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Séquence THEATRE - classe de Seconde.

Andromaque
(I, 4) : l’extrait

PYRRHUS
(…)
273 Tel qu’il est, tous les Grecs demandent qu’il périsse.
274 Le fils d’Agamemnon vient hâter son supplice.

ANDROMAQUE
275 Et vous prononcerez un arrêt si cruel ?
276 Est-ce mon intérêt qui le rend criminel ?
277 Hélas ! on ne craint point qu’il venge un jour son père ;
278 On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère.
279 Il m’aurait tenu lieu d’un père et d’un époux ;
280 Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups.

PYRRHUS
281 Madame, mes refus ont prévenu vos larmes,
282 Tous les Grecs m’ont déjà menacé de leurs armes ;
283 Mais dussent-ils encore, en repassant les eaux,
284 Demander votre fils avec mille vaisseaux ;
285 Coûtât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre ;
286 Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre,
287 Je ne balance point, je vole à son secours :
288 Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours.
289 Mais parmi ces périls où je cours pour vous plaire,
290 Me refuserez-vous un regard moins sévère ?
291 Haï de tous les Grecs, pressé de tous côtés,
292 Me faudra-t-il combattre encor vos cruautés ?
293 Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore
294 Que vous accepterez un cœur qui vous adore ?
295 En combattant pour vous, me sera-t-il permis
296 De ne vous point compter parmi mes ennemis ?

ANDROMAQUE
297 Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ?
298 Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse ?
299 Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux,
300 Passe pour le transport d’un esprit amoureux ?
301 Captive, toujours triste, importune à moi-même,
302 Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ?
303 Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés
304 Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ?
305 Non, non, d’un ennemi respecter la misère,
306 Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
307 De cent peuples pour lui combattre la rigueur,
308 Sans me faire payer son salut de mon cœur,
309 Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile :
310 Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille.

PYRRHUS
311 Hé quoi ? votre courroux n’a-t-il pas eu son cours ?
312 Peut-on haïr sans cesse ? et punit-on toujours ?
313 J’ai fait des malheureux, sans doute ; et la Phrygie
314 Cent fois de votre sang a vu ma main rougie.
315 Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !
316 Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés !
317 De combien de remords m’ont-ils rendu la proie !
318 Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.
319 Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
320 Brûlé de plus de feux que je n’en allumé,
321 Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes…
322 Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ?
323 Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir :
324 Nos ennemis communs devraient nous réunir.
325 Madame, dites-moi seulement que j’espère,
326 Je vous rends votre fils, et je lui sers de père ;
327 Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens ;
328 J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
329 Animé d’un regard, je puis tout entreprendre :
330 Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre ;
331 Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,
332 Dans ses murs relevés couronner votre fils.

Lecture linéaire

Introduction
Premier grand succès de RACINE, Andromaque (1667) est la pièce de RACINE la plus jouée, la plus étudiée, la
plus durablement auréolée de succès. Il faut reconnaître qu’avait tout pour plaire aux spectateurs : l’histoire
est connue des spectateurs (RACINE s’inspirant de la tragédie d’EURIPIDE, mais aussi des récits de SENEQUE et
VIRGILE, eux-mêmes issus de l’Iliade d’HOMERE) mais aussi librement adaptée par RACINE qui en bon Classique
respectueux des Anciens, sait jouer avec les références sans en être l’esclave. Il sait ainsi exploiter l’alexandrin
souple et polymorphe qu’on lui connaît. Il parvient aussi à générer une tension tragique extrême, où amour et
mort, raison et folie, fureur et douleur jouent sans cesse au chat et à la souris. Enfin, il installe dans Andromaque
ce qui fera si souvent sa force, cette gestion très étudiée (puisqu’elle revient de pièce en pièce) de personnage
ni tout à fait coupables ni tout à fait innocents1, ou plutôt, comme le dramaturge l’annonce dans sa seconde
préface, ici « ni tout à fait bons ni tout à fait méchants ».

Situation
La tragédie a débuté, non sans originalité, avec des réjouissances (Pylade retrouvant son ami Oreste) et des
espoirs (Oreste espérant en allant chercher Astyanax surtout emporter avec lui Hermione dont il est amoureux
et dont Pyrrhus ne veut pas). Pyrrhus fils d’Achille (le héros grec qui a massacré Hector le chef troyen, époux
d’Andromaque) tient captif Andromaque et semble charmé par elle au point qu’il délaisse Hermione. Dans ce

1
Racine, Préface de Phèdre (1677).
début de pièce, il semble que, si les femmes (Andromaque, Hermione) seulement y consentaient, et si Astyanax
n’était pas tant une menace, tout irait au mieux. En somme, sur des chances infimes et à des conditions
improbables, la tragédie pourrait ne pas avoir lieu.

