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POURQUOI LE FÉDÉRALISME?

Henry Tulkens

Presses de Sciences Po | « Revue économique »

2003/3 Vol. 54 | pages 469 à 476


ISSN 0035-2764
ISBN 2724629515
DOI 10.3917/reco.543.0469
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-economique-2003-3-page-469.htm
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Pourquoi le fédéralisme?

Henry Tulkens*

Le fédéralisme est posé tout d’abord comme une parmi plusieurs formes
alternatives d’organisation d’un État. Avantages et inconvénients économiques
de cette forme institutionnelle sont considérés et discutés. Enfin, l’institution fédé-
rale est examinée du point de vue des processus de décision qui y prévalent.
Une distinction fondamentale est proposée quant à la nature et aux formes alter-
natives de la coopération, dans le cadre fédéral, entre les entités fédérées. Cette
distinction entre modes de coopération éclaire aussi les relations entre fédération
et confédération.

WHITHER FEDERALISM?

Federalism is first posed as one among many conceivable forms of organiza-


tion of a State. Economic benefits and costs are considered next and discussed.
Finally, the federal institution is taken up from the point of view of the decision pro-
cesses that operate within it. A basic distinction is introduced bearing upon the
nature and the alternative forms of cooperation between federated entities, in a
federal framework. This distinction is claimed to also enlighten the relations
between the concepts of federation and confederation.
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Classification JEL : H1, H7, K19, P35

LE FÉDÉRALISME ET SES ALTERNATIVES

Les formes du fédéralisme sont très nombreuses, presque aussi nombreuses,


a-t-on pu écrire, que les États fédéraux eux-mêmes. Il est donc sage de renoncer
à tenter de le définir, du moins à ce stade introductif.
En revanche, il nous semble que l’on puisse au moins poser que la forme fédé-
rale d’organisation d’un État se caractérise par la multiplicité, hiérarchisée, des
niveaux de décision autonomes au sein de celui-ci.
Le titre qui nous avait été suggéré initialement pour cette communication était
approximativement : « (quels sont les) avantages et inconvénients de différentes
formes d’organisation fédérale? » Pour répondre à cette question, ô combien

* Center for Operations Research & Econometrics (CORE), Université catholique de Louvain,
34 voie du Roman Pays, B-1348 Louvain-la-Neuve, Belgique. E-mail : tulkens@core.ucl.ac.be
Je remercie Roger Guesnerie pour ses remarques stimulantes ainsi que Hughes Dumont, doyen
de la faculté de droit des Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles pour les informations éclai-
rantes fournies à l’occasion de discussions sur le sujet de cette contribution.

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pertinente en ces temps d’évolutions institutionnelles nombreuses et rapides,


