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Université Jean Moulin - Lyon 3 Année universitaire 2021-2022

LICENCE 1
1er Semestre
DROIT CONSTITUTIONNEL
Cours du Professeur David Mongoin

FICHE 1 : CONSTITUTION : GENESE ET DÉFINITION

I. La Révolution française ou la naissance de la notion moderne de constitution

A] Controverse sur la notion de constitution en 1789

DOCUMENT 1 : Développement des principes fondamentaux de la monarchie française,


Neuchâtel, 1795, pp. 2-3 et p. 31.

DOCUMENT 2 : Deux exemples de remontrance des Parlements d’Ancien régime.


DOCUMENT 3 : Déclaration de Louis XVI, séance royale du 23 juin 1789.
DOCUMENT 4 : Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, Paris, Presses Universitaires de
France, coll. « Quadrige », 1982, p. 66-68.

DOCUMENT 5 : Emmanuel Sieyès, « Préliminaire de la Constitution », Écrits politiques, édition


de Roberto Zapperi, Paris, Éditions archives contemporaines, 1985, p. 198-199.

B] L’idée de constitution dans les textes constitutionnels révolutionnaires

DOCUMENT 6 : Article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.

DOCUMENT 7 : La Constitution du 3 septembre 1791 (préambule et début du titre premier).

II. La notion de constitution

A] La constitution comme instrument de gouvernement

DOCUMENT 8 : Georges Burdeau, « La Constitution comme statut du pouvoir », Traité de science


politique, tome III – Le statut du pouvoir dans l’État, Paris, LGDJ, 1950, p. 102.

DOCUMENT 9 : Extraits de préambules de Constitutions françaises.

B] La constitution comme instrument de limitation du pouvoir

DOCUMENT 10 : Friedrich Hayek, La constitution de la liberté, Paris, Litec, coll. « Libéralia »,


1994, p. 176-178.

DOCUMENT 11 : Emmanuel Sieyès, « Fragments politiques », in Christine Fauré (ed.), Des


Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 492-493.

C] La nature du droit constitutionnel

DOCUMENT 12 : René Capitant, « Le droit constitutionnel non écrit », in Mélanges François


Gény, 1934, repris dans Écrits d’entre-deux-guerres, Éditions Panthéon-Assas, 2004, p. 298.

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I. La Révolution française ou la naissance de la Constitution
moderne en France

DOCUMENT 1 : Développement des principes fondamentaux de la monarchie française,


Neuchâtel, 1795, p. 2-3 et p. 31 [Cet ouvrage, qui s’apparente à une sorte de testament des
idées constitutionnelles des magistrats de l’ancienne France, fut rédigé par un petit nombre
d’anciens officiers des Parlements de Paris et de province au tout début de la Révolution. Il est
le fruit d’un certain nombre de « conférences » tenues à l’initiative de parlementaires parisiens].
« Combien ils sont absurdes, ces novateurs qui, pour s’autoriser dans leur système de
destruction, ont osé avancer que la France n’avait pas de constitution ! Ils ne sauraient ignorer
qu’il est impossible qu’un État quelconque subsiste s’il n’a une constitution. Les unes sont plus
parfaites que les autres : quelques-unes favorisent davantage la liberté politique ; d’autres
donnent plus d’étendue au pouvoir d’un seul ou de plusieurs. […]. Toutes font la réunion des
principes & des lois qui ont fixé l’exercice de l’autorité suprême. Tout État ayant des lois, a
donc une constitution. L’anarchie seule n’en a point, parce qu’elle est la destruction de toutes.
C’est pour échapper à ses maux, que les Peuples ont senti la nécessité de se soumettre à une
autorité ». (…)
« C’est dans [la] teneur [des lois fondamentales] qu’il faut chercher la nature & les traces
de l’espèce de pacte contracté entre le Souverain & la Nation ; pacte qui a posé les fondements
de l’obéissance & de la fidélité des Sujets, & qui fixe au pouvoir du Prince des limites qu’il ne
saurait dépasser, sans ébranler lui-même la constitution dont la conservation lui importe si
essentiellement. Il n’est pas possible au Roi de France de les franchir, sans violer le serment
qu’il a solennellement prêté au moment de son sacre. […] S’il existe quelque part le contrat
qu’on suppose passé entre la Nation Françoise & son Roi, c’est dans ce serment auguste & sacré
qu’il faut le chercher. Il n’est pas plus au pouvoir du Roi de l’enfreindre, qu’il n’est permis à la
Nation de violer ses obligations & de se soustraire aux devoirs qu’elle s’est imposés ».

DOCUMENT 2 : Deux exemples de remontrance des parlements d’Ancien régime.


Remontrances du Parlement de Paris du 8 janvier 1775 (éditées par
FLAMMERMONT, Jules, Remontrances du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, Paris,
Imprimerie Nationale, Collection des documents inédits sur l’histoire de France, 1888-1898,
tome III, p. 262).
« Les rois, ont toujours reconnu qu’il était de ces lois primordiales et de ces institutions
sacrées qui tiennent à la constitution de l’État, qui assurent à la fois les droits de la Couronne
et les droits essentiels des sujets, sur lesquelles leur suprême autorité ne devait pas s’étendre et
qu’ils ne pouvaient ni changer, ni détruire ».
Remontrances du parlement de Bourgogne du 16 avril 1771, BN, 8º Lb38 1214, p.
33.
« Il n’appartient point aux Magistrats de mettre des bornes au pouvoir législatif, ou au
pouvoir souverain ; mais l’un & l’autre sont essentiellement limités par la Justice, borne
naturelle de tout pouvoir social, par la constitution du Gouvernement, par les Lois, par les
Souverains eux-mêmes, & c’est sur ces fondements sacrés que porte le droit des enregistrements
libres (…) ».

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DOCUMENT 3 : Séance royale du 23 juin 1789 - Déclaration de Louis XVI

Messieurs, je croyais avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour le bien de mes peuples,
lorsque j’avais pris la résolution de vous rassembler (…), lorsque j’étais allé pour ainsi dire au-
devant des vœux de la nation, en manifestant à l’avance ce que je voulais faire pour son bonheur.
Il semblait que vous n’aviez qu’à finir mon ouvrage, et la nation attendait avec impatience le
moment où, par le concours des vues bienfaisantes de son souverain et du zèle éclairé de ses
représentants, elle allait jouir des prospérités que cette union devait lui procurer.
Les États-Généraux sont ouverts depuis près de deux mois et ils n’ont point pu encore
s’entendre sur les préliminaires de leurs opérations. Une parfaite intelligence aurait dû naître
du seul amour de la Patrie et une funeste division jette l’alarme dans tous les esprits. (…)
Je dois au bien commun de mon royaume, je me dois à moi-même de faire cesser ces funestes
divisions. C’est dans cette résolution, Messieurs, que je vous rassemble de nouveau autour de
moi, c’est comme le père commun de tous mes sujets, c’est comme le défenseur des lois de
mon royaume que je viens en retracer le véritable esprit et réprimer les atteintes qui ont pu y
être portées. (…)
Un des secrétaires d’État lit ensuite la déclaration suivante : Déclaration du roi, concernant la
présente tenue des États-Généraux
Article 1er. Le Roi veut que l’ancienne distinction des trois ordres de l’État soit conservée en
son entier, comme essentiellement liée à la constitution de son royaume ; que les députés
librement élus par chacun des trois ordres, formant trois chambres, délibérant par ordre, et
pouvant, avec l’approbation du souverain, convenir de délibérer en commun, puissent seuls être
considérés comme formant le corps des représentants de la nation. En conséquence, le roi a
déclaré nulles les délibérations prises par les députés de l’ordre du tiers-état, le 17 de ce mois,
ainsi que celles qui auraient pu s’ensuivre, comme illégales et inconstitutionnelles. (…)
Article VIII. Seront nommément exceptés des affaires qui pourront être traitées en commun
celles qui regardent les droits antiques et constitutionnels des trois ordres, la forme de
constitution à donner aux prochains États-Généraux, les propriétés féodales et seigneuriales, les
droits utiles et les prérogatives honorifiques des deux premiers ordres. (…)

DOCUMENT 4 : Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, Paris, P.U.F., coll.


« Quadrige », 1982, p. 66-68.

Il s’agit de savoir ce qu’on doit entendre par la constitution politique d’une société, et
de remarquer ses justes rapports avec la nation elle-même.
Il est impossible de créer un corps pour une fin, sans lui donner une organisation, des
formes et des lois propres à lui faire remplir les fonctions auxquelles on a voulu le destiner.
C’est ce que l’on appelle la constitution de ce corps. Il est évident qu’il ne peut pas exister sans
elle. Il l’est donc aussi, que tout gouvernement commis doit avoir sa constitution ; et ce qui est
vrai du gouvernement en général l’est aussi de toutes les parties qui le composent. Ainsi le corps
des représentants, à qui est confié le pouvoir législatif ou l’exercice de la volonté commune,
n’existe qu’avec la manière d’être que la nation a voulu lui donner. Il n’est rien sans ses formes
constitutives ; il n’agit, il ne se dirige, il ne se commande que par elles.
A cette nécessité d’organiser le corps du gouvernement, si on veut qu’il existe ou qu’il
agisse, il faut ajouter l’intérêt qu’à la nation à ce que le pouvoir public délégué ne puisse jamais
devenir nuisible à ses commettants. De là, une multitude de précautions politiques qu’on a
mêlées à la constitution, et qui sont autant de règles essentielles au gouvernement, sans
lesquelles l’exercice du pouvoir deviendrait illégal. On sent donc la double nécessité de

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soumettre le gouvernement à des formes certaines, soit intérieures, soit extérieures, qui
garantissent son aptitude à la fin pour laquelle il est établi et son impuissance à s’en écarter.
Mais qu’on nous dise d’après quelles vues, d’après quel intérêt on aurait pu donner une
constitution à la nation elle-même. La nation existe avant tout, elle est à l’origine de tout. Sa
volonté est toujours légale, elle est la loi elle-même. Avant elle et au-dessus d’elle il n’y a que
le droit naturel. Si nous voulons nous former une idée juste de la suite des lois positives qui ne
peuvent émaner de sa volonté, nous voyons en première ligne les lois constitutionnelles, qui se
divisent en deux parties : les unes règles l’organisation et les fonctions du corps législatif : les
autres déterminent l’organisation et les fonctions des différents corps actifs. Ces lois sont dites
fondamentales, non pas en ce sens qu’elles puissent devenir indépendantes de la volonté
nationale, mais parce que les corps qui existent et agissent par elles ne peuvent point y toucher.
Dans chaque partie, la constitution n’est pas l’ouvrage du pouvoir constitué, mais du pouvoir
constituant. Aucune sorte de pouvoir délégué ne peut rien changer aux conditions de sa
délégation. C’est en ce sens que les lois constitutionnelles sont fondamentales. Les premières,
celles qui établissent la législature, sont fondées par la volonté nationale avant toute
constitution ; elles en forment le premier degré. Les secondes doivent être établies par une
volonté représentative spéciale. Ainsi toutes les parties du gouvernement se répondent et
dépendent en dernière analyse de la nation. Nous n’offrons ici qu’une idée fugitive, mais elle
est exacte.
On conçoit facilement ensuite comment les lois proprement dites, celles qui protègent
les citoyens et décident de l’intérêt commun, sont l’ouvrage du corps législatif formé et se
mouvant d’après ses conditions constitutives. Quoique nous ne présentions ces dernières lois
qu’en seconde ligne, elles sont néanmoins les plus importantes, elles sont la fin dont les lois
constitutionnelles ne sont que les moyens. On peut les diviser en deux parties : les lois
immédiates ou protectrices, et les lois médiates ou directrices. Ce n’est pas ici le lieu de donner
plus de développement à cette analyse.

DOCUMENT 5 : Emmanuel Sieyès, « Préliminaire de la Constitution », Écrits politiques,


édition de Roberto Zapperi, Paris, Éditions archives contemporaines, 1985, p. 198-199.

La constitution embrasse à la fois la formation et l’organisation intérieures des différents


pouvoirs publics, leur correspondance nécessaire, et leur indépendance réciproque. Enfin, les
précautions politiques dont il est sage de les entourer, afin que toujours utiles, ils ne puissent
jamais se rendre dangereux. Tel est le vrai sens du mot constitution ; il est relatif à l’ensemble
et à la séparation des pouvoirs publics. Ce n’est point la nation que l’on constitue, c’est son
établissement politique. La nation est l’ensemble des associés, tous gouvernés, tous soumis à la
loi, ouvrage de leur volonté, tous égaux en droits, et libres dans leur communication, et dans
leurs engagements respectifs. Les gouvernants, au contraire, forment, sous ce seul rapport, un
corps politique de création sociale. Or tout corps a besoin d’être organisé, limité, etc. et par
conséquent d’être constitué. Ainsi, pour le répéter encore une fois, la constitution d’un peuple
n’est et ne peut être que la constitution de son gouvernement, et du pouvoir chargé de donner
des lois, tant au peuple qu’au gouvernement. Une constitution suppose avant tout un pouvoir
constituant. Les pouvoirs compris dans l’établissement public sont tous soumis à des lois, à des
règles, à des formes, qu’ils ne sont point les maîtres à changer. Comme ils n’ont pas pu se
constituer eux-mêmes, ils ne peuvent pas non plus changer leur constitution ; de même ils ne
peuvent rien sur la constitution les uns des autres. Le pouvoir constituant peut tout en ce genre.
Il n’est point soumis d’avance à une constitution donnée. La nation qui exerce alors le plus
grand, le plus important de ses pouvoirs, doit être dans cette fonction, libre de toute contrainte,
et de toute forme, autre que celle qu’il lui plaît d’adopter. Mais il n’est pas nécessaire que les

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membres de la société exercent individuellement le pouvoir constituant ; ils peuvent donner
leur confiance à des représentants qui ne s’assembleront que pour cet objet, sans pouvoir
exercer eux-mêmes aucun des pouvoirs constitués. Au surplus, c’est au premier chapitre du
projet de constitution qu’il appartient d’éclairer sur les moyens de former et de réformer toutes
les parties d’une constitution.

B] L’idée de constitution dans les textes constitutionnels révolutionnaires

DOCUMENT 6 : La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789

Art. 16. - Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation
des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution.

DOCUMENT 7 : La Constitution du 3 septembre 1791 (préambule et début du titre


premier)

L'Assemblée nationale voulant établir la Constitution française sur les principes qu'elle vient
de reconnaître et de déclarer, abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et
l'égalité des droits.

- Il n'y a plus ni noblesse, ni pairie, ni distinctions héréditaires, ni distinctions d'ordres, ni régime


féodal, ni justices patrimoniales, ni aucun des titres, dénominations et prérogatives qui en
dérivaient, ni aucun ordre de chevalerie, ni aucune des corporations ou décorations, pour
lesquelles on exigeait des preuves de noblesse, ou qui supposaient des distinctions de naissance,
ni aucune autre supériorité, que celle des fonctionnaires publics dans l'exercice de leurs
fonctions.
- Il n'y a plus ni vénalité, ni hérédité d'aucun office public.
- Il n'y a plus, pour aucune partie de la Nation, ni pour aucun individu, aucun privilège, ni
exception au droit commun de tous les Français.
- Il n'y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers.
- La loi ne reconnaît plus ni vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux
droits naturels ou à la Constitution.

TITRE PREMIER - Dispositions fondamentales garanties par la Constitution

La Constitution garantit, comme droits naturels et civils :


1° Que tous les citoyens sont admissibles aux places et emplois, sans autre distinction que celle
des vertus et des talents ;
2° Que toutes les contributions seront réparties entre tous les citoyens également en proportion
de leurs facultés ;
3° Que les mêmes délits seront punis des mêmes peines, sans aucune distinction des personnes.
La Constitution garantit pareillement, comme droits naturels et civils :
- La liberté à tout homme d'aller, de rester, de partir, sans pouvoir être arrêté, ni détenu, que
selon les formes déterminées par la Constitution ;
- La liberté à tout homme de parler, d'écrire, d'imprimer et publier ses pensées, sans que les
écrits puissent être soumis à aucune censure ni inspection avant leur publication, et d'exercer le
culte religieux auquel il est attaché ;

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- La liberté aux citoyens de s'assembler paisiblement et sans armes, en satisfaisant aux lois de
police ;
- La liberté d'adresser aux autorités constituées des pétitions signées individuellement.
Le Pouvoir législatif ne pourra faire aucunes lois qui portent atteinte et mettent obstacle à
l'exercice des droits naturels et civils consignés dans le présent titre, et garantis par la
Constitution ; mais comme la liberté ne consiste qu'à pouvoir faire tout ce qui ne nuit ni aux
droits d'autrui, ni à la sûreté publique, la loi peut établir des peines contre les actes qui, attaquant
ou la sûreté publique ou les droits d'autrui, seraient nuisibles à la société (…)

II. La notion de constitution


A] La constitution comme instrument de gouvernement

DOCUMENT 8 : Georges Burdeau, « La Constitution comme statut du pouvoir », Traité


de science politique, tome III – Le statut du pouvoir dans l’État, Paris, L.G.D.J., 1950, p.
102.

LA CONSTITUTION COMME STATUT DU POUVOIR

Double fonction de la constitution : statut de l’institution, statut des gouvernants. –


Depuis que la pratique s’est établie de rédiger les constitutions, leur raison d’être n’échappe à
personne. Ce sont elles qui édictent les règles d’après lesquelles l’autorité publique s’impose,
se transmet et s’exerce. L’importance politique qu’on leur accorde vient de ce que l’on
comprend que la forme du gouvernement et l’action que l’opinion peut exercer sur lui
dépendent de ses dispositions. Il est toutefois insuffisant de voir dans la constitution le statut de
la fonction gouvernementale. Ce caractère, en quelque sorte intangible, ne doit pas cacher sa
signification profonde, qui fait d’elle le statut, non seulement des gouvernants, mais du Pouvoir
lui-même.
En effet, le Pouvoir ne peut pas être défini par les gouvernants, puisque, dans le régime
étatique, ils ne font que mettre en œuvre une puissance qui les dépasse. Ce n’est pas en eux que
le Pouvoir trouve son origine et ce n’est pas en eux non plus que dépendent ses fins. Dire par
qui et comment sera exercé le Pouvoir, c’est bien, mais encore faut-il savoir de quel Pouvoir il
s’agit. Déterminer dans quelles conditions les décisions et les commandements devront être
tenus pour réguliers c’est nécessaire sans doute à l’ordre public, mais il importe au moins autant
de déterminer quelle pourra être la substance des ordres. Ces questions, c’est dans la
constitution qu’elles trouvent leurs solutions. Et c’est pourquoi il importe de voir en elle, en
même temps que le statut formel de l’autorité gouvernementale, le statut fondamental de
l’institution étatique elle-même. L’État c’est un Pouvoir au service d’une idée. La constitution,
fondement juridique de l’État, ne se désintéresse ni de l’un ni de l’autre.

DOCUMENT 9 : Extraits de préambules de Constitutions françaises

Préambule et articles 1 à 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen


qui ouvre la Constitution du 24 juin 1793
« Le peuple français, convaincu que l'oubli et le mépris des droits naturels de l'homme, sont
les seules causes des malheurs du monde, a résolu d'exposer dans une déclaration solennelle,
ces droits sacrés et inaliénables, afin que tous les citoyens pouvant comparer sans cesse les
actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer,

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avilir par la tyrannie ; afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et
de son bonheur ; le magistrat la règle de ses devoirs ; le législateur l'objet de sa mission. - En
conséquence, il proclame, en présence de l'Être suprême, la déclaration suivante des droits de
l'homme et du citoyen.
Article 1. - Le but de la société est le bonheur commun. - Le gouvernement est institué pour
garantir à l'homme la puissance de ses droits naturels et imprescriptibles.
Article 2. - Ces droits sont l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété.
Article 3. - Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi.

L’ouverture du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946


« Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté
d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout
être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables
et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés
par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la
République »].
Question : dans le document 8, Georges Burdeau soutient que « l’État c’est un pouvoir au
service d’une idée ». Les extraits de préambule du document 9 illustrent-ils cette
assertion ?

B] La constitution comme instrument de limitation du pouvoir

DOCUMENT 10 : Friedrich Hayek, La constitution de la liberté, Paris, Litec, coll.


« Libéralia », 1994, p. 176-178.

2. La Constitution, appareil à limiter le pouvoir


Jusqu’à la rupture finale, les revendications et arguments présentés par les colons
[américains] dans le conflit avec la mère patrie étaient entièrement fondés sur les droits et
privilèges auxquels ils estimaient avoir droit en tant que sujets britanniques. Ce fut seulement
lorsqu’ils constatèrent que la constitution anglaise, aux principes de laquelle ils faisaient
fermement confiance, n’avait guère de consistance et ne pouvait être invoquée avec succès à
l’encontre des prétentions du Parlement, qu’ils en conclurent que la fondation manquante devait
absolument être proposée. Ils considérèrent comme un principe fondamental, qu’une
« constitution stable » était essentielle à tout système de gouvernement libre, et qu’une
constitution signifiait un gouvernement limité. Du fait de leur propre histoire, ils étaient
familiarisés avec des documents écrits définissant et circonscrivant les pouvoirs
gouvernementaux, tels le Pacte du Mayflower et les chartes coloniales.
L’expérience leur avait aussi enseigné que toute constitution attribuant et distribuant les
divers pouvoirs impliquait nécessairement que soient limités les pouvoirs de chaque autorité.
Mais un document ne pouvait, à leurs yeux, s’appeler « constitution » s’il se contentait
d’énoncer que tel organisme public, ou tel personnage, était habilité à dire que telle décision
constitue une loi. Ils comprenaient bien que, dès lors qu’un document assignait des pouvoirs
spécifiques à des autorités différentes, il limitait aussi les pouvoirs de ces autorités non
seulement quant aux objets ou aux buts à atteindre, mais aussi quant aux méthodes à employer.
Pour les colons, la liberté signifiait que les autorités publiques ne devaient avoir de pouvoirs
qu’en vue d’actions spécifiquement requises par la loi, de sorte que personne ne détienne un
pouvoir arbitraire.
Le concept de constitution se trouva ainsi étroitement associé à l’idée d’un gouvernement
représentatif dans lequel l’organe représentatif n’aurait d’autres pouvoirs que ceux nettement

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circonscrits par le document lui conférant ces pouvoirs. La formule selon laquelle « tout pouvoir
émane du peuple » se référait moins à l’élection périodique de représentants, qu’au fait que le
peuple, organisé en corps constituant, avait le droit exclusif de définir les pouvoirs de la
législature élue. La constitution était donc conçue comme une protection du peuple contre toute
action arbitraire, qu’elle émane du pouvoir législatif ou des autres organes du gouvernement.
Une constitution destinée à limiter le pouvoir doit, outre des dispositions concernant la
dévolution des pouvoirs, inclure des règles positives. Elle doit poser des principes généraux
régissant les décisions du corps législatif. L’idée de constitution implique donc non seulement
l’idée d’une hiérarchie des autorités ou pouvoirs, mais aussi celle d’une hiérarchie des lois et
règles – où celles qui présentent un degré plus élevé de généralité et émanent d’une autorité
plus élevée contrôlent le contenu des décisions plus spécifiques prises par une autorité déléguée.

3. Une constitution de la liberté


L’idée d’une loi supérieure qui régisse la législation courante est extrêmement ancienne.
Au XVIIIème siècle, on la concevait comme la loi de Dieu, ou de la Nature, ou de la Raison.
Mais l’idée de formuler cette loi supérieure de manière explicite et exécutoire en la couchant
sur le papier – sans être entièrement neuve – a été pour la première fois mise en pratique par les
colons insurgés. Les colonies prises séparément ont procédé, en fait, aux premières expériences
de codification de ce genre avec une base populaire plus large que celle d’un législateur
ordinaire. Mais le modèle qui devait influencer profondément le monde entier fut la
Constitution fédérale.
La différence fondamentale entre une constitution et les lois ordinaires est semblable à
celle existant entre les lois en général et leur application par les tribunaux à un cas d’espèce :
de même que le juge, en prononçant un verdict, est tenu par les lois générales, la législature en
faisant des lois particulières est tenue par les principes plus généraux de la constitution. La
justification de ces différences est analogue dans l’un et l’autre cas : de même qu’une décision
judiciaire n’est considérée comme juste que si elle est conforme à une loi générale, les lois
particulières ne sont tenues pour justes que si elles sont conformes à des principes plus
généraux. Et tout comme nous souhaitons éviter que les juges puissent contrevenir à la loi pour
une raison particulière, nous voulons empêcher le législateur d’enfreindre certains principes
généraux sous le prétexte d’un but temporaire et immédiat.

DOCUMENT 11 : Emmanuel Sieyès, « Fragments politiques », in C. Fauré (dir.), Des


Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 492-493.

