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La revue pédagogique

Un pédagogue anglais au XVIe siècle. Roger Ascham


Gabrielle Coblence

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Coblence Gabrielle. Un pédagogue anglais au XVIe siècle. Roger Ascham. In: La revue pédagogique, tome 39, Juillet-
Décembre 1901. pp. 435-448;

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Un pédagogue anglais

au XVIe siècle

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436 REVUE PÉDAGOGIQUE

procédés, à les comparer entre eux, à choisir ceux qui s’appli¬


quaient le mieux aux circonstances particulières où se trouvaient
élèves et professeurs, au but qu’il fallait atteindre : la pédagogie
des langues vivantes était née.
Or, à l’heure actuelle, où personne ne songe plus à contester
l’utilité d’une science de l’éducation en général, d’une science de
la linguistique en particulier, il est intéressant de jeter un coup
d’œil en arrière, et de voir avec quelle puissance d’intuition,
presque de divination, Ascham a su prévoir les progrès qui
devaient s’accomplir plusieurs siècles après lui; de retrouver en
germe dans son œuvre des idées qui sont aujourd’hui monnaie
courante, voire même des procédés qui sembleraient peut-être
encore à nos contemporains d’ingénieuses innovations, et qui
pourraient fournir d’utiles indications pratiques à nos professeurs
de langues. Mais pour bien se pénétrer du génie d’ Ascham et
de la portée de son œuvre, il est nécessaire de connaître un peu
la vie de l’écrivain et les circonstances dans lesquelles le School¬
master fut composé.
Roger Ascham naquit dans le Yorkshire en 1515. Sa toute
première éducation fut dirigée par un homme de cœur et de
savoir, Sir Humphrey Wingfield, dont il parle à plusieurs
reprises dans ses œuvres, et toujours avec une reconnaissance
émue. « Ce digne homme, nous dit Ascham, s’est toujours plu
à avoir en sa maison beaucoup d’enfants qu’il y instruisait, et
dont j’étais le camarade. »
Les impressions d’enfance ont souvent une influence décisive
sur notre vie tout entière, et ce furent peut-être les conversations
et l’exemple de Sir Humphrey Wingfield qui inspirèrent à son
élève l’amour de l’enseignement. Quoi qu’il en soit, le jeune
Roger, après avoir rapidement et brillamment obtenu ses grades
à l’Université de Cambridge, se trouva à vingt et un ans « lec¬
turer » ou maître de conférences pour l’enseignement du grec à
l’Université où il venait d’achever ses études ; il occupa en outre,
de 1539 à 1541, le poste de « lecturer » pour les mathématiques.
En 1548 Ascham fut nommé professeur de grec de la princesse
Elisabeth; celle-ci fut si enchantée de son précepteur que,
devenue reine d’Angleterre dix ans plus tard, elle lui conserva
ses fonctions, en y joignant celles de secrétaire latin de la reine.
UN PÉDAGOGUE ANGLAIS AU XVD SIÈCLE 437