surtout en Europe mais aussi dans d’autres parties du monde, tout économiste
appliqué souhaiterait pouvoir disposer d’une grille de type « analyse coûts-
avantages » grâce à laquelle on pourrait assez vite régler son compte chaque
forme institutionnelle au regard des objectifs économiques classiques des États.
Nous avons tenté en son temps, avec notre collègue et compatriote d’Alcantara,
un exercice de cette nature1, que nous reprendrons partiellement ici car bien des
données du problème restent inchangées. Mais il n’est de bonne analyse coûts-
avantages que si elle est fondée sur une solide réflexion théorique; et celle-ci
mérite d’être approfondie, ce que nous tenterons aussi.
Par ailleurs, l’analyse des avantages et des inconvénients de cette forme insti-
tutionnelle peut difficilement se faire sans considérer les alternatives. Que sont
celles-ci? Y en a-t-il même plusieurs?
La première qui vienne à l’esprit, et spécialement ici en France, pays de l’État
jacobin, est l’organisation centralisée de l’État. Organisation « unitaire » disons-
nous souvent en Belgique en raison des forces centrifuges qui y assaillent l’État
depuis plus de quarante ans. Dans cette perspective, les mérites du fédéralisme
sont à évaluer en termes de décentralisation, par rapport aux structures centrali-
sées. Sur ce point, nous n’avons probablement pas grand-chose à vous apprendre
car la décentralisation est un thème de réflexion important dans votre pays,
depuis bien des années. Cette décentralisation a toutefois une caractéristique
bien différente de celle que l’on constate dans des pays comme la Belgique, mais
aussi l’Espagne, ou la Grande-Bretagne : elle ne met pas en question l’intégrité
de l’État (à l’exception de certains aspects du problème corse). Dans les trois
pays que nous venons de citer, cette intégrité est mise en cause dans le processus
de fédéralisation décentralisatrice, qui comporte des facteurs de sécession. Toute
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réflexion sur le fédéralisme débouche alors inévitablement sur la notion même
d’État. L’approche économique de la question, si elle se veut complète, ne peut
ignorer cette dimension et nous devrons la rencontrer.
Par ailleurs dans le cadre d’une session sur le fédéralisme et l’Europe, la pers-
pective est inversée : les quinze entités nationales de l’Union européenne cons-
tituent un ensemble évidemment décentralisé, au sujet duquel on semble se
demander quels sont les avantages et les inconvénients de plus de centralisation.
On est ici en deçà de la structure fédérale, mais pas tout à fait non plus dans une
situation de pure indépendance des nations constitutives de l’Union. Pour carac-
tériser cette situation, le concept de confédération est proposé par certaines
analyses juridiques; mais celles-ci ne font toutefois pas l’unanimité.
Nous nous trouvons donc devant au moins trois structures institutionnelles
alternatives : (i) unitaire (ou centralisée), (ii) fédérale, et (iii) confédérale ; et, si
l’on accepte la mise en cause de la notion d’État, il faut y ajouter (iv) la structure
de l’ordre international pur et simple entre États indépendants.
Le cadre dans lequel s’inscrivent les questions posées par cette session s’avère
dès lors plutôt vaste. Nous devons en appeler à votre indulgence pour n’en traiter
que de manière très partielle.

1. D’Alcantara et Tulkens [1994]. Le pionnier en la matière est incontestablement Oates [1972].

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Henry Tulkens

QUELQUES AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS


DE LA FORME FÉDÉRALE D’ORGANISATION DE L’ÉTAT :
UN BREF RAPPEL D’ENSEIGNEMENTS
ÉCONOMIQUES CONNUS

La célèbre taxonomie musgravienne1, qui structure le rôle économique de


l’État en trois fonctions – la fonction allocative, la fonction distributive et la
fonction macroéconomique et monétaire, dite aussi de stabilisation – offre un
cadre assez approprié, et d’ailleurs largement utilisé, pour évaluer les mérites du
fédéralisme. Une des raisons de son succès est qu’elle repose, très opportuné-
ment, sur les concepts fondamentaux de la science économique contemporaine.
L’exercice de la fonction allocative suggère l’adéquation des décisions publi-
ques aux préférences des citoyens. Le critère est ici l’efficacité parétienne, et
celle-ci conduit, si l’on veut bien reconnaître l’hétérogénéité – géographique et
culturelle – de ces préférences, à concevoir des institutions différentes pour
rencontrer cette hétérogénéité. Dans le même esprit, en se tournant du côté des
activités productives, la constatation de phénomènes d’économies d’échelle
conduit à concevoir une adaptation de l’organisation de la production, centra-
lisée ou décentralisée, qui exploite le mieux possible les gains que ces phéno-
mènes permettent. Il en va de même des activités donnant lieu à d’importantes
externalités ou permettant la fourniture de biens et services collectifs : selon que
ces externalités sont de portée locale ou globale, selon que les biens collectifs à
fournir sont locaux ou globaux, tant l’efficacité dans l’allocation des ressources
à y consacrer que la cohérence des décisions par rapport à leur coût suggèrent la
mise sur pied d’instances de décision proches de ces réalités.
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En considérant dans cette perspective les divers aspects de la vie économique, on
est amené à souhaiter pour chaque catégorie d’activités une autorité ou un ensemble
d’autorités locales différentes correspondant chacune à la dimension optimale
requise. C’est ce qu’un auteur canadien (Breton [1965]) a appelé la « théorie écono-
mique de la constitution optimale ». L’immense multiplicité des institutions qui en
résulteraient est évidemment ingérable; mais l’idée qui l’inspire est une illustration-
limite de l’exercice de la fonction allocative, dans une fédération.
Pour l’exercice de la fonction redistributive, si les critères généralement
admis sont ceux de l’équité et de la solidarité, leur mise en œuvre dans un cadre
fédéral ne fait pas l’unanimité2. Une thèse traditionnellement présentée est celle
selon laquelle un système centralisé, national et uniforme, est souhaitable, sinon
nécessaire. Dans l’alternative, en effet, les différences de régime entraîneraient
des migrations systématiques des régions à régime peu généreux vers celles à
régime plus avantageux, ce qui mettrait en danger le financement du système
dans les premières. La solidarité va donc de pair ici, pour une raison essentielle-
ment migratoire, avec l’uniformité du système dans l’ensemble de la fédération.
Mais cette thèse est très fortement marquée par les caractéristiques des pays
dans lesquels la mobilité géographique potentielle de la population est grande,