« Il y a une grande différence entre le pouvoir absolu (...) complet et le pouvoir politique.
Celui-ci, pris même dans son intégrité est déjà borné par l’objet politique de la société. On ne
s’associe pas pour perdre (…) sa liberté, ses droits naturels, et les recevoir ensuite de la libéralité
du souverain. On s’associe pour être protégé et aidé dans l’exercice de ses droits (...) par la
puissance de toute l’association. Ainsi donc la toute-puissance n’appartient point au souverain ;
il est le souverain de l’association, et non maître des associés. Quant aux limites de ce pouvoir
politique, voyons ;
Le seul acte qui exige l’unanimité, c’est l’acte d’association. Puisque chaque individu y
entre, et y reste librement, c’est sa volonté. Toute autre volonté commune concernant les intérêts
de la société peut n’être pas unanime. Il faut pourtant néanmoins qu’elle fasse loi. L’acte
d’association est donc une convention tacite ou formelle de reconnaître pour loi la volonté de
la majorité des associés. Là commence la crainte avec le danger du despotisme et de la tyrannie
pour au moins une portion des citoyens. La tyrannie sort des limites du pouvoir politique, elle
(…) usurpe sur ce qui n’est pas de son ressort soit en portant la loi soit en l’appliquant. Le

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despotisme est la réunion de toutes les parties du pouvoir politique car il est nécessaire pour le
maintien de l’état social de mettre dans l’établissement public [la puissance publique, NDLR]
une masse de pouvoir telle qu’on ne peut pas laisser dans une seule main sans péril. Le
despotisme mène à la tyrannie, parce qu’il est dans la nature des passions que celui qui réunit
tous les pouvoirs en abuse. Or, dès que nous supposons la volonté sociale divisée en majorité
et minorité, si la majorité qui fait la loi n’a pas de frein, elle peut devenir tyrannique, ou tout au
moins despotique (…) envers la minorité. Ce ne peut être là le but de l’association, il est donc
démontré pour tout esprit droit, pour toute âme digne d’être libre, qu’il doit exister avant toute
loi faite par la simple majorité une volonté unanime qui donne un frein au législateur à simple
majorité (…) et lui rende impossible la tyrannie et même le despotisme. Je dis que cette volonté
unanime et primitive fait aussi partie (…) de l’acte d’association, ou le précède. Or, comme ce
frein ne peut se trouver que dans la division des pouvoirs, et l’organisation à part de chacun
d’eux, mais surtout dans l’organisation de la législature (…), je dis que la division des pouvoirs
et leur organisation, c’est-à-dire la constitution (car ce n’est pas autre chose) est une loi
fondamentale antérieure à toute loi faite à la majorité simple. Obéir à la constitution fait partie
de l’engagement primordial de chaque associé, individuellement. Donc, chaque associé a droit
d’accepter la constitution. Après quoi vient l’action de la simple majorité, non pas indépendante
de tout frein, non pas despotique, non pas désorganisée. (…)
La garantie de l’acte d’association et de la minorité réside donc dans la constitution. Les
philosophes et surtout ceux de l’antiquité diront que cette garantie est dans les mœurs et dans
la bonne volonté du peuple.
Soit, mais comme la bonne volonté est ambulatoire et un peu trop aux ordres des passions,
comme les mœurs se dépravent et (...) changent par le seul avancement des arts et la progression
des richesses, je dis que c’est à la constitution à nous garantir notre liberté. Non, la constitution
n’est pas un ramas d’articles bien ou mal classés, bien ou mal rédigés, et mis ensuite sous la
sauvegarde de la bonne volonté. C’est une bonne mécanique sociale qui combinée sur les
besoins essentiels de l’homme et de ses vrais intérêts, et qui une fois montée tire de son
mouvement intérieur la continuité de son jeu, et dont l’action produit nécessairement ses
effets. »

C] La nature du droit constitutionnel

DOCUMENT 12 : René Capitant, « Le droit constitutionnel non écrit », in Mélanges


François Gény, 1934, repris dans Écrits d’entre-deux-guerres (1928-1940), Paris, Éditions
Panthéon-Assas, 2004, p. 298 et s. (extraits).

Dans la langue juridique habituelle, le droit coutumier s'oppose au droit écrit et semble par là
même englober tout le droit non écrit. En réalité, ces deux notions sont distinctes et la coutume
n'est qu'un des aspects sous lesquels peut se révéler le droit non écrit. (...) Le droit coutumier
est le droit qui a pour objet de rendre la coutume obligatoire. Une coutume, c'est‐à‐dire un
usage, une habitude sociale, n'est en elle‐même qu'un fait. La règle, et par conséquent le droit,
n'apparaît que si la coutume cesse d'être le produit d'attitudes libres, pour devenir socialement
obligatoire. Non que la coutume cesse, pour cela, d'être un fait, mais elle devient un fait
commandé par le droit, se produisant par application et par respect du droit. (...)
La définition pour être complète doit encore faire apparaître le caractère non écrit du droit
coutumier. (...) On ne peut, en effet, l'employer que si le caractère obligatoire de la coutume
s'est établi sans l'intervention du législateur. (...) Ainsi apparaît tout à la fois que, d'une part, le
droit coutumier s'oppose bien au droit écrit, mais que, d'autre part, il ne saurait être confondu,
comme il arrive trop souvent, avec tout le droit non écrit. Car il faut encore ranger dans le cadre

9
de ce dernier, à côté de la coutume et s'opposant à elle, le droit novateur. (...) Des règles
nouvelles peuvent surgir dans le droit positif, qui loin d'être issues de ce long travail
d'élaboration qui donne naissance à la coutume, renversent au contraire les conceptions
admises, marquent une brusque rupture dans l'évolution sociale et annoncent des mœurs
nouvelles. (...)
Mais le préjugé du droit écrit est si fort que l'existence de telles règles est très généralement
niée. Il règne sur beaucoup d'auteurs comme un principe de légitimité du droit écrit qui exclut
à leurs yeux le caractère juridique de toute règle non écrite. Tout ce qui n'est pas écrit tombe, à
les croire, dans le domaine du fait ou de la politique, et ne saurait être regardé comme règle de
droit. Mais l'interprète ne doit pas connaître que la "positivité" et la seule question à résoudre
est donc de savoir si la notion de droit positif exclut ou admet la notion de droit non écrit.
Or, bien loin de l'exclure, elle la suppose. Car le droit positif n'est pas le droit posé par un
législateur, il est le droit en vigueur, c'est‐à‐dire le droit appliqué, dont les prescriptions
reçoivent généralement exécution dans une société donnée. C'est donc le fait de l'application du
droit, de la conformité des mœurs à un système juridique qui est le signe de la positivité de
celui‐ci. (...) En réalité, si une règle écrite cesse d'être appliquée et reconnue, si une autre règle
la supplante dans l'opinion commune, entraîne l'adhésion des consciences et réussit à se réaliser
dans la conduite conforme des sujets, il faut bien admettre qu'une règle non écrite s'est
substituée à une règle écrite. (...) Il est d'autant plus utile d'admettre cette notion que si, d'une
façon générale, l'évolution du droit positif moderne a considérablement réduit, au profit du droit
législatif ou jurisprudentiel, la place qui lui était réservée, en matière constitutionnelle, au
contraire, le rôle qu'il joue est encore considérable. (...)
L'idée de droit constitutionnel non écrit s'impose également à l'interprète en période normale,
sous l'empire d'une constitution établie, s'il veut rendre compte des différences profondes qui
séparent en général les textes constitutionnels de la réalité politique. De semblables divorces
entre la loi et le droit positif ont été bien souvent relevés en droit privé ou en droit administratif
; ils y sont dus généralement à l'action d'une jurisprudence qui a développé son pouvoir
d'interprétation juridique jusqu'à s'attribuer un véritable pouvoir législatif. En droit
constitutionnel, au moins dans les pays qui, comme la France, ne connaissent pas le contrôle
juridictionnel de constitutionnalité, cette antinomie du droit positif par rapport aux textes n'est
pas l'œuvre d'une jurisprudence, mais une nouvelle manifestation de ce droit constitutionnel
non écrit dont on méconnaît bien à tort l'importance. Il n'est même pas suffisant, en effet, de
parler, comme le font les partisans les plus avancés de cette notion, de coutume
constitutionnelle, de rechercher parmi les précédents ceux qui ont pu acquérir l'autorité
nécessaire à la formation d'une coutume. (...) La coutume, nous l'avons dit, n'est qu'un aspect
du droit non écrit, et c'est pourquoi le problème que nous envisageons est infiniment plus large.
L'apparition et les transformations du régime parlementaire, en France comme en Angleterre,
pour prendre l'exemple le plus éclatant, se sont faites sans que les textes apparemment en
vigueur en portent la trace. (...) Tout l'effort, toute l'ingéniosité de la doctrine essaye aujourd'hui
de voiler cette contradiction profonde entre le droit positif et le droit écrit, et de montrer, contre
toute évidence, que nos institutions actuelles restent conformes à la lettre des lois de 1875. (...)
Mais cette méthode ne peut conduire qu'à méconnaître la réalité, et à confondre les différents
types de régimes politiques qui se sont succédé dans l'histoire. (...) Ces transformations se sont
faites à l'insu des constitutions écrites. Chacune fut l'œuvre d'un changement de doctrine,
accompagnant l'avènement au pouvoir de nouvelles couches sociales et de nouvelles équipes
politiques. (...)

Question : pourquoi donne-t-on autant d’importance à l’écrit en droit ?

10
Université Jean Moulin-Lyon 3 Année universitaire 2021-2022
LICENCE 1
1er Semestre

DROIT CONSTITUTIONNEL
Cours du Professeur David Mongoin

FICHE 2

POUVOIR CONSTITUANT ET CHANGEMENT CONSTITUTIONNEL

Indication bibliographique complémentaire :


Claude Klein, Théorie et pratique du pouvoir constituant. Critique des discours sur le pouvoir
constituant, Paris, PUF, coll. « Les voies du droit », 1996.

I- Le pouvoir constituant

DOCUMENT 1 : Hans Kelsen, Théorie pure du droit, traduction de Charles Eisenmann, Paris,
Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1962, p. 301-302.

DOCUMENT 2 : Carl Schmitt, Théorie de la Constitution, traduction de Lilyane Deroche,


préface d’Olivier Beaud, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1993, p. 211 et s.

DOCUMENT 3 : Extrait du discours du député Frochot sur le mode de révision


constitutionnelle, séance du 31 août 1791, Archives parlementaires, t. 30, p. 95.

II- La modification constitutionnelle sans révision du texte


constitutionnel : l’exemple des conventions de la constitution

DOCUMENT 4 : Message du 6 février 1879 de Jules Grévy au Sénat (Journal officiel du 7


février 1879, p. 819).

DOCUMENT 5 : Pierre Avril, Les conventions de la Constitution, Paris, PUF, coll.


« Léviathan », 1997, p. 48 et p. 129-130.

III- La révision constitutionnelle sous la Ve République

DOCUMENT 6 : Les dispositions constitutionnelles relatives à la révision constitutionnelle


sous la Ve République.

A] La procédure classique de révision par l’article 89

B] La procédure hétérodoxe de révision par l’article 11

DOCUMENT 7 : Dominique Rousseau, « La révision de la Constitution sous la Vème


République », dossier thématique du Conseil constitutionnel, 1998.

DOCUMENT 8 : Extraits de quatre décisions juridictionnelles relatives à l’article 11.


11
IV- Les limites au pouvoir de révision constitutionnelle

DOCUMENT 9 : Extraits de deux décisions de juridictions constitutionnelles étrangères


relatives aux limites du pouvoir de révision, repris dans Pierre Bon et Didier Maus (dir.), Les
grandes décisions des cours constitutionnelles européennes, Paris, Dalloz, 2008, p. 71 et s.

DOCUMENT 10 : Olivier Jouanjan, « La forme républicaine de gouvernement, norme


supraconstitutionnelle ? », in Bertrand Mathieu et Michel Verpeaux (dir.), La République en
droit français, Actes du colloque de Dijon – 10 et 11décembre 1992, Paris, Economica, 1996,
p. 280-282

I. Le pouvoir constituant
DOCUMENT 1 : Hans Kelsen, Théorie pure du droit, traduction de Charles Eisenmann,
Paris, Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1962, p. 301-302.

Lorsqu’elle est Constitution écrite, la Constitution de l’État se présente parfois sous une forme
spécifiquement constitutionnelle, c'est-à-dire sous forme de normes qui ne peuvent pas être
abrogées ou modifiées comme les lois ordinaires, mais seulement à des conditions d’une
difficulté accrue. Il se peut cependant que ce ne soit pas le cas ; ce ne l’est évidemment pas pour
les États dont la Constitution est de caractère coutumier, c'est-à-dire est née de la conduite
coutumière habituelle des individus soumis à l’ordre juridique étatique et n’a pas été codifiée
par la suite. En ce cas, les normes qui ont le caractère de Constitution matérielle peuvent, elles
aussi, être soit abrogées soit modifiées par les lois ordinaires ou par le droit coutumier.

Il est possible que le pouvoir d’édicter, d’abroger et de modifier les lois constitutionnelles au
sens spécifiquement formel, soit attribué à un organe différent de celui qui a le pouvoir
d’édicter, abroger et modifier des lois ordinaires. Par exemple, il se peut que la composition et
le mode d’élection de l’organe investi de la fonction constituante soient différents de ceux de
l’organe investi de la fonction de législation ordinaire, – ce sera par exemple une Assemblée
constituante, il serait plus exact de dire : une Assemblée législative constitutionnelle. Le plus
souvent cependant, les deux fonctions sont exercées par un seul et même organe.

DOCUMENT 2 : Carl Schmitt, Théorie de la Constitution, Paris, P.U.F., coll.


« Léviathan », 1993, p. 211 et s.

I- Le pouvoir constituant est la volonté politique dont le pouvoir ou l’autorité sont en mesure
de prendre la décision globale concrète sur le genre et la forme de l’existence politique propre,
autrement dit, déterminer l’existence de l’unité politique dans son ensemble. C’est des décisions
de cette volonté que procède la validité de toutes les prescriptions ultérieures des lois
constitutionnelles. Ces décisions en tant que telles sont qualitativement différentes des
normations légiconstitutionnelles prises sur son fondement.

1/ Une constitution ne repose pas sur une norme dont la justesse serait la raison de sa validité.
Elle repose sur une décision politique émanant d’un être politique sur le genre et la forme de
son propre être. Le mot de « volonté » définit la nature essentiellement existentielle de ce
fondement de la validité, par opposition à toute dépendance envers une justesse normative ou
abstraite. Le pouvoir constituant est une volonté politique, c’est-à-dire un être politique concret.

12
Le dilemme de philosophie générale du droit – une loi est-elle par essence un ordre (donc une
volonté) ou une norme (c'est-à-dire rationalité et justesse) – revêt une importance capitale pour
la notion de loi, au sens de l’État de droit ; cf. infra, chap. 13. Même si la constitution doit être
conçue comme un acte de volonté, cela ne résout pas définitivement cette question générale.
(…)

2/ Du point de vue de son contenu, une loi constitutionnelle est la concrétisation normative de
la volonté constituante. Elle n’existe qu’à la condition préalable et sur le fondement de la
décision politique globale contenue dans cette volonté. Si des normes particulières sont ajoutées
à la « constitution », cela ne représente qu’une technique juridique : protéger des révisions
grâces à une rigidité accrue (cf. supra, chap. 2, p. 145).

3/ De même qu’édicter un règlement d’organisation n’épuise pas le pouvoir d’organisation de


celui qui a la haute main sur l’organisation et le pouvoir d’organisation, de même édicter une
constitution ne peut en aucun cas, épuiser, absorber ou consommer le pouvoir constituant. Le
pouvoir constituant n’est pas abrogé ou évacué parce qu’il s’est exercé une fois. La décision
politique que représente la constitution ne peut pas agir en retour sur son sujet et supprimer son
existence politique. Cette volonté continue à exister à côté de la constitution et au-dessus d’elle.
Tout véritable conflit constitutionnel qui porte sur les fondements mêmes de la décision
politique globale ne peut donc être tranché que par la volonté du pouvoir constituant lui-même.
Même une éventuelle lacune de la constitution ne peut être comblée que par un acte du pouvoir
constituant – à la différence des obscurités et des divergences d’interprétation des lois
constitutionnelles dans le détail ; tout cas imprévu dont la solution touche à la décision politique
fondatrice doit être tranché par le pouvoir constituant.

4/ Le pouvoir constituant est un et indivisible. Ce n’est pas un pouvoir supplémentaire qui


coexiste avec d’autres « pouvoirs » distincts (législatif, exécutif et judiciaire ; cf. chap 14). Il
fonde en les englobant tous les autres « pouvoirs » et « séparations des pouvoirs ». (…)

II – Le sujet du pouvoir constituant :

1/ Pour la conception médiévale, seul Dieu a une potestas constituens – du moins dans la mesure
où l’on parle d’un pouvoir constituant. La phrase « tout pouvoir (ou toute souveraineté) vient
de Dieu (Non est enim potestas nisi a Deo, Épitre aux Romains 13, 1) signifie le pouvoir
constituant (konstituierende Gewalt) de Dieu. Même la littérature politique de l’époque de la
Réforme s’y tient ferme, surtout la théorie des monarchomaques calvinistes. (…)

2/ Pendant la Révolution française Sieyès a élaboré la théorie du peuple (ou plus précisément
de la nation) comme sujet du pouvoir constituant. Au XVIIIème siècle, le monarque absolu n’est
pas encore désigné comme sujet du pouvoir constituant, mais uniquement parce que l’idée
d’une décision globale libre, prise par des hommes, sur le genre et la forme de l’existence
politique ne pouvait encore que progressivement devenir une réalité politique. (…). Cela
apparût dès que les États Généraux convoqués par le roi se proclamèrent Assemblée nationale
constituante le 17 juin 1789. Ils se constituèrent (konstituieren) ainsi, sans tirer leur légitimité
d’un mandat exprès, en mandataires du peuple exerçant son pouvoir constituant et firent
découler leurs pouvoirs de ce pouvoir constituants. C’est Sieyès qui a formulé la théorie du
pouvoir constituant (en français dans le texte, NDT) de la nation. C’est à bon droit qu’il a
attribué à la Révolution le mérite d’avoir distingué clairement dès ses débuts entre pouvoir
constituant et pouvoir constitué. Malgré la grande influence exercée par le modèle américain,
c’est l’année 1789 qui marque le début de ce nouveau principe politique. (…)

13
D’après cette nouvelle théorie, c’est la nation qui est le sujet du pouvoir constituant. Nation et
peuple sont souvent employés comme notions interchangeables, mais le mot de « nation » est
plus frappant et prête moins aux confusions. Il désigne en effet le peuple en tant qu’unité
capable d’action politique, avec la conscience de sa spécificité politique et la volonté d’exister
politiquement, tandis que le peuple qui n’existe pas comme nation ne représente qu’un
groupement humain dont la cohésion peut être ethnique, culturelle, mais pas nécessairement
politique. La théorie du pouvoir constituant du peuple présuppose la volonté consciente
d’exister politiquement, donc une nation. Historiquement, ce ne fut possible qu’à partir du
moment où la monarchie absolue eut fait de la France une unité étatique dont l’existence fut
toujours présupposée comme une évidence, malgré toutes les successions de constitutions et de
révisions constitutionnelles. Le peuple français trouva sa forme de nation d’abord dans son
existence politique. Le choix conscient d’une certain genre et forme de cette existence, l’acte
par lequel « le peuple se donne une constitution » présuppose donc l’État dont on fixe le genre
et la forme. Mais pour l’acte lui-même, pour l’exercice de cette volonté, il ne peut y avoir
aucune règle de procédure, pas plus que pour le contenu de la décision politique. « Il suffit que
la Nation le veuille » : cette phrase de Sieyès est la définition la plus claire de la nature de ce
processus. Le pouvoir constituant n’est pas lié à des formes juridiques et à des procédures ; il
est « toujours à l’état de nature » lorsqu’il apparaît dans cette qualité inaliénable.

C’est sur le pouvoir constituant que reposent toutes les attributions et compétences constituées
conformément à la constitution (verfassungsmässig konstituiert). Mais lui-même ne peut jamais
se constituer par des lois constitutionnelles (verfassungsgesetzlich konstituieren). Le peuple, la
nation reste l’origine de tout évènement politique, la source de toutes les énergies qui
s’extériorise dans des formes toujours nouvelles, qui produit de son sein des formes et des
organisations toujours nouvelles, mais qui ne soumet elle-même jamais son existence politique
à une mise en forme définitive.

Questions : peut-on concevoir un pouvoir constituant non-démocratique ? Peut-il y avoir


des limites constitutionnelles au pouvoir constituant ?

DOCUMENT 3 : Extrait du discours du député Frochot sur le mode de révision


constitutionnelle, Assemblée constituante, séance du 31 août 1791, Archives
parlementaires, t. 30, p. 95

« Messieurs, le législateur satisfait d’avoir constitué un grand peuple et donné des lois à son
pays, croirait en vain que sa tâche est remplie. Il n’a rien fait encore, si le caprice ou l’ambition
des hommes peuvent à chaque instant menacer et détruire son ouvrage. Il n’a rien fait encore,
si l’égide immuable de la raison ne protège pas, contre le délire de l’inconstance, les institutions
qu’il a formées ; si enfin il ne leur a pas attaché la garantie sacrée du temps. Mais aussi,
Messieurs, les droits des nations ont été proclamés en vain, si l’on ne reconnaît pas ce principe
: qu’au peuple appartient le pouvoir de rectifier, de modifier sa constitution, de la détruire
même, de changer la forme de son gouvernement, et d’en créer une autre ; ou plutôt, il importe
peu au principe en lui-même qu’il soit consacré par la constitution. L’éternelle vérité n’a pas
besoin d’être déclarée, elle est préexistante à tous les temps, commune à tous les lieux,
indépendante de tous les pactes. Dès en abordant la question, vous apercevez donc, Messieurs,
d’une part un grand principe à respecter ; de l’autre, de grandes erreurs à prévenir dans son
application. Cependant, laisserai-je sans réponse un argument proposé plus d’une fois contre la
prévoyance du législateur à cet égard ? Des hommes inattentifs, mais de bonne foi, ont prétendu

14
qu’ici était la fin de nos pouvoirs, et que tout acte ultérieur deviendrait une atteinte aux droits
sacrés du peuple. […] Nous admettons tous, comme attribut essentiel de la puissance nationale,
le droit de modifier ou de changer la constitution ; mais je demande à ceux qui ne veulent rien
d’ultérieur à la déclaration de ce principe, je leur demande quels moyens leur restent de
provoquer l’exercice d’un tel droit. Je n’en connais que deux : La forme légale et l’insurrection.
La forme légale si la constitution a voulu l’indiquer. L’insurrection, lorsque la constitution est
muette. Cela posé, l’argument que je combats se réduit à cette question fort simple : Dans le
choix des moyens, l’insurrection vaut-elle mieux que la forme légale ? Présenter ainsi la
question, c’est, je crois, la discuter, et c’est aussi la résoudre ; car je ne pense pas qu’une seule
voix se fasse entendre pour vanter parmi nous les douceurs de l’insurrection. Mais la
souveraineté nationale, a-t-on dit, ne peut se donner aucune chaîne, sa détermination future ne
peut être interprétée ou prévue, ni soumise à des formes certaines ; car il est de son essence de
pouvoir ce qu’elle voudra et de la manière dont elle voudra. Eh bien, Messieurs, c’est
précisément par un effet de cette toute-puissance que la nation veut aujourd’hui, en consacrant
son droit, se prescrire à elle-même un moyen légal et paisible de l’exercer ; et, loin de trouver
dans cet acte une aliénation de la souveraineté nationale, j’y remarque au contraire l’un des plus
beaux monuments de sa force et de son indépendance ».

II. La modification constitutionnelle sans révision du texte


constitutionnel : l’exemple des conventions de la constitution

DOCUMENT 4 : Message du 6 février 1879 de Jules Grévy au Sénat (Journal officiel du


7 février 1879, p. 819).

Messieurs les Sénateurs,


L’Assemblée nationale en m’élevant à la présidence de la République, m’a imposé de
grands devoirs. Je m’appliquerai sans relâche à les accomplir, heureux si je puis, avec le
concours sympathique du Sénat et de la Chambre des députés, ne pas rester au-dessous de ce
que la France est en droit d’attendre de mes efforts et de mon dévouement.
Soumis avec sincérité à la grande loi du régime parlementaire, je n’entrerai jamais en
lutte contre la volonté nationale, exprimée par ses organes constitutionnels.
Dans les projets de lois qu’il présentera au vote des chambres et dans les questions
soulevées par l’initiative parlementaire, le Gouvernement s’inspirera des besoins réels, des
vœux certains du pays, dans un esprit de progrès et d’apaisement ; il se préoccupera surtout du
maintien de la tranquillité, de la sécurité, de la confiance, le plus ardent des vœux de la France,
le plus impérieux de ces besoins.
Dans l’application des lois, qui donne à la politique générale son caractère et sa
direction, il se pénétrera de la pensée qui les a dictées, il sera libéral, juste pour tous, protecteur
de tous les intérêts légitimes, défenseur résolu de ceux de l’État.
Dans sa sollicitude pour les grandes institutions qui sont les colonnes de l’édifice social,
il fera une large part à notre armée, dont l’honneur et les intérêts seront l’objet constant de ses
plus chères préoccupations.
Tout en tenant un juste compte des droits acquis et des services rendus, aujourd’hui que
les deux grands pouvoirs sont animés du même esprit, qui est celui de la France, il veillera à ce
que la République soit servie par des fonctionnaires qui ne soient ni ses ennemis, ni ses
détracteurs.

15
Il continuera à entretenir et développer les bons rapports qui existent entre la France et
les puissances étrangères, et à contribuer ainsi à l’affermissement de la paix générale.
C’est par cette politique libérale et vraiment conservatrice que les grands pouvoirs de la
République, toujours unis, toujours animés du même esprit, marchant toujours avec sagesse,
feront porter ses fruits naturels au Gouvernement que la France, instruite de ses malheurs, s’est
donné comme le seul qui puisse assurer son repos, et travailler utilement au développement de
sa prospérité, de sa force et de sa grandeur.