A l’acte I scène 4, Pyrrhus fils d’Achille (le triomphateur d’Hector), rencontre Andromaque sa captive, veuve
d’Hector et mère d’Astyanax. Ce dernier risque de vouloir un jour venger son père de sorte que les Grecs
(notamment Oreste, à l’acte I, sc.2) font pression pour que Pyrrhus s’en débarrasse.

D’emblée, le schéma de la scène est étrange : Pyrrhus semble être impatient d’être reçu par sa propre
prisonnière quand on s’attendrait plutôt à ce que ce soit l’otage qui soit convoquée par le ravisseur. Autre
paradoxe : Pyrrhus dans le camp des vainqueurs (les Grecs), veut négocier avec le camp des perdants (une
Troyenne). C’est qu’aux logiques militaires et politiques s’ajoute l’enjeu sentimental car c’en est fait, Pyrrhus
est amoureux...

Mouvements
L’échange entre Andromaque et Pyrrhus se présente comme des pourparlers instables où c’est d’abord
Pyrrhus qui a le pouvoir (de céder, proposer ou concéder), puis où c’est Andromaque qui verrouille l’échange,
voué à se corser, dès lors qu’elle rejette les conditions de Pyrrhus. On peut lire la scène, du point de vue de la
captive, comme la tentative d’Andromaque de sauver son fils, d’abord par la supplication ensuite par le culot,
Andromaque tenant tête à Pyrrhus. Du point de Pyrrhus, il s’agit de passer de la négociation à la menace.
Andromaque doit s’affirmer comme héroïne, Pyrrhus comme chef.

Mais l’extrait est borné de telle sorte que c’est Pyrrhus qui l’ouvre et le ferme. Le mouvement du texte
déterminé va donc épouser son évolution à lui : on pourra alors se demander si nous avons affaire à un seul et
même Pyrrhus tout au long de l’extrait : Pyrrhus, que deux scènes plus haut nous avons vu prêt à tout concéder
(sauf qu’alors, rien ne lui opposait la moindre résistance) est-il un amoureux déçu, un fin négociateur ou bien
même un stratège sans scrupule ? Sa cruauté n’est-elle jamais que confirmée par Andromaque ou bien le fruit
accidentel, malheureux, d’une tentative, illusoire (de réunir tous les intérêts) et finalement contrariée ? Est-il
ainsi méchant par nature (il détient pouvoir de vie et de mort sur ses otages et fait ici usage de divers moyens
de pression, jusqu’au chantage) ou bien n’est-il méchant que par dépit, parce qu’Andromaque refuse un
marché qui pouvait sembler honnête ? Lui aussi est-il le produit d’un malheur (au sens où, littéralement,
Andromaque ne fait pas son bonheur) ou bien est-il à l’origine des malheurs des autres personnages ? Bref, a-
t-il droit à sa part d’héroïsme dans cette tragédie ? Est-il comme l’écrit Racine, un simple « scélérat » ou bien
cette « vertu capable de faiblesse » ?

A première lecture, le découpage est le suivant :

• v. 273-296, Pyrrhus négocie. Pyrrhus est en position de force mais s’autorise la faiblesse (jusqu’à engager
les discussions avec sa propre captive).
• v. 297-332, Andromaque ayant voulu renégocier, Pyrrhus redevient le chef qu’il est et perd patience :
l’offre faite à Andromaque prend de plus en plus l’allure d’un ultimatum.