Elle lui fit même l’honneur de le regretter quand il mourut, et


de déclarer qu’elle « eût mieux aimé perdre dix mille livres que
de le perdre ». Dans la bouche d’Elisabeth, une telle phrase
témoigne d’une bienveillance peu commune envers son protégé.
Elle n’attendit pas, d’ailleurs, que Roger Ascham fût mort
pour rendre justice à son mérite, et souvent elle l’autorisait,
comme fonctionnaire de la cour, à dîner au château de Windsor.
C’est à l’un de ces dîners, où Ascham se trouvait en compagnie
de Sir William Cecil, secrétaire principal de la reine, et de Sir
Thomas Sackville, qu’eut lieu une conversation à laquelle le
Schoolmaster doit sa naissance.
Les convives s’entretenaient d’un incident qui avait eu lieu à
l’institution de Eton peu de jours auparavant. Plusieurs élèves,
menacés de châtiments corporels, s’étaient enfuis de l’école :
« Sur quoi, nous dit Ascham dans la préface de son livre, Mon¬
sieur le Secrétaire saisit cette occasion pour exprimer le désir
que les maîtres d’école missent dans l’usage des corrections
plus de discrétion qu’ils n’ont coutume de le faire communé¬
ment. » — La conversation continua quelque temps sur ce sujet,
les uns défendant, les autres blâmant l’usage des punitions cor¬
porelles. Ascham s’abstint d’abord de donner son opinion, « car
en si bonne compagnie », dit-il avec cette modestie charmante
qui le caractérise, « j’ai coutume de me servir plus volontiers de
mes oreilles que de ma langue. » Pourtant, Sir William Cecil
le priant de faire connaître son avis, Ascham déclara que « les
enfants sont plutôt attirés vers la science par l’affection qu’ils
n’y sont menés par les coups ». ( Sooner allured hy love, than
driven hy beating , to atteyne good learning.)
Le dîner fini, Sir Richard Sackville, qui avait écouté Ascham
avec beaucoup d’intérêt, le prit à part, le félicita de la manière
dont il avait défendu ses idées, idées que Sir Richard partageait
entièrement. R ajouta que lui-même avait eu à se plaindre d’un
précepteur qui, en le maltraitant dans son enfance, lui avait
fait perdre le goût de l’étude, et exprima le désir d’éviter le
même malheur à son petit-fils, Robert Sackville. A cet effet il
pria Ascham de vouloir bien rédiger un petit traité d’éducation
à l’usage des enfants et des jeunes gens : telle fut l’origine du
Schoolmaster.
438 REVUE PÉDAGOGIQUE
Cet ouvrage, cependant, ne devait pas de sitôt voir le jour.
Ascham, d’une santé assez faible, absorbé par de nombreuses
occupations auxquelles vinrent s’ajouter des fatigues et des
maladies qui l’affaiblissaient de plus en plus, mit plusieurs
années à composer son livre. Dans l’intervalle, il avait eu le
grand chagrin de perdre son ami et protecteur Richard Sack-
ville, et la douleur qu’il éprouva retarda encore l’achèvement
d’une œuvre « qu’il ne pouvait regarder que les yeux pleins de
larmes, en se rappelant celui qui lui en avait donné l’idée ». Ce
travail était néanmoins terminé lorsque Ascham mourut en 1568;
mais ce fut deux ans seulement après la mort de l’auteur qu’il
fut imprimé et publié par les soins de sa veuve, Margaret
Ascham.

Qu’est-ce donc que le Schoolmaster ? quelles sont les idées de


Roger Ascham touchant l’éducation, et quels moyens emploie-t-il
pour mettre ces idées en pratique?
The Schoolmaster veux dire en anglais Le Maître d'école , et c’est
sous ce titre que le livre est généralement désigné en français.
Cependant il y est peu question d’écoles ou de classes propre¬
ment dites. Les méthodes proposées, il est vrai, s’appliqueraient
avec la même facilité à l’enseignement collectif, mais Ascham
étudie surtout l’individualité de l’enfant; l’on voit que dans sa
pensée — et ceci s’explique par les circonstances qui l’amenèrent
à écrire cet ouvrage — il est surtout question de d’éducation
privée et des devoirs d’un précepteur. Néanmoins les idées
exprimées par Ascham sont si justes et d’un intérêt si général,
que le titre de son œuvre pourrait plutôt se traduire par L'Insti¬
tuteur, terme qui s’applique également aux deux genres d’ensei¬
gnement, ou à ce que Montaigne appelle V Institution des enfants.
L’ouvrage comprend deux parties. La première, intitulée ;
L’éducation de la jeunesse [The brynging up of youth), comprend
surtout des principes généraux de pédagogie, mais on y trouve
aussi des indications de procédés pratiques pour l’enseignement
en général et l’enseignement du latin en particulier ; cette der¬
nière question est traitée plus à fond, et à un point de vue plus
spécial, dans la seconde partie de l’ouvrage : L’acheminement
rapide vers la langue latine ( The ready way to the Latin tong).
Tout d’abord, l’auteur insiste sur la nécessité d’une bonne
UN PÉDAGOGUE ANGLAIS AU XVIe SIÈCLE 439

