La Politique Antijuive de Vichy en Afrique Occidentale Francaise PDF

LA POLITIQUE ANTIJUIVE DE VICHY EN AFRIQUE OCCIDENTALE
FRANÇAISE
Ruth Ginio
Les Belles lettres | Archives Juives
2003/1 - Vol. 36
pages 109 à 118
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Ginio Ruth, « La politique antijuive de Vichy en Afrique occidentale française »,
Archives Juives, 2003/1 Vol. 36, p. 109-118.
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La politique antijuive de Vichy
en Afrique occidentale française *
—
RUTH GINIO
L e régime de Vichy a exercé son ral résidant à Dakar. Les Juifs y repré-
autorité sur l’Afrique occidentale fran- sentaient une communauté très margi-
çaise de juin 1940 à juillet 1943, date nale, dans une région dont le rôle dans
du départ du gouverneur général qui la seconde guerre mondiale a été lui-
l’y représentait, Pierre Boisson. même marginal. L’attitude de l’admi-
L’AOF était une fédération de sept nistration vichyste n’en est que plus
entités territoriales : les colonies du révélatrice.
Sénégal, de Côte d’Ivoire, du Niger, En effet, contrairement aux grandes
du Dahomey, du Soudan français, de communautés juives de France et
Guinée et de Mauritanie, auxquelles d’Afrique du Nord 1, l’AOF ne compte
s’ajoutaient le Togo, territoire sous alors qu’environ 110 Juifs, commer-
tutelle française. D’une superficie de çants pour l’essentiel 2 , dont 14
4 700 000 km2, sa population dépassait enfants ; la plupart, d’origine nord-
les 15 millions d’habitants. Établie africaine, possèdent la nationalité
officiellement en 1895, elle était placée française. Il n’existait aucune struc-
sous l’autorité d’un gouverneur géné- ture communautaire.
Répartition des Juifs enregistrés en AOF selon leur pays d’origine

(Source : Archives nationales du Sénégal, 2D/6(14), 2 octobre 1942)
Pays d’origine Hommes Femmes Enfants Total
France 32 26 8 66
Maroc 5 4 2 11
Angleterre 1 - - 1
Syrie-Liban 2 - - 2
Pologne 4 2 - 6
Hongrie - 1 1 2
Grèce 3 - - 3
Allemagne 4 2 1 7
Pays-Bas 1 1 2 4
Suisse - 1 - 1
Tunisie 1 - - 1
Sans nationalité 5 1 - 6
Total 58 38 14 110
La politique antijuive de Vichy en Afrique occidentale française – 109

Quel sort fut réservé par Vichy aux Pierre Boisson, gouverneur général
Juifs de l’AOF ? Quelle pouvait être de l’Afrique équatoriale française
l’intérêt du régime vichyste à appliquer (AEF), s’était déclaré fidèle au
les lois d’exclusion à une population Maréchal. Á titre de récompense, il est
aussi insignifiante ? En quoi l’éloigne- transféré à Dakar et nommé gouver-
ment de cette région de l’Empire neur général de l’AOF, que Vichy
demeurée sous l’autorité de l’État considère comme plus importante du
Français en 1940 a-t-il influé sur leur point de vue stratégique, essentielle-
mise en œuvre 3 ? Nous nous sommes ment en raison du port de Dakar.
appuyés pour le découvrir sur les Tandis que l’AEF passe, elle, à la
archives de l’AOF, conservées aux France Libre 6, Vichy presse Boisson
Archives nationales du Sénégal, à de préserver l’AOF des « convoitises »
Dakar 4. des Anglais et de leurs alliés gaul-
listes, ce qu’il fait avec succès en
Le gouverneur Pierre Boisson et repoussant leur attaque conjointe du
la propagande pétainiste en AOF 23 au 25 septembre 1940 7. Quant aux
Rappelons que l’armistice franco- Allemands, il parvint effectivement à
allemand de juin 1940 laisse l’Empire les tenir éloignés de l’AOF, pour
sous l’autorité française, à condition préserver son autonomie et de
que ses territoires restent neutres et crainte que la venue de visiteurs alle-
que soient réduites les forces armées mands ne suscite des troubles parmi
françaises qui y sont stationnées. Pour les indigènes 8.
