
a j Les meilleures prévisions du taux d'inflation et de création
monétaire sont fournies par l'extrapolation des taux d'inflation passés et
présents (conséquence du caractère rationnel des anticipations adaptatives).
b j La création monétaire passée n'apporte aucune amélioration à
ces prévisions.
с I Les taux d'inflation passés influencent la création monétaire, mais
la création monétaire passée n'influence pas l'inflation une fois que l'on
a tenu compte des taux d'inflation passés.
En résumé, le modèle renferme deux types de causalité :
— la première stipule que la monnaie cause l'inflation dans le sens où une
rupture dans le processus d'évolution de la création monétaire se
traduit par une rupture prévisible dans le processus inflationniste ;
— la seconde est une causalité au sens de Granger2 (cf. Granger et
Newbold, 1986) : l'inflation « cause » la création monétaire mais la
création monétaire ne cause pas l'inflation.

II. 3. Les estimations économétriques effectuées par Sargent et


Wallace conduisent à des conclusions de deux ordres :
a I II apparaît que les tests de causalité donnent l'avantage à leur
spécification plutôt qu'à celle de Cagan : l'offre de monnaie ne peut être
considérée comme exogène.
b I Les estimations de la semi-élasticité de la demande de monnaie
fournissent des valeurs dont les tests de significativité ne permettent pas
d'affirmer qu'elles sont significativement différentes de zéro ; toutefois, le
taux d'inflation maximisant le revenu réel que l'Etat se procure par la
création monétaire3 est compris dans l'intervalle de confiance des
estimations, mais Sargent ne peut que conclure : « Contrairement aux

1. La démonstration repose sur des restrictions concernant les termes aléatoires que nous
n'avons pas retenus dans l'exposé.
2. Une variable Y cause X au sens de Granger si Yt permet d'améliorer la prévision de Xř + i.
3. On rappelle que le taux d'inflation est égal à l'inverse de la semi-élasticité de la demande de
monnaie (cf. Friedman (1971)).
Modèles monétaristes de l'hyperinflation 123

attentes, les estimations effectuées ne permettent pas d'isoler, sans


ambiguïté, une fonction de demande de monnaie en hyperinflation. Ce n'est
pas la manière la plus satisfaisante de conclure sur le sujet » (Sargent,
1977, p. 81).
II. 4. Les conclusions du modèle de Sargent et Wallace ont fait
l'objet de plusieurs critiques de natures différentes, certaines a posteriori
et une a priori, il s'agit de celle de Keynes :
— Analysant l'hyperinflation allemande et les moyens d'y mettre
fin (cf. Keynes, 1922-1923) Keynes soutient que le premier acte de la
stabilisation doit être une stabilisation du taux de change et que la
diminution du déficit budgétaire ne peut être qu'une conséquence de
cette stabilisation, par la croissance des recettes fiscales qu'elle entraîne
quasi instantanément ; le mécanisme évoqué par Keynes n'est autre
que ce qui est désigné par l'effet Olivera-Tanzi. La diminution du taux
d'inflation ne peut résulter d'un engagement du gouvernement de
conduire une politique restrictive puisque celle-ci est réalisée ipso facto
par la stabilisation.
— La critique récente adressée par Dornbusch et Simonsen se fonde
sur des arguments tirés de la théorie des jeux. Selon ces auteurs
(cf. Dornbusch et Simonsen, 1987) le moindre doute des agents sur la
crédibilité d'une politique restrictive se traduit par un comportement
défensif de leur part ; aucune garantie n'est donnée que l'ensemble des
agents adopteront un comportement conforme à la politique monétaire
et budgétaire annoncée. Par conséquent, il y a de fortes chances que les
agents procèdent à des hausses de prix et/ou de salaire défensives et
forcent les autorités à renoncer à leurs projets avant même qu'ils se soient
concrétisés. Précisons que cette critique s'inscrit dans le cadre d'une
analyse qui fait dépendre la stabilisation d'une intervention de l'Etat,
acteur assimilé au commissaire priseur walrasien et seul capable de
coordonner le comportement des acteurs et de le rendre compatible avec
les conditions d'une stabilisation.
— La critique de Sachs s'appuie d'abord sur l'expérience de la fin de
l'hyperinflation bolivienne (cf. Sachs, 1986), avant de montrer qu'une
forte réduction de l'inflation peut être obtenue sans engagement sur une
politique restrictive par un gel du taux de change ; une stabilisation
durable est cependant conditionnée par une politique budgétaire
restrictive, sous peine d'un retour ultérieur à des niveaux d'inflation élevée. Le
gel du taux de change et la diminution de l'inflation qu'il implique
donne un répit aux pouvoirs publics pour concrétiser une gestion plus
rigoureuse des finances publiques. Le délicat problème de la crédibilité
ne se pose donc plus. La critique de Sachs perd toutefois de sa force par
124 Gérard Kremer et Ali Bouhaili

