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Philosophie de l’éducation

1 DIALECTIQUE
1) Dégager la problématique
2) Repérer la structure logique du raisonnement de l’auteur
3) Essayer de décrire avec nos mots la problématique telle qu’on la comprend puis ses insuffisances
4) Reproblématiser
Philosophie = Philo  Amour + Sophia  « Sagesse » ou « Savoirs »
Il existe une distinction occidentale entre sagesse et savoirs, dans les cultures africaines beaucoup moins, les
personnes âgées sont ressources ils font preuve de sagesse et donc savent. Dans la philosophie européenne
est plus largement occidentale libérale et démocratique il y a une césure sur laquelle il faudra rester vigilant.
Education = Educare

 « Tenir par la main » et « Tutorat » = dressage / x / émancipation


 Champ éducatif (depuis la loi de 1882, JULES FERRY) : est séparé en 2
 Celui qui relève de l’instruction
 Celui qui relève de l’éducation
Ce n’est pas l’école qui est obligatoire mais l’instruction.

 Avant 1989 : M.I.P = Ministère de l’Instruction Publique


 Aujourd’hui : M.E.N.S.R = Ministère de l’Education Nationale de la Science et de la Recherche
LaPhilosophie de l’éducation
question de l’éducation était renvoyée à la famille et à ce qu’on appelait le milieu de l’éducation 1
populaire. Depuis la réforme depuis la loi 4 de Lionel JOSPIN, le terme instruction a disparu et on demande
aux enseignants à la fois d’instruire et de coéduquer.
Il y a 2 problématiques avec l’éducation : « dressage » et « champ éducatif »
Blaise PASCAL : « La philosophie est la mère de toutes les sciences ».
SUJET : Spinoza qui installe le concept de sujet. Le sujet c’est :

 Auto-Référencement qui renvoie à la liberté


 Conscience réflexive de soi
 Langage
EMANCIPATION CITOYENNE : Le maître a pour objectif de faire de « son élève une tête bien faite plutôt
que bien pleine ». (VOLTAIRE)
Psychologie :

 Développement
 Apprentissage
 Troubles de l’apprentissage
RAISON / OBJECTIVITE : Est-ce que tous les savoirs sont objectivables ?

 Pédagogie : La façon dont le maître envisage son rapport aux savoirs.


 Didactique : Ordre logique et Structuration des savoirs avec la didactique de l’interdisciplinarité
renvoie à la pédagogie.
EMANCIPATION : Comment émanciper l’élève par rapport à ce qu’on appelle la domination (dressage) ?
 Evaluation : Le but est la mesure
 Anthropologie : Tous les savoirs que nous transmettons à nos élèves sont-ils universels ? La question
de savoir ce que le savoir produit sur l’élève, car parfois il rentre en conflit avec le savoir éducatif.
C’est la spécificité française qui a posé en 1905 le principe de la laïcité. On se base sur des données
objectives.

2 CHAPITRE 1 : PLATON ET LA CONCEPTION GRECQUE DE


L’ÉDUCATION
 Conception ancienne de l’éducation à l’époque de la démocratie athénienne  La République
o Présentation du contexte historique
o L’auteur et sa philosophie
o La République, de Platon
o Etude d’un extrait : l’allégorie de la caverne

2.1 LA PAIDEIA : LA CONCEPTION GRECQUE DE L’ÉDUCATION ET DE LA


CULTURE
La conception antique de l’éducation s’exprime dans le mot grec paideia, qui veut dire « culture »,
« éducation » ou « formation ». Ce terme est tellement large qu’il se confond avec la civilisation grecque de
manière générale. D’après W. JAEGER (auteur de la formation de l’homme grec, 1964), les Grecs
s’identifient à la notion d’éducation, et c’est ainsi qu’ils pensent se distinguer des « barbares » (les
étrangers). Ils définissent tout de même un idéal d’éducation, qui se répand ensuite dans le monde entier, et
qui s’exprime dans la philosophie de PLATON.
LaPhilosophie
notion dedepaideia est d’abord liée à la notion d’enfance, car ce mot dérive de pais, qui signifie
l’éducation 2
« l’enfant ». La préoccupation principale de PLATON est « l’âme » de l’enfant. Mais l’éducation qu’il
conçoit est une éducation qui se construit tout au long de la vie d’un être, de sa naissance, à sa mort. Un être
apprend même lorsqu’il vieillit, puisque selon lui, on ne peut vraiment philosopher qu’à partir de 50 ans.
Certaines collections de livres de jeunesse publient les mythes de PLATON à l’usage des enfants. Toutefois,
ce ne sont pas seulement les mythes qui concernent les enfants, mais également les questions métaphysiques
et une façon de dialoguer à partir des idées.
Dans la paideia il est donc à la fois question de conception intellectuelle et de « dialectique », qui apparait
tardivement dans l’histoire grecque. Le terme paideia n’apparait qu’au Vème siècle, car avant, la conception
grecque de l’éducation n’est ni intellectuelle, ni spirituelle, mais est liée à une conception de la vie militaire
et guerrière. Cette conception liée à la guerre se trouve dans la période archaïque, et elle est représentée par
les héros des épopées. La seconde forme, la forme intellectuelle, apparaît plus tard, soit pendant l’époque de
la démocratie athénienne. La valeur centrale et commune de ces deux conceptions est la vertu, qui est
appréhendée aussi bien comme une disposition morale pour le bien que comme ce qui assume une forme de
pouvoir à l’individu, y compris des avantages matériels. Dans la conception archaïque, qui est aristocratique,
la vertu est une forme d’excellence qui est liée à la noblesse, et aux liens du sang, au code de l’honneur.
Dans la conception nouvelle, démocratique, chacun peut acquérir la vertu et exercer le pouvoir. Or, cette
acquisition requiert des connaissances et la maîtrise du discours. On doit prendre des décisions devant de
grands groupes, éventuellement devant tous les citoyens de la cité rassemblés, et remporter des victoires
discursives avant de remporter des victoires militaires. Il faut donc apprendre à parler en public, à convaincre
des auditoires. Cela nécessite une nouvelle d’éducation.
C’est ainsi que plusieurs savants, souvent étrangers, sont venus enseigner à Athènes, au Ve siècle, qu’on
appellera « SOPHISTES ». Ces sophistes on introduit comme SOCRATE, une rupture à l’égard de l’ordre
ancien et introduit une forme nouvelle d’éducation. Ils vont critiquer le savoir traditionnel, et le remettent
radicalement en cause. Ils peuvent respecter les coutumes et les traditions, mais vont introduire également
l’idée que tout est conventionnel : aussi bien les savoirs que les lois. Les savoirs ne peuvent plus être
enseignés dans le cadre de la famille. Les enfants quittent leur famille, leur père, pour devenir les disciples de
ses maîtres, ce qui n’est pas sans implication politique. Les sophistes sont des pédagogues, des spécialistes
de l’enseignement, et ils vivent de cette pratique. Ils donnent des séries de cours rémunérés dans différentes
cités. Ils ont eu une influence déterminante pour le développement de la culture scientifique, du débat
politique et pour l’éducation des citoyens. Mais ils ont aussi fait l’objet de défiance de la part du peuple,
parce qu’ils ne respectent pas les croyances établies.
On trouve également une dénonciation systématique de leur enseignement dans les écrits de PLATON. La
philosophie comme recherche de la vérité et du bien se définit même dans sa différence d’avec la
sophistique, laquelle s’en tiendrait à l’apparence et aux opinions. Le personnage de SOCRATE, bien qu’il
possède quelques traits en commun avec les SOPHISTES, critique le fait qu’ils demandent une rétribution
pour leur enseignement, et surtout qu’ils ne possèdent pas le savoir ou la vertu qu’ils prétendent enseigner.
L’enjeu est donc non seulement dans la question de la vertu, mais aussi dans la notion de sophia, que l’on
peut traduire par « savoir » ou par « sagesse ». Le mot se trouve aussi bien dans l’étymologie du mot
« sophiste » (littéralement : celui qui sait) que dans l’étymologie du mot « philosophe » (celui qui recherche
la sagesse ou le savoir). SOCRATE se montre surpris lorsque l’oracle de DELPHES le présente comme
l’homme le plus sage de son pays. Il affirme quant à lui : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ». En
revanche, il ne cesse de rechercher le savoir et la vertu. C’est cette conception de la «  philosophie » comme
recherche (et non comme possession) du savoir que développe PLATON dans ses écrits.

2.2 LA PHILOSOPHIE DE PLATON ET LA FONDATION DE L’ACADÉMIE


 Platon ? 
o Naissance en – 428 
o Citoyen, issu d’une famille de la grande noblesse, à Athènes  
o Fils d’un ouvrier sculpteur et d’une sage-femme 
o Etudes de lettres et de gymnastique  
Philosophieo deDevient
l’éducation
le disciple de Socrate lorsqu’il avait 24 ans  3
o Enseignement des disciples de Pythagore 
o Voyage en Egypte et Sicile, en cherchant à convertir le tyran à son idée du philosophe-roi 
o Prisonnier vendu comme esclave  
o Assiste au déclin de la démocratie athénienne pendant la guerre du Péloponnèse, sous le
régime des Trente Tyrans 
o Rétablissement de la démocratie a conduit au procès et finalement à l’emprisonnement et à
la mort de Socrate, condamné pour impiété et pour corruption de la jeunesse, en 399, ce qui
peut expliquer la critique de la démocratie que l’on trouve dans les textes de Platon, en
particulier dans la République qui ne cesse d’alimenter les critiques de la démocratie.  
L’œuvre de Platon, telle qu’elle nous est transmise, est formée de dialogues, une forme qui a par la suite
largement disparu dans l’écriture philosophique. La forme des dialogues réfléchit celle des conversations
entre des citoyens libres sur l’agora mais surtout la pratique effective de l’entretien “dialectique” telle que la
mène SOCRATE. Les dialogues se présentent comme l’écriture de dialogues réels, mais certains
personnages ont véritablement existé, alors que d’autres sont inventés. ADIMANTE et GLAUCON étaient
les frères de PLATON. La façon dont PLATON met en scène SOCRATE relève de la fiction, voire du
mensonge, aussi bien que de l’histoire. Il faut donc distinguer le SOCRATE historique du SOCRATE de
PLATON. En outre, on peut considérer SOCRATE comme le porte-parole de la pensée de PLATON, mais
cela est rendu compliqué par le fait que :  
o Nous n’avons pas aucun exposé de la philosophie de PLATON en dehors des dialogues, où
lui-même ne se met jamais en scène, il est donc difficile de déterminer si les thèses
présentées dans les dialogues sont des thèses qu’il défend ou qu’il combat, ou même s’il
défendait des thèses.  
o On peut considérer que PLATON s’est distancé également de SOCRATE, que ses
dialogues sont la marque de cette distance, et d’ailleurs certains dialogues ne mettent plus du
tout en scène SOCRATE.  
Pourquoi les écrits de PLATON prennent-ils la forme du dialogue ? Est-ce qu’il s’agit d’une forme
volontairement superficielle, littéraire ? Est-ce qu’elle est motivée par la conception de l’éducation qui est
celle de PLATON ? Cette dernière hypothèse est vraisemblable, si l’on considère que les dialogues n’ont pas
été écrits pour “former” et non pour “informer”. Il s’agit moins de produire un système de connaissances
vraies – et cela d’autant moins que PLATON a souvent recours aux mythes et aux allégories - que de
concevoir des situations de remise en cause du savoir.  
En quoi consiste cette dialectique ? Le principe, dans les dialogues, est que toutes les thèses sont soumises à
discussion, et tous les interlocuteurs, même les plus réputés, peuvent être interrogés, à moins qu’ils ne
préfèrent être interrogateurs. Un interlocuteur pose une thèse, qu’il doit apprendre à la défendre, et il doit
aussi se soumettre aux questions de l’autre interlocuteur, et apprendre à répondre. L’autre interlocuteur est
dans une position attaque. Il n’a pas forcément de thèse à défendre, mais il doit savoir bien interroger.
SOCRATE a tendance à se mettre dans la situation de l’interrogateur, du fait qu’il prétend ne rien savoir.
Dans la République, il demande ainsi à THRASYMAQUE de lui apprendre quelque chose car il ne sait
rien. THRASYMAQUE lui reproche alors cette position d’interrogateur, et de se nourrir de la pensée des
autres. SOCRATE fait avancer ses interlocuteurs suivant la conception de la maïeutique (art d’accoucher le
esprits). Il leur permet d’accéder à leur propre pensée ou d’être en face de leur propre contraction et dans la
discussion en commun d’aboutir à une définition plus juste de ce dont on parle. Souvent, les dialogues
n’apportent finalement aucune réponse à la question posée : on dit alors qu’ils sont « aporétiques ». Les
interlocuteurs demeurent dans l’embarras, mais du moins ont-ils progressé dans la compréhension de la
question et dans le savoir de leur ignorance. La « dialectique » de PLATON (il aurait d’ailleurs inventé ce
concept) de SOCRATE obéit, en réalité, à des normes très rigoureuses de raisonnement, qui ne sont pas
seulement celles des gymnases, des agoras, des assemblées démocratiques, mais d’abord celles des écoles,
Philosophie
celles de l’éducation
des mathématiciens et des physiciens qui l’ont procédé, à commencer par PYTHAGORE. 4
PLATON est d’ailleurs lui-même le fondateur d’une école, l’Académie d’Athènes, en 387. L’Académie se
trouve à Athènes, un peu à l’écart de la cité (ce qui correspond à son étymologie), c’est-à-dire à distance
précisément de l’agora, des assemblées du peuple, du théâtre. Outre l’école de philosophie, il y avait un
sanctuaire dédié à Athéna et Zeus dans l’enceinte du jardin. Les ruines de l’Académie se trouvent encore
aujourd’hui à l’écart du centre-ville d’Athènes, au-delà du cimetière de Kerameikos. On y voit des restes du
gymnase. Aujourd’hui, il existe un musée numérique.
On sait peu de chose à l’égard de l’Académie et de son fonctionnement, sinon qu’elle se pensait comme une
communauté d’hommes libres et égaux, aspirant à la vertu et une recherche en commun. Il y avait des
chercheurs plus âgés et des chercheurs plus jeunes. ARISTOTE, par exemple, demeura vingt ans dans
l’Académie en tant que disciple puis en tant qu’enseignant. On sait également que l’Académie a pu accueillir
des femmes. AXIOTHEA et LASTHNEIA furent ainsi les élèves de PLATON. Originaire de la cité
PHILIONTHE, AXIOTHEA avait étudié le dialogue de la République et désirait devenir élève de
PLATON, mais elle a dû probablement cacher qu’elle était une femme. En effet, dans la République, il est
écrit que les femmes doivent recevoir la même éducation que les hommes. Il y a sans doute une différence de
nature entre les femmes et les hommes, mais cela ne les empêche pas au même titre que les hommes de
participer à la défense de la cité, aux activités militaires, ni même s’entraîner au gymnase (mais dans ce cas,
AXIOTHEA n’aurait-elle pas dû quitter le manteau des philosophes et dévoiler qu’elle était une femme ?).
L’ensemble du savoir scientifique était enseigné à l’Académie, car la philosophie ne se distinguait pas à
l’époque de la recherche scientifique en général. On pratiquait en particulier l’étude de la géométrie et des
mathématiques suivant le principe que « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». Le but des mathématiques n'est
pas d’abord utilitaire mais vise à purifier l’esprit des choses sensibles, c’est-à-dire permettre l’abstraction.
D’ailleurs, les travaux de l’Académie ont abouti aux Eléments d’EUCLIDE, fondements de la géométrie. La
méthode est toujours la même : formuler les présuppositions de ses raisonnements : principes, axiomes,
définitions, postulats ; mettre en ordre les théorèmes en les déduisant les uns des autres. C’est la méthode
même de la « dialectique ».
Bernard STIEGLER (1952-2020) écrit que le projet académique de PLATON est la matrice de tout notre
dispositif d’éducation aujourd’hui et de notre conception de la rationalité13. Il compare l’Académie à une
machine à écrire, une machine à produire de l’écriture. Le fait que la transmission se fasse au moyen de
l’écriture a deux conséquences importantes pour l’éducation. D’abord, l’enseignement ne prend pas la forme
d’une initiation. Les disciples ne sont pas des initiés, puisque tout le monde a accès aux écritures. En outre,
l’objet de l’enseignement produit de la « cumulativité » et permet une forme de transmission «
intergénérationnelle ». (Par exemple, aujourd’hui nous allons discuter du même texte que lisait AXIOTHEA
il y a 2500 ans, ce qui établit une continuité entre PLATON et nous, par l’intermédiaire de l’école ou de
l’université). Néanmoins, PLATON rend compte également d’une position critique à l’égard de l’écriture,
une technique relativement nouvelle à cette époque, qui est considérée comme un « pharmakon » (à la fois
remède et poison) et STIEGLER utilise le même concept pour parler des technologies numériques.
SOCRATE, dans le dialogue du Phèdre, évoque un mythe. Le dieu TEUTH essaye de persuader le pharaon
THAMOUS des bienfaits de l’écriture qu’il a inventée parce qu’elle peut rendre les Egyptiens plus savants
et les empêcher d’oublier. Mais le roi considère qu’elle peut provoquer précisément le contraire, l’oubli du
savoir déposé dans l’écriture, parce qu’elle dispense de faire l’acte de mémorisation, c’est-à-dire l’acte de
pensée. On fera confiance à l’écrit, à quelque chose d’extérieur, au lieu de faire de faire un acte de
remémoration, à l’intérieur de soi. SOCRATE remarque, en outre, que les écrits demeurent figés et gardent
le silence lorsqu’on les interroge. Ils ont aussi besoin de quelqu’un pour les défendre lorsqu’on les injurie. Le
discours écrit n’est, selon lui, qu’une image du discours vivant.