Derrière ce basculement (Pyrrhus amoureux puis Pyrrhus despotique), un enjeu se dessine, qui est d’installer
le duo improbable : il faut que bourreau et victime se lient ce qui, contre-nature, peut heurter la vraisemblance
(pourquoi Andromaque irait-elle pactiser avec le meurtrier de son mari, et comment expliquer que Pyrrhus se
laisse mener par le bout du nez par sa captive ?) et c’est peut-être la victoire de cette scène pour Pyrrhus, que
d’installer sa relation, une relation d’interdépendance, toxique mais non dénuée de force poétique avec
Andromaque, le personnage avec lequel il n’est pas censé avoir affaire. Projet fou, à contresens du venin de la
fatale vengeance : Pyrrhus propose l’impossible, une coexistence utopique en forme de pacte entre les perdants
et les gagnants serait possible, même sur une base bancale, et où les bourreaux seraient aimables. La projection
de Pyrrhus a quelque chose de fantaisiste si bien qu’on peut aussi réévaluer les deux étapes de cet extrait en
ces termes :
• v. 273-296 : la tractation de Pyrrhus et sa proposition ambiguë (aussi magnanime que machiavélique),
• v. 297-332 : le songe de Pyrrhus d’une vie impossible, l’utopie (car contraire à tout l’ordre qui préside
aux rapports humains) d’une alliance entre vaincus et vainqueurs qui irait jusqu’au bonheur (or, est-il
question de bonheur dans le cas d’une entente ?).

Les deux interprétations de l’évolution du texte peuvent se superposer : Plus Pyrrhus sent son idée de bonheur
lui échapper, plus en devient rageur. Dit autrement, plus Pyrrhus devient humain (dépité, exaspéré), plus il en
devient inhumain (tyrannique, radical).

Faute d’amour véritable, le personnage de Pyrrhus peut du moins espérer dessiner les contours d’une relation
complexe (même joliment anarchique) avec Andromaque, où il s’agirait de passer de l’extrême (la mort) à la
vie (l’avenir, l’enfant à élever) et qui donne à son personnage la profondeur (de là, il n’est plus le « scélérat »
dont parle Racine mais devient lui aussi, comme Andromaque (et son dilemme), comme Oreste, comme
Hermione, le quatrième héros tragique de la pièce et le quatuor tragique peut donc se mettre en place. Ainsi
l’acte I scène 4 achève de poser les bases de l’entrelacs tragique entre les quatre protagonistes.

Premier mouvement. (v. 273-296) Peut-on s’accorder avec son ennemie ?

A l’acte I, sc. 2 auprès d’Oreste venu faire pression pour obtenir la tête d’Astyanax, a plaidé pour un apaisement
des relations ; sa lassitude après la dévastation le fait espérer mieux que des vengeances en cascade. En outre,
l’idée que Racine se fait des héros (pas des scélérats que le public ne pourrait pas plaindre2), dans sa seconde
préface, nous fournit une seconde raison d’observer, dans cette scène, ce que Pyrrhus pourra proposer à
Andromaque. Pourtant, toute la scène, si on la prend comme une tentative de conciliation, est vouée à l’échec :
on ne pactise pas avec ses propres otages, puisqu’on ne refait pas la guerre après l’avoir gagnée.

v.273 Astyanax n’est plus, dans le discours, la victime des premiers vers de la scène (le « fils » ou « l’enfant ») ;
Pyrrhus le réduit à l’état de pronoms (« tel », « il »). Pyrrhus se trompe d’emblée de méthode, croyant être fort,
en brandissant maladroitement le spectre de la mort qui clôture l’alexandrin ; la mort est la perspective
insistante qu’il envisage pour Astyanax : « qu’il périsse/ son supplice », ce qui fait peser une menace et fige
l’échange, en le cantonnant à un chantage. La technique argumentative (consistant à faire entrevoir le pire
pour obtenir un moindre mal et espérer conclure un accord) est risquée : raviver en sa captive un puissant
instinct maternel est de nature à la braquer plus qu’à la faire plier. Les fondations de négociation ainsi posées
fonctionneraient à merveille entre deux chefs militaires mais ce n’est pas un chef militaire que Pyrrhus a face à
lui.

v. 275 sqq. Andromaque va détourner habilement l’enjeu en alternant les vers où il est question de l’enfant,
ceux où la question de la vie et de la mort est la plus pressante, avec force hyperboles (« un arrêt si cruel »,
« tout perdre », « toujours par vos coups »)