des hypothèses adhoc sur lesquelles elle repose. Le modèle postule la


parité des pouvoirs d'achat ; un gel du taux de change se traduit donc
mécaniquement par une réduction de l'inflation qui ne peut perdurer
que si elle est appuyée par une diminution du déficit budgétaire. Si ce
n'est pas le cas la spéculation sur le taux de change, alimentée par un
déficit budgétaire persistant, opère un retour aux niveaux de taux
d'inflation antérieurs.
On peut ajouter que Sargent et Wallace restent discrets sur les signes
extérieurs de ce qu'ils qualifient de changement de régime et qu'il n'est
possible de reconnaître qu'a posteriori ! En outre, sous l'hypothèse
d'information parfaite des agents, il est nécessaire de supposer que ces
derniers connaissent l'effet Olivera-Tanzi ; par conséquent l'annonce
d'une politique fiscale restrictive ne peut que se traduire par une
diminution du revenu des agents qui ne sont pas incités à revoir leurs
anticipations d'inflation à la baisse !
En définitive si l'endogénéisation de l'offre de monnaie complète de
manière plus réaliste le modèle de Cagan, la prise en compte des
anticipations rationnelles implique des recommandations de politique
économique plus incertaines. Avec le développement des hyperinflations dans
les économies semi-industrialisées endettées les thèses monétaristes ont
trouvé à la fois un nouveau champ d'application ainsi qu'une nouvelle
vigueur théorique par le développement des modèles à équilibres
inflationnistes multiples.

III - MODÈLES À ÉQUILIBRES MULTIPLES


ET POLITIQUES HÉTÉRODOXES

III . 1 . Les interprétations plus récentes de l'hyperinflation s'inscrivent


dans le cadre des modèles à équilibres multiples qui apportent des
réponses à certaines difficultés soulevées par les modèles précédemment
exposés et s'intéressent explicitement à l'interprétation des situations
originales que connaissent les économies semi-industrialisées en crise
d'endettement (Argentine, Brésil, Israël essentiellement). Au-delà de cette
prise en compte, qui tranche par rapport aux modèles monétaristes de
Cagan et Sargent et Wallace orientés quasi exclusivement vers les
expériences des années vingt dans leur tentative de validation, les modèles
monétaristes à équilibres multiples justifient a posteriori les politiques de
stabilisation mises en œuvre depuis 1985 en Israël, en Argentine et au
Brésil successivement qui ont été inspirées par des analyses qualifiées
Modèles monétaristes de l'hyperinflation 125