2.3 LA QUESTION DE L’ÉDUCATION DANS LA RÉPUBLIQUE DE PLATON


PLATON donne une conception plus explicite de ce qu’il entend par paideia (éducation) dans ses dialogues,
en particulier dans le dialogue sur la République. Il traite dans cette œuvre de l'éducation qu'il place comme
étant centralededans
Philosophie la politique, dans l’organisation de la cité. C’est dans ce dialogue également que
l’éducation 5
SOCRATE développe l’allégorie de la caverne, dont nous traiterons dans un second temps.
La République est composée de 9 livres et traite de la question de la justice. Le titre français peut paraître
ambigu pour nous, puisque la « république » de PLATON a peu de chose à voir avec les Républiques
françaises. Le mot « république » est à entendre dans son sens très général de « chose publique ». Il traduit
ici le mot grec « politeia », ce qui a trait à la polis, la cité, l’Etat, et à la façon de gouverner la cité ou l’Etat.
La politeia désigne par ailleurs une forme de gouvernement ou une constitution. On peut considérer aussi
l’ouvrage comme l’ébauche d’une constitution politique idéale, c’est-à-dire comme un recueil de lois.
D’ailleurs PLATON a cherché vainement à réaliser cette « constitution » dans le réel. Il ne s’agit, en tous les
cas, pas d’une théorie de la « démocratie », puisque la « démocratie » n’est ici qu’un gouvernement parmi
d’autres et non pas le meilleur.
Le point de départ du dialogue est une discussion entre plusieurs personnages qui se rencontrent et discutent
près du Pirée, le port d’Athènes, pour savoir ce qui signifie être juste. Le maître de maison est âgé et il pense
de plus en plus à ce qui va se passer après la mort, il accorde plus d’intérêt aux mythes sur l’au-delà et se
demande s’il a eu une vie juste ou non avant de disparaître. La discussion porte ensuite sur le fait de savoir
s’il faut ou non commettre l’injustice ou préférer agir suivant la justice. SOCRATE entreprend une grande
discussion, en particulier avec GLAUCON, en appréhendant la question de la justice à partir non pas de
l’individu mais de la cité dans son ensemble. Il s’agit tout d’abord de se demander quelle est l’origine de la
cité et ensuite de discuter de ce qu’elle devrait être. Quel est le rapport avec la question de l’éducation ? La
question de l’éducation apparaît comme une question primordiale pour l’organisation de la cité et en
particulier en vue d’une cité juste. Examiner ce point est important pour déterminer comment la justice et
l’injustice adviennent dans l’Etat (sous-entendu : par la présence ou au contraire par le manque d’éducation).
Il s’agit, en premier lieu, de penser à l’éducation des gardiens ou des guerriers, ceux qui vont défendre l’Etat.
On remarque que les guerriers sont d’ailleurs les mêmes que les philosophes. (Platon ne tranche pas entre la
conception militaire et la conception intellectuelle). Toutefois, cette éducation vaut aussi pour l’ensemble des
citoyens. PLATON commence par distinguer l’éducation du corps, par la gymnastique, et l’éducation de
l’âme, par la musique, pendant les premières années de l’enfance. Puis il distingue les discours vrais et les
discours faux que l’on enseigne aux enfants. C’est la période la plus importante où l’être humain se façonne :
il faut contrôler les histoires que l’on raconte aux enfants. Les nourrices et les mères ne doivent pas raconter
n’importe quelles histoires mais celles que l’on a choisies. PLATON entreprend ainsi une critique de
l’éducation existante qui est fondée sur l’enseignement des mythes (autrement dit : des fables, des récits), en
particulier par les poésies d’HOMERE ou d’HESIODE, qui constituaient la base de l’instruction des
enfants grecs. On ne peut tolérer que les maîtres responsables de la formation des jeunes enseignent des
discours mensongers. Les représentations des dieux apparaissent inadéquates (et celles des héros aussi) car
ils sont souvent présentés comme menteurs ou criminels.
Or, l’une des causes principales de la justice et de l’injustice chez les êtres humains est liée à l’éducation.
SOCRATE est ainsi amené, dans le dialogue, à présenter les conditions de ce que serait une éducation
idéale. Elle correspond partiellement à ce qu’était effectivement l’éducation dans les cités grecques, mais
dans quelle mesure s’en distingue-t-elle ? L’éducation traditionnelle est fondée sur la gymnastique et la
musique pour les enfants, c’est-à-dire que les fondements sont des activités sportives et artistiques jusqu’à
l’âge de dix ans. La « musique » inclut aussi bien l’apprentissage de la danse, des chants, des mythes. Par
suite, les enfants acquièrent des bases d’écriture et de calcul. PLATON reprend cette conception
traditionnelle de l’éducation initiale en ajoutant une critique de l’éducation fondée sur les mythes. Mais il
considère une éducation plus poussée pour ceux qui sont conduits à devenir les guerriers ou les magistrats de
la cité. Il s’agit d’une éducation longue qui s’étend bien après l’âge de l’enfance et de la puberté. Elle
commence à vingt ans et se termine seulement à cinquante ans (ce que nous appelons l’éducation
supérieure). En outre, l’idée de PLATON est que les gouvernants de la cité doivent être des philosophes,
et qu’inversement les philosophes doivent être conduits à gouverner la cité. La notion de « philosophie » et
de « philosophe » est à entendre au sens très large, comme nous l’avons vu, qui inclut aussi bien de la
formation morale du caractère (rechercher le bien) que la formation scientifique (rechercher la
connaissance). SOCRATE introduit ainsi une rupture par rapport à l’éducation traditionnelle fondée sur
Philosophie
l’étude de l’éducation
des poètes. L’éducation qu’il considère est fondée sur l’apprentissage des sciences mathématiques et 6
de dialectique considérée suivant une forme de raisonnement abstrait. SOCRATE accentue de ce fait la
dimension du rationalisme présente à l’origine de la paideia bien au-delà de l’enseignement des sophistes. Il
distingue ainsi, dans la suite du dialogue, entre des connaissances fondées sur l’opinion et des connaissances
fondées sur la science. Ces dernières sont accessibles uniquement au terme d’un long processus. En quoi
consiste ce processus de l’éducation « philosophique » qui constitue pour SOCRATE l’éducation véritable ?
C’est ce qu’il présente d’abord sous la forme de « l’allégorie de la caverne », l’un des passages les plus
glorieux, les plus commentés et les plus pédagogiques de PLATON, qui est considéré quelquefois comme le
cœur de tout le dialogue, voire de toute sa philosophie.

