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LAURENCE BOUDREAULT

L'ŒUVRE ROMANESQUE D'AHMADOU KOUROUMA


ET SA CRITIQUE

Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en études littéraires
pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

DÉPARTEMENT DES LITTÉRATURES


FACULTÉ DES LETTRES
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC

2006

1
Laurence Boudreault, 2006
RÉSUMÉ

Ce mémoire analyse les tendances du discours critique consacré à l'œuvre romanesque


d'Ahmadou Kourouma. À partir de cet élément fondamental qu'est le métatexte, nous
voudrions « re-lire » les différentes modalités au moyen desquelles le discours critique
saisit le texte romanesque (Les soleils des indépendances, Monnè, outrages et défis, En
attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n 'est pas obligé). Nous examinerons
comment la critique, en structurant l'espace de la fiction, révèle ses propres orientations,
ses inflexions interprétatives, et nous renseigne, finalement, sur elle-même autant que
sur son objet d'étude. Échappe-t-elle au « préjugé des mots » (Nietzsche) ou succombe-
t-elle, sans le savoir, à la transparence illusoire (construite, historique) du discours
social sur l'Afrique ? Cette recherche se veut un sain exercice d'auto-réflexion, elle
nous permet de repenser les limites de l'interprétation de l'œuvre d'Ahmadou
Kourouma en actionnant une dialectique qui confronte directement le discours critique
au discours romanesque.
AVANT-PROPOS

L'écriture d'un mémoire représente une vertigineuse plongée dans le monde des
idées, du moins l'ai-je conçu et vécu comme tel. Plusieurs, dans cette aventure, m'ont
assuré leur soutien et ont ainsi permis que je « bondisse de roche en roche », selon la
belle image de Saint-Denys Garneau.

Je voudrais ainsi exprimer ma gratitude envers mon directeur de recherche,


Justin Bisanswa, à la fois pour la rigueur bienvenue de ses remarques scientifiques et
pour l'incomparable disponibilité dont il fait bénéficier tous ses étudiants. La Chaire de
recherche du Canada en Littératures africaines et Francophonie, qu'il dirige, permet une
saine émulation entre jeunes chercheurs et ma réflexion s'est abondamment nourrie de
ce milieu effervescent. Je salue, par ailleurs, le concours bienveillant des deux
évaluateurs de ce mémoire, les professeurs Fernando Lambert et Kasereka Kavwahirehi,
pour leurs commentaires judicieux et le temps qu'ils ont consacré à cette lecture. Merci
aussi à Madame Christiane Kègle qui, depuis le baccalauréat, m'a encouragée à
poursuivre jusqu'au doctorat.

Mes remerciements les plus sincères s'adressent également à Kara, mon mari,
pour mûrir avec moi mes projets d'étude et me faire quotidiennement profiter de son
sens incroyable de la dialectique et de l'humour. Nous nous sommes musclés ensemble
à l'école du vent adverse, et je garde un souvenir étincelant de nos persévérances.

Je m'estime, en outre, infiniment redevable à mes parents, Lise et Robert, noyau


dur de ma détermination. Une part des fruits que je récolte leur revient.

Merci à Louise Boudreault pour son aide à la mise en page de ce document.

Enfin, je remercie le CRSH et le FQRSC pour les bourses d'études qu'ils m'ont
décernées et qui ont contribué de manière décisive à la réalisation de ce mémoire.
Je dédie ce mémoire à mon père,
Robert Boudreault, qui, depuis déjà
bien plus longtemps que moi, poursuit
une patiente réflexion sur l'univers et
sur les principes architecturaux de la
pensée, y compris dans ce qu'ils ont
d'ineffable et de changeant.
Ses enseignements et sa confiance,
depuis vingt-cinq années, sont les
socles de toutes mes envolées.
C 'est seulement la théorie
qui décide de ce qui peut être observé.
Einstein

// don 't mean a thing


Ifit ain 't got that swing,
Duke Ellington et Irving Mills
ABREVIATIONS

Les soleils pour Les soleils des indépendances


Monnè pour Monnè, outrages et défis
En attendant pour En attendant le vote des bêtes sauvages
Allah pour Allah n'est pas obligé
TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION 9

CHAPITREI : LA CRITIQUE THÉMATIQUE 19

1.1 Répétition et signification des « thèmes » 19


1.2 Pouvoir, politiciens et personnages 21
1.2.1 Corrélation entre le réel textuel et la réalité sociale 23
1.3 La femme : remède à une Afrique en déshérence 25
1.3.1 Typologie des personnages féminins 27
1.4 La figure du traducteur-interprète 30
1.4.1 Symbole d'une ambivalence culturelle à venir 33
1.5 Le savoir dans les romans de Kourouma 34
1.5.1 Le savoir des romans de Kourouma 35

CHAPITRE2: LA CRITIQUE SOCIOLOGIQUE 40

2.1 Méditation littéraire : / 'illusio de la fiction et son réalisme séducteur ... 40


2.2 Vraisemblance de l'espace-temps et ancrage socio-religieux 41
2.2.1 Lecture dénotative : trope à l'analyse sociologique 44
2.3 Réalisme et polyphonie 50
2.3.1 Altérité de la fiction et discours social :.. 52
2.4 L'Histoire dans le texte kouroumien 56
2.4.1 Texte et contexte 56
2.4.1.1 Motifs narratifs du désenchantement 57
2.4.2 Dénonciation et énonciation 58
2.4.2.1 Le roman comme pratique sceptique 59

CHAPITRE 3 : LA CRITIQUE LINGUISTIQUE 64

3.1 La langue et son lieu 64


3.2 Néologismes, africanismes et autres particularismes linguistiques 67
3.2.1 L'esthétique : symptôme d'appartenance ethnique ? 69
3.3 Le proverbe : élément du style, élément de l'action 76
3.3.1 Mythes contre mythes 78
3.4 Sociolinguistique du texte : système du langage kouroumien 84

3.4.1 Facture romanesque et entendement du monde 89

CONCLUSION 96

BIBLIOGRAPHIE 108
INTRODUCTION

La critique elle-même a toujours besoin


de nouvelles idées critiques
Popper

Locha Mateso, dans La littérature africaine et sa critique1, établit une


classification en trois axes de la critique littéraire africaine : 1) « ceux qui ont mené une
réflexion théorique globale sur le fait littéraire africain doublée d'une pratique des
textes, révélant une conception de la littérature, et partant de la critique littéraire2 »,
2) « ceux qui pratiquent la lecture des textes mais sans une réflexion théorique
(formulée) sur le fait littéraire africain », et 3) ceux qui n'ont qu'une approche
pragmatique des textes littéraires : auteurs de manuels, d'anthologies, etc.4 ». Sur la
base de ces regroupements, il réalise une analyse transhistorique (de 1920 à 1980) du
discours critique dans le but de parvenir à une phénoménologie de la critique des textes
africains. Opérant selon une méthode à la fois historique et épistémologique, il remonte,
d'abord, aux fondements de l'activité critique (tant occidentale qu'africaine). Il
s'interroge, ensuite, sur la notion problématique de « texte littéraire ». Il observe, ainsi,
les postulats, les méthodes et les « principes inspirateurs5 » qui prévalent chez la
critique, et ce, afin de « reconnaître la logique interne et le principe d'intelligibilité6 » de
celle-ci. Enfin, il montre comment la critique pèche, souvent, contre les postulats
théoriques qu'elle utilise et peine à ne pas importer en littérature « un schéma de pensée
colonial7 ». Locha Mateso n'analyse pas les fictions, mais il se concentre sur l'examen
de la cohérence des textes critiques. Il conserve une perspective d'ensemble sur le
phénomène des littératures africaines. Son ouvrage, le premier à retracer ainsi les lieux
conceptuel, méthodologique et idéologique (historique) de la critique, constitue les

1
Locha Mateso, La littérature africaine et sa critique, Paris, A.C.C.T et Karthala, 1986.
2
Ibid., p. U.
3
Ibid., p. 12.
4
Id
5
Ibid., p. 11.
6
Ibid., p. 10.
7
Ibid., p. 366.
10

prémices d'une « criticologie » négro-africaine, et pose avec rigueur la question


fondamentale de la lecture des textes africains.

Poursuivant cette perspective, l'objectif de notre étude est de resserrer la


problématique autour d'un seul auteur, Ahmadou Kourouma, et d'ajouter à l'analyse du
discours critique l'analyse des textes romanesques eux-mêmes. De plus en plus, en
effet, la critique littéraire, au même titre que les fictions, fait l'objet d'une évaluation
(« criticologie »). Dans le domaine des littératures francophones, la revue Présence
francophone a déjà publié un numéro sur « La réception des littératures
francophones », tandis que Notre Librairie a fait paraître « La critique littéraire10 ».
9

Mais aucune étude n'a encore été consacrée au discours critique sur l'œuvre
d'Ahmadou Kourouma.

Notre projet, en ce sens, naît d'un constat de manque : malgré le grand nombre
d'ouvrages et de réflexions sur l'œuvre de Kourouma, aucune publication ne présente
une revue synthétique qui dégage les grandes tendances de ce discours critique. La
critique des romans de Kourouma n'a donc pratiquement jamais, sinon de manière
extrêmement ponctuelle, réfléchi à elle-même de façon systématique avec l'idée de
penser et de repenser sa propre écriture comme discours. On a l'impression que les
auteurs se répètent les uns les autres, en dépit de l'annonce des titres. Ce triple exercice
de synthèse, d'auto-réflexion et de remise en question n'a donc, à notre connaissance,
jamais encore été entrepris. La non-existence d'un tel ouvrage synthétique répertoriant
les grandes tendances du discours critique sur l'œuvre kouroumienne, de même, disons-
le, que la disparition récente de l'auteur, nous ont encouragée à tenter un regard
transversal sur l'œuvre et sa critique.

Les historiens de la littérature africaine ont repéré trois phases de l'évolution du


roman. Dans sa première phase, le roman africain est linéaire, chronologique, racontant
une sorte de désenchantement par rapport à la période coloniale. C'est ce que Jacques

8
Locha Mateso précise, en note de bas de page (p. 8) : « Terme utilisé par les participants au colloque
de Cérisy-la-Salle sur la nouvelle critique, et défini comme " une critique de la critique" ». Il renvoie
aux actes du colloque réunis par G. Poulet, Les Chemins actuels de la critique, Paris, U.G.E, 1968,
p. 438.
9
Présence francophone (2003), « La réception des littératures francophones », n° 61.
10
Notre Librairie (déc. 2005-fév. 2006), « La critique littéraire », n° 160.
Il

Chevrier appelle « les romans de la contestation" » : Le vieux nègre et la médaille, et


Une vie de boy, de Ferdinand Oyono, Le Pauvre Christ de Bomba, et Ville cruelle, de
Mongo Béti, Les Bouts de bois de Dieu, et L'harmattan, de Sembène Ousmane. Sur le
plan rhétorique, le roman de cette phase emprunte le réalisme balzacien et s'écrit sous la
forme d'un conte. Le romancier lui-même est un créateur omniscient, tout puissant, et le
roman est en « il ».

La deuxième phase, du point de vue thématique, se situe à la période d'après les


indépendances. Ce sont les « romans du désenchantement12 », où les écrivains montrent
les désillusions liées à cette période d'indépendance que la population croyait faste,
édénique. Mais, un tournant se produit (vers 1966), sur le plan formel, avec Violent était
le vent, de Charles Nokan, où l'on voit déjà le mélange des temps et des espaces. Cette
modernité formelle va se renforcer avec Yambo Ouologem, dans Le devoir de violence,
mais surtout avec Ahmadou Kourouma, dans Les soleils des indépendances. L'écriture
de l'auteur, dans ses débuts, intervient donc de manière décisive dans cette deuxième
phase du roman africain, puis évoluera par la suite jusque dans cette troisième phase du
roman qu'est la période contemporaine.

Les soleils des indépendances, premier roman de Kourouma, a d'abord été refusé
par les maisons d'éditions parisiennes. Il a été édité à Montréal, en 1968, avant d'être
repris par le Seuil, en 1970. Racontant la déchéance d'un prince devenu mendiant, le
roman narre le désenchantement des indépendances et la corruption des nouveaux
pouvoirs, dans ce que l'auteur appelle la « bâtardise » des soleils des indépendances.
L'histoire évoque le démantèlement définitif des pouvoirs et des structures sociales
traditionnelles africaines en décrivant un « monde renversé » dans lequel les honneurs et
les moyens ont fait place à la honte et à la damnation.

Écrit dans une langue française métissée, travaillée en profondeur par le malinké
dont la présence détrône et démasque l'unicité illusoire de la langue française, Les
soleils des indépendances concrétise une véritable rupture esthétique dans l'histoire des
littératures négro-afrtcaines. Le milieu littéraire a, dès le départ, réagi en soulignant
l'inusité de la langue, autant que l'audace du contenu, et il s'en est suivi un engouement

11
Jacques Chevrier, La littérature nègre, Paris, Armand Colin, 2003, p. 103.
u
Ibid.,p. 119.
12

qui marqua le commencement d'une longue et abondante tradition critique sur l'œuvre
romanesque de Kourouma. Cette appréciation se verra, en effet, reconduite lors la
parution de trois romans subséquents, Monnè, outrages et défis (1990), En attendant le
vote des bêtes sauvages (1998) et Allah n'est pas obligé (2000), lesquels seront
également couronnés : Grand Prix de l'Afrique noire, pour Monnè, outrages et défis,
Prix du Livre Inter 1999 et Prix Tropiques, pour En attendant le vote des bêtes
sauvages, Prix Renaudot 2000 et Goncourt des Lycéens, pour Allah n'est pas obligé.
Les soleils des indépendances avait, pour sa part, obtenu le Prix de la Francité en 1968.

Depuis sa mort, en 2002, des numéros spéciaux de revues lui sont consacrés,
telles Notre Librairie (2004), Présence francophone (2002), et bientôt Research in
African Literature, Études françaises. De nombreux articles critiques dans des revues
savantes (plus d'une centaine), et au moins autant d'entrevues ont été publiés, de même
que plusieurs monographies, dont les premières13 remontent à 1985. D'une certaine
manière, donc, comparativement à d'autres auteurs, le discours critique sur son œuvre
est abondant et continu. En fait, la trajectoire de Kourouma, son statut, de même que la
consécration littéraire de son œuvre, en particulier dans le champ littéraire francophone,
se révèle plutôt atypique. Cette rare configuration d'un succès d'estime doublé d'un
succès commercial donne à chercher, entre autres, du côté de l'horizon d'attente du
public francophone, afin de comprendre l'ampleur et la longévité de l'enthousiasme qui
auréole cette œuvre littéraire.

Le rôle d'Ahmadou Kourouma est donc assez important et révélateur dans la


modernisation de l'écriture africaine : hybridation générique (épopée, roman, conte),
dérision et solitude du héros (Fama, Djigui, Koyaga), spécularité scripturale à travers les
multiples versions des faits que raconte le narrateur {Monnè, En attendant),
polyfocalisation. C'est compte tenu de son importance dans ce renouvellement de
l'écriture et de ce parcours atypique que la critique a souvent commenté l'œuvre de
Kourouma.

Il s'agit de Kourouma et le mythe, de Pius Ngandu Nkashama, et de Comprendre Les Soleils des
Indépendances d'Ahmadou Kourouma, de Jean-Claude Nicolas, tous deux parus en 1985.
13

Notre intérêt porte, toutefois, sur l'analyse de la critique, en tant que discours, et
non sur la réception critique14. Cette dernière s'attache à étudier la destinée historique
d'une œuvre, la manière dont elle a été reçue dans un espace-temps donné, tandis que la
première s'intéresse à l'analyse du discours suscité par l'œuvre chez les critiques.
Souvent utilisés de manière indistincte, « discours critique » et « réception critique »
n'en sont pas moins des objets distincts. Nous voudrions donc reprendre à notre compte,
dans cet esprit de discernement entre l'activité critique et la mythologie en acte, les
propos de Locha Mateso : « L'analyse des déterminations objectives d'une œuvre
critique va de pair avec celle de l'idéologie, des outils conceptuels, des thèmes, de la
logique interne, des alliés et supports scientifiques, voire des mythes qu'elle charrie15 ».

En effet, par définition, la critique est un discours second, dédoublé, en dialogue


constant avec son objet, mais ne s'y substituant jamais. Agissant à titre d'auxiliaire,
figurant cette zone de transaction entre le dedans et le dehors de l'œuvre, le discours
critique, au mieux, propose des lectures du texte. Le texte littéraire, partant, se
comprend davantage comme prétexte au discours critique, comme un embrayeur de
réflexion, un dispositif qui, littéralement, « réfléchit » le monde et donne à le penser.
Nous entendons précisément inscrire notre recherche dans cet esprit de « réflexion », en
aval et en interaction avec ceux qui seront convoqués.

Empruntant au palimpseste son caractère empirique et sa forme métatextuelle,


notre étude tire sa motivation et son originalité dans l'idée que les zones d'ombre, les
silences et les failles du discours critique peuvent se révéler autant de lieux fertiles à sa
relance et au renouvellement de ses lectures du texte.

Mais, s'il est aisé de constater la prospérité du discours critique accompagnant


l'œuvre d'Ahmadou Kourouma, on peut souligner que cet ensemble discursif, y compris
dans sa diversité méthodologique, est, néanmoins, soumis à ce qu'il convient d'appeler
l'autorité de la parole de l'auteur sur son œuvre. En effet, le discours critique se
singularise par l'ascendant qu'il accorde à la « figure charismatique de l'écrivain16 »,

14
Nous nous référons ici à la distinction établie par Locha Mateso dans La littérature africaine et sa
critique, op. cit., p. 8.
15
Ibid., p. 14.
16
L'heureuse expression est de Cilas Kemedjio, dans son article « Traversées francophones : littérature
engagée, quête de l'oralité et création romanesque », Tangence (sous presse).
14

et aux interprétations que ce dernier propose de ses romans dans les nombreuses
entrevues qu'il accorde. Loin d'être exclusif à Kourouma, ce phénomène s'étend à
presque tous les écrivains africains, que le monde médiatico-culturel perçoit toujours
sous la catégorie « intellectuel total17 », devant se prononcer sur tout, de l'actualité
politique à la situation des femmes, en passant par la religion et l'économie. Les
romanciers jouent donc également un rôle de critique, commentant souvent leur propre
œuvre, et inférant, voire polissant par là constamment l'espace de la parole autour de
leur œuvre. Cette pratique recèle un effet normatif non-négligeable dans la mesure où
ces interprétations de lecture, fournies par l'auteur, sont le plus souvent relayées,
consciemment ou non, par les journalistes ou les critiques dans leurs propres discours.

Notre recherche vise précisément à analyser les tendances de ce discours


critique. Elle consistera en un inventaire des textes critiques universitaires, afin
d'évaluer, puis de réévaluer la lecture des romans de Kourouma. Notre réflexion
s'articulera essentiellement autour des questions suivantes : Une autre lecture des textes
kouroumiens est-elle possible ? Comment renouveler notre lecture à partir des creux,
des vides et des lacunes du discours critique antérieur ? En tant que composante
dynamique du métatexte, la critique se veut, en effet, par extension, un des lieux de la
dimension pragmatique du texte. Nous voudrions, dans cette perspective, interroger ce
discours qui, par son élaboration même, redouble l'entreprise langagière de l'auteur.

Loin de prétendre à l'exhaustivité, ou d'entendre formuler un quelconque


jugement sur le travail jusqu'ici effectué par la critique, l'ambition de notre recherche
est modeste : faire le point sur ce discours, en évaluer les contraintes théoriques et
méthodologiques, relire, enfin, l'œuvre romanesque. Nous allons voir si le discours
critique n'a pas souvent joué le rôle d'écran séducteur par rapport à l'œuvre.

Il est hors de notre propos de débattre de la question du statut de l'écrivain


africain. Mais, selon l'économie symbolique du champ littéraire, conférer à l'écrivain
africain un rôle de sociologue ou de politologue de l'Afrique, a pour effet de reléguer sa
production romanesque dans l'ordre du profane, hors des arcanes sacrées de la « pure »
création littéraire qui peut, alors, demeurer le château fort des écrivains français. Ainsi,

Expression de Pierre Bourdieu, parlant notamment de Sartre.


15

dans la mouvance des études anthropologique et ethnologique des années 1960-1970, le


regard porté sur les littératures d'Afrique a souvent été mû par une volonté
documentalisante, confondant le matériau fictionnel avec le témoignage historique.
Même si l'on peut aujourd'hui croire que cela a biaisé la réception des œuvres, il faut,
néanmoins, signaler que ce parti pris a permis le développement de l'intérêt pour l'étude
des littératures négro-africaines.

Compte tenu de notre objet de recherche, notre corpus est à la fois double et
métis : romanesque et critique. Il est composé, d'une part, des quatre18 romans de
Kourouma, à savoir Les soleils des indépendances19, Monnè, outrages et défis20, En
attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n'est pas obligé , et, d'autre part, de
monographies et d'articles scientifiques parus dans des revues universitaires (Notre
Librairie, Présence francophone, Études francophones, Études françaises). Nous
aurions aimé élargir le corpus de ces discours à la critique anglophone, mais des
contraintes institutionnelles (la Francophonie) imposent les limites du présent travail en
ce qui concerne la langue des textes du corpus.

Comme il s'agit d'un auteur connu et reconnu depuis plus de trente ans, le
corpus critique est extrêmement vaste. Un premier regard superficiel sur cet ensemble
de textes nous permet, cependant, ne serait-ce qu'à partir des titres, de considérer ce qui
s'esquisse déjà comme des « tendances obsessionnelles » du discours critique. Des
thèmes comme la dictature, la politique africaine, la violence, le proverbe, la figure du
griot ou de l'interprète, reviennent fréquemment. Si ce n'est que Les soleils conserve
une légère avance en termes d'articles dont il fait l'objet, aucun des quatre romans ne
semble réellement polariser l'attention de la critique. Plusieurs analyses convoquent
plus d'un roman dans leur démonstration.

Un corpus aussi vaste pose le problème de la délimitation. Cela a constitué la


première difficulté de notre étude. Sur quel critère, en effet, fonder la recension ?

18
I! existe, bien sûr, un cinquième roman, Quand on refuse on dit non, mais il n e sera p a s inclus dans la
présente recherche compte tenu du fait q u e nous avons dû clore notre corpus à u n e date antérieure à sa
parution.
19
A h m a d o u K o u r o u m a , Les soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970.
20
A h m a d o u K o u r o u m a , Monnè, outrages et défis, Paris, Seuil, 1990.
21
A h m a d o u Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998.
22
A h m a d o u Kourouma, Allah n 'estpas obligé, Paris, Seuil, 2002.
16

Nous nous sommes demandée, au niveau de l'analyse, quel serait ce facteur déterminant
qui nous ferait insister sur tel article et non pas sur tel autre. Il est donc possible que,
dans la sélection, notre propre subjectivité nous ait guidée et que la représentativité des
ouvrages ne le soit pas pour un autre lecteur. L'ordre d'analyse que nous allons suivre
n'est pas chronologique ; il se fonde sur la pertinence de l'évocation des textes dans
notre argumentation.

La deuxième difficulté tient au choix de la méthode qui devrait nous permettre


d'appréhender le discours critique alors qu'il est lui-même, déjà, métalangage.
Il n'existe, en effet, aucune méthode qui puisse subsumer les méthodes utilisées par la
critique. Nous allons donc analyser les textes et les méthodes en essayant d'en évaluer
la conformité. Si le discours s'appuie, quant à lui, sur plusieurs méthodes (thématique,
narratologie, stylistique, sémiotique, sociologie, pragmatique, linguistique, etc.), nous
aurons, pour notre part, recours à la sociopragmatique. Celle-ci offre l'avantage
d'articuler les spécificités internes du texte par rapport aux conditions externes de
production et permet également de combiner deux approches apparemment éloignées :
la sociologie institutionnelle et les données énonciatives dans leur composante
pragmatique. Étant donné que la plupart des critiques ont insisté sur le contexte de
production, nous allons essayer de confronter ce dernier au co-texte, selon Kerbrat-
Orecchioni. Nous examinerons comment un écrivain comme Ahmadou Kourouma, sur
la base des dispositions qui étaient les siennes, et dans une trajectoire donnée, a pu
produire une œuvre que l'on peut considérer comme originale. En définitive, la
sociopragmatique, sommative et multidisciplinaire, considère avant tout le texte comme
une médiation et permet, en prenant en compte les contraintes de l'univers
d'énonciation, d'articuler la dialectique du discours romanesque en relation avec son
contexte de production et la singularité de la parole de l'auteur. Elle s'appuie, en aval,
sur les réflexions théoriques de Ducrot, Goffman, Sperber et Wilson, Grice, Todorov,
Dubois, Bakhtine, Kerbrat-Orecchioni, entre autres.

La dernière difficulté consiste en l'articulation de ce discours par rapport aux


romans de base. Comment, en effet, insérer de façon pertinente et judicieuse une lecture
des romans dans une autre lecture qui se veut complète et fermée ? Il est donc possible
que notre propre lecture des textes soit sporadique et que la tendance soit surtout celle
17

d'évaluer ce qui a été dit ou écrit sur l'œuvre et de replacer ce discours dans
l'orientation de lecture qui est la nôtre. Mais, il est hors de notre propos de croire ou de
faire croire que notre lecture ou notre orientation méthodologique sont les meilleures.

Est-il besoin d'ajouter ici que les lieux théoriques à partir desquels nous
travaillons, et que nous venons d'évoquer à l'instant, sont consciemment (et en partie
volontairement) différents de ceux à partir desquels se prononce la critique
kouroumienne. Cette différence de posture face au fait littéraire induira certainement
une autre lecture du texte, et cela constitue également une part de notre objectif de
recherche.

Dans le cadre de notre démonstration, notre recherche s'articulera autour de trois


temps. Le premier chapitre abordera les textes d'obédience « thématique » qui
s'intéressent à certains « sujets » ou personnages récurrents de l'œuvre. Il s'agira
d'observer, notamment, l'intérêt prépondérant de la critique pour la dimension réaliste
du texte et le contenu explicite des savoirs du roman (sur l'Afrique). Le deuxième
chapitre, quant à lui, sera consacré à une analyse des textes qui relèvent plutôt d'une
approche « sociologique » de la littérature ou d'une sociocritique. Nous verrons ainsi
comment, par une interprétation souvent socio-politique des romans, les textes insistent
sur le dialogue entre la fiction et l'Histoire. Finalement, le troisième chapitre examinera
les propositions avancées par la critique « linguistique » qui, elle, s'efforce de cerner les
particularités du langage kouroumien et ses effets sur l'esthétique de l'œuvre.

Les guillemets accompagnant les adjectifs « thématique », « sociologique » et


« linguistique » suggèrent le caractère toujours provisoire et mouvant de ces
regroupements, mais préfigurent également, nous le verrons plus loin, une forme de
hiatus relié à la démarche de certains critiques qui, tout en annonçant leurs choix
méthodologiques, glissent vers d'autres considérations. Bien évidemment, loin d'être
perméables les uns aux autres, ou même homogènes, ces « mouvements » de la critique
souvent se chevauchent. Comme le rappelait Barthes23, la détermination d'une « lexie »

23
Roland Barthes, dans S/Z (Paris, Seuil, 1970), réalise une lecture par « lexie » du texte Sarrasine de
Balzac. Il propose ainsi le terme de « lexie » pour désigner ces « zones de lecture » (ou « unité de
lecture »), où s'effectue « la migration des sens », et commente le caractère toujours arbitraire de ce
découpage (p. 20-22).
18

ou d'une catégorie pose toujours problème dans la mesure où plusieurs acceptions


(parfois divergentes) peuvent être comprises sous un même vocable, aussi prendrons-
nous soin, le moment venu, de définir précisément ce que nous entendons par
« thématique », «sociologique», et « linguistique ».
CHAPITRE I
La critique thématique

Nous ne connaissons a priori des choses


que ce que nous y mettons nous même.
Kant

1.1 Répétition et signification des « thèmes »

La fréquence remarquable de certains « thèmes » dans les romans de Kourouma


a amené la critique à focaliser une large partie de ses analyses sur la question du
pouvoir, de la politique, de la sorcellerie, de l'histoire, de la tradition, ou encore sur
l'étude de certains personnages-types, tels le griot, l'interprète, le dictateur, la femme,
etc. Selon la volonté de comprendre le point du vue de l'auteur sur le monde et, en
l'occurrence, sur la situation africaine, la critique thématique travaille à relier certains
éléments caractéristiques de la mise en scène au contexte sociopolitique contemporain à
l'œuvre. Elle s'efforce ainsi de saisir l'aspect significatif'de ces thèmes, ou personnages,
dont les apparitions font irradier dans les romans un discours particulier. Que ce soit par
un regard transversal sur les romans, ou par la référence à certaines figures historiques
réelles, le plus souvent, la critique fonde son analyse sur une perspective comparatiste,
ce qui lui permet de pondérer la signification des thèmes retenus et d'évaluer la stabilité
de cette image (au sens de signe) au travers d'une « série1 ».

La thématique, en fait, s'inscrit dans le prolongement de la tradition


aristotélicienne de la topique. Cette dernière, dont l'étymologie dérive de topos,
signifiant lieu, s'intéresse aux lieux communs du discours, et, donc, à la répétition de
certains éléments figuratifs, figures rhétoriques ou thèmes. La filiation épistémologique
de la thématique fait donc remonter à plusieurs siècles ses origines, et explique peut-être

Comme le fait remarquer W. Smekens (« Thématique », dans Maurice Delcroix et Fernand Hallyn
[dir.], Méthodes du texte, Paris, Duculot, 1987), le thème est une « variable » qui, au sein du « système
du texte », peut occuper plusieurs valeurs. Il est « une série de variations » (p. 96).
20

le fait que cette méthode soit devenue, en quelque sorte, presque naturelle pour le
critique. Son emploi, en conséquence, ne se présente pas toujours de façon systématique
ni argumentée, mais souvent spontanée et digressive. Il sert à renforcer l'illustration de
certaines remarques. Le caractère diffus de cet usage nous a amenée à nous concentrer
sur la critique qui fait de la thématique sa principale méthodologie.