d'hétérodoxes ; les modèles que nous nous proposons d'examiner


maintenant montrent sans ambiguïté que ces analyses peuvent être également
revendiquées par l'école monétariste alors qu'elles se présentaient
initialement comme une alternative aux thèses monétaristes.
Un modèle simple, proche de celui utilisé par Sachs (1986) va nous
servir de cadre analytique :
— La demande de monnaie adoptée est celle de Cagan :
(1) Mt/P, = exp — оис?, a > 0 ;
— Les anticipations sont supposées de forme adaptative :
(2) ftj=
л* représente la variation des anticipations (plus généralement, un
point surmontant une variable symbolise la variation de cette dernière).
л? désigne l'anticipation d'inflation formée en t pour la
période t + 1 ; la taxe inflationniste, définie comme le produit du taux
d'inflation par les encaisses réelles qui constituent la base de la taxe, est
égale à :
(3) TI, = (М,/Р,)(<ЯУ</О(1/Р<).
Tit se décompose de la manière suivante :
TI, =
le premier terme du membre de droite correspond au seigneuriage, que
nous désignerons par S, et qui est équivalent à la contrainte budgétaire
si l'on suppose que le déficit budgétaire est financé entièrement par la
création monétaire. A l'état stationnaire, l'inflation est constante,
l'inflation anticipée est identique à l'inflation effective et la variation des
encaisses réelles est nulle. Il en résulte que la taxe inflationniste est alors
égale au seigneuriage :
(4) S, = (M,/dt}(l/Pt)
la combinaison des équations (1) (2) et (4) déterminent alors deux points
d'équilibre qui apparaissent sur le graphique I en A et В dans l'espace
(М/Р,тсе) ; à un niveau de seigneuriage ou de déficit budgétaire donné,
correspondent deux taux d'inflation d'équilibre, l'un élevé (B), l'autre
faible (A). La possibilité d'un double équilibre découle de la forme de la courbe
de Laffer (cf. Bruno, 1989 ; Dornbusch et Fischer, 1986 ; Dornbusch et
Simonsen, 1987) qui établit une relation non linéaire entre la taxe
inflationniste et le taux d'inflation ; à un faible niveau d'inflation, les revenus réels
tirés de la taxe inflationniste sont faibles, malgré le niveau élevé des encaisses
126 Gérard Kremer et Ali Bouhaili

réelles ; lorsque le taux d'inflation s'accroît le produit de la taxe


inflationniste s'accroît dans un premier temps, atteint un maximum puis
décroît progressivement, le coût de détention d'encaisses liquides dominant
l'effet de l'inflation sur la taxe inflationniste, la diminution des encaisses
réelles, base de la taxe inflationniste, s'accélère et réduit cette dernière.

Graphique I

M/P =

A l'état stationnaire, l'inflation d'équilibre de type A est une fonction


croissante du seigneuriage ; une augmentation du déficit budgétaire « une
fois pour toutes » (déplacement de la courbe AB vers la droite en A'B')
conduira à un niveau d'inflation d'équilibre A'. Cela permet à Sachs
d'affirmer qu'une croissance de l'inflation ne résulte pas nécessairement d'un
besoin de financement croissant, mais d'un ajustement retardé du taux
d'inflation à une hausse instantanée du seigneuriage. En d'autres termes,
l'observation d'une accélération de l'inflation et d'un niveau de déficit
budgétaire constant ne remet pas en cause la thèse monétariste (cf. par exemple
la critique de Cardoso, 1988) : l'inflation résulte simplement d'un
accroissement passé de la création monétaire. On peut remarquer qu'en partant
d'un équilibre de type B, un accroissement du seigneuriage « une fois pour
toutes » entraîne un nouveau taux d'inflation d'équilibre inférieur au
précédent. Sur le graphique 1 on passe de В en B' par un saut de la courbe de
seigneuriage de S en S'. Le processus est le suivant : un choc budgétaire
Modèles monétaristes de l'hyperinflation 127