2.4 ALLÉGORIE DE LA CAVERNE : L’ÉDUCATION COMME CONVERSION ?


L’allégorie de la caverne, présente au début du livre VII de la République, présente sous forme imagée une
conception de la philosophie, et plus largement même une conception de la culture ou une conception de ce
qu’est l’être humain en général, à savoir la « nature » de l’être humain. Or, cette nature de l’être humain, dit
SOCRATE, est à considérer qu’elle relève de « l’éducation » (paideia) ou de la « non-éducation ». C’est ce
qu’indique la première phrase du texte, diversement traduites selon les versions. Dans notre édition, traduite
par Georges LEROUX, SOCRATE parle de comparer « notre nature, sous l’angle de l’éducation et de la
non-éducation ». Au 19e siècle, Victor COUSIN (ministre de l’éducation de la monarchie de Juillet, voir le
TD de méthodologie) parlait du rapport entre la « science » et l’ « ignorance », comme si l’accès à la paideia
était l’accès à la science. Léon ROBIN écrivait, au vingtième siècle, « notre propre naturel sous le rapport de
la culture et de l’inculture » (Bibliothèque de la Pléiade). Quant au philosophe national-socialiste Martin
HEIDEGGER, il supprime la phrase, et transforme le texte en une théorie de la vérité. SOCRATE expose
une situation fictive, un tableau, avant de donner une explication de ce qu’il entend par éducation.
Concentrons-nous d’abord sur le dispositif que décrit SOCRATE du point de vue de l’éducation et de la
non-éducation.
2.4.1 Description du dispositif et du processus de sortie
SOCRATE demande de fournir d’abord un effort d’imagination pour se représenter le dispositif de la
caverne et ensuite les différentes étapes pour sortir de ce dispositif et raisonner à partir de là. Nous pouvons
distinguer plusieurs étapes dans ce processus (et dans le texte qui les reprend) :
1) Situation initiale : nous devons nous représenter un lieu souterrain avec des prisonniers enchaînés
depuis l’enfance au fond de cette habitation, qui ne peuvent que regarder un mur devant eux sans
pouvoir tourner la tête ; des formes visuelles apparaissent sur le mur qui représentent des objets et
des personnages ; ces projections sont dues aux ombres de marionnettes, manipulées en hauteur
derrière les prisonniers, et à la voix des acteurs ; la lumière provient d’un feu situé encore un peu
plus haut en direction de la sortie ; le raisonnement est que les prisonniers n’imagineraient pas
d’autre réalité que celle-ci ;
2) SOCRATE demande d’examiner ce qui se passerait alors si on les libérait, et si les prisonniers
voyaient la source lumineuse : l’hypothèse est qu’ils seraient sans doute éblouis (ils ne chercheraient
pas nécessairement à sortir de la caverne du fait de cette douleur) ;
3) Si on faisait sortir les prisonniers pour contempler la lumière du soleil, à l’extérieur de la caverne ;
ils pourraient voir le ciel et le soleil ; alors seulement le prisonnier qui parviendrait à ce stade ne
désirerait sans doute pas retourner dans la caverne ;
4) Enfin, le prisonnier libéré devrait retourner à l’endroit initial : il serait sans doute aveuglé, et objet
des moqueries des autres prisonniers, lesquels pourraient même vouloir le tuer.
Les étapes 1 et 2 paraissent décrire la situation initiale de non-éducation, le monde de l’opinion, alors que les
étapes 3 et 4 décrivent le processus de l’éducation et l’accès à la connaissance de la réalité. Pourtant, on
remarque que la situation initiale n’est pas un état de nature ou d’ignorance, c’est un dispositif artificiel
imaginé par des êtres humains dans lequel on a placé les prisonniers. Il s’agit d’un dispositif de tromperie. A
bien des égards, il ressemble au dispositif du théâtre, voire au dispositif du cinéma, et c’est d’ailleurs dans
une salle de cinéma que A. BADIOU a transposé la caverne dans sa République de Platon. En un sens, il y a
donc une première
Philosophie forme d’éducation qui est présente même s’il s’agit d’une forme de non-éducation : non
de l’éducation 7
seulement parce que les prisonniers sont dans l’ignorance et dans l’obscurité, mais également parce qu’ils
sont mis dans un état de non-liberté artificiel. Les prisonniers sont ignorants non seulement du monde
extérieur mais également de leur condition et du dispositif dans lequel ils ont été placés par d’autres
hommes. En un sens, c’est le passage d’une (mauvaise) éducation à une autre éducation (une bonne
éducation) qui est décrit dans le texte.
Il ne s’agit pas seulement d’un rapport au savoir (une connaissance de la réalité du monde extérieur ou de sa
condition propre), mais d’abord d’un rapport à la perception (la semi-obscurité par opposition à la lumière
qui aveugle) et d’un rapport au corps (l’absence de mouvements, les membres et la tête enchaînés). Les
prisonniers, satisfaits de leur condition, sont également prisonniers du plaisir. Cette notion de plaisir n’est
pas la moins importante parce que c’est elle qui est à l’origine de leur résistance. Cela introduit une
dimension morale dans le processus.
La deuxième étape, l’éducation proprement dite, consisterait à sortir de l’obscurité, à entreprendre le
mouvement de sortie de la caverne, à remonter la pente, et à contempler le monde extérieur. SOCRATE ne
nous précise toutefois pas qui lui permet de sortir de cette situation, si c’est lui-même ou quelqu’un d’autre.
En tous les cas, cet acte est présenté comme un acte violent, qui vient de l’extérieur, et non pas d’un
mouvement du prisonnier. Et il faut s’attendre même à un mouvement de résistance de la part du prisonnier
libéré, qui se trouve d’abord aveuglé. Le prisonnier devient alors un homme libre à bien des égards : libéré
de ses chaînes ; libéré de l’illusion ; libéré de l’habitude ; libéré de ses semblables. Mais ce processus de
sortie de la caverne est présenté comme un processus lent et douloureux. Nous serions alors en présence d’un
deuxième stade de l’éducation : celui qui consiste à s’affranchir de la fausse éducation reçue, de la non-
éducation initiale.
Il ne s’agit pourtant pas là de la dernière étape (4). Le prisonnier ne fait pas que sortir de la caverne par un
mouvement d’ascension. SOCRATE nous demande aussi de nous représenter la situation dans laquelle il
serait amené à retourner dans la caverne. C’est le troisième moment du processus. Il s’agirait alors
d’apprendre à vivre à nouveau dans le monde initial, voire d’instruire les autres prisonniers et de les
persuader de sortir de leur condition. Ce que SOCRATE imagine néanmoins c’est que ce dernier moment
pourrait bien être le plus difficile et même le plus dangereux. Il lui faut compter sur la résistance des
prisonniers à sortir de la caverne, qui pourraient vouloir tuer celui qui les amène à sortir. Mais il faut aussi
que le prisonnier surmonte son propre désir de demeurer dans le monde extérieur. Si on comprend ce
mouvement du point de vue de l’éducation, il s’agit du mouvement inverse au précédent. Le prisonnier
émancipé résiste à demeurer dans le monde extérieur, dans le monde libre ; il fait face à la résistance de ceux
qui sont dans la caverne et ne peuvent pas ou ne veulent pas en sortir. La confrontation au savoir ne suffit
donc pas pour le transmettre. L’éducation consiste surtout dans un mouvement de conversion, physique et
moral, qui suppose de faire face à la violence et au rejet, voire à la haine. Et il ne va pas de soi que
l’éducation réussisse si le prisonnier libéré finit par être mis à mort, comme ce fut le cas du SOCRATE
historique, condamné pour son action d’éducateur, pour avoir corrompu la jeunesse, pour avoir opéré peut-
être une telle conversion intellectuelle et morale chez ses disciples.

2.4.2 L’interprétation allégorique de SOCRATE


A l’issue de cet effort d’imagination demandé à son interlocuteur, SOCRATE donne un sens rationnel, voire
métaphysique à l’allégorie : il présente sous forme d’hypothèses intellectuelles ce que le mythe suggérait de
façon concrète, visible ou sensible. La clé de l’allégorie est fournie par l’identification de la lumière du soleil
à l’idée du bien. SOCRATE procède ici par analogie. La lumière est associée à la source du visible mais
aussi à la source du savoir. Elle est source de connaissance (elle permet de distinguer les choses) mais elle
est aussi source de bienfait. Il s’agit donc de penser l’accès au bien suprême, et non pas l’accès à la vérité.
Cela est cohérent avec l’orientation générale du dialogue, qui porte sur la justice, et la conception de la
paideia fondée sur la recherche de la vertu (et non pas seulement de la connaissance).
SOCRATE explicite l’allégorie en disant que « l’éducation n’est pas telle que la présentent certains de ceux
qui s’en font les hérauts » (518b, page 363), ce qui peut s’interpréter comme étant la conception des «
sophistes ». On aurait deux conceptions de l’éducation en présence. Suivant la première, – celle des «
Philosophie
sophistes de l’éducation
», c’est-à-dire une conception mensongère selon PLATON – l’éducation consisterait à introduire 8
la connaissance dans l’âme des individus comme on procure la vision aux yeux des aveugles. L’éducateur se
présente comme possédant un pouvoir considérable. Suivant la deuxième conception, – celle des «
philosophes » – on suppose que la connaissance est déjà présente dans l’âme des individus, et l’éducation
consiste seulement à se diriger vers la lumière, à s’accoutumer à la lumière depuis l’obscurité. Dans le
premier cas, l’éducateur est donc une sorte de magicien qui apporte le savoir dans un esprit qui s’en croit
démuni. Dans le second cas, l’éducateur est celui qui force à regarder la lumière. Toute son action consiste
alors à orienter le regard et le faire passer de l’obscurité à la lumière. C’est pourquoi SOCRATE définit
l’éducation comme un « art du retournement ». Si l’on en revient au texte, toute l’action « pédagogique »
consisterait donc dans cette simple mais difficile action – que l’on pourrait appeler « périagogique » – de
faire en sorte que les prisonniers ne regardent plus les ombres projetées sur l’écran mais qu’ils voient
quelque chose qu’ils n’ont pas l’habitude de voir, qu’ils se tournent vers le monde extérieur. L’éducateur
n’apporte donc pas un savoir : il pousse l’éduqué à prendre conscience du savoir qu’il possède déjà, à fournir
un effort de conversion pour quitter le monde de l’illusion qui procure du plaisir et de la sécurité pour
atteindre le monde de la vérité avec son inconfort et ses dangers. Il a un rôle émancipateur car il permet de
sortir du statut de prisonnier, d’esclave, pour accéder au statut d’homme libre. L’homme libre n’est pas celui
qui possède la richesse, le pouvoir mais celui qui recherche le savoir et la vertu, qui est capable de se
détourner des objets de plaisir immédiat. (Pour SOCRATE, le tyran qui ne fait que suivre ses plaisirs est un
esclave, comme il est dit au livre 8 de la République). Il s’agit donc d’une transformation de l’individu dans
sa totalité, et non pas seulement d’une forme d’instruction.
Dans la suite du dialogue, SOCRATE insiste sur le fait que les philosophes ne sauraient se contenter de se
tenir loin de la cité, et de s’absorber dans la recherche de la connaissance, de « passer leur vie à s’éduquer ».
Il faut les contraindre à la conversion vers le savoir, mais il faudrait également les contraindre à retourner
auprès des prisonniers. C’est un devoir civique qu’ils participent au gouvernement de la cité. On retrouve le
même mouvement que celui décrit dans l’allégorie du retour dans la caverne, qui correspond aussi à l’action
historique de PLATON de constituer un lieu éloigné du monde des spectacles et de la politique
(l’Académie) mais également d’y retourner par les alliances qu’il a cherché de nouer avec les tyrans pour
réaliser sa cité idéale, et en écrivant également des dialogues, en produisant des mythes rationnels, tel ce
mythe de la caverne, dont les significations pédagogiques sont multiples et dépassent la seule interprétation
que SOCRATE lui-même en donne.

2.4.3 La caverne, l’école et nous


Comment penser aujourd’hui la situation d’éducation décrite par PLATON ? Comme le dispositif
d’éducation de la caverne est un double dispositif d’éducation (enfermement et libération) on peut se poser la
question de son rapport à l’école républicaine moderne. Par conséquent :

 Quelle serait son application possible à la situation actuelle scolaire ?


 Quel lien peut-on faire entre ce mythe et la situation de la salle classe ?
On peut considérer l’école comme le lieu du processus d’émancipation que décrit PLATON, à moins qu’on
ne considère l’école elle-même comme la caverne dont il s’agirait de sortir. On peut considérer que l’école
agit comme le lieu d'une instruction passionnée rationnelle qui peut tirer les individus du monde ambiant des
apparences, de la séduction, de la tromperie aussi. On retrouve cela dans les théories de l'école qui en font un
lieu sanctuaire préservé de l'influence de la société, de la famille, et du marché avec ces produits de
consommation l’industrie culturelle, le monde des médias. On peut citer à nouveau B. STIEGLER qui
compare l’industrie culturelle à une « sophistique », fondée sur la consommation, l’addiction, la logique
pulsionnelle, la logique du marché, visant à la « prolétarisation » des esprits. L’éducation scolaire aurait pour
fonction de fournir une alternative pour l’émancipation.
Suivant une autre tradition marxiste, on pourrait néanmoins considérer que l’école elle-même est le lieu
d’acculturation à la logique du marché. Selon L. ALTHUSSER, l’école est un « appareil idéologique d’Etat
», qui vise l’assujettissement à l’idéologie dominante, et en particulier à l’idéologie de la classe dominante. Il
s’agirait, alors, d’échapper à cette structure, ou de penser les modalités suivant lesquelles on pourrait
échapper à la domination s’exerçant dans le milieu scolaire. Le rôle de l’enseignant pourrait néanmoins être
Philosophie de l’éducation 9
comparé à celui que décrit SOCRATE, lequel considère comme un devoir aussi bien le fait de retourner
dans la caverne et de tenter de convertir les prisonniers. L’école ou l’université pourrait être également le
lieu du retournement, permettant de dispenser un savoir critique sur son propre fonctionnement.