DOCUMENT 5 : Pierre Avril, Les conventions de la Constitution, Paris, P.U.F., coll.


« Léviathan », 1997, p. 48 et p. 129-130.

Partagé entre des arrière-pensées contradictoires, l’Assemblée nationale n’avait pas


véritablement choisi entre la monarchie et le République et elle avait renvoyé la décision à plus
tard. Cette décision fut prise « dans les faits par le choix du peuple français qui en 1875 envoya
une majorité républicaine à la Chambre et déjoua en 1877 la tentative de dissolution de la
Chambre par Mac-Mahon en y renvoyant une nouvelle majorité républicaine ». Carl Schmitt
poursuit : « La force étonnante de ce cas particulier tient à ce que le refus du ‘‘coup d’État’’ de
Mac-Mahon a constitué le choix politique du peuple français pour la république et contre la
monarchie — un choix que l’Assemblée nationale avait cherché à contourner dans les lois
constitutionnelles de 1875.1 »
La décision du peuple français ne portait pas seulement sur la République, elle condamnait aussi
la dissolution et donc le renvoi de Jules Simon qui en avait été la cause, la Chambre n’acceptant
pas que le Président de la République puisse congédier un président du Conseil qui conservait
sa confiance. Par là même, cette décision répudiait le dualisme, pourtant inscrit dans les lois
constitutionnelles, et elle ouvrait la voie à la souveraineté parlementaire dont on a vu plus haut
la généalogie. Son instauration officielle devait être proclamée par le nouveau Président de la
République dans son message aux chambres du 7 février 1879 : « Soumis avec sincérité à la
grande loi du régime parlementaire, je n’entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale
exprimée par ses organes constitutionnels. »
Ce que Marcel Prélot appelait à juste titre la « Constitution Grévy » prolonge la décision
populaire en faveur du monisme républicain par une seconde révision, implicite, en lui
adjoignant la renonciation à l’exercice du droit de dissolution attribué au Président de la
République par l’article 5 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, et consacre ainsi le
parlementarisme absolu.
On a donc la réponse à la question : comment la souveraineté parlementaire, en tant que norme
non écrite, a-t-elle été introduite dans la Constitution de la III e République ? Par une décision
politique qui établissait la nouvelle convention. (…)
Dans le cas d’une convention fondatrice, comme la souveraineté parlementaire pour la III e
République ou l’arbitrage présidentiel pour la V e, la cause de l’effectivité réside dans la décision
politique fondamentale issue de manifestations de volonté du suffrage universel, c’est-à-dire
qu’elle revêt un caractère exclusivement unilatéral : quelle place le processus quasi contractuel
peut-il encore occuper ?
En 1875, le compromis dilatoire avait escamoté l’essentiel, et la décision fondamentale
n’intervint qu’à l’occasion de la crise du 16 mai 1877. Comme on l’a vu au chapitre premier,
cette décision ne portait pas seulement sur la République, mais sur la forme spécifique qu’elle
revêtait : la souveraineté parlementaire, c’est-à-dire un mode d’exercice particulier du pouvoir

1
Carl Schmitt, Théorie de la Constitution, préface d’Olivier Beaud, Paris, P.U.F., coll. « Léviathan », 1993, p.
160.

16
que désignait le terme abstrait de République.
C’est du moins ce que suggère l’enchaînement des évènements, puisque les élections de 1877
avaient consacré le pouvoir de la Chambre en désavouant le Président de la République. Mais
ce sont les acteurs du jeu parlementaire qui prolongèrent cette décision fondamentale dont ils
tirèrent des conséquences qu’elle ne comportait pas nécessairement. Le dualisme avait
incontestablement été rejeté, certes, mais il subsistait une incertitude sur le caractère qu’allait
présenter le monisme triomphant. La preuve en est que les vainqueurs ne concevaient pas le
fonctionnement du nouveau régime de la même manière, les idées de Gambetta sur le
gouvernement de majorité étaient aux antipodes de celles de Grévy, celles de Ferry sur le rôle
de l’exécutif s’opposaient à celles de Clemenceau, etc. Ce sont les acteurs qui, à travers les
conflits qui ont marqué les années suivantes, ont tranché en écartant le monisme à l’anglaise
défendu par Gambetta au profit de ce que Carré de Malberg appelait le « parlementarisme
absolu ». Sa consécration a été apportée par le message de Jules Grévy aux chambres qui, en
1879, formulait et reconnaissait la convention qui allait dominer le fonctionnement du régime.

Question : de ces deux extraits, tentez de dégager ce qu’emportent les conventions de la


constitution pour la définition même du droit constitutionnel.

III. La révision constitutionnelle sous la Ve République


DOCUMENT 6 : Les dispositions constitutionnelles relatives à la révision
constitutionnelle sous la Ve République

A] La procédure classique de l’article 89 de la Constitution de 1958

Article 89. - L'initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président


de la République sur proposition du Premier Ministre et aux membres du Parlement.

Le projet ou la proposition de révision doit être examiné dans les conditions de délai fixées au
troisième alinéa de l'article 42 et voté par les deux assemblées en termes identiques. La révision
est définitive après avoir été approuvée par référendum.

Toutefois, le projet de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la


République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès ; dans ce cas, le projet
de révision n'est approuvé que s'il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages
exprimés. Le bureau du Congrès est celui de l'Assemblée Nationale.

Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à
l'intégrité du territoire.

La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision

B] La procédure hétérodoxe de l’article 11 de la Constitution de 1958

Art. 11. - Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée


des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal Officiel,

17
peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics,
sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation
et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d'un traité qui,
sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions.
Lorsque le référendum est organisé sur proposition du Gouvernement, celui-ci fait, devant
chaque assemblée, une déclaration qui est suivie d'un débat.
[Entrée en vigueur dans les conditions fixées par les lois et lois organiques nécessaires à leur
application (article 46-I de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008) Un
référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative
d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur
les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir
pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an.
Les conditions de sa présentation et celles dans lesquelles le Conseil constitutionnel contrôle le
respect des dispositions de l'alinéa précédent sont déterminées par une loi organique.
Si la proposition de loi n'a pas été examinée par les deux assemblées dans un délai fixé par la
loi organique, le Président de la République la soumet au référendum.
Lorsque la proposition de loi n'est pas adoptée par le peuple français, aucune nouvelle
proposition de référendum portant sur le même sujet ne peut être présentée avant l'expiration
d'un délai de deux ans suivant la date du scrutin.]
Lorsque le référendum a conclu à l'adoption du projet ou de la proposition de loi, le Président
de la République promulgue la loi dans les quinze jours qui suivent la proclamation des résultats
de la consultation.

DOCUMENT 7 : Dominique Rousseau, « La révision de la Constitution sous la Ve


République », Dossier thématique du Conseil constitutionnel, 1998 : 40ème anniversaire de
la Constitution – la Constitution en 20 questions.

Toute Constitution prévoit toujours que ses dispositions peuvent être modifiées, complétées ou
supprimées. Aussi fiers soient-ils de leur œuvre, les constituants restent assez sages pour savoir que
leur travail n'est jamais parfait, que l'usage du texte peut faire apparaître des difficultés inédites ou
imprévisibles au moment de sa conception, ou encore que la marche du temps et l'évolution de la
société peuvent susciter de nouvelles exigences constitutionnelles. Cette sagesse, au demeurant, se
nourrit d'une philosophie politique, celle qui fait de la nation souveraine l'origine de tout et qui
postule, en conséquence, sa totale et permanente liberté : la nation n'est pas faite par la Constitution,
c'est elle qui fait la Constitution et reste constamment maître de son contenu. SIEYES, dans "Qu'est-
ce que le Tiers État ? ", l'affirme sans détour : "il serait ridicule de supposer la nation liée elle-même
par la Constitution à laquelle elle a assujetti ses mandataires. Non seulement la nation n'est pas
soumise à une Constitution, mais elle ne peut pas l'être, mais elle ne doit pas l'être, ce qui équivaut
encore à dire qu'elle ne l'est pas". Et, dans son article 28, la mythique Constitution du 24 juin 1793
traduit cette philosophie en un principe clair : " un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer
et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures".
Cette totale liberté constituante du peuple, parfaitement compréhensible dans son principe
démocratique, rencontre cependant sur son chemin d'autres exigences, également démocratiques,
qui justifient une codification du pouvoir de révision. Une Constitution, en effet, n'est pas un texte
ordinaire ; c'est la Loi des lois, l'acte solennel par lequel une société déclare les principes qui la
fondent, qui la rassemblent et qui l'organisent. Ce texte-là ne peut être changé aussi facilement
qu'une loi ordinaire ; il faut une procédure particulière, plus solennelle, plus exigeante, qui
corresponde à la qualité de l'acte à modifier ; il faut distinguer le pouvoir de faire les lois du pouvoir
de réviser la Loi. Comme la plupart des Constitutions, celle de 1958 opère cette distinction en

18
réservant un titre spécial à la révision constitutionnelle - le titre XVI - et un article unique - l'article
89.
Ces dispositions particulières règlent quatre questions :
- L'initiative de la révision. Elle appartient "concurremment au Président de la République sur
proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement". Initiative partagée donc entre les
parlementaires et l'exécutif, mais surtout au sein même de l'exécutif : ni le Président ni le premier
ministre ne peuvent engager seul une procédure de révision ; le Président doit attendre - ou solliciter
- la proposition du Premier ministre, et, en retour, le Premier ministre doit attendre - ou provoquer
- la réponse du Président à sa proposition. Quand l'initiative de la révision vient de l'exécutif,
l'accord du Président et du Premier ministre est ainsi nécessaire ; exigence relativement facile à
satisfaire si l'un et l'autre appartiennent à la même famille politique, beaucoup moins dans
l'hypothèse d'une cohabitation au sommet de l'État.
- L'adoption du projet ou de la proposition. Qu'il vienne de l'exécutif - projet - ou des parlementaires
- proposition - le texte doit être voté par chacune des deux assemblées "en termes identiques". La
précision est importante. A la différence de la procédure législative ordinaire où le Premier ministre
peut, en cas de désaccord persistant entre les deux chambres, provoquer la réunion d'une
commission mixte paritaire pour tenter d'aboutir à un texte commun - et même demander à
l'Assemblée nationale de statuer définitivement - la procédure de révision ne prévoit aucun moyen
de forcer l'accord entre députés et sénateurs. Ici, les deux assemblées ont un égal pouvoir ; en
maintenant sa rédaction, en refusant de prendre en compte les modifications de l'autre, chacune peut
faire durer les débats indéfiniment et, de fait, bloquer la révision. Plusieurs projets ont ainsi échoué
à ce stade, par obstruction du Sénat : l'extension du champ du référendum (1984), l'extension aux
personnes du droit de provoquer le contrôle de la conformité d'une loi aux droits fondamentaux
(1990, 1993) ...
- La ratification. Deux situations doivent être distinguées : ou les parlementaires sont à l'origine de
la révision, et la ratification se fait obligatoirement par référendum ; ou l'exécutif est à l'origine, et
le Président de la République a le choix entre la ratification par référendum ou la ratification par le
Congrès. Le Congrès est la réunion, dans une même salle et au château de Versailles, des députés
et des sénateurs qui doivent voter le projet à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés
pour qu'il soit ratifié. La raison de cette différence de traitement entre projet et proposition est,
évidemment, politique : le général de Gaulle craignait que les initiatives parlementaires de révision
aient pour objet de détruire son œuvre ; aussi, connaissant la très grande réserve des députés et
sénateurs à l'égard de la pratique référendaire, il espérait limiter leurs "envies" de révision en les
soumettant obligatoirement au référendum. Il n'avait pas tort.
- Les limites de la révision. Elles peuvent être classées en deux catégories principales. D'abord, les
limites justifiées par les circonstances ; pour éviter que les révisions se fassent sous la pression de
l'occupant ou d'un conflit, il est interdit d'engager ou de poursuivre une procédure de révision
"lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire" ; pour éviter aussi qu'un Président "intérimaire"
ne profite de la situation, l'usage de l'article 89 est interdit "durant la vacance de la Présidence de la
République" ; pour éviter encore qu'un Président en exercice ne saisisse l'occasion d'une crise
exceptionnelle, il lui est interdit - par la décision du Conseil constitutionnel du 2 septembre 1992 -
de changer la Constitution lorsqu'il fait application des pouvoirs de l'article 16. Ensuite, des limites
portant sur le contenu : "la forme républicaine du gouvernement, précise le dernier alinéa de l'article
89, ne peut faire l'objet d'une révision". Si l'obligation de respecter la "forme républicaine" signifie
l'interdiction de rétablir la monarchie ou l'empire, la limite imposée au pouvoir de révision est faible
car le risque d'un tel rétablissement est lui-même faible ; si, en revanche, l'expression signifie
obligation de respecter les valeurs et principes qui donnent à un régime sa "forme républicaine" -
par exemple, la laïcité, le service public, l'égalité, la fraternité ... - la liberté du pouvoir constituant
se trouverait fortement réduite. Si cette question d'interprétation reste en suspens, le Conseil
constitutionnel a rappelé, dans sa décision du 2 septembre 1992, l'ensemble de ces limites et laissé
entendre qu'il pourrait, le cas échéant, sanctionner leur non-respect. Mais, l'article 89 n'interdisant
pas une révision des limites qu'il pose, le pouvoir constituant pourrait parfaitement les supprimer et

19
retrouver ainsi une totale liberté de décision, y compris pour modifier la forme républicaine du
gouvernement...
Et l'article 11 ? Une révision de la Constitution est-elle possible par le moyen de l’article 11 ? En
1958, chacun s'accordait pour considérer que la Constitution définissait une seule procédure de
révision, celle prévue à l’article 89. Mais, en 1962, l'utilisation par le général de Gaulle de l'article
11 pour modifier le mode d'élection du Président de la République oblige à reprendre la lecture de
cet article, et en particulier de la disposition prévoyant que peut être soumis au référendum "tout
projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics". Or, juridiquement, il est clair qu'un
des objets principaux d'une Constitution est d'organiser les pouvoirs publics ; la première loi
constitutionnelle de la IIIè République est, d'ailleurs, intitulée "loi relative à l'organisation des
pouvoirs publics". La possibilité d'une révision par le moyen de l'article 11 est donc
constitutionnellement défendable. Pourtant, ce sont surtout des considérations politiques qui ont été
avancées pour justifier l'usage de l'article 11. La procédure qu'il institue procure, en effet, deux
"avantages" - qui peuvent être lus aussi comme deux "inconvénients" :
- La mise hors-jeu du Parlement. Avec l'article 11, le projet de révision, présenté par le Président
de la République sur proposition du Premier ministre, n'est ni discuté ni voté par les chambres ; il
est directement soumis au vote du peuple par référendum. La seule obligation pour le gouvernement
est de faire sa proposition de révision pendant la durée des sessions parlementaires et de
l'accompagner d'une déclaration suivie d'un débat dans chacune des deux assemblées ; mais aucun
travail ni, a fortiori, aucun vote sur le projet lui-même ne sont prévus. Un Parlement en désaccord
avec le projet ne pourrait manifester son opposition que par le dépôt et le vote d'une motion de
censure.
- La suppression des limites. L'article 11 ne prévoit aucune limite de circonstances ou de contenu à
l'exercice du pouvoir de modifier directement par référendum l'organisation des pouvoirs publics.
Sauf à considérer que les limites énoncées à l'article 89 sont également valables pour l'article 11 -
mais aucun renvoi n'est fait d'un article à l'autre - le pouvoir de révision est, ici, totalement libre.
Au fond, l'article 11 ne s'est imposé comme modalité possible de révision que parce que l'article 89
donne au Sénat, chambre haute issue d'un suffrage indirect, un pouvoir de blocage ; hostile, en 1962,
à l'élection populaire du Chef de l'État, il n'aurait jamais laissé "passer" cette révision par la
procédure de l'article 89. Contourner le refus prévisible du Sénat fut sans doute, à cette époque, la
véritable raison du recours à l'article 11. (…)

DOCUMENT 8 : Extraits de quatre décisions juridictionnelles relatives à l’article 11 de


la Constitution française de 1958

Extrait de la décision n° 62-20 du Conseil constitutionnel du 6 novembre 1962

Considérant que, si l’article 61 de la Constitution donne au Conseil constitutionnel mission


d’apprécier la conformité à la Constitution des lois organiques et des lois ordinaires qui,
respectivement, doivent ou peuvent être soumises à son examen, sans préciser si cette
compétence s’étend à l’ensemble des textes de caractère législatif, qu’ils aient été adoptés par
le peuple à la suite d’un référendum ou qu’ils aient été votés par le Parlement, ou si, au contraire,
elle est limitée seulement à cette dernière catégorie, il résulte de l’esprit de la Constitution qui
a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics que les
lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par
le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple à la suite d’un référendum,
constituent l’expression directe de la souveraineté nationale.

20
Extrait de la décision n° 92-313 du Conseil constitutionnel du 23 septembre 1992

Considérant que si l’article 61 de la Constitution donne au Conseil constitutionnel mission


d’apprécier la conformité à la Constitution des lois organiques et des lois ordinaires qui,
respectivement, doivent ou peuvent être soumises à son examen, sans préciser si cette
compétence s’étend à l’ensemble des textes de caractère législatif, qu’ils aient été adoptés par
le peuple à la suite d’un référendum ou qu’ils aient été votés par le Parlement, ou si, au contraire,
elle est limitée seulement à cette dernière catégorie ; que, toutefois, au regard de l’équilibre des
pouvoirs établi par la Constitution, les lois que celle-ci a entendu viser dans son article 61 sont
uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple
français à la suite d’un référendum contrôlé par le Conseil constitutionnel au titre de l’article
60, constituent l’expression directe de la souveraineté nationale.

Extrait de la décision n° 2014-392 QPC du Conseil constitutionnel du 25 avril 2014

Considérant que l’article 61-1 de la Constitution donne au Conseil constitutionnel mission


d’apprécier la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantir des dispositions
législatives, sans préciser si cette compétence s’étend à l’ensemble des textes de caractère
législatif ; que, toutefois, au regard de l’équilibre des pouvoirs établi par la Constitution, les
dispositions législatives qu’elle a entendu viser dans son article 61-1 ne sont pas de celles qui,
adoptées par le Peuple français à la suite d’un référendum contrôlé par le Conseil constitutionnel
au titre de l’article 60, constituent l’expression directe de la souveraineté nationale.

Extrait de l’arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat Sarran et Levacher du 30 octobre 1998

Considérant que selon l’article 60 de la Constitution : « Le Conseil constitutionnel veille à la


régularité des opérations de référendum et en proclame les résultats » ; qu’à ce titre, il doit
notamment, comme le prescrit l’article 46 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi
organique, être « consulté par le gouvernement sur l’organisation des opérations de
référendum » ; qu’en vertu de l’article 3 de la Constitution, « la souveraineté nationale
appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».
Considérant qu’il ressort de ces dispositions que seuls les référendums par lesquels le peuple
français exerce sa souveraineté, soit en matière législative dans les cas prévus par l’article 11
de la Constitution, soit en matière constitutionnelle comme le prévoit l’article 89, sont soumis
au contrôle du Conseil constitutionnel.

Questions : serait-il aujourd’hui possible pour le président de la République d’initier une


révision constitutionnelle par la voie de l’article 11 de la Constitution ? Est-il pertinent de
considérer qu’une décision directe du peuple est injusticiable parce que le peuple est
souverain ?

21
IV. Les limites au pouvoir de révision constitutionnelle
DOCUMENT 9 : Deux décisions de juridictions constitutionnelles étrangères relatives
aux limites du pouvoir de révision in Pierre Bon et Didier Maus (dir.), Les grandes
décisions des cours constitutionnelles européennes, Paris, Dalloz, 2008, n° 15 et 16, p. 71 s.

A- Extraits de l’arrêt de la Cour constitutionnelle italienne du 29 décembre 1988

La Constitution italienne contient certains principes suprêmes qui ne peuvent être ni violés ni
modifiés dans leur contenu essentiel, pas même par des lois de révision constitutionnelle ni par
d’autres lois constitutionnelles. Ceux-ci consistent tant dans les principes que la Constitution
même prévoit comme limites absolues au pouvoir de révision constitutionnelle, telle la forme
républicaine (article 139 de la Constitution), que dans les principes qui, bien que n’étant pas
mentionnés expressément parmi ceux qui ne peuvent pas être soumis à la procédure de révision
constitutionnelle, relèvent de l’essence même des valeurs suprêmes sur lesquelles se fonde la
Constitution italienne.
Cette Cour a, par ailleurs, déjà reconnu dans de nombreuses décisions que les principes
suprêmes de l’ordonnancement constitutionnel ont une valeur supérieure par rapport aux autres
normes ou lois de niveau constitutionnel, tant lorsqu’elle a estimé que mêmes les dispositions
du Concordat, lesquelles jouissent d’une « protection constitutionnelle » particulière prévue à
l’article 7, alinéa 2, de la Constitution, ne se soustraient pas à la vérification de leur conformité
à l’égard des « principes suprêmes de l’ordonnancement constitutionnel » (v. arrêts n° 30 de
1971, 12 de 1972, 175 de 1973, 1 de 1977, 18 de 1982), que lorsqu’elle a affirmé que la loi
d’exécution du Traité CEE peut être soumise au contrôle de cette Cour « par rapport aux
principes fondamentaux de notre ordonnancement constitutionnel ainsi qu’aux droits
inaliénables de la personne humaine » (v. arrêts n° 183 de 1973, 170 de 1984).
Il est donc indéniable que cette Cour est compétente pour juger de la conformité des lois de
révision constitutionnelle et des autres lois constitutionnelles, même à l’égard des principes
suprêmes de l’ordonnancement constitutionnel. D’ailleurs, si tel n’était pas le cas, on
parviendrait à l’absurdité de considérer le système de garanties juridictionnelles de la
Constitution comme défectueux ou non effectif précisément par rapport à ses normes les plus
élevées.
B- Extraits de l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale allemande du 15 décembre 1970

L’interprétation de l’article 79, alinéa 3, de la Loi fondamentale 2 est la suivante :


L’article 79, alinéa 3, de la Loi fondamentale considérée comme limitation du pouvoir
constituant dérivé a pour objet d’empêcher que l’ordre constitutionnel soit détruit dans sa
substance, dans ses fondements, par l’adoption formelle d’une loi modifiant la Constitution et
soit abusivement utilisé pour légaliser après-coup un régime totalitaire. Cette disposition
interdit ainsi tout abandon radical des principes qui y sont mentionnés. Les principes ne sont
pas « touchés » en tant que principes s’il en est tenu compte de façon générale et s’ils ne sont
modifiés que pour une situation spéciale de façon appropriée et pour des raisons manifestement
valables. La formule selon laquelle ces principes ne doivent pas « être touchés » n’a pas un sens
plus strict que celle employée par l’article 19, alinéa 2, de la Loi fondamentale, selon laquelle
en aucun cas un droit fondamental ne doit « être atteint dans sa substance ».