provoque une émission monétaire accrue de manière quasi instantanée qui


se traduit par une augmentation du seigneuriage équivalente en valeur
réelle à son accroissement en valeur nominale en raison du retard
d'ajustement des prix. Au niveau de seigneuriage Se correspond une demande
d'encaisses réelles supérieure à celle liée au niveau de seigneuriage S étant
donné que l'élasticité de la demande d'encaisses réelles dans la partie
supérieure de la courbe de demande de monnaie est supérieure à l'unité1. De
plus, l'accroissement des encaisses désirées étant supérieur à
l'accroissement de l'offre de monnaie, les agents opèrent l'ajustement par un
ralentissement de la demande de biens donc par une diminution du rythme
d'inflation. Graphiquement, on passe du point В en Bi puis de Bi en B\ Un
raisonnement similaire permet de montrer que l'augmentation du
seigneuriage à fonction de demande d'encaisses stable implique une accélération
de l'inflation en partant d'un taux d'inflation d'équilibre de type A ; dans
ce cas, le processus se décompose en deux phases,
A-> Ai
puis
A'.
On voit que dans des conditions de stabilité de la fonction de
demande de monnaie, un élargissement du déficit budgétaire financé par
création monétaire amène le taux d'inflation d'équilibre en E qui rend le
revenu réel maximum. On retrouve les modèles monétaristes à équilibre
unique de Cagan et Sargent et Wallace.
Avant de procéder à l'analyse des implications de politique
économique, il est nécessaire d'examiner les conditions de stabilité des divers types
d'équilibre. En différenciant l'équation (1) par rapport au temps, et en
posant d = (dM/dty/M, on obtient facilement la relation suivante :

en remplaçant l'inflation anticipée par son expression telle que la fournit


l'équation (2), il vient :

1 , La valeur absolue de l'élasticité de la demande de monnaie est égale au produit de la semi-


élasticité par le taux d'inflation ; or, le taux d'inflation correspondant au niveau maximum de
seigneuriage (point E sur le graphique I) étant égal à l'inverse de la semi-élasticité (cf. Friedman, 1971) les
taux d'inflation d'équilibre de type В sont nécessairement supérieurs à 1 /a i il en découle que
l'élasticité est supérieure à l'unité.
128 Gérard Kremer et Ali Bouhaili

A l'équilibre ces expressions deviennent :


ne = тс et ti = 0
soit
Tz = d = (<M/dt)/M.
La stabilité des équilibres dépend de la vitesse d'ajustement des
anticipations (on rappelle que la semi-élasticité est constante du fait de la
stabilité de la fonction de demande de monnaie) : si elle est faible, c'est-
à-dire si оф < 1, l'équilibre de faible inflation est stable et celui
d'inflation élevée est instable ; les rôles sont inversés lorsque la vitesse
d'ajustement des anticipations est très rapide, soit lorsque оф > 1 ; on
retrouve le cas des anticipations rationnelles si l'on suppose la vitesse de
correction des anticipations tend vers l'infini.
Comme l'observe Bruno, il est peu vraisemblable que le coefficient
d'ajustement des anticipations reste constant au cours du processus
inflationniste, Au contraire, il suppose que plus l'inflation s'accroît, plus
les erreurs d'anticipations sont coûteuses et plus la vitesse de correction
des erreurs d'anticipation croît. Cela revient à postuler que p est une
fonction croissante de l'inflation ou de l'inflation anticipée. En posant
que le produit de la vitesse des anticipations par la semi-élasticité est
égal à l'unité pour un taux d'inflation anticipée de -к* on peut distinguer
les trois cas suivants :
1 / тол < 7CB < тс* alors, A est un équilibre stable et В un équilibre instable ,•
2 / 7t* < тел < 7ГВ alors, A est instable et В stable ;
3 / тел < л* < 7ГВ dans ce cas, les deux équilibres sont stables.