La double interrogative des vers 275-276 (« Et vous prononcerez… ? », « Est-ce mon intérêt… ? ») renvoie
Pyrrhus à sa marge de manœuvre, d’autant plus que sa réplique commence avec lui « Vous prononcerez ») et
se ferme avec lui « (« vos coups »), avec en son milieu, le détour par l’opinion, désignée par le vague pronom
indéfini neutre « on » censé renvoyée aux Grecs qu’elle refuse de nommer. Sa réponse lui permet aussi de
replacer entre Pyrrhus et elle la figure d’Hector, qui survit dans trois substituts : « son père », « un père », « un
époux » et même, revient insidieusement dans la première syllabe du verbe perdre au vers 280 tandis que la
diphtongue [ou] qui résonne, en fin de vers, avec « époux » était en vérité distribuée dans plusieurs termes de
sa réplique : « « vous », « jour », « époux », « tout », « coups ». Andromaque signifie à Hector par l’allitération
d’une part et par la contention des Grecs dans sa réplique, comprimés en son centre, que dans son esprit à elle,

2
La rage qui ne serait acceptable que sans les sens, si l’n reprend les termes de Pylade en V, 5.
l’histoire est bien inverse : ce ne sont pas les Grecs qui ont gagné mais bien Hector et sa famille qui dominent.
Manifestement, Pyrrhus et Andromaque ne parlent pas de la même chose.

Et pour cause, Pyrrhus s’illusionne : on ne fait pas la paix (au mieux, on conclut l’armistice) après la guerre. Il
ne le sait pas encore et tente l’impossible : négocier avec son ennemie.

Pour cela, il tente de l’impressionner, et de jouer les galants capables de promettre, en exagérant et intensifiant
le contexte : « Tous les grecs » (vers 282, 291), pronom hyperbolique qu’on retrouve au vers 285 (« tout le
sang ») et surenchère du numéral : « mille vaisseaux » (v.284).

Pyrrhus œuvre également à faire surgir le poids de la guerre passée : la mention d’Hélène au vers 285 (femme
qui a déclenché la guerre de Troie) doit agir comme un avertissement ; les femmes sont la cause des malheurs
quand les hommes sont la solution. Pyrrhus propose d’agir en se mettant en valeur dans l’hypothèse qu’il
développe : par trois fois, il est la solution, sujet des verbes d’action « Je ne balance point », « je vole », « je
défendrai », en trois hémistiches successifs. Il déroule un scénario dans lequel il serait le vir ex machina, fort de
ses qualités militaires (lexique militaire, avec « armes », « défendre », « combattre » et « mes ennemis ».

Le passage du sens propre de « cruel » (vers 275, prononcé par Andromaque se référant à la vie en suspens de
son fils) au pluriel « vos cruautés » (v.292) consacre le glissement des enjeux faisant passer le mot d’une réalité
crue et concrète à son sens second, et galant. L’ambiguïté des projets de Pyrrhus ressort dans les deux fils
sémantiques entremêlés, ce qu’annonçait la rime reposant sur l’alliance de deux registres a priori antithétiques
« vos larmes », « leurs armes », c’est-à-dire la galanterie et la vie militaire.

A compter du vers 288, ne s’embarrassant plus tant, il oublie Astyanax qui disparaît de sa réponse à compter
du vers 288 (« sa vie ») tout le reste de sa tirade se contentant d’esquisser, dans la parole, ce rapprochement
fou entre lui et elle : « « Je cours pour vous plaire », « Me … vos cruautés », « Je vous offre… », jusqu’au vers
295 (« En combattant pour vous… »), et parfois à l’aide de substituts précieux comme la synecdoque « un
cœur », que jouxte aussitôt l’évocation d’Andromaque (« un cœur qui vous adore »).

Se libérant peu à peu de sa stature de chef militaire (sans doute un pur outil de valorisation de soi à des fins
persuasives) pour se consacrer à son identité pour ainsi dire courtoise, il laisse sa promesse et sa projection
prendre de l’ampleur : l’homme amoureux se fait lyrique, dilatant une parole jusqu’ici classiquement conforme
(une proposition couvrant souvent l’étendue d’un alexandrin, comme aux vers 281, 287 et 288) : la césure sèche
qui rompt l’alexandrin au vers 293 (« Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore ») rejette l’espérance en
second hémistiche, la laissant en posture périlleuse sur le rebord du vers, trahissant malgré les stratagèmes et
maladresses du ravisseur, aussi son égarement touchant dans une passion qu’il maitrise mal. Le domaine
amoureux se présente ainsi, à cet endroit de la phrase qui va chercher sa suite au vers suivant, une plongée
dans l’inconnu, autant dire, une toute nouvelle guerre à mener pour Pyrrhus.