Pétain, c’est là un atout considérable ; L’administration coloniale a pour
après avoir perdu les deux tiers du mission de diffuser l’idéologie pétai-
territoire métropolitain, il conserve niste, tant auprès des « masses indi-
avec l’Empire un territoire énorme, gènes » qu’auprès des élites africaines,
des ressources qui lui restituent un détenteurs de la nationalité française ou
peu du prestige perdu avec la défaite. « évolués 9 », par tous les canaux pos-
Dans son discours du 6 septembre sibles. Mais comment expliquer aux
1940, le Maréchal adresse un appel populations des colonies le fait même
vibrant à la fidélité de l’Empire envers de la défaite et de l’occupation d’une
la mère-patrie et sa personne : « La partie de la France métropolitaine par
France a perdu la guerre. […] Mais une puissance étrangère européenne ?
son unité, une unité forgée par mille Une autre difficulté tient au contexte
ans d’efforts et de sacrifices, doit res- africain, au niveau relativement bas de
ter intacte. Le premier devoir est l’alphabétisation et au petit nombre de
aujourd’hui d’obéir. Le second est postes de radio disponibles dans les
d’aider le Gouvernement dans sa foyers indigènes. L’administration
tâche, de l’aider sans arrière-pensée, coloniale tenta de résoudre cette diffi-
sans réticence. À la voix de la patrie, culté en installant des postes mobiles
l’Empire, ce plus beau fleuron de la au centre des agglomérations et en fai-
couronne française, saura répondre : sant projeter des films jusque dans les
Présent ! 5 ». villages éloignés 10.
110 – Mélanges
Cependant, aucune propagande tion des textes ; par exemple, il leur
antijuive n’est diffusée ; le film Le Juif explique comment remplir les formu-
Süss, par exemple, est interdit de pro- laires de déclaration pour le recense-
jection en AOF 11. Deux raisons à cela, ment des Juifs de la Fédération, en leur
semble-t-il : il y a si peu de Juifs en enjoignant de vérifier soigneusement
AOF qu’il est inutile de dresser la ces déclarations pour éviter qu’il n’ait
population contre des gens dont elle à les leur renvoyer. Il les avertit égale-
ignore jusqu’à l’existence, et surtout ment, au vu du peu d’empressement
l’administration craint que les mis par les Juifs de zone libre à se
Africains, incapables de distinguer déclarer, de rappeler aux Juifs d’AOF
entre plusieurs catégories de « Blancs », les sanctions graves auxquelles ils
ne prennent en aversion les Blancs en s’exposent en cas de défaut 16.
général 12. Les correspondances révèlent par-
fois un certain scepticisme ; on lit ainsi
L’application des lois antijuives dans un document exposant l’« esprit »
en AOF dans lequel il faut appliquer ces lois :
Cela dit, la législation vichyste, y « À première vue et jusqu’à présent, il
compris les lois antijuives, doit s’appli- ne semble pas que les territoires rele-
quer dans tout l’Empire. L’Afrique du vant du Haut Commissariat de
Nord est le territoire le plus concerné l’Afrique Française aient été sérieuse-
13, mais les quelques Juifs d’AOF ne ment contaminés du fait d’une ingé-
sont pas épargnés. rence juive. Actuellement, en effet,
De fait, la législation antijuive est sauf dans un cas particulier (en Guinée
publiée en AOF, quoique avec un cer- française), l’influence juive nous paraît
tain retard. Le premier statut, promul- de portée très restreinte. Mais il se
gué en France le 18 octobre 1940, l’est pourrait que l’avenir nous réserve à ce
en AOF le 8 novembre 14 ; le second sujet quelques constatations inatten-
statut de juin 1941 l’est seulement le 17 dues 17. »
novembre 1941 en AOF, en même
temps qu’un décret du même jour qui Le cas Léon Geismar
allonge la liste des professions inter- Recensés donc en application du
dites. De la correspondance entre second Statut des Juifs, les Juifs
Boisson et le commissariat général aux d’AOF sont concernés, dès le premier,
Questions juives (CGQG), il ressort par les mesures de licenciements
que le gouverneur général n’est pas lorsqu’ils exercent des professions
vraiment enthousiasmé par ces lois et désormais interdites. Le cas le mieux
que, chaque fois que les mesures qui connu est celui, très particulier, d’un
en découlent lui paraissent imprécises, haut fonctionnaire, Léon Geismar,
il préfère attendre des éclaircissements gouverneur et secrétaire général, le Juif
avant de les mettre en œuvre 15. Mais, le plus haut placé dans la hiérarchie
une fois ces éclaircissements obtenus, administrative de l’AOF. Boisson lui
Boisson engage les gouverneurs des propose en compensation le poste de
territoires à veiller à la stricte applica- trésorier de la Côte d’Ivoire. Nous

connaissons cet épisode par les principe consistant à limoger des fonc-
mémoires d’Armand Annet 18 : il est tionnaires au seul motif qu’ils sont
alors convoqué par Boisson, qui lui juifs ; ils cherchent seulement à venir
annonce que, Geismar devant résilier en aide à un collègue juif dans un cas
ses fonctions dans un délai d’un mois particulier. Annet n’éprouve aucune
pour cause d’appartenance à la race gêne d’avoir accepté le poste de
juive, c’est lui, Annet, qui sera nommé Geismar, et il suffit que celui-ci ne lui
à son poste. Le lendemain, il se rend en veuille pas personnellement pour
pour se mettre au courant dans le apaiser sa conscience.