Notre étude a permis de recenser une dizaine d'articles correspondant à une


approche thématique : « Des femmes chez Ahmadou Kourouma », de Virginie Affoué
Kouassi ; « En attendant le vote des bêtes sauvages : à l'école des dictatures » et « La
place des savoirs dans l'œuvre d'Ahmadou Kourouma », de Madeleine Borgomano ;
« Le féticheur dans le roman africain », de Kester Echemin ; « La quête du "Centre" et
quelques archétypes féminoïdes dans Allah n'est pas obligé)), d'Alexis Hall;
« Violence du pouvoir et pouvoir de la violence dans Monnè, outrages et défis
d'Ahmadou Kourouma », d'Amadou Koné ; « La représentation des chefs traditionnels
et contemporains dans Monnè, outrages et défis », de Janet Marsh ; « Défis de
traduction et délits d'interprète dans deux romans africains », de Jean Ouédraogo, etc.,
ainsi que les monographies suivantes : Ahmadou Kourouma : Le guerrier griot et Des
hommes ou des bêtes : lecture de En attendant le vote des bêtes sauvages, d'Ahmadou
Kourouma, de Madeleine Borgomano, Maryse Condé et Ahmadou Kourouma. Griots de
l'indicible, de Jean Ouédraogo.

En rappelant ici les principales articulations de textes jugés représentatifs de


cette tendance, nous voudrions étudier la concordance du discours critique, de ce qu'il
dit faire à ce qu'il fait, pour ensuite effectuer une mise au point méthodologique qui
pourra servir de relance à l'interprétation thématique.
21

1.2 Pouvoir, politiciens et personnages

Janet Marsh, dans son article « La représentation des chefs traditionnels et


contemporains dans Monnè, outrages et défis2 » (2002), se propose de montrer
comment Kourouma « démystifie non seulement l'histoire de la colonisation mais aussi
le pouvoir traditionnel et contemporain en Afrique » (p. 49) et ce, entre autres, par la
caricature parodique qu'il fait du personnage de Djigui.

À cet effet, Marsh examine d'abord la notion de héros épique en se fondant sur
la définition qu'en donne Amadou Koné dans son livre Des textes oraux au roman
moderne3. Elle montre comment Djigui se distingue de ce modèle par l'aspect
« dérisoire » de sa lutte, par le caractère risible de ses entreprises de résistance face aux
envahisseurs français, et par son incapacité à prédire l'histoire en saisissant les enjeux :

Le héros a une « mission précise » (Koné p. 132). La mission de Djigui s'avère être celle de
recevoir le train qu'ont promis les colonisateurs et non celle de renverser les colonisateurs.
Encore une fois il s'agit d'une parodie par laquelle Kourouma révèle la nature égoïste et
enfantine de Djigui, son manque de souci envers son peuple. Il faut absolument qu'il ait son
train, même si les travaux forcés doivent causer des centaines de morts [...]. (p. 50)

En répertoriant les superlatifs et les expressions utilisés pour décrire Djigui,


l'auteur fait voir « l'éloge ironique » (p. 51) procédant de l'inadéquation entre les
insuffisances réelles du roi et les qualités de chef énoncées par ces différentes
désignations, comme « connaisseur suprême des hommes, du temps et de l'histoire »
(p. 50). Ce portrait peu glorieux que décrit Kourouma du chef Djigui amène Marsh à
considérer qu' « en démystifiant l'image du chef traditionnel, Kourouma sape le mythe
d'une Afrique idyllique à laquelle croyaient des ethnologues, comme par exemple
l'Allemand, Frobenius, ou certains des idéalistes tels que L.S Senghor » (p. 53). Marsh
établit, en ce sens, un rapprochement entre Monnè et Le devoir de violence, de Yambo
Ouologuem, qui a fait scandale pour l'image brutale qu'il dressait de l'Afrique pré-
coloniale.

Janet Marsh, « La représentation des chefs traditionnels et contemporains dans Monnè, outrages et
défis », Études francophones (2002), vol. XVII, n° 1, p. 49-60. Les passages cités de cette source sont
référencés dans le texte.
Amadou Koné, Des textes oraux au roman moderne : étude sur les avatars de la tradition orale dans
le roman ouest-africain, Frankfurt, Verlag fiir Interkulturelle Kommunikation, 1993.
22

L'auteur termine ce premier moment de sa réflexion en revenant au concept de


héros épique et en convoquant, cette fois, la définition de Bakhtine pour réaffirmer que
le personnage de Djigui est « une version burlesque, caricaturale et parodique de cet être
remarquable » (p. 53) qu'est censé être le héros épique.

Dans un deuxième temps, Marsh s'intéresse aux ressemblances entre le chef


traditionnel fictif et le chef d'État africain contemporain. Elle pose, d'emblée, l'existence
d'un élément commun entre Djigui et l'ancien Président de la Côte d'Ivoire, Houphouët-
Boigny, et entend démontrer « la façon dont Kourouma révèle ou souligne des aspects
du caractère de Djigui tout en parodiant trois concepts qui sont associés à Houphouët-
Boigny : le charisme, l'humanisme, la divination » (p. 53).

En examinant ces trois concepts, elle se réfère à des commentaires critiques


(tirés du livre de Marcel Amondji, Félix Houphonët-Boigny et la Côte d'Ivoire, l'envers
d'une légende*, notamment) concernant le véritable Houphouët-Boigny. Dans la
mention « L'homme charismatique, le père de la nation » (p. 54), qui figure, dans
Monnè, outrages et défis, sur la liste des maux et mythes post-coloniaux, Marsh voit une
référence directe à Houphouët-Boigny et l'interprète comme un rejet, de la part de
Kourouma, du culte de la personnalité associé à l'homme politique. Selon elle, cette
critique se confirme dans le manque patent de charisme de Djigui, qui se veut la
caricature du chef d'État implicitement désigné.

À propos de l'humanisme, elle avance que « Kourouma satirise les discours


d'Houphouët-Boigny » (p. 55) lorsqu'il dit : « II parla, parla de la fraternité qui lie tous
les Noirs, de l'humanisme de l'Afrique » (p. 55).

Quant au concept de divinisation, Marsh s'efforce de rapprocher la dimension


christique de certaines des actions d'Houphouët-Boigny (comme la construction d'une
immense basilique, réplique de celle de Saint-Pierre de Rome, dans son village natal,
Yamoussoukro) et la scène du roman où Djigui, dans une démarche rappelant celle des
prophètes, déambule parmi les lépreux et les aveugles. Elle précise également que

Marcel Amondji, Félix Houphouët-Boigny et la Côte d'Ivoire, l'envers d'une légende, Paris, Karthala,
1984.
« les deux ont des idées grandioses » (p. 57). À ce sujet, elle cite même un article paru
dans The Economist attestant de la vanité d'Houphouët-Boigny. Selon elle, un
équivalent romanesque de cet amour-propre démesuré serait l'acharnement de Djigui à
obtenir son train, en dépit du mécontentement populaire. Insistant sur la similitude entre
les deux figures, elle propose aussi la duplicité et l'opportunisme comme éléments de
comparaison.

Marsh en appelle ultimement à la parole de l'écrivain qui, dans une entrevue,


assure la teneur historique véritable de ses romans, et conclut en réaffirmant son
hypothèse de départ : la parodie du chef traditionnel (Djigui) cache une critique du chef
d'État moderne (Houphouët-Boigny).

1.2.1 Corrélation entre le réel textuel et la réalité sociale

Fidèle à son intention de départ, l'étude de Marsh montre bien comment le


personnage de Djigui contraste avec la figure du héros épique et constitue une
représentation dégradée de celui-ci. Attentive à l'ironie descriptive de Kourouma, elle
s'appuie sur ce portrait pathétique du chef traditionnel et y voit l'idée d'une
démystification du pouvoir orchestrée par l'écrivain. La parodie du chef traditionnel
cache, en fait, celle du chef contemporain, et Marsh voit en Djigui la caricature
d'Houphouët-Boigny.

Cette affirmation réoriente considérablement sa méthodologie qui ne relève


désormais plus d'une forme de thématique, ni même d'une thématologie, mais d'une
lecture politique, ou « politisante », du roman. Une lecture politique peut être
thématique, mais, dans le cas présent, il ne s'agit pas d'une mise en parallèle, sinon
plutôt d'une fusion, d'une superposition de la politique réelle sur le politique des
romans. En effet, en cherchant à établir une corrélation entre le personnage fictif et
l'homme politique réel, Marsh cesse de considérer l'autonomie du discours littéraire
— qu'elle avait, pourtant momentanément postulée dans la première partie de son
analyse — au profit d'une lecture littérale. Se conformant à ce que Kourouma lui-même
dit de son œuvre, la critique cherche, sous la fable, le témoignage historique, et sous les
masques, obstacles à la clairvoyance, la vérité des visages connus. Tout se passe comme
si le commentaire politique devait être débusqué de cet enchevêtrement symbolique
24

qu'est le livre. À l'effet de cette démystification de l'œuvre, on débarrasse le signe de


son aspect ambigu, multiface, polysémique, le ramenant presque invariablement à la
signification particulière de son contexte de production. Le texte reste, par conséquent,
méconnu.

La première phrase de l'article, « Dans Monnè, outrages et défis (1990),


Kourouma présente une histoire fictive de la Côte d'Ivoire [...] » (p. 49) annonçait déjà,
pourtant, le glissement à venir et laissait entrevoir la confusion des discours entre
Histoire et histoire. Un principe d'équivalence (et non d'analogie) est posé entre ces
deux ordres, alors qu'il ne s'agit pas d'une « histoire fictive de la Côte d'Ivoire » mais
bien de celle du royaume fictif de Soba. Ces analogies sont particulièrement
intéressantes dans ce qu'elles révèlent sur les filtres idéologiques de la critique. Non que
l'on puisse prétendre à en être totalement dépourvu, mais parce que l'on peut observer
que le seuil du texte biaise déjà la lecture des romans, qu'il pose déjà un a priori. Il
prête au texte une référentialité stricte qu'il n'exclut pas, mais qu'il est loin d'imposer.
La comparaison avec Houpouët-Boigny semble plaquée dans l'argumentation. L'on
comprend mal, à ce stade, ce revirement de la perspective. En effet, jusque-là, Marsh
s'en tient à l'étude de la représentation romanesque et n'entrevoit de référentialité
externe que sous la forme d'un dialogue intertextuel. Ses considérations sur l'autonomie
de l'œuvre sont donc foncièrement modifiées par sa deuxième partie, où elle opte
définitivement pour une vision « politisante » et fait du roman un texte crypté, une
mythographie qu'il faudrait décoder à l'aide de l'actualité et de ses acteurs. La
signification du roman est ainsi donnée comme lui étant extérieure, comme relevant non
pas de l'ordre symbolique qu'il élabore, mais d'un dehors jugé référentiel.

A posteriori, la première partie de l'article de Marsh n'aura servi qu'à asseoir les
bases de sa comparaison future avec Houpouët-Boigny en démontrant la dimension
caricaturale du personnage de Djigui. Donnant un moment l'impression d'analyser la
figure du chef traditionnel dans les romans de Kourouma, le texte devient, par la suite,
une vaste spéculation dont le roman n'est plus que le prétexte.

En définitive, l'étude du chef traditionnel comme figure romanesque n'a jamais


pu être complétée, puisque celle d'un seul et hypothétique signifié s'y est finalement
25

substituée. Du point de vue strictement méthodologique, donc, le titre de l'article de


Marsh, « La représentation des chefs traditionnels et contemporains dans Monnè,
outrages et défis », se révèle trompeur, en même temps qu'il se trompe d'objet, car il
n'est pas question de re-présentation (là où interviennent les pouvoirs reconfigurants du
langage littéraire), mais de calque. Djigui n'est plus qu'une pâle copie du premier
président-dictateur de la Côte d'Ivoire. La corrélation entre le réel textuel et la réalité
sociale semble ainsi naturellement s'établir lorsqu'il est question de figures de pouvoir.
Voyons si tel sera le cas en ce qui concerne la figure de la femme dans les romans.

1.3 La femme : remède à une Afrique en déshérence

Contrairement à Marsh qui fonde son étude thématique sur un seul livre {Monnè)
et un seul personnage (Djigui), Virginie Affoué Kouassi fait reposer sa démarche sur les
quatre romans de Kourouma. Comme d'autres5 avant elle, l'auteur s'intéresse, dans son
article Des femmes chez Ahmadou Kourouma6 (2004), à la présence et au rôle des
femmes dans l'œuvre de Kourouma. Elle voudrait montrer comment l'écrivain, à travers
ses différents personnages féminins, présente la femme « comme une grande victime,
mais aussi comme la source incontournable de salut » (p. 50).

Dans sa première sous-partie, intitulée « La femme martyre », Kouassi évoque le


personnage de Salimata, femme de Fama, le prince déchu dans Les soleils. Elle en
rappelle brièvement le douloureux parcours : excision, viol, stérilité, séquestration.
Selon Kouassi, « Salimata est la victime désignée d'une tradition décadente dont les
rites de passage se transforment en symboles mortifères » (p. 50). Elle observe, ensuite,
les personnages féminins du roman Allah, Bafitini et Mahan, qu'elle désigne comme
« des prototypes de la femme souffrante » (p. 50), prenant parfois même « le visage de
la victime de guerre » (p. 51). Kouassi souligne le parcours circulaire de plusieurs de
ces femmes — qui, dans le roman, quittent le Libéria pour la Sierra Leone et reviennent

5
Par exemple, Kandji Diouf, « Des calvaires de la femme africaine dans la création romanesque de
Ruchi Emecheta, Flora Nwapa, Nguigi Wa Thiongo et Ahmadou Kourouma », Revue africaine
d'études anglaises, vol. 4, 1992, p. 113-133, ou Alexis Hall, «La quête du "Centre" et quelques
archétypes féminoïdes dans Allah n'est pas obligé d'Ahmadou Kourouma», Australian Journal of
French Studies, vol. 41, n° 1, hiver 2004, p. 16-25.
6
Virginie Affoué Kouassi, « Des femmes chez Ahmadou Kourouma », Notre Librairie, n° 155-156,
2004, p. 50-54. Les passages cités de cette source sont référencés dans le texte.
26

ensuite au Libéria —, et l'interprète comme un symbole du « cercle vicieux dans lequel


se trouve enfermée cette région de l'Afrique de l'Ouest » (p. 51). Le dernier exemple de
femme martyre concerne le personnage d'Annette, épouse soumise et manipulée de
l'homme au totem léopard dans En attendant, à propos de laquelle l'auteur ajoute qu'elle
« symbolise un monde qui s'effondre, malade » (p. 51).

La deuxième sous-partie, « La femme mâle », est dédiée aux femmes dont le


physique et la psychologie « tranchent avec la division sexuelle du travail et les attendus
sociaux » (p. 51). Kouassi revient sur l'exemple de Salimata, mais convoque également
le personnage de Moussokoro, femme du roi Djigui dans Monnè, qui accède à un statut
social appréciable et à certains pouvoirs décisionnels. Dans En attendant, l'auteur prend
Nadjouma, la mère de Koyaga, pour une figure de guerrière. Dans Allah, ces jeunes
combattantes armées « prennent la figure d'amazones des temps modernes » (p. 52) et
s'arrogent le pouvoir par le maniement de la mitraillette. À partir de ces observations,
l'auteur pense que ces représentations « à n'en point douter, révèle[nt] un esprit
progressiste qui interpelle les consciences sur les capacités réelles de la femme et pose
d'emblée le principe de l'égalité des deux sexes » (p. 52). L'auteur émet tout de même
une réserve sur cette virilité apparente des femmes au sujet de l'aliénation qui, souvent,
semble la condition de leur émergence sociale. Elle se demande si ces représentations
ne serviraient pas plutôt à dénoncer la crise et le démantèlement des sociétés africaines
(P- 52).

Extrêmement succincte, la troisième sous-partie s'intéresse aux incarnations de


« La femme fatale » qui, sur un mode séducteur ou mortifère, ensorcelle les hommes.
Kouassi évoque brièvement les personnages de Mariam, belle et jeune veuve du cousin
Lacina (dans Les soleils), de Moussokoro, qui « dévore [...] sexuellement son époux »
(dans Monnè) (p. 53), ou de sœur Hadja Gabrielle Aminata, qui réserve un triste sort à
tous ceux qui tentent de souiller la pureté de ses jeunes pupilles (dans Allah).

Enfin, la quatrième sous-partie, « La femme idéalisée », traite essentiellement


des personnages d'épouses ou mères génitrices. En effet, Kouassi note que, quoique
affligées d'une faible fécondité et que « la dimension maternelle se développe [...] en
dehors de toute cellule familiale régulière » — ce qui, à ses yeux, « semble dire autant
27

la déconfiture de la société que l'angoisse de l'auteur » (p. 53) —, les mères attentives et
dévouées sont généralement saluées pour leur soutien indéfectible et leur action
bienfaisante. Moussokoro serait, à ce titre, le modèle par excellence.

La conclusion réaffirme l'idée selon laquelle, chez Kourouma, la femme est « le


réceptacle de toutes les douleurs ainsi que la principale source de salut [...], le rempart
contre la dégradation en cours et la voie idéale de régénérescence » (p. 54).

1.3.1 Typologie des personnages féminins

Par les catégories proposées, Kouassi parvient à survoler plusieurs personnages


féminins des romans de Kourouma. Un lien de causalité est implicitement établi entre le
texte et ses conditions de production, mais sans que rien ne soit dit sur ces dernières.
Les personnages féminins sont considérés comme autant de baromètres de la situation
sociopolitique, et ne sont appréciés que dans ce qu'ils peuvent symboliser des sociétés
africaines.

Il aurait pourtant été intéressant d'analyser ces personnages non pas seulement
dans leur dimension superficielle (situation sociale et conjugale, nombre d'enfants,
occupation, stérilité, etc.), mais dans ce qu'elles charrient comme savoirs, comme
enseignements, et dans ce qu'elles engendrent sur le plan narratif. La convocation du
personnage de Salimata, par exemple, coïncide avec une digression importante du récit
et contribue au brouillage temporel en brisant la linéarité. Or, si l'approche thématique
féministe demeure au niveau du survol, c'est peut-être parce qu'elle n'est pas, ici, la plus
optimale des méthodes. Certes, elle met en relief les différentes formes sous lesquelles
apparaît la femme dans les romans, mais sans que cela n'explique la fonction, le
fonctionnement ou les apports de ces figures à la signifiance globale. En proposant, par
exemple, un examen des rapports entre femmes et narration (ou structure narrative),
nous pourrions renouveler l'économie des échanges entre les sexes, de même que les
enjeux liés à la focalisation. Peut-être aurait-on pu, dans la même optique, étendre
l'étude des personnages féminins au Féminin, c'est-à-dire examiner s'il existe, en dehors
des personnages eux-mêmes, des valeurs féminines ou des types de comportements
jugés féminins. Cela aurait, du même coup, approfondi la réflexion thématique (comme
28

celle s'attachant au pouvoir), mais aussi la réflexion poétique, en observant l'axiologie


ainsi mise en scène par Kourouma.

Quant à savoir si ces femmes représentent une source de salut, peut-être faudrait-
il conserver une certaine réserve face à ce lieu commun du discours féministe. Certes,
Salimata nourrit son mari et se montre charitable envers les mendiants. Mais son
personnage illustre l'obsolescence de certaines valeurs (bonté, charité, politesse) comme
code social. Elle sera violée par son marabout et attaquée par les indigents qu'elle
aidait. Par ailleurs, l'absence de reconnaissance qu'elle expérimente est largement
similaire à celle contre laquelle bute Fama, son mari, lorsque le garde-frontière lui
demande ses papiers. Quelque chose s'est rompu dans l'ordre des rapports
intersubjectifs et la « bâtardise » des temps nouveaux s'avère, en soi, un langage
incompatible avec celui des « princes ». En ce sens, Salimata ne peut déjà plus incarner
une source de salut, puisque ses gestes n'ont plus aucune valeur dans l'économie des
échanges et elle est donc, aussi, victime de l'Histoire. Comme l'héroïsme n'est ni une fin
ni une modalité du discours de Kourouma, le salut (si salut il y a), se situerait davantage
dans l'acte d'écrire que dans l'incarnation singulière d'un personnage.

Pour cette même raison, la représentation des femmes gagnerait à être mise en
parallèle avec celle des hommes. Vu que peu de personnages bénéficient d'un rôle
glorieux, et la virilité n'étant elle-même, chez Kourouma, que très relative, une lecture
littérale et isolée risque, à cet égard, de donner l'impression d'une vision misérabiliste de
la femme (africaine en particulier). La stérilité de Salimata, par exemple, renvoie en
large partie à l'impuissance de Fama, puisqu'il est écrit que toutes les autres femmes
avec qui il alla restèrent « vides et sèches7 ». La description-représentation des femmes
s'inscrit, en effet, dans une pragmatique du texte (énonciation ironique, subversion des
discours sociaux, procédés stylistiques de l'écriture, économie générale du roman) non-
négligeable, dont l'analyse devrait tenir compte. Dans Allah, les portraits de femmes
sont souvent éloquents quant à la violence de l'environnement. Birahima, le narrateur,
décrit sa mère en ces termes :

7
Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, op. cit., p. 56. La « scène conjugale » qui suit
(p. 57), par une économie de paroles échangées entre Salimata et son mari, laisse entrevoir la nouvelle
dynamique qui régit leurs rapports. Jusqu'à ce moment, Salimata s'était cru coupable de ne pouvoir
enfanter, et elle comprend maintenant qu'elle n'en est peut-être pas l'unique responsable.
29

J'ai oublié de vous dire quelque chose de fondamental, de très, de formidablement


important. Ma maman marchait sur les fesses. Walahé (au nom d'Allah) ! Sur les deux
fesses. Elle s'appuyait sur les deux mains et la jambe gauche. La jambe gauche, elle était
malingre comme un bâton de berger. La jambe droite, qu'elle appelait sa tête de serpent
écrasée, était coupée, handicapée par l'ulcère. L'ulcère, d'après mon dictionnaire Larousse,
est une plaie persistante avec écoulement de pus. [...] La jambe droite était toujours
suspendue en l'air. Maman avançait par à-coups, sur les fesses, comme une chenille8.

Plus loin, il nous présente Sarah :

II y avait parmi les soldats-enfants une fille-soldat, ça s'appelait Sarah. Sarah était unique et
belle comme quatre et fumait du hasch et croquait de l'herbe comme dix. Elle était en
cachette la petite amie de Tête brûlée à Zorzor depuis longtemps. [...] Et elle fumait et
croquait sans discontinuer. (Sans discontinuer signifie sans s'arrêter d'après mon Larousse.)
Elle était devenue complètement dingue. Elle tripotait dans son gnoussou-gnoussou devant
tout le monde. Et demandait devant tout le monde à Tête brûlée de venir lui faire l'amour
publiquement9.

Il achève son portrait en disant :

Sarah et quatre de ses camarades se prostituèrent avant d'entrer dans les soldats-enfants
pour ne pas crever de faim.
Voilà Sarah que nous avons laissée aux fourmis magnans et aux vautours. (Les magnans,
d'après Inventaire des particularités, sont des fourmis noires très, très voraces.) Elles
allaient en faire un festin somptueux. Gnamokodé (bâtardise) ! :o

L'horreur quotidienne de ces femmes est évidemment dévoilée par ces présentations :
maladie, drogue, exploitation sexuelle, abandon, pauvreté. Mais, ce qui consterne le
lecteur, c'est la façon dont Birahima perçoit (ou ne perçoit pas, précisément) cette
violence. Le mode énonciatif distancié (dont l'effet se trouve renforcé par l'insertion de
définitions et la référence aux dictionnaires) traduit une perturbation du rapport à l'autre
et une aliénation de la part du sujet énonciateur. La description du sort de ces femmes
est donc indissociable de la détresse du narrateur (masculin), mise en abyme par
renonciation des portraits.

Enfin, la conclusion de Kouassi ne va pas plus loin que son introduction : les
catégories n'ont été que recensées, sans aucune analyse par la suite. Peut-être cela
s'explique-t-il par la sorte de tautologie contenue dans la proposition de départ, laquelle
affirmait vouloir montrer, à travers les romans que, dans une Afrique en souffrance, la
femme souffre davantage. L'auteur avance seulement quelques propositions (en fin de

s
Ahmadou Kourouma, Allah n 'estpas obligé, op. cit., p. 14.
9
Ibid., p. 92.
i uitt., p.7£*.
10
10 lhirl r,
Ibid, Qfi
p. 96.
30

parties), mais qui, en l'absence d'argumentation préalable, ne peuvent jouir d'aucune


légitimité scientifique. Nous sommes là dans ce que Justin Bisanswa appelle le « réflexe
d'humeur" » et qui consiste en une sorte de glose littéraire simulant l'analyse critique.
L'auteur se hasarde ainsi à déduire des romans les intentions de l'écrivain (« esprit
progressiste» (p. 52), « angoisse de l'auteur » (p. 53), « dénonciation des crises
[africaines] » (p. 50)). Mais, on reconnaît dans cette appréciation hâtive les propos de
Kourouma lui-même sur son œuvre : écrire pour dénoncer, par refus de se taire, pour
purger par le témoignage des expériences douloureuses.

En somme, l'approche thématique telle que pratiquée par Kouassi pose


problème, dans la mesure où les éléments repérés ne se trouvent pas mis en relation par
une analyse fédératrice, s'employant ainsi à démontrer des évidences. Sous la formule
d'« aimable causerie12 », Roman Jakobson désignait déjà, en 1921, cette inclinaison
largement partagée chez la critique.

1.4 La figure du traducteur-interprète

Ainsi que nous le constatons, le défi de l'approche thématique consiste à


observer les variations du thème, ou du « sujet », sans perdre du vue le cadre
romanesque qui, nécessairement, connote ces apparitions et en détermine les fonctions à
l'intérieur du récit. Prenant comme point de départ l'article de Kenneth Harrow,
« Monnè, outrages et défis, Translating, Interpreting, Truth ans Lies. Traveling along
the Môbius Strip13 », Jean Ouédraogo, lui, examine, dans « Défis de traduction et délits
d'interprète dans deux romans africains14 » (1996), un personnage souvent oublié ou
considéré comme secondaire : le traducteur-interprète. Agissant à titre de médiateur en
temps de crise et perçu par les autorités coloniales comme « le médium pour atteindre
les indigènes » (p. 53), la figure de l'interprète est ici analysée à l'aune de deux romans
jugés représentatifs de l'époque coloniale, soit Monnè, outrages et défis, de Kourouma,

11
Justin Bisanswa, « Fortune et infortune de Sony Labou Tansi. Brève réflexion sur trois essais »,
Drocella Mwisha Rwanika et Nyunda ya Rubango [dir.], Francophonie littéraire africaine en procès.
Le destin unique de Sony Labou Tansi, Paris, Silex/Nouvelles du Sud, 1998, p. 245 .
12
Citée par Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 38.
13
Kenneth Harrow, « Monnè, outrages et défis, Translating, Interpreting, Truth and Lies. Traveling
along the Môbius Strip », Research inAfrican Literatures, 22.2, 1991, p. 225-230.
14
Jean Ouédraogo, « Défis de traduction et délits d'interprète dans deux romans africains », Études
francophones, vol. XI, n°l, 1996, p. 53-69. Les passages cités de cette source sont référencés dans le
texte.
31

et Le vieux nègre et la médaille, de Ferdinand Oyono15. Ouédraogo entend s'interroger


sur les origines sociales de l'interprète, sur sa relation au monde des colons et à celui des
colonisés ainsi que sur la pratique de son art.

Il observe d'abord, que, contrairement à la pratique de l'époque qui voulait que


l'on recrute parmi les anciens tirailleurs ou parmi les frères de plaisanterie de la caste
noble, l'interprète des romans est le plus souvent d'un rang social inférieur. Il fait
remarquer que le personnage de Soumaré, en l'occurrence, est souvent qualifié de
« Perfide fils d'esclave » (p. 54) par les gens de la cour de Soba, qui lui reprochent sa
traîtrise de façon voilée. Il montre, par ailleurs, le peu de confiance que lui témoignent
les Blancs, qui voient toujours en lui l'image du « nègre menteur ».

En posant l'interprète comme « appartenant] d'emblée à deux mondes » (p. 55),


l'auteur met de l'avant la position à la fois précaire et ambivalente de l'intermédiaire. Il
propose une lecture de son comportement stratégique en suggérant que son désir affiché
d'adopter la culture de l'autre s'expliquerait par « un esprit d'opportunisme » (p. 56).
Ainsi, quoiqu'elle serve de trait d'union entre les deux mondes, « la double appartenance
du traducteur-interprète tient donc plus à des impératifs linguistiques et stratégiques que
culturels ou de loyauté indéfectible à l'un ou à l'autre » (p. 57).

Ouédraogo ajoute que, par cette proximité avec les Blancs, Soumaré se trouve
investi de leur mission civilisatrice et participe en ce sens activement à la conquête de
Soba (p. 58). Par le dialogue et les négociations qu'il préside, il travaille, en effet, à ce
que l'occupation se déroule pacifiquement, quitte à tromper momentanément ses
interlocuteurs. En citant plusieurs extraits du roman, le critique « met en évidence les
tensions sous lesquelles le commis est appelé à travailler » (p. 59) et en revient à son
idée de départ selon laquelle l'interprète n'est utile qu'en temps de crise : plus le pouvoir
colonial est contesté, plus le rôle de l'interprète est prépondérant, car les enjeux liés au
discours s'avèrent cruciaux. Cela amène Ouédraogo à déduire que « la problématique du
discours et de sa transmission dépasse ici le cadre de thème secondaire pour revêtir une
importance de premier plan » (p. 61).