Second mouvement. Crispation et affrontement (v. 297-332). L’impossible pacte ou la tragédie


rendue effective.

v. 297-302

Avec le refus d’Andromaque de céder aux premières propositions de Pyrrhus, l’échange se crispe. La captive va
précipiter le rapport de force et le ravisseur intensifier son exaspération. La dernière possibilité de désescalade
s’en va pour, dans ce mouvement et jusqu’à la fin de la scène I, 4, officialiser l’entrée en tragédie puisque la
crise est bel et bien irréversible.

Andromaque sait, avant Pyrrhus, que l’issue sera fatale. Elle s’installe dans un conflit douloureux ainsi que le
traduit la gradation ouvrant la tirade : au vers 297, Racine dilate les trois groupes successifs qui font l’alexandrin
« Seigneur / que faites-vous/ et que dira la Grèce ? » (2-4-6) de sorte que le découpage de l’alexandrin qui fait
s’appesantir toujours plus le groupe de mots suivant concrétise, dans un étirement névralgique, la pénibilité de
la confrontation.

Aux deux interrogatives qui ouvraient sa précédente réplique, Andromaque préfère désormais quatre
tournures interrogatives enchaînées (« que faites-vous » ; « que dira la Grèce… ? » ; « Voulez-vous que… ? ») et
qui, pour partie, sont rhétoriques, c’est-à-dire relevant plus de la remontrance, et se passant de la réponse de
Pyrrhus. « Pouvez-vous souhaiter… ? ». La cinquième est la plus terrible, à la fois rhétorique et authentique :
« Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ? », au vers 302. On peut en effet considérer que si
Andromaque veut corriger Pyrrhus, elle le met aussi face à un véritable problème ; on ne dérègle pas l’ordre
des choses impunément et les ennemies ne sauraient être des amantes.

A trois reprises, Andromaque tente de se dégager de cet entretien qui prend une tournure qu’elle n’avait pas
prévue et qui la dérange : la périphrase désignant Pyrrhus « un si grand cœur », l’énallage « Andromaque »
(quand la première personne, puisqu’il s’agit d’elle-même, eût été plus logique) et l’anacoluthe aux vers 301-
302 (« Captive, toujours triste, importune à moi-même / Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ? »)
contribuent ensemble à signifier le déraillement de l’échange et atteste du déséquilibre des passions qui
gagnent les personnages. Autre signe de cet état de trouble dans lequel est plongée Andromaque aux abois,
puisque réduite à un dilemme insupportable (épouser le fils du meurtrier de l’époux adoré ou laisser tuer son
fils), la prosodie de ce vers 302 telle que la virgule séparant les appositions à Andromaque viennent casser le
découpage métrique ; ici, le souffle nécessaire et la grammaire qui détermine la cohérence groupes de mots
ne peuvent pas se superposer, ce qui se voit particulièrement à la césure « triste, importune à moi-même », où
il faut surpasser la virgule centrale pour relier les groupes vocaliques. Comme Andromaque pour qui la vie est
devenue impossible, la diction d’un alexandrin devient, faute de logique et de fluidité, un effort surhumain.

La montée en tension, qui fait partie de la stratégie argumentative d’Andromaque, se retrouve aussi bien dans
les hyperboles des vers 297-298 avec par trois fois le recours à l’adverbe d’intensité « si » («si grand cœur »,
« si beau, généreux ») que dans les exagérations (« pleurs éternels » v. 304 et des « cent peuples » v. 307).

Et pourtant, Andromaque ne perd pas tout à fait le contrôle ; à partir du vers 305, la réfutation, marquée par
l’emploi répété de l’adverbe de négation, sèchement monosyllabique et simple à comprendre -donc peu
flatteur pour Pyrrhus (« Non, non » pour ouvrir le vers) marque le point de non-retour, confirmé par le reste
des expressions de la négation, qu’elle s’exprime par la morphologie (« malheureux ») ou la syntaxe (sans me
faire payer… ») ou simplement grammaticale (« malgré moi »). Dès lors, le dialogue devient dissension actée ;
et c’est à partir de là qu’Andromaque systématise une reprise des termes employés par Pyrrhus pour leur
redonner le sens qu’elle croit juste, celui adapté à la situation ; elle avait déjà répondu à « tous les Grecs »
(v.291) par « la Grèce » (v.297). L’entreprise de récupération lexicale et sémantique prend un nouvel élan en
seconde partie de sa tirade comme on voit avec « ennemi » (Pyrrhus avait employé le terme au vers 296), se
poursuit avec « combattre » (au vers 307, repris de Pyrrhus qui l’avait prononcé au vers 295). Elle replace aussi
le centre de gravité de l’échange, puisque du « cœur qui vous adore », celui de Pyrrhus au vers 294, elle avait
fait un « si grand cœur », non sans une pointe d’ironie au vers 298 mais surtout revient à ses propres intérêts,
en replaçant le problème de son point de vue à elle : « mon cœur » qui clôture le vers 308.