éducation, et le soin qu’il convient d’y apporter. Il êst nécessaire,


dit-il, de bien étudier le caractère des enfants, de se rendre
compte de leurs aptitudes, afin de les diriger dans la voie à
laquelle la nature les destine. Mais il faut agir avec discerne¬
ment et ne point porter de jugements précipités. « Si un élève
d’un esprit vif saisit facilement sa leçon, et qu’un autre à l’esprit
lent la saisisse moins promptement, le premier est toujours loué,
l’autre est communément puni ; or, un sage instituteur devrait
plutôt considérer la véritable disposition de leur nature, et non
pas ce que l’un et l’autre peuvent faire maintenant, mais plutôt
ce que l’un et l’autre feront probablement plus tard. » — Il
arrive souvent, en effet, que les intelligences promptes sont en
même temps assez superficielles, que les notions acquises trop
vite sont également vite oubliées, enfin que les « esprits lents »
dont parle Ascham sont, dans beaucoup de cas, ceux qui donnent
à la longue les meilleurs résultats.
Malheureusement il est rare que les maîtres aient assez de
sagesse pour savoir discerner les véritables aptitudes de leurs
éleves; de sorte que plus d’une belle intelligence est gâtée par
suite d’une éducation mal dirigée.
Après avoir exposé le mal et ses résultats, l’auteur en
recherche la cause; il la trouve dans le peu de soin que mettent
en général les parents à choisir pour leurs enfants des précep¬
teurs capables de mener à bien leur tâche délicate. « C’est pitié,
nous dit-il en sa langue imagée, de voir qu’un cavalier sait mieux
reconnaître, à des signes certains, les qualités d’un poulain qui
sera un jour excellent à porter la selle, que les maîtres ne savent
reconnaître les signes d’une bonne disposition pour l’étude chez
un enfant...; de voir que certains hommes, et non des moins
sages, s’appliquent plutôt à découvrir un habile homme pour
prendre soin de leurs chevaux qu’un habile homme pour prendre
soin de leurs enfants. Au premier, en effet, ils donneront volon¬
tiers un salaire de 200 couronnes par an, et c’est à regret qu’ils
offrent à l’autre 200 schellings. Dieu, du haut des cieux, se rit
de leur choix, ét récompense leur libéralité comme il convient,
car il leur fait avoir des chevaux dociles et bien dressés, mais des
enfants sauvages et misérables ; et c’est pourquoi en fin de compte
ils tirent plus de plaisir de leurs chevaux que de leurs enfants. »
440 REVUE PÉDAGOGIQUE
Mal choisis', mal payés, les instituteurs que critique Ascham
n’obtiennent généralement de leurs élèves que de mauvais résul¬
tats ; trop ignorants de la science de l’éducation pour attribuer
la cause de cet échec à leur propre incapacité, ils font expier à
l’enfant la faute dont ils sont seuls coupables, et « alors que le
maître lui-même devrait être puni pour sa folie, néanmoins il bat
son élève selon son bon plaisir, encore qu’il n’ait nulle raison de
le faire, et que l’élève n’ait commis aucune faute ».
Ascham voit donc dans les mauvais traitements et l’excès de
sévérité une des principales causes d’insuccès en matière d’édu¬
cation. Les mauvais traitements rebutent l’enfant et l’éloignent
de l’étude, car tout ce qui est pour lui une cause de larmes est
bientôt pris en haine. « Battez un enfant parce qu’il danse mal,
et caressez-le quoiqu’il étudie mal, vous le verrez peu disposé
à aller danser et heureux d’aller trouver son livre. »
Et à l’appui de son dire, il cite une anecdote empruntée à la
vie de l’infortunée Lady Jane Grey. Allant un jour la voir, alors
qu’elle était encore une toute jeune fille, Ascham la trouva occupée
à lire Platon dans le texte grec. Comme l’auteur du Schoolmaster
s’étonnait à juste titre de la voir préférer aux divertissements de
la campagne une occupation aussi sérieuse : « Je vais vous en dire
la raison, répondit-elle, et vous faire connaître une vérité qui
peut-être vous surprendra grandement. Un des plus grands bien¬
faits que jamais Dieu m’ait octroyés est de m’avoir donné des
parents si durs et sévères, et un si aimable instituteur. Car,
lorsque je suis en présence de mon père ou de ma mère, soit que
je parle, que je garde le silence, que je sois assise ou debout, ou
que je marche, mange ou boive, que je sois triste ou gaie, que je
cause, joue ou danse, ou fasse quoi que ce soit, il me faut le faire
avec poids, mesure, et nombre, tout aussi parfaitement que Dieu
fît le monde. Faute de quoi je suis si sévèrement tancée, si cruel¬
lement menacée, voire même exposée à des coups, soufflets et
pinçons... que je me crois en enfer jusqu’à ce que vienne l’heure
de me rendre chez M. Elmer1, lequel m’instruit si doucement,
si agréablement, et me rend la science si attrayante [with such