2.5 LIMITES DE L’ÉDUCATION GRECQUE


La conception de l’éducation proprement dite chez PLATON concerne cette forme d’éducation supérieure à
la recherche et à la science, la formation du philosophe. Cette conception se heurte néanmoins à certaines
limites pour une conception de l’éducation comme émancipation, qu’il convient de rappeler pour terminer :
1) PLATON considère trois classes dans la société, la classe des artisans ou ouvriers ; la classe des
guerriers ou des gardiens ; la classe des magistrats qui dirigent la cité. Or seuls ces magistrats
reçoivent l’éducation philosophique. En outre, si l’on se replace dans les conditions de la cité
grecque, l’éducation concerne dans les faits une part réduite de la population, les citoyens libres, par
opposition aux métèques et aux esclaves, qui constituent une part importante de la population. La
conception de l’éducation de PLATON représente une forme d’émancipation, mais pour quelques-
uns seulement ; elle n’est pas démocratique.
2) PLATON ne remet pas en cause l’institution de l’esclavage, il préconise seulement de renoncer à
faire d’autres Grecs des esclaves, et à éviter aux Grecs de devenir esclaves des barbares. BADIOU
rappelle en ce sens que l’on considérait en URSS sa conception comme « l’idéologie des
propriétaires d’esclaves ». Les esclaves demeurent n’ont pas accès à l’éducation telle que la présente
PLATON, qui vise au contraire à sélectionner les meilleurs naturels pour former le petit groupe des
dirigeants de la cité.
3) L’accès des femmes à l’éducation philosophique est exceptionnel. Dans le dialogue de La
République, elles sont présentées comme égales des hommes, elles doivent recevoir l’éducation qui
leur permette d’être des gardiennes de la cité, mais reçoivent-elles cette éducation philosophique
longue dont il est question dans le dialogue ? Dans la réalité du fonctionnement de l’Académie de
PLATON, il semble que les femmes n’étaient tolérées qu’à condition de se cacher.
4) Seuls les enfants bien formés par la nature peuvent recevoir une éducation, car SOCRATE dans le
dialogue dit qu’il faut sélectionner les couples les meilleurs pour faire des enfants, que ces enfants
soient mis en commun, que les enfants malformés soient cachés. En outre, les enfants doivent être
initiés très tôt au spectacle de la guerre. C’est le versant sombre de l’éducation des enfants, fondée
sur l’eugénisme.
Ces traits sont communs à la civilisation grecque et définissent autant de limites à l’éducation, et constituent
des difficultés pour la lecture de l’œuvre de PLATON. Elles nous conduisent aussi à nous interroger sur
l’autorité du texte. Peut-on suivre SOCRATE dans ce qu’il dit ? Faut-il le suivre ? PLATON est-il un bon
éducateur ou faut-il en abandonner la lecture. L’étude de l’allégorie de la caverne dans sa puissance même
d’allégorie montre que le schéma qu’il propose de l’éducation comme conversion peut être compris en
dehors des limites spécifiques à la cité grecque historique. Les difficultés que posent le texte de PLATON
peuvent nous obliger précisément à nous positionner de façon critique par rapport au texte. Mais précisément
ce texte n’est pas un texte dogmatique, il n’énonce pas de vérité à laquelle il s’agirait d’adhérer, mais pose
des questions difficiles, qui nous invitent aussi à nous questionner nous-mêmes. La forme du dialogue invite
à cette stratégie de lecture. Elle permet justement à PLATON d’éviter d’énoncer des thèses, l’essentiel des
propos étant attribués, dans le dialogue, à SOCRATE. PLATON élabore des dialogues où des pensées
provocantes sont évoquées, sans qu’il ne prenne position sur ces questions. Alors que le texte restera muet à
l’égard des questions qu’on peut lui poser, il incite le lecteur à fournir un effort de pensée propre.

3 CHAPITRE 2 : KANT ET LE PROJET DES LUMIÈRES


La conception grecque de l’éducation à travers PLATON fournissait un premier schéma de l’éducation
définie comme un projet d’émancipation : sortir des chaînes de l’ignorance, de l’illusion, de l’habitude, de
Philosophie
l’addiction, de l’éducation
pour parvenir, au terme d’une forme de conversion ou de retournement, non seulement au savoir, 10
mais également au bien. Nous pouvons déjà interpréter le processus de sortie de la caverne comme processus
de devenir « majeur », par opposition à ce qui serait un état de « minorité ». C’est sur cette question de
l’émancipation que nous allons revenir dans le chapitre présent. On peut y voir le principe même de la
philosophie des Lumières. D’ailleurs c’est dans un texte intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? » que Kant
définit celles-ci comme ce processus même d’accès à la « majorité ».
Que représentent les Lumières ? Cela désigne d’abord un moment historique passé, celui du siècle des «
philosophes », lié à l’émergence de la science moderne, à la propagation d’un état d’esprit philosophique,
que KANT définit comme l’époque de la « critique ». C’est un mouvement qui se propage dans toute la
culture européenne au XVIIIe siècle. Mais les Lumières constituent aussi un projet de civilisation qui peut
continuer ou non de définir ou d’inspirer nos sociétés. Ce projet demande aujourd’hui à être poursuivi,
défendu, ou au contraire critiqué et abandonné, en particulier dans le domaine de l’éducation. La philosophie
des Lumières imprègne nos conceptions de l’enseignement, les valeurs républicaines de droits de l’homme,
de liberté, d’égalité, de fraternité, de laïcité, lesquelles forment les principes de l’école publique, nécessitent
encore l’engagement ou se heurtent quelquefois à des réalités contraires.
Car les Lumières ont aussi leur part d’ombres. Elles sont prises dans des tensions à la fois internes et
externes, entre l’idéal de liberté et d’autonomie et les réalités du contrôle et de la domination. Depuis le
XVIIIe siècle, les Lumières font face à des Anti-Lumières. Le projet se heurte à des résistances et des
contradictions. Faut-il enseigner l’obéissance ou l’attitude critique ? Faut-il enseigner le doute ou la vérité ?
Faut-il agir librement ou se conformer à la loi ? Faut-il suivre la raison ou les dogmes religieux ? Enfin, les
Lumières se disent au pluriel et recouvrent un ensemble de mouvements très différents. Il s’agit d’un
phénomène européen, qui comprend des théoriciens aussi différents ou opposés, ou inclassables mêmes, que
D’ALEMBERT, DIDEROT, ROUSSEAU, HELVETIUS, CONDILLAC, LOCKE, LESSING,
MENDELSSOHN, etc. On peut en faire remonter l’origine à BACON, à SPINOZA. Dans ce chapitre, nous
nous situerons dans le contexte allemand du XVIIIe siècle, en étudiant la philosophie de KANT, et en
particulier, ce texte intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? », que nous évoquions, qui définit à la fois les
Lumières et le mouvement de toute émancipation. Nous mettrons également ce texte en rapport aux textes de
KANT portant plus spécifiquement sur l’éducation et la pédagogie.

3.1 LA PHILOSOPHIE DE KANT


Emmanuel KANT (1724-1804) est un philosophe allemand qui a vécu et enseigné à Königsberg (Prusse
orientale, aujourd’hui Kaliningrad, en Russie), mais dont la philosophie reste très présente dans
l’enseignement français. Il a fourni une conception « philosophique », c’est-à-dire neutre, laïque, pour la
morale républicaine, sous la Troisième république, et sa conception du « penser par soi-même » et du
jugement critique appartiennent encore aujourd’hui au programme des écoles. KANT a principalement
consacré sa vie à son enseignement. Il est né dans un milieu protestant très religieux et il est demeuré
influencé par l’éducation piétiste de sa mère. L’influence religieuse piétiste est tout aussi présente dans
l’enseignement qu’il a reçu au gymnase, mais KANT a condamné ultérieurement les pratiques éducatives, en
particulier les châtiments corporels (et le mépris du corps) dispensés dans ces institutions. Il a étudié dans
l’université où il a enseigné plus tard, d’abord comme privat-docent (enseignant non-titulaire rémunéré par
les étudiants), puis comme professeur ordinaire, à partir de 1770 et jusqu’en 1797. Avant d’enseigner à
l’université, il fut précepteur à domicile pendant neuf ans, suivant un modèle assez répandu au 18ème siècle,
pour les étudiants qui devaient gagner leur vie. Ce fut le cas de ROUSSEAU, ce sera également le cas de
HEGEL. Cela permit à KANT d’avoir une expérience d’éducation avec des enfants en même temps que
d’observer l’éducation parentale. Ce statut de précepteur était également un statut de laquais, de subalterne,
au service des familles nobles, une réalité qui contrastait avec la mission donnée à l’éducation par les
philosophes des Lumières, au rôle social de l’éducation qu’ils théorisent, à la place qu’ils revendiquent dans
la société. KANT enseignait la philosophie à l’université, mais la discipline n’avait pas les mêmes contours
qu’aujourd’hui. Il existait à l’université trois facultés principales : la faculté de théologie, la faculté de droit
et la faculté de médecine. Dans le conflit des facultés, KANT définit la philosophie comme une faculté
inférieure distinctes de ces trois-là. Elle s’occupe des doctrines « qui ne sont pas acceptées comme directives
sur l’ordre d’un chef », par exemple, tenir quelque chose pour vrai parce qu’il a été ordonné (par le roi, par
Philosophie
exemple). La de l’éducation » comprend, pour KANT, aussi bien la science « historique » (géographie,
« philosophie 11
sciences naturelles) que les sciences rationnelles pures (mathématique, métaphysique pure), et par suite «
toutes les parties du savoir humain », dont la pédagogie. La philosophie, précise-t-il, est une faculté
inférieure mais elle peut soumettre à l’examen toutes les vérités des autres disciplines. Enfin, KANT fut
également un écrivain, qui intervenait dans l’espace public, comme le montre le texte sur les Lumières,
imprimé comme une forme de tribune dans un mensuel berlinois. Il a écrit trois ouvrages majeurs, qui
relèvent de la forme de la « critique ». C’est d’abord la Critique de la raison pure (1781), où Kant s’interroge
sur les conditions de validité et sur les limites de la connaissance. Les contradictions auxquelles la pensée
aboutit dans le domaine de la métaphysique le conduise à mettre des limites à l’usage de la raison pure : la
connaissance n’est possible que par le recours à l’expérience sensible. Tout ce qui relève de la raison pure,
autrement dit de la métaphysique, relève de l’inconnaissable, et n’est pas l’objet de science, comme le sont
les idées de dieu, du moi, de la liberté. Dans la Critique de la raison pratique (1788), il se pose la même
question de l’usage de la raison dans le domaine morale. Dans ce domaine, il considère, au contraire, qu’elle
peut déterminer les mobiles de mon action, car c’est seulement en obéissant aux impératifs universels et
rationnels de la loi morale, produit de la raison, que mon action peut être considérée comme libre et morale.
Enfin, dans la Critique du jugement (1790), KANT montre comment le jugement de goût échappe à la
détermination de la raison, tout en pouvant prétendre à l’universel, et comment le beau indique un accord
possible entre la sensibilité et la moralité. Dans tous les cas, on voit que la démarche de KANT est la même :
c’est la « critique » considérée comme un examen des limites du pouvoir de connaître, des limites que la
raison pose elle-même. Examinons alors comment se pose pour lui le problème des Lumières, et quel lien
s’établit avec le principe de la critique à travers son écrit célèbre de 1784, un écrit presque aussi discuté et
commenté en philosophie et en éducation que l’allégorie de la caverne de la PLATON, mais qu’il est
toujours utile de relire de plus près.
3.2 QU’EST-CE QUE LES LUMIÈRES ?
3.2.1 Le contexte
Le point de départ est une réponse donnée à la question : « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Cette question
concerne d’abord le mot lui-même, qui était d’un emploi nouveau, dans les années 1770. On en faisait un
usage important, souvent dépréciatif, d’ailleurs, sans qu’il soit clairement défini. KANT propose donc pour
le public une définition. On remarque que cette tentative d’élucidation constitue en soi déjà un acte des
Lumières ! En allemand, le terme est « Aufklärung ». Ce mot n’est pas exactement l’équivalent des «
Lumières » en français. En effet, l’Aufklärung désigne d’abord une action, un mouvement, l’action
d’élucider, de faire lumière, d’éclaircir. Il continue d’être d’un usage courant aujourd’hui, alors que le
concept des Lumières revoit plutôt, en France, à un moment historique. L’Aufklärung, dans le vocabulaire
contemporain, c’est tout simplement une « explication » ou une « information ». Mais le mot est également
synonyme « d’éducation ». Par exemple, lorsqu’on parle aujourd’hui de « sexuelle Aufklärung », il faut
traduire : « éducation sexuelle ». Il y a donc un lien très étroit entre le projet des Lumières et celui de
l’éducation.
A l’époque de KANT, l’Aufklärung est un mouvement de pensée porté par des intellectuels, des savants,
mais qui ne fait pas l’unanimité y compris chez les savants et chez les philosophes. Il va de soi pour nous de
parler du « siècle des Lumières », mais les Lumières est un objet de controverses en leur temps, comme
elles le sont encore aujourd’hui. KANT ne fait donc pas que définir le sens d’un mot, il prend également
parti pour la chose. Son texte a une valeur d’engagement dans le mouvement même des Lumières, mais il
reste en même temps en accord avec le principe de la critique, qui consiste à examiner la légitimité des
usages de la raison, ou qui consiste pour la raison à se donner des limites. En l’occurrence, il s’agirait de se
demander s’il faut mettre des limites aux Lumières, si les Lumières sont susceptibles aussi de limiter ou non
leur pouvoir. Or, c’est exactement la polémique qui surgit à cette époque. On se demande, dans l’espace
public, dans la société, si cette liberté de la pensée critique spécifique aux Lumières peut être un bénéfice ou
un danger pour l’ordre social, s’il ne faut pas limiter la propagation de celles-ci. On assiste à un débat
Philosophie
opposant deuxde l’éducation
camps. Les défenseurs des Lumières considèrent à besoin que la société doit être fondée sur la 12
raison. On a besoin de plus de Lumières et moins de religion car celle-ci n’est pas nécessairement utile à
l'ordre social, voire peut être néfaste pour lui. Les adversaires, au contraire, considèrent que les Lumières
peuvent être utiles à la société, mais que celle-ci a besoin de plus de morale que de Lumières, et que c’est
l’église qui concourrait à une telle moralisation de la société. Il s’agirait donc de mettre des limites à la
pensée critique. Jusqu’où peut, en effet, aller la pensée critique dans le domaine de la religion ? Peut-on
même critiquer la religion ?
KANT répond à une polémique ouverte par ZÖLLNER, un pasteur de l’Eglise réformée, en évoquant le
problème du rapport des Lumières à la religion, même si ce n’est pas toujours apparent dans le texte. Il
faut préciser à cet égard que la situation des Lumières à l’égard de la religion, en Allemagne, est différente
de la situation en France. Les Lumières se développent en France comme un mouvement généralement
anticlérical, dirigé contre la superstition (« Ecrasez l’infâme ! », disait VOLTAIRE). En Allemagne, le
mouvement de critique de la religion est intérieur au cadre de l’appartenance religieuse, les Lumières
constituent un processus interne à la religion, comme une étape supplémentaire dans le processus de
sécularisation ouvert par la réforme protestante, ou comme un développement nécessaire du judaïsme.
KANT va essayer de défendre le principe des Lumières sans nécessairement se situer en dehors d'une
appartenance religieuse. Mais ce n’est pas seulement la question de la religion qui est posée, c’est aussi bien
celle de l’obéissance au pouvoir politique. D’où une double problématique : peut-on critiquer la religion ?
Peut-on critiquer le pouvoir politique ? Et faut-il poser des limites à ce pouvoir de la critique ? En outre se
pose aussi la question de savoir qui peut opérer une telle critique. Dans quelle mesure peut-on étendre à tout
le monde l'usage de la pensée et l'usage étendue de la raison ? Tout le monde peut-il raisonner librement sur
les choses religieuses ou politiques et en faire part dans un espace public ?