Des vers 305 à 310, c’est une seule et même phrase, très normative et prescriptive au moyen d’une suite
d’infinitifs de « respecter » à « donner » en passant par « sauver », « rendre », « combattre », payer ») qu’elle
dépossède Pyrrhus d’une force qu’il pourrait orgueilleusement revendiquer comme propre, pour lui imposer
des actions plus importantes que leur exécutant (sens-même de de ce mode impersonnel qu’est l’infinitif : le
principe de l’action primant sur les circonstances de sa réalisation). Sans héroïsme propre, le voici ramené à
deux ou trois marques identitaires : fils du criminel (« fils d’Achille ») et donc comptable des forfaits de toute
une lignée, simple fonction « Seigneur » ouvrant la tirade au vers 297 et la clôturant à l’attaque du vers 310) :
Pyrrhus est ainsi engagé à comprendre qu’il ne peut pas outrepasser les cadres et les devoirs de sa fonction et
qu’il doit rendre des comptes à la fatalité de ses antécédents (sa qualité de « fils d’Achille » La référence finale
à Achille ne peut que diviser nos deux protagonistes : Andromaque joue sur l’ambivalence, Achille étant pour
les Grecs un héros mais pour les Troyens, un monstre.

C’est contrarié pour ne pas dire que Pyrrhus répond à partir du vers 311, en laissant son exaspération éclater
dans un premier vers riche en occlusives, avec l’allitération en [k] : « quoi », « courroux », « cours ».
L’uniformité de ce vers, qui repose quasiment tout entier sur deux consonnes, l’occlusive [k] et la vibrante [r]
et sur la variation à partir du [o] tantôt nasalisé tantôt diphtongué (« quoi », « courroux », « son cours ») traduit
le sentiment de Pyrrhus de frustration dans cette discussion qui tourne en rond. La multiplication des
exclamatives des vers 315-318, l’enjambement avec contre-rejet (v. 313-314 « […] et la Phrygie/ cent fois de
votre sang a vu… »), l’amplification au vers 311 où l’alexandrin est très désarticulé (« Hé quoi ! votre courroux
n’a-t-il pas eu son cours ? ») mais aussi la césure très marquée, matérialisée à l’hémistiche du vers 312 par le
point d’interrogation interne : « Peut-on haïr sans cesse ? et punit-on toujours ? ») mais aussi la mise à distance
d’Andromaque à laquelle est préférée le pronom indéfini « on », sont autant d’indices de la saturation de
Pyrrhus qui est prêt à exploser.

La question de la mise (dans ce pari très risqué de la part de Pyrrhus) revient, avec une abondance de
quantificateurs. Une véritable bataille des chiffres s’est engagée entre les deux opposants ici, que l’on peut faire
remonter au début de l’échange, en reprenant les hyperboles : après hésitation entre « mille » et « dix » (« dix
ans ») dans le discours de Pyrrhus qui avait du mal à trouver la mesure, Andromaque était passée à « cent »
(« cent peuples », au vers 307), réduisant en cela les dimensions, comme pour contenir Pyrrhus. Ce dernier,
refusant d’encadrer ses prétentions, répond par un excès nullement réfréné, en mettant sur la table tous ses
jetons : de l’adverbe de quantité (« combien », « tant »), des tournures hyperboliques (« tous les maux »,
« tout »), des formules comparatives (« plus de feux », « c’est assez nous punir», « moins de temps »). Autre
manifestation de la surenchère assumée, rendue visible, la répétition qui devient un ressort privilégié de cet
extrait : « maux » est présent aux vers 318 et 328, « punir » aux vers 312 puis 328, « pleurs » au vers 316 resurgit
au vers 321. On peut joindre à ces reprises de termes la locution « tour à tour » (v. 323) fondée sur une
concaténation et bien-sûr l’anaphore soit en « tant » du vers 321.