promoteurs
1. Probablement
de la religion
l’archevêque
réformée
Aylmer
en Angleterre.
(1521-1594), un des plus ardents
UN PÉDAGOGUE ANGLAIS AU XV Ie SIÈCLE 441

fair allurements to learning ), que le temps me semble fuir tandis


que je suis avec lui. Et quand je dois m’éloigner de lui, je me
mets à pleurer, parce que tout ce que je fais en dehors de
l’étude est pour moi plein de chagrins, de soucis et de craintes,
Et c’est pourquoi mon livre est tout mon plaisir, et me cause
chaque jour un plaisir plus grand, auprès duquel en vérité tous
les autres ne me sont que bagatelles et soucis. »
Ayant déterminé les causes du mal, Ascham s’applique à y
chercher des remèdes. Il suffît, pour obtenir de meilleurs résul¬
tats, d’employer un système d’éducation directement opposé à
celui qui est d’ordinaire en usage.
Et d’abord, quelles sont les qualités qui constituent un esprit
bien doué, apte à recevoir et à donner l’instruction? Ces qua¬
lités, que l’auteur nous énumère en s’appuyant sur l’autorité de
Socrate, « le meilleur professeur et l’homme le plus sage que
l’histoire nous fasse connaître », sont au nombre de sept.
La première est d’ordre purement physique, et se rapporte
plutôt au professeur qu’à l’élève. Pour pouvoir mettre à profit la
science acquise, il faut avoir une bonne santé, un visage agréable
et une stature qui « donne du crédit à la science et de l’autorité à
la personne », une voix qui « ne soit point faible, basse, flûtée,
efféminée; mais bien distincte, sonore et virile ». Et Ascham
déplore que les pères ne consentent à faire suivre la carrière de
l’enseignement à leur fils que quand celui-ci se trouve être dis¬
gracié de la nature et inapte à remplir aucune autre fonction. A
une époque où l’on comprenait si peu la grandeur du rôle de
l’éducateur, il est consolant de lire ces paroles d’un esprit tout
moderne : « Comment un homme bien fait et doué peut-il mieux
s’employer qu’à bien exercer le don le plus grand que nous fasse
Dieu, je veux dire : le savoir? »
La seconde qualité est la mémoire, don naturel, mais qui se
développe et se perfectionne par l’exercice. « On la reconnaît
chez l’enfant, dit Ascham, à trois signes : elle doit être prompte à
recevoir, sûre à garder, et apte à reproduire. »
Enfin les cinq dernières qualités ont trait aux goûts et aux
dispositions spéciales de l’élève. Il doit : aimer la science;
aimer le travail; aimer à écouter; aimer à questionner; et enfin,
aimer à recevoir des éloges pour prix de ses efforts. « Et ces
442 REVUE PÉDAGOGIQUE
cinq derniers points, ajoute l’auteur, l’instituteur les obtiendra-
t-il plutôt chez l’enfant, en le battant rudement, ou en le menant
avec douceur? vous qui êtes sages, jugez-en. » ( Which five poyntes,
whether a Scholniaster shall worke soner in a child'e, by fearefull
beating or by curtese handling , you that be wise , iudge .)
Et s’inspirant à la fois de ce qui précède et de ses propres
théories, considérant le but à atteindre, les qualités à développer
chez l’enfant, et puisant dans son solide bon sens, dans son expé¬
rience du professorat, et surtout dans son cœur bon et tendre,
dans son grand amour pour l’enfance, dans sa nature charmante,
faite de douceur, de grâce et de bonne humeur, Ascham examine
quelle doit être l’attitude du maître vis-à-vis de son élève; com¬
ment il peut, selon l’expression presque intraduisible de l’auteur,
« allure the child to learning », attirer l’enfant à la science
comme avec un appât, ce que Montaigne appelle « le convier
aux lettres ». Ce sont des recommandations sans fin, répétées
avec une insistance touchante, sur la nécessité de la douceur dans
l’éducation. Les mots « douceur », « gaîté », reviennent à chaque
instant sous sa plume. « Je sais par bonne expérience que l’en¬
fant tirera plus de profit de deux fautes dont on l’avise avec dou¬
ceur, que de quatre choses bien faites du premier coup. » —
« Enseignez à l’enfant avec bonne humeur et simplicité. » —
« Que si votre élève manque parfois à bien saisir les règles que
je viens d’énumérer, ne vous hâtez point de le gronder, ce qui
émousserait son esprit et découragerait son assiduité, mais
reprenez-le doucement, ce qui le rendra à la fois désireux de
s’amender, et heureux de progresser dans l’amour et l’espoir de
la science. » — Son vif désir de, voir ses conseils suivis par tous
les précepteurs, joint à sa modestie naturelle dont nous avons
déjà vu un exemple, fait qu’il ne croit pas la seule autorité de
ses assertions assez forte pour obtenir le résultat qu’il désire; il
sent le besoin d’invoquer cette parole de Socrate, dont il donne
en même temps le texte et la traduction : « Et c’est pourquoi,
mon cher ami, n’instruisez point vos enfants dans la science par
la force et la crainte, mais par le jeu et le plaisir. » — Il serait
trop long d’énumérer les phrases de ce genre que nous retrou¬
vons à chaque ligne. On sent que c’était chez Roger Ascham une
pensée dominante, qu’il se considérait ici comme chargé d’une
UN PÉDAGOGIE ANGLAIS AU XVI0 SIÈCLE 443