3.2.2 La définition : minorité et majorité


KANT donne d’emblée, dans son texte, la définition suivante des Lumières : « La sortie de l’homme de sa
minorité dont il est lui-même responsable ». Il s’agit donc de faire ou de ne pas faire un certain usage de son
entendement (c’est-à-dire de sa raison). C’est une façon de se comporter : avec courage, avec audace, ou au
contraire, avec paresse, lâcheté. On a pu décrire ainsi sa conception des Lumières comme une forme
d’attitude face au savoir, qui relève d’une éthique. La notion de responsabilité accuse cette dimension
morale. Les Lumières relèvent donc d’une forme de décision individuelle, que l’on peut prendre ou ne pas
prendre, et c’est ce qui détermine le fait que l’on soit éclairé ou qu’on ne le soit pas. Nous observons qu’il ne
s’agit donc pas d’accéder à la connaissance, ou de diffuser des connaissances, d’établir des vérités là où il y
aurait auparavant des préjugés ou des erreurs.
Cette approche de KANT correspond bien à l’ensemble du mouvement des Lumières, au XVIIIe siècle, en
France, comme en Allemagne, où c’est moins le savoir en lui-même qui importe, que l’attitude par rapport
au savoir, l’activité de la pensée. Les Lumières ne visent pas à édifier des systèmes de connaissance, mais à
mettre en place les conditions d’un débat d’idées. Et c’est encore ce qui fait leur actualité aujourd’hui.
Mais qu’est-ce que KANT appelle « majorité » et « minorité » ? Là encore, il donne une définition très
précise. La « majorité » désigne le fait de se servir de son entendement (sa raison) sans la direction
d’autrui, d’oser se servir de son entendement. Au contraire, la « minorité » désigne le fait de s’en
remettre à la direction de quelque d’autre, à une « direction étrangère », soit une forme de tutelle . Il
faut néanmoins dissiper quelques malentendus possibles concernant ces termes.
o Cette opposition n’a rien à voir avec la signification de « majorité » et « minorité » au sens
quantitatif, le fait d’appartenir au groupe le plus nombreux qui imposerait son pouvoir au groupe le
moins nombreux, au sens où l’on peut parler aujourd’hui du « droit des minorités », par exemple.
(En allemand, on parlerait alors de Minderheit ou de Mehrheit).
o Cela est différent également de l’opposition entre ce qui est « grand » et ce qui est « petit », ce qui
est de grande valeur ou de moindre importance, lorsqu’on oppose, par exemple, un texte « majeur »
(la Critique de la raison pure) et d’un texte « mineur » (un article de journal comme ce texte de
1784 sur les Lumières).
o L’opposition
Philosophie est plutôt entre le fait d’être soumis et dépendant de quelqu’un, et le fait d’être
de l’éducation 13
indépendant ou autonome, comme lorsque nous parlons de l’âge de la majorité en terme légal,
lorsque nous avons dix-huit ans. Mais dans le texte, KANT ne se réfère pas à une définition légale,
ni à un âge en particulier. Il parle d’une tutelle intellectuelle exercée ou non par une personne sur
une autre personne.
En allemand, KANT utilise le terme de Mündigkeit (la majorité) et Unmündigkeit (la minorité,
littéralement : la non-majorité). Ce terme peut signifier aussi le fait d’être adulte, de pouvoir se conserver
par soi-même et se reproduire, au sens de la maturité physique et intellectuelle, mais ce n’est pas celui
que KANT retient, puisque le mineur peut aussi bien être un enfant qu’un adulte. Il est d’ailleurs, selon
lui, encore plus choquant qu’un adulte fasse un usage « mineur » (c’est-à-dire finalement enfantin) de sa
raison.
Le terme de « majorité » en allemand (Mündigkeit) a une proximité avec le mot qui signifie « bouche »
(Mund). Cela pourrait donc consister dans le fait d’ouvrir la bouche, de prendre la parole, en particulier
de prendre la parole en public (cela est présent dans le texte), par opposition au fait de se taire, de laisser
parler les autres, de ne pas participer au débat.
Le passage de l’état de minorité à l’état de majorité correspond néanmoins au processus que l’on peut
appeler « émancipation ». Au sens légal, c’est le moment où l’enfant n’est plus dépendant de ses parents,
c’est aussi le fait d’affranchir les esclaves, les rendre libres. Où l’on sort d’une situation de dépendance
pour parvenir à une situation d’autonomie. La comparaison entre les enfants et les esclaves n’est pas
absurde puisque, comme le rappelle HEGEL, la situation des esclaves et celle des enfants n’était pas
différente dans le droit romain. Nous verrons dans le prochain chapitre comment il considère la situation de
la servitude comme un moment du processus de l’autonomie et de l’éducation. Comme nous le remarquions,
le passage de l’état de minorité à l’état de majorité est seulement dû à la responsabilité de l’individu. Cela
implique au moins deux choses :
o Si nous sommes mineurs, ce n’est donc pas la faute de la société, des églises, des états, des parents,
des intellectuels, etc. mais c’est notre propre faute.
o Cela ne relève pas de ma constitution physique ou intellectuelle, l’état de minorité n’est pas défini
par un manque de savoir ou par un défaut intellectuel, mais seulement par un manque de courage.
Et il nous suffit d’un acte de décision pour sortir de cet état.
Mais est-ce aussi facile ? La suite du texte montre que ce n’est pas le cas. Elle contredit l’illusion donnée
initialement que le passage à la majorité est un acte instantané de la libre volonté à la portée de tous et à tout
moment. Pourquoi l’être humain, en effet, demeure-t-il dans l’état de minorité ? La plupart des humains, la
plupart d’entre nous, et nous-mêmes dans la plupart de nos actions, nous préférons non pas penser par nous-
mêmes, mais penser sous une direction étrangère. Parce que l’état de minorité est finalement un état plus
confortable, je préfère m’en remettre à ce que pense le professeur, le médecin, le prêtre, plutôt que de penser
par moi-même. Je préfère acheter un livre ou payer un cours plutôt que de fournir un effort pour penser par
moi-même. Mais comment sortir de cet état de minorité ? S’il faut faire un acte de courage, comment
trouver ce courage ? Comment sortir de la paresse et pourquoi le faudrait-il ? Cela est d’autant plus que cet
état de minorité est ancré dans nos habitudes, voire qu’il est favorisé par notre éducation.

3.2.3 Comment devenir majeur ?


En effet, selon KANT, non seulement nous sommes enclins par paresse à rester mineurs, mais les tuteurs
(que nous choisissons) nous y poussent également. Certains nous mettent en garde contre l’usage libre de la
raison ; ils évoquent les dangers qu’il y aurait à sortir de cet état ; ils agissent ainsi sur le ressort de la
crainte. Cela vaut, en particulier, pour les femmes (« le sexe faible tout entier », dit le texte) à qui l’on
apprend les dangers qu’il y aurait à faire usage de sa raison. Le texte ne le précise pas, mais cela peut
consister dans l’idée – que l’on trouve chez certains philosophes des Lumières eux-mêmes – que, si les
femmes commencent à raisonner, elles risquent de perdre leur charme, leur féminité, leur identité même. Au
manque d’audace d’utiliser sa raison succéderait ainsi la menace des dangers encourus si elles le faisaient. Il
y a donc un double obstacle et l’on comprend du texte qu’une certaine éducation consiste précisément à
Philosophie
renforcer de l’éducation
les tendances naturelles à la minorité. Et pourtant chaque être humain à vocation à penser par 14
lui-même, et les femmes également. Comment faire alors un usage éclairé de sa raison ? Comme dans le
texte de PLATON, seuls quelques-uns ou quelques-unes sont amenés à sortir de l’état de minorité. Ceux-là
ou celles-ci vont permettre aux autres de s’affranchir de l’état de minorité. Mais le faire sans exercer une
nouvelle forme de tutelle ? On a reproché à KANT d’être lui-même un tuteur (Vormund) en tant qu’homme
des Lumières, et de démontrer que le tuteur est nécessaire, que l’on ne peut s’en passer. KANT résout la
difficulté en disant que le passage de l’état de minorité à l’état de majorité ne peut se faire que dans un
espace public où certains qui apparaîtront comme étant sortis de l'état de minorité serviront de modèle pour
autres individus. Leur rôle n’est pas de penser à leur place, mais de donner à chaque personne une «
estimation de sa valoir », c’est-à-dire de lui donner, par imitation, la confiance de soi nécessaire pour faire
usage de sa raison, de produire de l’émulation ou de la motivation. C’est ce qui se passe lorsque
quelqu’un prend la parole, dans une assemblée, dans une salle de classe : le premier qui parle entraîne les
autres, etc. On peut considérer que KANT joue ce rôle d’émancipateur en osant prendre la plume pour
exprimer son opinion dans l’espace public. Son écrit vise aussi à constituer cet espace public, où le public
s’éclaire lui-même. Si nous sommes responsables individuellement de l’état de minorité, il semble désormais
que nous ne puissions en sortir que par un long processus collectif. Ce n’est pas par une « révolution » mais
par une « réforme » de la méthode de pensée que l’on pourrait y parvenir. La conséquence pédagogique
serait-elle une éducation sans maître ni tuteur, où les élèves et les étudiants s’émanciperaient eux-mêmes ?
KANT intervient dans un débat où l’on se demande s’il faut plus de Lumières ou plus de religion dans la
société. Cette question est demeurée en suspens et, le lendemain, nous apprenions qu’un enseignant avait été
assassiné, décapité, à Conflans-Sainte-Honorine, pour avoir montré à ses élèves, dans le cadre d’un cours
sur la liberté d’expression, une caricature publiée dans Charlie Hebdo. Un jeune homme, sans doute celui
qui publiait sur Twitter, a été abattu par la police, en s’exclamant en arabe que « Dieu est grand ! ». Des
parents d’élève se trouvent en garde à vue. La communauté enseignante est émue. La nation tout entière et
le gouvernement réagissent à cet événement. On dit que ce sont la République, l’école, les Lumières, le
principe de la liberté d’expression qui sont touchés. En effet, la liberté d’expression s’est trouvée affirmée à
l’époque des Lumières, en particulier, dans le texte de KANT. Les valeurs de la République et de l’Ecole
sont issues de la Révolution française, laquelle abolit le blasphème. Mais de quelles Lumières parle-t-on ?
KANT les définit ainsi en 1784 : la sortie d’un état de minorité pour accéder à un état de majorité ;
l’audace de faire un usage libre de sa raison. Nous allons voir qu’il pose la question des limites éventuelles
à cet usage. Le texte ne décrit pas explicitement une situation scolaire – pas plus que ce n’était le cas dans
l’allégorie de la caverne – mais nous essayerons de voir comment il pourrait nous aider à rationaliser le
débat, à penser le statut de l’enseignant éclairé ou émancipé dans la situation présente. Nous examinerons,
en outre, la façon dont KANT théorise l’éducation dans ses textes pédagogiques, comment il théorise le rôle
de l’Etat et celui des parents en rapport aux institutions éducatives.
Dans le texte « Qu’est-ce que les Lumières ? », après avoir défini ce qu’il appelle les Lumières, KANT pose
la question de savoir comment accéder à l’état de majorité. Est-ce qu’un tuteur, ou un tuteur éclairé, est
nécessaire ? Le problème est que l’existence même du tuteur, qu’il soit éclairé ou non, apparaît
contradictoire avec l’idée même de l’émancipation, laquelle consiste à penser par soi-même,
indépendamment de toute tutelle, qu’elle soit politique, religieuse ou d’une autre nature. Toutefois, un tuteur
éclairé peut inciter à faire usage libre de sa raison ; il peut montrer l’exemple et encourager les volontés
dans la voie des Lumières. Il y a donc une double fonction du tuteur à la fois de permettre et d’empêcher le
passage de l’état de minorité à l’état de majorité. Dans le premier cas, toutefois, le passage à l’état de
majorité ne peut se faire, pour KANT, que par l’intermédiaire d’un espace public, en référence à d’autres
individus, où chacun communique librement ses pensées. C’est ainsi que le public s’éclaire lui-même. Le
tuteur n’a d’autre fonction que d’inciter à participer à ce débat public. Mais une autre question se pose :
faut-il mettre des limites à la liberté d’expression dans cet espace de libre communication, où chacune et
chacun peut prendre la parole ? N’est-ce pas sans danger pour l’ordre public ou pour la morale ?