15
Nous n'évoquerons, pour la présente étude, que les segments consacrés à l'analyse du roman de
Kourouma.
32

Se référant aux analyses antérieures de Guy Midiohouan et Nidra Poller,


Ouédraogo développe l'idée d'une incommunicabilité liée à la fois aux divergences
culturelles et aux « trahisons » du traducteur, mais aussi, parfois, aux valeurs
insuffisantes d'une des langues en question (p. 62). Tous ces facteurs, note l'auteur, font
planer constamment un soupçon sur la figure de l'interprète qui, décelant cette méfiance,
se ménage parfois « le droit de faire l'économie de ce qui se dit » (p. 65). Le critique
montre comment, à travers ces pratiques, l'interprète travaille à « se forger une voie/voix
qui lui soit propre » (p. 65).

Ouédraogo, ensuite, renverse la perspective et montre comment le roi Djigui


faisait, lui aussi, un usage stratégique des services de Soumaré, afin de maintenir une
distance et une certaine forme d'incompréhension entre les Blancs et lui. L'auteur insiste
sur cette relation bi-polaire et tumultueuse entre Soumaré et Djigui (et le peuple de
Soba). À cet égard, la mort de Soumaré traduit une réconciliation symbolique avec son
continent d'origine (p. 67). L'auteur rappelle également qu'« il serait injuste de lui
imputer [à Soumaré] la chute de Djigui ou le rapide déclin de Soba » (p. 67), puisque la
conquête était inévitable, dû à un rapport de force inégal.

La conclusion porte sur le rôle fondamental de l'interprète dans Monnè, « témoin


et acteur dans le vaste chantier de la colonisation » (p. 67), chargé de faire dialoguer des
intérêts irréconciliables tout en évitant les pièges parfois fatals de la communication. En
synthétisant l'ensemble de ses observations, l'auteur revient à la difficile position de
l'interprète, et avance l'idée selon laquelle ce dernier, dans ce qu'il cristallise comme
problématiques, laisse présager « l'ambiguïté des personnages du roman post-colonial
africain, tiraillés entre deux mondes, deux cultures, et frappés de ce fait du vertige de
l'aliénation et de l'inadaptation » (p. 68).
1.4.1 Symbole d'une ambivalence culturelle à venir

Comme on l'a observé à travers cette présentation, l'article se distingue


davantage par son objet que par sa démarche. L'analyse du texte qu'il propose, en effet,
s'apparente à un close reading réussi, mais se trouve, ici, appliquée à une figure
romanesque peu exploitée par la critique : le traducteur-interprète. Les parallèles qu'il
établit avec le rôle réel de l'interprète à l'époque coloniale induit une lecture
sociologique où l'interprétation, toutefois, respecte les spécificités de la « société du
texte » et éclaire de brillante façon le personnage de Soumaré. Les considérations
historiques qu'il tient en introduction (à propos du rang social de l'interprète) ne
constituent pas le point focal de son analyse, mais servent seulement à instruire le
lecteur sur « l'historicité » de la figure en question, permettant ainsi l'appréciation du
traitement littéraire. L'Histoire est préambule à l'histoire et à sa symbolique. Ne serait-ce
qu'en ce seul point, cet article emprunte la démarche inverse des textes précédemment
évoqués (qui use du texte pour éclairer l'Histoire).

En effet, le choix d'une focalisation proprement romanesque, plutôt


qu'historique, évite à l'auteur de verser dans une comparaison stricte qui voudrait
mesurer le degré de « réalisme » de Soumaré. Choisissant plutôt de confronter le
traitement littéraire d'une même figure dans deux romans différents, l'auteur développe
une analyse double qui dynamise l'ensemble de l'argumentation. Ce parti pris pour un
regard transversal révèle, d'ailleurs, son efficacité : en confrontant, par le biais d'une
figure commune, deux textes fondateurs de la littérature négro-africaine, soit Monnè et
Le vieux nègre et la médaille, l'auteur fait de l'histoire du roman africain (et non de
l'Histoire) son véritable objet d'étude. Cette différence dans l'appréhension du texte
apparaît fondamentale : tourné vers le roman, sans en ramener constamment les
signifiés au contexte de production de l'œuvre, Ouédraogo se montre conséquent avec la
démarche annoncée en introduction et met en lumière une des pierres angulaires du
roman. L'analyse proposée reste près du texte et permet ainsi un regard sur la logique
interne de celui-ci. Considérant la proportion d'articles recensés dont l'analyse semble
faire abstraction du texte, il paraît utile de le préciser.
34

Ainsi, l'argumentation progresse et distille plusieurs scènes du roman, jusqu'à


extraire les enjeux caractéristiques liés à la figure de l'interprète Soumaré. Le portrait
nuancé qui en découle hisse le personnage du roman au niveau de signifiant riche, et fait
même entrevoir, à un stade embryonnaire, la part de modernité qu'il recèle dans son
vertige des appartenances multiples. Le déchirement qu'il vit, entre son appartenance à
l'Afrique et son « engagement » auprès des colonisateurs français, préfigure, en effet,
toute la problématique identitaire qui sera incarnée par les sujets du roman moderne
africain.

Ouédraogo, par ailleurs, emprunte une démarche thématique similaire dans son
ouvrage Maryse Condé et Ahmadou Kourouma. Griots de l'indicible16, où, par
l'exploration de plusieurs thèmes communs aux deux écrivains (la colonisation, les
indépendances, la nausée, l'importance du nom, etc.), il jette une vue d'ensemble sur les
œuvres et continue, en dépit de certains angles d'approche convenus, de s'intéresser de
près au texte.

1.5 Le savoir dans les romans de Kourouma

Nous pourrions également citer dans cette même tendance les deux
monographies de Madeleine Borgomano, Ahmadou Kourouma : Le guerrier griot17 et
Des hommes ou des bêtes : lecture de En attendant le vote des bêtes sauvages,
d'Ahmadou Kourouman, ainsi que ses nombreux articles parus dans diverses revues
spécialisées, dont Notre Librairie. Proposant une lecture « globale » des romans, les
publications de Borgomano ont largement contribué à la connaissance et à la diffusion
de l'œuvre de Kourouma. À titre illustratif de sa démarche, nous pourrions convoquer
brièvement l'article « La place des savoirs dans l'œuvre de Kourouma19 » (2001).

16
Jean Ouédraogo, Maryse Condé et Ahmadou Kourouma. Griots de l'indicible, New York, Peter Lang
Publishing, 2004.
17
Madeleine Borgomano, Ahmadou Kourouma : le « guerrier » griot, Paris, L'Harmattan, 1998.
18
Madeleine Borgomano, Des hommes ou des bêtes : lecture de En attendant le vote des bêtes sauvages,
d'Ahmadou Kourouma, Paris, L'Harmattan, 2000.
19
Madeleine Borgomano, « La place des savoirs dans l'œuvre d'Ahmadou Kourouma »,
http://www.adpf.asso.fr/librairie/derniers/pdf/02n/144.pdf (janvier 2005).
35

S'intéressant aux savoirs dans leur dimension culturelle et dans leur rencontre
parfois conflictuelle, l'auteur reprend implicitement, dans son analyse, l'opposition entre
modernité et tradition20. Elle souligne la perversion des savoirs, occidentaux comme
traditionnels, vidés de leur sens et manipulés par une force brute. L'article recense les
différents savoirs que véhiculent les romans de Kourouma : le « savoir catégorique »
des proverbes, le « savoir pragmatique » de l'expérience, le « savoir transcendant » des
féticheurs, le « savoir traditionnel », ou le « savoir occidental » des dictionnaires ou de
l'école. L'auteur fait bien voir le brouillage de tous ces savoirs et ses conséquences sur
le pouvoir et le langage. En fait, Borgomano s'est intéressée à la manière dont les
œuvres consignent (pour les sauver de l'oubli ou dénoncer leurs mauvais usages) les
différents savoirs et arrivent à en faire ce qu'elle appelle une « synthèse harmonieuse »
(p. 14).

1.5.1 Le savoir des romans de Kourouma

Le thème des savoirs se trouve donc efficacement exploré dans sa dimension


réaliste. Mais, comme dans une majorité d'analyses thématiques, les éléments se
trouvent presque systématiquement rattachés, en définitive, à une interprétation
sociologique. Cette orientation de la critique laisse l'analyse des savoirs du roman, c'est-
à-dire des savoirs sécrétés par le roman, largement sous-explorée. La critique focalise
essentiellement son intérêt sur la reprise du connu (sur les savoirs énoncés, explicites)
plutôt que sur la formulation du nouveau, et l'énumération tient souvent lieu d'analyse.
Ainsi, les propositions implicites des romans concernant l'incommunicabilité du
langage, l'impossibilité du récit, le potentiel reconfigurant de la syntaxe, demeurent,
elles, inabordées. Pourtant, plusieurs éléments désignent clairement le roman à la fois
comme le lieu d'une quête et comme le résultat du chemin parcouru : le style alambiqué
et percutant développé dans Les soleils pour secouer les lieux communs d'un discours
sur l'Afrique, le train de Soba comme symbole de ce qui ne vient jamais malgré les
promesses, ou la finale de Monnè qui, à mesure que le romanesque s'effiloche, paraît
tendre vers l'essai. Ils constituent le savoir temporaire et fragmentaire des romans,
l'ensemble des connaissances acquises par l'activité narrative. Leur spécificité (et sans

20
Chez Borgomano, l'opposition entre tradition et modernité est à saisir en rapport avec la fracture
socioculturelle initiée par la colonisation.
36

doute la raison pour laquelle la critique passe souvent outre ces formes de savoir), tient
à leur énonciation implicite, à leur réticence à s'affirmer positivement comme savoirs.
Chez Kourouma, le savoir se veut avant tout l'envers de l'ignorance, c'est-à-dire, dans
l'économie politique des romans, du mensonge. Ainsi, le donsomana de En attendant
n'est pas seulement utilisé pour dire la vérité sur la vie du général Koyaga, mais pour
démontrer le pouvoir de la forme et de la formule, son rôle dans la croyance et dans le
tissu social.

Malgré, de prime abord, le caractère incontournable d'une analyse littérale, les


observations devraient pouvoir faire signe vers ces savoirs implicites et relancer l'étude
de la signifiance à la lumière de ces nouveaux fils d'Ariane. En fait, ce que Borgomano
désigne comme le brouillage des savoirs se révèle aussi être un métissage (en cours) des
savoirs qui se conçoit et s'énonce comme étant bien plus que la somme de ceux-ci, mais
comme une totalité neuve, une façon autre de formuler le monde. De manière
vindicative, la transfiguration des savoirs ' constitue l'apport même du roman à la
connaissance, et doit pouvoir s'apprécier non plus toujours dans ce qu'il entretient
d'homologie avec le réel, mais dans son écart (et dans l'autonomie conférée par cette
mise à distance) avec les discours qu'il mime, conteste ou convoque. Dans Monnè, par
exemple, la grandeur et la générosité de la France sont inquiétées par le chapitre cinq
qui porte sur les travaux forcés. La première scène, qui reproduit le discours colonial,
s'ouvre sur cet échange entre Djigui et l'interprète:

J'allais répliquer, mais l'interprète me fit signe ; je n'avais pas la parole.


- Le salut d'un Blanc n'est pas Salam alekou comme chez nous les musulmans, mais
« l'esclavage est fini ».
Il salua le drapeau français qui flottait au sommet du mât et, en nous le désignant, déclara :
- Regardez bien ce drapeau, aimez-le, retenez bien ses trois couleurs ; jamais plus il ne vous
sera permis de les ignorer. Sur les terres et les mers sur lesquelles elles flottent, il n'y a pas
d'esclavage ; pas un esclave dans un pays conquis par la France.

La suite du chapitre, a contrario de ce discours, s'emploie à décrire tout le système des


travaux forcés instauré par une administration coloniale qui continue de fonctionner, en
dépit de ce qu'elle proclame, sur un principe (et une rhétorique) esclavagiste.

21
C'est-à-dire leur mise en forme littéraire, leur passage à un niveau symbolique, la déconstruction qui,
justement, rend visible la structuration d'un discours. La relation entre les ruses du discours et le
savoir est particulièrement investiguée par l'écrivain, dans Monnè notamment.
22
Ahmadou Kourouma, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 53.
37

Chez Kourouma, la difficulté tient peut-être au pari même de l'écrivain qui,


comme le fait remarquer Justin Bisanswa, consiste à « faire de la littérature sur un déni
de littérature, parler en feignant de ne rien dire23 ». En ce sens, le signe n'est pas tant
détruit ou déconstruit, que renversé, constamment mis en abyme par une énonciation
qui annexe son sens littéral, en même temps qu'elle l'enchâsse dans un autre niveau du
discours, métadiscursif celui-là. Le phénomène est particulièrement perceptible dans
Allah, par exemple, où les explications, censées accroître la compréhension, mettent en
évidence le déficit du langage par rapport à la réalité décrite :

Quand on dit qu'il y a guerre tribale dans un pays, ça signifie que des bandits de grand
chemin se sont partagé le pays. Ils se sont partagé la richesse ; ils se sont partagé le
territoire ; ils se sont partagé les hommes. Ils se sont partagé tout et tout et le monde entier
les laisse faire. Tout le monde les laisse tuer librement les innocents, les enfants et les
femmes. Et ce n'est pas tout ! Le plus marrant, chacun défend avec l'énergie du désespoir
son gain et, en même temps, chacun veut agrandir son domaine. (L'énergie du désespoir
signifie d'après Larousse la force physique, la vitalité.)24

La définition devient une caricature de la définition et, in fine, de toute prétention à


expliquer la nature de la guerre par le sens des mots. Le narrateur-enfant et la
désinvolture de son expression donnent l'impression d'être utilisés par l'écrivain pour
canaliser un autre discours, critique celui-là, qui dédit la simplicité du message littéral.
Il en va de même dans cet extrait de En attendant, où le narrateur déclare :

Le Nègre est un peuple sans écriture. Ce sont les colonisateurs, les curés et les marabouts
qui l'ont alphabétisé. Ses maîtres lui ont inculqué le respect de l'écrit ; le papier est un
fétiche, une croyance. Une croyance qui, comme les textes des livres sacrés ou les ordres du
colonisateur blanc, dépasse l'entendement du Nègre, ne se vérifie pas, ne se contredit pas. 25

Par un leurre constitué d'énoncés affirmatifs simulant la transparence, le texte se trouve


finalement à dénoncer ce qu'il annonce (au sens premier) comme un bienfait de la
colonisation. La même opinion concernant « l'apport » des colonisateurs apparaissait,
d'ailleurs, dans Monnè, mais cette fois de manière brutalement explicite. Le narrateur

3
Justin Bisanswa, « Jeux de miroirs : Kourouma l'interprète ? », Présence francophone, n° 59, 2002, p. 9.
24
Ahmadou Kourouma, Allah n 'estpas obligé, op. cit., p. 53.
5
Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 350-351.
affirmait alors que les colonisateurs les avaient rendus « plus nègres qu'[ils ne l'étaient]
avant et avec eux26 ».

D'étranges jeux de symétrie entre les énoncés et leur envers sont ainsi
enclenchés par la lecture et font miroiter une pluralité de sens, donnant le discours pour
insaisissable, démultiplié et diffus par ces diverses focalisations. C'est précisément,
d'ailleurs, à l'égard de cette dérobade ironique (et poétique) du discours que l'on pourrait
réévaluer l'efficacité d'une critique thématique telle que pratiquée par les auteurs sus-
étudiés. D'un point de vue méthodologique, celle-ci semble, en effet, procéder à un
prélèvement thématique d'occurrences (sémantiques ou scéniques) qu'elle fait ensuite
servir de preuve à une hypothèse de départ qui, elle, ne se veut ni un questionnement, ni
même une problématique, mais plutôt un constat. Partant, tout lui paraît évident, et l'on
comprend bien, en toute logique, qu'elle ne puisse faire autrement que de relever des
évidences, la prémisse qu'elle se donne ne pouvant la mener autre part qu'en son propre
principe.

Or, et c'est là que la confusion définitoire et méthodologique liée à une critique


thématique intervient, les évidences qu'elle relève n'en sont pas forcément. Ces éléments
(souvent des énoncés), en plus d'être convoqués sous les auspices d'une argumentation
tautologique — dont Barthes avait déjà formulé les limites en disant que « cette parole
tourne court, puisqu'il n'y a rien à dire de cet objet, sinon qu'il est lui-même27» —,
acquièrent, une fois sortis de leur contexte d'énonciation, une transparence dont ils ne
jouissaient pas dans le texte original. D'où notre réserve quant à cette démarche qui
sous-estime, ou méconsidère, la complexité énonciative des romans. Cherchant
essentiellement à saisir la « vision de l'auteur28 » sur ledit thème, la critique thématique
se confond presque invariablement avec l'étude du thème dans son sens traditionnel,
c'est-à-dire « dans le prolongement de l'ancienne topique29 », qui définit le thème
comme « un élément sémantique qui se répète à travers le texte ou un ensemble de

26
Ahmadou Kourouma, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 278.
27
Roland Barthes, Critique et vérité, op. cit., p. 37-38.
28
Selon l'expression avancée par Lucien Goldmann dans Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1955, p. 24,
349.
29
Maurice Delcroix et Fernand Hallyn, Méthodes du texte, Paris, Duculot, 1987, p . 96.
39

textes30 ». Cette façon de concevoir le thème comme relevant du contenu de l'œuvre, et


non de la forme, correspond davantage à une approche thématologique.

Il est particulièrement intéressant de noter que la critique thématique, au sens de


la nouvelle critique (Richard, Barthes, Starobinsky, Dubowski), n'apparaît jamais. Selon
cette dernière, en effet, le thème d'une œuvre littéraire, un peu comme le thème d'une
œuvre musicale, devrait pouvoir s'observer dans ses variations et ses résonances, ses
reprises et ses motifs :

Une critique est thématique quand elle cherche à dégager, à travers la variance des
occurrences dispersées, cet invariant sous-jacent, récurrent, voire, comme disait Barthes de
Michelet, " obsessionnel ", qu'on appelle dès lors un thème — mais qui peut être aussi bien
d'ordre formel que thématique au sens courant.31

Relative à la composition de l'œuvre, la critique thématique s'intéresse à l'étude d'un


réseau signifiant et à ce qu'il induit comme rapport spécifique au langage. En
l'occurrence, on peut penser que cette approche, appliquée à des isotopies du discours,
telle « la bâtardise », ou à des figures rhétoriques, telle l'inversion, pourrait aboutir à des
résultats intéressants. Il s'agirait, en ce sens, de tenter une analyse de l'œuvre dans ce
qu'elle offre d'improbable et d'énigmatique, voire de paradoxal, c'est-à-dire, en somme,
de délaisser le versant des évidences de l'œuvre, qui n'est bien souvent que la projection
de nos propres certitudes de lecteur, pour s'aventurer sur la crête du symbole, entre
signifiant et signifié.

Ainsi, tout un pan de l'œuvre reste à explorer. L'étude attentive des textes
critiques a montré que la critique thématique, même déclarée, n'en est pas une. Celle-ci
est souvent une lecture anthropologique, ethnologique ou culturaliste qui, sous couvert
de thématique, continue de situer la fiction dans son contexte culturel et interprète
systématiquement le signe romanesque et littéraire en fonction de son réfèrent géo-
socio-politique. À l'exception du texte de Ouédraogo, qui se contente des traces
fournies par le roman, nous sommes dans ce même mouvement de la critique qui
consiste à tirer le texte vers son contexte, imprimant sur le premier les reliefs
caractéristiques du second. Le biais sociologique, donc, continue, même informulé, de

30
id.
31
Gérard Genette, Figures V, Paris, Seuil, 2002, p. 28.
40

présider à l'interprétation des textes de Kourouma et constitue le plus souvent le lieu à


partir duquel les critiques se prononcent, jusqu'à entretenir parfois une certaine
confusion méthodologique. Mais qu'en est-il, à ce propos, de la critique qui adopte
d'emblée la démarche sociologique ?
CHAPITRE 2
La critique sociologique

Lorsque deux maîtres du même art


diffèrent l'un de l'autre dans leur exposé,
c 'est que vraisemblablement le problème insoluble
se trouve dans l'intervalle qui les sépare.
Goethe

2.1 Médiation littéraire : l'illusio de la fiction et son réalisme séducteur

La critique sociologique, dès le début des années 1970, s'est efforcée de saisir
essentiellement l'œuvre de Kourouma en rapport avec son contexte sociopolitique et son
environnement historique. Prenant la « société du texte » pour une référence implicite à
la société réelle, elle a analysé la diégèse dans sa dimension réaliste en insistant sur les
ressemblances de l'œuvre avec le cadre social de ses conditions de production. Dans
cette démarche, l'œuvre est considérée comme le produit d'une époque et d'un espace
donnés, comme un bien symbolique en étroite relation (corrélation) avec le contexte
duquel il émerge. Aussi cette approche s'est-elle également intéressée, analysant les
romans, à la question de la représentation du réel et des structures sociales
traditionnelles africaines. Dans cette perspective, la recherche s'est concentrée sur
l'intertexte culturel spécifique, dont la notion de « tradition » a été instituée comme un
des socles fondamentaux du discours kouroumien.

Notons également que l'approche sociologique hérite de l'esprit des théories


structuralistes et qu'elle se propose de jeter un regard moins passionné, plus
méthodique, sur la littérature, avec l'ambition de servir, selon l'heureuse formule de
Bourdieu, « d'antidote contre les complaisances pharisiennes du culte de l'art1 ». En ce
sens, elle a, notamment, permis d'approfondir la compréhension du lien consubstantiel
mêlant fiction et réalité, imagination et connaissance.

Pierre Bourdieu, Les règles de l'art, Paris, Seuil, 1992, p. 16.


41

Dans le cadre de notre recherche, nous avons recensé plus d'une dizaine
d'articles critiques dont l'annonce méthodologique correspond à une approche
sociologique du texte : « Écritures de violence et contraintes de la réception : Allah n 'est
pas obligé dans les critiques française et québécoise », d'Isaac Bazié ; « Monnè,
outrages et défis : quelle histoire ! », de Jean-Claude Blachère ; « La profanation du
sacré : l'inscription du tragique dans deux romans d'Ahmadou Kourouma », de Margaret
Colvin ; « Allah, fétiches et dictionnaires : une équation politique au second degré », de
Xavier Garnier ; « L'effet de réel dans les romans de Kourouma », d'Amadou Koné ;
« Les soleils des indépendances, roman de la stérilité?», d'Emile Langlois ;
« Ahmadou Kourouma, de l'Afrique à la « totalité-monde » », de Patrick Michel ; ou
encore, « Les Soleils des indépendances : la magie du désenchantement », de Pierre
Soubias, etc2.

Quatre articles nous ont paru représenter cette tendance dans ses contradictions
et sa diversité. Nous tenterons, après une analyse des textes sélectionnés, d'en évaluer la
cohérence théorique, d'en dégager les principaux résultats, et d'en mesurer la pertinence
des hypothèses à l'aune de ce que nous pouvons considérer comme l'empreinte sociale
des romans.

2.2 Vraisemblance de l'espace-temps et ancrage socio-religieux

Dans « La profanation du sacré : l'inscription du tragique dans deux romans


d'Ahmadou Kourouma3» (2000), Margaret Colvin réfléchit au sacré en proposant
comme pierre angulaire le livre de Mircea Eliade, Le sacré et le profane. Partant des
définitions des notions d'espace et de temps sacrés, Colvin entend montrer, en se
fondant sur les deux premiers romans de Kourouma, « la profanation d'une culture
profondément enracinée dans le sacré jusqu'à l'arrivée des colonisateurs français »
(p. 37). Son argumentation s'articule autour de deux grands thèmes, à savoir la
désacralisation spatiale et la désacralisation temporelle.

Les références de tous les articles recensés se trouvent dans notre bibliographie.
3
Margaret Colvin, « La profanation du sacré : l'inscription du tragique dans deux romans d'Ahmadou
Kourouma », Études francophones, vol. XV, n° 2, 2000, p. 37-48. Les passages cités de cette source
sont référencés dans le texte.
42

Une fois résumé la diégèse des deux œuvres, Colvin commence son analyse par
une citation tirée de Monnè, laquelle décrit le monde traditionnel malinké où tout est
réglé par la croyance, fût-elle mensongère :

Depuis des siècles, les gens de Soba et leurs rois vivaient dans un monde clos à l'abri de
toute idée et croyance nouvelles. Protégés par les montagnes, ils avaient réussi, tant bien
que mal, à préserver leur indépendance. C'était une société arrêtée... C'était une société
castée et esclavagiste dans laquelle chacun avait, de la naissance à la mort, son rang, sa
place, son occupation, et tout le monde était content de son sort ; on se jalousait peu. La
religion était un syncrétisme du fétichisme malinké et de l'Islam. Elle donnait des
explications satisfaisantes à toutes les graves questions que les habitants pouvaient se poser
et les gens n'allaient pas au-delà de ce que les marabouts, les sorciers, les devins et les
féticheurs affirmaient; la communauté entière croyait à ses mensonges. Certes, ce n'était
pas le bonheur pour tout le monde, mais cela semblait transparent pour chacun, donc
logique ; chacun croyait comprendre, savait attribuer un nom à chaque chose, croyait donc
posséder le monde, le maîtriser. C'était beaucoup.4

L'auteur établit, à travers cette description, une correspondance exacte avec


l'homme religieux d'Eliade, « situé dans un système de sens où tout est lié et a sa
fonction » (p. 41). Mais, cet état de fait, avance Colvin, sera bouleversé par l'arrivée des
Européens qui s'en prendront d'abord aux « "espaces sacrés" de la culture noire
africaine » (p. 41).

L'auteur montre donc comment, dans Monnè, l'espace du royaume de Soba sera
violé par le colonisateur qui, en pénétrant celui-ci, viole, de ce fait, la « division
fondamentale entre le pur et l'impur » (p. 42). Selon elle, les travaux forcés se
présentent comme « une déchirure dans l'espace du sacré » (p. 42), car ils arrachent
l'homme pieux à sa terre et à son rythme, le laissant sans repère dans un monde profane.
La même dégradation des espaces se déroule dans Les soleils, affirme Colvin, où les
lieux reliés à la prière, au village natal et au cimetière sont présentés comme souillés.
Les coutumes anciennes ont donc du mal à survivre.

La démonstration se poursuit avec les exemples d'une profanation du « temps


sacré, ce temps hors de la durée, [qui] n'existe plus depuis la colonisation » (p. 43).
Revenant à la définition qu'Eliade donne de l'homme religieux qui « refuse de vivre
dans le "présent historique" » (p. 43), Colvin ajoute que « l'Africain de Kourouma

Ahmadou Kourouma, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 21.


43

représente précisément le contraire » (p. 43), puisque le temps s'éprouve désormais sans
transcendance, depuis le contact avec les Européens. L'auteur situe le zénith de cette
déchirure spatio-temporelle dans la scène où les généraux annoncent à Djigui qu'il n'est
plus roi de Soba. Certains personnages tenteront de « désopérer » cette brisure
symbolique en organisant une résistance (le Boribana), mais « tous les efforts pour l[a]
rattraper sont soit des échecs décevants, soit des moqueries cyniques » (p. 44). À ce
titre, Colvin interprète l'incipit de Les soleils (les funérailles) comme « une moquerie du
sacré » (p. 44), et elle souligne également, dans Monnè, le cynisme des raisons des
coloniaux français au sujet des travaux forcés qu'ils justifient par la bêtise atavique du
Noir (p. 44).

À propos du destin de l'Afrique, question considérée comme fondamentale,


l'auteur convoque la phrase de Cheikh Anta Diop affirmant que « tout Africain est un
aristocrate qui s'ignore » (p. 45). Elle considère ainsi que « le destin de Fama
Doumbouya est celui d'un laïc sans démocratie. Il est à la fois unique et représentatif de
tous les Noirs de l'Afrique de l'Ouest » (p. 45). Colvin insiste sur le rôle des Africains
eux-mêmes dans cette profanation de leur mode de vie. Elle rappelle la scène de
l'attaque de Salimata au marché, dans Les soleils, et en déduit qu'« il faut constater
jusqu'à quel point la colonisation a appris aux Africains à se détester, à se croire
vraiment les plus inférieurs des êtres, à se penser moins valables que les bêtes de
somme » (p. 46). Elle se demande même si ce ne serait pas là la profanation la plus
grave.

Dans sa conclusion, Colvin s'interroge sur le pessimisme de Kourouma et sur sa


façon d'envisager « l'avenir d'une Afrique ainsi désacralisée » (p. 46-47). Elle regrette
l'enthousiasme figurant dans Les soleils et voit dans Monnè une impossibilité de salut.
Elle regrette également la disparition de l'homme religieux précolonial qui vivait dans
une société où « une fraternité et un humanisme naturels et spontanés dominaient qui
allaient de pair avec le concept du cosmos sacré » (p. 48). Anticipant chez Kourouma un
désir de retour à l'organisation communautaire, Colvin renchérit en disant qu'après tout,
cette restauration du sacré dans la vie quotidienne (p. 48) est peut-être la meilleure
solution pour le développement de l'Afrique.
2.2.1 Lecture dénotative : trope à l'analyse sociologique

Fondant sa lecture des textes sur la terminologie proposée par Mircea Eliade
(historien des religions), Colvin tire une interprétation socio-religieuse des textes. Elle
insiste sur la dichotomie entre le sacré et le profane qu'elle dit repérer dans les romans.
Souscrivant unilatéralement à l'idée d'un « phénomène de désacralisation
chronotopique » (p. 39), Colvin tente d'établir la rupture provoquée par l'arrivée des
Européens en convoquant des extraits du texte où il est question de la stabilité de la
société traditionnelle, menacée par le nouvel ordre du colonisateur.