2
L’article 79, alinéa 3, de la Loi fondamentale allemande dispose : « Toute modification de la présente Loi fondamentale qui toucherait à
l’organisation de la Fédération en Länder, au principe du concours des Länder à la législation ou aux principes énoncés aux a rticles 1 et 20
est interdite. »

22
DOCUMENT 10 : Olivier Jouanjan, « La forme républicaine de gouvernement, norme
supraconstitutionnelle ? », in B. Mathieu et M. Verpeaux (dir.), La République en droit
français, Economica, 1996, p. 280-282.
Comment le même pouvoir peut-il être dans un cas « originaire » et dans l’autre cas « dérivé »
? Comme l’exprime parfaitement Olivier Beaud : si par dérivé on veut désigner ce fait que le
pouvoir en question est un pouvoir habilité, alors on pose une distinction de nature entre un
pouvoir habilité et un pouvoir originaire inconditionné. Les ranger dans une même catégorie,
celle du pouvoir « constituant », relève peut-être d’une « faute de logique », cela, en tout état
de cause, revient à nier en même temps qu’on l’affirme la distinction entre les deux pouvoirs :
ils sont à la fois identiques (expression du pouvoir constituant) et différents (habilité ou
originaire). Une telle classification, derrière l’apparence de son caractère logiquement
impeccable (la différence spécifique fournit le critère de distinction au-dedans du genre), nous
paraît en réalité ne rien trancher et laisser ouvertes toutes les possibilités explicatives qui
conviendront à l’interprète : il appuiera sur l’identité de genre (la révision est l’exercice du
pouvoir constituant) lorsque cela lui conviendra (le pouvoir constituant ne saurait être
matériellement limité), et sur la différence spécifique selon les besoins de la cause (par exemple
: la révision de 1962 est inconstitutionnelle). Bref, sur la base d’une telle classification, on peut
soutenir tout et son contraire : il suffit de déplacer les accents. Il est remarquable que la doctrine
utilise pour désigner le pouvoir de révision les concepts de pouvoir constituant « dérivé » ou «
institué ». En effet, dès lors que l’on voulait continuer de qualifier le pouvoir de révision de
pouvoir constituant, pour désigner un pouvoir établi par la Constitution, il pouvait évidemment
apparaître assez contradictoire de le nommer le « pouvoir constituant constitué ». On a certes
effacé cette contradiction au plan terminologique en utilisant ces euphémismes que sont les
adjectifs « dérivé » ou « institué ». Mais on n’a pas effacé la contradiction conceptuelle que
dévoile pleinement l’idée, difficilement acceptable, d’un pouvoir constituant constitué. Quelle
signification spécifique peut-on attacher aux adjectifs institué ou dérivé qui les distingueraient
de l’adjectif constitué ? Enfin, dans ce registre des difficultés, il faut encore compter la suivante
: on affirme le caractère « inconditionné » du pouvoir constituant originaire ; il lui est dès lors
loisible d’instituer un pouvoir de révision auquel il peut prescrire une procédure ; mais il
apparaît alors difficile de lui refuser, dans le même temps, cette liberté de limiter la compétence
matérielle de ce pouvoir « conditionné » qu’est le pouvoir de révision. Nous ne trouvons aucune
explication juridique de la raison pour laquelle les règles de procédure imposées au pouvoir de
révision seraient valides et efficaces mais pas, à l’inverse, les règles matérielles. Très
significativement, le doyen Vedel écrivait : la Constitution fixe « les conditions, au moins les
conditions de forme dans lesquelles ce pouvoir constituant (dérivé) est exercé ». Que signifie
cet « au moins » si l’on refuse (et pour quel motif normatif ?) les limitations constitutionnelles
matérielles ? Le pouvoir constituant « originaire » nous l’appellerons simplement, avec Olivier
Beaud et la doctrine allemande, le pouvoir constituant. Il est inconditionné (absence de normes
supra-constitutionnelles). Sa fonction consiste à donner à une unité politique déjà constituée ou
qui se constitue par le même acte, le statut des pouvoirs politiques qui sont ainsi légitimés en
même temps que limités. Parmi ces pouvoirs constitués, il a le pouvoir de révision qui agit en
vertu d’une compétence établie par la Constitution. Ce pouvoir est habilité (et légitimé) par le
Constituant à modifier le texte de la Constitution dans le respect de certaines formes et
procédures et dans les limites (matérielles, circonstancielles) établies par cette Constitution. Le
pouvoir constituant étant inconditionné, il est juridiquement libre de permettre la révision totale
de la Constitution (et, comme en Suisse, par exemple, de la soumettre à une procédure différente
de la révision partielle) ou de soustraire certains objets à la compétence du pouvoir de révision,
comme, d’ailleurs, il est libre de ne pas instituer de pouvoir de révision. La décision sur cette
question est une décision de politique constitutionnelle qui relève de l’appréciation souveraine
du constituant.
23
Université Jean Moulin - Lyon 3 Année universitaire 2021-2022
LICENCE 1
1er Semestre
DROIT CONSTITUTIONNEL
Cours du Professeur David Mongoin

FICHE 3
LES GARANTIES DE LA CONSTITUTION

Indication bibliographique complémentaire :


Léo Hamon, Les juges de la loi, Paris, Économica, 1987.

I. Les obstacles français au contrôle de constitutionnalité de la loi

DOCUMENT 1 : Stéphane Rials, La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Paris,


Hachette, coll. « Pluriel », 1988, p. 369-370.

DOCUMENT 2 : Jean Rivero, « Fin d’un absolutisme », Pouvoirs, n° 13, nouvelle édition 1991, p.
6-7.

DOCUMENT 3 : Intervention du député Fernand de Ramel à la tribune de la Chambre des députés


le 28 mars 1901, Débat parlementaire du 29 mars 1901, Journal officiel de la République française,
Chambre des députés, p. 991.

II. La Constitution et la hiérarchie des normes : la suprématie de la


Constitution assurée par le contrôle de constitutionnalité

A] Approche théorique

DOCUMENT 4 : Hans Kelsen, Théorie pure du droit, traduction de Charles Eisenmann, Paris,
Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1962, p. 299 et p. 360.

DOCUMENT 5 : Alexis de Tocqueville, « Du pouvoir judiciaire et de son action sur la société


politique », chapitre VI, 1ère partie, De la Démocratie en Amérique, Edition Nolla, Paris, Vrin, 1990,
tome 1, p. 82 et s.

DOCUMENT 6 : Michel Troper, « Le bon usage des spectres. Du gouvernement des juges au
gouvernement par les juges », in Le nouveau constitutionnalisme. Mélanges en l’honneur de
Gérard Conac, Paris, Économica, 2001, p. 49-65 (extraits).

24
B] Approche pratique

DOCUMENT 7 : Extraits de l’opinion majoritaire de la Cour suprême américaine, Marbury v.


Madison (1803), repris dans Elisabeth Zoller, Les grands arrêts de la Cour suprême des États-
Unis, Dalloz, coll. « Grands arrêts », 2010, p. 10- 12.

DOCUMENT 8 : Articles 61 et 62 de la Constitution de la Ve République.

DOCUMENT 9 : 27ème considérant de la décision du Conseil constitutionnel n° 197 du 23 août


1985, Évolution de la Nouvelle Calédonie.

DOCUMENT 10 : Décision du Conseil constitutionnel n° 71-44 du 16 juillet 1971, Liberté


d’association.

DOCUMENT 11 : Décision du Conseil constitutionnel n° 74-54 du 15 janvier 1975, Loi relative à


l'interruption volontaire de la grossesse.

DOCUMENT 12 : Déclaration n° 17 relative à la primauté, annexée à l'acte final de la


Conférence intergouvernementale qui a adopté le traité de Lisbonne signé le 13 décembre 2007

DOCUMENT 13 : Extraits de la décision n° 2004-505 du Conseil constitutionnel du 19 novembre


2014, Traité établissant une Constitution pour l’Europe

I. Les obstacles français au contrôle de constitutionnalité


DOCUMENT 1 : Stéphane Rials, La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Paris,
Hachette, coll. « Pluriel », 1988, p. 369-370.

Sortir de l’histoire par la loi

Si beaucoup de députés à l’Assemblé nationale s’inscrivent en aval de leurs prédécesseurs, c’est


dans ce qu’on nommera trop sommairement la longue dérive du jusnaturalisme moderne vers
le positivisme législatif. La tension de la Loi naturelle et de la loi positive, latente dans le
constitutionnalisme américain, et qui éclatera un peu plus tard dans la formulation, en cours à
l’été 1789, des huit (et non pas dix…) premiers amendements à la constitution de Philadelphie,
formant le Bill of Rights, avant d’assurer le déploiement national d’un contrôle de
constitutionnalité des lois que la jeune Amérique pratique déjà alors plus ou moins
audacieusement à l’échelon local – cette tension, lorsqu’elle existe chez les Constituants, ne
revêt pas la même configuration ou la même urgence pour la plupart d’entre eux.

Ce que la confrontation synoptique de la déclaration française et des déclarations américaines


fait ressortir en effet avec le plus de netteté, c’est l’absence, outre-Atlantique, de l’équivalent
des articles 4, 5 et 6 de notre texte. Or, nous y reviendrons, ils sont particulièrement importants
car ils abritent le basculement légicentriste de la Déclaration. Que nous disent-ils en effet ? Que
les Constituants font confiance à la raison du législateur pour concrétiser les impératifs de la
Loi naturelle pour le pays. Boutmy, décidément plein d’une finesse qui fait oublier ses terribles
faiblesses, observe : « C’est ce que la loi doit être que nous montre le Français ; c’est ce qu’elle
ne doit pas être que l’Américain nous fait voir […]. Ce que le Français se propose, c’est de faire

25
un exposé de principes pour l’éducation de tous les hommes ; ce que l’Américain se propose,
c’est de présenter la liste des cas où la loi sera attaquable devant la Cour suprême de son État. »
(…)

Ainsi le légicentrisme de quatre-vingt-neuf est-il à claire dominante d’optimisme rationaliste.


Les trompettes du progrès par la loi ne couvrent certes pas tout à fait les bassons modérés de la
conservation par la même loi. Mais le centre de gravité des pensées des Constituants n’est guère
douteux : les bassons forment l’appoint indispensable mais ils sont moins nombreux que les
trompettes. Dans la partition que jouent celles-ci, la loi parfaite, en réalisant la rationalisation
du droit, assurera inévitablement la garantie des droits et réconciliera l’homme et le citoyen,
c’est-à-dire l’homme et l’État. Dans une telle perspective – qui doit beaucoup à certaines
lectures de Montesquieu, de Rousseau, de Beccaria et de quelques autres et qui nuance le
lockianisme dominant de cet « humanisme civique » qui constituera la part la moins
antipathique du Jacobinisme –, l’antinomie de la loi et de la liberté devient absurde : la loi est
ontologiquement libératrice et créatrice de bonheur, d’où une « nomophilie » que notre époque
désabusée à l’endroit du législateur a peine à comprendre. (…)

Question : quel sens peut-on assigner au terme de « légicentrisme » ?

DOCUMENT 2 : Jean Rivero, « Fin d’un absolutisme », Pouvoirs, n° 13, nouvelle édition
1991, p. 6-7.

Les institutions, à la différence des satellites, demeurent rarement sur l’orbite où leur
créateur avait entendu les placer. Elles échappent à la volonté du Constituant ou du Législateur
qui leur a donné vie. L’évènement, le milieu, la personnalité des hommes qui les incarnent
déterminent leur trajectoire. Ainsi du conseil constitutionnel. Le père spirituel de la Constitution
de 1958, qui n’avait pas, pour les juristes, un goût excessif, n’avait sans doute pas pressenti
qu’en « plaçant certains des votes du Parlement sous le contrôle d’un Conseil constitutionnel
tout justement appelé à la vie » (Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, tome I, p. 35.), il allait
parachever la construction, en France, de l’État de droit, en rendant effective la soumission du
Législateur souverain à la règle qui fonde son pouvoir et en le contraignant par là au respect des
libertés publiques. Vingt années ont suffi à rendre caduque une tradition vieille d’un siècle et
demi, et que quatre Républiques semblaient avoir sacralisée. C’est cette étonnante aventure
institutionnelle, et ses retombées au profit de la liberté des citoyens, qu’on voudrait évoquer.

Il faut, au risque de rappeler des évidences, revenir à 1789, à la Déclaration, et à travers


elle, à Rousseau. La Loi est l’expression de la volonté générale. Comme tous les citoyens
participent à son élaboration, et que nul ne peut vouloir s’opprimer lui-même, elle ne peut, par
nature, être oppressive. A elle, dès lors, selon la Déclaration, de déterminer les cas et les formes
de l’accusation, de l’arrestation, de la détention (article 7), à elle d’« établir l’ordre public »
(article 10), de définir les abus qui restreignent le droit à la libre communication des pensées et
des opinions (article 11) : elle ne le fera que dans les strictes limites du nécessaire.

Confiance absolue et inconditionnelle dans la vertu libérale de la Loi ? Pourtant, à


travers la Déclaration elle-même, et la Constitution de 1791, une inquiétude se glisse. Affirmer
que « la Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » (article 5), n’est-ce
pas sous-entendre qu’il ne serait pas impossible, après tout, qu’elle en défendît d’autres, et qu’il
y a, au-dessus d’elle, un Droit qui limite son pouvoir ? L’inquiétude est plus explicite encore
dans la disposition du titre Ier de la Constitution de 1791, selon laquelle « le Pouvoir législatif
ne pourra faire aucune loi qui porte atteinte et mette obstacle à l’exercice des Droits naturels et

26
civils garantis par la Constitution ». L’interdiction ainsi formulée suppose l’éventualité d’une
transgression.

Ainsi, l’impossibilité structurelle d’une oppression par la Loi s’estompe, et la pyramide


des normes juridiques se dessine clairement : au sommet, les droits de l’homme, naturels,
inaliénables et sacrés tels que la Déclaration les a définis ; au-dessus, la Constitution, qui, par
la garantie qu’elle leur donne, transforme les droits « naturels, en droits civils » (Constitution
de 1791, titre Ier), enfin la Loi, qui trouve sa limite dans le respect des droits « garantis par la
Constitution ».

Seulement – et là reparaissent l’héritage de Rousseau, et la confiance dans la Volonté


générale –, aucun gardien n’est chargé de veiller au respect de cette limite. L’autocontrôle du
Législateur doit suffire à en prévenir le franchissement, si bien qu’entre le principe de la
suprématie de la Constitution, que des générations de juristes ont continué de révérer et
d’enseigner, et la réalité institutionnelle, un divorce s’est instauré : la souveraineté du
Législateur s’est incorporée à la tradition politique française.

On sait comment le cours de l’histoire n’a cessé d’élargir le fossé ainsi creusé entre la
doctrine et la réalité. Tout y a concouru, et d’abord, la dévaluation qu’a infligée, à la notion
même de Constitution, la fragilité de l’acte que 1793 avait voulu « gravé sur des tables au sein
du Corps législatif et dans les places publiques » (article 124, Constitution de 1793). Tant et
tant de constitutions, au fil des révolutions, se sont succédé entre 1791 et 1875 que l’opinion
s’est accoutumée à n’y voir que des documents précaires, voués à sombrer avec les régimes qui
les avaient élaborés : pourquoi, dès lors, subordonner la loi, qui dure, au respect de la
Constitution, qui passe ? La comparaison avec les États-Unis est de ce point de vue révélatrice :
même si l’on accorde la part qui lui revient, dans le prestige dont jouit la Constitution de 1787,
au fédéralisme qui en fait, non seulement la charte d’un régime, mais la base de l’État, sa
pérennité est pour beaucoup dans la révérence que lui porte l’opinion. (…)

Que le caractère absolu de la souveraineté parlementaire fût contraire à la définition de


l’État de droit ne semble pas avoir affecté, hormis quelques exceptions illustres, mais solitaires,
la bonne conscience de la majorité des juristes. Et cependant, peut-on qualifier d’État de droit
celui dans lequel un pouvoir est affranchi du respect de toutes règles ? Princeps solvitur lege :
la Révolution avait abrogé la vieille maxime qui fondait l’absolutisme en subordonnant à la loi
le pouvoir qui paraissait le continuateur le plus direct du Prince, c’est-à-dire le Gouvernement,
et la juridiction administrative avait réussi, au terme d’une évolution prudente, mais continue,
à assurer l’effectivité de cette abrogation. Mais l’absolutisme n’avait pas disparu pour autant :
l’évolution l’avait fait reparaître au profit du législateur. Il y avait toujours en France un pouvoir
dont l’arbitraire ne se heurtait à aucune norme. La norme existait, sans doute, mais le législateur
pouvait la transgresser en toute impunité. La primauté de la Constitution n’avait pas d’autre
garantie que la conscience des élus, qui n’est ni une garantie juridique, ni une garantie certaine :
derrière le mythe de la Volonté générale, l’expérience révèle tantôt la passion d’une majorité
plus portée à consolider sa victoire qu’à respecter les droits de la minorité vaincue, tantôt, à
travers la docilité des élus, la volonté pure et simple de l’Exécutif. Combien de fois a-t-on vu
celui-ci, à la suite de l’annulation d’un de ses actes par le juge administratif, obtenir du
Parlement la validation du règlement annulé, dont l’arbitraire, sous le manteau de la Loi, défiait
dès lors toute censure ?

Question : peut-on dire que les révolutionnaires français ont été trop rousseauistes ?

27
DOCUMENT 3 : Intervention du député Fernand de Ramel à la tribune de la Chambre
des députés le 28 mars 1901, Débat parlementaire du 29 mars 1901, Journal officiel de la
République française, Chambre des députés, p. 991. [Un député, sous la Troisième
République, s’inquiète de l’absence de garantie de la Constitution, donc de l’absence d’une
‘‘vraie’’ Constitution.]

Déclaration du député Ramel à la tribune de la Chambre des députés :


« Vous ne l’ignorez pas, il y a des lois organiques des pouvoirs publics, mais vous n’avez
pas de Constitution dans le vrai sens du mot, c’est-à-dire de principes constitutionnels qui
garantissent les droits du citoyen et qui soient la base obligatoire du Gouvernement. Il n’y a pas
de garantie fondamentale pour le pays contre l’arbitraire du Gouvernement, l’inconstance des
Assemblées et les atteintes aux libertés essentielles, sauvegarde des citoyens…
« Il faut donc au-dessus du Parlement et de ses inconstances, une constitution qui
contienne des règles et des garanties essentielles et inviolables que tous les gouvernements, en
France, se sont successivement imposés depuis 1789. Lisez la Constitution de 1848 qui pose
les principes libéraux garantissant la liberté individuelle, la liberté de conscience, l’égalité des
citoyens devant l’impôt, la libre expression des opinions religieuses…
« Nous avons donc le droit et le devoir vous, pour vous mettre d’accord avec vous-mêmes
et nous, pour professer par un acte législatif les principes et les opinions que nous n’avons cessé
de revendiquer, de voter la déclaration d’urgence pour cette proposition tendant à incorporer
dans la Constitution la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1791, que nous
acceptons pour notre part pour en revendiquer l’application et pour l’imposer à un
gouvernement qui en méconnaît chaque jour les principes essentiels. »

II. La Constitution et la hiérarchie des normes : la suprématie de la


Constitution assurée par le contrôle de constitutionnalité
A] Approche théorique

DOCUMENT 4 : Hans Kelsen, Théorie pure du droit, traduction de Charles Eisenmann,


Paris, Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1962, p. 299 et p. 360 [Dans les passages
suivants, Hans Kelsen fait le lien entre l’unité hiérarchisée de l’ordre juridique et la nécessité
d’un contrôle de constitutionnalité des lois]

2. La pyramide de l’ordre juridique

a) La Constitution

Dans les développements précédents, on a déjà évoqué à mainte reprise cette particularité que
présente le droit de régler lui-même sa propre création. On peut distinguer deux modalités
différentes de ce règlement. Parfois, il porte uniquement sur la procédure selon laquelle d’autres
normes devront être créées. Parfois, il va plus loin et porte également sur le fond : des normes
déterminent – jusqu’à un certain point – le contenu, le fond d’autres normes dont elles prévoient
la création. On a déjà analysé le rapport entre les normes qui réglementent la création d’autres
normes dont elles prévoient la création. On a déjà analysé le rapport entre les normes qui
réglementent la création d’autres normes et ces autres normes : en accord avec le caractère
dynamique de l’unité des ordres juridiques, une norme est valable si et parce qu’elle a été créée
d’une certaine façon, celle que détermine une autre norme ; cette dernière constitue ainsi le

28
fondement immédiat de la validité de la première. Pour exprimer la relation en question, on
peut utiliser l’image spatiale de la hiérarchie, du rapport de supériorité-subordination : la norme
qui règle la création est la norme supérieure, la norme créée conformément à ses dispositions
est la norme inférieure. L’ordre juridique n’est pas un système de normes juridiques placés
toutes au même rang, mais un édifice à plusieurs étages superposés, une pyramide ou hiérarchie
formée (pour ainsi dire) d’un certain nombre d’étages ou couches de normes juridiques. Son
unité résulte de la connexion entre éléments qui découle du fait que la validité d’une norme qui
est créée conformément à une autre norme repose sur celle-ci ; qu’à son tour, la création de
cette dernière a été elle aussi réglée par d’autres, qui constituent à leur tour le fondement de sa
validité ; et cette démarche régressive débouche finalement sur la norme fondamentale, - norme
supposée. La norme fondamentale hypothétique – en ce sens – est par conséquent le fondement
de validité suprême, qui fonde et scelle l’unité de ce système de création.

(…)

L’assertion qu’une loi valable, une loi « en vigueur » serait contraire à la Constitution,
« inconstitutionnelle (verfassungswidrig) » est une contradictio in adjecto : car une loi ne peut
être valable qu’en vertu de la Constitution. Si l’on a une raison d’admettre qu’une loi est valable,
le fondement de sa validité ne peut se trouver que dans la Constitution. (…) La Constitution
réglant les organes et les procédures de la législation, et parfois également jusqu’à un certain
point le contenu des futures lois, le législateur constituant doit compter avec la possibilité que
les normes de la Constitution ne soient pas toujours ni pleinement respectées – ainsi s’exprime-
t-on traditionnellement – c'est-à-dire que des actes se présentent avec la prétention subjective
d’avoir créé une loi, bien que la procédure suivie pour leur confection ou le contenu de la loi
posée par l’acte ne corresponde pas aux normes de la Constitution. Ainsi apparaît la question
de savoir qui la Constitution doit habiliter à décider si, dans un cas concret, les normes de la
Constitution ont été suivies, si un instrument qui voulait être une loi au sens de la Constitution
doit être considéré comme l’étant objectivement.

Si la Constitution reconnaissait à tout un chacun le pouvoir de décider sur cette question, il


serait presque impossible qu’aucune loi liant les sujets voie jamais le jour. Pour éviter semblable
état de choses, il faut que la Constitution attribue ce pouvoir seulement à certains organes du
droit. S’il n’existe qu’un seul organe central de législation, une procédure à plusieurs instances
analogue à celle de l’organisation juridictionnelle est exclue. Alors la Constitution ne peut
habiliter que l’organe législatif lui-même, ou un organe différent de lui – par exemple les
tribunaux qui ont à appliquer les lois, ou uniquement une juridiction spéciale – à décider sur la
question de la constitutionnalité des lois. Si l’on suppose que la Constitution ne contienne
aucune disposition sur le point de savoir qui a à examiner ou contrôler la constitutionnalité des
lois, il s’ensuit en principe que les organes de l’application des lois, donc en particulier les
tribunaux, ont le pouvoir de procéder à cet examen ou contrôle. Puisqu’ils ont le pouvoir
d’appliquer les lois, ils doivent nécessairement établir si ce qui prétend être une loi a bien
objectivement caractère et signification de loi ; et il n’en va ainsi que des actes qui sont
conformes à la Constitution.

Question : y a-t-il d’autres justifications au contrôle de constitutionnalité que celle


proposée par Kelsen ?

29
DOCUMENT 5 : Alexis de Tocqueville, « Du pouvoir judiciaire et de son action sur la
société politique », chapitre VI, 1ère partie, De la Démocratie en Amérique, édition Nolla,
Paris, Vrin, 1990, p. 82 et s.

Le juge américain ressemble donc parfaitement aux magistrats des autres nations.
Cependant il est revêtu d'un immense pouvoir politique.
D'où vient cela ? Il se meut dans le même cercle et se sert des mêmes moyens que les
autres juges ; pourquoi possède-t-il une puissance que ces derniers n'ont pas ?
La cause en est dans ce seul fait : les Américains ont reconnu aux juges le droit de fonder
leurs arrêts sur la constitution plutôt que sur les lois. En d'autres termes, ils leur ont permis de
ne point appliquer les lois qui leur paraîtraient inconstitutionnelles. (...)
L’explication de ceci doit se trouver dans le principe même des constitutions américaines.
En France, la constitution est une œuvre immuable ou censée telle. Aucun pouvoir ne
saurait y rien changer : telle est la théorie reçue.
En Angleterre, on reconnaît au parlement le droit de modifier la constitution. En
Angleterre, la constitution peut donc changer sans cesse ou plutôt elle n’existe point. Le
parlement, en même temps qu’il est corps législatif, est corps constituant.
En Amérique, les théories politiques sont plus simples et plus rationnelles.
Une constitution américaine n’est point censée [être] immuable comme en France : elle
ne saurait être modifiée par les pouvoirs ordinaires de la société, comme en Angleterre. Elle
forme une œuvre à part, qui, représentant la volonté de tout le peuple, oblige les législateurs
comme les simples citoyens, mais qui peut être changée par la volonté du peuple, suivant les
formes qu’on a établies, et dans des cas qu’on a prévus.
En Amérique, la constitution peut donc varier ; mais, tant qu'elle existe, elle est l’origine
de tous les pouvoirs. La force prédominante est en elle seule. (…)

[Tocqueville examine maintenant] en quoi ces différences doivent influer sur la position
et sur les droits du corps judiciaire dans les trois pays.
Si, en France, les tribunaux pouvaient désobéir aux lois, sur le fondement qu’ils les
trouvaient inconstitutionnelles, le pouvoir constituant serait réellement dans leurs mains,
puisque seuls ils auraient le droit d’interpréter une constitution dont nul ne pourrait changer les
termes. Ils se mettraient donc à la place de la nation et domineraient la société, autant du moins
que la faiblesse inhérente au pouvoir judiciaire leur permettrait de le faire.
Je sais qu’en refusant aux juges le droit de déclarer les lois inconstitutionnelles, nous
donnons indirectement au corps législatif le pouvoir de changer la constitution, puisqu’il ne
rencontre plus de arrière légale qui l’arrête. Mais mieux vaut encore accorder le pouvoir de
changer la constitution du peuple à des hommes qui représentent imparfaitement les volontés
du peuple, qu’à d’autres qui ne représentent qu’eux-mêmes.
Il serait bien plus déraisonnable encore de donner aux juges anglais le droit de résister
aux volontés du corps législatif, puisque le parlement, qui fait la loi, fait également la
constitution, et que, par conséquent, on ne peut, en aucun cas, appeler une loi inconstitutionnelle
quand elle émane des trois pouvoirs.
Aucun de ces deux raisonnements n'est applicable à l'Amérique.
Aux États-Unis, la constitution domine les législateurs comme les simples citoyens. Elle
est donc la première des lois, et ne saurait être modifiée par une loi. Il est donc juste que les
tribunaux obéissent à la constitution, préférablement à toutes les lois. Ceci tient à l’essence
même du pouvoir judiciaire : choisir entre les dispositions légales qui l’enchaînent le plus
étroitement est, en quelque sorte, le droit naturel du magistrat.
En France, la constitution est également la première des lois, et les juges ont un droit égal
à la prendre pour base de leurs arrêts ; mais, en exerçant ce droit, ils ne pourraient manquer

30
d'empiéter sur un autre plus sacré encore que le leur : celui de la société au nom de laquelle ils
agissent. Ici, la raison ordinaire doit céder devant la raison d’État.
En Amérique, où la nation peut toujours, en changeant sa constitution, réduire les
magistrats à l’obéissance, un semblable danger n’est pas à craindre. Sur ce point, la politique et
la logique sont donc d’accord, et le peuple ainsi que le juge y conservent également leurs
privilèges.
Lorsqu’on invoque devant les tribunaux des États-Unis, une loi que le juge estime
contraire à la constitution, il peut donc refuser de l’appliquer. Ce pouvoir est le seul qui soit
particulier au magistrat américain, mais une grande influence politique en découle. (...)
Les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense pouvoir politique ; mais en
les obligeant à n'attaquer que des lois que par des moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué
les dangers de ce pouvoir.