3.2.4 Les limites des Lumières


KANT défend l’idée d’un « usage public de la raison dans tous les domaines ». Cela signifie que l’on doit
pouvoir raisonner dans tous les domaines, que l’on soit un prêtre, un soldat, un simple citoyen. On peut
Philosophie
raisonner sur de
la l’éducation
religion, sur l’armée, sur le paiement des impôts. Ce principe du raisonnement semble 15
d’abord s’opposer au principe de l’obéissance. On nous demande en permanence d’obéir, au lieu de nous
apprendre à raisonner. Le principe général, dans la réalité, est celui de la limitation de la liberté. Or, seule
cette faculté de faire usage libre de notre raison peut permettre le développement des Lumières, notre
accès à l’état de majorité. (Dans la situation qui nous concerne, il s’agirait de se demander dans quelle
mesure l’enseignant doit obéir, dans quelle mesure où il doit accepter les limitations de sa liberté, dans quelle
mesure il doit pouvoir raisonner, penser par lui-même. Dans quelle mesure également il doit inciter ses
élèves à raisonner, à penser, plutôt qu’à obéir.)
KANT admet néanmoins une restriction à cet usage libre de la raison. Il distingue effectivement entre
l’usage « public » de la raison, qui doit toujours être libre, et l’usage « privé », qui peut être limité. Cette
distinction n’est pas très intuitive, car elle s’oppose plutôt à ce que nous avons tendance à considérer comme
usage privé ou usage public. Selon KANT :
o L’usage « public » de la raison est celui qu’on fait comme savant devant l'ensemble du public qui
lit ;
o L’usage « privé » de la raison est celui que l’on fait en raisonnant dans le cadre de ses fonctions ;

KANT prend plusieurs exemples : le militaire peut critiquer les stratégies de l’armée en tant que savant
(usage public libre) mais obéit dans le cadre de ses fonctions sans critiquer (usage privé limité). De même,
le citoyen peut écrire sur la nécessité de ne pas payer des impôts (usage public libre) mais ne saurait éviter
les payer, de désobéir pour autant (usage privé limité). Le prêtre peut écrire sur les symboles de l’église
(usage public libre) sans pour autant refuser de faire son prêche (usage privé limité). On peut imaginer qu’il
en serait de même de l’enseignant, qui pourrait critiquer la politique de l’éducation nationale ou
l’organisation de l’école dans la presse (usage public) mais obéirait dans le cadre de ses fonctions en tant que
fonctionnaire de l’Etat (usage privé).
Car le fait d'exprimer sa pensée publiquement et sans limites n'implique pas la désobéissance civile et ne
remet pas en question le principe de d’obéissance à l'autorité politique selon KANT. Il le formule dans son
texte en faisant référence au souverain qui laisse au public éclairé la possibilité de s’exprimer sans limite, à
condition que le même public ne remette pas en cause son autorité et continue de lui obéir : « Raisonnez
tant que vous voulez mais obéissez ! ». C’est un pacte que l’homme des Lumières établit avec le roi de
Prusse, FREDERIC II. La possibilité de faire un usage illimité de la raison est échangée contre
l’acceptation de l’obéissance. KANT écarte, d’ailleurs, en 1784, l’hypothèse d’une « révolution » politique
pour supprimer le despotisme. Il considère que le principe le plus important est celui de la réforme de la
pensée, qu’il soit donné au plus grand nombre la possibilité de raisonner. Il sera néanmoins confronté,
quelques années plus tard, à l’événement de la Révolution française. L’un de ses élèves, ERHARD, le
justifiera en disant que la révolution est le fait de la majorité au sens juridique : tous les peuples en voie
d’être majeurs vont faire une révolution. Ils vont s’émanciper, non seulement théoriquement, mais aussi
pratiquement de la tutelle des princes.
KANT admet donc une limite importante au principe des Lumières en distinguant entre l’usage public
illimité et l’usage privé limité, entre la liberté dans le domaine de la « pensée » et l’obéissance dans le
domaine de ses fonctions. Mais il en admet une autre aussi implicitement. C’est que l’usage libre de sa
raison passant par la lecture et l’écriture suppose une communauté de savants déjà constituée . Or,
cette communauté des savants est limitée au XVIIIe siècle. KANT ne parle pas de l’acquisition de la lecture
et de l’écriture comme conditions de l’état de majorité, de toute la population qui demeure à l’écart de cette
communauté savante. Il indique néanmoins que le plus grand nombre peut aussi participer au processus des
Lumières, peut aussi faire un usage libre de la raison.

3.2.5 Le progrès des Lumières


Le texte s’achève sur une question qui concerne le progrès des Lumières et un diagnostic sur l’époque
présente. Les historiens ont défini l’époque de KANT comme le « siècle des Lumières » mais lui-même
pose la question : « Vivons-nous dans un siècle éclairé ? » Est-ce que le processus des Lumières est déjà en
Philosophie
cours ? Est-cedeque
l’éducation
les Lumières ne désignent qu’un idéal dont la réalisation est reportée dans un avenir 16
lointain ? La réponse est non. Il s’en faut de beaucoup, selon KANT, pour que les hommes soient capables,
en particulier dans le domaine de la religion, de faire usage de leur raison sans la tutelle d’autrui. Cela ne
signifie pas que le processus ne soit pas entamé. KANT considère que son époque est celle d’une «
propagation des Lumières ». La liberté de pensée a fait son apparition. Elle peut influencer à la fois la «
sensibilité du peuple » et « les principes du gouvernement ».
Vivons-nous dans un siècle éclairé ? Nous pouvons encore nous poser cette question deux siècles plus tard.
Nous pouvons nous demander si nous avons assisté à une avancée ou au contraire à un recul des Lumières
au sens de KANT. Nous le verrons dans le chapitre sur ADORNO, mais nous pouvons déjà esquisser un lien
avec la situation décrite au début du cours et le statut de l’enseignant. Comment penser le statut d’un
enseignant éclairé ou émancipé d’après la définition donnée par KANT des Lumières ? Si nous suivons
sa pensée, il faudrait admettre que l’enseignant doit avoir le courage d’un libre usage de sa pensée, il ne
saurait s’en remettre à une tutelle, et par conséquent à aucune tutelle pédagogique, et encore moins politique,
pas plus qu’il ne devrait exercer une forme de tutelle sur autrui, empêcher par son statut même de « tuteur »,
d’enseignant, la possibilité de l’émancipation. Il devrait avoir l’audace de communiquer librement et sans
limite ses pensées dans l’espace public. Il ne saurait exister pour lui de sujet trop complexe, pas même ce qui
relève de la religion, pour faire usage libre de son entendement. Mais, dans la situation que nous évoquions
précédemment, le gouvernement cherche, au contraire, à indiquer aux enseignants la façon dont ils doivent
présenter les choses dans les classes alors qu’il est débattu de savoir si la hiérarchie a pris toutes les mesures
nécessaires pour protéger l’enseignant. Quel espace de liberté demeure pour l’enseignant dans
l’éducation nationale ? Il s’agit là d’autant d’éléments de discussion que nous pourrions tirer du texte de
KANT, bien que lui-même ne parle pas directement d’éducation, ni d’école. Considérons maintenant sa
théorie de l’éducation, comment KANT théorise le rapport entre l’école, l’Etat et les parents, en particulier.
3.3 LES ÉCRITS PÉDAGOGIQUES DE KANT
Les réflexions sur la pédagogie de KANT sont issues de l’enseignement qu’il a donné à l’université de
KOENIGSBERG. Le contenu de ces cours sur la pédagogie ont été publiés après sa mort et traduits en
français sous le titre Traité de pédagogie par Jules BARNI au XIXe siècle. Ils ne cessent, depuis la
Troisième république, d’alimenter, en France, d’alimenter les discours politiques et pédagogiques en
éducation. Nous retiendrons ici un aspect seulement des réflexions pédagogiques de KANT concernant le
rapport entre l’idéal de l’éducation et sa réalité. KANT met en avant, dans ses cours, l'idée d'un plan
d'éducation qui doit être fondé sur la réflexion rationnelle, pure, et qui doit être appuyée surtout sur
l’expérience, en particulier celles menées dans les instituts d'expérimentation pédagogiques de son temps.
A cette époque, PESTALOZZI a ouvert des instituts, en Suisse, pour à mettre en pratique les idées de
ROUSSEAU. Ces expérimentations ont donné lieu à leur tour à de nouvelles théories pédagogiques. En
Allemagne, BASELOW a fondé également un institut pour mettre en pratique les idées de ROUSSEAU, et
pour théoriser de même cette mise en pratique. L’enjeu est de savoir comment mettre en pratique les idées
d'éducation développées par Rousseau ? Comment transposer cette éducation idéale dans une relation
pédagogique réelle entre un précepteur et un enfant ? Comment parvenir également à éduquer tous les
enfants suivant ces principes ? Peut-on transposer les principes de cette éducation dans le cadre de l’école ?
Toutes ces interrogations et expérimentations sont à l’origine de la pédagogie moderne et des projets de
l’éducation nouvelle jusqu’à aujourd’hui.

3.3.1 L’enfance selon Jean-Jacques ROUSSEAU


Nous avons dit que, pour KANT lui-même, la lecture de l’Emile, l’ouvrage pionnier de Jean-Jacques
ROUSSEAU sur l’éducation (1762), fut un événement considérable. Rappelons que, pour ROUSSEAU, la
relation pédagogique met en scène un enfant et un précepteur, dans une situation qui n’est pas celle de la
classe ni de l’école, ni d’aucune institution. L’éducateur préserve, au contraire, l'enfant des institutions de la
société, et surtout des institutions scolaires telles qu’elles existent à cette époque. En outre, la famille lui
confie l’enfant sans aucun droit de regard. En outre, ROUSSEAU cherche à préserver l’enfant de
l’influence
Philosophiemême de l’éducateur lui-même. Le rôle de celui-ci consiste plutôt à ne pas intervenir sur le
de l’éducation 17
développement de l’enfant, à le laisser se développer librement, à seulement surveiller qu’il ne soit pas
influencé par autre chose que la « nature ». Le rôle du pédagogue n’est pas d’enseigner un savoir, mais
d’accompagner la croissance naturelle de l’enfant. C’est ce que ROUSSEAU comme KANT appellent
une « pédagogie négative ». On conduit l’enfant à apprendre par lui-même, à faire par lui-même
l’expérience des choses. En effet, le principe métaphysique de ROUSSEAU est que l’homme est bon par
nature, c'est la société qui le pervertit.
L’éducation selon ROUSSEAU et KANT se concentre sur les premiers âges de la vie (alors que pour
PLATON, elle commence surtout à l'adolescence). L’éducation se termine, pour eux, vers l’âge de seize
ans, lorsque l’enfant devient à son tour père et éducateur (ou peut-être mère et éducatrice s’agissant de
Julie, la compagne d’Emile). L’enfance n’est plus considérée comme une privation de l’état adulte, mais
comme une forme d’existence qui aurait sa propre valeur. Cet état pourrait être paradoxalement un état de
bonheur et de liberté, alors même que l’enfant est dans un état de dépendance. Car cet état d’enfance peut
être considéré comme une fin en soi. ROUSSEAU écrit : « L'enfant a des manières de voir, de penser, de
sentir qui lui sont propres. Mais rien n'est moins sensé que d'y vouloir substituer les nôtres. »
Il s’agit donc de penser le monde de l’enfance comme monde de la liberté, mais quand est-ce que l’enfant
est libre ? Est-ce quand il est à l’école ? Selon René SCHERER, ROUSSEAU a pensé la libération de
l’enfant, mais il a refermé le couvercle de l’éducation. Le temps de libération intervient dans le moment où
l’enfant n’est ni à l’école ni dans la famille, mais sur le chemin de l’école, ou au retour, ou bien dans les
vacances. C’est alors qu’il se met à vivre. Il s’agit de penser le statut de l’enfant indépendamment de son
appartenance à la famille, d’une part, (soumis à ses parents, à son clan), à la scolarisation, d’autre part (où
il se trouve en tant qu’élève soumis à une idéologie, à une pédagogie).