mission de paix et de douceur, et il semble qu’on le voie écrire


ces lignes, la figure éclairée d’un bon sourire à la pensée des
petits êtres qu’il voulait sauver des brutales sévérités alors cou¬
ramment en usage.
Quelques années plus tard, notre Montaigne qui, comme nous
le verrons par la suite, est parfois en désaccord avec Ascham
sur des questions techniques d’enseignement, mais dont les
idées générales sur l’éducation morale concordent fort bien avec
celles du pédagogue anglais, écrivait ces lignes :
« Au demeurant, cette institution [des enfants] se doibt con¬
duire par une severe doulceur, non comme il se faict : au lieu de
convier les enfants aux lettres, on ne leur présente, à la vérité,
que horreur et cruauté. Ostez-moi la violence et la force : il n’est
rien, à mon advis, qui abastardise et estourdisse si fort une
nature bien nee.... Mais entre aultres choses, cette police de la
plus part de nos colleges m’a tousjours despieu : on eust failly ,
à l’adventure, moins dommageablement, s’inclinant vers l’indul¬
gence. C’est une vraye geaule de ieunesse captive : on la rend
desbauchee, l’en punissant avant qu’elle le soit. Arrivez-y sur le
poinct de leur office; vous n’oyez que cris, et d’enfants suppli¬
ciés, et de maistres enyvrez en leur cholere. Quelle manière
pour esveiller l’appetit envers leur leçon, à ces tendres âmes et
craintifves, de les y guider d’une trongne effroyable; les mains
armees de fouets ! »
Il y a un siècle à peine que les châtiments corporels ont dis¬
paru de nos établissements d’instruction. Dans les écoles anglaises,
ils existent encore, tout au moins en principe; et il y a plus de
quatre cents ans que Ascham et Montaigne, se fondant sur
l’autorité de Socrate et de Quintillien, proscrivaient ce mode
barbare d’éducation! Tant il est vrai que les idées les plus justes,
les plus saines, émises par des hommes de savoir et d’expérience,
ont mille peines à triompher de l’Ignorance et de l’esprit de rou¬
tine, tant il est difficile à la minorité intellectuelle de l’emporter
sur l’instinct brutal de la masse.
Nous venons de voir Ascham d’accord avec Montaigne sur un
.point très important. Il y a néanmoins entre ces deux auteurs
certaines divergences dont on peut à bon droit s’étonner. C’est
ainsi qu’à propos de la coutume qui consistait à envoyer les
444 REVUE PÉDAGOGIQUE
jeunes gentilshommes anglais achever leur éducation sur le
continent et particulièrement en Italie, Ascham ne conseille pas
aux adolescents, comme le fait Montaigne, d’aller « frotter et
limer leur cervelle contre celle d’aultruy ». Il craint la corruption
des mœurs, plus facile en voyage, et les enchantements de
F Italie, qu’il compare à ceux de la magicienne Gircé. N’estdl
pas singulier de voir, à cette époque reculée, ces deux écrivains
tellement en désaccord avec l’esprit de leur pays que les rôles
ici semblent être intervertis? Les Anglais cependant, fidèles à
leur caractère aventureux, obéissant à ce besoin d’expansion qui
les incite à sortir des limites étroites de leur île, nous ont donné
depuis longtemps l’exemple des voyages à l’étranger; tandis qu’il
y a bien peu de temps que l’on a commencé chez nous à en com¬