Question : pensez-vous, comme Tocqueville, que le contrôle de constitutionnalité


entraîne inéluctablement les juges sur le terrain politique ?

DOCUMENT 6 : Michel Troper, « Le bon usage des spectres. Du gouvernement des juges
au gouvernement par les juges », in Le nouveau constitutionnalisme. Mélanges en
l’honneur de Gérard Conac, Paris, Économica, 2001, p. 49-65 (extraits).

« […] Le concept de gouvernement des juges stricto sensu est employé à propos des seuls juges
constitutionnels, dès lors qu’ils exercent le pouvoir législatif. Mais les concepts d’exercice du
pouvoir législatif sont eux aussi nombreux et le gouvernement des juges est ou n’est pas réalisé
selon qu’on emploie tel ou tel d’entre eux. Certains auteurs, à vrai dire assez rares, admettent
que les juges exercent le pouvoir législatif dès lors qu’ils peuvent interpréter la constitution,
parce que l’interprétation est toujours une fonction de la volonté et que celui qui interprète peut
ainsi donner au texte la signification qui lui permettra d’obtenir la décision souhaitée. Ainsi,
Édouard Lambert, qui cite la formule de l’évêque Hoadley, souvent invoquée par les réalistes
américains : « quand quelqu’un a une autorité absolue pour interpréter des lois écrites ou orales,
c’est lui qui est en réalité le législateur à tous égards et à toutes fins, et non pas la personne qui
la première les a écrites ou prononcées ». Dans ces conditions, il n’y a pas de système de
contrôle de constitutionnalité qu’on ne puisse appeler gouvernement des juges. C’est pourquoi
la plupart des auteurs préfèrent réserver cette appellation à certaines situations où le pouvoir
d’appréciation des cours est plus important. Ainsi, quelques-uns, comme Léo Hamon,
considèrent qu’il y aurait en France un gouvernement des juges si le Conseil constitutionnel
pouvait s’auto-saisir, comme il en avait été question en 1974. Celui lui permet de considérer
que, puisque l’auto-saisine n’existe pas, il n’y a pas de gouvernement des juges, si bien que le
‘spectre a été écarté’ […]. D’autres estiment que le juge constitutionnel ne dispose du pouvoir
législatif que s’il est en mesure de créer lui-même les principes qu’il est censé appliquer. 62
Ces auteurs peuvent se réclamer du premier Kelsen, qui estimait que le contrôle de
constitutionnalité ne devait pas être exercé conformément à des Déclarations des droits, parce
que ces textes sont nécessairement vagues et que le juge peut les interpréter librement. On sait
que l’auteur de la Théorie pure s’est par la suite rallié à une théorie réaliste de l’interprétation
et qu’il a considéré que l’autorité qui dispose d’un pouvoir d’interprétation authentique dispose
de la même liberté quelle que soit la précision du texte à interpréter. Mais son influence sur ce
terrain s’est principalement exercée dans la première période et l’on peut retrouver des thèses
analogues dans les écrits de Charles Eisenmann […]. Il s’agirait d’une usurpation de l’autorité
judiciaire et la cour aurait un pouvoir constituant. Faut-il alors en conclure que, puisque en

31
France le bloc de constitutionnalité comprend des principes énoncés d’une manière vague, le
Conseil constitutionnel serait en mesure d’énoncer lui-même les principes applicables, et qu’on
serait bien en présence d’un gouvernement des juges ? Rares sont ceux qui adoptent une pareille
thèse […]. Le plus souvent, les auteurs ajoutent un nouveau critère. Il ne suffit pas, pour qu’on
doive parler de gouvernement des juges, que le juge dispose d’un pouvoir important dans la
détermination des normes de référence. Encore faut-il que ces normes ne soient pas rattachées
à des textes. Or, le Conseil constitutionnel prend toujours soin de rattacher à des textes les
principes qu’il invoque […]. Pour d’autres, le critère supplémentaire n’est pas un lien entre le
principe applicable et un texte, mais seulement l’usage qu’en fait le juge constitutionnel. Il n’y
a gouvernement des juges que si le juge fait un mauvais usage de son pouvoir, c’est-à-dire s’il
l’emploie contre la volonté du législateur […]. Cependant, les cours constitutionnelles, même
si elles peuvent interpréter librement les textes applicables, c’est-à-dire déterminer les normes
de référence, dès lors qu’elles ne peuvent pas s’auto-saisir, ne peuvent être considérées que
comme des autorités législatives partielles. C’est pourquoi, Jean Gicquel, après avoir noté que
le Conseil constitutionnel représente un ‘authentique pouvoir politique’, peut écrire que ‘ce
pouvoir, même lorsqu’il est entièrement actif, ne peut être qualifié de gouvernemental, car il ne
représente qu’une faculté d’empêcher. Il contribue à équilibrer le moteur principal, ou à rétablir,
comme en 1974, l’équilibrage du système constitutionnel’. Il rejoint ainsi la théorie du
législateur négatif de Hans Kelsen, qui estime que si le juge est bien un législateur (car ‘la
décision de la cour constitutionnelle annulant une loi avait le même caractère qu’une loi
abrogeant une autre loi […], il est néanmoins un législateur d’un autre type, parce qu’il y a une
grande différence entre faire seul une loi et s’opposer à une loi déjà faite’. Il est donc facile pour
ces auteurs d’écarter encore l’appellation de gouvernement des juges, puisque, en France au
moins, le Conseil constitutionnel ne peut faire office de législateur positif.

B] Approche pratique

DOCUMENT 7 : Extraits de l’opinion majoritaire de la Cour suprême américaine,


Marbury v. Madison (1803), repris dans Elisabeth Zoller, Les grands arrêts de la Cour
suprême des États-Unis, Dalloz, coll. « Grands arrêts », 2010, p. 10- 12.

« […] La question de savoir si un acte contraire à la Constitution peut devenir la loi du pays est
une question d’intérêt essentiel pour les Etats-Unis […]. Pour la résoudre, il n’est besoin que
de rappeler certains principes depuis longtemps fermement établis. Que le peuple ait le droit
originaire d’établir son futur gouvernement sur les principes qui, d’après lui, permettront
d’atteindre son bonheur, est le fondement sur lequel repose toute la société américaine. La mise
en oeuvre de ce droit originaire exige une grande énergie et, de ce chef, ne peut, ni ne doit être
répétée fréquemment. Aussi bien les principes qui sont ainsi établis sont-ils considérés comme
fondamentaux. Et comme l’autorité dont ils émanent est suprême, et ne peut agir
qu’exceptionnellement, les principes en question sont conçus pour être permanents. La volonté
originaire et suprême organise le gouvernement, et assigne aux différents pouvoirs leurs
compétences respectives. Elle peut soit s’arrêter là, soit établir des limites que ces pouvoirs ne
devront pas dépasser. Le gouvernement des Etats-Unis ressort du deuxième modèle. Les
compétences du pouvoir législatif sont définies et limitées ; et c’est pour que ces limites ne
soient pas ignorées ou oubliées que la Constitution est écrite. À quoi servirait-il que ces
pouvoirs soient limités et que ces limites soient écrites si ces dites limites pouvaient, à tout
moment, être outrepassées par ceux qu’elles ont pour objet de restreindre ? Lorsque ces limites

32
ne s’imposent pas aux personnes qu’elles 55 obligent et lorsque les actes interdits et les actes
permis sont également obligatoires, il n’y a plus de différence entre un pouvoir limité et un
pouvoir illimité. C’est une proposition trop simple pour être contestée que, soit la Constitution
l’emporte sur la loi ordinaire qui lui est contraire, soit le pouvoir législatif peut modifier la
Constitution au moyen d’une loi ordinaire. Entre ces deux possibilités, il n’y a pas de troisième
voie. Ou la Constitution est un droit supérieur, suprême, inaltérable par des moyens ordinaires
; ou elle est sur le même plan que la loi ordinaire et, à l’instar des autres lois, elle est modifiable
selon la volonté de la législature. Si c’est la première partie de la proposition qui est vraie, alors
une loi contraire à la Constitution n’est pas du droit ; si c’est la deuxième qui est vraie, alors les
constitutions écrites ne sont que d’absurdes tentatives de la part des peuples de limiter un
pouvoir par nature illimité. Il est certain que ceux qui élaborent les constitutions écrites les
conçoivent comme devant former le droit fondamental et suprême de la nation, et que, par
conséquent, le principe d’un tel gouvernement est qu’un acte législatif contraire à la
Constitution est nul. Ce principe est consubstantiel à toute constitution écrite et doit, par
conséquent, être considéré par cette Cour comme l’un des principes fondamentaux de notre
société […]. Si un acte du pouvoir législatif, contraire à la Constitution, est nul, doit-il,
nonobstant sa nullité, être considéré comme liant les juges et oblige-t-il ceux-ci à lui donner
effet ? Ou, en d’autres termes, bien qu’il ne soit pas du droit, constitue-t-il une règle qui serait
en vigueur ? […]. Ce serait renverser en fait ce qui est établi en théorie ; et cela constituerait, à
première vue, une absurdité trop énorme pour qu’on y insistât. Il faut pourtant y consacrer une
réflexion plus attentive. C’est par excellence le domaine et le devoir du pouvoir judiciaire de
dire ce qu’est le droit. Ceux qui appliquent la règle à des cas particuliers doivent par nécessité
expliquer et interpréter cette règle. Lorsque deux lois sont en conflit, le juge doit décider
laquelle des deux s’applique. Dans ces conditions, si une loi est en opposition avec la
Constitution, si la loi et la Constitution s’appliquent toutes les deux à un cas particulier, de telle
sorte que le juge doit, soit décider de l’affaire conformément à la loi et écarter la Constitution,
soit décider de l’affaire conformément à la Constitution et écarter la loi, le juge doit décider
laquelle de ces deux règles en conflit gouverne l’affaire. C’est là l’essence même du devoir
judiciaire. Si donc les juges doivent tenir compte de la Constitution, et si la Constitution est
supérieure à la loi ordinaire, c’est la Constitution, et non la loi ordinaire, qui régit l’affaire à
laquelle toutes les deux s’appliquent. Ceux qui contestent le principe selon lequel la
Constitution doit être tenue par le juge comme une loi suprême en sont réduits à la nécessité de
soutenir que les juges doivent ignorer la Constitution et n’appliquer que la loi […].

DOCUMENT 8 : Articles 61 et 62 de la Constitution de la Vème République.

ARTICLE 61. Les lois organiques, avant leur promulgation, les propositions de loi mentionnées
à l'article 11 avant qu'elles ne soient soumises au référendum, et les règlements des assemblées
parlementaires, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel
qui se prononce sur leur conformité à la Constitution.
Aux mêmes fins, les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur
promulgation, par le Président de la République, le Premier ministre, le président de
l'Assemblée nationale, le président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs.
Dans les cas prévus aux deux alinéas précédents, le Conseil constitutionnel doit statuer dans le
délai d'un mois. Toutefois, à la demande du Gouvernement, s'il y a urgence, ce délai est ramené
à huit jours.
Dans ces mêmes cas, la saisine du Conseil constitutionnel suspend le délai de promulgation.

ARTICLE 61-1. [Entrée en vigueur dans les conditions fixées par les lois et lois organiques
nécessaires à leur application (article 46-I de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet

33
2008)] Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu
qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit,
le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la
Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.
Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article.

ARTICLE 62. Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61 ne


peut être promulguée ni mise en application.
Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à
compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée
par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles
les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause.
Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours. Elles s'imposent
aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.

DOCUMENT 9 : 27ème considérant de la décision du Conseil constitutionnel n° 197 du 23


août 1985, Évolution de la Nouvelle Calédonie

Considérant donc que la procédure législative utilisée pour mettre en conformité avec la
Constitution la disposition déclarée non conforme à celle-ci par le Conseil constitutionnel a fait
de l'article 23 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique une application ne
méconnaissant en rien les règles de l'article 10 de la Constitution et a répondu aux exigences du
contrôle de constitutionnalité dont l'un des buts est de permettre à la loi votée, qui n'exprime la
volonté générale que dans le respect de la Constitution, d'être sans retard amendée à cette fin
(…)

DOCUMENT 10 : Décision du Conseil constitutionnel n° 71-44 du 16 juillet 1971, Liberté


d’association

Le Conseil constitutionnel,
Saisi le 1er juillet 1971 par le Président du Sénat, conformément aux dispositions de l'article 61
de la Constitution, du texte de la loi, délibérée par l'Assemblée nationale et le Sénat et adoptée
par l'Assemblée nationale, complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet
1901 relative au contrat d'association ;
Vu la Constitution et notamment son préambule ; Vu l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant
loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le chapitre II du titre II de ladite
ordonnance ; Vu la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association, modifiée ; Vu la loi
du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et milices privées ;
1. Considérant que la loi déférée à l'examen du Conseil constitutionnel a été soumise au vote
des deux assemblées, dans le respect d'une des procédures prévues par la Constitution, au cours
de la session du Parlement ouverte le 2 avril 1971 ;
2. Considérant qu'au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République
et solennellement réaffirmés par le préambule de la Constitution il y a lieu de ranger le principe
de la liberté d'association ; que ce principe est à la base des dispositions générales de la loi du
1er juillet 1901 relative au contrat d'association ; qu'en vertu de ce principe les associations se
constituent librement et peuvent être rendues publiques sous la seule réserve du dépôt d'une
déclaration préalable ; qu'ainsi, à l'exception des mesures susceptibles d'être prises à l'égard de

34
catégories particulières d'associations, la constitution d'associations, alors même qu'elles
paraîtraient entachées de nullité ou auraient un objet illicite, ne peut être soumise pour sa
validité à l'intervention préalable de l'autorité administrative ou même de l'autorité judiciaire ;
3. Considérant que, si rien n'est changé en ce qui concerne la constitution même des associations
non déclarées, les dispositions de l'article 3 de la loi dont le texte est, avant sa promulgation,
soumis au Conseil constitutionnel pour examen de sa conformité à la Constitution, ont pour
objet d'instituer une procédure d'après laquelle l'acquisition de la capacité juridique des
associations déclarées pourra être subordonnée à un contrôle préalable par l'autorité judiciaire
de leur conformité à la loi ;
4. Considérant, dès lors, qu'il y a lieu de déclarer non conformes à la Constitution les
dispositions de l'article 3 de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel complétant
l'article 7 de la loi du 1er juillet 1901, ainsi, par voie de conséquence, que la disposition de la
dernière phrase de l'alinéa 2 de l'article 1er de la loi soumise au Conseil constitutionnel leur
faisant référence ;
5. Considérant qu'il ne résulte ni du texte dont il s'agit, tel qu'il a été rédigé et adopté, ni des
débats auxquels la discussion du projet de loi a donné lieu devant le Parlement, que les
dispositions précitées soient inséparables de l'ensemble du texte de la loi soumise au Conseil ;
6. Considérant, enfin, que les autres dispositions de ce texte ne sont contraires à aucune
disposition de la Constitution ;

Décide : Article premier : Sont déclarées non conformes à la Constitution les dispositions de
l'article 3 de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel complétant les dispositions
de l'article 7 de la loi du 1er juillet 1901 ainsi que les dispositions de l'article 1er de la loi
soumise au Conseil leur faisant référence.
Article 2 : Les autres dispositions dudit texte de loi sont déclarées conformes à la Constitution.
Article 3 : La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

Question : essayez d’expliquer comment une liberté garantie par une loi ordinaire – la loi
de 1901 – peut-elle devenir une liberté constitutionnellement protégée ?

DOCUMENT 11 : Décision du Conseil constitutionnel n° 74-54 du 15 janvier 1975, Loi


relative à l'interruption volontaire de la grossesse

1. Considérant que l'article 61 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un


pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement, mais lui donne
seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à
son examen ;
2. Considérant, en premier lieu, qu'aux termes de l'article 55 de la Constitution : "Les traités ou
accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à
celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie.";
3. Considérant que, si ces dispositions confèrent aux traités, dans les conditions qu'elles
définissent, une autorité supérieure à celle des lois, elles ne prescrivent ni n'impliquent que le
respect de ce principe doive être assuré dans le cadre du contrôle de la conformité des lois à la
Constitution prévu à l'article de celle-ci ;
4. Considérant, en effet, que les décisions prises en application de l'article 61 de la Constitution
revêtent un caractère absolu et définitif, ainsi qu'il résulte de l'article 62 qui fait obstacle à la
promulgation et à la mise en application de toute disposition déclarée inconstitutionnelle ; qu'au
contraire, la supériorité des traités sur les lois, dont le principe est posé à l'article 55 précité,
présente un caractère à la fois relatif et contingent, tenant, d'une part, à ce qu'elle est limitée au
35
champ d'application du traité et, d'autre part, à ce qu'elle est subordonnée à une condition de
réciprocité dont la réalisation peut varier selon le comportement du ou des États signataires du
traité et le moment où doit s'apprécier le respect de cette condition ;
5. Considérant qu'une loi contraire à un traité ne serait pas, pour autant, contraire à la
Constitution ;
6. Considérant qu'ainsi le contrôle du respect du principe énoncé à l'article 55 de la Constitution
ne saurait s'exercer dans le cadre de l'examen prévu à l'article 61, en raison de la différence de
nature de ces deux contrôles ;
7. Considérant que, dans ces conditions, il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, lorsqu'il
est saisi en application de l'article 61 de la Constitution, d'examiner la conformité d'une loi aux
stipulations d'un traité ou d'un accord international ;
8. Considérant, en second lieu, que la loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse
respecte la liberté des personnes appelées à recourir ou à participer à une interruption de
grossesse, qu'il s'agisse d'une situation de détresse ou d'un motif thérapeutique ; que, dès lors,
elle ne porte pas atteinte au principe de liberté posé à l'article 2 de la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen ;
9. Considérant que la loi déférée au Conseil constitutionnel n'admet qu'il soit porté atteinte au
principe du respect de tout être humain dès le commencement de la vie, rappelé dans son article
1er, qu'en cas de nécessité et selon les conditions et limitations qu'elle définit ;
10. Considérant qu'aucune des dérogations prévues par cette loi n'est, en l'état, contraire à l'un
des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ni ne méconnaît le principe
énoncé dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, selon lequel la nation garantit
à l'enfant la protection de la santé, non plus qu'aucune des autres dispositions ayant valeur
constitutionnelle édictées par le même texte ;
11. Considérant, en conséquence, que la loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse
ne contredit pas les textes auxquels la Constitution du 4 octobre 1958 fait référence dans son
préambule non plus qu'aucun des articles de la Constitution ;

Décide : Article premier : Les dispositions de la loi relative à l'interruption volontaire de la


grossesse, déférée au Conseil constitutionnel, ne sont pas contraires à la Constitution. (…)

Question : sur quel(s) fondement(s) juridique(s) s’adosse le Conseil constitutionnel pour


refuser d’opérer un contrôle de conventionalité des lois ?

DOCUMENT 12 : Déclaration n° 17 relative à la primauté, annexée à l'acte final de la


Conférence intergouvernementale qui a adopté le traité de Lisbonne signé le 13 décembre
2007

17. Déclaration relative à la primauté


La Conférence rappelle que, selon une jurisprudence constante de la Cour de justice de l'Union
européenne, les traités et le droit adopté par l'Union sur la base des traités priment le droit des
États membres, dans les conditions définies par ladite jurisprudence.
En outre, la Conférence a décidé d'annexer au présent Acte final l'avis du Service juridique du
Conseil sur la primauté tel qu'il figure au document 11197/07 (JUR 260) :
"Avis du Service juridique du Conseil du 22 juin 2007
Il découle de la jurisprudence de la Cour de justice que la primauté du droit communautaire est
un principe fondamental dudit droit. Selon la Cour, ce principe est inhérent à la nature
particulière de la Communauté européenne. À l'époque du premier arrêt de cette jurisprudence

36
constante (arrêt du 15 juillet 1964 rendu dans l'affaire 6/64, Costa contre ENEL [1]), la primauté
n'était pas mentionnée dans le traité. Tel est toujours le cas actuellement. Le fait que le principe
de primauté ne soit pas inscrit dans le futur traité ne modifiera en rien l'existence de ce principe
ni la jurisprudence en vigueur de la Cour de justice.
[1] « Il [en] résulte (…) qu'issu d'une source autonome, le droit né du traité ne pourrait donc,
en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel
qu'il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base
juridique de la Communauté elle-même. »"

DOCUMENT 13 : Extraits de la décision n° 2004-505 du Conseil constitutionnel du 19


novembre 2014, Traité établissant une Constitution pour l’Europe

(…) SUR LE PRINCIPE DE PRIMAUTÉ DU DROIT DE L'UNION EUROPÉENNE :


9. Considérant, en premier lieu, qu'il résulte des stipulations du traité soumis au Conseil
constitutionnel, intitulé « Traité établissant une Constitution pour l'Europe », et notamment de
celles relatives à son entrée en vigueur, à sa révision et à la possibilité de le dénoncer, qu'il
conserve le caractère d'un traité international souscrit par les Etats signataires du traité instituant
la Communauté européenne et du traité sur l'Union européenne ;
10. Considérant, en particulier, que n'appelle pas de remarque de constitutionnalité la
dénomination de ce nouveau traité ; qu'en effet, il résulte notamment de son article I-5, relatif
aux relations entre l'Union et les Etats membres, que cette dénomination est sans incidence sur
l'existence de la Constitution française et sa place au sommet de l'ordre juridique interne ;
11. Considérant, en second lieu, qu'aux termes de l'article 88-1 de la Constitution : « La
République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées
d'Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun
certaines de leurs compétences » ; que le constituant a ainsi consacré l'existence d'un ordre
juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique
international ;
12. Considérant qu'aux termes de l'article I-1 du traité : « Inspirée par la volonté des citoyens et
des Etats d'Europe de bâtir leur avenir commun, la présente Constitution établit l'Union
européenne, à laquelle les Etats membres attribuent des compétences pour atteindre leurs
objectifs communs. L'Union coordonne les politiques des Etats membres visant à atteindre ces
objectifs et exerce sur le mode communautaire les compétences qu'ils lui attribuent » ; qu'en
vertu de l'article I-5, l'Union respecte l'identité nationale des Etats membres « inhérente à leurs
structures fondamentales politiques et constitutionnelles » ; qu'aux termes de l'article I-6 : « La
Constitution et le droit adopté par les institutions de l'Union, dans l'exercice des compétences
qui sont attribuées à celle-ci, priment le droit des Etats membres » ; qu'il résulte d'une
déclaration annexée au traité que cet article ne confère pas au principe de primauté une portée
autre que celle qui était antérieurement la sienne ;
13. Considérant que, si l'article I-1 du traité substitue aux organisations établies par les traités
antérieurs une organisation unique, l'Union européenne, dotée en vertu de l'article I-7 de la
personnalité juridique, il ressort de l'ensemble des stipulations de ce traité, et notamment du
rapprochement de ses articles I-5 et I-6, qu'il ne modifie ni la nature de l'Union européenne, ni
la portée du principe de primauté du droit de l'Union telle qu'elle résulte, ainsi que l'a jugé le
Conseil constitutionnel par ses décisions susvisées, de l'article 88-1 de la Constitution ; que, dès
lors, l'article I-6 du traité soumis à l'examen du Conseil n'implique pas de révision de la
Constitution (…)

Question : Y a-t-il une contradiction entre les deux derniers documents et si oui, pour
quelle(s) raison(s) ?
37
Université Jean Moulin - Lyon 3 Année universitaire 2021-2022
LICENCE 1
1er Semestre

DROIT CONSTITUTIONNEL
Cours du Professeur David Mongoin

FICHE 4

LA SÉPARATION DES POUVOIRS

Indication bibliographique complémentaire :


Michel Troper, La séparation des pouvoirs et l’histoire constitutionnelle française, Paris,
LGDJ, 1973 (réédition en 2010).

I- La formulation historique de la théorie de la séparation des


pouvoirs
DOCUMENT 1 : ARISTOTE, Politique, IV, 14.

DOCUMENT 2 : MONTESQUIEU, De l’Esprit des Lois, Livre XI, chap. 6 et Livre XIX, chap.
27 (extraits).

DOCUMENT 3 : James MADISON, Le Fédéraliste, n° 48

DOCUMENT 4 : Léon DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, Paris, de Boccard, 1928, p.


660.

DOCUMENT 5 : Louis ALTHUSSER, Montesquieu. La politique et l’Histoire, Paris, P.U.F.,


coll. « Quadrige », 1985, p. 98-106 (extraits).

II- La séparation des pouvoirs dans la tradition constitutionnelle


française

DOCUMENT 6 : Extraits des Constitutions des 3 septembre 1791, 5 fructidor an III et 4


novembre 1848.

DOCUMENT 7 : Michel DEBRÉ, Allocution devant le Conseil d’État du 27 août 1958 (extrait).