Considérons la première configuration dans laquelle les deux taux


d'équilibre sont inférieurs à l'inflation qui rend a(3 égal à l'unité ; le
graphique II représenté dans l'espace (rce, d) permet de mieux comprendre
la dynamique des équilibres.
Partons du point С ; à ce niveau et par hypothèse, le dénominateur
du membre droit de l'expression de la variation anticipée est positif
(car ap < 1) et le numérateur négatif; cela signifie que l'inflation
anticipée diminue progressivement jusqu'au point d'équilibre A. Le
processus joue à l'inverse si l'on raisonne à partir du point D ; la
variation de l'inflation anticipée croît jusqu'à l'équilibre A. Le dernier cas
apparaît le plus intéressant car il ouvre la possibilité d'un passage,
dans certaines conditions, d'un équilibre stable d'inflation élevée à un
équilibre stable d'inflation faible. Nous allons maintenant nous
intéresser à ces conditions.
Modèles monétaristes de l'hyperinflation 129

Graphique II

яс=а

я.

яв _

Observons tout d'abord que lorsque l'économie se trouve dans la


situation où seul l'équilibre de type В est stable, des chocs budgétaires
successifs sont susceptibles de maximiser les ressources procurées par
l'émission monétaire tout en réduisant l'inflation. Toutefois, le recours
au seigneuriage n'est pas sans conséquence et se traduit au-delà d'un
certain niveau de déficit budgétaire par une fuite accélérée devant la
monnaie ; c'est cette situation que Dornbusch et Fischer (1986)
qualifient d'hyperinflationniste alors que Bruno (1989) prétend dans le cadre
du modèle qu'il développe n'analyser que les cas d'inflation élevée et
non les situations hyperinflationnistes ; ainsi, il considère que
l'expérience bolivienne (cf. Sachs, 1986) relève de l'hyperinflation mais non de
la logique des équilibres multiples !
Si, dans le cas où les deux équilibres sont stables, le taux
d'inflation dans l'économie est élevé, une réduction du déficit budgétaire
provoquera une hausse du taux d'inflation et non une réduction
comme le prévoyaient les modèles précédents. Un gel des prix,
appliqué lorsque l'économie se trouve dans le cas 2, ne peut qu'échouer et
ramener à terme l'inflation aux niveaux antérieurs élevés. Seule une
politique combinant une réduction du déficit budgétaire et un contrôle
des prix paraît en mesure de diminuer durablement l'inflation, à
condition que le taux d'inflation critique (n*) soit supérieur au nouvel
équilibre d'inflation faible ; en d'autres termes, la diminution du déficit
130 Gérard Kremer et Ali Bouhaili

budgétaire ou de la création monétaire doit être suffisamment


importante pour garantir la stabilité du nouvel équilibre. Le modèle apporte
ainsi une justification théorique aux politiques de stabilisation dites
hétérodoxes expérimentées récemment en Israël, puis en Argentine et
au Brésil. On peut même ajouter qu'il fournit une explication à l'échec
de la tentative brésilienne (Garber, 1988), échec qui est attribué à une
politique budgétaire insuffisamment restrictive pour ramener
l'économie à un taux d'inflation d'équilibre stable. Jusqu'à présent, nous
n'avons considéré le fonctionnement du modèle que dans l'hypothèse
d'une fonction de demande de monnaie stable. Avec la prise en
compte du phénomène de dollarisation, cette hypothèse est
abandonnée : la substitution monétaire induit un déplacement de la courbe de
demande d'encaisses réelles vers la gauche sur le graphique III et, à
déficit budgétaire donné, entraîne une baisse du taux d'inflation.
Au-delà d'un certain seuil, la dollarisation pousse l'économie vers
l'hyperinflation. Ce mouvement est d'autant plus rapide que la
dollarisation s'accompagne d'un accroissement du déficit budgétaire et par
conséquent de la création monétaire.