1. Telle que formulée pour la première fois dans Musgrave [1959], et reprise dans Musgrave et
Musgrave [1984].
2. Une étude comparative détaillée des régimes de sécurité sociale de plusieurs États fédéraux a
été faite par Cattoir [1998].

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notamment parce que peu entravée par des facteurs culturels tels que linguisti-
ques par exemple (États-Unis, Canada, Australie, Allemagne). Dans les pays où
la mobilité est moins aisée, cet argument perd évidemment son importance, et il
peut alors s’y substituer un autre – allant dans la direction inverse – qui est celui
du respect des différences dans les préférences des citoyens en matière de redis-
tribution. A priori, ces préférences peuvent en effet différer : non seulement entre
individus pris isolément, mais aussi entre collectivités locales auxquelles il serait
demandé de s’exprimer à ce sujet, par vote par exemple1. Si, en bonne démo-
cratie, on invoque ces préférences comme référence première pour fonder la
conception des institutions en cette matière, on ne voit pas a priori pourquoi les
régimes de sécurité sociale ne pourraient différer entre composantes d’une fédé-
ration. Ceci, au même titre que ce qui relève de la fonction allocative traitée
précédemment. Mais les valeurs de solidarité, fondement même du système, ne
sont-elles pas alors abandonnées?
Cette conclusion serait trop rapide. Une réponse négative à la question tient
en effet en deux points : d’une part, et comme on l’a déjà évoqué, l’égalité de
traitement reste d’application à l’intérieur de chaque entité. D’autre part, une
forme différente de solidarité reste possible entre les entités elles-mêmes :
concrètement, par le moyen de transferts publics effectués non pas des individus
vers les individus via un organisme central national, mais bien entre les institu-
tions incarnant les régions (provinces, États ou Länder).
La forme de solidarité s’exprimant (notamment) par de tels transferts entre
institutions me paraît être très caractéristique d’une structure fédérale, dont le
propre est, d’une part, de reconnaître dans des institutions appropriées les diffé-
rences entre communautés, et de fournir, d’autre part, des instruments de coopé-
ration volontaire, animée par la Bundestreue, entre ces institutions. En somme,
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les transferts ici invoqués peuvent être vus comme la forme redistributive de la
Bundestreue.
Restent les fonctions macroéconomique et monétaire. En ce qui concerne la
première, nous ne nous y attarderons guère car bien des composantes de celle-ci –
qui sont en fait de nature microéconomique – sont déjà couvertes par ce qui
précède dans les diverses dimensions des politiques économiques dites régionales.
En ce qui concerne la seconde, elle pose la question de savoir si l’union moné-
taire est une condition nécessaire à l’instauration du fédéralisme (elle n’est sûre-
ment pas suffisante, comme l’illustre le récent avènement de l’euro) – ou encore,
en posant la question sous une autre forme : pourquoi des entités fédérées renon-
cent-elles à la souveraineté monétaire? Quatre types d’arguments ont été
invoqués2 : la charge des coûts de transaction qu’entraîne la diversité des
monnaies; la désirabilité de la stabilité des prix et des taux de change; l’absence
de crédibilité de stratégies monétaires purement nationales quant à ces deux
formes de stabilité; et enfin une inefficacité intrinsèque de ces stratégies dans un
monde interdépendant. Ces arguments voient leur pertinence renforcée avec
l’adoption de l’euro, et la question d’une diversification de la création monétaire
à l’intérieur d’une fédération n’a plus guère d’intérêt autre qu’historique.