III- La séparation des pouvoirs comme critère de classification des


régimes politiques
DOCUMENT 8 : Michel TROPER, « Les classifications en droit constitutionnel », in Pour une
théorie juridique de l’État, Paris, P.U.F., coll. « Léviathan », 1994, p. 253-256

38
I- Formulation historique de la théorie de la séparation des pouvoirs

DOCUMENT 1 : ARISTOTE, Politique, IV, 14

Toutes les constitutions comportent trois parties au sujet desquelles le législateur sérieux a le
devoir d’étudier ce qui est avantageux pour chaque constitution. Quand ces parties sont en bon
état, la constitution est nécessairement elle-même en bon état, et les constitutions diffèrent les
unes des autres d’après la façon différente dont chacune de ces parties est organisée. De ces
trois parties, une première est celle qui délibère sur les affaires communes ; une deuxième est
celle qui a rapport aux magistratures (c’est-à-dire quelles magistratures il doit y avoir, à quelles
matières doit s’étendre leur autorité, et quel doit être leur mode de recrutement) ; et une
troisième est la partie qui rend la justice.

DOCUMENT 2 : MONTESQUIEU, De l’Esprit des Lois, Livre XI, chap. 6 et Livre XIX,
chapitre 27 (extraits).

LIVRE XI : DES LOIS QUI FORMENT LA LIBERTÉ POLITIQUE DANS SON RAPPORT AVEC
LA CONSTITUTION

CHAPITRE PREMIER : Idée générale.


Je distingue les lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la Constitution, d'avec
celles qui la forment dans son rapport avec le citoyen. Les premières seront le sujet de ce livre-
ci ; je traiterai des secondes dans le livre suivant.

CHAPITRE II : Diverses significations données au mot de liberté.


Il n'y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, et qui ait frappé les esprits
de tant de manières, que celui de liberté. Les uns l'ont pris pour la facilité de déposer celui à qui
ils avaient donné un pouvoir tyrannique ; les autres, pour la faculté d'élire celui à qui ils devaient
obéir ; d'autres, pour le droit d'être armés et de pouvoir exercer la violence ; ceux-ci, pour le
Privilège de n'être gouvernés que par un homme de leur nation, ou par leurs propres lois. Certain
peuple a longtemps pris la liberté, pour l'usage de porter une longue barbe. Ceux-ci ont attaché
ce nom à une forme de gouvernement, et en ont exclu les autres. Ceux qui avaient goûté du
gouvernement républicain l'ont mise dans ce gouvernement ; ceux qui avaient joui du
gouvernement monarchique l'ont placée dans la monarchie. Enfin chacun a appelé liberté le
gouvernement qui était conforme à ses coutumes ou à ses inclinations : Et comme, dans une
république, on n'a pas toujours devant les yeux, et d’une manière si présente, les instruments
des maux dont on se plaint ; et que même les lois paraissent y parler plus, et les exécuteurs de
la loi y parler moins ; on la place ordinairement dans les républiques, et on l'a exclue des
monarchies. Enfin, comme, dans les démocraties, le peuple paraît à peu près faire ce qu'il veut,
on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernements ; et on a confondu le pouvoir du peuple,
avec la liberté du peuple.

CHAPITRE III : Ce que c'est que la liberté.


Il est vrai que, dans les démocraties, le peuple paraît faire ce qu'il veut mais la liberté politique
ne consiste point à faire ce que l'on veut. Dans un État, c'est-à-dire dans une société où il y a
des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir et à n'être point
contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir. Il faut se mettre dans l'esprit ce que c'est que
l'indépendance, et ce que c'est que la liberté. La liberté est le croit de faire tout ce que les lois

39
permettent : et, si un citoyen pouvait faire ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de liberté, parce
que les autres auraient tout de même ce pouvoir.

CHAPITRE IV : Continuation du même sujet.


La démocratie et l'aristocratie ne sont point des états libres par leur nature. La liberté politique
ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n'est pas toujours dans les États
modérés. Elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir : mais c'est une expérience éternelle,
que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites.
Qui le dirait ! la vertu même a besoin de limites. Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut
que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une Constitution peut être telle,
que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l'oblige pas, et à ne point
faire celles que la loi lui permet.

CHAPITRE VI : De la Constitution d'Angleterre


Il y a, dans chaque État, trois sortes de pouvoirs ; la puissance législative, la puissance
exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui
dépendent du droit civil. Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps
ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la
guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la
troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière
la puissance de juger ; et l'autre, simplement la puissance exécutrice de l’État. La liberté
politique, dans un citoyen, est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a
de sa sûreté ; et, pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel, qu'un citoyen
ne puisse pas craindre un autre citoyen. Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps
de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de
liberté ; parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois
tyranniques, pour les exécuter tyranniquement. Il n'y a point encore de liberté, si la puissance
de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la
puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire ; car le juge
serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un
oppresseur. Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des
nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d'exécuter les
résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.

Livre XIX, chapitre 27 « Comment les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manières
et le caractère d’une nation »

(…)
J’ai parlé au livre XI, d’un peuple libre. J’ai donné les principes de sa constitution ; voyons
les effets qui ont dû suivre, le caractère qui a pu s’en former, et les manières qui en résultent.
Je ne dis point que le climat n'ait produit, en grande partie, les lois, les mœurs et les manières
de cette nation ; mais je dis que les mœurs et les manières de cette nation devraient avoir un
grand rapport à ses lois.
Comme il y aurait dans cet État deux pouvoirs visibles, la puissance législative et
l'exécutrice, et que tout citoyen y aurait sa volonté propre, et ferait valoir à son gré son
indépendance, la plupart des gens auraient plus d'affection pour une de ces puissances pour que
l'autre, le grand nombre n'ayant pas ordinairement assez d'équité ni de sens pour les affectionner
également toutes les deux.

40
Et, comme la puissance exécutrice, disposant de tous les emplois, pourrait donner de
grandes espérances et jamais de craintes, tous ceux qui obtiendraient d'elle seraient portés à se
tourner de son côté, et elle pourrait être attaquée par tous ceux qui n'en espéreraient rien.
Toutes les passions y étant libres, la haine, l'envie, la jalousie, l'ardeur de s'enrichir et de se
distinguer, paraîtraient dans toute leur étendue ; et si cela était autrement, l'État serait comme
un homme abattu par la maladie, qui n'a point de passions parce qu'il n'a point de forces.
La haine qui serait entre les deux partis durerait, parce qu'elle serait toujours impuissante.
Ces partis étant composés d'hommes libres, si l'un prenait trop le dessus, l'effet de la liberté
ferait que celui-ci serait abaissé, tandis que les citoyens, comme les mains qui secourent le
corps, viendraient relever l'autre.
Comme chaque particulier, toujours indépendant, suivrait beaucoup ses caprices et ses
fantaisies, ou changerait souvent de parti ; on en abandonnerait un où l'on laisserait tous ses
amis pour se lier à un autre dans lequel on trouverait tous ses ennemis ; et souvent, dans cette
nation, on pourrait oublier les lois de l'amitié et celles de la haine.
Le monarque serait dans le cas des particuliers ; et, contre les maximes ordinaires de la
prudence, il serait souvent obligé de donner sa confiance à ceux qui l'auraient le plus choqué,
et de disgracier ceux qui l'auraient le mieux servi, faisant par nécessité ce que les autres princes
font par choix.
On craint de voir échapper un bien que l'on sent, que l'on ne connaît guère, et qu'on peut
nous déguiser ; et la crainte grossit toujours les objets. Le peuple serait inquiet sur sa situation,
et croirait être en danger dans les moments mêmes les plus sûrs.
D'autant mieux que ceux qui s'opposeraient le plus vivement à la puissance exécutrice, ne
pouvant avouer les motifs intéressés de leur opposition, ils augmenteraient les terreurs du
peuple, qui ne saurait jamais au juste s'il serait en danger ou non. Mais cela même contribuerait
à lui faire éviter les vrais périls où il pourrait, dans la suite, être exposé.
Mais le corps législatif ayant la confiance du peuple, et étant plus éclairé que lui, il pourrait
le faire revenir des mauvaises impressions qu'on lui aurait données, et calmer ses mouvements.
C'est le grand avantage qu'aurait ce gouvernement sur les démocraties anciennes dans
lesquelles le peuple avait une puissance immédiate ; car, lorsque les orateurs l'agitaient, ces
agitations avaient toujours leur effet.
Ainsi, quand les terreurs imprimées n'auraient point d'objet certain, elles ne produiraient
que de vaines clameurs et des injures : et elles auraient même ce bon effet, qu'elles tendraient
tous les ressorts du gouvernement, et rendraient tous les citoyens attentifs. Mais si elles
naissaient à l'occasion du renversement des lois fondamentales, elles seraient sourdes, funestes,
atroces, et produiraient des catastrophes.
Bientôt on verrait un calme affreux, pendant lequel tout se réunirait contre la puissance
violatrice des lois.
Si, dans le cas où les inquiétudes n'ont pas d'objet certain, quelque puissance étrangère
menaçait l'État, et le mettait en danger de sa fortune ou de sa gloire ; pour lors, les petits intérêts
cédant aux plus grands, tout se réunirait en faveur de la puissance exécutrice.
Que si les disputes étaient formées à l'occasion de la violation des lois fondamentales, et
qu'une puissance étrangère parût, il y aurait une révolution qui ne changerait pas la forme du
gouvernement, ni sa constitution : car les révolutions que forme la liberté ne sont qu'une
confirmation de la liberté.
Une nation libre peut avoir un libérateur ; une nation subjuguée ne peut avoir qu'un autre
oppresseur.
Car tout homme qui a assez de force pour chasser celui qui est déjà le maître absolu dans
un État, en a assez pour le devenir lui-même.

41
Comme, pour jouir de la liberté, il faut que chacun puisse dire ce qu'il pense ; et que, pour
la conserver, il faut encore que chacun puisse dire ce qu'il pense, un citoyen, dans cet État, dirait
et écrirait tout ce que les lois ne lui ont pas défendu expressément de dire ou d'écrire.
Cette nation, toujours échauffée, pourrait plus aisément être conduite par ses passions que
par la raison, qui ne produit jamais de grands effets sur l'esprit des hommes ; et il serait facile
à ceux qui la gouverneraient de lui faire faire des entreprises contre ses véritables intérêts.
Cette nation aimerait prodigieusement sa liberté, parce que cette liberté serait vraie ; et il
pourrait arriver que, pour la défendre, elle sacrifierait son bien, son aisance, ses intérêts ; qu'elle
se chargerait des impôts les plus durs, et tels que le prince le plus absolu n'oserait les faire
supporter à ses sujets.
Mais, comme elle aurait une connaissance certaine de la nécessité de s'y soumettre, qu'elle
paierait dans l'espérance bien fondée de ne payer plus ; les charges y seraient plus pesantes que
le sentiment de ces charges ; au lieu qu'il y a des États où le sentiment est infiniment au-dessus
du mal.
Elle aurait un crédit sûr, parce qu'elle emprunterait à elle-même, et se paierait elle-même. Il
pourrait arriver qu'elle entreprendrait au-dessus de ses forces naturelles, et ferait valoir contre
ses ennemis des immenses richesses de fiction, que la confiance et la nature de son
gouvernement rendraient réelles.
Pour conserver sa liberté, elle emprunterait de ses sujets ; et ses sujets, qui verraient que son
crédit serait perdu si elle était conquise, auraient un nouveau motif de faire des efforts pour
défendre sa liberté. (…)

DOCUMENT 3 : James MADISON, Le Fédéraliste, n° 48

On a prouvé, dans le dernier article, que l'axiome politique, examiné ici, n'exige pas une
séparation absolue des départements législatif, exécutif et judiciaire. Je vais essayer maintenant
de montrer que si, entre ces départements, il n'existe pas une liaison et une union qui donne, à
chacun d'eux, un contrôle constitutionnel sur les autres, le degré de séparation que requiert le
principe, comme essentiel à un gouvernement libre, ne sera jamais, en pratique, efficacement
maintenu. Il est généralement reconnu que les pouvoirs, qui appartiennent en propre à l'un des
départements, ne doivent pas être exercés directement et complètement par l'un ou l'autre des
autres départements. Il est également évident qu'aucun d'eux ne doit posséder directement ou
indirectement une influence prépondérante sur les autres dans l'exercice de leurs pouvoirs
respectifs. On ne contestera pas qu'il doit être mis efficacement dans l'impossibilité de franchir
les limites qui lui sont assignées. Ainsi donc, après avoir classé, en théorie, les différentes sortes
de pouvoirs suivant qu'ils peuvent être de nature législative, exécutive ou judiciaire, la chose la
plus importante et la plus difficile est de les garantir pratiquement contre leurs usurpations
mutuelles. Quelle doit être cette garantie ? Voilà le grand problème à résoudre. Sera-t-il
suffisant de marquer avec précision les frontières de ces départements dans la constitution du
gouvernement, et de compter sur ces barrières de papier pour prévenir l'esprit d'usurpation ?
C'est la garantie que semblent avoir prise ceux qui ont rédigé la plupart des Constitutions
américaines. Mais l'expérience nous apprend que l'efficacité de cette mesure s'est trouvée
grandement en défaut ; et qu'il faut, de toute nécessité, des armes plus sûres pour défendre les
plus faibles membres du gouvernement contre les plus puissants. Le département législatif
étend partout la sphère de son activité et engloutit tous les pouvoirs dans son impétueux
tourbillon.102 Les fondateurs de nos Républiques méritent tant d'éloges pour la sagesse qu'ils
ont montrée, qu'aucune tâche ne peut être moins agréable que celle de relever les erreurs dans
lesquelles ils sont tombés. Le respect pour la vérité nous oblige pourtant à faire observer qu'ils
semblent avoir cru voir toujours la liberté menacée par la prérogative toujours croissante et

42
toujours usurpatrice d'un magistrat héréditaire, soutenu et fortifié par une branche héréditaire
de l'autorité législative. Ils ne semblent jamais s'être rappelé le danger des usurpations
législatives qui, en rassemblant tous les pouvoirs dans les mêmes mains, doivent mener à la
même tyrannie que les usurpations de l'exécutif. Dans un gouvernement où des prérogatives
nombreuses et étendues sont placées dans les mains d'un Monarque héréditaire, le département
exécutif est très justement considéré comme la source du danger, et surveillé avec toute la
jalousie que doit inspirer le zèle pour la liberté. Dans une démocratie, où la multitude exerce en
personne les fonctions législatives et est continuellement exposée, par son incapacité de prendre
des délibérations régulières et des mesures réfléchies, aux ambitieuses intrigues de ses
magistrats exécutifs, on peut bien craindre que, dans une occasion favorable, la tyrannie ne
s'ensuive. Mais dans une République représentative, où la magistrature exécutive est
soigneusement limitée dans l'étendue et dans la durée de son pouvoir, où le pouvoir législatif
est exercé par une assemblée animée, à cause de l'influence que l'on suppose qu'elle a sur le
peuple, d'une confiance inébranlable dans sa propre force, assez nombreuse pour éprouver
toutes les passions qui agissent sur une multitude, trop peu nombreuse cependant pour être
incapable d'employer, pour la satisfaction de ses passions, des moyens dictés par la raison, c'est
contre l'entreprenante ambition de ce département que le peuple doit diriger toute sa jalousie et
épuiser toutes ses précautions. Le département législatif tire une supériorité dans nos
gouvernements d'autres causes. Ses pouvoirs constitutionnels étant à la fois plus étendus et
moins susceptibles d'être renfermés dans des limites précises, il peut, avec plus de facilité,
voiler, sous des mesures compliquées et indirectes, les usurpations qu'il commet aux dépens
des départements coordonnés. Quelquefois, il est réellement difficile de dire, dans des corps
législatifs, si l'effet d'une mesure particulière s'étendra ou non au-delà de la sphère législative.
D'un autre côté, le pouvoir exécutif étant circonscrit dans un espace plus resserré et étant plus
simple par sa nature, le pouvoir judiciaire étant limité par des lignes de démarcation encore
moins incertaines, des projets d'usurpation ne pourraient être formés par ces départements sans
qu'ils fussent à l'instant découverts et renversés. Ce n'est pas tout : comme le département
législatif peut, seul, puiser dans les poches du peuple et qu'il a, dans quelques Constitutions,
une autorité illimitée et, dans toutes, une influence prépondérante sur les rétributions
pécuniaires des agents des autres départements, il en résulte, vis-à-vis du législatif, une
dépendance qui facilite encore ses usurpations.

DOCUMENT 4 : Léon DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, Paris, Éditions de


Boccard, 1928, p. 660.

L’expression “ séparation des pouvoirs ” n’est pas employée une seule fois par Montesquieu,
et nulle part il n’est question d’organes représentatifs exerçant au nom de la nation les
différentes prérogatives de la souveraineté. (…) Jamais Montesquieu n’a exposé une théorie de
la séparation des pouvoirs impliquant une séparation absolue des organes exerçant la fonction
exécutive et la fonction législative. Il estime qu’il doit exister une action continuelle des deux
pouvoirs l’un sur l’autre, une véritable collaboration. (…) De ce qui n’était dans la pensée de
Locke et de Montesquieu qu’un procédé d’art politique pour assurer l’équilibre des forces
politiques et protéger la liberté, l’Assemblée de 1789 voulut faire une théorie de la souveraineté
et de la représentation divisée de cette souveraineté. Elle ne vit dans Montesquieu que les
formules générales, et non point la description si exacte de l’action réciproque que la couronne
et le Parlement doivent exercer l’un sur l’autre.

43
DOCUMENT 5 : Louis ALTHUSSER, Montesquieu. La politique et l’Histoire, Paris,
P.U.F., coll. « Quadrige », 1985, p. 98-106.

Ce texte est célèbre. Qui ne connaît la théorie qui veut qu'en tout bon gouvernement on distingue
rigoureusement le législatif de l'exécutif et du judiciaire ? Qu'on assure l'indépendance de
chaque pouvoir pour recevoir de cette séparation les bienfaits de la modération, de la sécurité
et de la liberté ? Tel serait en effet le secret du Livre XI, conçu plus tard que les dix premiers,
et inspiré à Montesquieu par la révélation de l'Angleterre, où il aurait découvert, lors d'un séjour
en [17]29-[17]30, un régime radicalement nouveau, n'ayant pour tout objet que la liberté. Avant
le Livre XI, Montesquieu aurait présenté une théorie classique, distinguant des formes
politiques différentes, décrivant leur économie et leur dynamique propres. Ensuite, il aurait jeté
le masque de l'historien sans passion, voire, s'il est possible de s'en convaincre, du gentilhomme
partisan, pour donner en idéal au public un peuple possédant deux chambres, une assemblée du
tiers, et des juges élus. Par-là, Montesquieu toucherait enfin, pour les uns à la sphère du
politique comme tel, et montrerait son génie dans une théorie de l'équilibre des pouvoirs, si bien
disposés que le pouvoir soit la limite même du pouvoir, résolvant ainsi une fois pour toutes le
problème politique qui tient tout entier dans l'usage et l'abus du pouvoir ; pour les autres aux
problèmes politiques de l'avenir, qui sont moins ceux de la monarchie en général que ceux du
gouvernement représentatif et parlementaire. La suite des temps serait comme la caution de
cette interprétation. Ne vit-on pas tout le siècle chercher dans Montesquieu des arguments pour
ébranler l'ordre monarchique, justifier les Parlements, et jusqu'à la convocation des États
généraux ? La Constitution américaine de la fin du siècle et la Constitution de 1791 elle-même,
sans parler de celles de 1795 et de 1848, n'ont-elles pas consacré dans leurs attendus et leurs
dispositions ces principes de la séparation des pouvoirs voulue par Montesquieu ? Ces deux
thèmes : l'essence du pouvoir, l'équilibre des pouvoirs, ne sont-ils pas encore des thèmes actuels,
toujours repris et toujours débattus, dans les mots mêmes fixés par Montesquieu ?
Je voudrais conduire à penser qu'il s'agit là pour la plus grande part d'une illusion historique, et
en donner les raisons. Dans cet esprit, je veux d'abord dire tout ce que je dois aux articles du
juriste Charles Eisenmann. J'en voudrais reprendre ici l'essentiel avant d'en prolonger les
conclusions.
La thèse d'Eisenmann est que la théorie de Montesquieu, et tout particulièrement le célèbre
chapitre sur la Constitution d'Angleterre, a engendré un véritable mythe : le mythe de la
séparation des pouvoirs. (…)
La première audace d'Eisenmann a consisté à montrer que cette fameuse théorie n'existait tout
simplement pas chez Montesquieu. Il suffit de lire attentivement ses textes pour découvrir en
effet :
1. Que l'exécutif empiète sur le législatif puisque le roi dispose du droit de veto.
2. Que le législatif peut, dans une certaine mesure, exercer un droit de regard sur l'exécutif,
puisqu'il contrôle l'application des lois qu'il a votées, et, sans pourtant qu'il soit question de “
responsabilité ministérielle ” devant le Parlement, demander des comptes aux ministres.
3. Que le législatif empiète sérieusement sur le judiciaire, puisque, dans trois circonstances
particulières, il s'érige en tribunal : en toutes matières les nobles, dont il faut garder la dignité
de tout contact avec les préjugés des magistrats populaires, seront jugés par leurs pairs de la
chambre haute ; en matière d'amnistie ; et en matière de procès politiques, qui seront traduits
devant le tribunal de la chambre haute, sur accusation de la chambre basse.
On voit mal comment concilier pareilles et si importantes interférences des pouvoirs avec la
prétendue pureté de leur séparation.
La seconde audace d'Eisenmann a consisté à montrer qu'en vérité il ne s'agissait pas chez
Montesquieu de séparation, mais de combinaison, de fusion, et de liaison des pouvoirs. Le point
essentiel de cette démonstration consiste à bien entendre d'abord que le pouvoir judiciaire n'est

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pas un pouvoir au sens propre. Ce pouvoir est invisible et comme nul, dit Montesquieu. Et, de
fait, le juge n'est pour lui qu'une vue et qu'une voix. C'est un homme dont toute la fonction
consiste à lire et à dire la loi. On peut discuter cette interprétation, mais on doit du moins
reconnaître que dans les matières où le juge risquait d'être autre chose qu'un code animé,
Montesquieu a pris soin d'édicter des garanties non plus juridiques, mais politiques : il suffit de
voir par exemple qui juge les délits et les crimes des nobles et les procès politiques ! Ces
précautions prises, qui transfèrent ce que le judiciaire peut avoir d'effets politiques à des organes
proprement politiques, le reste du judiciaire est bien comme nul.
Nous nous trouvons alors en face de deux pouvoirs : l'exécutif et le législatif. Deux pouvoirs,
mais trois puissances, pour reprendre un mot de Montesquieu lui-même. Ces trois puissances
sont : le roi, la chambre haute et la chambre basse. C'est-à-dire : le roi, la noblesse et le “ peuple
”. C'est ici qu'Eisenmann montre de façon très convaincante que le véritable objet de
Montesquieu est précisément la combinaison, la liaison de ces trois puissances. Qu'il s'agit
avant tout d'un problème politique de rapports de forces, et non pas d'un problème juridique
concernant la définition de la légalité et ses sphères.
Ainsi s'éclaire le fameux problème du gouvernement modéré. La véritable modération n'est ni
la stricte séparation des pouvoirs, ni le souci et le respect juridiques de la légalité. A Venise,
par exemple, on a bien trois pouvoirs et trois organes distincts : mais le mal est que ces trois
organes sont formés par des magistrats du même corps ; ce qui ne fait guère qu'une même
puissance (EL, XI, 6). On a beau dire ainsi que le despotisme est le régime où un seul gouverne,
sans règles ni lois, ou que le despote paraît dans tout prince ou ministre qui passe outre à la loi,
et commet un abus de pouvoir. Ce n'est pas au fond ce qui est en cause, car nous savons de ces
régimes où le despotisme règne à l'ombre des lois mêmes, et c'est, dit Montesquieu, la pire des
tyrannies. La modération est tout autre chose : elle n'est pas le simple respect de la légalité, elle
est l'équilibre des pouvoirs, c'est-à-dire le partage des pouvoirs entre les puissances, et la
limitation ou modération des prétentions d'une puissance par le pouvoir des autres. La fameuse
séparation des pouvoirs n'est donc que le partage pondéré du pouvoir entre des puissances
déterminées : le roi, la noblesse, le “ peuple ”. Je pense que les remarques que j'ai présentées
sur le despotisme permettent d'aller au-delà de ces conclusions pertinentes. Car cet
éclaircissement pose lui-même une question : au profit de qui le partage se fait-il ? En se
contentant de révéler, sous les dehors mythiques de la séparation des pouvoirs, l'opération réelle
d'un partage du pouvoir entre différentes forces politiques, on risque, me semble-t-il, de nourrir
l'illusion d'un partage naturel, qui va de soi et répond à une équité d'évidence. On est passé des
pouvoirs aux puissances. Les termes ont changé ? Le problème reste le même : il ne s'agit jamais
que d'équilibre et de partage.
C'est là le dernier mythe que je voudrais dénoncer.
Ce qui peut éclairer sur le sens de ce partage et de ses arrière-pensées, c'est, une fois bien
entendu qu'il s'agit chez Montesquieu de combinaison de puissances et non de séparation des
pouvoirs, d'examiner quels sont, parmi tous les empiétements possibles d'un pouvoir sur l'autre,
parmi toutes les combinaisons possibles des pouvoirs entre eux, les empiétements et les
combinaisons absolument exclus. Or j'en vois deux, qui sont de première importance.
La première combinaison exclue est que le législatif puisse usurper les pouvoirs de l'exécutif,
ce qui consommerait de soi et sur le champ la perte de la monarchie dans le despotisme
populaire. Or l'inverse n'est pas vrai. Montesquieu admet que la monarchie puisse subsister, et
même conserver sa modération, si le roi détient, outre l'exécutif, le pouvoir législatif. Mais, que
le peuple soit prince, tout est perdu.
La seconde combinaison exclue est plus célèbre, mais à mon sens tenue pour trop évidente, et,
de ce fait, mal pénétrée. Elle concerne la détention du judiciaire par l'exécutif, par le roi.
Montesquieu est formel : cette disposition suffit à faire sombrer la monarchie dans le
despotisme. Si le roi jugeait lui-même... la Constitution serait détruite, les pouvoirs

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intermédiaires dépendants anéantis... (EL, VI, 5) et l'exemple que cite Montesquieu, dans les
pages qui suivent, est celui de Louis XIII, voulant juger lui-même un gentilhomme (EL, VI, 5).
Il suffit de rapprocher cette exclusion et sa raison (si le roi juge, les corps intermédiaires sont
anéantis) d'une part de la disposition qui cite les nobles devant le seul tribunal de leurs pairs,
d'autre part des malheurs dont le despote réserve le privilège aux grands, pour apercevoir que
cette clause particulière qui prive le roi du pouvoir de juger importe avant tout à la protection
des nobles contre l'arbitraire politique et juridique du prince, et qu'encore une fois le
despotisme, dont Montesquieu nous menace, désigne une politique très précisément dirigée
d'abord contre la noblesse.
Si nous voulons bien nous retourner maintenant vers le fameux équilibre des puissances, nous
pouvons, je crois, avancer une réponse à la question : à l'avantage de qui s'opère le partage ?
Si l'on considère non plus les forces invoquées dans la combinaison de Montesquieu, mais les
forces réelles existant de son temps, on doit bien constater que la noblesse gagne à son projet
deux avantages considérables : elle devient directement, en tant que classe, une force politique
reconnue dans la chambre haute; elle devient aussi, tant par la clause qui exclut du pouvoir
royal l'exercice du jugement, que par cette autre clause qui réserve ce pouvoir à la chambre
haute, quand des nobles sont en cause, une classe dont l'avenir personnel, la position sociale,
les privilèges et les distinctions sont garantis contre les entreprises du roi et du peuple. De la
sorte, dans leur vie, dans leurs familles et dans leurs biens, les nobles seront à l'abri, tant du roi,
que du peuple. On ne saurait mieux garantir les conditions de la pérennité d'une classe décadente
à qui l'histoire arrachait et disputait ses anciennes prérogatives. La contrepartie de ces
assurances, c'est une autre assurance, mais cette fois à l'usage du roi. L'assurance que le
monarque sera protégé par le rempart social et politique de la noblesse contre les révolutions
populaires. L’assurance qu’il ne se trouvera pas dans la situation du despote abandonné, seul,
en face de son peuple et de ses passions. S’il veut bien entendre la leçon du despotisme, le roi
comprendra que son avenir vaut bien une noblesse. (…)

II- La séparation des pouvoirs dans la tradition constitutionnelle


française

DOCUMENT 6 : Extraits des Constitutions des 3 septembre 1791, 5 fructidor an III et 4


novembre 1848.