Graphique III

If, К
Modèles monétaristes de l'hyperinflation 131

La manière dont la dollarisation est intégrée dans le modèle appelle


deux observations :
1 / II s'agit d'une dollarisation au sens strict, le dollar se substituant
à la monnaie nationale dans ses fonctions de réserve de valeur, d'unité
de compte et de moyen d'échange ; la dollarisation sous forme
d'indexation des titres publics sur le taux de change ne peut être appréhendée
par la logique du modèle sans remise en cause du concept de monnaie,
limité ici à la monnaie centrale, c'est-à-dire aux créances non soumises à
des variations de leur valeur nominale. Plus généralement, l'indexation
sur le dollar des titres de créance conduit à une révision de la distinction
faite habituellement entre un financement par création monétaire et un
financement effectué par émission de titres à court terme. En outre la
prise en compte de la dollarisation sous les deux formes évoquées exige
une intégration explicite du taux de change et des mécanismes de sa
formation, ce que les modèles examinés ne parviennent pas à réaliser
comme nous le verrons ultérieurement.
2/11 est supposé que la substitution monétaire, conçue comme un
simple déplacement de la courbe de demande de monnaie, s'effectue avec la
même intensité quel que soit le niveau du taux d'inflation ! Lorsque le
dollar se substitue à la monnaie nationale dans toutes ses fonctions, le taux
d'inflation mesuré en termes de prix exprimés en monnaie locale revêt une
signification économique décroissante avec l'aggravation de la
dollarisation, le terme du processus étant la disparition de la monnaie locale et une
perte de souveraineté, réduite par les monétaristes à l'impossibilité de
recourir au seigneuriage comme moyen de financement. L'inflation
économiquement significative (cf. Fischer, 1986), d'abord croissante lorsque
la dollarisation est faible, atteint un maximum puis décroît avec
l'accélération de la substitution monétaire et la dollarisation des échanges ; en effet,
au cours du processus, l'inflation interne — celle affectant la monnaie
locale — d'abord dominante, s'accélère, affecte progressivement une
fraction décroissante des échanges de plus en plus dollarisés et le taux
d'inflation de l'ensemble de l'économie diminue !
III . 2. Avantde procéder à l'examen du traitement du taux de change,
il importe de souligner que les modèles à équilibres multiples ne sont pas
les seuls modèles d'inspiration monétariste théorisant a posteriori les
politiques hétérodoxes. On peut évoquer, par exemple, la théorie des contrats
salariaux développée par Kydland et Prescott, Barro et Gordon ainsi que
Fischer, et appliquée par Cukierman (1986) au contexte de l'économie
israélienne. L'auteur suppose que les autorités fixent le taux de croissance
de la masse monétaire à un niveau qui rend minimum une fonction de
«perte» (policymakers' loss function) dont les arguments sont la taxe
132 Gérard Kremer et Ali Bouhaili

inflationniste observée et désirée, le taux de chômage observé et le taux


que les autorités ont retenu comme objectif, le taux d'inflation. Dans ce
modèle, les salaires sont fixés, par contrat, sur plus d'une période, sur la
base du taux d'inflation anticipé au moment de la conclusion du contrat.
Si l'inflation effective est supérieure au taux anticipé, il en résulte un
accroissement du salaire réel et, par conséquent, un développement du
chômage. Or, les pouvoirs publics, désireux de minimiser leur fonction de
perte — en d'autres termes, ils sont censés manifester une certaine
aversion à l'égard du chômage — sont conduits à mener une politique
monétaire accommodante tendant à créer un lien direct entre les anticipations
d'inflation et l'inflation effective. Plus généralement, l'offre de monnaie
sera d'autant plus importante que l'objectif de taxe inflationniste sera plus
élevé, que le taux de chômage désiré sera plus faible, que les salaires réels
demandés par les syndicats et les anticipations incorporées dans les
contrats salariaux seront plus élevés. Ce dernier facteur est crucial
puisqu'il établit une relation positive entre les anticipations et l'offre
monétaire — relation que Sargent et Wallace avaient déjà postulés pour endo-
généiser l'offre de monnaie, la raison motivant ce lien étant la volonté des
autorités de tirer de la création monétaire un seigneuriage constant — ,
justifiée par le désir d'éviter une déviation trop importante entre le taux de
chômage naturel et le taux observé. Le modèle ne tranche pas
radicalement en faveur des politiques hétérodoxes, mais conclut que le gel des prix
et du taux de change est plus efficace qu'une simple diminution du déficit
budgétaire et de l'offre de monnaie car il ramène l'inflation
immédiatement à un niveau faible tout en limitant les conséquences négatives sur
l'emploi et la production. Toutefois, ce type de mesure nécessite pour sa
réussite un accord de type coopératif entre l'Etat et les syndicats motivé
par la structure des contrats salariaux.