1. Tel est le cas en Suisse, qui connaît un des systèmes de sécurité sociale le plus décentralisé
du monde.
2. Et développés à la section 5 de d’Alcantara et Tulkens [1994].

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Henry Tulkens

LES PROCESSUS DE DÉCISION ET LA NATURE


DE LA COOPÉRATION DANS LES INSTITUTIONS FÉDÉRALES

Se cantonner à la stricte comptabilité des avantages et des inconvénients serait


faire preuve d’un économisme trop étroit par rapport à la vraie portée politique
des questions qui inspirent cette session : faut-il plus, ou moins, de fédéralisme
en Europe – ou d’ailleurs à l’intérieur de certains pays comme la Belgique,
l’Espagne, ou le Royaume-Uni? Passons dès lors à un niveau de réflexion plus
large, et plus interdisciplinaire, qui est celui de l’appréciation des processus de
décision collective en cause dans les structures fédérales, confédérales, unitaires,
et autres1.
A priori, les partenaires potentiels d’une fédération se trouvent devoir choisir
entre trois situations possibles : rester indépendants; s’unir en un État centralisé;
former une fédération2.
Le premier cas est celui où chaque entité forme un État indépendant, organi-
sant ses interdépendances avec les autres par les seules voies de l’ordre interna-
tional, qui sont celles du bon voisinage. Dans ce cadre, chaque partenaire est
amené à choisir ses politiques, notamment économiques, en maximisant son
avantage national et en considérant comme donné, et hors de sa portée, ce que
font les autres. Les questions impliquant des interactions entre les États se règlent
alors par accords bi-(ou multi-)latéraux, impliquant l’assentiment de toutes les
parties : la coopération entre partenaires est ici purement volontaire.
Dans le deuxième cas, les entités en cause s’unissent en un pays centralisé et
unitaire, et leurs différences ne trouvent guère d’expression institutionnelle
spécifique. Les questions que soulèvent les interactions entre elles se résolvent
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par vote majoritaire au niveau central. Dès lors, si coopération il y a, celle-ci est
inévitablement forcée pour tout partenaire chaque fois qu’il se trouve être dans
la minorité.
Entre ces deux extrêmes, nous voyons la troisième voie, fédérale, comme
caractérisée par deux traits essentiels. Tout d’abord, par le fait que les différences
entre partenaires y sont reconnues explicitement par des institutions appropriées
(les Länder, les régions, les cantons…), chaque composante gardant ainsi son
identité et ses caractéristiques. Ensuite, par le fait que deux modes alternatifs et
complémentaires de coopération entre partenaires y co-existent et peuvent s’y
développer aussi bien l’un que l’autre, à savoir : la coopération « intégrée »,
d’une part, la coopération « volontaire », d’autre part.
La coopération intégrée est celle en vertu de laquelle est confié au niveau
fédéral ce que les parties acceptent de voir décidé par celui-ci de manière centra-
lisée et donc par vote majoritaire. Elle se pratique donc dans toutes les matières
qui sont désignées comme étant de la compétence fédérale, et, implication essen-
tielle, la sanction qui accompagne les désaccords graves éventuels à ce niveau
est la mise en danger de la fédération elle-même.
La coopération volontaire, au contraire, est celle qui, dans les matières dévo-
lues aux entités fédérées mais pouvant donner lieu à interactions, organise entre

1. On pourrait aussi interroger la philosophie politique, ce que nous ferons brièvement en conclusion.
2. Ou confédération, modalité sur laquelle nous reviendrons plus loin.