Constitution du 3 septembre 1791

Titre III. Des pouvoirs publics

Art. 3. Le pouvoir législatif est délégué à une Assemblée nationale composée de représentants
temporaires, librement élus par le peuple, pour être exercés par elle, avec la sanction du roi, de
la manière qui sera déterminée ci-après.
Art. 4. Le gouvernement est monarchique : le pouvoir exécutif est délégué au roi, pour être
exercé sous son autorité, par des ministres et autres agents responsables, de la manière qui sera
déterminée ci-après.
Art. 5. Le pouvoir judiciaire est délégué à des juges élus à temps par le peuple.

Constitution du 4 novembre 1848

Chapitre III. Des pouvoirs publics

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Art. 18. Tous les pouvoirs publics, quels qu’ils soient, émanent du peuple. Ils ne peuvent être
délégués héréditairement.
Art. 19. La séparation des pouvoirs est la première condition d’un gouvernement libre.

Chapitre IV. Du pouvoir législatif


Art. 20. Le peuple français délègue le pouvoir législatif à une Assemblée unique.

Chapitre V. Du pouvoir exécutif


Art. 43. Le peuple français délègue le pouvoir exécutif à un citoyen qui reçoit le titre de
président de la République.

Chapitre VIII. Du pouvoir judiciaire


Art. 81. La justice est rendue gratuitement au nom du peuple français.
Les débats sont publics, à moins que la publicité ne soit dangereuse pour l’ordre ou les
mœurs ; et, dans ce cas, le tribunal le déclare par un jugement.

DOCUMENT 7 : Michel DEBRÉ, Allocution devant le Conseil d’État du 27 août 1958


(extrait)

De bons esprits ont fait remarquer que la séparation des pouvoirs était un dogme caduc. S’il
s’agit de nous apprendre qu’il n’y a pas séparation absolue des pouvoirs mais qu’en fait comme
en droit le pouvoir est « un », je n’ai pas attendu ces bons esprits pour le savoir et l’ai même
écrit avant eux. Mais ce que ces bons esprits ne disent pas, c’est que faute de séparation dans la
nomination et l’organisation des différentes fonctions suivies d’un partage dans les tâches, le
régime vire à la dictature. Tout caduc qu’est le dogme de la séparation des pouvoirs, il faut
cependant que les fonctions essentielles du pouvoir soient divisées, si l’on veut éviter
l’arbitraire, et tenter d’associer à la fois autorité et liberté. Le texte qui vous est présenté établit,
pour la première fois dans notre histoire constitutionnelle d’une manière aussi nette, la
séparation des autorités à l’origine de leur pouvoir et leur collaboration pour réaliser l’unité de
pensée et d’action.

Recherche : retrouvez le contexte d’énonciation de cette allocution de Michel Debré.

III- La séparation des pouvoirs comme critère de classification des


régimes politiques

DOCUMENT 8 : Michel TROPER, « Les classifications en droit constitutionnel », in Pour


une théorie juridique de l’État, Paris, P.U.F., coll. « Léviathan », 1994, p. 253-256.

VALEUR DE L'OPPOSITION [régime présidentiel/régime parlementaire]

Sa valeur logique
La première qualité d'une opposition est que les classes s'opposent trait pour trait. Cela signifie
que si l'on a pris pour critère une certaine propriété, l'une des classes doit être définie par cette
propriété et l'autre par la propriété contraire, c'est-à-dire par l'absence de cette propriété. Cette
règle n'est jamais que l'application du principe de non contradiction. Elle implique ici qu'un
régime parlementaire soit non présidentiel et symétriquement qu'un régime présidentiel soit non
parlementaire. Si le régime présidentiel est défini par la séparation rigide des pouvoirs, le

47
régime parlementaire doit l'être par la séparation souple, c'est-à-dire par l'absence d'exception
au principe dans le premier cas et la présence d'exceptions dans le second.
Or, si l'on examine en quoi consiste le principe de la séparation des pouvoirs selon la doctrine
du droit constitutionnel, on y aperçoit deux règles distinctes : les organes doivent être
spécialisés ; les organes doivent être mutuellement indépendants.
Dans ces conditions, l'opposition pourrait se comprendre de deux manières : ou bien le régime
présidentiel est défini comme l'application rigide des deux règles, tandis que le régime
parlementaire n'en serait qu'une application souple, c'est-à-dire assortie d'exceptions ; ou bien
le régime présidentiel est défini comme l'application de la première règle et le régime
parlementaire comme l'application de la seconde.
Dans le premier cas, on se heurtera à une difficulté considérable qui provient de ce que le régime
présidentiel — du moins si l'on considère que celui des États-Unis est un régime présidentiel
— s'il réalise tant bien que mal une indépendance mutuelle des organes, ne respecte nullement
la règle de spécialisation, en raison notamment du droit de veto présidentiel, de la participation
du Sénat à la conclusion des traités internationaux ou du rôle de la Cour suprême en matière
législative. On rencontre d'ailleurs une difficulté semblable en ce qui concerne le régime
parlementaire, qui devrait apporter des exceptions aux deux règles, mais n'en apporte, au moins
si l'on s'en tient à la constitution, qu'à la règle de l'indépendance.
Dans le second cas, si l'on définit le régime présidentiel par l'indépendance et le régime
parlementaire par la spécialisation, la règle logique n'est respectée que si le premier se définit
aussi par l'absence de spécialisation et le second par l'absence d'indépendance. Il faut alors
admettre que, même si rien ne justifie qu'on désigne respectivement par les noms de « séparation
absolue » et de « séparation rigide » le régime parlementaire et le régime présidentiel,
l'opposition logique entre les deux classes se trouve bien constituée.
Malheureusement, la doctrine ne s'y tient pas et ne peut d'ailleurs s'y tenir. Si en effet, il s'agit
pour elle de tenir compte du droit positif et d'identifier le régime présidentiel avec le régime
américain, il devient impossible de les définir par la séparation absolue des pouvoirs, même
entendue comme simple règle d'indépendance, en raison des importantes exceptions que le
régime américain apporte à cette règle, comme la responsabilité du président et des
fonctionnaires ou la participation du Sénat aux plus importantes nominations (sur l'opposition
régime parlementaire-régime présidentiel, cf. le travail décisif de Richard Moulin Le
présidentialisme et la classification des régimes politiques, Paris, LGDJ, 1978). Dès lors de
deux choses l'une : ou bien « la logique de la dichotomie est sauvegardée, mais au préjudice de
l'exactitude de la description », ou bien on s'efforce de décrire correctement le régime
britannique et surtout le régime américain, mais « [cette] démarche aboutit à détruire la logique
de l'ensemble de la construction » (Richard Moulin, op. cit.).
Dans ces conditions, la doctrine choisit le plus souvent une troisième solution : pour décrire le
régime américain tout en continuant de l'appeler présidentiel, il lui faut modifier les critères et
définir le régime présidentiel par l'élection du président au suffrage universel et le régime
parlementaire par la responsabilité politique des ministres. Ceci implique, bien entendu, que
pour préserver l'opposition, le régime présidentiel ait également pour propriété l'absence de
responsabilité politique et le régime parlementaire l'absence d'élection du chef de l'État au
suffrage universel.
Cette variante de la classification, bien que parfaitement rigoureuse, présente le défaut capital
de rendre impossible le classement d'un très grand nombre de régimes concrets, qui comportent
à la fois l'élection du chef de l'État au suffrage universel et la responsabilité politique des
ministres. (…)

Question : quels sont les avantages et les limites d’une classification des régimes politiques
à partir du critère de la séparation des pouvoirs ?

48
Université Jean Moulin - Lyon 3 Année universitaire 2021-2022
LICENCE 1
1er Semestre
DROIT CONSTITUTIONNEL
Cours du Professeur David Mongoin

FICHE 5
SOUVERAINETÉ ET FORMES D’ÉTAT

I- LA SOUVERAINETÉ ET L’ÉTAT
A- La souveraineté de l’État
DOCUMENT 1 : Jean Bodin, Les six livres de la République, livre I, chap. X, (extraits)
DOCUMENT 2 : Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État,
Sirey, 1920-1922, t. I, p. 86-88 (réédition Dalloz-Sirey, 2003)

DOCUMENT 3 : Maurice Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Sirey, 1929, p. 85-97

B- La souveraineté dans l’État


1- La souveraineté médiatisée du peuple : la voie représentative
DOCUMENT 3 : Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Dalloz-Vrin, 2004, chapitre XVI (extraits)
DOCUMENT 4 : Abbé Sieyès, discours prononcé à l’Assemblée Nationale le 7 septembre 1789
DOCUMENT 5 : Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, in Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, 1964, t. III, livre III, chap. XV

2- La souveraineté directe du peuple : la voie référendaire


DOCUMENT 6 : Article 11 de la Constitution du 4 octobre 1958
DOCUMENT 7 : Ernst Wolfgang Böckenförde, « Démocratie et représentation : pour une
critique du débat contemporain », Trivium [Online], 16 | 2014 (extraits)

II- LES FORMES D’ÉTAT


A- L’État unitaire décentralisé
DOCUMENT 8 : Articles 1 et 2 de la Constitution de 1958
DOCUMENT 9 : Georg Jellinek, L’État moderne et son droit (1911), réédition, Paris, Ed.
Panthéon-Assas, 2005, t. II, p. 342-344 (extraits)
DOCUMENT 10 : Articles 72 à 72-2 de la Constitution française du 4 octobre 1958 (ancienne
et nouvelle versions)

B- L’État fédéral

DOCUMENT 11 : Charles Durand, Confédération d’États et État fédéral, Paris, M. Rivière,


1955, p. 14-15
DOCUMENT 12 : Georges Scelle, Cours de droit international public, Paris, Domat-
Montchrestien, 1948, p. 256

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I- LA SOUVERAINETÉ ET L’ÉTAT

A- La souveraineté de l’État

Document 1 : Jean Bodin, Les six livres de la République, livre I, chap. X,


(extraits).

Première marque de la souveraineté - Et par ainsi nous conclurons que la première marque du
Prince souverain, c’est la puissance de donner loi à tous en général et à chacun en particulier ;
mais ce n’est pas assez, car il faut ajouter, sans le consentement de plus grand, ni de pareil, ni
de moindre que soi, il est vrai sujet (…) Sous cette puissance de donner et casser la loi est aussi
comprise la déclaration et correction quand elle est si obscure que les Magistrats, sur les cas
proposés, trouvent contrariété ou absurdité intolérable. Mais le Magistrat peut ployer la loi et
son interprétation, soit en douceur ou en rigueur, pourvu qu’en la ployant il se garde bien de la
casser, encore qu’elle semble fort dure ; et s’il fait autrement, la loi le condamne comme infâme.

Document 2 : Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale


de l’État, Sirey, 1920-1922, t. I, p. 86-88. (réédition Dalloz-Sirey, 2003)

Il va de soi cependant qu'en cette matière comme en toute autre matière juridique, la
terminologie ne peut être satisfaisante qu'à la condition de comporter un terme propre pour
chaque concept spécial. Le danger des mots à double sens, c'est d'amener la confusion dans les
idées. Malheureusement la langue française est ici assez pauvre de moyens. Le vocabulaire
juridique allemand offre plus de ressources et permet plus de clarté dans les théories du droit
public. Les Allemands ont à leur service trois termes correspondant aux trois notions distinctes
que la littérature française confond sous l'expression unique de souveraineté. Ils ont d'abord le
mot Souveränitât, qu'ils ont pris à la langue française et qu'ils appliquent à la puissance étatique
lorsqu'ils veulent marquer son absolue indépendance. Ils ont ensuite le mot Staatsgewalt, qui
désigne la puissance d'État, en tant que celle-ci consiste en pouvoirs effectifs. Enfin quant aux
organes, ils se servent, tout au moins pour désigner le monarque, du mot Herrscher, que M.
Adhémar Esmein (Éléments de droit constitutionnel, 5ème éd., p. 36) traduit par Maître, et qui
éveille en effet l'idée d'un pouvoir de domination et de maîtrise. Malgré tout, la langue française
se prêterait, elle aussi, à certaines distinctions nécessaires. S'il convient de garder le vieux mot
français de souveraineté dans son sens de puissance superlative, il faut s'abstenir de ce mot
quand on veut désigner, non plus la qualité suprême du pouvoir des États souverains, mais ce
pouvoir lui-même envisagé dans ses éléments actifs : le terme le mieux approprié est ici celui
de puissance d'État.
Quant à l'organe suprême de l'État, il peut d'abord sembler parfaitement légitime de le qualifier
de souverain. La souveraineté est en effet le caractère d'une puissance qui ne relève d'aucune
autre. Or, la puissance dont l'organe suprême a l'exercice, est bien, quant à cet exercice du
moins, une puissance superlative, puisque cet organe ne relève d'aucun autre qui lui soit
supérieur et qu'il a le pouvoir de vouloir d'une façon absolument libre pour l'État. A côté de la
souveraineté de l'État, il semble donc qu'il ne soit pas incorrect de parler, avec M. Esmein et
avec G. Meyer, d'une souveraineté dans l'État, c'est-à-dire de la souveraineté d'un organe. C'est
ainsi que Georg Jellinek lui-même (Gesetz und Verordnung, p. 207 et 208) a appliqué la
dénomination de souverain à la personne qui détient le pouvoir le plus haut dans l'État. Le droit

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public français a pris dans cette question une tout autre position. Le principe fondamental
dégagé à cet égard par la Révolution française (Déclaration de 1789, art. 3; Constitution 1791,
titre III, préambule, art. 1er et 2), c'est que la nation seule est souveraine; et par nation les
fondateurs du principe de la souveraineté nationale ont entendu la collectivité “ indivisible ”
des citoyens, c'est-à-dire une entité extra-individuelle, donc aussi un être abstrait, celui-là même
en définitive qui trouve en l'État sa personnification. Seule cette personne nationale et étatique
est reconnue souveraine. Et les textes précités spécifient qu'en raison de la souveraineté
exclusive de la nation, nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qu'en vertu d'une
concession et délégation nationales. Dans ces conditions, l'organe suprême de la nation lui-
même ne saurait être qualifié de souverain : car son pouvoir qui descend de la Constitution
nationale, relève aussi des conditions que la Constitution a mises à son exercice. Il n'est point,
dans le système français de la souveraineté nationale, d'organe qui détienne une puissance
entièrement indépendante et inconditionnée. C'est ainsi que d'après la Constitution de 1875,
même l'organe constituant ne possède, suivant l'opinion prédominante, qu'une puissance de
révision limitée, c'est-à-dire conditionnée par les résolutions préalables des Chambres portant
qu'il y a lieu à révision. [...] Si donc l’on a pu critiquer la terminologie française en tant qu'elle
confond les concepts de souveraineté et de puissance étatique, il faut en revanche reconnaître
que le point de vue adopté par les fondateurs du droit public français moderne en ce qui
concerne le siège de la souveraineté est irréprochable, puisqu’il consiste à rapporter la
souveraineté, d’une façon exclusive, à la nation elle-même, à la collectivité unifiée, sans que
celle-ci puisse jamais s’en trouver dessaisie au profit de qui que ce soit.

Document 3 : Maurice Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey,


1929, 2ème éd., p. 85-97 (extraits)

Il y a dans l’État un principe d’unité. Encore faut-il le bien connaître. Est-ce la domination d’un
même pouvoir sur tous les sujets et sur les organes ? Est-ce, au contraire, le consentement
volontaire de tous les sujets et de tous les organes à un même état de choses ? Est-ce une
combinaison de domination de pouvoir et de consentement, de telle sorte que l’État soit à moitié
coercitif et à moitié volontaire ? Mais, dans ce dernier cas, l’État est-il plus coercitif que
volontaire ou plus volontaire que coercitif ? Nous allons nous efforcer de répondre à ce
questionnaire. Mais nous ne procéderons pas au hasard. Il ne s’agira pas de n’importe quel État,
mais de l’État conforme au type classique. J’appelle ainsi celui qui est la conclusion du
développement historique d’une nation, qui a été une nation avant d’être un État, et qui, sous la
forme État, ne cesse pas d’être une nation. Pour plus de sûreté, je le définirai de la façon suivante
: c’est une nation dans laquelle un gouvernement central a fait l’entreprise d’une chose
publique, d’une res publica au sens latin du mot. Ainsi, dans les nations antiques, le
gouvernement central a créé la cité avec la chose publique ; ainsi, dans les nations modernes,
le gouvernement central est venu créer l’État avec toute sa chose publique. Rappelons
également, avant d’aller plus loin, que les nations sont unanimement considérées comme des
unités spirituelles, fondées à la fois sur des affinités mentales, sur des habitudes communes, sur
la volonté de vivre ensemble, et que, finalement, elles prennent la figure d’unités consensuelles.
Bref, nous sommes en présence de trois éléments très différents, déposés ensemble dans le
berceau de l’État : le pouvoir du gouvernement central ou puissance publique, élément de
coercition ; l’unité spirituelle de la nation, élément consensuel ; l’entreprise de la chose
publique, élément idéal, propre à polariser les consentements, aussi bien des organes du
gouvernement que des membres de la nation. Ces trois éléments sont tellement importants qu’ils
constituent l’équilibre fondamental de l’État, celui d’où résultent à la fois la qualité de son
gouvernement, la qualité de la liberté dont il fait jouir ses sujets, la qualité des buts qu’il
poursuit. Et la valeur de cet équilibre sera elle-même rendue saisissante par le fait que chacun
51
de ces éléments peut être projeté en une forme de la souveraineté. A certains égards, la
souveraineté de l’État est une ; nous ne chercherons pas à savoir ici si elle est absolue ou
relative, si elle est ou non affranchie du droit ; nous la croyons plutôt relative et soumise au
droit ; nous ne voyons pas pourquoi une souveraineté ne serait pas relative aussi bien qu’une
liberté. Mais là n’est pas, pour le moment, la question. Elle est de savoir si la souveraineté ne
peut pas être à la fois une et complexe ; une dans de certaines circonstances, lorsque ses formes
diverses convergent en une même action ; complexe et décomposable en plusieurs formes,
lorsqu’il s’agit d’analyser sa nature intime […]. Sans doute, l’institution de l’État peut être
fondée en outre sur des lois, et, dans les pays à constitution écrite, elle l’est certainement sur les
lois constitutionnelles. Mais, de même que des institutions constitutionnelles ont existé en tant
que coutumières, avant d’exister en vertu de constitutions écrites, de même l’État a existé
comme coutumier avant d’être consacré par les constitutions écrites. Même quand il possède
une constitution écrite et tout un ordonnancement de lois organiques, l’État n’a-t-il pas encore
besoin d’un consentement coutumier lui constituant une sorte de tréfonds juridique ? J’ai peine
à croire qu’il puisse s’en passer. Les constitutions formelles, les lois écrites, sont des actes
juridiques qui ne vivent que dans l’actuel. Combien de temps une constitution écrite reste-t-elle
en vigueur et combien de temps dure une loi sur le mode de scrutin pour l’élection des députés
? Serait-il admissible que l’existence juridique de l’État ne fût consacrée que d’une façon aussi
momentanée et aussi discontinue ? Il faut donc convenir que les lois écrites et les lois organiques
règlent d’une façon actuelle certains éléments 66 de l’État, certaines organisations et certaines
procédures, mais que l’institution de l’État, envisagée dans ses réalités profondes et dans ses
équilibres fondamentaux, continue d’être consacrée juridiquement par un consentement
coutumier, dans lequel baignent constitutions et lois organiques. D’ailleurs, les objets de ce
consentement coutumier apparaissent sous le nom de principes constitutionnels. Il est rare que
les principes soient consacrés par les constitutions et par les lois et il est certain qu’ils dominent
constitutions et lois. Cela apparaît nettement dans les pays à contrôle juridictionnel de la
constitutionnalité des lois. Ce n’est pas au nom de la lettre de la constitution que les déclarations
d’inconstitutionnalité sont prononcées ; pratiquement, c’est presque toujours au nom des
principes dominant la constitution, et qui constituent une véritable légitimité constitutionnelle.
C’est à ces principes fondamentaux, et non pas aux détails d’organisation, que s’attache le
consentement coutumier des sujets […].

B- La souveraineté dans l’État

1- La souveraineté médiatisée du peuple : la voie représentative

Document 4 : Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Dalloz-Vrin, 2004, chapitre


XVI, p. 131 et s.

Une personne est celui qui agit, soit en son nom, soit au nom d’autrui. Si c’est en son nom, c’est
une personne au sens propre, c'est-à-dire une personne naturelle ; si c’est au nom d’autrui, elle
est la personne représentative de celui au nom duquel elle agit. (…)
De même, plusieurs hommes deviennent une seule personne, quand ils sont représentés par un
seul, auquel chacun a donné son autorité. En effet, ce n’est pas l’unité du représenté, mais celle
du représentant, qui fait que la personne est une. On ne saurait concevoir autrement l’unité au
sein de la multitude.
Et parce qu’une multitude n’est pas naturellement quelque chose d’un, mais des hommes
multiples, ce n’est pas un seul, mais ces hommes multiples, c'est-à-dire chacun d’entre eux, qui
sont les auteurs de ce que dit ou fait l’acteur, lequel est la personne qui les représente. Chacun

52
d’entre eux, en effet, a concédé son autorité à leur acteur commun. Mais si l’autorité concédée
est limitée, chacun est l’auteur seulement des actions comprises dans le mandat.

Questions : tentez d’expliquer le sens de la doctrine de la représentation de Hobbes et


interrogez-vous sur les liens entre le principe représentatif et le régime démocratique.

Document 5 : Sieyès, discours prononcé à l’Assemblée Nationale le 7


septembre 1789, reproduit dans l’édition Baudouin en 1789 sous le titre Dire
de l’abbé Sieyès sur la question du veto royal.