Dans cette perspective, elle se réfère à la description du monde malinké que


Kourouma donne à lire dans les premières pages de Monnè^. Ce passage, qu'elle
interprète de façon littérale comme témoignant du fonctionnement réel de la société
malinkée, concourt à conforter son hypothèse selon laquelle Monnè milite contre la
déchéance du sacré (p. 41), en faveur d'un retour à « l'ordre divin » (p. 41). Informatif,
certes, quant au cadre social dans lequel s'enracine la diégèse, ce passage du texte, qui
intervient en tout début de roman, paraît plutôt correspondre à ce que Bakhtine nomme
« la description pseudo-objective6 », et servir essentiellement, par le dispositif de
renonciation, à déterminer l'économie générale du roman, imposant la voix de
l'écrivain (et sa subjectivité) au-delà de tout récit historique (officiel). La manière
quelque peu expéditive, voire désinvolte, avec laquelle le narrateur explique les
croyances traditionnelles — lesquelles sont, de surcroît, données pour mensongères -
trahit une distanciation de l'instance énonciative et rejoint l'ironie caractéristique avec
laquelle Kourouma, dans ses romans, réécrit l'Histoire tout en mettant radicalement en
cause le genre du récit historique. En effet, cette pratique, loin de se limiter à l'extrait
cité, ou même à Monnè, se veut plutôt une modalité récurrente de l'écriture de
Kourouma. Les premières pages de En attendant comportent elles aussi, par exemple,
une formulation résumée de certains faits historiques :

Ce passage a été retranscrit, précédemment, dans la partie 2.2, à la page 42 du présent mémoire.
6
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 126, 138, passim.
45

Au cours de la réunion des Européens sur le partage de l'Afrique en 1884 à Berlin, le golfe
du Bénin et les Côtes des Esclaves sont dévolus aux Français et aux Allemands. Les
colonisateurs tentent une expérience originale de civilisation de Nègres dans la zone
appelée Golfe. Ils s'en vont racheter des esclaves en Amérique, les affranchissent et les
installent sur les terres. Ce fut peine perdue, un échec total. Ces affranchis ne connaissent
qu'une seule occupation rentable : le trafic des esclaves noirs. Ils recommencent la chasse
aux captifs et le négoce des Nègres.7

ainsi qu'une « description » de la société traditionnelle africaine : « Chez chaque


peuple, chaque communauté, chaque village, il y a un héros, l'homme le plus connu, le
plus admiré, la coqueluche [...] Chez les Konaté de Katiola (les frères de plaisanterie
des Kourouma), la coqueluche est le plus gros péteur8 ». Dans les deux incipit, l'état des
lieux proposé s'avère un moyen de s'approprier le discours historique, de s'en
distinguer, voire même d'en faire table rase par une ironie grinçante. En effet, même s'il
imite les attributs du texte informatif, le passage de En attendant dévoile son orientation
idéologique dans les deux dernières phrases du paragraphe : « Aux curés d'inventer les
artifices, de communiquer avec les hommes nus, de les évangéliser, de les christianiser,
de les civiliser. De les rendre colonisables, administrâmes, exploitables9 ».

En effet, au regard de ces phrases, et de plusieurs autres qui ponctuent sans cesse
les romans de Kourouma, le lecteur est sans cesse forcé de reconsidérer l'ensemble de
ce qui vient d'être raconté par le narrateur qui, si besoin était de le prouver, n'est pas
une instance neutre, mais un discours en concurrence avec d'autres. La dérision et
l'humour, que Bakhtine10 identifie comme des principes actifs du romanesque, et de ce
qu'il appelle « la familiarisation du monde" », rendent perceptible la dimension
critique, satirique du texte, et plaident pour une lecture avisée, à la fois sceptique et
souple quant aux propositions (littérales) du texte.

À l'intérieur de la fiction, la version officielle de l'Histoire est donc revisitée en


même temps qu'elle se trouve contestée et subvertie par une écriture qui feint de
simplifier l'état des choses et le rapport entre ses actants, faisant croire à une schémati-

7
Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 11.
8
Ibid., p. 12.
9
Id.
10
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 458. Bakhtine souligne, en effet, que
« même quand ces genres choisissent de représenter le passé et le mythe, la distance épique est abolie,
puisque c'est l'actualité qui fournit son point de vue. [...] C'est le rire, qui abolit la distance épique et,
en général toute distance hiérarchique, facteur d'éloignement ».
11
Id.
46

sation grossière alors que l'historicité même des énoncés se trouve mise en jeu (et en
cause) par le romanesque. Confondre, comme procède Colvin, le texte littéraire et le
témoignage socio-historique, c'est confirmer une vision culturaliste et ethnologique de
la littérature négro-africaine en lui déniant sa valeur d'oeuvre d'imagination et de
langage.

L'article de Sélom Gbanou12 permet de mieux percevoir la complexité du dire13


kouroumien. L'auteur traite précisément de cette question à travers l'étude de l'incipit
des romans. Il observe, en effet, que le commencement des textes fonctionne comme
« une mise en scène de la parole qui fait de l'écriture un système sémiologique
théâtralisé où germinations sémantiques, dérivés néologiques, faux-sens et contre-sens
entretiennent un semblant de « parlé écrit »14 ». Dans la mesure où cette observation
atteste un travail métadiscursif, il y a lieu d'entendre, à travers la référence historique
véritable connotée par les énoncés du roman, des accents ludiques ou burlesques. Ceux-
ci, présents au niveau énonciatif, donnent à voir ce « portrait » de la société comme une
sorte de pastiche (ou de description dérisoire) de la chronique historique, voire de la
chronique coloniale. Rendant ainsi visible non seulement le fond, mais également la
forme habituelle de ces discours, ce n'est pas tant la société que Kourouma se trouve à
fictionnaliser, mais le social, qui comprend les relations humaines, les habitus, mais
aussi, et surtout, les représentations que l'on s'en fait, les coquilles vides des discours de
l'historiographie occidentale sur l'Afrique. Par la mise en discours de plusieurs clichés
(nègre-menteur, nègre-danseur, chef despote et sanguinaire, etc.) ou conventions
formelles (rhétorique esclavagiste, rhétorique paternaliste de la colonisation, proverbes,
discours fataliste, etc.), Kourouma réussit à présenter le système sémiologique dans
lequel, selon lui, évolue (et s'embourbe) l'Afrique. Il entreprend ainsi ce que Barthes
concevait comme étant la meilleure stratégie face à des systèmes de pensée castrants,
qu'il appelle mythes : « [...] la meilleure arme contre le mythe, c'est peut-être de le
mythifier à son tour, c'est de produire un mythe artificiel^ ». La littérature devient donc

12
Sélom Gbanou, « L'incipit dans l'œuvre de Kourouma », Présence francophone, n° 59, 2002, p. 52-
67.
13
Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984. Ducrot distingue le dire du dit correspondant aux
niveaux de l'énonciation et de l'énoncé.
14
Ibid., p. 60-61.
15
Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1970 (cl957), p. 222.
47

ce « mythe au second degré16 », capable de fissurer la forme pleine du cliché17 pour


créer un appel d'air bénéfique d'où peut surgir l'esprit critique.

En ce sens, la scène des funérailles d'Ibrahima Koné, ou celle de l'attaque de


Salimata au marché, par exemple, seraient des « feintes narratives'8 » dont l'effet est de
confronter le lecteur à ses attentes et à ses automatismes de lecture. Ces scènes
permettent à l'auteur de faire suivre des phrases telles : « Lui, Fama [...]. Qu'était-il
devenu ? Un charognard...19 », ou encore, « Ah ! l'ingratitude des nécessiteux nègres !
Leur misère n'était que la colère d'Allah provoquée et méritée20 ». Il se crée ainsi une
forme de hiatus dans le processus de lecture entre l'indignation (empathie) suscitée par
la scène et la réaction de désengagement (recul, ou surprise) que peuvent provoquer les
dernières sentences dont la connotation, dans le discours occidental, est aussi celle d'un
écho aux discours paternalistes, voire racistes. Emphase dramatique intentionnelle ou
véritable intériorisation ? Le lecteur est confus, mais sa lecture lui enseignera à
observer, sous les esclandres parfois provocants du verbe kouroumien, l'avancée
patiente et espiègle d'un discours critique faisant son nid au cœur de l'arbre qu'il abat.

De ce fait, ce que l'on aurait pu concevoir comme la valeur didactique (et


morale) des scènes se trouve immédiatement invalidée par une énonciation qui se
moque du genre qu'elle est en train de mimer et instrumentalise la narration à des fins
rhétoriques. Ainsi, ce que Colvin a appelé la « moquerie » serait peut-être davantage un
soupçon généralisé auquel n'échappe pas le roman, une réflexion sur le code narratif où
l'écriture montre simultanément la survivance du rite et la perte de son sens. À ce titre,
« l'inscription du tragique » serait, déjà, à chercher du côté de renonciation et de
l'implicite, et non de l'énoncé.

16
Id.
17
Fissurer la forme pleine du cliché signifie également de re-faire voir la stratification socio-idéologique
du langage et des mots dont parle Bakhtine. L'écriture, en dialogue avec le discours social, ne
débarrasse ni ne nettoie les mots de leur histoire, mais les redétermine par un apport différentiel. Elle
est déterminante déterminée.
18
Selom Gbanou, « L'incipit dans l'œuvre de Kourouma », art. cit., p. 53.
19
Ahmadou Korouma, Les soleils, op. cit., p . 12.
20
Ibid.,p. 64.
4X

Cela conduit, en effet, à concevoir une subversion encore plus fondamentale que
celle identifiée par Colvin, car le tragique qu'elle situe dans la profanation historique
(passée) d'un espace-temps malinké, se trouve, en fait, chez Kourouma, inscrit dans la
narrativité (présente) du roman, dans cette impossibilité de se taire faisant face à
l'impossibilité de dire. Le roman kouroumien tire d'ailleurs de cette impasse un de ses
paradoxes fonctionnels qui, au niveau discursif, se traduit par une tendance à sabrer
périodiquement dans l'édifice narratif qui se construit. À propos de En attendant, par
exemple, Selom Gbanou écrit qu' « il s'agit de détruire le mythe du bon président à
partir du mythe21 ». Dans une sorte d'implosion du discours et des clichés qu'il charrie,
le roman procède à une réécriture critique et s'aide de l'humour pour déjouer toute
forme de pathos (lié à l'Histoire). L'instance narrative semble, en effet, toujours jeter un
regard oblique sur les violences qu'elle met en scène, comme si la gravité des
événements était telle que le sérieux même devenait dérisoire. Ainsi, Birahima peut
« conter [ses] salades » et son « blablabla22 ». Le détachement du sujet-narrateur et
l'apparente dépréciation de son discours se révèlent donc, surtout, être des procédés de
mise à distance, conditions de la parole. Dans une situation de guerre, où le langage se
trouve dépossédé de son sens, le « comique » se veut également le rictus d'une
impuissance, et illustre l'embarras de devoir dire ce qui précisément échappe au
domaine des mots.

Selom Gbanou parle, lui, finalement, d'une «subversion du tragique 23 ». Le


travail du roman, en fait, s'élabore à un niveau supérieur, ou du moins à un double
niveau : Kourouma ébranle non seulement la vérité historique des faits évoqués, mais
corrode également la structure même du récit en s'interrogant sur la possibilité de
raconter et de transmettre sans que la prise en charge narrative ne fasse nécessairement
devenir autre l'objet dont elle s'empare. Comme si l'action de narrer inférait déjà une
subjectivité modifiant la nature même des événements rapportés. Cette inquiétude
réapparaît, dans Monnè, sous la forme de quelques phrases qui cassent la transparence
du roman : «II est impossible d'écrire une histoire vraie de Mandingue (p.83), [...]
Qu'y a-t-il de solide dans cette biographie? (p.130), [...] C'est tout... Le reste est
conte, menterie (p. 131), [...] Mais — nous le savons — circulent diverses versions de

21
Selom Gbanou, « L'incipit dans l'œuvre de Kourouma », art. cit., p. 55-56.
2
Ahmadou Kourouma, Allah n 'estpas obligé, op. cit., p. 9.
23
Selom Gbanou, « L'incipit dans l'œuvre de Kourouma », art. cit., p. 67.
49

l'événement (p.207) ». Ce qui s'apparente à une autofragilisation de la part de


l'écrivain, peut aussi se lire comme une sorte d'éthique du roman. En avouant à demi-
mot la versatilité rhétorique du langage, il inscrit définitivement sa démarche dans un
cadre fictionnel. L'homologie24 que Colvin laisse suggérer par son analyse entre
l'histoire fictive du royaume de Soba et l'Histoire coloniale semble, dès lors, une
abstraction, puisque le roman ne travaille pas à imposer le signifié historique, mais
plutôt à brouiller et à mettre en doute son évidence.

L'argumentation de Colvin, en définitive, instaure une vision manichéenne des


romans de Kourourma (voire de l'Afrique, puisqu'elle glisse aisément de l'un à l'autre),
où il y aurait, d'une part, la société traditionnelle sacrée et idyllique et, d'autre part,
l'Occident colonisateur, profanateur immoral de cet ordre divin. Or, cette interprétation
catégorique s'arrime mal à la complexité polyphonique des romans qui met en abyme
plusieurs discours, coloniaux et africains, et masque en la démultipliant la source de
ceux-ci. La parole irradiant ainsi de plusieurs foyers sans que le passage de l'un à l'autre
soit distinctement signalé, il devient difficile, pour le lecteur, de discerner une plate-
forme narrative stable qui permettrait de cerner, plus facilement, l'orientation
idéologique du texte. Philippe Hamon parle, lui, d'une « théâtralisation de
l'idéologique25 » :

[...] le romancier explore en fin de compte, et aussi, une définition peut-être fondamentale
de l'idéologie, son statut fondamentalement utopique et atopique, non localisable, de
« milieu » à la fois diffus et totalitaire, de discours à la fois sans source et sans propriétaire,
réajustable et récupérateur, « assujettissant » quoique supprimant le « sujet » de l'énoncé
(de quoi parle le texte polyphonique ?) et le sujet de renonciation (qui parle, dans le texte
polyphonique ?). La ruse suprême consistant sans doute, en présentant au lecteur un univers
normatif contradictoire, sans sujet, à mettre ce dernier en position de juge ultime, donc en
position même de « sujet », c'est-à-dire dans la position d'un juge au tribunal qui, après
avoir écouté les interventions contradictoires de la défense et de l'accusation, va
« trancher ». Par là, par cette mise en scène des univers de valeurs, le texte littéraire affiche
bien son hérédité rhétorique [...].26

En voulant faire correspondre le texte kouroumien au modèle représentatif


d'Eliade, Colvin s'est trouvée prise dans un des mythes fondamentaux (et fondateurs)
illustrés par les romans : les certitudes du langage. Le paradis perdu qu'elle déplore ne

24
L'expression réfère aux théories marxistes de la littérature concevant cette dernière c o m m e « miroir »,
ou comme « reflet » de la société.
25
Phillipe Hamon, Texte et idéologie, Paris, Quadrige/PUF, 1984, p. 203.
26
Ibid., p. 226-227.
50

persiste plus dans les romans que sous la forme d'un mythe dégradé, ce qui en dit long
sur la désillusion présidant à l'écriture. Mais, c'est peut-être là ce que nous enseigne la
lecture de l'article de Colvin : l'habileté de Kourouma à savoir jouer avec son lecteur,
parfois même à l'insu de ce dernier. Nous sommes déjà, quoi qu'il en soit, bien loin
d'une analyse de texte, puisque l'intérêt pour le religieux des romans s'est développé en
une hypertrophie du factuel, au détriment du situationnel, qui est tout l'art du roman. Se
privant ainsi des subtilités de renonciation et du métadiscours27 qu'elles génèrent,
l'article aboutit au sempiternel questionnement sur le devenir de l'Afrique.

2.3 Réalisme et polyphonie

La question du réalisme kouroumien pose donc de manière particulièrement


aiguë le dilemme de la vraisemblance et de la vérité. Dans la sublimation qu'elle
suppose de l'Histoire au texte, la fiction historique, en effet, confronte le lecteur à sa
propre croyance en la représentation littéraire. Il peut, par là, être amené à chercher les
mécanismes de ce réalisme. Dans son article, « L'effet de réel dans les romans de
Kourouma28 » (1995), Amadou Koné examine précisément la question de la
représentation du réel dans l'œuvre de Kourouma. Voulant représenter la complexité de
la réalité africaine, le texte se décline en trois axes : le contexte socio-historique et les
réalités africaines, la représentation de la réalité africaine contemporaine, et l'ambiguïté
linguistique et l'effet de réel. Koné émet l'hypothèse que la capacité de Kourouma à
produire un réalisme si convaincant vient d'un usage particulier de la langue, qui se
trouve elle-même pétrie de la tradition orale (p. 15).

La première sous-partie rappelle essentiellement que, « par ses thèmes,


Kourouma révèle un parti pris réaliste, car il adhère à l'évolution historique de
l'Afrique » (p. 15). En énumérant nombre d'auteurs africains ayant choisi la colonisation
ou l'indépendance comme motifs d'écriture, Koné suggère que l'originalité de

27
Le métadiscours correspond à tous ces lieux de l'œuvre où le récit réfléchit à lui-même de façon
consciente. Les traces en sont, entre autres, l'ironie, l'humour, le pastiche, la mise en abyme ou
l'intertextualité.
28
Amadou Koné, « L'effet de réel dans les romans de Kourouma», Études françaises, 31, n° 1, été
1995, p. 13-22. Les passages cités de cette source sont référencés dans le texte.
51

Kourouma ne réside pas tant dans le choix de son objet, mais plutôt dans le moyen
choisi pour rendre la complexité du réel : la polyphonie narrative (p. 16).

Cette idée d'une focalisation plurielle est développée dans la deuxième sous-
partie à partir du roman Les soleils, où l'on distingue deux foyers de regard : celui de
Fama et celui du narrateur omniscient (p. 17). La dialectique de ces deux visions
antagonistes fait varier le point de vue sur l'objet du roman. D'une part, la perception de
Fama, celle d'un authentique prince traditionnel incarnant les valeurs de la tradition et,
d'autre part, la perception du narrateur, celle qui « dépasse la conscience de son héros »
(p. 17) et fait voir le caractère désuet de sa lutte, le présentant comme un héros
problématique.

Dans Monnè, écrit Koné, « la situation est plus complexe car elle est changeante
et le héros, Djigui, doit constamment ajuster sa vision de la réalité » (p. 18). Exemples à
l'appui, l'auteur montre comment la perception du héros se trouve modifiée par le
pouvoir du verbe, que ce soit celui du griot ou de l'interprète. La démonstration
concourt à asseoir la distinction entre réel et perception du réel, phénomène qui se
trouve mis en abyme dans les romans. L'auteur affirme donc, en se référant
maladroitement au concept de Bakhtine, que l'œuvre de Kourouma se veut dialogique,
car elle met en rapport « au moins deux visions de la réalité, deux visions irréductibles »
(p. 20), celle des voix attachées aux valeurs du passé, et celle des voix attachées aux
changements en cours.

Dans la dernière partie, précisément, Koné montre comment « le conflit des


visions se traduit par le conflit des langues » (p. 21). Selon lui, l'interprète est un
symbole du bilinguisme. À l'instar du griot, il travaille à remodeler la réalité, afin de la
rendre « compréhensible » aux yeux de ses interlocuteurs, c'est-à-dire capable de
s'intégrer à leur imaginaire. En ce sens, la langue d'expression serait intimement liée à
une vision du monde.

L'auteur avance, enfin, quelques nuances sur l'utilisation atypique du français


dans les romans de Kourouma :
52

En réalité, l'africanisation de la langue française n'est pas une simple technique rhétorique,
une recherche artificielle d'effets stylistiques. Elle obéit à une nécessité de traduire la
complexité de la réalité africaine qui est différente selon les perspectives sous lesquelles
elle est vue, selon la culture à laquelle appartient le personnage qui voit et qui parle. La
création de ces effets de réel subtils me semble être l'innovation la plus importante et le
plus grand apport de Kourouma au roman africain, (p. 22)

2.3.1 Altérité de la fiction et discours social

En s'intéressant au traitement et à la re-production littéraire d'une complexité


sociale africaine, Koné situe son analyse au niveau textuel. Sa démarche se distingue
donc de celle de Margaret Colvin, examinée précédemment. À travers des exemples de
focalisations narratives, ou une étude de certains personnages centraux (Fama,
l'interprète Soumaré), Koné parvient à montrer le lien entre la langue et la vision du
monde, et fait notamment remarquer le décalage entre le réel et la perception du réel.
Son analyse souligne bien les malentendus29 provoqués par un changement rapide de
paradigme lorsqu'il écrit :

Fama Doumbouya, authentique prince traditionnel [...] ne peut percevoir la nouvelle


société, le nouveau monde, qu'à travers ses propres normes : sa culture, sa langue même,
son monde [...]. L'évaluation de tout ce qu'il voit et vit se fait en fonction de la culture du
Horodougou, les valeurs de la tradition. C'est pour cela que tout ce qu'il perçoit et vit
quotidiennement dans la ville lui semble entaché de bâtardise. S'il a « lutté » contre les
Français, c'est qu'il se faisait une certaine idée des indépendances. Elles devaient, dans son
esprit, marquer un retour vers les valeurs traditionnelles authentiques et donc vers la
réhabilitation des anciens princes, (p. 17)

Pourtant, en dépit de ce que l'auteur annonce dans introduction (p. 14), ce qui est
appelé, « effet de réel » ne correspond pas à ce que Barthes entend par cette expression
dans son célèbre article30 du même nom. En effet, Koné se réfère bien à cette notion de
Barthes, mais il la réaménage largement et la définit plutôt (à travers sa démonstration)
comme étant synonyme de « perception du réel », de « point de vue ». Cette définition
effective, actualisée par l'argumentation et essentiellement relative aux questions
narratives, s'éloigne considérablement de celle de Barthes qui, elle, insistait plutôt sur
l'aptitude du langage à signifier le réel, émettant l'idée que « la carence même du
signifié au profit du seul réfèrent devient le signifiant même du réalisme31 ». Touchant
aux mécanismes fondamentaux de l'esthétique réaliste, cette dernière conception de

29
Littéralement, le mauvais entendement.
}
Roland Barthes, « L'effet de réel », Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 81-90.
31
Ibid.,p. 89.
Barthes pousse beaucoup plus loin l'interrogation sur la représentation littéraire en
considérant, justement, « l'illusion référentielle32 » qui la fonde. Koné, quant à lui, en ne
relevant que le jeu des voix et des perspectives, s'arrête au constat d'une polyphonie et
d'un réalisme efficace, à l'aune de ce qu'il estime être la complexité sociale africaine,
mais dont il ne dit rien. Cela revient à Va priori tautologique qu'il fournit en
introduction : « je considère que la volonté de rendre le réel en produisant « un effet de
réel » convaincant, eu égard au réfèrent, est à l'origine du réalisme romanesque »
(p. 14).

Le même glissement théorique s'opère lorsqu'il est question du « dialogisme »


de Bakhtine. Le critique, d'abord, s'en sert pour mettre de l'avant la cohabitation (le
mixage) des langues, des cultures et des « visions du monde » dans le texte. Pourtant,
de façon étrange, juste après avoir démontré cet enchevêtrement des discours par le
biais de la narration, Koné affirme que la complexité des voix et des points de vue « ne
peut être rendue par la seule langue française » (p. 20). Il en est pourtant ainsi. Les
romans de Kourouma sont écrits en français, si peu orthodoxe et si métissé soit-il. C'est,
d'ailleurs, en cela que réside tout l'intérêt du principe dialogique de Bakhtine (évoqué
précédemment), dans sa capacité à faire voir l'hétérogénéité de la langue à travers tous
ces langages. Bakhtine écrit précisément que « le langage, en tant que milieu vivant et
concret où vit la conscience de l'artiste du mot, n'est jamais unique33 ». À ce titre, donc,
à moins de considérer la langue française comme étant une et unique, le langage
iconoclaste34 de Kourouma participe de cette vivacité et de cette pluralité de la langue.

La confusion définitoire entre, d'une part, le dialogisme bakhtinien et la


polyphonie narrative et, d'autre part, « l'effet de réel » de Barthes et le réalisme africain,
nuit donc à la démonstration critique qui, souvent, se contredit et se piège par les
concepts théoriques qu'elle convoque. On comprend, finalement, que la notion d'« effet
de réel » correspond, pour Koné, à une « africanisation de la langue française » (p. 22)
— concept fourre-tout, mais toujours considéré comme allant de soi — dont il attribue
la paternité à Kourouma. D'une étude annonçant la problématique de la représentation

32
id.
33
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 110.
34
L'épithète convient particulièrement bien à la démarche littéraire de Kourouma, puisque ce mot,
dérivé du grec byzantin eikonoklastês signifie « briseur d'images ».
littéraire de la réalité, nous passons à une analyse narratologique, puis à une
interprétation socio-linguistique. Cette déviation théorique autorise, entre autres, Koné,
à prendre pour évidence ce qui se trouve précisément mis en cause par le roman Monnè,
en affirmant que Kourouma «adhère à l'évolution historique de l'Afrique» (p. 15).
Cette adhésion, en effet, n'est qu'apparente, car si l'évolution historique de l'Afrique est
l'objet (au sens de thème, de sujet, de topic) du roman, elle est, à ce même titre,
investiguée, déconstruite, mise en doute par ce même langage qui fait semblant de lui
donner une visibilité. L'Histoire paraît première, mais le romanesque signe sa reprise.

Ainsi, même si le texte fournit plusieurs éléments d'analyse intéressants (le rôle
de la focalisation dans le rendement littéraire d'une certaine réalité, ou la lutte entre les
différents discours coloniaux ou traditionnels), le processus d'analyse ne semble pas
tirer profit de ces observations. L'analyse tombe à plat au moment où l'on attend des
informations qu'elles distillent enfin leurs lumières. Koné dit de la polyphonie qu'elle
crée le réalisme des romans. Mais encore. Dans la perspective d'un « effet de réel » (au
sens où l'entend Barthes, cette fois), saisi en rapport avec le dispositif textuel des
romans, il aurait pu être intéressant de voir comment, justement, la « complexité
sociale » se trouve simulée, re-présentée par l'artifice rhétorique et la créativité
langagière, qui jouent avec la charge idéologique des mots en même temps qu'elle lui
attribue une connotation proprement romanesque, renouvelée. Dans cet extrait d'Allah,
par exemple, le narrateur tente d'expliquer la situation politique difficile de son pays.
Ici, point de polyphonie, mais un dialogisme qui égratigne « l'effet de réel » des
différents discours convoqués :

La Sierra Leone c'est le bordel, oui, le bordel au carré. On dit qu'un pays est le bordel au
simple quand des bandits de grand chemin se partagent le pays comme au Libéria ; mais
quand, en plus des bandits, des associations et des démocrates s'en mêlent, ça devient plus
qu'au simple. En Sierra Leone, étaient dans la danse l'association des chasseurs, le
Kamajor, et le démocrate Kabbah, en plus des bandits Foday Sankoh, Johnny Koroma, et
certains fretins de bandits. C'est pourquoi on dit qu'en Sierra Leone règne le bordel au
carré. En pidjin, on appelle Kamajor la respectable association des chasseurs traditionnels
et professionnels. Faforo (cul de mon père) !
Au nom d'Allah le clément et le miséricordieux (Walahé) ! Commençons par le
commencement.
La Sierra Leone est un petit état africain foutu et perdu entre la Guinée et le Libéria. Ce
pays a été un havre de paix, de stabilité, de sécurité pendant plus d'un siècle et demi, du
début de la colonisation anglaise en 1808 à l'indépendance, le 27 avril 1961. (Un havre de
paix signifie un refuge, un abri de paix.)35

5
Ahmadou Kourouma, Allah n 'est pas obligé, op. cit., p. 171.
55

Le premier paragraphe, avec ses marques d'emprunt (« on dit », « on appelle ») et son


juron final, se rapproche de « l'opinion populaire », du discours de la rue, tandis que le
deuxième paragraphe reproduit une expression religieuse dont la fonction est de
marquer un retour à l'ordre dans le discours. Le troisième paragraphe, finalement, mime
(approximativement) le style scolastique et linéaire des informations officielles. Cette
triple variation des registres de langage fait voir la stratification du discours et les mises
en forme successives d'une même réalité sociale. Dans cette fiction sur fond de guerre
civile, la créativité de Kourouma a consisté à créer un personnage aussi singulier et
improbable que Birahima, un enfant-soldat muni de dictionnaires !

Koné avait, pourtant, commencé par se situer avantageusement dans un champ


peu exploité par la critique sociologique kouroumienne, à savoir les fondements
rhétoriques du réalisme, mais il s'en est trouvé écarté par quelques manquements
théoriques.

À titre informatif seulement, nous pourrions également mentionner un autre


article d'Amadou Koné, « Entre hommage et abâtardissement : la tradition subvertie »
(2004), dans lequel, à travers moult détails diégétiques et actantiels, l'auteur s'intéresse
à l'influence de la tradition dans les romans de Kourouma. La notion de « tradition »
sert essentiellement à répertorier toute une gamme de particularismes culturels africains
dont on voit bien, par les exemples fournis, qu'ils se trouvent souvent subvertis par les
romans, mais sans pour autant que cela fasse naître chez le critique d'autres
interprétations capables d'appréhender cette ambiguïté du texte.

Jusqu'ici, la critique sociologique incarnée par Colvin et Koné conçoit la


relation société-texte comme un rapport d'influences à sens unique. L'écriture et le
roman demeurent perçus comme des activités plus ou moins reproductives, dont le
résultat en images respecte une adéquation avec la réalité. Partant, on ne rend pas
compte de tout ce lot d'images « brisées » qui, elles, rompent avec la tradition
historique du récit.
56

2.4 L'Histoire dans le texte kouroumien

Le roman kouroumien convoque, voire invective, en effet, différentes formes de


récit historique {donsomana, discours occidental universaliste, chronique coloniale). Il
donne ainsi à voir une Histoire dont le récit ne peut être que subjectif, variable dans
l'espace et dans le temps, coupant court à l'illusion d'une vérité historique immuable
(qui se trouverait dans le discours de la doxa). Procédant différemment de Colvin et de
Koné, bien que s'intéressant aussi à la corrélation entre le social et le littéraire, les
contributions de Pierre Soubias, « Les Soleils des indépendances : la magie du
désenchantement36 » (2004), et de Jean-Claude Blachère, « Monnè, outrages et défis :
quelle histoire!37 » (2004), font voir, justement, la manière dont le roman s'empare de
l'Histoire et la fait sienne. Nous voudrions en rappeler brièvement les grandes
articulations.