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celles-ci des accords librement consentis par elles, et donc fondés sur l’unanimité
des partenaires1. Ici, et contrairement au cas de ce qui relève de la coopération
intégrée, lorsqu’un gain à obtenir ne peut être identifié pour chacun, il reste
possible pour chaque composante de s’en remettre – du fait même de la dévolu-
tion de la compétence au niveau des entités fédérées – à une action indépendante,
non coopérative, qui ne met pas en danger pour autant la fédération2.
Un élément majeur de flexibilité de cette double forme de coopération, assu-
rant aussi la viabilité du système, est qu’une même compétence ou matière puisse
glisser d’un régime de coopération à l’autre3. C’est pourquoi nous nous sommes
abstenu de mentionner, ni au titre d’exemples, ni comme une matière de prin-
cipes, que telle ou telle compétence devrait relever de l’un ou de l’autre régime4.
C’est sans doute une des spécificités du système institutionnel fédéral que de
comporter pour l’exercice de chaque compétence non seulement l’alternative de
décisions autonomes ou de décisions coopératives, mais en plus la possibilité que
ces dernières soient prises soit sur une base volontaire et donc unanime, soit sur
une base intégrée, c’est-à-dire majoritaire.
Par rapport à la situation d’États séparés qui concluraient entre eux des traités,
l’utilisation d’accords de coopération volontaire à l’intérieur d’une structure
fédérale est typiquement plus souple et plus directe; elle permet aussi l’expres-
sion plus ample de loyautés mutuelles, telles que la Bundestreue. Et par rapport
à la coopération forcée de l’État unitaire, la structure fédérale rend possible que
la coopération soit volontaire.
En résumé, le sens d’un processus de fédéralisation, centripète ou centrifuge,
est à rechercher dans la volonté des acteurs de se donner des institutions qui
privilégient, dans les décisions de coopération à prendre entre partenaires, soit
le vote majoritaire – la fédéralisation est alors plutôt centripète –, soit les déci-
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sions prises à l’unanimité – la fédéralisation est dans ce cas plutôt centrifuge.
Ces deux cas se différencient l’un de l’autre surtout par le fait que, dans le
premier, la minorité accepte des décisions collectives qui n’ont pas sa préfé-
rence, sans pour autant remettre l’État en question. Dans le deuxième, l’État
n’est pas non plus remis en question, mais il n’y a pas de minorité qui ait à souf-
frir de ne pas être suivie. Toutefois, la coopération entre composantes de la
fédération n’a lieu que s’il y a unanimité entre celles-ci; en l’absence d’unani-
mité, il y a coexistence de politiques autonomes (parmi lesquelles éventuelle-
ment le statu quo).

1. En Belgique, on les appelle d’ailleurs « accords de coopération ».


2. Ce que nous avons appelé ailleurs la « fall back position ». Le rôle de celle-ci – que dans le
cas de la Belgique je considère comme une protection contre le séparatisme – a été particulièrement
explicité dans Mintz et Tulkens ([2002], p. 469-72).
3. C’est précisément le processus que l’on suit en Belgique depuis 1970, où l’on a vu un grand
nombre de compétences de l’État fédéral (parmi lesquelles les travaux publics, l’enseignement, la
culture, la politique économique régionale, l’agriculture et plus récemment une partie de la fiscalité
et la tutelle sur les pouvoirs locaux) être successivement dévolues aux régions et aux communautés.
Et plus récemment, certaines compétences fiscales qui avaient été dévolues aux régions en 1989 vien-
nent de « remonter au fédéral ».
4. Comme le fait excessivement, à mon avis, une bonne partie de la littérature américaine sur le
« fédéralisme fiscal », à la suite de Oates [1972].