Les peuples européens modernes ressemblent bien peu aux peuples anciens. Il ne s’agit
parmi nous que de commerce, d’agriculture, de fabriques, etc. Le désir des richesses semble ne
faire de tous les Etats de l’Europe que de vastes ateliers : on y songe bien plus à la
consommation et à la production qu’au bonheur. […] Nous sommes donc forcés de ne voir,
dans la plus grande partie des hommes, que des machines de travail. Cependant vous ne pouvez
pas refuser la qualité de citoyen, et les droits du civisme, à cette multitude sans instruction,
qu’un travail forcé absorbe en entier. Puisqu’ils doivent obéir à la loi tout comme vous, ils
doivent aussi, tout comme vous, concourir à la faire. Ce concours doit être égal. Il peut s’exercer
de deux manières. Les citoyens peuvent donner leur confiance à quelques-uns d’entre eux. Sans
aliéner leurs droits, ils en commettent l’exercice. C’est pour l’utilité commune qu’ils se
nomment des représentants bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général, et
d’interpréter à cet égard leur propre volonté.
L’autre manière d’exercer son droit à la formation de la loi, est de concourir soi-même
immédiatement à la faire. Ce concours immédiat est ce qui caractérise la
véritable démocratie. Le concours médiat désigne le gouvernement représentatif. La différence
entre ces deux systèmes politiques est énorme.

Document 6 : Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, livre III, chap. XV


La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle ne peut être aliénée ;
elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle
est la même, ou elle est autre ; il n'y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni
ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure
définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle ; ce n'est point une
loi. Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l'est que durant l'élection des
membres du parlement ; sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments
de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde.
L'idée des représentants est moderne : elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique
et absurde gouvernement dans lequel l'espèce humaine est dégradée, et où le nom d'homme est
en déshonneur. Dans les anciennes républiques et même dans les monarchies, jamais le peuple
n'eut de représentants ; on ne connaissait pas ce mot-là. Il est très singulier qu'à Rome où les
tribuns étaient si sacrés on n'ait pas même imaginé qu'ils pussent usurper les fonctions du
peuple, et qu'au milieu d'une si grande multitude ils n'aient jamais tenté de passer de leur chef
un seul plébiscite. Qu'on juge cependant de l'embarras que causait quelquefois la foule, par ce
qui arriva du temps des Gracques, où une partie des citoyens donnait son suffrage de dessus les
toits.
Où le droit et la liberté sont toutes choses, les inconvénients ne sont rien. Chez ce sage peuple
tout était mis à sa juste mesure : il laissait faire à ses licteurs ce que ses tribuns n'eussent osé
faire ; il ne craignait pas que ses licteurs voulussent le représenter.

53
Pour expliquer cependant comment les tribuns le représentaient quelquefois, il suffit de
concevoir comment le gouvernement représente le souverain. La loi n'étant que la déclaration
de la volonté générale il est clair que dans la puissance législative le peuple ne peut être
représenté ; mais il peut et doit l'être dans la puissance exécutive, qui n'est que la force appliquée
à la loi. Ceci fait voir qu'en examinant bien les choses on trouverait que très peu de nations ont
des lois. Quoi qu'il en soit, il est sûr que les tribuns, n'ayant aucune partie du pouvoir exécutif,
ne purent jamais représenter le peuple romain par les droits de leurs charges, mais seulement
en usurpant sur ceux du Sénat.
Chez les Grecs tout ce que le peuple avait à faire il le faisait par lui-même ; il était sans
cesse assemblé sur la place. Il habitait un climat doux, il n'était point avide, des esclaves
faisaient ses travaux, sa grande affaire était sa liberté. N'ayant plus les mêmes avantages,
comment conserver les mêmes droits? Vos climats plus durs vous donnent plus de besoins, six
mois de l'année la place publique n'est pas tenable, vos langues sourdes ne peuvent se faire
entendre en plein air, vous donnez plus à votre gain qu'à votre liberté, et vous craignez bien
moins l'esclavage que la misère.
Quoi ! la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude ? Peut-être. Les deux excès se
touchent. Tout ce qui n'est point dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus que
tout le reste. Il y a de telles positions malheureuses où l'on ne peut conserver sa liberté qu'aux
dépens de celle d'autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que l'esclave ne soit
extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous
n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau
vanter cette préférence ; j'y trouve plus de lâcheté que d'humanité.
Je n'entends point par tout cela qu'il faille avoir des esclaves ni que le droit d'esclavage soit
légitime, puisque j'ai prouvé le contraire. Je dis seulement les raisons pour quoi les peuples
modernes qui se croient libres ont des représentants, et pour quoi les peuples anciens n'en
avaient pas. Quoi qu'il en soit, à l'instant qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus
libre, il n'est plus. (…)

2- La souveraineté directe du peuple : la voie référendaire

DOCUMENT 7 : Article 11 de la Constitution de 1958


[Entrée en vigueur dans les conditions fixées par les lois et lois organiques nécessaires à leur
application (article 46-I de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008)] Le Président
de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur
proposition conjointe des deux Assemblées, publiées au Journal Officiel, peut soumettre au
référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics, sur des réformes
relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services
publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d'un traité qui, sans être contraire
à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions.
Lorsque le référendum est organisé sur proposition du Gouvernement, celui-ci fait, devant
chaque assemblée, une déclaration qui est suivie d'un débat.
Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative
d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur
les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir
pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an.
Les conditions de sa présentation et celles dans lesquelles le Conseil constitutionnel contrôle le
respect des dispositions de l'alinéa précédent sont déterminées par une loi organique.
Si la proposition de loi n'a pas été examinée par les deux assemblées dans un délai fixé par la
loi organique, le Président de la République la soumet au référendum.
54
Lorsque la proposition de loi n'est pas adoptée par le peuple français, aucune nouvelle
proposition de référendum portant sur le même sujet ne peut être présentée avant l'expiration
d'un délai de deux ans suivant la date du scrutin.
Lorsque le référendum a conclu à l'adoption du projet ou de la proposition de loi, le Président
de la République promulgue la loi dans les quinze jours qui suivent la proclamation des résultats
de la consultation.

Question : peut-on dire qu’il existe désormais en France un référendum d’initiative


populaire ?

DOCUMENT 8 : Ernst Wolfgang Böckenförde, « Démocratie et


représentation : pour une critique du débat contemporain », Trivium. Revue
franco-allemande de sciences humaines et sociales [Online], 16 | 2014
(extraits)

La représentation, si elle apparaît être une nécessité dans la démocratie, signifie-t-elle un déficit
pour la démocratie ou bien, à l'inverse, la représentation, la
représentation démocratique constitue-t-elle un moment indispensable et incontournable de la
démocratie réalisée et l'établissement d'une représentation procure-t-elle à la démocratie,
comme forme politique et forme de gouvernement, sa légitimité première ? (…)

Présentation de la conception identitaire-immédiate de la démocratie

À la question de l'essence de la démocratie, il existe une réponse largement répandue : la


démocratie signifierait, fondamentalement, l’autogouvernement du peuple et la décision de
celui-ci sur ses propres affaires. Nul ne fait face au peuple ni ne disposerait, face à lui, d'une
autorité propre ; le peuple lui-même, les citoyens doivent décider. La démocratie directe, l'unité
(l'identité) des gouvernants et des gouvernés apparaît comme la démocratie véritable et
complète. Kurt Eichenberger constate que cette conception de la démocratie est, en Suisse
également, la doctrine prépondérante et la plus répandue : « Pour « l'homme de la rue », mais
aussi pour nombre de personnes rattachées aux pouvoirs publics comme pour certains courants
doctrinaux, la démocratie directe était et est encore considérée comme la véritable,
l'authentique, la seule forme politique respectable, celle à laquelle il faut parvenir. Pour le suisse
moyen du XIXème comme du XXème siècle, on ne saurait trouver meilleure formule que celle de
Carl Schmitt sur la démocratie comme « identité des gouvernants et des gouvernés » »
Il existe une série de références susceptibles de conférer à cette conception de la démocratie
directe, immédiate, prise comme la forme véritable de la démocratie, au-delà du simple fait
qu'elle soit effectivement répandue, une plausibilité et une légitimation théoriques. On mettra
l'accent sur trois de ces références.
a. La tradition, d'abord, héritée du type de la démocratie athénienne des Vème et IVème
siècles av. J.-C., son époque dite classique. D'après cette tradition, à Athènes, il revenait à
l'assemblée populaire réunissant tous les citoyens jouissant pleinement de leurs droits de
décider de toutes les questions essentielles ; l'autorité politique se trouvait démocratiquement
et directement entre leurs mains
b. La thèse de Rousseau, ensuite, l'un des pères de la démocratie moderne, de
l'intransmissibilité de la souveraineté qui réside, inaliénable, dans le peuple. Rousseau déclare
la souveraineté du peuple tout autant inaliénable qu'irreprésentable.
c. Le défi, enfin, lancé par la Commune de Paris de 1871, telle qu'elle se présente, dans
le tableau brossé par Karl Marx, comme un exemple réalisé d'autogouvernement directement

55
démocratique. Chez Marx, la Commune n'apparaît pas comme un processus révolutionnaire de
renversement d'une certaine autorité étatique donnée - cependant, l'autorité en tant que telle
serait, elle, conservée - mais comme une révolution contre l'État lui-même, afin de briser cette
« répugnante machine de domination de classes » et de la remplacer par l'autogouvernement
direct du peuple - par l'identité des gouvernants et des gouvernés.

Ces références légitiment et confortent un concept de la démocratie d'après lequel l'essence de


celle-ci réside dans l'autogouvernement immédiat d'un peuple qui resterait auprès de soi et non
pas dans l'établissement, à partir du peuple, d'organes dirigeants, agissant par eux-mêmes, mais
pour le peuple et au nom du peuple, tout en étant responsable devant lui. Sur la base d'une telle
notion de la démocratie, la démocratie médiate et représentative tire sa seule justification de
réalités exclusivement techniques et factuelles : la grande étendue des collectivités politiques
modernes ainsi que le nombre élevé de leurs habitants la rendraient inévitable. Mais, par rapport
à l'Idée de démocratie, elle en apparaît comme la forme minorée, la « seconde voie » qui ne
peut dissimuler son déficit de démocratie véritable. Cette idée trouve un prolongement au sein
même de la démocratie médiate/représentative : chaque élément de démocratie immédiate qui
se trouve introduit dans son schéma d'organisation possède une légitimité plus grande et
représente « un plus de démocratie ». L'organisation, dès lors qu'on ne peut se passer
complètement des éléments de représentation et de médiation, doit cependant tendre à les
réprimer et à les atténuer.
Cette conception de démocratie constitue le fondement du mouvement actuel en faveur de la
démocratie à la base. Pour ce mouvement, démocratie signifie une participation qui vient d'en
bas, le concours des individus (en tant que base concernée) à toutes les décisions qui les
concernent. On voit là, à la fois, une approche pour résoudre le problème de la domination, et
ce, à vrai dire, dans le sens d'un dépassement par soi-même de la domination et, au bout du
compte, de son abolition. Il s'agit en effet, de la « participation de tous les citoyens (concernés)
au processus de discussion et de clarification qui conduit à la décision », qui de ce fait perd son
caractère d'exercice de la domination.

Critique de la conception identitaire-immédiate de la démocratie


La conception de la démocratie que l'on vient d'exposer brièvement doit faire maintenant l'objet
d'une remise en question critique. La thèse de cette critique est que, dans l'idée de la démocratie
directe prise comme la forme véritable de la démocratie, on conçoit une notion de cette
démocratie qui est irréaliste, irréaliste non pas seulement dans un sens pragmatique - parce
qu'elle ne pourrait pas se réaliser au plan politico-pratique - mais irréaliste aussi au sens
théorique. Cette thèse paraît de prime abord ambitieuse et nécessite d'être plus amplement
fondée.
Une première justification se rapporte à l'analyse des conditions d'expression et de réalisation
de la volonté du peuple. Lorsque nous parlons de la volonté du peuple, la question se pose
toujours de savoir si celle-ci existe réellement ou si elle n'est pas plutôt une fiction. Peut-on
parler de volonté du peuple en un autre sens que celui qui y voit une simple qualification qui
rassemble, au plan exclusif de la pensée, une multitude de volontés individuelles qui seules
auraient une consistance dans la réalité ? L'expérience confirme que la volonté du peuple existe
bel et bien en tant qu'instance réelle de même qu'en tant qu'instance politique, et que cette
volonté est susceptible de s'exprimer, mais que, cependant, elle n'est pas, en tant que telle,
détachée ni indépendante des volontés individuelles. Il est possible de la saisir, par exemple,
dans la volonté commune, qui peut vivre au sein d'une multitude indéterminée, d'être un peuple,
de former en commun un État, d'organiser et ordonner les rapports politiques et sociaux6. Mais
la volonté du peuple a sa spécificité. Cette spécificité réside en ceci que, par elle-même, elle est
sans forme, diffuse, et qu'elle a d'abord besoin d'être mise en forme. Elle contient en elle des

56
possibilités mais d'abord et seulement des possibilités du Soi concret qui nécessitent encore une
actualisation. Son effectuation dépend de ce qu'elle doit être sollicitée et l'orientation comme le
mode de son actualisation concrète seront déterminées en fonction de l'instance qui la sollicitera
et de la manière dont elle sera sollicitée, ou pour le dire de façon plus imagée : de l'instance et
de la manière qui l'amèneront à parler. La volonté du peuple n'existe pas comme quelque chose
de déjà achevé en soi et qui n'aurait plus besoin que d'un rappel (Abruf). Tout au contraire : elle
n'est d'abord engendrée et actualisée, dans sa déterminité concrète, qu'à partir de la question et
de la sollicitation préalables qui en contiennent une préfiguration. La volonté du peuple en tant
qu'elle s'articule de manière déterminée a - nécessairement - le caractère d'une réponse.
L'exemple le plus significatif à cet égard est celui du référendum. Par le référendum, le peuple
est invité à prendre une décision obligatoire, mais une décision sur une question qui lui est
soumise de l'extérieur, c'est-à-dire par une instance autre. Le peuple, pris dans son immédiateté,
n'a aucune influence sur le contenu et la formulation de cette question à laquelle il ne peut
répondre que par « oui » ou par « non ». Le problème décisif, s'agissant du référendum, réside
en conséquence dans le droit de poser la question : qui dispose du droit d'interroger le peuple,
pour quel motif, à quel moment et avec quelle formulation ? Et cette dépendance vis-à-vis de
la question ne touche pas seulement le référendum mais aussi, contrairement à une opinion
largement répandue, l'initiative populaire. Toute initiative populaire dépend d'une initiative qui
la met en route. Cette dernière fixe la question. Elle est toujours l'affaire d'un petit nombre, qu'il
s'agisse de personnes à titre individuel ou d'un groupe déterminé. La différence avec le
référendum réside seulement dans le droit de formuler librement une question qui, dans
l'initiative populaire, n'est plus limité à un ou plusieurs organes étatiques. En admettant le
référendum d'initiative populaire, on reconnaît par là même à un nombre déterminé de citoyens
ou à des groupes sociaux un pouvoir politique potentiel non négligeable, ce dont la pratique de
la démocratie référendaire en Suisse offre de nombreux exemples. (…)

II- LES FORMES D’ÉTAT

A- L’État unitaire décentralisé

Document 9 : Articles 1 et 2 de la Constitution française du 4 octobre 1958.

Art. 1. - La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure
l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle
respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.
Art. 2. - La langue de la République est le français.
L'emblème national est le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge.
L'hymne national est la Marseillaise.
La devise de la République est Liberté, Égalité, Fraternité. Son principe est : gouvernement du
peuple, par le peuple et pour le peuple.

57
Document 10 : Georg Jellinek, L’État moderne et son droit (1911), réédition,
Paris, Panthéon-Assas, 2005, tome II, p. 342-344 (extraits)
Des besoins et des luttes de la vie politique, se sont constamment dégagées de nouvelles vues,
fécondes pour l’amélioration ou l’appréciation des situations politiques concrètes. De ce
nombre ont été et sont toujours celles qui tendent à reconnaître l’importance de l’opposition
existant entre la centralisation et la décentralisation des fonctions de l’État. Le type même
d’État, pour la doctrine, a été l’État centralisé, dans lequel toute l’activité publique, l’activité
qui se sert de l’imperium, part exclusivement du centre de l’État pour y revenir, c'est-à-dire où
toutes les affaires qui relèvent du droit public sont réglées par des organes dont la compétence,
au point de vue territorial, s’étend sur tout le domaine de l’État. A ce type politique, la nouvelle
doctrine oppose l’État décentralisé, dans lequel les affaires de l’État sont réglées d’une manière
plus ou moins indépendante par des organes d’État ou par des groupes à compétence
territorialement limitée.
Tant qu’on ne l’a pas soumis au contrôle de la connaissance historique, ce type doctrinal de
l’État centralisé se présente comme un type idéal, à peine susceptible de réalisation dans les
simples cités qu’étaient les États helléniques, absolument impossible dans les États à vaste
superficie de l’époque plus récente. Même les États qui n’embrassent que la cité étaient et sont
partagés, pour l’accomplissement de diverses fonctions politiques, en quartiers, en cercles ou
autres divisions analogues. Jamais l’absolutisme du prince n’a pu parvenir à étouffer
complètement la vie politique propre des communes, des seigneuries, des assemblées d’états…
Même en France, du XVIIe au XVIIIe siècle, on n’avait pu anéantir complètement toute vie des
États ; et on avait dû supporter l’existence, à côté des pays d’élection, de toute une série de pays
d’états, avec leurs assemblées provinciales. En outre, les grands États ne peuvent pas être régis
exclusivement par des autorités centrales. Il faut reconnaître aux autorités judiciaires et
administratives locales un certain pouvoir de décision parfois définitive. L’État décentralisé
représente ainsi le cas normal, pour ce qui est de l’État réel. D’un point de vue politique et
juridique, il ne peut être question que du degré et de l’étendue de la décentralisation.

Document 11 : Article 72 à 72-2 de la Constitution française du 4 octobre


1958. (ancienne et nouvelle versions).

Article 72 (Version antérieure à la Loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003)


Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les
territoires d'Outre-mer. Toute autre collectivité territoriale est créée par la loi.
Ces collectivités s'administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues
par la loi. Dans les départements et les territoires, le délégué du Gouvernement a la charge des
intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois.

Articles 72 à 72-2 (Version en vigueur)

Art. 72. - Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements,
les régions, les collectivités à statut particulier et les collectivités d'outre-mer régies par l'article
74. Toute autre collectivité territoriale est créée par la loi, le cas échéant en lieu et place d'une
ou de plusieurs collectivités mentionnées au présent alinéa.

58
Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des
compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon. Dans les conditions
prévues par la loi, ces collectivités s'administrent librement par des conseils élus et disposent
d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences. Dans les conditions prévues
par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d'exercice d'une
liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou
leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l'a prévu, déroger, à titre
expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou
réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences.
Aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre. Cependant, lorsque
l'exercice d'une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, la loi
peut autoriser l'une d'entre elles ou un de leurs groupements à organiser les modalités de leur
action commune. Dans les collectivités territoriales de la République, le représentant de l'État,
représentant de chacun des membres du Gouvernement, a la charge des intérêts nationaux, du
contrôle administratif et du respect des lois.

Art. 72-1. - La loi fixe les conditions dans lesquelles les électeurs de chaque collectivité
territoriale peuvent, par l'exercice du droit de pétition, demander l'inscription à l'ordre du jour
de l'assemblée délibérante de cette collectivité d'une question relevant de sa compétence.
Dans les conditions prévues par la loi organique, les projets de délibération ou d'acte relevant
de la compétence d'une collectivité territoriale peuvent, à son initiative, être soumis, par la voie
du référendum, à la décision des électeurs de cette collectivité.
Lorsqu'il est envisagé de créer une collectivité territoriale dotée d'un statut particulier ou de
modifier son organisation, il peut être décidé par la loi de consulter les électeurs inscrits dans
les collectivités intéressées. La modification des limites des collectivités territoriales peut
également donner lieu à la consultation des électeurs dans les conditions prévues par la loi.

Art. 72-2. - Les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer
librement dans les conditions fixées par la loi.
Elles peuvent recevoir tout ou partie du produit des impositions de toutes natures. La loi peut
les autoriser à en fixer l'assiette et le taux dans les limites qu'elle détermine.
Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent,
pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l'ensemble de leurs ressources.
La loi organique fixe les conditions dans lesquelles cette règle est mise en œuvre.
Tout transfert de compétences entre l'État et les collectivités territoriales s'accompagne de
l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. Toute
création ou extension de compétences ayant pour conséquence d'augmenter les dépenses des
collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi. La loi prévoit
des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l'égalité entre les collectivités territoriales.

59
B- L’État fédéral

Document 12 : Charles Durand, Confédération d’États et État fédéral, Paris,


M. Rivière, 1955, p. 14-15.

Document 13 : Georges Scelle, Cours de droit international public, Paris,


Domat-Montchrestien, 1948, p. 256.

Les traits juridiques essentiels du fédéralisme.

Sans vouloir faire ici la théorie constitutionnelle du fédéralisme qui varie d’ailleurs avec
chacune des modalités de l'association, il est cependant un certain nombre de traits
caractéristiques du fédéralisme institutionnel qui doivent être soulignés parce qu'ils ont des
répercussions internationales. Parmi ces traits, nous noterons la "participation institutionnelle"
et "l’autonomie gouvernementale".

a) - Loi de participation ou de collaboration. - Nous savons que le fédéralisme implique


l’apparition d'un ordre juridique superposé à ceux des collectivités préexistantes pour répondre
à des phénomènes de solidarité communs. Pour la mise en œuvre de l'ordre juridique de
superposition, une ou plusieurs institutions publiques communes, ou "organes fédéraux" sont
instituées : corps législatif fédéral, juridictions fédérales, services publics fédéraux et,
notamment, services publics de relation, tels que la diplomatie, les consulats, les transports,
etc.; services publics de défense extérieure (armée, etc.) ou d'exécution interne (police, etc.).
Or, il n'y a vraiment fédéralisme que si les collectivités associées participent par leurs
représentants à la constitution de ces organes fédéraux et à l’élaboration de leurs décisions 3. A

3
C’est ce que les auteurs qualifient souvent de "participation à la formation de la volonté fédérale”. Il n'y a pas
plus de volonté fédérale que de volonté étatique, mais seulement, au sein des organes institutionnels, formation de
majorités conditionnant la validité juridique des décisions.

60
défaut de cette participation - par exemple si les organes fédéraux ne sont l'émanation que d'un
seul des États ou collectivités associés – il y aurait "droit de subordination" et non "droit de
collaboration" et c'est la collaboration qui est la caractéristique du Droit fédéral, qui distingue
le fédéralisme de la vassalité, de la tutelle de la colonisation. Cela ne signifie pas que cette
participation doive être égale ou identique, quels que puissent être l’importance ou le volume
des collectivités (États) fédérées. Réintroduire ici le dogme de l'égalité absolue des États parce
qu’États, c’est retomber dans l'erreur de l'égalité fonctionnelle, qui est en correspondance
directe avec l'idée de souveraineté et incompatible avec toute organisation effective 4.

b) - Loi d'autonomie. - La seconde caractéristique, c'est l'autonomie garantie des collectivités


associées. Cette “décentralisation gouvernementale" est essentielle, sans quoi les collectivités
perdraient leur caractère étatique et l'organisation fédérale ne tarderait pas à évoluer vers l’État
unitaire. Le fédéralisme suppose non pas une fusion, mais une association de collectivités
distinctes conservant chacune sa législation, son système juridictionnel, administratif,
sanctionnateur, pour tout ce qui correspond à leurs domaines respectifs de solidarité
particulière. Tant qu'il ne se dégage pas un besoin d'unification correspondant à un intérêt
commun, les collectivités composantes restent individualisées. La compétence fédérale ne
s'applique qu'à la gestion des affaires d’intérêt commun, notion d'ailleurs évolutive. C'est la
raison fondamentale pour laquelle les collectivités politiques fédéralisées continuent à être
considérées comme des États, même dans le cas où leurs gouvernements ont abdiqué toute
compétence internationale. En réalité, il n'y a pas de critère essentiel de la décentralisation et
du fédéralisme, puisqu'en dernière analyse, la compétence des gouvernements ou agents
décentralisés ou fédéralisés dépend de l'ordre juridique étatique et peut être modifiée par lui. Il
n'y a entre l'un et l'autre système qu'une différence de degré ; l'un et l'autre comportent pour les
autorités locales des pouvoirs autonomes de décision, mais il est un certain degré d'absorption
des compétences locales auquel on ne peut plus parler de fédéralisme. On n'en peut plus parler
non plus s'il n'y a pas participation des organismes locaux aux activités étatiques, ni garanties
constitutionnelles des compétences locales. Ces deux conditions du fédéralisme, la participation
et l'autonomie se réalisent de façons diverses, selon le degré de fédéralisme adopté. (…)

Question : que désignent les « lois de Scelle » ?

4
Jamais une collectivité de valeur 1000 ne consentira à être mise sur le même pied qu'une collectivité de valeur
ou de volume 10, à laisser prendre des décisions majoritaires par une majorité de 6 x 10 contre 1000 x 1. La
constitution normale des organes fédéraux (et c'est aussi l'équité), doit donc partir du principe de la
proportionnalité. Sans doute peut-il y avoir des difficultés pratiques considérables à établir la base de cette
proportionnalité : le volume n'est pas tout (notamment le chiffre de la population), d'autres facteurs doivent entrer
en ligne de compte : richesse, industrialisation, culture, etc. Comme dans toute "société" il y a lieu de tenir compte
des "apports". C'est une question de dosage et d'équité, non d'arithmétique. Répétons-le, la solution - difficile -
exige, au moment de la conclusion du Pacte fédéral ou de ses modifications, un esprit de volonté d'accord et de
bonne volonté en vue de réaliser un équilibre par des sacrifices mutuels, équilibre qui d’ailleurs, sera sujet à
révisions.

61

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