2.4.1 Texte et contexte

Empruntant une perspective plus proprement historique, Pierre Soubias aborde


essentiellement le contexte de l'œuvre, et propose de montrer que la désillusion des
indépendances, traduite par Les soleils, touche également bon nombre de croyances
relatives à l'histoire africaine. Sa réflexion s'articule autour de quatre parties : « l'espoir
déçu », « la tradition démystifiée », « la transparence perdue », « la croyance sauvée ? ».

Il rappelle, en premier lieu, que « Kourouma prend l'exact contre-pied de la


vision épique de l'Histoire » (p. 12) et incarne, sous les traits de Fama, une expérience
négative de celle-ci. Le roman s'entendrait plutôt, à ce titre, comme une satire des
nouveaux pouvoirs africains, sous laquelle, nous dit Soubias, nous pouvons déceler une
critique à l'endroit du régime d'Houphouët-Boigny (p. 12). Ce qu'il appelle la
démystification de l'indépendance se conçoit donc en rapport avec le contexte global
des années 1960, où l'on se rend compte que le départ du colonisateur ne signifie pas,
pour l'Afrique, la fin de tous les maux.

36
Pierre Soubias, « Les soleils des indépendances : la magie du désenchantement », Notre Librairie,
n° 155-156, p. 11-16. Les passages cités de cette source sont référencés dans le texte.
37
Jean-Claude Blachère, « Monnè, outrages et défis : quelle histoire ! », Notre Librairie, n° 155-156, p.
17-21. Les passages cités de cette source sont référencés dans le texte.
II propose, ensuite, de voir comment cette déception se traduit à un niveau
encore plus profond, notamment à travers les parcours des personnages de Fama et de
Salimata, dont le récit sert à dévoiler « une autre chimère » (p. 14), à savoir que le
retour à la tradition ne résout en rien les défis posés par la modernité.

Soubias remarque que cette déstabilisation (provocation) s'opère aussi sur le plan
de la langue et de la focalisation narrative, lesquelles brouillent les pistes
d'interprétation et complexifient jusqu'au sens littéral, dont on arrive mal à systématiser
l'alternance entre le mode sérieux et le mode humoristique (p. 15). Ce brouillage
empêche l'émergence d'un discours trop clair, ou manichéen sur l'Histoire et le monde,
et permet de ne pas noyer la dimension imaginaire et magique dans un pessimisme
réaliste, mais de la faire réapparaître dans certains temps forts du récit comme la finale
(p. 16).

2.4.1.1 Motifs narratifs du désenchantement

En s'employant à resituer le texte dans son contexte, mais sans pour autant l'y
dissoudre, l'auteur rappelle cette période de « désenchantement38 » qui a suivi les
indépendances et qui connote le texte de manière particulière. La lecture proposée par
Soubias comporte des observations fines sur le jeu en cours dans les romans entre
voilement et dévoilement du discours. L'auteur écrit, notamment, qu' « Ahmadou
Kourouma ne respecte aucun discours positif et convenu concernant l'Afrique », mais il
ajoute immédiatement :

Est-ce bien Ahmadou Kourouma qui se permet ces provocations, ou son personnage ? À
vrai dire, le roman se révèle assez retors sur ce point, car un usage subtil du discours
indirect libre vient périodiquement brouiller la «source des paroles. [...] cette langue
inouïe, nourrie d'archaïsmes autant que d'interférences, provoque un sentiment d'étrangeté,
à la lecture, qui entre en résonance avec le caractère dérangeant du propos. Que ce soit à
cause d'une structure syntaxique inédite, d'un mot employé hors de son usage habituel ou
d'un discours excessif dont on ne sait à quel degré le prendre, l'humour d'Ahmadou
Kourouma nous place en permanence en état d'alerte et d'incertitude. Nous ne saurons
jamais de façon certaine ce que ce texte, littéralement, veut dire. (p. 15)

La prise en compte de certains implicites liés à la mise en scène et à la


trajectoire des personnages (Fama, Salimata) lui permet d'outrepasser les « effets

38
L'expression est empruntée à Jacques Chevrier qui parlait des « romans du désenchantement » dans
Littérature nègre, op. cit., p. 115.
58

traditionnels » du texte (liés aux nombreuses pratiques coutumières, ou aux proverbes,


qui, en façade, peuvent donner l'impression d'un conservatisme) pour en souligner, au
contraire, l'originalité radicale prenant forme sous ses zones d'ombre et ses
ambivalences. Par exemple, l'écrivain écrit que le lot des femmes a trois noms
« résignation, silence, soumission39 », et donne à Salimata toutes les apparences d'un
personnage secondaire, mais il fait d'elle une voix d'opposition et de persévérance par
rapport à la figure de Fama. De la même manière, la « bâtardise » de la nouvelle ère des
indépendances est décriée, mais ne fait que s'ajouter à la vision déjà pitoyable des
« authentiques villages malinké » comme celui de Togobala. Comme on le voit, la
dénonciation implicite des pseudo-discours progressistes sur le développement de
l'Afrique ne s'élabore pas en contre-champ d'une vision « bucolique » (p. 14) de la
tradition et l'illustration des tares modernes ne conduit pas forcément à une éloge du
passé. Tout est enchevêtré, fragmenté dans une représentation de l'ineffable dont le
symbolisme assure une certaine direction, mais non le sens.

L'approche sociologique, ici, ne réduit donc pas le texte à ses savoirs socio-
historiques, mais éclaire plutôt son altérité en démontrant l'écart du roman par rapport à
la norme littéraire de l'époque40.

2.4.2 Dénonciation et énonciation

Le « deuil de la transparence41 », auquel se trouve ainsi convié le lecteur,


engendre un regard critique portant sur la narrativité même des romans. Blachère,
justement, s'intéresse à la reformulation de l'Histoire par l'histoire, c'est-à-dire non
seulement au contenu historique, mais à sa médiation par le roman. Réfléchissant, par le
biais de Monnè, sur la falsification de l'Histoire et sur les modalités mensongères de son
élaboration, l'auteur insiste sur la réévaluation de la notion de récit historique en se
penchant, premièrement, sur la déconstruction de l'Histoire et, deuxièmement, sur
l'impuissance des hommes face aux forces du destin.

39
Ahmadou Kourouma, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 129.
40
Se référer, dans le présent travail, dans l'introduction, à la description de la première phase de
l'évolution du roman africain, p. 10-11.
41
Pierre Soubias, « Les soleils des indépendances : la magie du désenchantement », art. cit., p. 15.
59

Attestant, d'abord, la validité des faits historiques rapportés par Kourouma,


Blachère s'emploie ensuite, au niveau de la représentation des faits, à expliciter la
volonté du roman à « disqualifier le récit historique ou, tout au moins, d'en rogner la
prétention abusive à la Vérité » (p. 18). Par une temporalité brouillée et par les
différentes versions que donnent les personnages d'un même événement, l'écrivain met
en abyme, dans un pastiche peu flatteur, les mécanismes mêmes de l'écriture de
l'Histoire.

L'histoire développerait donc un métadiscours sur l'Histoire, que Blachère


interprète comme étant une vision désabusée et ironique de cette dernière. L'espoir,
avance-t-il, se situerait peut-être dans la mission accomplie par les romans : raconter
l'histoire des oubliés de l'Histoire.

2.4.2.1 Le roman comme pratique sceptique

L'avantage de cette approche, semblable à celle de Soubias, est de saisir le


dialogue entre le roman et l'Histoire sans considérer le premier comme le calque du
second. La di-gestion du social par le romanesque42 est ainsi mise de l'avant. Nous
pénétrons dans la fiction par la porte de l'Histoire, empruntant ainsi le chemin inverse
balisé par une large part de la critique kouroumienne qui, elle, part du texte vers
l'Histoire. Transcendant de loin le simple intérêt pour la présence factuelle de l'Histoire,
la réflexion porte sur l'historicité, telle qu'interrogée par l'écriture de Kourouma, et,
partant, sur l'action narrative, sur le fait de mettre en récit, qui signifie à la fois
transmettre, mais aussi fabriquer de l'histoire. Blachère éclaire ainsi la dimension
démiurgique du texte, où la voix de l'écrivain, même relayée et démultipliée en des
instances intermédiaires de la parole (griot, interprète, sora, etc.) — qui donnent
l'impression d'un récit délégué et d'une histoire simplement rapportée —, travaille à
asseoir sa vision de l'Histoire africaine en déconstruisant les matrices (occidentales :
linéarité temporelle, point de vue des vainqueurs, réification de l'Africain)
ordonnançant habituellement le discours sur le passé.

42
Le social et le romanesque entretiennent, de fait, des rapports d'influence réciproque à travers lesquels
l'un tend à définir l'autre. Bakhtine écrivait, d'ailleurs, dans Esthétique et théorie du roman (op. cit.):
« Le roman est en contact avec les forces élémentaires du présent non achevé, ce qui empêche ce
genre de se figer » (p. 461).
60

L'interprétation diverge en ce qui concerne l'orientation et la portée des


différents discours sociaux relayés par l'œuvre de Kourouma. Certains, comme Colvin,
voient dans l'évocation du passé un désir de retour à la vie communautaire
traditionnelle de l'Afrique, alors que d'autres, comme Soubias et Blachère, insistent sur
le scepticisme des romans face aux différentes mythologies présentées par le texte,
données comme autant d'illusions liées à l'Histoire. Mais, cette spéculation se présente
peut-être finalement comme un leurre, car l'horizon du sens romanesque est pluriel.
C'est là précisément le sens du principe dialogique avancé par Bakhtine et par lequel se
trouve éclairé le chatoiement infini du verbe romanesque, où le prosaïque43 et le
poétique tissent un motif unique :

Le prosateur-romancier n'extirpe pas les intentions d'autrui du langage polyphonique de ses


œuvres, ne détruit pas les perspectives, mondes et micromondes socio-idéologiques qui se
découvrent au-delà de cette polyphonie : il les introduit dans son œuvre. Il utilise des
discours déjà peuplés par les intentions sociales d'autrui, les contraint à servir ses intentions
nouvelles, à servir un second maître.44

Cet art de la composition qui renouvelé l'ensemble et réactualise, par un nouveau réseau
de liens, le cœur du signe, est ce que Genette, en d'autres termes, désigne le
« palimpseste45 » de l'écriture. L'avancée du discours littéraire se fait toujours en trait
d'union (et en écho) avec l'avoir-été-là des mots et des choses46, et, ce, même dans la
rupture, puisque la négation fait déjà exister le terme nié en le posant comme vis-à-vis.
Nous retrouvons là les enseignements fondamentaux des principaux penseurs d'une
phénoménologie du langage : Husserl, Hegel, Merleau-Ponty.

Il est, parfois, étrange, suivant ces considérations, de voir cette critique


sociologique s'embourber dans un axe d'interprétation binaire, créant la contradiction là
où il n'y a que paradoxe, et misant sur l'univocité du texte alors qu'elle admet (ou dit
admettre), par ailleurs, la polysémie et la polyphonie des œuvres. Nous l'avons observé

43
C'est aussi cela le sens du « détail inutile » de Barthes, dans son article précédemment évoqué
« L'effet de réel » {op. cit.); cette mention banale d'un objet qui ne peut trouver un sens que dans
l'entreprise réaliste du roman qui orchestre sa présence au sein de son système sémiologique.
44
Mikaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 120.
45
Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.
46
Cela renvoie à la réflexion de Michel Foucault dans Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
61

chez Colvin, ou chez Koné, notamment : le texte est souvent analysé en fonction d'une
dichotomie tradition/modernité qui trouve difficilement sa justification dans la fiction
elle-même. Il suffit, à cet égard, de considérer le lot de syncrétismes47 religieux,
culturel, langagier, générique ou idéologique mis en scène par les romans pour
concevoir que cette apparence de chaos cristallise, en fait, une des interrogations
majeures de l'œuvre de Kourouma : comment actualiser, dans le langage et dans la
représentation, les différentes traversées (de l'Histoire, des signes, des langages, des
cultures, etc.) qui furent celles de l'Afrique et continuent de l'être aujourd'hui encore,
constituant son principal défi.

Il est donc permis de se demander si la « tradition (orale) », identifiée par les


critiques comme source et élément prépondérant de la création littéraire africaine,
n'existerait pas davantage dans l'oeil du critique que dans les textes eux-mêmes. Il
arrive, en effet, que la volonté de cerner la situation de l'œuvre d'art se transforme en
une prétention exclusive et réductrice à l'égard de ses significations et de leur portée. La
critique succombe ainsi à l'illusion romanesque qui, par la préséance de son ordre
discursif, brouille la frontière entre vraisemblable et vérité, et fait de son mensonge une
matrice nouvelle dont s'entiche la critique. Bien sûr, il ne s'agit pas de nier l'influence
de la tradition qui, dans ses composantes socioculturelles, hante, ou habite les œuvres,
mais seulement d'établir le fait que celle-ci ne constitue pas, ou très rarement, le lieu
depuis lequel s'écrit le roman. Dans sa modernité, même s'il recompose une large
fresque historique, le roman africain développe, en effet, une pensée transversale,
évoluant du fragment historique à la figuration littéraire, laquelle redéfinit l'origine
symbolique de la parole par le temps-présent, mais non-historique, de la fable.
Précisément, cette intersection, cette indissociabilité des ordres romanesque et social
confère au roman son caractère « inachevé », selon l'expression de Bakhtine, en
mouvement dans cet horizon imaginaire de l'Histoire, lieu de tous les possibles.

Au demeurant, la « tradition », comme lieu commun du discours critique,


s'inscrit souvent dans l'idée (voire l'idéologie) d'un « choc des civilisations48 » et limite
la lecture à la situation conflictuelle des discours en passant sous silence le métissage

47
Mamadou Abib Kebe, dans « Plurilinguisme culturel et création romanesque : le c a s d'Ahmadou
Kourouma » (http://critaoi.org/bib [12 décembre 2004]), parle même, chez Kourouma, d'une
« écriture syncrétique » (p. 5).
48
Selon l'expression de Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.
62

fondamental de ceux-ci. On tend ainsi vers une vision appauvrie du signifiant, desséché
par une méthode qui rend difficilement compte du fait que subsiste dans le conflit une
certaine forme de dialogue et d'échange, si violents soient ces derniers.

On note tout de même quelques exemples où cette transmutation (non pas de


l'oral à l'écrit, mais du social) est envisagée et où l'interprétation, presque
immédiatement, gagne en nuances et bonifie la lecture des textes de Kourouma de
propositions stimulantes. On sort ainsi d'une forme de critique sociologique qui, par un
simple jeu de correspondances, s'amuse avec le dehors et le dedans des textes en posant
artificiellement un principe de causalité entre ceux-ci. Les critiques qui invoquent à leur
défense les propos tenus par Kourouma en entrevue et croient ainsi authentifier leur
analyse du sceau du créateur se méprennent sur la nature du procédé littéraire ; car peu
importe ce qu'en pense et en dise Kourouma, sa démarche fait appel à l'imaginaire, et la
médiation de l'écriture est un processus qui dans sa pratique con-fond les intentions.
Prendre ses dires pour prémisses (prémices) d'interprétation accroît le risque d'une
lecture naïve et réduit potentiellement le spectre de la signifiance à l'angle ténu d'un
réalisme mimétique.

L'examen attentif de la critique sociologique aura, dans ce sens, permis de


relever deux dérives majeures associées à cette approche du texte : la considération du
roman comme miroir du réel, et l'adhésion spontanée à la parole de l'auteur sur son
œuvre. L'étude démontre, en effet, le glissement ethnologisant et culturaliste qui
caractérise en partie la tendance sociologique, en même temps qu'elle aura fourni des
éléments de preuve quant à la pertinence d'une véritable lecture sociocritique. Cette
dernière, délaissant quelque peu la notion de « tradition » — qui, sous couvert de
valoriser le patrimoine africain et sa spécificité, draine plusieurs fantasmes occidentaux
(paradis perdu, authenticité, primitivité positive) et devient vecteur de projection -
restaure plutôt la profondeur contextuelle à l'œuvre en faisant affleurer la toile de fond
idéologique sur laquelle se découpe la fiction. C'est, d'ailleurs, grâce à ces observations
que l'originalité de la langue française dans les romans de Kourouma a été soulignée par
la critique avec autant d'emphase et de saisissement.
63

Mais, là encore, un « fétichisme du signifié49 » semble guetter le critique qui n'y


prend garde.

Justin Bisanswa, « Littératures francophones et fétichisme du signifié : Quelques questions de


méthode », dans Hans-Jurgen Liisebrink et Katharina Stâdtler [dir.], Littératures africaines de langues
française à l'époque de la postmodernité. Etat des lieux et perspectives de la recherche, Studien zu
den Literaturen und kulturen Afrikas, Athena, 2004, p. 33-57.
CHAPITRE 3
La critique linguistique

Si, parmi tous les mots,


il y a un mot inauthentique,
c 'est bien le mot « authentique ».
Blanchot

3.1 La langue et son lieu

Généralement, la langue, ou plutôt le langage, de Kourouma est, pour la critique,


un « détour obligé1 ». L'emploi d'africanismes, de néologismes, d'usages grammaticaux
rares ainsi que le déploiement d'un fort symbolisme déstabilisent la langue française et,
par ce fait même, ses lecteurs. Comme Michel Tremblay, Réjean Ducharme ou Gaston
Miron pour le Québec, Ahmadou Kourouma a modifié la perception d'une situation
donnée (culturelle, historique ou proprement linguistique) en déclinant les connivences
habituelles entre le mot et sa référence sur le plan social. Considérant avant tout « les
textes comme des faits de langue2 », la critique linguistique s'efforce de cerner les
particularités de ce langage « révolutionnaire ».

Son intérêt porte, en effet, sur le style, la langue (le langage) et l'écriture de
l'auteur. Reconduisant cette prétention à essayer de saisir le fonctionnement du texte,
les racines de la critique linguistique moderne remontent aux premiers travaux des
formalistes russes, dans les années 1920. Tzvetan Todorov, dans sa présentation de
Théorie de la littérature. Textes des Formalistes russes , rappelle, en effet, que « la
doctrine formaliste est à l'origine de la linguistique structurale4 ». Il fait ainsi valoir la
contribution des théoriciens Eikhenbaum, Chklovski, Vinogradov, Tynianov, Jakobson,
Tomachevski et Propp, dans la modification de la conception de l'objet littéraire.

1
Isaac Bazié, « Écritures de violence et contraintes de la réception : Allah n 'est pas obligé dans les
critiques française et québécoise », Présence francophone, n° 61, 2003, p. 89.
2
Maurice Delcroix et Fernand Hallyn, Méthodes du texte, Paris, Duculot, 1987, p. 85.
3
Théorie de la littérature. Textes des Formalistes russes, Paris, Seuil, 1965.
4
Ibid., p. 15.
65

Postulant la clôture du texte, ne voulant pas entrer dans l'exploration de la relation du


texte avec le monde ou l'homme, ces études conçoivent le texte comme une unité de
sens et comme un système.

Du côté de la critique française, on retrouve les travaux de Louis Ferdinand de


Saussure, Cours de linguistique générale5, puis de Charles Bally, Traité de stylistique
française^, qui poursuivent, eux aussi, l'exploration des rapports forme-sens. À partir
des années 1960, ces réflexions seront reformulées par le structuralisme, dont les
ouvrages de Julia Kristeva, La révolution poétique du langage, et de Michaël Riffaterre,
Essais de stylistique structurale1', demeurent des jalons incontournables. Roland
Barthes, également, participe de façon active au développement de la pensée sur le
langage et sa mise en forme par la fiction. Dans Le degré zéro de l'écriture, il distingue
en ces termes la langue, le style et l'écriture : « La langue fonctionne comme une
négativité, la limite initiale du possible, le style est une Nécessité qui noue l'humeur de
l'écrivain à son langage8 ». À propos de l'écriture, il affirme :

Aussi l'écriture est-elle une réalité ambiguë : d'une part, elle naît incontestablement d'une
confrontation de l'écrivain et de sa société ; d'autre part, de cette finalité sociale, elle
renvoie l'écrivain, par une sorte de transfert tragique, aux sources instrumentales de sa
création. Faute de pouvoir lui fournir un langage librement consommé, l'Histoire propose
l'exigence d'un langage librement produit9.

Selon lui, l'écriture s'oppose à la parole en ceci qu'elle n'est pas un instrument de
communication, mais, plutôt, « une contre-communication1 », c'est-à-dire une activité
de langage qui ne développe pas une seule et même intention et existe par un certain
hermétisme de son sens. L'écriture, en ce sens, se dérobe à cet espace de la parole « où
le langage fonctionne avec évidence11 » pour s'ancrer dans un territoire beaucoup plus
opaque, caractérisé par la polysémie du signe.

' Louis Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Lausanne-Paris, Payot, 1916.
6
Charles Bally, Traité de stylistique française, Heidelberg-Paris, Cari Winters-Klincksieck, 1919-
1921,2 vol., (2e éd.; lre éd. 1909).
7
Michaël Riffaterre, Essais de stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1971.
8
Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, Paris, Gonthier, 1971 (cl953 et cl964), p. 16.
9
Ibid.,p. 18-19.
10
Ibid.,p.2l.
11
Id.
66

Comme on dit depuis longtemps que Kourouma a « malinkisé » la langue


française, la critique linguistique a, en ce qui concerne l'œuvre de ce dernier, examiné le
phénomène d'hybridation linguistique opéré entre le français et les langues africaines.
Beaucoup de critiques ont tenté de cerner l'esthétique des romans à l'aune de ce qu'ils
considèrent être les « spécificités » de l'expression écrite kouroumienne. La critique
linguistique, ici, ne renvoie donc pas tellement au fonctionnement de la langue (selon
les propositions des théoriciens mentionnées plus haut). Elle s'attache plutôt à montrer
comment Kourouma insère des mots malinké au moyen de la périphrase et ébranle la
syntaxe en calquant des usages de sa langue natale.

Au demeurant, la critique linguistique rassemble sans aucun doute le plus


d'articles critiques : « Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma : de la mexicanisation de
l'espagnol à l'africanisation du français », de Bétina Bégong-Bodoli ; « L'écrivain
francophone agent glottopolitique : l'exemple d'Ahmadou Kourouma », de Claude
Caitucoli ; « Le proverbe dans le roman africain », de Julie Emeto-Agbasière ;
« Plurilinguisme culturel et création romanesque : le cas d'Ahmadou Kourouma », de
Mamadou Abib Kebe ; « Phénomène d'alternance de code dans quelques romans négro-
africains », de Gabriel Kuitche Fonkou ; « Du proverbe au verbe : la nouvelle
philosophie des vocables initiée par Kourouma », de Nimrod ; « Créativité esthétique et
enrichissement du français dans la prose romanesque d'Ahmadou Kourouma », de
Gérard Marie Noumssi et Rodolphine Sylvie Wamba ; ou encore l'ouvrage de Makhily
Gassama, La langue d'Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d'Afrique12.

Nous avons retenu, pour notre étude, une monographie et deux articles. Leur
examen mettra en évidence les principaux énoncés du discours critique sur la langue de
Kourouma, le lien établi par les auteurs entre langage et ancrage culturel, ainsi que les
considérations esthétiques sur l'effet d'une telle pratique langagière.

12
Les références de tous les articles et ouvrages recensés se trouvent dans notre bibliographie.
67

3.2 Néologismes, africanismes et autres particularismes linguistiques

Inspiré par une approche ethnostylistique, l'article de Gérard Marie Noumssi et


Rodolphine Sylvie Wamba, « Créativité esthétique et enrichissement du français dans la
prose romanesque d'Ahmadou Kourouma13 » (2003), s'intéresse à « l'oralisation
systématique de l'écriture » (p. 29), présentée comme procédé essentiel d'une
africanisation de la langue française. Dans une argumentation en trois temps, les auteurs
entendent d'abord présenter le cadre théorique et le corpus d'étude, ensuite la créativité
néologique, et, enfin, l'ancrage ethnostylistique.

La relation d'influence mutuelle entre le français et les différentes langues


africaines, ainsi que les formes d'appropriation du français par ces dernières sont ainsi
brièvement évoquées:

En Afrique noire, le français est soumis à l'influence des infra-langues sur lesquelles il a
vocation de se superposer par son statut d'ancienne langue coloniale et sa vocation de
langue officielle; cependant, en retour, les langues nationales y laissent des marques
interférentielles. On peut y voir des manifestations d'une norme endogène, constamment en
œuvre même quand il s'agit de discours littéraire, trahissant ainsi des modes d'expression et
de pensée nègres; en somme, des phénomènes sémantaxiques. (p. 29)

La première partie rappelle ainsi les conditions d'émergence de cette originalité


stylistique et de cette « esthétique nègre » (p. 30) qu'ils disent repérer à travers les
quatre romans d'Ahamadou Kourouma.

Afin de rendre compte de la créativité néologique qui caractérise les textes


kouroumiens, les auteurs entreprennent de classer les innovations qui y figurent. Ils
distinguent, alors, au niveau lexico-sémantique, quatre procédés concourant à
l'innovation : la composition, la dérivation, le calque linguistique et l'emprunt. Ces
procédés sont sommairement expliqués à l'aide de quelques exemples (« lianes
wapiwapo » (p. 30),

13
Gérard Marie Noumssi et Rodolphine Sylvie Wamba, « Créativité esthétique et enrichissement du
français dans la prose romanesque d'Ahmadou Kourouma », Présence francophone, n° 59, 2002,
p. 28-51. Les passages cités de cette source sont référencés dans le texte.
68

« anti-blancs » (p. 31), « creuseurs de trous de rats » (p. 31), « courber la prière » (p.
32), « fatiguer la bouche » (p. 32), « Allah koubarou » (p. 33), etc.) et leurs effets
rhétoriques sont identifiés comme relevant de l'une ou l'autre des poétiques suivantes :
« poétique de l'orientalisme », « poétique de l'exotisme », et « poétique du pittoresque
négro-africain » (p. 33-34). Ces nombreuses traces qui marquent le texte et l'inscrivent
dans un contexte africain particulier font dire à Noumssi et Wamba qu'il existe, chez
Kourouma, une « stratégie textuelle d'exhibition d'une rhétorique originelle (nègre) »
(p. 35).

Dans une même perspective, mais cette fois à propos de la variation des
registres, les auteurs soulignent l'emploi d'africanismes, les modifications de
collocations et les jeux de mots, comme autant d'éléments dont le résultat serait une
« oralisation du style » (p. 36). Ils considèrent également la répétition, la caractérisation,
l'analogie et la composition comme figures de discours prépondérantes chez Kourouma.
Parmi les procédés analogiques, ils observent, notamment, la création singulière de
« métaphores syntagmatiques où [...] au lieu de constater explicitement une analogie, il
[Kourouma] la comprime dans une image qui a l'air d'une identification » (p. 39) :
« buffle-génie », « mariage-rapt », etc. Selon les auteurs, ces figures du discours
entretiennent un effet de réalisme africain, ou de néo-réalisme africain, « confèrent aux
récits une authenticité nègre » (p. 40) et expriment une manière de dire africaine.

Après avoir repéré les innovations linguistiques et langagières, les auteurs


entendent recourir à l'ethnostylistique, afin « d'étudier l'ensemble des procédés
esthétiques qui font du texte littéraire le véhicule d'une culture donnée ou d'une race
particulière » (p. 41-42). Ils affirment, alors, d'emblée, que l'oralisation de l'écriture
(jugée spécifique aux textes africains) inscrit l'œuvre de Kourouma dans un cadre
négro-africain, qui se manifeste, textuellement, entre autres, dans renonciation
polyphonique des récits ou dans leur forme circulaire. .La structure formelle de En
attendant en serait un exemple :
69

[...] l'auteur a voulu imiter le donsomana, forme malinké du récit purificatoire dans les
veillées de chasseurs. Le texte est donc l'épopée d'un chasseur devenu dictateur et ayant
perdu ses talismans. Pour cela, il fait dire sa geste personnelle, à des fins cathartiques et
propiatoires. La mimésis du genre oral n'est plus ici un choix narratif implicite, mais la
structure même du texte, (p. 45)

Après quelques considérations narratives visant à établir l'idée d'une « situation


d'énonciation dialogique » (p. 45) dans Les soleils et En attendant, Noumssi et Wamba
s'intéressent aux énoncés parémiques, c'est-à-dire aux proverbes. Ils observent que,
« chez Kourouma, le calque proverbial s'est constitué en procédé d'expression
ethnostylistique et traduit souvent une culture populaire » (p. 47). Les multiples
occurrences proverbiales sont, d'ailleurs, à relier, toujours selon les auteurs, au désir des
personnages de transmettre leur culture ancestrale (p. 48).

En guise d'interprétation finale, les auteurs affirment que les procédés discursifs
des romans correspondent « au langage négro-africain authentique où prédomine la
poétique de l'analogie » (p. 48). Ils terminent même en précisant, à propos de
l'enracinement du texte dans ce qu'ils ont plus tôt appelé l'ontologie négro-africaine :

En fait, le Négro-Africain, de par son mode de vie (très proche de la nature), raisonne le
plus souvent par association d'idées. C'est donc à partir des faits empiriques qu'il s'enrichit
de signes symboliques utilisés dans son raisonnement. On parle de « raisonnement
analogique» que Claude Lévi-Strauss (Lévi-Strauss, 1968: 67) appelle aussi
« raisonnement symbolique ». En effet l'intuition dont se sert le raisonnement analogique
est fondée sur l'expérience culturelle du groupe, (p. 48)

Leur analyse ethnostylistique assimile finalement l'écriture et la démarche de


Kourouma à un mode de raisonnement jugé spécifique au sujet africain.

3.2.1 L'esthétique : symptôme d'appartenance ethnique?

Le grand travail de classification et de repérage réalisé par Noumssi et Wamba


permet de désigner nommément les éléments créatifs du langage kouroumien et
d'identifier ainsi plusieurs constructions linguistiques novatrices, comme le calque
linguistique ou la substantivation d'adjectifs qualificatifs. Usant d'une terminologie
70

savante, leur analyse place l'originalité des textes en relation avec leur milieu
linguistique d'origine. Une approche ethnostylistique aura, en ce sens, permis d'établir
l'ancrage géoculturel de l'auteur et d'enrichir considérablement la critique de plusieurs
éléments d'analyse concrets, notamment en ce qui concerne la fabrication de formes
néologiques. Ils ont montré les procédés à la source de l'expressivité du mot.