prendre l’utilité, que l’on a organisé cette correspondance inter¬
scolaire et ces échanges d’enfants, si utiles à nos jeunes compa¬
triotes.
Ce mouvement, il est vrai, correspond à un besoin de notre
temps, et le xvF siècle, en Angleterre comme en France, pouvait
plus aisément s’en dispenser. A une époque d’érudition, de
savantes recherches, où la science de l’antiquité était la base
indispensable de toute instruction solide, on ne saurait s’étonner
de voir un éducateur comme Ascham donner à la langue latine
une part prépondérante dans son programme d’études.
Le deuxième livre du Schoolmaster : The ready way to the Latin
tong , est entièrement consacré à ce sujet, qui avait déjà été
effleuré dans le premier livre, mais que l’auteur reprend en le
développant avec force détails. Il a déjà fait justice d’un procédé
alors assez répandu, et que Montaigne, du reste, recommande;
ce procédé consistait à faire parler latin aux enfants pendant les
repas, les récréations, et à toute heure en dehors des classes.
C’est une excellente méthode pour l’acquisition des langues
vivantes, mais peu applicable, en effet, à l’étude des langues
mortes. Ascham raisonne là-dessus d’une façon très sensée, et
peut-être même, de nos jours, y aurait-il lieu de tirer parti de
ses conseils en les appliquant à l’enseignement des langues
modernes. Il y a aujourd’hui une réaction très marquée et
très heureuse contre la routine des anciennes méthodes, mais
peut-être avons-nous dépassé la mesure. Après avoir enseigné la
UN PÉDAGOGUE ANGLAIS AU XVIe SIÈCLE 445

théorie des langues à l’exclusion de la pratique, nous en sommes


venus, dans certains cas, à faire un peu trop fi de l’étude rai¬
sonnée d’une langue étrangère; à nous fier uniquement à l’en¬
seignement oral, fort bon avec de tout jeunes enfants, mais qui,
employé seul, nous prive d’une ressource précieuse avec les
élèves plus âgés, chez qui les organes et la mémoire sont moins
souples, mais chez qui nous trouvons, en revanche, des notions
acquises, et une faculté de raisonnement supérieure : deux puis¬
sants auxiliaires dont nous n’avons nulle raison de nous priver.
Aux professeurs qui seraient disposés à tomber dans cette erreur,
ne pourrait-on faire lire avec fruit ces paroles de Ascham :
« Néanmoins tous les hommes désirent que leurs enfants
parlent cette langue, et c’est ce que je désire très vivement
aussi. Nous avons même but, nos désirs sont d’accord, nous sou¬
haitons même fin; mais nous différons quelque peu dans l’ordre
et la voie à suivre pour arriver à cette fin. Ceux-ci veulent qu’ils
parlent pour parler, le maître n’a cure de ce qu’ils disent et
l’écolier ne le sait. C’est là paraître et non pas être, ou du
moins c’est être hardi sans retenue, téméraire sans talent, plein
de mots sans esprit. Je voudrais les voir parler de telle sorte
qu’il puisse apparaître que chez eux le cerveau gouverne la
langue, et que la raison guide la parole. »
Les langues doivent donc, selon Ascham, s’apprendre d’une
façon raisonnée et donner lieu à des explications théoriques ;
maisderniers
ces les exercices
il convient
pratiques
de noter
ne une
sont
méthode
nullement
de traduction
exclus : parmi
dont