On ne manquera pas de relever également les pronoms sujets « Je » liminaires aux vers 313, 319, 331 et même,
systématisés des vers 326 à 328 (« Je vous rends », « Je l’instruirai », « J’irai … »). Bien-sûr qu’il s’agit pour
Pyrrhus de jouer le tout pour le tout, d’une façon étonnante et paradoxale ; c’est ici le ravisseur qui prêt à tout
perdre pour sa victime, contrairement aux mots d’Andromaque qui devaient s’appliquer à son propre cas,
prononcés au début de la scène). Bien-sûr que l’excès est aussi un moyen pour Pyrrhus de renforcer son
emprise, puisque pouvoir tout promettre tout signifie qu’on est en mesure de tout accomplir (et signifie tout
autant que l’on peut tout refuser, aussi). C’est sans doute ce qui explique aussi, dans cette tirade (v.311-332),
l’abondance de rimes riches (bien plus que dans celle d’Andromaque) : Pyrrhus joue son tapis, c’est-à-dire la
totalité de sa mise, il promet tout et en met plein la vue. Il s’agit en effet d’impressionner Andromaque, dans
une démarche vigoureusement persuasive.

Mais au-delà de cette démonstration de forces, se joue aussi la tentative absolument vitale, pour Pyrrhus,
d’exister, fût-ce par la domination : le conflit lui fournit l’occasion de d’exister, ce que suggère la récurrence du
pronom « Je » liminaires en particulier en seconde moitié de tirade, la verve construisant plus que jamais son
personnage qui était anéanti en première moitié de tirade, naguère écrasé ainsi qu’en témoignait la gradation
des participes passifs successifs au vers 319 : « Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé ».

Le vers 320 consacre une première fois le hiatus, développé plus loin, entre ce que souhaite Pyrrhus et l’état
du monde réel : « brûlé de plus de feux que je n’en allumai » mêle la métaphore précieuse de l’amour à la
réalité concrète de l’incendie de Troie. Le glissement de sens correspond ici à l’erreur fondamentale de Pyrrhus
qui mélange rêve et réalité, pour aboutir à cette indécente syllepse qui court tout au long du vers
(brûlé/feux/allumai) et se retrouve jusqu’aux « ardeurs » du vers suivant, selon l’étymologie latine. En deux
vers (320-321), Pyrrhus a tout bonnement oublié les crimes de guerre et le sens étymologique et premier des
mots. Il a occulté le réel pour s’engager dans la voie galante et sentimentale, première avancée donc du
fantasme qu’il va déployer plus loin. On peut ici se prendre de pitié pour le personnage qui dévie, glissant d’un
niveau de compréhension (du sens propre au sens figuré) des choses, et se trompe et de gravité et de réalité.

Racine va en effet s’employer à torpiller les rêves éveillés de son personnage (dès ce premier acte – mais
Andromaque étant le personnage éponyme, on ne saurait s’étonner que Pyrrhus ne puisse avoir le dessus) en
désavouant cet élan vital et force imaginative de Pyrrhus, d’abord par un discret paradoxe : même la vigueur
de Pyrrhus n’est pas vraiment sienne, puisqu’il est, en fin de tirade, et bien qu’ayant brandi son anaphore de
« je » déjà, toujours « animé d’un regard », l’impulsion étant donnée grammaticalement (le regard décisif étant
le sien) et même chronologiquement (le regard du premier hémistiche, précédant Pyrrhus qui occupe le second
hémistiche) dans le vers 329 : « Animé d’un regard, je puis tout entreprendre » par Andromaque dont Pyrrhus
reste paradoxalement dépendant. Autre indice de cette entreprise voue à l’échec, la place très provisoire de la
réunion des deux antagonistes dans le furtif pronom de la première personne du pluriel, comme atrophié en
milieu de tirade, aux vers 323-324 : « nous punir », « nous réunir », « nos ennemis communs ». Concentration
très forte de marques de la première personne du pluriel, renforcée par l’adjectif : « nos ennemis communs
devraient nous réunir ». Cantonnés à un seul vers, les termes de l’entente et le rêve de la convergence des
intérêts (« nous », « communs », « nous » et « réunir ») sont cependant fragilisés par la modalité simplement
optative.