Cependant, en dépit de ces observations objectives réalisées sur les techniques


de composition langagière, l'interprétation des auteurs semble, elle, procéder d'un
arbitrage moins objectif. Des expressions telles que « authenticité nègre », « sagesse
nègre », « pittoresque négro-africain », « sources profondes et lointaines de l'Africain »,
« langage négro-africain authentique », infèrent vraisemblablement une sorte
d'idéalisation naïve de « l'authenticité » de l'écriture de Kourouma, faisant de ce
dernier le héraut d'une Afrique mythique. Cette critique d'humeur, reproduit, en effet,
plusieurs clichés généreusement utilisés lorsqu'il s'agit de l'Afrique. Que signifient, par
exemple, « l'authenticité nègre » ou la « sagesse nègre » dont ils revêtent Kourouma ?
L'empressement à affirmer « l'africanité » des romans semble avoir provoqué quelques
ellipses dans l'argumentation. En effet, avant de pouvoir affirmer l'existence d'une
« poétique du pittoresque négro-africain » (p. 34) dans l'œuvre, encore faut-il prouver
que renonciation des expressions jugées pittoresques renvoie à la stabilité réconfortante
d'un terroir culturel et non à la crise qui, précisément, secoue ce même terroir. Le
Kourouma-africain dont ils ressassent les traces laisse parfois peu de place au
Kourouma-écrivain.

Pour ce qui est des néologismes, par exemple, il convient de considérer que leur
création n'est pas uniquement mue par la volonté de traduire une « vision du monde
nègre » (p. 42). Ne pourrait-on pas y voir également un moyen d'anticiper sur la
réception du lecteur occidental en simulant certaines images attendues (stéréotypées) de
l'Afrique, mais tout en donnant les signes d'une mise en abyme ironique ? Ce jeu subtil
avec le stéréotype suffit à introduire un soupçon dans le regard posé sur la
représentation. Le lecteur s'aperçoit, dès lors, que « l'exotisme » du texte se révèle
surtout être la satire d'un horizon d'attente et que la manipulation des composantes
71

linguistiques du texte (mots, grammaire, registre de langage, mode temporel, etc.) est ce
par quoi s'initie le renversement des codes, des images et des discours. Kourouma, dans
Monnè, s'amuse à décrire les conséquences tragi-comiques d'une mauvaise traduction
de l'interprète. Dans Allah, il exagère le phénomène de traduction-explication14 des
mots africains jusqu'à la parodie. Il apparaît clairement que cette pratique du jeu de
mots et de la transposition d'une langue à l'autre fait appel à un autre niveau de lecture,
moins littéral. Claude Caitucoli abonde dans le même sens en observant que, dans
Allah,

[...] les dés sont pipés car tous les néologismes ne seront pas forcément commentés et tous
les commentaires ne seront pas à prendre pour argent comptant (le Larousse ne donne pas
en rab comme synonyme d'en prime). C'est la mise en scène ironique d'une médiation à la
fois nécessaire et impossible.15

La dimension ludique du pacte de lecture rend plus complexe l'interprétation du


texte, car le discours ironique de l'auteur se superpose au discours sérieux du
personnage et fait éclater définitivement la convention (qui est aussi l'illusion)
référentielle d'un roman réaliste. De la chose à sa représentation, tout un espace de
liberté est investi à la guise du créateur, en l'occurrence, chez Kourouma, avec
beaucoup d'humour. Cela conduit Claude Caitucoli à émettre une mise en garde
similaire contre l'apparente oralité du style. Toujours à propos d'Allah, il fait
remarquer : « En fait, le roman qui nous est présenté n'est pas le récit que Birahima fait
au docteur Mamadou, c'est bien la réécriture par Kourouma d'un roman qui se donne
des airs de récit oral. C'est une mise en scène de Poralité16 ». La narration, selon
Mamadou Abib Kebe, n'échapperait guère à cette forme de critique auctoriale. Sur le
donsomana, que Noumssi et Wamba décrivent comme « la structure même du texte »
(p. 45), Mamadou Abib Kebe ajoute ceci : « Mais l'innovation majeure est que

14
Ce phénomène, qui atteint son paroxysme à travers le personnage de Birahima, l'enfant-soldat, rejoint,
en effet, le registre caricatural, lorsque le lecteur se rend compte que, sous l'apparente sollicitude
didactique de l'enfant (qui veille à sa correction linguistique à l'aide de ses quatre dictionnaires), se
cache un auteur se moquant de ce sérieux révérenciel associé à la langue française. La « mise en
scène » met donc à l'épreuve volontairement, quoique subtilement, la relation de confiance et
d'identification entre le lecteur et le narrateur-personnage, alors que cette relation se trouve, par
ailleurs, savamment construite par une narration qui multiplie les adresses au lecteur.
15
Claude Caitucoli, « L'écrivain africain francophone agent glottopolitique : l'exemple d'Ahmadou
Kourouma », http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol ( 21 décembre 2004).
16
Ibid.,p. 22.
72

contrairement au donsomana traditionnel, celui de Kourouma qui prétend avoir une


fonction purificatrice et cathartique, est mis en œuvre à des fins satiriques17 ». La fiction
de Kourouma est une usine paradoxale dont le projet consiste à faire grincer les formes
qu'elle produit.

Pareil phénomène métadiscursif s'observe lors de la re-production de proverbes


à l'intérieur des romans censés illustrer, selon Noumssi et Wamba, la « sagesse nègre ».
En effet, les axiomes semblent répondre aux besoins d'une certaine mise en scène,
fonctionnant comme point d'orgue à des situations données de l'action dramatique.
Djigui, séduit par la promesse d'une gloire future, reste longtemps sourd et aveugle aux
menaces qui pèsent sur son royaume et continue de croire en « une gageure aussi
irréalisable que de tirer de la forêt un buffle vivant18 ». Fama prend Mariam pour
deuxième épouse bien qu' « on ne rassemble pas les oiseaux quand on craint le bruit des
ailes19 ». Koyaga abuse avec arrogance du pouvoir dont il jouit sans se méfier de ce que
« si la petite souris abandonne le sentier de ses pères, les pointes de chiendent lui
crèvent les yeux20 », etc. Tous ces actes des personnages principaux génèrent au sein du
récit des discours implicites (sur la nature humaine et le pouvoir) qui contrastent avec le
« raisonnable » des proverbes et instaurent une dialectique des postures historiques qui,
rapidement, devient un ressort narratif de l'intrigue. Les romans se voient donc
traversés par ces différentes conceptions de l'action à engager, par ces courants
contraires qui, en eux-mêmes, donnent une mesure des temps troubles évoqués par les
récits. L'humiliation de la colonisation, les travaux forcés, la déception des
indépendances et, depuis l'esclavage, la horde d'idéologies qui accompagnent chacune
de ces périodes, ont semé la confusion dans les esprits. La « sagesse nègre » des romans
n'est plus que l'impuissante mémoire de cette sagesse, et le proverbe son oripeau.

17
Mamadou Abib Kebe, « Plurilinguisme culturel et création romanesque : le cas d'Ahmadou
Kourouma », art. cit., p. 9.
18
Ahmadou Kourouma, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 102.
19
Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, op. cit., p. 153.
20
A h m a d o u Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p . 6 5 .
73

Cristallisé dans l'égarement de ces « princes », le texte, en effet, traduit tout le


hiatus entre des temporalités et des manières de voir différentes. Fama et Djigui,
particulièrement, évoluent dans des mondes nouveaux qu'ils ne saisissent pas, faute de
codes et d'en avoir intériorisé l'ordre. Certes, Djigui collabore, malgré tout, avec le
colonisateur, mais il ne maîtrise ni le jeu ni les enjeux de cette collaboration, qu'il soit
question de la construction du chemin de fer ou du choix de son successeur. Il est,
littéralement, dépassé par les événements. Cette scène de Monnè, par laquelle Béma, fils
de Djigui, manifeste à sa mère, Moussokoro, son refus de se soumettre à son père (dont
il a usurpé le trône), fait bien voir ce « renversement du monde » par le changement
opéré dans l'ordre du discours :

« L'incarcération de Yacouba était nécessaire, avait répondu Béma. C'est une chance que
les Blancs nous aient débarrassés d'un prieur avec des chapelets à onze grains. Si
l'opération engendre des transes chez le vieux [Djigui], c'est sa volonté, uniquement sa
volonté. Il n'y a là ni reconnaissance, ni bénédiction, ni pitié, et surtout pas d'humanisme ni
d'islam. » Moussokoro s'était effondrée en pleurs. Béma, sans manifester la moindre
émotion, sans la minime crainte du péché et de la colère des mânes des ancêtres, avait
conclu par : « Mon père délibérément s'est vêtu d'un embarrassant habit. Il saura se
dégager la tête : le margouillat ne se taille pas de pantalon sans prévoir la sortie de la
queue. ». Et il s'était retiré.
Donc le vieux pouvait agoniser, continuer à s'éteindre.21

Cette rupture de la communication et de la reconnaissance témoigne de


l'effritement des liens entre Djigui et sa descendance, et laisse suggérer sa fin
prochaine. Dans ce monde interviennent constamment les proverbes psalmodiés,
distillés par le récit. Ils accompagnent l'action des personnages, mais ont désormais
valeur incantatoire et rappellent essentiellement les principes d'un monde révolu. Cette
manière de dire, et, donc, d'ordonner le monde, se conçoit, dans le contexte, comme une
béquille spirituelle à la dérive du sens. La voix narrative tente ainsi de rationaliser les
événements auxquels sont confrontés les personnages en essayant de faire entrer le
déferlement de l'Histoire dans la forme rassurante de ces sentences conventionnelles.
Mais le lecteur en pressent déjà l'impossibilité, laquelle sera confirmée. Djigui, vers la
fin, se lance assidûment dans la prière, puis tente le suicide. Fama provoque le tir des
gardes frontaliers et se livre aux crocodiles sacrés du Horodougou. Tous ces actes

21
Ahmadou Kourouma, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 177.
74

montrent que, dans l'économie apocalyptique des romans, les proverbes font office
d'artefacts du sens, et renforcent l'impression de fin du monde en pointant le
dérèglement des rapports humains sous un pouvoir illégitime. Du point de vue
pragmatique, les proverbes sonnent le glas du monde qu'ils chantent. « Tant que le mur
ne se fend pas, les cancrelats ne s'y mettent pas22 » et « la vérité [...] rougit les pupilles
mais ne les casse pas2 » est-il écrit dans Les soleils. Mais, le roman raconte déjà
comment le pays fonctionne sur l'arbitraire et sur le mensonge, et comment certains,
comme Bakary, ancien ami de Fama, ont préféré se « chauffe[r] avec ces nouveaux
soleils24 » plutôt que de risquer leur vie à défendre une certaine idée de la justice.

Cette incursion au cœur des textes nous permet donc d'exprimer une
réserve d'ordre littéraire à propos de l'article de Noumssi et Wamba. On ne peut appeler
« procédés d'expression authentiquement africains » (p. 28) des figures de style
communes à tous les écrivains (néologismes, analogie, répétition, métaphore, etc.) et
des procédés tels la polyphonie25, le dialogue ou le proverbe. Les habiles manœuvres
linguistiques de Kourouma répertoriées par les auteurs concourent plutôt à fournir la
preuve d'un véritable travail de recherche sur le langage, ce qui établit bien plus la
valeur littéraire des romans que leur « authenticité nègre ». Ce que les auteurs désignent
d'ailleurs, sous cette dernière expression, correspond plutôt à l'énoncé nu, au mot, c'est-
à-dire à la dimension littérale de la phrase, au décor qui sert les attentes d'un cadre
exotique. La créativité de Kourouma, nous semble-t-il, se joue davantage au niveau de
la « mise en intrigue26 », selon l'expression de Ricœur, par les anamorphoses qu'elle
fait subir aux matériaux bruts (langue française et social africain) et par l'audace avec
laquelle l'écrivain propose et déconstruit les formes. À petite échelle, par exemple, les
titres de chapitres dans Monnè, « Le ruisseau désert des lavandières et des éclats de rire

22
Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, op. cit., p. 137.
23
Ibid., p. 16.
24
Ibid., p . 182.
25
II est parfois stupéfiant de voir la critique situer « l'africanité » et « l'authenticité » du texte
kouroumien dans son caractère « dialogique » (terme que les auteurs utilisent de manière
interchangeable avec le terme « polyphonique »), oubliant que le terme même leur vient de Bakhtine
qui, lui, travaillait sur un corpus s'étendant du roman médiéval à Dostoïewski, en passant par les
romanciers humoristiques anglais : Fielding, Sterne, Dickens, etc.
26
Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983.
75

des sous-bois sans lesquels il n'y a pas de villages proches », « Elle dormait quand les
esprits des enfants disparus l'ont appelée et réveillée pour lui demander de ne jamais
plus se coucher avant qu'elle n'ait congratulé le député », ou dans Les soleils, « Le
molosse et sa déhontée façon de s'asseoir », « Les soleils sonnant l'harmattan et Fama,
avec des nuits hérissées de punaises et de Mariam, furent tous pris au piège ; mais la
bâtardise ne gagna pas », introduisent à cette manière particulière de façonner le récit et
de faire se dérouler l'intrigue par et dans une langue elle-même intrigante. Selon toute
vraisemblance, cela relève autant de son « déracinement » que de son « enracinement »,
car l'écrivain donne à voir une Afrique telle que même l'Africain ne l'a encore jamais
connue sous ces termes. Le langage, dû à certaines images, peut lui paraître familier,
mais il n'est pas naturel : il est esthétique27.

En ce sens, le « pittoresque négro-africain » que les auteurs nous offrent à titre


d'interprétation finale apparente l'œuvre à un vaste projet de folklorisation de la culture
africaine ; ce que celle-ci n'est pas. À moins, bien sûr, de considérer que le fait d'écrire
« Toute la terre projetait des bouquets de mirages », ou « les charognards dessinaient
des arabesques29 » relève du pittoresque, et que ce soit, en définitive, l'Afrique elle-
même et ses manières qui deviennent objets de folklore. Lorsque Kourouma, par
exemple, écrit : « Quelque chose comme une fourmi grimpait dans le mollet de
Salimata. Elle mit une main à terre et déplaça le pied gauche, mais les inquiétudes et les
soucis n'arrêtèrent pas de la parcourir30 », faudrait-il y voir uniquement l'influence du
fonctionnement imagé des langues africaines ? Ne pourrait-on pas admettre l'idée que
ces images sont précisément le résultat d'un mélange des univers et des langages ?
Après tout, aucune langue n'a le monopole de la métaphore. Imagination et emprunt
(empreinte) culturel aménagent une fiction singulière qui ne milite que pour elle-même,
non pas en termes de conflits ou d'idéologies, mais en termes de dialogue et de

27
Lise Gauvin développe, dans La surconscience linguistique de l'écrivain francophone (Revue de
l'Institut de Sociologie, Belgique, 1990/1991), dans L'écrivain et la langue au Québec (Montréal,
Boréal, 2000) et dans L'écrivain francophone à la croisée des langues (Paris, Karthala, 1997), la
notion de « surconscience linguistique », expression de sociolinguistique qui désigne le sentiment
d'étrangeté qu'ont les écrivains face à la langue d'écriture, a fortiori les écrivains francophones.
'•' Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, op. cit., p. 58.
29
Ahmadou Kourouma, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 13.
30
Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, op. cit., p. 71-72.
76

métissage, mixant les découvertes et les acquis. La pureté n'est pas à chercher du côté
de la littérature, qui se trouve au confluent des pensées et se fait par brassage.

Kourouma, lui, dans sa recherche d'une esthétique renouvelée et d'un langage


«neuf», s'éloigne d'un confortable conformisme. L'usage particulier que fait
Kourouma des proverbes, notamment, mériterait, que l'on s'attarde davantage sur
l'aspect ambigu de son écriture. Pourtant, le caractère folklorique des références
culturelles retient l'attention de la critique, comme le confirmera le texte de Julie
Emeto-Agbasière, à la suite de l'article de Noumssi et Wamba.

3.3 Le proverbe : élément du style, élément de l'action

« Oralité », « authenticité » et « originalité » émergent donc, chez la critique, et


forment un triptyque dont le parangon littéraire serait le proverbe. Julie Emeto-
Abgasière s'intéresse particulièrement à ce dernier aspect, le proverbe, l'un des plus
commentés de l'œuvre de Kourouma. Son article, « Le proverbe dans le roman
africain31 » (1986), propose, en effet, de réfléchir aux fonctions narratives, stylistiques
et explicatives du proverbe à travers Les soleils, de Kourouma, et L'étrange destin de
Wangrin, d'Hampâté Bâ. Comme nous avons procédé précédemment, nous nous
concentrerons sur les énoncés du discours concernant le texte de Kourouma. L'objectif
d'Emeto-Agbasière est ici de démontrer l'importance et l'usage spécifique du proverbe,
par une argumentation structurée autour de deux axes : le proverbe comme figure (mode
d'expression, forme d'expression) et le proverbe comme élément narratif (action et
caractérisation).

Avant de parler du proverbe comme figure rhétorique et comme forme imagée


du langage, Emeto-Agbasière définit le proverbe comme étant « la "noix" qui renferme
la sagesse du peuple [...] un énoncé concis exprimant une vérité fondamentale » (p. 28)

31
Julie Emeto-Agbasière, « Le proverbe dans le roman africain », Présence francophone, n° 29, 1986, 27-
41. Les passages cités de cette source sont référencés dans le texte.
77

et assumant une fonction de repère et de guide pour la société. Elle entreprend, ensuite,
de démontrer la dimension métaphorique, et donc analogique du proverbe, qui procède
par parallélisme en vue de développer une certaine « image » de la situation et en
dévoiler la vérité sous-jacente. Par exemple, le proverbe « Le bubale ne bondit pas pour
que son rejeton rampe » (p. 28) fait appel à la métaphore animalière pour faire admettre
l'idée d'un dévouement. Le marabout Abdoulaye l'évoque afin d'assurer Salimata de sa
loyauté.

Or, l'auteur remarque que ces images, créées par la comparaison entre deux
termes (la situation du personnage et celle figurée par la sentence), comportent parfois
plusieurs sens, d'où il ressort que « le proverbe n'est pas toujours clair » (p. 30). Emeto-
Agbasière convoque, à cet égard, la réflexion de Ruth Finnegan qui insiste sur le
caractère déterminant du contexte d'énonciation du proverbe, car celui-ci en détermine
la signification et fournit les indications sur l'interprétation qui doit en être faite.

À la suite de ces brèves remarques sur le fonctionnement rhétorique, mais qui


restent toujours très près de la définition de base (le proverbe comme outil comparatif et
imagé), Emeto-Agbasière observe la variété de formes, plus ou moins concises, que
peut prendre l'expression des proverbes. À l'aide d'exemples tirés des deux romans,
elle montre comment un même proverbe apparaît dans l'un sous sa forme courte, et
dans l'autre sous sa forme longue. Il existe donc plusieurs versions à un proverbe qui se
décline selon le contexte et l'objectif du locuteur qui l'utilise. Ainsi, pour l'auteur, le
proverbe s'apparente parfois à l'anecdote, ou à la fable, et « emprunte la forme d'autres
genres de la tradition orale » (p. 34). Par sa forme, le proverbe se veut donc un élément
de style du récit, mais il apparaît également, toujours selon Emeto-Agbasière, comme
un élément narratif par lequel l'action se trouve commentée :

Le contenu figuratif du proverbe sert à embellir le langage romanesque et à donner au


discours la saveur du bien dire de la tradition orale. Le proverbe constitue donc un élément
de style employé dans le récit. De plus, il apparaît comme une technique narrative originale
grâce à laquelle le narrateur commente le déroulement de l'action et l'évolution du
personnage, (p. 34-35)
78

En effet, si l'utilisation du proverbe est motivée par le plaisir esthétique du


« bien dire », l'explication et le commentaire de l'action sont les deux rôles que la
critique lui attribue, par ailleurs. Le narrateur fait, ainsi, sentir sa présence, et « soulève
à travers le proverbe les différents aspects d'un problème posé » (p. 35). Son caractère
synthétique lui permettrait également de marquer les principaux nœuds narratifs du
récit, déterminants quant au déroulement de l'intrigue.

En ce qui concerne l'apport narratif des proverbes, Emeto-Agbasière constate, à


propos de ces derniers, « qu'ils s'organisent en un système qui prend le personnage
comme le point de convergence » (p. 37) et qu'ils aident, donc, à la caractérisation de
celui-ci. Son analyse porte uniquement sur le personnage de Wangrin.

Dans sa conclusion, l'auteure synthétise ses propositions de départ, et réaffirme


l'idée que le proverbe est un élément de style dont les vertus explicatives deviennent
« une arme de l'argumentation » (p. 40), ainsi qu'une technique narrative capable de
«peindre les personnages ». Sans transition, elle passe du narratif à l'idéologique et
termine sur cette remarque : « En tant qu'élément idéologique, il [le proverbe] reflète
l'enracinement du romancier dans la culture africaine et son désir de sauvegarder cette
culture. Le proverbe, pourrait-on dire, est une arme à plus d'un tranchant » (p. 40).

3.3.1 Mythes contre mythes

Même si elle ne porte pas uniquement sur l'œuvre de Kourouma, l'étude


d'Émeto-Agbasière illustre bien le discours-type sur la présence des proverbes au sein
des romans. De manière schématique, ce discours s'énonce comme suit : le proverbe
comme marque de l'oralité, et l'oralité comme gage d'authenticité. En effet, Emeto-
Agbasière l'affirme dans son paragraphe introductif :

Le retour aux sources africaines permet au romancier non seulement de se servir des
procédés de la narration traditionnelle véhiculée par le griot, mais aussi d'exploiter des
aspects de la « belle parole » du peuple. Le romancier dévoile son désir de resserrer
davantage le lien qui l'unit à son peuple [...]. (p. 27)
79

L'expressivité de l'interprétation traduit une certaine conception du texte


africain et de l'acte artistique. « Retour aux sources », « belle parole du peuple »,
« langues africaines imagées », « enracinement du romancier », « désir de sauvegarder
la culture orale », autant de formules qui, implicitement, suggèrent l'idée d'un créateur
en fusion avec son environnement, qui compile et reproduit avec béatitude les faits de
langage spécifiques à son aire culturelle, sauvant cette dernière de l'oubli.
Conséquemment, on ne prête à l'écrivain aucune distance critique, aucune
transcendance du milieu et de son matériau littéraire. On oublie surtout la commotion
provoquée par la parution de ce roman qui allait à contre-courant des « bonnes
manières » de la langue et du politique. Les soleils, tout particulièrement, a déstabilisé le
lectorat autant par son propos que par son style, et a donné au jeune roman africain un
élan décisif. Comme nous l'évoquions en introduction, le travail de Kourouma a permis
un renouvellement de la problématique du langage dans les littératures africaines
francophones et a introduit, dans l'espace romanesque, une sorte de réflexivité32, une
autodérision et une autocritique prenant à partie différentes croyances (relatives au
politique, au religieux, à l'Histoire, mais aussi au roman et à la langue française). Le
roman est ainsi devenu cette « vanitas qui se dénonce comme telle33 ».

Se souvenir de ces débuts fracassants nous permettrait peut-être d'appréhender


l'inconfort formidable que provoquent les œuvres de Kourouma. Dans cette expérience
de lecture, le trouble provient du fait que, même si l'on connaît les éléments composant
le texte (les mots de la langue française, certains proverbes, les événements politiques
relatés, la structure romanesque par chapitre, etc.), on ne reconnaît pas complètement
ces éléments. Que ce soit en pensant la colonisation comme un prolongement de
l'esclavage, dans Monnè, en suivant l'itinéraire d'un enfant-soldat et de ses quatre
dictionnaires en pleine guerre civile, dans Allah, en lisant l'échec des indépendances et
sa « bâtardise », dans Les soleils, ou en assistant au portrait hallucinant et halluciné d'un
dictateur-président, dans En attendant, nous rencontrons là les méditations imaginaires
d'un écrivain sur le destin historique de l'Afrique. C'est là, d'ailleurs, tout le jeu entre

32
Pierre Bourdieu, Les règles de l'art, Paris, Seuil, 1998 (cl992), p. 398.
33
Id.
80

figuration, défiguration et configuration. Les composantes tirées de la réalité se trouvent


atomisées, fragmentées parmi les données imaginaires, puis re-émaillées ensemble
suivant la créativité de l'écrivain. Voici, par exemple, comment nous sont enseignées
les raisons motivant la décolonisation :

Après la défaite indochinoise et la guerre d'Algérie, le général de Gaulle et la France


décidèrent de décoloniser les possessions françaises de l'Afrique noire. Pour des motifs
évidents, il avait paru impossible d'intégrer dans l'ensemble français un sous-continent
habité par près de cinquante millions de Nègres sauvages, en majorité primitifs et parfois
anthropophages sans risquer de faire coloniser à long ou moyen terme la France par ses
colonies. Il n'était pas possible non plus de laisser ces vastes et riches territoires et les
importants investissements et intérêts français qu'ils renfermaient à la merci de leaders
africains démagogues inexpérimentés, prévaricateurs et inconscients. Le génie politique du
général de Gaulle lui permit de trouver une solution satisfaisante au problème. De Gaulle
parvint à octroyer l'indépendance sans décoloniser.34

Le réel est ici reconstruit à partir de faits et d'acteurs historiques, mais produit
néanmoins un contre-discours qui conteste l'effectivité de la décolonisation. L'œuvre
littéraire se forge ainsi par micro-ruptures dans la représentation convenue d'un objet,
en « défamiliarisant35 » le langage et en injectant une dose d'étrangeté à ce qui, par
habitude, ne suscitait plus que l'indifférence ou (ce qui revient au même) le
conformisme.

Il est donc étonnant de voir que ce discours critique, même lorsqu'il laisse
entendre que les proverbes évoluent et se transforment, ne cherche jamais à penser cette
modulation de l'énoncé sous le poids du cadre romanesque. En effet, Emeto-Agbasière
cite, à juste titre, la remarque de Ruth Finnegan sur la nécessité d'une connaissance
pragmatique (du contexte d'énonciation) comme préalable à l'interprétation des
proverbes. Pourtant, Emeto-Agbasière poursuit sa démarche en faisant abstraction de
cette mise en garde. Elle convient bien de l'importance du contexte, qui peut accentuer
tel ou tel élément du proverbe, mais n'aborde pas les cas où l'environnement narratif
donne à la sentence une connotation opposée à son sens littéral. Dans Les soleils, par
exemple, la scène du discours présidentiel fait entrevoir toute la complexité de

34
Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 81.
35
Pour paraphraser l'idée maîtresse des formalistes russes qui situaient la littérarité d'un texte dans sa
capacité à « défamiliariser », c'est-à-dire à briser la transparence du monde et du langage, de tout ce
qui, hors du texte, va de soi. Voir Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, op. cit.
l'occurrence romanesque des proverbes, ainsi que l'usage asymétrique qui peut en être
fait. Dans un discours qui nous est rapporté, le Président annonce gaiement leur
libération à des prisonniers qu'il a lui-même fait incarcérer, puis torturer, et leur
recommande, comme si de rien n'était, la réconciliation nationale. La composition de la
scène montre bien comment le personnage-Président prend appui sur des formes éculées
(mais jouissant d'une légitimité populaire) du discours pour susciter l'adhésion : « La
mère fait connaître la dureté de ses duretés lorsque les enfants versent par terre le plat
de riz que la maman a préparé pour son amant36 », « La plus belle harmonie, ce n'est ni
l'accord des tambours, ni l'accord des xylophones, ni l'accord des trompettes, c'est
l'accord des hommes37 », « Un seul pied ne trace pas un sentier ; et un seul doigt ne
on

peut ramasser un petit gravier par terre ». Il s'agit de l'une des scènes où les proverbes
et les métaphores fusent de toutes parts, mais ne font que signifier encore plus fortement
la vacuité de la parole en cours. Le recours abusif à des formules éculées signale, en
effet, à la fois la difficulté qu'a le discours à se soutenir lui-même et la précarité de ses
arguments qu'il dissimule en usant des proverbes comme porte-voix. Envers les
citoyens injustement traités, le discours se pare d'atours rhétoriques pour faire oublier
l'injustice.

La complexité des contextes énonciatifs où interviennent les proverbes dans les


romans nous conduit à émettre une hypothèse. Si le projet littéraire, comme le suggère
Emeto-Agbasière, était simplement motivé par le « désir de sauvegarder cette culture »
(p. 40), on peut croire que la création n'a pas abouti à une œuvre si contestée et
contestataire. Il n'est pas exclu, bien sûr, que la préservation d'un certain patrimoine
malinké soit un effet collatéral à l'écriture. Mais l'analyse textuelle montre que ce n'est
probablement pas là / 'enjeu fondamental du roman. Kourouma eût pu, pour cela, écrire
un recueil de proverbes, de maximes ou de contes oraux traditionnels. Par la fiction, au
contraire, il montre comment le proverbe fonctionne comme un cliché du discours
politique et social et que, en tant que tel, il peut être un outil rhétorique facteur
d'immobilisme et de soumission. Ainsi, dans Monnè, c'est en rappelant l'adage qui dit

36
Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, op. cit., p. 174.
37
Id.
38
Id.
82

« à plus sage et savant que soi, on offre ce qu'on a de mieux39 » que l'on annonce que
les plus femmes du pays seront données aux colonisateurs, et c'est pour mieux s'assurer
de la soumission de Djigui au nouveau pouvoir que l'interprète lui déclare que « la force
est la vérité qui est au-dessus des vérités40 ». Nous retrouvons là l'idée de Nimrod selon
laquelle « l'auteur joue et se joue d'un prêt-à-penser dont il connaît les ressorts et les
ressources41 ». Lévinas disait aussi du langage qu'il était déjà scepticisme42, comme
pour signifier que l'écriture consent en apparence (par nécessité) à la convention du
langage, mais ne cesse, en fait, de l'éperonner.