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Henry Tulkens

AU-DELÀ DU FÉDÉRALISME :
FÉDÉRATION VS CONFÉDÉRATION

La distinction qu’on vient de poser entre deux formes de coopération au sein


d’une fédération suggère la relation suivante entre fédération et confédération :
plus importants et nombreux sont les domaines de coopération de type
« intégrée » entre les partenaires, plus près l’on se trouve de la fédération; inver-
sement, plus il est exigé que les matières devant donner lieu à coopération
fassent l’objet de décisions sous forme « volontaire », plus proche on est de la
confédération.
Cette manière de penser fédération et confédération1 n’est apparemment pas
celle des juristes. Pour ceux-ci, la différence fondamentale réside dans le fait
qu’une fédération est un État (et ses composantes ne le sont pas), reposant sur
une constitution, tandis qu’une confédération est composée d’États (ceux-ci
conservant cette qualité dans le cadre de la confédération), qui sont liés entre eux
par un lien de nature contractuelle : le traité.
Cette perspective n’est cependant pas très éloignée de la distinction qui vient
d’être introduite, dès l’instant où l’on réalise qu’une autre différence juridique
essentielle entre fédération et confédération réside dans la procédure de modifi-
cation de l’acte fondateur : la Constitution, fondement de la fédération, peut être
modifiée à la majorité (le plus souvent qualifiée) des membres de l’Assemblée
constituante; il peut donc y avoir minorité, et coopération « forcée » pour celle-
ci. Au contraire, le contrat que constitue le traité fondateur d’une confédération
ne peut être modifié qu’à l’unanimité de ses membres; si défection de l’un ou
l’autre il y a, ce n’est qu’un nouveau traité, éventuellement sans ce(s) membres
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dissidents, qui permet de poursuivre l’œuvre commune envisagée.
De l’avis de la plupart des juristes, l’Union européenne se situe actuellement
« entre » la fédération (en ce que, par exemple, elle exerce à la majorité certaines
compétences que les États membres lui ont complètement dévolues) et la confé-
dération (par exemple, elle n’a pas de Constitution). Comme un certain nombre
de ses décisions requièrent l’unanimité, tandis que d’autres se prennent à la
majorité, et comme les proportions de ces deux catégories de décisions évoluent
dans le temps, on peut préciser, dans l’esprit de la thèse défendue ici, que l’Union
européenne comporte des éléments de chacune de ces deux structures. Y a-t-il
lieu de privilégier l’une par rapport à l’autre? Ni le calcul économique, ni les
distinctions juridiques ne nous donnent des bases suffisantes pour le faire.
La philosophie politique le peut-elle? Voici une réponse offerte par celle-ci,
que nous aimons assez faire nôtre. Elle est issue d’un commentaire2 de La Paix
perpétuelle de Kant, invoquant « une distinction conceptuelle, typiquement
kantienne, entre le bon et le juste » et poursuivant comme suit : « S’il est juste
en effet que les peuples renoncent à leur “liberté sauvage”, c’est-à-dire à leur
crispation sur la souveraineté absolue de leur État national, […] il n’est cepen-
dant pas bon, pour la cause finale de la liberté comme de la paix, qu’ils remettent
toute leur puissance à une autorité supranationale commune que rien, pratique-

1. D’autres développements sur cette distinction, dans la perspective de sa relation avec la notion
d’État, ont été présentés dans Tulkens [2001].
2. Proposé par Ferry et Lacroix [2000], p. 300.

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ment, ne garantirait alors contre les risques de despotisme et d’anarchie. Kant


distingue donc, ici comme ailleurs, le point de vue moral strict (le juste) du point
de vue pragmatique (le bon). »

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BRETON A. [1965], « A Theory of Government Grants », Canadian Journal of Econo-


mics and Political Science 31, mai, p. 175-187.
CATTOIR Ph. [1998], Fédéralisme et solidarité financière. Une étude comparative de six
pays, Bruxelles, Éditions du CRISP.
D’ALCANTARA G. et TULKENS H. [1994], « Économie et fédéralisme », chap. 4 dans
Centre interuniversitaire d’études du fédéralisme (dir.), Manuel du fédéralisme,
Bruxelles, De Boeck-Université.
FERRY J.-M. et LACROIX J. [2000], La pensée politique contemporaine, Bruxelles, Bruy-
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tive économique », p. 467-488, dans Ph. CATTOIR, Ph. DE BRUYKER, H. DUMONT,
H. TULKENS et E. WITTE (dir.), Autonomie, solidarité et coopération : quelques
enjeux du fédéralisme belge au XXIe siècle, Actes du colloque organisé le 7 novembre
2000 à l’initiative du ministre président de la région de Bruxelles-Capitale, Bruxelles,
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MUSGRAVE R. [1959], The Theory of Public Finance, New York, McGraw-Hill.
MUSGRAVE R. et MUSGRAVE P. [1984], Public Finance in Theory and Practice, 4e ed.,
New York, McGraw-Hill.
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TULKENS H. [2001], « On Cooperation in Musgravian Models Of Externalities Within a
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Federation », CORE Discussion Paper n° 2002/6, Center for Operations Research and
Econometrics, Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve. (communication
au colloque Public Finances and Public Policy in the New Millenium tenue au CESifo
à Munich les 12-13 janvier 2001 à l’occasion du 90e anniversaire de Richard Musgrave
et du 10e anniversaire du CESifo. Actes du colloque à paraître en 2003, sous la direction
de S. Cnossen et H.W. Sinn, chez MIT Press).

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