Ascham est l’inventeur et qui, actuellement, a été reprise et


employée avec succès : c’est le système des « doubles traduc¬
tions », que l’auteur explique comme suit ;
« Après que l’enfant a appris les trois concordances *, comme
je l’ai dit plus haut, le maître lui lira les épîtres de Cicéron,
recueillies et choisies par Sturmius et mises à la portée des
enfants. D’abord il expliquera à l’enfant, gaiement et simplement,
le sujet et la matière de la lettre, puis il la traduira en anglais,
en sorte que l’enfant puisse aisément en saisir le sens} enfin il

2° liduAscliam
nom avec
veutle parler
verbe; des
3° du
règles
relatif
d’accord
avec l’antécédent.
: 1° du nom avec l’adjectif;
446 REVUE PÉDAGOGIQUE
en fera l’explication grammaticale. Ceci fait, l’enfant devra à
son tour la traduire et l’analyser à nouveau afin qu’il ne garde
aucun doute sur ce que son maître lui aura enseigné1. Après
quoi l’enfant prendra un cahier de papier, et installé en quelque
lieu où personne ne puisse lui aider, qu’il traduise lui-même en
anglais sa première leçon. Montrant alors cette tâche à son
maître, celui-ci IuL prendra son livre latin, et après une heure
au moins écoulée, l’enfant devra remettre en latin sur un autre
cahier ce que lui-même avait écrit en anglais. Quand l’enfant
rapportera sa traduction latine, le maître la comparera avec le
texte de Cicéron, et rapprochera les deux textes; et où l’enfant
aura bien fait, soit dans le choix ou dans la place des mots de
Cicéron, que le maître le loue et lui dise : (( Ici vous avez bien
fait ». Car, je vous l’assure, il n’est pas de meilleure pierre pour
aiguiser un bon esprit et l’encourager à l’étude, que n’est la
louange. »
Cette méthode, connue de nos jours avec quelques variantes
sous le nom de « thème d’imitation », est encore perfectionnée par
Ascham, ou du moins il en propose une nouvelle application qui
comporte pour l’élève une difficulté de plus :
« Choisissez quelque passage de Cicéron, à votre discrétion,
que votre élève ne sache où trouver, et traduisez-le vous-même
en anglais usuel, et puis donnez-le-lui à retraduire en latin....
Là, son esprit aura de nouveau à travailler, vous éprouverez
son jugement dans le choix des expressions, sa mémoire sera
mieux exercée... et c’est par là qu’apparaîtra clairement le pro¬
fit qu’il aura tiré de ses études. »
Le thème, et en particulier le thème d’imitation ou d’adapta¬
tion, est en effet pour le professeur un sûr moyen de contrôle
des notions acquises. De cç procédé, Ascham passe facilement
au thème proprement dit : « Ecrivez en anglais quelque lettre,
soi-disant écrite par lui à son père, ou à quelque autre ami, de
façon naturelle et selon la disposition de l’enfant; ou bien un
conte, une fable, ou un récit d’un genre simple... et qu’il le
retraduise en latin. Mais vous devrez apporter assez de discré-

mettre
veoir
1. Cf.
s’il
enMontaigne
l’a
cent
encores
visages,
: bien
« Que
et prins
accommoder
ce et
qu’il
bienviendra
faict
à autant
sien.
d’apprendre,
de» divers il
subiects,
le lui fasce
pour
UN PÉDAGOGUE ANGLAIS AU XVIe SIÈCLE 447