L'étude d'Emeto-Agbasière porte donc davantage sur le proverbe que sur le


proverbe chez Kourouma. La distinction est de taille, car de la société à sa mise en
fiction, l'environnement énonciatif varie considérablement, et l'étude littéraire,
lorsqu'elle analyse l'occurrence des proverbes, ne peut passer outre cette différence
contextuelle. D'intéressantes remarques nous sont faites sur le rapport des proverbes à
l'oralité, à la narration, ou aux autres genres à qui ils empruntent parfois quelques bribes
de forme ou d'accent. Mais on explore avec grande timidité encore la dimension
pragmatique de l'usage romanesque des proverbes. La présence de ceux-ci dans le texte
est, pourtant, singulière, voire énigmatique : lumineuse et perverse. Elle éclaire le récit
de sa « sagesse », mais démontre sa puissance d'aliénation lorsque les mots, sous
l'emprise de la formule, deviennent slogans, propagande, mensonge, serviles
séducteurs. Le pendant tragique de l'éloquence est la vacuité, et Kourouma quitte
parfois la tonitruance des déclamations pour une relative sobriété du ton :

Nous ne gagnâmes jamais chez nous ; tous ceux qui moururent en mâles sexués furent
oubliés. Ce furent les autres, ceux qui se résignèrent et épousèrent les mensonges,
acceptèrent le mépris, toutes les sortes de monnew qui l'emportèrent, et c'est eux qui
parlent, c'est eux qui existent et gouvernent avec le parti unique. On appelle cela la paix, la
sagesse et la stabilité.
C'est là u n e des causes d e notre pauvreté et de nos colères qui ne tiédissent pas. Le sous-
développement, la corruption, l'impudence avec laquelle sont employés les mots
authenticité, socialisme, lutte et développement, cet ensemble de mensonges et de

39
A h m a d o u Kourouma, Monnè, outrages et défis, op. cit., p . 5 5 .
40
Ibid.,p.67.
41
Nimrod, « Du proverbe au verbe : la nouvelle philosophie des vocables chez Kourouma », Notre
Librairie, n° 155-156, 2004, p. 57.
42
Cité par Maurice Blanchot, L'écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 123.
83

ressentiments, qui révoltent, ont des causes profondes et nombreuses. Le jour qu'il nous
sera permis de dire et d'écrire autre chose que les louanges du parti unique et de son
président fondateur, nous les compterons et les conterons.43

Ce passage intervient dans les toutes dernières pages de Monnè, après la mort de Djigui,
à l'heure des bilans. Il dit la violence de la conquête, mais exprime surtout la honte
d'être désormais gouvernés par ceux qui se sont soumis aux conquérants, et qui
perpétuent depuis, à leur propre profit, la duperie d'un discours racoleur (et lucratif) sur
« l'authenticité » et le « développement ». Par une facture sobre et sombre, l'extrait fait
voir les « péripéties » de la diégèse, les collaborations forcées, les menaces déguisées et,
face à cela, les soubresauts insuffisants de la résistance, comme une vaste « comédie
humaine ». Une triste farce irréversible, mais dont une infime part de la violence
symbolique pourrait être atténuée par le dévoilement du récit des vaincus, en exposant
la mémoire de ceux qui n'ont pas eu voix au chapitre de l'historiographie coloniale. Le
discours révèle ici ses vraies ambitions et confirme, par le fait même, la mise en scène
ironique de l'Histoire à laquelle le roman s'est livré. Quelques pages plus loin, le
paragraphe final confirme ce refus des formules clinquantes et de ce langage qui tourne
à vide à l'intérieur des phrases préfabriquées. Par énumération, par accumulation, le
texte semble dire l'âpre fatigue d'une Afrique malmenée au gré des modes idéologiques
de l'Histoire.

La Négritie et la vie continuèrent après ce monde, ces hommes. Nous attendaient le long de
notre dur chemin les indépendances politiques, le parti unique, l'homme charismatique, le
père de la nation, les pronunciamentos dérisoires, la révolution ; puis les autres mythes : la
lutte pour l'unité nationale, pour le développement, le socialisme, la paix, l'autosuffisance
alimentaire et les indépendances économiques ; et aussi le combat contre la sécheresse et la
famine, la guerre à la corruption, au tribalisme, au népotisme, à la délinquance, à
l'exploitation de l'homme par l'homme, salmigondis de slogans qui à force d'être
galvaudés nous ont rendus sceptiques, pelés, demi-sourds, demi-aveugles, aphones, bref
plus nègres que nous ne l'étions avant et avec eux.44

L'énumération, ici, se veut une longue chaîne régressive dont les valeurs négatives
s'additionnent. Les virgules alternent avec les points-virgules, multipliant les
propositions qui, dans leur succession laborieuse, figurent le « dur chemin » dont il est
question. Exceptionnellement asymétriques, ces deux phrases constituent, pourtant, par

43
Ahmadou Kourouma, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 276.
44
Ibid.,p.2n.
leur conjonction, l'apogée d'une sourde révolte prenant le contre-pied d'un lyrisme dont
elles se méfient. L'histoire finit sans que ne finisse avec elle les monnew et la « saison
des amertumes45 ».

Tirés des dernières pages de Monnè, ces passages illustrent bien la diversité des
registres appréciable dans l'œuvre de Kourouma et contrastent avec tous les extraits du
texte où le proverbe entretient une forme d'emphase et d'éloquence. L'hétérogénéité
des modalités discursives rend également perceptible la conscience avec laquelle
l'écrivain « partitionne » son texte selon l'effet recherché. Ainsi, lorsqu'il tisse de
proverbes la trame narrative, ils n'y sont pas maîtres, mais sujets, et servent tour à tour
de discours qui s'opposent. L'auteur s'engage dans un corps à corps avec le discours
social sur l'Afrique, embrasse toutes les positions et les fait mur à mur furieusement
valser. Toute la difficulté, et le plaisir, du texte kouroumien provient de cette
ambivalence du sens, du fait que chaque « message » trouve, en quelque lieu de
l'œuvre, son alter ego troublant la transparence. La fable et ses proverbes sont ainsi
adossés, enlacés, mythes contre mythes dans un échange permanent. Même lorsque le
roman donne l'impression de prendre position en faveur d'une idée, la narration vient
toujours relancer l'interrogation en modifiant la perspective, et continue de dessiner
toute une géométrie des croyances.

3.4 Sociolinguistique du texte : système du langage kouroumien

La démonstration d'une cohérence esthétique du langage demeure donc un pari


difficile pour la critique, tant il est ardu d'articuler de manière synchrone les facteurs
socio-historique, culturel et individuel concourant à la création d'un tel langage. C'est,
pourtant, la tâche que s'assigne Makhily Gassama dans son ouvrage, La langue
d'Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d'Afrique41 (1995). Préfacé par Jean
Ziegler, qui ne manque pas d'en souligner la qualité, l'ouvrage propose une étude

45
Ibid, p . 202.
46
Roland Barthes, dans S/Z (Paris, Seuil, 1970), développe l'analogie entre l'écriture et la composition
musicale et utilise le terme de « partition » pour décrire l'espace textuel (p. 35-37).
47
Makhily Gassama, La langue d'Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d'Afrique, Paris,
Karthala-ACCT, 1995. Les passages cités de cette source sont référencés dans le texte.
linguistique ciblée et s'intéresse en profondeur aux virtuosités souvent audacieuses du
langage dans Les soleils. Sept courts chapitres composent une œuvre dense de 119
pages : « Langue et langage », « Une trahison fidèle », « Le temps francophone »,
« L'emballage perdu récupéré », « Un style fidèle à l'odeur du peuple », « Qui n'est pas
Malinké peut l'ignorer », « La langue française, langue cocufiée ».

Gassama pose, d'emblée, l'hypothèse que l'efficacité et la puissance du


« message » de Kourouma tient, pour une large part, à ce « style volontairement
désordonné» (p. 21). Les défectuosités apparentes du langage déstabilisent le lecteur
tout en suscitant son attention, voire sa connivence. Mais, avant de poursuivre sa
démonstration, l'auteur s'attarde à distinguer les termes de « langue », « langage » et
« parole », en faisant voir l'interpénétration parfois confuse qui les caractérise. Selon
lui, le langage serait (du moins en ce qui concerne le cadre de son étude) l'équivalent de
la parole, et correspondrait à la « manière de s'exprimer » (p. 23). Ce qui lui permet
d'affirmer que « Kourouma asservit la langue française, qu'il l'interprète en malinké, en
supprimant toute frontière linguistique » (p. 23). Cela se traduirait, selon l'auteur, par la
substantivation d'un adjectif, par le jeu sur l'intransitivité d'un verbe, ou encore sur le
fait de conférer à un substantif valeur d'adjectif.

Le chapitre deux distingue trois étapes d'écriture chez Kourouma: 1)


désémantiser le mot, 2) le charger de nouvelles valeurs, et 3) replacer le lecteur dans son
univers linguistique habituel (p. 25-26). Prenant pour exemple la célèbre phrase
inaugurale du roman : « II y avait une semaine qu'avait fini dans la capitale Koné
Ibrahima, de race malinké... », Gassama montre comment l'écrivain s'amuse à tordre la
langue française selon certaines manières du parlé malinké, et exige de son lecteur au
moins autant d'audace qu'il lui en a fallu pour l'écrire.

Poursuivant, dans le texte, les marques de l'apport (de l'influence) du malinké,


l'auteur examine les modes temporels en faisant remarquer « l'absence de concordance
dans les temps de verbes » (p. 35) dans des phrases comme « Le féticheur/«raiï que le
soleil ne brillait pas sur le village tant que ces fétiches restaient exposés » (p. 35).
86

Peu convaincante à cet égard, la démonstration se poursuit avec certains cas


d'interchangeabilité entre le présent et l'imparfait du subjonctif: « Et d'ailleurs, après
réflexion, il lui parut impossible que tous les malheurs ne tombassent pas, qu'ils ne
vinssent pas balayer les pouvoirs des illégitimes et des fils d'esclaves » (p. 36). La
relation d'influence entre les langues africaines et l'usage fait par Kourouma des modes
temporels ne sont pas explicités davantage, sauf dans le passage qui suit (ci-dessous
retranscrit). Une analyse comparative détaillée du verbe bâna (finir) permet certaines
observations, notamment sur la conception du temps et de l'espace dans certaines
langues africaines :

En examinant le tableau des formes temporelles, nous remarquerons qu'une seule forme
traduit la notion du présent, mais à quel prix! ayebàkâ signifie littéralement — et l'image
est à retenir — : il-mourir-sur ! Le suffixe kâ, dans les langues mandé : malinké,
mandingue, diakhanké, bambara, etc., toutes juxtaposantes, signifie sur ; en fait, kâ
conserve sa valeur de préposition marquant la « position en haut » ou « en dehors », donc
introduit la notion de distance, d'éloignement dans l'espace aussi bien que dans le temps
[...] être sur, c'est en quelque sorte ne plus être là où l'on était [...] il y a, à travers ce mot,
la notion de simultanéité, de mouvements synchroniques. Le suffixe kâ, en malinké, grâce
à ses alliances dans le mot, est chargé d'une valeur bien supérieure à celle de la préposition
française sur, qui ne laisse transparaître aucune notion de temps. Nous noterons, en
passant, l'extraordinaire capacité d'abstraction, d'expression par image, de concision et de
richesse des langues africaines, parce que langues juxtaposantes, (p. 39)

Selon Gassama, le présent est ainsi abordé, dans certaines cultures, comme une
convention, une « vue de l'esprit » (p. 40). D'où sa rare utilisation dans le roman, et un
certain usage des temps de verbes considérés, a priori, comme inusités ou incorrects.

Le chapitre quatre montre comment « le mot, vidé de sa signification


traditionnelle, devient un « emballage perdu » qu'Ahmadou Kourouma récupère et
rembourre » (p. 44). Dans la phrase « Un carnage, une ripaille aussi viandée bouleversa
toute la province : elle ne tolérait pas d'absence » (p. 44), le participe passé adjectivé
« viande » ne renvoie pas au sens du verbe « viander » utilisé en vénerie. L'auteur
démontre comment ces « néologismes de sens » (p.43) se trouvent néanmoins éclairés
par un contexte immédiat (la phrase, le paragraphe) qui s'apparente souvent à la
métaphore filée et fournit les indications nécessaires à la compréhension. Parmi les
procédés qui réalisent cette revitalisation des mots, le critique insiste sur l'adjectivation
87

et la subtantivation de participes passés : « un vidé », pour parler d'un homme stérile,


ou « les tombes des non retournées et non pleurées », pour évoquer la tombe des
excisées (p. 46-47).

Dans le chapitre cinq, Gassama s'intéresse au milieu dans lequel évoluent les
personnages, et illustre les différents registres narratifs dont l'effet est une plus ou
moins grande proximité émotive avec le personnage. On passe, par exemple, d'une
chosification du personnage (Salimata), « la plus belle chose vivante de la brousse et
des villages du Horodougou » (p. 58), au dévoilement de sa vie intérieure,
« l'essoufflement et les vertiges qui l'assourdissaient, l'étreignaient, et les couleurs qui
se superposaient : le vert et le jaune dans des vapeurs rouges, le tout rouge ; la douleur
et les roulements de ventre » (p. 61). La « phrase de calepin », « Des oreilles de chauve-
souris, un nez épaté, des balafres descendant jusqu'au cou : Moussa Ouedrago » (p. 62),
côtoie ainsi, selon Gassama, la « phrase inorganique », « La colonisation, les
commandants, les réquisitions, les épidémies, les sécheresses, les Indépendances, le
parti unique et la révolution sont exactement des enfants de la même couche » (p. 62).
Le critique montre la gamme des focalisations et des styles dont use l'écrivain, en
alternance et sans systématisme, pour provoquer, choquer et dénoncer.

Ces remarques stylistiques amènent l'auteur à consacrer un long chapitre à


« l'art des images » et à la cohérence logique qui caractérise la relation de ces figures au
discours qui les porte :

Parler de l'élaboration des images dans cette œuvre revient, à peu près, à parler de l'usage
que Kourouma fait de chaque mot, car la plupart, de par leurs alliances, leur glissement
hardi dans un contexte lexical qui leur est étranger, se détournent de leur dénotation
habituelle pour se charger de nouvelles valeurs tant sémantiques que grammaticales. En
fait, Kourouma n'a rien inventé ; sa seule invention, s'il doit en exister une — et elle est
alors d'importance - - est d'avoir tenu à présenter socialement et linguistiquement
l'univers malinké des « Indépendances » sans, pour autant, renoncer à l'usage du français.
Pari presque périlleux ! Pour atteindre les mêmes objectifs, certains écrivains africains ont
émaillé leurs œuvres de mots, d'expressions du terroir, maladroitement exploités dans la
conduite de l'action romanesque, (p. 67)
Désignant le « style malinké » (et non la langue malinké) comme un déterminant
esthétique majeur du langage littéraire de Kourouma, il en souligne l'expressivité
particulière. Celle-ci serait caractérisée par la formation d'images - qui prennent alors
valeur de symboles - et par sa valeur didactique traditionnelle. L'auteur amorce alors
une longue parenthèse sur les représentations de l'univers par le biais de laquelle il
établit un parallèle entre les propositions de l'ontologie négro-africaine, d'une part, et
celles de la récente physique quantique, d'autre part. L'idée d'une « Unité primordiale »
(p. 69) et celle d'un monde en perpétuel mouvement sont ainsi reliées aux réflexions des
astrophysiciens Igor et Grichka Bogdanov. Selon Gassama, les travaux scientifiques de
ces derniers viennent « renforcer les valeurs essentielles de l'ontologie négro-africaine »
(p. 71), car ils obligent à reconsidérer la représentation matérialiste du monde qui
prévaut en Occident depuis le XVIIIe siècle. L'auteur en revient ensuite à Kourouma
pour commenter, en ces termes, des extraits du roman qui tirent leur principe de
cohérence de ce « monde malinké » :

[...] aucun élément n'est, ne doit être gratuit ; tout se tient pour créer l'indispensable
équilibre de la Vie, nécessaire à toutes les existences. Aussi, si l'animal ne peut empêcher
le mal, le déséquilibre de se produire, tout au moins prévient-il l'homme par des signes
annonciateurs de la menace qui pèse sur le grand Equilibre. Ainsi s'annonce la «journée
maléfique » qui verra mourir accidentellement Fama, le dernier Prince des Doumbouya du
Horodougou : il doit rejoindre les ancêtres sans avoir laissé d'héritiers ! il va donc « finir »
et ce sera la triste fin d'une grande dynastie : « Ce furent les oiseaux sauvages qui, les
premiers comprirent la portée historique de l'événement » (p. 76)

Selon lui, cet ancrage dans l'ordre traditionnel, et sa reproduction partielle (et partiale)
est la condition même de la dénonciation opérée par Kourouma : il faut d'abord restituer
l'esprit des choses pour en montrer la dégradation et le renversement.

Ainsi, prétend Gassama, le sang, l'harmattan, le soleil, la médiocrité, etc. (mais


aussi plusieurs verbes ou adjectifs substantivés), fonctionnent comme des « mots-
images », ou des « mots-symboles » (p. 103), dont la puissance vient de la contraction
des sens en un seul terme, procédé familier aux langues africaines. Il ajoute, à propos du
proverbe, qu'il « ne tombe jamais, dans le récit, comme un fruit mûr : il fait corps avec
lui et pèse sur le déroulement de l'action » (p. 102).
Ces multiples observations amènent, enfin, Gassama à dire du style de
Kourouma qu'il relève d'un « comique scabreux » (p. 105) et porte les stigmates de la
recherche d'une nouvelle esthétique romanesque de langue française. Contrairement
aux auteurs étudiés précédemment, Gassama affirme que « pour accuser ce style, le
romancier n'a fait appel, comme l'on s'y attendrait, ni à l'argot, ni à la langue populaire,
ni au pidgin ivoirien ou petit-nègre, ni au lexique du terroir. Il a vidé les mots de France
de leur contenu gaulois pour les changer, comme des colporteurs malinké, de nouvelles
marchandises» (p. 118). L'auteur préfère donc voir en l'écriture de Kourouma le
résultat d'un métissage culturel (p. 118).

3.4.1 Facture romanesque et entendement du monde

S'il nous est apparu pertinent d'évoquer ici le livre de Makhily Gassama, La
langue d'Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d'Afrique, ce n'est pas tant
pour son aspect représentatif de la critique linguistique sur l'œuvre de Kourouma, mais,
plutôt, pour l'incontournable valeur contributive de son analyse. Excepté les
monographies de Madeleine Borgomano évoquées dans le premier chapitre, le livre de
Gassama demeure le seul à s'intéresser spécifiquement au langage et constitue, pour
cette raison, un ouvrage de référence majeur. Si plusieurs critiques ont procédé à un
repérage sémantique dans les romans, peu, comme Gassama, se sont efforcés de faire
précéder leur interprétation (sociolinguistique ou ethnostylistique) d'une analyse
détaillée. La sienne, en effet, confronte texte et contexte, ralliant une attention sensible
envers l'usage des mots à une pragmatique plus large de la pensée malinké.

L'ouvrage de Gassama, déjà, dénote un effort de définition quant aux termes de


sa problématique. Cette manière posée de livrer sa lecture du texte permet notamment à
l'auteur de passer en revue plusieurs lieux communs du discours critique : l'influence de
la langue malinké, l'oralité du texte et le rôle des proverbes, l'animisme africain comme
représentation du monde, la subversion du français « classique », etc. Il ne déboulonne
pas complètement ces propositions, mais il les explique, s'appuyant sur des faits.
90

Concernant l'apport stylistique du malinké, Gassama revient, par exemple, à la


phrase sans doute la plus citée de tous les romans de Kourouma, celle qui ouvre Les
soleils : « II y avait une semaine qu'avait fini dans la capitale Koné Ibrahima.. ».
L'utilisation du verbe « finir », plutôt que celui de « mourir », a, bien sûr, été relevée
comme une particularité inhérente à une manière de dire malinké. Mais, là où s'arrêtent
la plupart des critiques, Gassama ajoute :

Si, du point de vue formel, le mot continue à appartenir à l'assiette morphologique du mot
français, du point de vue sémantique il déborde largement et nous le retrouvons dans
l'assiette du mot malinké abàna ( il a fini, il est fini, il est mort). L'auteur est parfaitement
conscient de cette ambivalence ou, plutôt, de cette duplicité du mot [...]. (p. 27)

II admet que l'emploi du verbe « finir » dans le sens de << mourir » est bien français (p.
26), mais que le choix de l'auxiliaire « avoir » (avoir fini), par rapport à l'usage courant
(être fini), augmente l'étrangeté de l'expression. De plus, fait remarquer Gassama, le
fait qu'il soit écrit que Fama finit « dans la capitale », et non à l'hôpital, par exemple,
ajoute à l'ambiguïté du sens de la phrase. Il faudra attendre le début du deuxième
paragraphe, où il est dit que « la vie s'échappa de ses restes » (p. 26), pour pouvoir
confirmer l'hypothèse de la mort de Koné Ibrahima. L'auteur démontre donc l'aspect
délibéré de cet usage peu commun du verbe « finir » qui, dès le départ, sert à créer un
univers linguistique marqué par l'étrangeté.

En outre, le fait que Gassama maîtrise la langue malinké se révèle fort utile,
lorsqu'il s'agit, par exemple, d'expliciter certaines connotations ou la substantivation de
participes passés précis. Il en est ainsi lorsqu'il commente l'emploi du mot « assis »
dans des phrases comme « Le gros des assis se serrèrent et tendirent les oreilles » ou
« Petit à petit des assis se répandirent dans la cour attenante jusqu'au cimetière »
(p. 48) :
[...] le terme employé par Kourouma n'est rien d'autre que le participe passé substantivé
de « asseoir ». Il s'agit, encore là, d'un transfert de sens sous la plume du romancier
africain [...]. Au vrai, en malinké, Vêtre couché n'est pas Vêtre assis ; l'être assis n'est pas
non plus Vêtre agenouillé et l'être agenouillé n'est pas encore Vêtre debout et l'être debout
n'est plus l'être couché : le même être, à travers ces différentes postures, reçoit un nom
précis d'une haute valeur descriptive... (p. 49)
91

En effet, dans la langue française, l'adjectivation du terme « assis » est fréquente, mais
sa substantivation ne l'est guère. Chez Kourouma, le contraire se produit et renvoie aux
usages de langue malinké. L'explication de Gassama vient, en ce sens, éclairer l'idée
d'une rencontre entre la langue française et le malinké, en même temps qu'elle permet
de confirmer l'hypothèse d'une influence du second sur la première. Il ne suffit pas, en
effet, de l'affirmer. Noumssi et Wamba avaient dit, eux, au sujet de cet exemple de
substantivation du terme « assis », qu'il permet « de créer la vivacité dans la narration
romanesque48 ». Ils attendaient du lecteur qu'il les croit sur parole.

L'ouvrage de Gassama se distingue donc par une considération fondamentale :


l'expression linguistique est ici envisagée comme le résultat d'un métissage culturel.
L'expression linguistique n'est donc pas un acte de « partisanerie » visant à promouvoir
une culture malinké, ni une quête effrénée vers une originalité lucrative, mais une
création qui ne peut se concevoir (et se lire) autrement que dans le rayonnement
simultané des cultures qu'elle absorbe et intègre :

Le lecteur est troublé et c'est pourquoi nous osons parler d'images kaléidoscopiques : le
même terme ou la même expression se charge de plusieurs images que nous voyons
s'agiter l'une après l'autre ; pour charger le mot ou l'expression, Ahmadou Kourouma
puise à la fois dans les ressources que lui offrent la langue et la culture française, la langue
et la culture africaines, et parvient ainsi à provoquer un effet de style qui ne pourrait être
provoqué autrement. Le mot, ainsi chargé à bloc, parfois surchargé, devient images et
exprime plus qu'il ne saurait le faire en français ou en malinké. (p. 97)

Suivant l'idée d'une rencontre des cultures, Gassama fait la démonstration d'une
langue française vivante et plurielle. On peut, parfois, avoir l'impression que certaines
de ses considérations (sur la physique quantique ou sur la récurrence thématique de
F « indécence » dans la littérature malinké) s'éloignent de sa problématique de départ,
mais elles sont souvent recadrées par l'argumentation qui en atteste la pertinence. On va
ainsi du texte à son contexte, toujours via les mots de Kourouma, explorant avec
curiosité la dynamique de cet univers langagier. L'intérêt de l'étude réalisée par
Gassama réside, certainement, dans la mise en perspective globalisante qu'elle réussit

48
Gérard Marie Noumssi et Rodolphine Sylvie Wamba, « Créativité esthétique et enrichissement du
français », art. cit., p. 31.
92

de l'œuvre. Elle donne par là la pleine mesure des innovations de Kourouma relatives à
la langue française et au style, et évite de souscrire à l'idée d'une esthétique exotique.

La critique linguistique n'examine donc pas tant le fonctionnement de la langue


au sein de l'unité textuelle, mais s'exerce plutôt, notamment, à repérer dans le texte les
mots en provenance d'autres langues (malinké, arabe) et à identifier les « tournures »
formelles récurrentes, comme les proverbes. Selon la visée qui consiste à relier
l'expressivité du langage à l'appartenance culturelle de l'écrivain, la critique propose
les notions d ' « africanisation », de « malinkisation », d' « oralité » ou d'« oralisation »
de l'écriture. Les deux premières correspondraient à l'intégration de « faits de style
propres à la culture négro-africaine4 », d' « africanismes50 », c'est-à-dire à
F « appropriation du français5 » par les locuteurs africains. En l'occurrence, chez
Kourouma, 1' « africanisation » serait plus précisément une application du « style
malinké52 » au français, c'est du moins ce qu'a voulu démontrer Gassama.
L' « oralisation du style53 », quant à elle, serait consécutive à des changements de
registres dans le langage et à des emprunts fait à la tradition orale (proverbes54,
expressions, etc.).

Toutes ces notions, rattachées à l'idée globale d'une africanité de la création,


voire d'une littérarité africaine, ont effectivement permis d'appliquer au texte les outils
de la linguistique et de souligner des innovations parfois surprenantes. L'interprétation,
cependant, semble parfois se laisser guider par certains a priori sur la démarche
créative. Qu'un Erik Orsenna ou un Jean-Marie LeClézio, par exemple, emploie des

49
Ibid.,p.28.
50
Ibid.,p. 35.
51
Id
Makhily Gassama, La langue d'Ahmadou Kourouma ou \e français sous le soleil d'Afrique, op. cit., p.
68.
53
Gérard Marie Noumssi et Rodolphine Sylvie Wamba, « Créativité esthétique et enrichissement du
français dans la prose romanesque d'Ahmadou Kourouma », art. cit., p. 36.
54
Julie Emeto-Agbasière, dans « Le proverbe dans le roman africain » (art. cit.), considère, en effet, le
proverbe comme une marque de l'oralité du texte (p. 27).
93

termes africains dans un texte écrit en français, le critique se pose instinctivement la


question du pourquoi ! Qu'un écrivain africain en fasse le même usage et le critique
cesse de s'interroger. Au mieux, cela semble aller de soi, il en déduit une volonté de
« sauver sa culture » ou de faire « exotique ». En conséquence, les observations
permettent surtout de baliser, de manière rassurante, une pratique d'écriture marginale
en l'expliquant par l'aire géoculturelle dont elle émerge.

Pourtant, selon Bourdieu, les conditions de production génèrent certaines


dispositions, mais elles ne décident pas à l'avance de l'investissement qu'en fera
l'individu. L'ensemble de ces dispositions, des « potentialités objectives55 », détermine,
en effet, un espace des possibles qui constitue, pour l'agent (l'écrivain), « un ensemble
de contraintes probables qui sont la condition et la contrepartie d'un ensemble d'usages
possibles56 ». Bourdieu pose, ainsi, l'hypothèse que la relation entre la position et les
prises de positions n'est pas systématique, mais dépend plutôt de l'intérêt, défini
comme l'intériorisation de la logique du champ permettant de distinguer ce qui
importe57. L'intérêt étant spécifique à chaque agent, il faut, donc, examiner la
trajectoire de l'écrivain, qui correspond à « la série des positions successivement
occupées par un même agent ou un même groupe d'agents dans des espaces
successifs58 » (parcours institutionnel, formation, milieu familial, etc.). Cette étape,
selon Bourdieu, est indispensable afin d'identifier ce qui constitue le principe moteur de
l'investissement et de la distinction de l'écrivain. Bon nombre de jeunes gens ont vécu
l'Europe de l'Est du début du XXe siècle, et fréquenté les mêmes écoles que Kafka,
mais tous n'ont pas vu ce qu'il a su voir. Il en va de même pour Flaubert, Proust, Joyce
ou Virgina Woolf, qui ont composé, de manière originale, sur (et donc à partir d') un
horizon historique qu'ils partageaient avec leurs contemporains. La création littéraire
serait, donc, le produit changeant, toujours unique dans chacune de ses manifestations,
d'un ensemble de déterminants sociaux {ars obligatoria) et d'une volonté singulière de
s'en affranchir (ars inveniendîf9. En ce qui concerne Kourouma, peut-être aurions-nous

55
Pierre Bourdieu, Les règles de l'art, op. cit., p. 384.
56
/&</., p . 3 8 5 .
57
Ibid.,p. 373.
58
Ibid., p. 425.
59
Ibid., p . 387.
94

donc avantage, sans cesser de considérer l'identité culturelle de l'écrivain, à considérer


également la liberté de la création et du statut de créateur, et ne pas systématiquement
tout ramener à la contingence du lieu.

La critique linguistique, en effet, fonctionne selon certains couples


d'amalgames : proverbe-sagesse, oralité-authenticité, Afrique-tradition (passé). Ceux-ci
ne sont, en fait, que les corollaires d'une conception dichotomique (précédemment
soulignée) opposant l'Afrique à l'Occident, la tradition à la modernité. La critique
rappelle, ainsi, constamment « l'enracinement du romancier60 » comme facteur
explicatif du style de ce dernier, croyant par là démontrer « l'exotisme61 » des romans
2
par « le langage négro-africain authentique » auquel il apparente l'écriture. Or, après
analyse, on remarque que ce système ne sert pas réellement la compréhension du texte,
mais constitue plutôt un écran qui exprime une certaine vision paternaliste ou passéiste
de l'Afrique.