3.3.2 L’éducation et l’idée de l’humanité


Le plan d’éducation des enfants, selon KANT, relève d’un idéal d’éducation, d’une certaine idée de
l'humanité, et de l'orientation de l'humanité. L’éducateur devrait avoir une conception de l'individu en
rapport à cette idée de l’humanité. Si l’être humain n’est rien d’autre que le produit de l'éducation, alors
l'éducation pourrait transformer l'humanité, rendre les hommes meilleurs, permettre aux hommes de
devenir ce qu'ils sont, à savoir des êtres libres. KANT appréhende l’éducation, de ce fait, dans une
perspective cosmopolitique, c’est-à-dire dans une perspective politique qui se pense à l’échelle de
l’humanité, qui considère le développement de l’espèce humaine, laquelle détermine l’éducation
individuelle. Mais comment cet idéal d'éducation peut-il se concrétiser dans la réalité ? et quels en seraient
les acteurs ?
KANT envisage deux acteurs susceptibles de se soucier de l’idéal éducatif. C’est la famille, d’une part, ce
sont les princes (ceux qui sont à la tête des gouvernements), d’autre part. La première hypothèse est que les
parents puissent être les acteurs du projet d'éducation du genre humain. Mais KANT considère que, dans
les faits, les parents cherchent à ce que les enfants s'adaptent à la société dans laquelle ils grandissent, au
monde tel qu’il est, aussi-corrompu soit-il. Il ne faut donc rien espérer des familles. L’autre acteur potentiel,
ce sont les princes, les hommes politiques. On pourrait penser que les gouvernements auraient pour fin de
participer non seulement à l'éducation du citoyen (et même au citoyen du monde), mais aussi à la formation
de l'homme, de l'être-humain générique. Mais il s’agit d’une erreur, selon KANT, car "les princes" ont pour
visée seulement le bien de la nation particulière qu'ils gouvernent. Ils obéissent au principe de l’intérêt
particulier, comme « la famille songe à l'intérêt de la maison ». KANT considère donc, à la différence de
PLATON, qu'il ne faut rien espérer de l’état en matière d'éducation, s’il est vrai qu’il ne recherche que
son bien propre. Ni les uns, ni les autres n’ont donc pour but l’humanité en tant que telle, l’éducation en tant
que telle, mais obéissent à des intérêts particuliers.

3.3.3 L’éducation, la famille, l’Etat


Comment et où pratiquer l’éducation ? KANT, comme d’autres philosophes et pédagogues des Lumières,
imagine des institutions qui auraient pour finalité l’éducation au sens de l’éducation de l'humanité, c’est-à-
dire des institutions où l’éducation est recherchée pour elle-même, où elle est affranchie des intérêts
particuliers. L’éducation est menée par des individus qui suivront une orientation purement pédagogique
Philosophie
dans de l’éducation
ces institutions d’éducation indépendantes de la sphère familiale comme de la puissance publique. La 18
question de la scolarisation en institution n’est donc pas contradictoire, pour KANT, avec le principe de
l’éducation, même si les établissements éducatifs trouvent difficilement leur place dans l’état des choses
existants. Ils apparaissent comme des lieux utopiques, mal considérés par les puissances publiques comme
éventuellement par les parents. C’est pourquoi KANT écrit que « l’éducation est le plus grand et le plus
difficile problème qui puisse être posé à l’homme ». Mais du moins KANT a-t-il pensé une sphère
autonome pour l’éducation soustraite aussi bien aux intérêts particuliers de l’Etat qu’à celui des familles. `

3.3.4 Les Lumières à l’ère du numérique


Nous pouvons nous poser la question, pour conclure, de l’actualité du modèle des Lumières à l’époque qui
est la nôtre, à l’ère du numérique. Faisons à nouveau un détour par les théories de Bernard STIEGLER, qui
a réactualisé le modèle kantien de l’émancipation comme il avait pensé également l’actualité du modèle
académique de PLATON. D’après STIEGLER, l’école républicaine française relève du modèle kantien
dans la mesure où elle obéit à une mission d’émancipation ; elle vise la production d’un public éclairé,
d’individus majeurs, qui sachent lire et écrire ; qui soient capables de raisonner. Les techniques de lecture et
de la lecture favorisent, selon lui, l’émergence de ce sujet rationnel du fait de l’attention spécifique qu’elles
requièrent. L’école républicaine se trouverait néanmoins en concurrence avec un autre programme, à savoir
l’usage commercial et massif des nouvelles technologies promu par le capitalisme avancé, où la finalité
n’est pas la production d’individus majeurs, mais au contraire la transformation des individus majeurs en
individus mineurs. Les industries culturelles visent à produire des consommateurs, à inhiber plutôt le
développement des facultés critiques et des facultés de rationalité, afin que les adultes obéissent aux
mêmes motifs pulsionnels que les enfants. Le programme des industries culturelles viserait à détruire les
systèmes psychiques, à « prolétariser » les esprits. C’est en ce sens que l’on pourrait parler aujourd’hui
d’une régression des Lumières. Dans cette situation, pourtant, l’école publique, telle que portée par l’Etat,
se trouve investie à nouveau de la mission de permettre l’accès à la rationalité, à la formation de la pensée
critique à travers l’activité de la lecture et l’écriture. Il faudrait ainsi penser l’autonomie de la sphère
pédagogique moins par rapport à l’Etat et par rapport aux familles, que par rapport au marché et aux
technologies numériques.

4 CHAPITRE 3 : HEGEL ET LA FORMATION DE LA CONSCIENCE


DE SOI
Dans ce cours, nous avons cherché à penser l’éducation comme un phénomène d’émancipation dont
l’objectif ou la finalité serait la constitution de l’autonomie de l’individu et le fait que l’individu
devienne libre, ce qui apparaît encore comme le principe le principe des politiques d’éducation aujourd’hui.
Toutefois, cela implique philosophiquement de penser l’éducation au sens large, en considérant la formation
de l’individu au sens large, dans l’école et en dehors de l’école, en considérant également un développement
de l’humanité en général. Nous nous sommes heurtés également au fait que tous les êtres humains ne sont
pas considérés comme libres en soi, ou ne l’ont pas toujours été, et qu’ils ne sont pas tous susceptibles de
recevoir une forme d’éducation pour le devenir. Dans le cas de PLATON et de la démocratie athénienne,
nous avons vu que les esclaves demeuraient à l’écart de l’éducation sans parler des femmes. Dans l’époque
de KANT et des Lumières, l’émancipation se pense à partir d’un public éclairé et éclairant qui sait déjà lire
et écrire. Mais qu’en est-il de l’éducation pour ceux qui ne savent ni lire, ni écrire ? qui ne disposent
d’aucun loisir pour s’éduquer ? qui n’ont d’autre vie que le travail et l’exploitation par d’autres
hommes ? qui n’ont pas d’accès à la citoyenneté ? Comment penser l’émancipation et l’accès à l’éducation
des groupes dominés dans l’histoire ? Dans le présent chapitre, nous allons étudier la conception de
l’éducation comme émancipation à partir de la « dialectique du maître et de l’esclave » de HEGEL. Il peut
paraître paradoxal ou curieux, voire inconvenant, d’évoquer la dialectique maître et esclave pour penser
l’éducation, car l’émancipation et l’éducation abordées comme des processus d’autonomie consisteraient
plutôt à échapper aux relations de domination et de servitude. La relation du maître et de l’esclave
pourrait apparaître, de premier abord, comme l’antithèse d’une relation pédagogique. D’ailleurs, le «
Philosophie
maître de l’éducation
» (en allemand : Herr) ne désigne nullement l’enseignant ou l’instituteur, mais bien le « seigneur ». 19
Nous verrons que le maître n’est en rien un pédagogue dans la « dialectique du maître et de l’esclave ». Il
ne prend à aucun moment la place du formateur, alors que la question de l’éducation ou de la « formation »
de l’esclave se pose. C’est ce processus de formation et d’émancipation de l’esclave, du dominé, qu’il s’agit
d’étudier. La dialectique a permis de penser le processus d’émancipation des individus ou de classes sociales
au cours de l’histoire comme précisément un processus de sortie de l’état de domination ou d’esclavage,
qu’il s’agisse des mouvements d’émancipation des esclaves, des ouvriers, des femmes, des colonisés, des
LGBTQIA, etc. Pour HEGEL, l’éducation prend d’abord la forme d’un processus de formation de la
conscience de soi, qui conduit de l’état de dépendance à l’état d’autonomie ou d’indépendance.

4.1 LA PHILOSOPHIE DE HEGEL


Georg Wilhelm Friedrich HEGEL (1770-1831) est l’un des philosophes les plus complexes et les plus
obscurs de l’histoire de la philosophie, et pourtant l’un des philosophes qui a le plus fortement influencé la
philosophie française contemporaine. Il est né à Stuttgart et mort à Berlin en 1831. Il a étudié la théologie
protestante, à Tübingen, en s’intéressant à la « philosophie » au sens de KANT. Il avait dix-huit ans en 1789
et s’est engagé en faveur de la Révolution française qui arrivait en Allemagne. Au lieu de devenir pasteur, il
choisit de devenir précepteur dans une famille d’aristocrates en Suisse (comme c’était aussi le cas de
KANT). C’est une double expérience de l’enseignement et de la servitude, puisqu’il se trouve dans une
position de domestique, sinon d’esclave. HEGEL étudie ensuite et enseigne comme privatdocent à
l’Université d’Iéna. Il y écrit la Phénoménologie de l’Esprit, en 1806, lorsque que NAPOLEON – que
HEGEL décrit comme l’ « âme du monde » – entre dans la ville. C’est également la période de révolution
dans les colonies. On assiste à l’abolition du servage, en Haïti, qui devient la première colonie noire
indépendante, la première république d’esclaves noirs, en 1808. HEGEL se serait inspiré de cet événement
dans son texte. Par suite, il devient recteur du gymnase (c’est-à-dire du lycée) de Nuremberg, où il applique
la politique d’éducation issue des Lumières. Enfin, il devient professeur d’université à Heidelberg, puis à
l’université de Berlin, dont il devient également le recteur peu avant sa mort. L’université de Berlin, fondée
au début du siècle, est devenue le modèle, pour les universités européennes aussi bien qu’américaines, d’une
certaine conception de l’éducation fondée sur l’autonomie et sur la culture de l’esprit, que l’on appelle en
allemand « Bildung ». Or, c’est le même mot que HEGEL emploie pour désigner le processus de «
formation » de l’esclave pour aboutir à l’indépendance de la conscience de soi. Nous verrons comment
peuvent s’articuler sous un même mot ces deux dimensions de la haute culture des lycées et des universités
allemandes du début du XIXe siècle et des mouvements d’émancipation des populations les plus
asservies. HEGEL a donné à sa philosophie la forme d’un système, qu’il a enseigné au cours de sa carrière
universitaire, et qu’il a publié en forme de manuel sous le titre d’Encyclopédie des sciences philosophiques.
Ses cours portent sur : la logique, la philosophie de la nature, la philosophie de l’esprit, la philosophie
du droit, la philosophie de l’histoire, la philosophie de l’art, la philosophie de la religion, l’histoire de
la philosophie.
La Phénoménologie de l’esprit, qu’il a écrit à l’époque d’Iéna, était un ouvrage conçu comme une vaste
introduction à ce « système de la science ». Ce que HEGEL appelle « phénoménologie » est la « science
des expériences de la conscience ». Il théorise les différents moments du développement de la conscience.
Il entend écrire le « chemin de l’âme qui parcourt la série de ses formations comme les formations
prescrites par sa nature » (p. 69). Nous étudierons d’abord un extrait de cet ouvrage, le chapitre portant sur
« domination et servitude », où se trouve exposée la « dialectique du maître et de l’esclave ». Puis, nous
étudierons, dans la prochaine séance, les textes pédagogiques, écrits et prononcés à l’époque où HEGEL
était recteur de gymnase, afin de confronter sa conception pédagogique à cette dialectique.
Qu’est-ce que la dialectique ? Il s’agit, dans la conception de HEGEL, de penser les contradictions à
l’œuvre non seulement dans la conscience mais également dans les choses. La dialectique relève aussi bien
du réel que de la pensée. Elle permet de penser de façon rationnelle comme formant une unité ce qui
apparaît comme des opposés. Elle saisit du positif dans le négatif et réciproquement. En l’occurrence, il
s’agira de penser les notions de dépendance et l’indépendance comme deux notions à la fois opposées mais
également similaires. La dialectique est souvent associée à l’idée d’un processus logique comportant les
trois momentsdedel’éducation
Philosophie la thèse, de l’antithèse et de la synthèse. Par exemple, HEGEL ne pense pas l’être et le 20
néant comme deux opposés, mais il pense aussi bien l’identité de l’être et du néant, c’est-à-dire qu’il
envisage aussi bien l’être comme néant, et le néant comme être, avant de « dépasser » ces deux points de
vue, c’est-à-dire de supprimer le point de vue de « l’être » comme le point de vue du « néant », dans une
synthèse, ou plutôt dans une nouvelle perspective, qui est celle du « devenir ». Puis, il montre que la position
du « devenir » contient elle-même une contradiction, etc. Pour Karl MARX, la philosophie de HEGEL dans
son ensemble est une forme d’idéalisme. Il faut la traduire dans le langage matérialiste des rapports réels
de pouvoir entre les hommes. Il critique ainsi la dialectique du maître et de l’esclave comme une forme de
rapport entre des consciences, pour y voir une description pertinente des rapports de domination et de
servitude entre la classe ouvrière et la bourgeoisie au XIXe siècle. C’est ainsi qu’elle permet aussi de
penser le processus d’émancipation du prolétariat par une forme de prise de conscience de classe et de
renversement. Les ouvriers prennent consciences de leur situation d’exploitation, mais aussi de la relation
de pouvoir avec le patronat, et cette prise de conscience leur permet historiquement de renverser le rapport
de domination. Comment cette relation de dépendance peut-elle se renverser ? c’est le principe de la
dialectique comme agent moteur également dans l’histoire. Dans le domaine de l’éducation, c’est surtout
Paulo FREIRE, au XXe siècle, qui a repris le principe de la dialectique du maître et de l’esclave pour en
faire le modèle de sa « pédagogie de l’opprimé ». Il s’intéresse à la population analphabète et dominée du
Brésil, et met en place des dispositifs de prise de conscience, afin de permettre l’émancipation de ces
populations.
L’approche de HEGEL permet donc de penser le processus éducatif du point de vue de la formation de la
conscience de soi, c’est-à-dire de la construction de l’identité personnelle, d’une part. Elle permet de
penser, d’autre part, le processus de socialisation de l’individu dans la mesure où la formation de la
conscience de soi s’effectue à travers la relation à une autre conscience, à un autre individu. C’est ce que
Hegel décrit comme une relation de reconnaissance réciproque. La dialectique du maître et de l’esclave
fournit ainsi les fondements d’une théorie sociale et d’une philosophie de l’histoire. En pensant le processus
de formation de la conscience de soi, elle décrit un processus d’apprentissage qui ne passe pas
nécessairement par une forme de scolarisation, ni même de relation pédagogique instituée.