tion dans le choix de cet exercice, pour qu’il ne s’écarte pas,


par les mots ou les phrases, des limites des connaissances que
l’élève possède déjà. »
Ces connaissances préalables, comment les a-t-il acquises?
Nous venons de voir que Roger Ascham ne proscrit pas l’ensei¬
gnement de la grammaire. Mais cet enseignement sera-t-il donné
d’une façon sèche et aride ? Fera-t-on apprendre par cœur à
l’élève une longue liste de règles abstraites ? Penser ainsi serait
méconnaître l’esprit de la méthode proposée par Ascham. En
laissant une part assez grande à l’initiative de l’enfant, en intro¬
duisant dans cette étude un élément de vie et de gaîté , il réussit
à présenter d’une façon attrayante une branche de l’enseigne¬
ment qui, aujourd’hui encore, est trop souvent pour les élèves
un sujet d’ennui, une corvée désagréable. Si les partisans d’une
méthode purement pratique peuvent lire avec pi*ofit les conseils
de Ascham, ceux qui bornent l’enseignement de la grammaire à
une nomenclature de faits et de règles, parsemée de quelques
exemples sous la forme dephrases banales, feront bien de médi¬
ter le passage suivant :
« Quand le maître comparera le livre de Cicéron avec la tra¬
duction de son élève, qu’il amène celui-ci à rapprocher les règles
de son livre de grammaire des exemples contenus dans sa pré¬
sente leçon, jusqu’à ce que l’écolier soit à même de découvrir
en sa grammaire chaque règle correspondant à chaque exemple;
ensorte que le livre de grammaire soit toujours en la main de
l’élève, et qu’il s’en serve ainsi que d’un dictionnaire pour les
besoins du moment. Ceci est une manière enjouée et parfaite
d’enseigner les règles, tandis que la manière communément en
usage dans nos écoles, qui est de lire la grammaire seule et par
elle-même, est ennuyeuse pour le maître, pénible pour l’élève,
froide et sans charme pour tous deux. »
Ascham passe ensuite en revue les divers auteurs latins, indi¬
quant les qualités particulières du style de chacun, et examinant
jusqu’à quel point ils peuvent servir à ces exercices d’imitation
qui sont pour lui la base d’une bonne méthode. Cette recherche
lui suggère une nouvelle idée: « En parcourant tant de livres
divers en vue de ces imitations, il me vint en l’esprit qu’un
livre très utile pourrait être composé de imitatione, d’une autre
448 REVUE PÉDAGOGIQUE
sorte que ce qui a jusqu’ici été tenté en cette matière; contenant
un petit nombre de règles fixes auxquelles s’appliqueraient
nombre d’exemples recueillis parmi les auteurs les plus choisis
dans les deux langues.... Composer Un tel ouvrage serait plus
agréable que difficile; il serait d’un grand profit à tous ceux qui
le liraient, et vaudrait de grands éloges et des remerciements
bien mérités à qui voudrait l’entreprendre. »
Ne voit-on pas là en germe ces livres de « morceaux choisis »
annotés, d’un usage si commun aujourd’hui dans nos classes?
L’ouvrage dont Ascham esquisse le projet est même un livre de
« morceaux choisis » d’un genre particulier, destiné à servir de
complément au livre de grammaire, et qui, je crois, n’existe pas
encore parmi nos manuels de langues vivantes. Ascham a donc
ici, non seulement prévu, mais dépassé le progrès moderne.
Enseignement varié, attrayant, où se combinent et s’harmoni¬
sent dans une juste proportion la théorie et la pratique; ensei¬
gnement plein de vie, de bonhomie, de douceur : tel est le
caractère de la méthode indiquée dans le Schoolmaster. Ce petit
livre en est à la fois un exposé et une application, car il est d’une
lecture facile, attrayante, « alluring » comme son enseignement
lui-même. On le lit en souriant, on le quitte à regret, un peu
comme on quitte un ami; et c’est en effet un ami qui vient de
vous parler, un ami au cœur très large, qui vous veut du bien
et qui veut que vous en fassiez à d’autres. Lecture saine et
réconfortante, qui fait naître quelques bonnes idées en notre
intelligence, quelques bons sentiments en notre cœur.
Et c’est pourquoi Ascham sera toujours sympathique, pour¬
quoi son petit livre n’a pas vieilli et sera d’un intérêt toujours
actuel. Qu’on le lise en curieux ou en disciple, qu’on y cherche
une relique du passé qui est en même temps une prophétie du
présent, de l’avenir peut-être, ou qu’on y étudie d’utiles procédés
pour nos classes de langues, toujours Ascham aura droit de
Uotre part à tous, élèves, étudiants ou professeurs, à la même
attention, à la même reconnaissance.
Gabrielle Coblence,
Professeur agrégée de l’Université.

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