IV - LE PROBLÈME DU TAUX DE CHANGE

IV . 1 . La nécessité de l'intégration du taux de change découle d'une


part des phénomènes de substitution monétaire asymétrique qui
s'exacerbent durant les périodes d'hyperinflation, d'autre part de la remise en
question pendant ces périodes des liens de causalité traditionnellement
postulés entre les prix et le change. On peut remarquer que ce problème
avait déjà fait l'objet d'un débat concernant l'hyperinflation allemande1.

1. A. Aftalion avait, à l'époque, défendu la thèse d'une détermination des prix par le taux de
change et non l'inverse (cf. Aftalion, 1927).
Modèles monétaristes de l'hyperinflation 133

Frenkel (1977) a repris le modèle de Cagan sous l'hypothèse


d'efficience du marché des changes, et de parité des pouvoirs d'achat ;
rappelons que la première de ces hypothèses pose que le taux de change à
terme correspond à l'espérance mathématique du taux de change au
comptant à l'échéance du terme. Ces deux hypothèses combinées
impliquent que le change à terme fournit une bonne mesure des anticipations
d'inflation, ce qui permet à Frenkel de ne faire aucune hypothèse sur la
forme des anticipations. Dès lors, la validité du modèle défini par
Frenkel repose entièrement sur la qualité de ses estimations économétriques
— effectuées à partir des données de l'hyperinflation allemande — dont
on sait qu'elles sont sujettes à caution comme l'observe Frenkel lui-
même. Il est en particulier très délicat d'établir les causalités à l'œuvre
en raison de la rapidité d'évolution des variables et de l'amplitude des
grandeurs nominales qui se traduit par des corrélations statistiques qui
peuvent ne pas être pertinentes sur le plan théorique. Quoi qu'il en soit,
Salemi (1980) a critiqué l'hypothèse de parité des pouvoirs d'achat en
montrant, toujours par l'économétrie, que les prix courants étaient
davantage expliqués par les prix passés que par le report ou le déport du
taux de change à terme. Cette conclusion semble donc invalider la parité
des pouvoirs d'achat mais non le caractère efficient du marché des
changes. Il en résulte que si le taux de change à terme retrace
correctement les anticipations de dévaluation, il ne fournit pas une mesure
adéquate des anticipations d'inflation. Holtfrerich (1982) suggère la prise en
compte dans la fonction de demande de monnaie, du taux d'inflation
anticipé en tant que coût d'opportunité de la détention de monnaie en
biens pour les Allemands qui n'ont pas accès aux devises, et du taux de
dépréciation anticipé du change comme coût d'opportunité de marks
pour ceux qui ont accès aux devises. Sur le plan théorique cette solution
n'apparaît pas satisfaisante en raison de l'instabilité de la demande de
monnaie provoquée par la substitution monétaire, instabilité qui croît
avec le degré et la forme de la dollarisation. Si la spécification du mode
d'ajustement des encaisses au niveau désiré est ainsi précisé, elle reste
incomplète puisqu'elle exclut le taux d'intérêt à moins d'admettre que
celui-ci est constant en termes réels, sa valeur nominale étant alors
déterminée par les anticipations d'inflation (hypothèse dite de Fischer),
ce que font implicitement les modèles évoqués.
IV. 2. Dans son analyse de la stabilisation bolivienne, Sachs (1986)
fait, de manière très empirique, intervenir dans la détermination des prix
intérieurs, les taux de change officiel et parallèle ainsi que le niveau des
prix étrangers. Cette spécification se conforme à l'hypothèse de parité
des pouvoirs d'achat. Toutefois, le poids des taux de change et plus par-
134 Gérard Kremer et Ali Bouhaili