À propos de l'esthétique, notamment, certaines épithètes (esthétique « nègre »,


« pittoresque », « exotique ») traduisent, en elles-mêmes, une conception « anthro-
pologisante » de la littérature. Or, cette lecture dénotative comporte des risques. Isaac
Bazié l'a observé avec justesse : « une lecture de premier niveau serait redevable de la
facture même du texte dont l'évidente hospitalité se donne au plaisir paresseux d'un
lecteur en quête de vérités absolues [...]63 ». Vanter le caractère épique, ou oral, des
romans de Kourouma, c'est comme dire de Don Quichotte qu'il s'agit d'un roman de
chevalerie. Certains éléments caractéristiques s'y retrouvent, mais ils ne sont plus régis
par les principes du genre. Un nouveau registre subversif de gestion les prend en charge
et c'est ce qui fait rire ou, à tout le moins, percevoir la distance par rapport aux

60
Julie Emeto-Agbasière, « Le proverbe dans le roman africain », art. cit., p . 4 0 , et Gérard Marie
Noumssi et Rodolphine Sylvie Wamba, « Créativité esthétique et enrichissement du français dans la
prose romanesque d ' A h m a d o u Kourouma », art. cit., p . 4 8 .
61
Gérard Marie Noumssi et Rodolphine Sylvie Wamba, « Créativité esthétique et enrichissement du
français dans la prose romanesque d'Ahmadou Kourouma », art. cit., p. 33, 3 5 .
62
Ibid.,p. 48.
63
Isaac Bazié, « Écritures de violence et contraintes de la réception : Allah n'est pas obligé dans les
critiques française et québécoise », art. cit., p. 94.
95

conventions représentées. Christiane Ndiaye a raison de parler d'une « esthétique de


l'ambivalence », suivant l'entendement qu'en avait Bakhtine :

[...] tout l'intérêt de l'œuvre de Kourouma [...] réside dans cette pratique de ce qu'on
pourrait appeler une esthétique de l'ambivalence, ambivalence prend ici une valeur
positive qui peut s'expliquer en renvoyant à l'usage que fait Bakhtine de ce terme lorsqu'il
étudie les principes du carnaval du moyen âge européen et leur transposition dans le champ
romanesque. Bakhtine nous rappelle que le monde du carnaval est un monde profondément
ambi-valent dans la mesure où il fait co-exister deux conceptions du monde, celle du
monde officiel, de l'ordre établi qui valorise la stabilité, la permanence du statu quo, et
celle du carnaval qui valorise, au contraire, le devenir et le renouveau. Ce qui se produit au
moment du carnaval, selon Bakhtine, c'est que la logique carnavalesque englobe en
quelque sorte la conception du monde officielle ; elle s'empare de ses symboles, les
inverse, les renverse, les transpose du sérieux dans le comique et aboutit ainsi à relativiser
tout ce qui relève de l'ordre établi.64

64
Christiane Ndiaye, « Sony Labou Tansi et Kourouma : le refus du silence », Présence francophone,
n°41, 1992, p. 34.
CONCLUSION

Nous avons visé deux objectifs en entreprenant cette recherche sur « L'œuvre
romanesque d'Ahmadou Kourouma et sa critique ». D'une part, nous avons voulu
montrer les plis argumentatifs du discours critique et les lieux communs de cette
parole prenant les productions littéraires de l'Afrique pour objet d'étude. D'autre part,
en attirant l'attention sur ce que Genette désigne « l'aspect singulier, artificiel et
problématique de l'acte narratif1 », nous avons souhaité proposer une autre lecture des
romans et insister sur la complexité du dire kouroumien. Dans cette aventure
dialectique, nous ne prétendons pas avoir nous-même échappé au piège du Même,
puisque s'insérer dans un lieu ou dans un autre du discours fait partie du «jeu de
l'exégèse2 ».

L'analyse critique de notre corpus de recherche a dégagé la confusion


fréquente de la méthodologie appliquée aux romans. Les repères théoriques sont
parfois mal définis, parfois mal appliqués. En l'absence de démonstration, l'hypothèse
rejoint souvent le domaine de l'opinion. D'où la reconduction de tropismes et faux
syllogismes sur « l'authenticité africaine » du texte, ceux interprétant 1' « oralité » et la
« tradition » comme la preuve d'un ancrage dans la réalité africaine. L'on peut, certes,
considérer avec raison que la relation du texte à l'Afrique est déterminante, mais
Y ancrage est devenu encrage et, en cela, a perdu de sa transparence. Barthes faisait
habilement remarquer, à propos de cette double allégeance de l'écriture littéraire,
qu'elle « porte à la fois l'aliénation de l'Histoire et le rêve de l'Histoire3 ». La pratique
romanesque de Kourouma consiste justement à figurer cette zone transactionnelle où
les mots se trouvent constamment engagés, passant d'une temporalité à une autre,
servant tour à tour la vérité et le mensonge, capables d'élever les esprits comme
d'avilir les foules, fondement de la loi et outils de sa transgression. Tous les échecs de

1
Gérard Genette, « Frontières du récit », Roland Barthes et al., Communications 8. L'analyse
structurale du récit, Paris, Seuil, 1981, p. 158.
2
L'expression est de Erich Auerbach, Mimesis, Paris, Gallimard, 1968, p. 552.
3
Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, Paris, Gonthier, 1971 cl953 et 1964, p. 76.
97

la communication qui transitent par l'intermédiaire de Fama, Djigui, Koyaga ou


Birahima souscrivent, en effet, à l'idée d'une dimension tragique du langage, c'est-à-
dire à son caractère insuffisant, versatile et pourtant nécessaire. En effet, les romans
retranscrivent les apories de l'Histoire africaine et coloniale en travaillant, d'abord,
l'opacité de la sentence, son expression et le caractère miraculeux (presque toujours
impossible) de la communication. Ce versant sombre du langage, inquiétant, exposé au
grand jour par les romans, de manière extensive, est devenu la norme interne de la
narrativité kouroumienne (le « standard » des échanges langagiers a été renversé, puis
ce renversement standardisé). Ainsi la critique a souvent succombé à ce qu'elle
comprenait comme le rythme exotique de l'écriture, sans voir qu'il pouvait également
s'agir des brisures successives et volontaires d'une certaine orthodoxie de la parole
(spécifiquement liée à la langue française).

Ainsi, malgré l'usage d'une terminologie savante donnant l'impression d'une


activité analytique, la critique observe, repère, cumule les constats, mais parvient
rarement, pour reprendre les termes de Kant, à « unifier des représentations en une
conscience4 ». Les observations semblent demeurer dans l'attente d'un lien fédérateur
qui, dans le cadre de l'analyse, démontrerait leur signification en regard de l'économie
développée par les romans.

L'idée de confronter directement les énoncés de la critique aux romans a révélé


une forme d'inadéquation entre le texte et son interprétation qui s'explique par un
certain nombre de constantes chez la critique. En effet, au-delà de la variété des outils
théoriques utilisés, le discours sur l'œuvre de Kourouma semble partager un certain
nombre de conceptions (ou pré-conceptions) sur le texte littéraire africain, une sorte
d' « aire commune » de la pensée pouvant se décliner selon trois constantes
idéologiques.

4
Emmanuel Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future (traduction de Louis Guillermit), Paris,
Vrin, 1986, p. 73.
La première constante, dont est tributaire la critique kouroumienne, est la
prétendue homogénéité, ou uniformité, des textes. Le discours critique présuppose
l'existence de caractéristiques communes dans le rapport à la langue des écrivains
francophones et concourt ainsi à gommer la pluralité des parcours (et, partant, des
problématiques d'écriture) en en retenant que le plus petit commun dénominateur, soit
la situation géographique du continent africain. L'inscription de l'écrivain au sein de
ce lieu sur-déterminant donne à voir l'Afrique comme un espace de la fatalité dont
l'homogénéité des conditions sociales de production créerait une forme de discours-
type, d'inspiration commune et collective. Pourtant, le parcours5 de Kourouma est
atypique : absence de formation littéraire, carrière dans le domaine des assurances,
longs séjours à l'étranger, participation à la guerre d'Indochine, appartenance à
l'aristocratie malinké dont le pouvoir a été érodé par les indépendances. Tous ces
éléments sont à prendre en considération, si l'on veut analyser la démarche artistique
de l'écrivain, son rapport à la langue, à l'histoire de la colonisation. Retracer les
particularités de cette trajectoire c'est, en quelque sorte, concevoir les dispositions à
partir desquelles s'est créé le « réalisme » des romans. Or, précisément, le « réalisme »
de Kourouma n'est pas la réalité africaine, mais une mise en scène fantasmée d'une
perception du réel.

La deuxième constante idéologique de la critique consiste en l'homologie entre


la situation géopolitique des pays africains et l'aspect structural des romans. L'Afrique
réelle est ainsi considérée comme la matrice inaliénable des imaginaires des écrivains
africains. Suivant cette logique, la dislocation des États africains est souvent perçue

Kourouma, d'origine malinké, est né en 1927, dans le Nord de la Côte d'Ivoire, II y est élevé par un
oncle jusqu'à son départ pour Bamako, où il est inscrit à l'École technique Supérieure. Accusé de
mener des révoltes estudiantines, il est expulsé du pays et forcé de s'enrôler comme tirailleur
sénégalais. De 1950 à 1954, il servira l'armée française en Indochine, avant de rentrer en France, à
Lyon, pour reprendre ses études de mathématiques. En 1960, juste après l'indépendance de la Côte
d'Ivoire, Kourouma retourne dans son pays natal, mais se trouve impliqué dans un « faux complot >>
à l'endroit du régime d'Houpouët-Boigny. Il est emprisonné, ainsi que plusieurs de ses amis, et
échappe de justesse à la torture en raison de son mariage à une Française. L'exil marquera le reste de
sa vie, passant de l'Algérie au Cameroun, du Togo à la France. Il meurt en décembre 2003, à
l'hôpital cardiologique de Lyon.
99

comme l'explication structurale du « chaos6 » narratif des romans et les personnages,


eux, compris comme cristallisant le sort historique ou actuel des Africains. Emile
Langlois, par exemple, dans son article « Les soleils des indépendances, roman de la
stérilité?7 », considère la stérilité de Salimata comme une métaphore de l'impasse dans
laquelle se trouve le continent africain. Margaret Colvin voit le destin de Fama comme
« représentatif de [celui de] tous les Noirs de l'Afrique de l'Ouest8 », et Virginie
Affoué Kouassi rapproche le parcours circulaire de la tante Mahan (dans Allah) du
« cercle vicieux dans lequel se trouve enfermée cette région de l'Afrique de l'Ouest9 ».
La relation de cause à effet entrevue entre l'état instable des sociétés africaines et les
paramètres actantiels des romans fait de la société réelle à la fois la source (le point de
départ) et la référence symbolique (le point d'arrivée) du texte, supprimant du coup le
texte comme passage, médiation, dépassement de la contingence. Cette indistinction
entre l'ordre du politique (au sens dépolis, c'est-à-dire la cité) et l'ordre de la fable (de
l'imaginaire), ainsi que l'idée d'une disposition générale de l'écrivain africain à
« témoigner » des violences sociales tout en « s'appropriant » la langue française,
aboutissent finalement en une troisième constante du discours critique : l'existence
d'une essence littéraire nègre.

Celle-ci serait inhérente, précisément, à une utilisation codée' de la langue


française, supposée déterminer à la fois la nature et la valeur de l'œuvre. Cette
croyance, frappant d'ostracisme l'œuvre par son matériau même, a déduit que le
processus de création, et le défi de représentativité par les mots pour l'écrivain
africain, était tout autre, fondamentalement, dans son essence, différent de celui des
autres écrivains, français par exemple. Nous pourrions, d'ailleurs, nous demander si
cette notion implicite d' « essence » n'est pas une forme de prolongement littéraire et

6
Présence francophone (2004), « Chaos, absurdité, folie dans le roman africain et antillais
contemporain. Variations autour du réalisme et de l'engagement », n° 63 (numéro dirigé par Justin
Bisanswa et Isaac Bazié).
7
Emile Langlois, « Les soleils des indépendances, roman de la stérilité ? », Présence francophone
(printemps 1974), n° 8, p. 100.
8
Margaret Colvin, « La profanation du sacré : l'inscription du tragique dans deux romans d'Ahmadou
Kourouma », Études francophones (2000), vol. XV, n°2, p. 45.
9
Virginie Affoué Kouassi, « Des femmes chez Ahmadou Kourouma », Notre Librairie (2004),
n° 155-156, p. 51.
100

linguistique de la notion de race, puisque l'inscription de l'Autre dans un ailleurs


radicalement différent légitime le refus d'une reconnaissance de soi en l'Autre, le
refus de l'altérité en soi.

Homogénéité, homologie et essence : ces trois constantes illustrent bien le


substrat idéologique du discours critique et démontrent que, si celui-ci s'était assigné
comme objectif de nommer la spécificité de l'œuvre de Kourouma (et plus largement
des littératures d'Afrique francophone), il a également pu avoir l'effet pervers de
périphériser, cette fois de manière effective, l'écrivain et ses textes, de les maintenir
dans une sorte de pré-littérature, ou « para-littérature ».

Peut-être convient-il de rappeler ici que la critique kouroumienne s'inscrit dans


le cadre plus large d'une critique des littératures africaines francophones qui a, dès le
départ, substitué à la question générale de la « littérarité » (proposée par Jakobson)
celle, plus spécifique, de la « littérature nègre » (pour paraphraser Jacques Chevrier).
Réelle ou supposée, cette distinction a orienté généralement la critique vers la création
d'expressions classificatoires auto-périphérisantes chargées de signifier cette
différence, telles, notamment : « littératures de l'exiguïté10 », « littératures de la
périphérie », « littératures de l'intranquillité11 », ou encore vers des notions telles que
l'oralité, l'africanité, l'insécurité linguistique, l'entre-deux identitaire, etc. Cette
rhétorique de la différence12, à laquelle obéissent ces désignations, est une des
caractéristiques discursives de la critique littéraire des textes africains. L'effet
(beaucoup plus que l'objectif) de cette rhétorique s'avère non seulement de
différencier (ce qui est le propre de toute science), mais de stigmatiser ces littératures.

Or, la critique a fréquemment repris ces formulations « minorisantes » comme


allant de soi, renforçant par là les mécanismes hégémoniques de consécration littéraire

10
François Paré, Les littératures de l'exiguïté, Hearst (Ontario), Nordir, 1992.
" Lise Gauvin, L'écrivain francophone à la croisée des langues, Paris, Karthala, 1997.
12
Justin Bisanswa, dans «L'aventure du discours critique», Présence francophone (2003), n° 61,
p. 12-13, fait état de ce « culte exacerbé de la différence aidfant] à comprendre que, depuis le début,
et cela dans presque tous les domaines, l'Afrique a été perçue non pas comme continent, en tant
qu'unité de géographie physique, mais comme notion politique, culturelle, c'est-à-dire en tant
qu'unité historique fondée [...] sur les concepts du savoir occidental» et qu'en conséquence « la
littérature africaine [...] est d'abord liée à la notion de race ».
101

et, du coup, éludant les interrogations fondamentales soulevées par la création même
de cette nomenclature. Le risque encouru par la critique en ne retraçant pas toujours le
lieu archéologique13 de sa terminologie est de réutiliser et d'intérioriser les implicites,
souvent « franco-centristes » de ces formulations, sans prendre conscience ni de leur
connotation idéologique, ni de leur fonction qui, dans l'économie du champ littéraire,
ne se réduit pas à un classement objectif, mais assure ou engendre une certaine forme
de périphérisation et de minoration linguistique. La critique, à la suite de ses analyses
des textes de Kourouma, hésite à étendre ou à relier ses conclusions aux questions
générales de la littérature, préférant le plus souvent conclure en boucle sur la
problématique de l'identité africaine. Il existe donc un paradoxe, relatif à cette forme
de discours critique, qui consiste à prétendre nommer la spécificité de la littérature
francophone africaine à l'aide d'outils critiques issus de l'Occident tout en disant que
cela leur est spécifique. N'y aurait-il pas là une inversion des prémisses ?

Lorsque, par exemple, afin d'étudier le fonctionnement des voix narratives


chez Kourouma, certains critiques convoquent Bakthine, Kristeva ou Genette, pour,
ensuite, conclure que cette polyphonie est un trait concourant à asseoir « l'authenticité
nègre » du récit, la volonté de faire coïncider le texte avec certains a priori semble
avoir eu préséance sur le principe de cohérence critique. Il est d'autant plus paradoxal
que la possibilité même de pouvoir appliquer ces théories aux textes francophones
africains apparaît comme une illustration opératoire du caractère factice des
distinctions d'ordre géographique ou racial appliquées à la littérature, et met en
évidence la faillite de ces catégories réductrices que sont les « littératures de
l'exiguïté », les « littératures périphériques », ou encore les littératures dites
« mineures ». Le lieu de la terminologie, de même que le paradoxe précédemment
énoncé, confirment donc, d'une part, la non-neutralité des outils critiques, mais
soulignent également, d'autre part, la possibilité, pour le critique qui accepte cette
structuration archéologique des savoirs, d'accéder à de nouvelles lectures du texte en
se considérant lui-même comme une variable de l'équation interprétative.

13
Selon l'entendement proposé par Michel Foucault, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
102

Cette forme de « dérapage interprétatif » du discours critique semble également


imputable aux glissements successifs des notions couramment utilisées dans l'analyse
des textes kouroumiens, voire africains, à savoir les notions de « tradition », et
d' « oralité », ou encore dans leur conjonction maladroite, « la tradition orale ». Ces
notions, souvent mal ou nullement définies dans le cadre de l'analyse, se révèlent, en
effet, des concepts particulièrement creux, dans la mesure où leurs utilisations ont
souvent négligé le passage à l'écrit comme acte performatif de reconfiguration. Ces
concepts (tradition et oralité), nonobstant leur contribution effective à l'étude des
manifestations des formes d'appropriation du français en Afrique et de l'effet de réel
dans les romans de Kourouma, ont, en contrepartie, servi à maintenir, voire à confiner
l'œuvre dans sa stricte référentialité au contexte africain. Pourtant, cette limite
référentielle ne paraît pas imposée par le texte lui-même. Les quatre romans, Les
soleils des indépendances, En attendant le vote des bêtes sauvages, Monnè, outrages
et défis, et Allah n 'est pas obligé, dessinent, en effet, à eux seuls, une fresque
historique qui s'attache à illustrer que de l'esclavage à la colonisation, et de la
colonisation à l'indépendance, la corruption et les systèmes politiques répressifs sont
demeurés les mêmes. N'est-ce pas ce que Michel de Certeau a appelé « le temps de la
méfiance », qui correspond à la conscience acquise que « toute interprétation
historique dépend d'un système de référence [...] renvo[yant] à la subjectivité de
l'auteur14 »? Cette production romanesque traduit une méfiance, d'une part, face aux
mots, au langage et aux expressions figées, et, d'autre part, face au processus
historique même qui, tout en donnant l'illusion du changement et du progrès, perpétue
et reproduit les schèmes de domination.

La distinction entre la tradition et la représentation de la tradition est d'autant


nécessaire que, chez Kourouma, les méandres syntaxiques, les jeux de mots et les
quiproquos dus à la traduction signifient la position double de celui qui écrit, oscillant
entre l'adhésion au réel et la transfiguration de celui-ci. Magritte, avec son célèbre
tableau sous-titré « Ceci n'est pas une pipe », rappelle la fonction éminemment
symbolique de la création artistique qui invite à ne pas confondre la chose avec la

14
Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 65.
103

représentation de la chose. Barthes abonde dans le même sens lorsqu'il parle, dans sa
Leçon, de la littérature comme d'une « tricherie salutaire » : « Cette tricherie salutaire,
cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir,
dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part :
littérature15 ».

La poétique de Kourouma repose justement sur un échange paradoxal et


dynamique, souvent contradictoire, entre énoncé et énonciation. Généralement observé
selon les trois tendances méthodologiques décrites (thématique, sociologique,
stylistico-linguistique), le peu d'attention accordée à la mise en abyme de clichés (sur
l'Afrique, sur l'Africain, sur l'utopie de l'Histoire), à l'ironie des mises en scène
historiques ou au jeu séduction-répulsion avec un horizon d'attente occidental, par
exemple, nous ont amenée à un autre constat : il n'existe pas, chez la critique,
d'évolution chronologique du discours. En effet, pour chaque tendance, thématique,
sociologique et stylistico-linguistique, nous avons mis en évidence un certain nombre
d'énoncés qu'ont en commun des textes parus à plusieurs années d'intervalle. Par
exemple, le texte de Gérard-Marie Noumssi et Rodolphine Sylvie Wamba (2002)
entretient certaines similitudes, dans son discours, avec celui de Julie-Emeto
Agbasière (1986), et ce, bien qu'ils aient été produits à des périodes tout à fait
différentes. L'intuition d'un classement par tendance méthodologique s'est donc avéré
pertinent, dans la mesure où une segmentation chronologique aurait difficilement
permis de dégager les dires de la critique.

On remarque, en effet, que, sur un corpus critique balayant un peu plus d'une
trentaine d'années se dégagent des isotopies du discours. La prospérité de certaines
formules (« la sauvegarde de la tradition malinké », « l'oralisation de l'écriture »,
« l'authenticité nègre du récit ») peut s'expliquer, entre autres, par le fait qu'elles
trouvent souvent relais dans la parole de l'écrivain qui, lui aussi, insiste sur

15
Roland Barthes, Leçon, Seuil, 1978, p. 10.
104

l'importance du contexte de l'œuvre. Ces idées trouvent ainsi une légitimité implicite
dans la « figure charismatique de l'écrivain16 ».

En outre, il est particulièrement intéressant de remarquer que certaines idées


sur le texte (miroir de l'Afrique réelle, fable politique cryptée, réalisme du langage,
etc.) soient demeurées inchangées alors que le texte, lui, particulièrement à partir de
En attendant, subit certains changements notoires17. Sans doute le fait que l'écrivain,
jusqu'à son décès, survenu en décembre 2003, parle abondamment de sa démarche et
de sa vision de l'Afrique a-t-il pu influencer les recherches qui étaient en cours. Le
discours de l'auteur sur son œuvre, en ce sens, participe du métatexte des romans,
selon les termes de Genette18. Il existe donc une sorte de phénomène intertextuel entre
le discours critique et le discours de l'auteur. La disparition de celui-ci aura peut-être,
ultérieurement, pour effet de libérer le discours critique et de favoriser l'émergence de
regards nouveaux sur son œuvre.

On constate, en ce moment, à l'exception des textes de quelques auteurs qui


s'en distinguent (Gbanou, Ndiaye, Bisanswa, Bazié, Blachère, etc.), l'existence d'un
consensus sur l'œuvre de Kourouma. La plupart creusent les mêmes sillons d'un
discours culturaliste et demeurent à proximité de cette « zone de confort » incarnée par
une approche sociologisante, ou ethnologisante, vers laquelle la majorité des textes

16
Kourouma, en effet, a accordé de nombreuses entrevues à différents médias (journaux, revues
littéraires, magazines, radio, conférences dans les universités, etc.) dans lesquelles certaines
affirmations reviennent de façon systématique: écrire par nécessité, désir de « malinkiser » le
français, vérité des événements racontés dans les romans, etc. Voir, entre autres, les entretiens
suivants : Aliette Amiel, « Ahmadou Kourouma : Je suis toujours un opposant », Magazine littéraire
(septembre 2000), n° 390, p. 98-102, Catherine Argand, et Daniel Bermond, « Le métissage
renouvelle le roman français », Lire (septembre 2000), n° 288, p. 28-34 ou Yves Chemla, « Entretien
avec Ahmadou Kourouma», Notre librairie (1999), n° 136, p. 26-29 (autres références en
bibliographie).
17
II est particulièrement intéressant de constater l'évolution du langage à travers les quatre romans. Le
fait que l'on passe d'une exploration intensive des possibilités de la langue française, dans Les
soleils et dans Monnè (quoique déjà sur un mode mineur), à un langage beaucoup plus près de la
« norme », avec En attendant, puis à l'emploi d'un langage « dégradé » (littéralement sans grade)
mimant la dépravation des mœurs et qui ne souscrit plus positivement à l'idée d'une refonte
romanesque du langage, pose question. La modification du rapport à la langue laisse présumer une
réorientation du projet romanesque, et, partant, devrait encourager la critique à remettre en question
les a priori sur la langue et sur le matériau historique qu'elle applique souvent de manière
indifférenciée aux quatre romans.
18
Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.
105

converge, à un moment ou à un autre de leur argumentation. Il en résulte une pratique


parfois oisive de l'activité critique, où la facilité du consensus est préférée à la
recherche de nouvelles lectures du texte.

Peut-être gagnerions-nous à reprendre ici l'interjection de Barthes : « Qu'est-ce


donc qui menace, dans le symbole ? Fondement du livre, pourquoi le sens multiple
met-il en danger la parole autour du livre ?19 ». En nous interrogeant de la sorte, nous
pourrions ainsi être amenée à réviser la relation du signe au sens, en accordant au
premier une certaine indépendance (qui n'est pas synonyme de rupture, mais de
distance) par rapport au cadre social de sa production. Kourouma est-il pour ou contre
la tradition, essaie-il de la préserver ou, au contraire, d'en montrer la désuétude ?
Toutes ces questions, à supposer qu'elles soient centrales dans l'œuvre, sont bien
moins clairement exposées que ne le prétend la critique. Ce que l'on sait surtout, et
que l'on confond avec le texte, c'est, nous le disions plus haut, la position de l'auteur
sur ces questions. Mais, le roman, lui, reste ambigu et évasif, beaucoup moins
catégorique, en tout cas, que Kourouma lui-même. Une étude plus poussée pourrait
montrer que c'est là, peut-être, une des spécificités de la littérature négro-africaine,
que de toujours faire face à cette exigence de signification concrète et immédiate. On
attend du geste créateur une autre fin que sa propre prophétie, quelque chose comme
un signe de salut pour l'Afrique, un moment de clairvoyance en des temps troublés, ou
une réparation symbolique des injustices de l'Histoire.

Il ne s'agit pas, inversement, de céder à une autre utopie qui est celle d'une
autonomie totale de l'œuvre littéraire et d'une référentialité strictement intratextuelle
(ou, à la limite, intertextuelle). L'objectif de ce mémoire était plutôt, à ce titre, de
parvenir à re-faire voir le caractère dialectique de l'œuvre littéraire, tel que l'entendait
Jauss, notamment :

19
Roland Barhtes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 42.
106

L'œuvre littéraire n'est pas un objet existant en soi et qui présenterait en tout temps à tout
observateur la même apparence ; un monument qui révélerait à l'observateur passif son
essence intemporelle. Elle est bien plutôt faite, comme une partition, pour éveiller à
chaque lecture une résonance nouvelle qui arrache le texte à la matérialité des mots et
actualise son existence20.

« Arracher le texte à la matérialité des mots » s'entend comme une invitation à la


relecture infinie du texte, plus encore, à la perception du dialogue inépuisable de
l'œuvre au monde. Dans un même ordre d'idées, Jean Bellemin-Noël écrivait, sur le
rapport entre le caractère polysémique d'un texte et l'acte de lecture, que : « La lecture
peut se présenter comme une fabulation : sa vérité est toujours fabuleuse, hors
d'atteinte d'une « raison » ou d'une « esthétique » préétablies ; elle est dans toutes les
acceptions du terme un investissement, et comme tel aléatoire21 ».

Chez Kourouma; l'écriture se veut à la fois laborieuse et cinglante, une


« poésie anti-lyrique22 » qui se risque aux périls de la dénonciation en rusant de
subterfuges littéraires, eux-mêmes cyniquement démontés par l'entreprise qui accule
joyeusement tout projet idéologique aux aigreurs de sa propre logique. En décrivant
l'histoire de la colonisation du point de vue des colonisés, la guerre civile par la
bouche d'un enfant-soldat, ou l'inconsistance des nouveaux pouvoirs africains sous le
regard des anciens princes déchus, l'écrivain s'engage et se commet. Le travail sur le
langage traduit la prise de risque : son refus du silence, son refus de reconduire une
glose abrutissante enfermant l'Afrique dans une fatalité artificielle, construite de
toutes pièces par ces mêmes discours qui disent l'en libérer. La glose devient prose. Et
si, par moments, le récit peut donner l'impression de chercher ou de trouver des
explications, le langage et renonciation, eux, s'occupent déjà de « veiller sur le sens
absent23 ».

20
Hans Robert Jauss, Esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p . 4 7 .
21
Jean Bellemin-Noël, Le texte et l'avant-texte, op. cit., p . 16.
22
Milan Kundera, Le rideau, Paris, Gallimard, 2005, p. 66.
' Maurice Blanchot, L'écriture du désastre, op. cit., p. 72.
107

De nombreuses pistes de recherche se présentent, ainsi, à la suite de la


réflexion initiée par ce mémoire. Nous souhaitions, d'ailleurs, relancer l'inquiétude, et
le désir, autour de l'œuvre de Kourouma. Dans la poursuite de cette « aventure du
discours critique24 », une chose, par contre, semble s'être confirmée par notre
recherche, et atteste la nécessité d'un semblable exercice d'auto-évaluation ; la force
(d'inertie) de « l'ordre du discours », dont parle Foucault, et qui explique peut-être
qu' « il [soit] plus difficile de s'empêcher d'être gouverné que de gouverner les
autres25 ».

24
Justin Bisanswa, « L'aventure du discours critique », Présence francophone (2003), n° 61, p. 11-33.
25
La Rochefoucauld, Maximes, Paris, G F (texte établi par Jacques Truchet), 1977 (1665), p. 58.
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

1. CORPUS DE BASE

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, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998.
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, Monnè, outrages et défis, Paris, Seuil, 1990.

1.2 Textes critiques sur les romans d'Ahmadou Kourouma

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Afrique, n°\2, 1998, p. 33-53.
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n° 155-156, 2004, p. 17-21.
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