A partir du vers 325 (très nettement repérable en ce qu’il débute par l’apostrophe « Madame » comme si
Pyrrhus se raccrochait à l’objet de son fantasme pour laisser libre cours à la folle virtualité), Pyrrhus s’engage
dans la voie du fantasme et impose une allure réelle, par la narration à l’indicatif, à ce qui n’est jamais qu’une
pure hypothèse de travail : « je vous rends votre fils…. Je l’instruirai… j’irai punir… Je puis… ». Et c’est là que
Pyrrhus est desservi par son absence totale de mesure donc de crédibilité : les paradoxes criants culminent avec
l’improbable projet : « Je l’instruirai moi-même à venger les troyens » du vers 327 et son issue quasiment risible
« Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre ». Le fils du chef grec ne va évidemment pas renier sa propre identité
au point d’armer le bras troyen ennemi et on ne refait pas la guerre de Troie, malgré les tentatives de rappels
historiques. Ce n’est pas parce qu’on balise son propos de quelques mentions territoriales (« la Phrygie » au
vers 313, « les Troyens » au vers 327, « les Grecs » au vers 328, « Ilion » au vers 330 et « les Grecs » de nouveau
au vers 331) que l’histoire peut se réécrire. La fragilité de ce qui est présenté comme un projet, sans doute plus
un fantasme ou une promesse, est dénoncée par la distribution de ces mentions temporelles. Même dans
l’espace du rêve, c’est le réel implacable qui ne peut pas s’empêcher de ressortir, l’inégalité des destins de la
guerre étant flagrante : les lieux et peuples grecs enserrent le monde d’Andromaque, celui des Troyens (v. 327),
autrement dit « Ilion » (v.330). La Grèce encercle et comprime les Troyens c’est-à-dire les retient prisonniers à
l’intérieur de la tirade. On ne s’improvise pas allié, surtout quand tout nous ramène quasiment instinctivement
à nos réflexes de domination. Pyrrhus a beau placer Astyanax en toute fin de tirade, comme le point d’orgue
de ses offres exubérantes, et le promouvoir, de l’hémistiche au vers 326 (risquant encore la césure, autrement
dit, la brisure, bref, l’exécution) à la rime finale du vers de clôture (l’effet de chute se donnant toutes les allures
d’une apothéose « couronner votre fils », vers 332), il paraît difficile de le croire, surtout que le vers précédent,
le vers 331 (Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris ») est très morcelé, constitué exclusivement
de termes monosyllabiques. En somme, c’est Racine qui discrédite le contenu explicite des paroles mielleuses,
par la sécheresse du débit de voix employé par le roi d’Epire.

On peut lire la tragédie comme un rapport de forces fatal, inexorable. On peut lire la tragédie comme une
alternative où l’on a toujours tout à perdre : dilemme d’Andromaque, va-tout de Pyrrhus. On peut lire aussi la
tragédie, à l’invitation du dramaturge, comme l’histoire de méchants pitoyables, nous indique en substance la
première préface de la pièce. On peut aussi la comprendre comme ce moment où les personnages tentent
d’échapper déraisonnablement, c’est-à-dire par l’effet des passions, au tracé que l’histoire des peuples et des
nations mais aussi que l’humanité avait préparé pour eux, bien en amont, et indépendamment de leurs lubies
ou espérances (le terme « espérer » est situé à un peu plus de la moitié de la tirade écoulée de Pyrrhus,
quasiment central). Comme dans toute bonne tragédie, classique ou pas, les personnages sont des égarés dans
l’histoire (croyant pouvoir la refaire) comme dans leur rôle (or, de Grec on ne fait pas troyen). Comme dans
toute bonne tragédie, racinienne en particulier, c’est très ironiquement le Poète qui, bien qui bien qu’ayant
armé son personnage de mots pour exprimer sa folie, contourne le sens des mots et les énoncés apparents, par
divers moyens autres (stylistiques, prosodiques, métriques, syntaxiques…) et se donne pour mission de défaire
ce que le personnage essaie de croire ou faire croire. Ces entreprises divergentes sont au cœur du
fonctionnement racinien et dynamitent jusqu’aux évidences : dans la proposition « nos ennemis communs
devraient nous réunir », le pléonasme non seulement n’avait rien ajouté mais il avait tout gâché. De la même
façon, à l’échelle de tout cet extrait, non seulement les deux forces en présence ne peuvent pas s’accorder,
mais elles ne peuvent que s’affronter. A ce stade, la tragédie est lancée, que plus rien ne pourra arrêter.

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