ticulièrement celui du taux parallèle s'accroît à mesure que l'inflation


s'accélère. Cette hypothèse, malgré son intérêt, n'est pas justifiée
théoriquement. En outre, si la causalité va du taux de change vers les prix, la
spéculation sur le taux parallèle reste déterminée par le déficit
budgétaire et la création monétaire qui l'accompagne !
IV . 3. Dans le modèle développé par Bruno (1989), le taux de change,
en économie ouverte, joue un rôle similaire aux anticipations d'inflation.
Le taux de dévaluation s'ajuste en fonction de l'écart entre le taux de
salaire et le taux de dévaluation ; il s'agit de fixer le taux de change qui
permet de maintenir la compétitivité externe de l'économie ou d'assurer la
substitution d'importations. Le taux de salaire est indexé partiellement
sur l'inflation et partiellement sur le taux de change. Soient :
e : taux de dévaluation,
s : variation du taux de dévaluation,
ta : taux de croissance du salaire moyen,
л : taux d'inflation,
Y : vitesse d'ajustement (du taux de dévaluation) croissant avec le taux
de dévaluation.
La politique de dévaluation est guidée par le maintien de la
compétitivité, ce qu'exprime l'équation (1)
(1) è = y((o — s).
Le taux de salaire est indexé sur l'inflation et le taux de dévaluation :
(2) <. = X7C + (1— x)s.
On obtient :
(3) è = Y(n — e).
Le taux de dévaluation remplace l'inflation anticipée dans la
fonction de demande de monnaie, en supposant que le dollar et la monnaie
locale sont des substituts parfaits. Le passage d'un taux d'inflation élevé
à un taux faible dépend alors de conditions similaires à celles détaillées
dans la section III. En particulier, une réduction du déficit budgétaire
permet d'amener durablement le taux de dévaluation sous sa valeur
critique (analogue à те*), mouvement qui rend l'équilibre d'inflation faible
stable. Mais cela n'est possible que si l'indexation des salaires s'ajuste à
la baisse. L'enchaînement est le suivant : la lutte contre une inflation
élevée par une réduction du déficit budgétaire entraîne une diminution du
coefficient d'ajustement y ; il en résulte un ralentissement du rythme de
dévaluation : le terme du processus est la stabilisation à un niveau
d'inflation faible.
Modèles monétaristes de l'hyperinflation 135

L'intégration du taux de change dans le modèle reste fondée


comme dans les analyses précédentes sur la parité des pouvoirs
d'achat corrigée des retards d'ajustement du taux de change à
l'inflation. En faisant jouer au taux de change un rôle alternatif à celui des
anticipations d'inflation, le modèle prête le flanc à la critique de
Salemi et de Holtfrerich (cf. supra).
Comme l'observent Dorabusch et Fischer (1986), les modèles à
équilibre multiples posent le problème théorique de l'origine de
l'hyperinflation. Deux points de vue semblent prévaloir ; le premier consiste à voir
dans l'hyperinflation une tentative de liquidation de la dette publique,
bref un moyen de correction du déficit budgétaire ; le second conçoit
l'hyperinflation comme la résultante d'un choc qui conduit l'économie
sur un sentier de déséquilibre, ce choc pouvant avoir pour origine un
effondrement du taux de change. Si la première hypothèse est rarement
envisagée en raison des présupposés monétaristes concernant le
financement du déficit budgétaire, la prise en compte de la seconde soulève des
difficultés en matière de cohérence de la détermination du taux de
change.

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