4.2 LA DIALECTIQUE DU MAÎTRE ET DE L’ESCLAVE


La théorie de l’autonomie ou de l’autonomisation de la conscience à travers la dialectique du maître et de
l'esclave est développé dans le chapitre de l’ouvrage de HEGEL, la Phénoménologie de l’esprit, au chapitre
intitulé « domination et servitude ». HEGEL (ou plutôt son traducteur Jean HYPPOLITE) distingue, dans ce
chapitre, trois moments constituant le processus d’autonomie de la conscience :

4.2.1 A) La conscience de soi doublée


La forme première de la conscience, pour HEGEL, n’est pas le rapport à soi, c’est le rapport à une autre
conscience. La conscience ne s’apparaît à elle-même que lorsqu’elle est en rapport à une autre conscience.
HEGEL donne une définition de la « conscience » ou de la « conscience de soi » en écrivant : « La
conscience de soi est en soi et pour soi pour quand et parce qu’elle est en soi et pour soi pour une autre
conscience de soi ». La phrase est dense et abstraite, mais elle indique d’abord une distinction entre la
conscience « en soi » et la conscience « pour soi ». La conscience « en soi » est le fait d’être une
conscience, d’exister. C’est une conscience encore immergée dans la vie. C’est ce qui se passe dans un
premier temps, dans la relation entre les consciences qui ne se distinguent pas encore comme « maître » et
comme « esclave » (p. 158). La conscience est dite « pour soi », au contraire, lorsqu’elle se perçoit, se
connaît, elle fait réflexion sur elle-même et se prend pour objet. Il s’agit, en même temps, d’une forme de
négation de la première forme d’existence, celle où la conscience est immergée dans la vie. La conscience «
en soi et pour soi » possède ses deux qualités, ou en fait la synthèse.
La conscience, disions-nous, ne peut exister qu’en rapport à une autre conscience. La conscience n’est
vraiment elle-même que lorsqu’elle est reconnue par une autre conscience de soi. Elle s’identifie d’abord à
une autre conscience qui lui est extérieure, mais finalement elle s’aperçoit que c’est elle-même qu’elle voit
dans l’autre. De
Philosophie de ce fait, HEGEL peut écrire que la « conscience n’existe qu’en tant qu’être reconnu ». Il
l’éducation 21
s’agit d’un phénomène de reconnaissance mutuelle par lequel chaque conscience accède à elle-même et
agit sur la conscience de l’autre. Ainsi, le maître aura besoin de la conscience de l’esclave pour exister
comme maître. Il n’existe pas de maître s’il n’existe aucun esclave, aucune conscience pour le reconnaître
comme tel. De la même façon, l’esclave n’existe comme esclave qu’à partir du moment où il accepte le
regard que le maître porte sur lui, qui fait de lui un esclave.
C’est pourquoi HEGEL parle d’une « conscience de soi doublée ». Il faut penser le rapport entre deux
consciences. Chacune se comprend comme soi, et perçoit l’autre comme objet, mais l’autre est également
une conscience qui perçoit la première et chacune prend en compte le fait d’être perçue par l’autre. Le
phénomène est complexe. Cela produit un entrelacement : « les consciences se reconnaissent comme se
reconnaissant réciproquement ». Chaque conscience fait une « opération » sur l’autre conscience qui est
en même temps une « opération » sur soi.

4.2.2 La lutte des consciences de soi opposées


La dialectique du maître et de l’esclave n’intervient en tant que telle qu’à partir du moment où s’instaure une
reconnaissance inégale entre les consciences, où les deux consciences se reconnaissent comme différentes.
Dans un premier temps, il s’agit seulement d’un rapport entre deux individus : « Un individu surgit face à
face avec un individu ». Il n’existe pas encore une forme de conscience de soi qui serait celle du maître et
une autre qui serait celle de l’esclave, mais les deux individus se trouvent dans un rapport d’égalité. La
différence apparaît lorsque chacun veut exister comme conscience de soi et non pas comme conscience en
soi, lorsque chacun veut exister comme sujet et non pas comme un objet pour l’autre. Il s’ensuit une forme
de « lutte pour la vie et la mort ». « C’est seulement par le risque de sa vie qu’on conserve la liberté, qu’on
prouve que l’essence de la conscience de soi n’est pas l’être, n’est pas le monde immédiat dans lequel la
conscience de soi surgit d’abord » (p. 159). Chaque individu risque sa vie et tend à la mort de l’autre. Dans
l’épreuve de la mort, la conscience existe comme telle, mais il s’agit seulement d’une épreuve, car si la
conscience meurt vraiment, elle disparaît comme conscience et le processus échoue. Donc, il faut mépriser
la vie pour exister comme conscience, mais rester en vie également pour continuer d’exister comme
conscience. Cela va définir les deux positions distinctes du maître et de l’esclave.

4.2.3 Maître et esclave (p. 161-166)


La différence entre le maître et l’esclave, dans la théorie de HEGEL, c’est que le maître veut être reconnu
comme une pure conscience, c’est-à-dire comme cette conscience qui n’est pas dépendante de la vie, du
système des besoins. Le maître montre ainsi qu’il n’a pas peur de mourir, qu’il ne tient pas à la vie.
L’esclave, au contraire, est celui qui cherche à conserver sa vie, pour qui la vie est plus essentielle que la
conscience ou la conscience de soi. De fait, l’esclave accepte de renoncer à sa liberté au profit de la vie.
Un pacte se noue alors entre le maître et l’esclave sur le plan des besoins physiques aussi bien que sur le
plan de la reconnaissance morale. Le maître assure la subsistance de l’esclave mais il ne le reconnaît que
comme un esclave, c’est-à-dire comme quelqu’un de non libre, comme un objet. L’esclave assure la
subsistance de son maître, en lui procurant les objets de son désir et de son besoin, mais il le reconnaît
également comme pure conscience, et même comme sa propre conscience. L’esclave n’a pas de conscience
propre. Il ne prend conscience de lui qu’à travers la conscience du maître. L’un est un pur esprit, et l’autre
est un pur corps.
On se trouve ainsi dans un « rapport de reconnaissance unilatérale et inégale » (p. 163) où seul le maître
possède une forme de conscience de soi, où l’esclave n’a d’existence que par rapport à lui. Mais ce n’est
qu’une apparence, car la conscience dépendante va se transformer progressivement en conscience
indépendante. HEGEL distingue ici deux moments : la peur, d’une part, et la « formation », d’autre part.
L’esclave fait d’abord l’expérience de la peur du maître, mais cette crainte du maître est en même temps le «
commencement de la sagesse ». En devenant au service du maître, l’esclave accède également à une forme
de conscience de soi par le travail, qui l’éloigne du rapport immédiat à la vie. En procurant au maître les
objets de sa subsistance, l’esclave se rapporte au monde extérieur, il travaille pour le maître (pour le patron).
A travers son activité laborieuse, d’esclave, en se rapportant au monde extérieur, la conscience servile entre
alors dans un processus de « formation » (Bildung) dans un double sens. Le travail est formateur, car
Philosophie
l’esclave (ou de
le l’éducation
salarié) apprend à réfréner ses désirs et forme une image de lui-même à travers 22
l’opération formatrice. Le travail lui permet également de développer une connaissance du monde
extérieur qui fait défaut au maître, et qui donne lieu progressivement à une conscience de soi
indépendante. « Dans le travail précisément où il semblait qu’elle était un sens étranger à soi, la conscience
servile, par l’opération de se redécouvrir elle-même par elle-même devient sens propre » (p. 166).
Un renversement dialectique apparaît à partir du moment où non seulement le maître devient dépendant de
son esclave, mais à partir du moment où il le sait, et où l’esclave le sait, et où il lui fait savoir. L’esclave
prend conscience que le maître est dépendant de lui. « Mais de même que la domination montre que son
essence est l’inverse de ce qu’elle veut être, de même la servitude deviendra plutôt dans son propre
accomplissement le contraire de ce qu’elle est immédiatement ; elle ira en soi-même comme conscience
refoulée en soi-même et se transformera, par un renversement, en véritable indépendance » (p. 163).
C’est ce phénomène de renversement que l’on retrouve dans la formation de la conscience de soi des
ouvriers chez MARX, au XIXe siècle. Les ouvriers prennent conscience qu’ils sont des agents de la
production, parce que ce sont eux qui travaillent. Or, lorsque l’esclave prend conscience que le maitre est
dépendant de lui, alors l’esclave prend conscience qu’il peut être le maître du maitre. Si les ouvriers se
mettent en grève, les patrons prennent conscience de leur dépendance. La situation de servitude peut donc se
renverser en situation de maîtrise. La prise de conscience ne change toutefois pas la nature de la relation car
les ouvriers ne cessent pas d’être des ouvriers, et les patrons ne cessent pas d’être des patrons. Elle modifie
seulement les rapports entre patrons et ouvriers et l’identité de l’ouvrier. L’émancipation du monde
ouvrier relève donc d’une forme de prise de conscience et d’une forme de lutte pour la reconnaissance de
nature morale. K. MARX, qui définit l’être humain, à la différence de HEGEL, non pas comme une
conscience, mais comme être de besoin, pense que, dans les luttes sociales, il ne s’agit pas seulement de
faire valoir la reconnaissance de ses besoins. Il s’agit toujours pour l’être humain de se faire valoir comme
être humain, réaliser son être générique, c’est-à-dire réaliser ce qui fait qu’un être humain est un être
humain (réaliser cette idée d’humanité présente chez KANT). Il ne s’agit pas seulement d’avoir une famille,
de manger, mais également de développer ses facultés humaines. S’il ne s’agit pas de se faire reconnaître
comme pure conscience, il est essentiel à l’être humain d’accéder à la conscience de soi dans le travail. Pour
MARX, le travail n’est pas qu’un moyen de subsistance, les luttes pour le travail salarié doivent permettre à
l’être humain de vivre en développant ses facultés proprement humaines.
Si la formation de l'individu est liée ici à l'opération du travail, c’est que l’esclave se forme en travaillant (à
supposer qu’il s’agisse précisément d’un travail formateur). Il entre ainsi dans un processus formatif, dans
un processus d’apprentissage, alors que le maître, qui ne travaille pas, ne se forme pas non plus.
L’individu qui travaille possède une forme de vie propre, une forme de conscience de soi, une forme
d’identité. C’est ainsi qu’il existe une identité de la classe ouvrière, qui construit sa culture à partir de sa
relation avec le travail, et non pas indépendamment de ce dernier comme dans la culture bourgeoise. On
remarque que le processus d’émancipation ainsi décrit n’est pas un processus de libération par le maître, où
le maître libérerait l’esclave, ce qui ne ferait pas sortir d’une relation de paternalisme, d’une forme de tutelle,
mais c’est l’esclave qui se libère de lui-même, de par son statut même d’esclave. Ce processus de
libération, ou d’auto-émancipation, contient néanmoins un moment d’aliénation : le passage nécessaire
par la conscience du maître, lorsqu’il est la conscience de l’esclave, avant que celui-ci ne forme une
conscience de soi indépendante. Il s’agit enfin d’un processus d’émancipation intellectuelle qui ne traite ni
de la question de l’enfant, ni de la question de l’école. Nous verrons la prochaine fois comment HEGEL a
pu utiliser cette théorie de la « formation » issue de l’analyse des rapports de domination et servitude dans
ses textes pédagogiques.

Philosophie de l’éducation 23

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