bureau de Geismar, lequel, selon lui, Un degré de plus dans l’antisémi-
comprend qu’il n’est pour rien dans tisme est franchi par un couple de
son licenciement et même qu’il le Français de Dakar dans une lettre
désapprouve. En fait, explique-t-il interceptée par la censure postale 19.
plus loin, il n’a rien contre l’idée Les auteurs rapportent « une petite
même du licenciement des Juifs, mais, histoire juive », à la fois « attrayante »
déplore celui de Geismar qui, à ses et « instructive ». Critiquant durement
yeux, ne mérite pas personnellement la mutation de Geismar à un poste
d’être ansi traité : « Bien qu’alsacien, subalterne en lieu et place d’un limo-
incorporé de ce fait dans les troupes geage définitif, ils font montre d’un
allemandes en 1914, Geismar était antisémitisme virulent : « Il y avait une
venu prendre du service dans l’armée fois deux juifs, tous les deux habitants
française. La loi raciale qui le touchait de Dakar, depuis assez longtemps.
était donc encore plus particulièrement L’un était secrétaire général du
injuste en ce qui le concernait. Aussi Gouvernement Général de l’Afrique
lui cherchait-on une sorte de compen- Occidentale Française, l’autre était
sation et il était question de la trésore- employé à la Compagnie de Navigation
rie de la Côte d’Ivoire.» Un peu plus Paquet et aussi Commissaire régional
tard, devant occuper le poste de gou- des Éclaireurs de France. Une révolu-
verneur général à Madagascar, Annet tion nationale survenant dans un pays
se rend à Vichy pour y recevoir sa qui se nomme la France et se présen-
nomination officielle des mains du tant comme un mouvement destiné à
ministre des Colonies, l’amiral Platon ; réparer les sottises du passé, et particu-
il saisit l’occasion pour l’entretenir du lièrement celles que l’on devait aux
cas de Geismar et de l’urgence de le juifs, on envisage dans la colonie fran-
nommer en Côte d’Ivoire. Platon lui çaise les moyens de se mettre au goût
aurait promis de faire de son mieux, du jour, mais cela avec un gentil petit
reconnaissant « que c’est un cas des esprit d’autrefois et passablement
plus pénible qui soient ». franc-maçon. Le premier, ne pouvant
Il ressort de cette affaire que des plus être secrétaire général, mais étant
hauts fonctionnaires coloniaux comme cependant un gros ponte, fut, après
Boisson ou Annet ne sont pas hostiles avoir été chassé avec quelque bruit,
aux lois antijuives en elles-mêmes, pour que le bon public idiot ou naïf se
qu’ils ne condamnent nullement le contente, nommé Trésorier général de
112 – Mélanges
la colonie […]. Les loups, dit-on, ne banque, elle devait chercher à rempla-
se mangent jamais entre eux ! » cer Simon en temps utile 21.
Difficile de savoir dans quelle mesure Une abondante correspondance
cette lettre est représentative de l’opi- traite d’un autre personnage, Simon
nion publique française à Dakar, la Hassid, avocat stagiaire auprès d’un
plupart des courriers expédiés par des avocat de Conakry, la capitale de la
Français d’AOF traitant des événe- Guinée. On nage là en pleine absurdité
ments de France ou des difficultés sus- car dans toute l’AOF il n’y avait qu’un
citées par la guerre, mais il est possible seul avocat juif et un seul stagiaire juif,
qu’elle traduise une ambiance antisé- Hassid. D’où l’embarras de l’adminis-
mite marquée. tration coloniale, dont témoigne un
rapport sur « les questions juives »,
Des affaires de licenciement plus devant l’obligation qui lui est faite
ordinaires d’appliquer en AOF le numerus
Boisson ne pouvait courir le risque clausus pour les professions juridiques :
de laisser Geismar, fonctionnaire de « La loi assigne un pourcentage limité
haut rang, à son poste. Il était parfois de 2 % aux avocats et stagiaires juifs. Il
plus facile de contourner la législation n’y a pas, en AOF, 100 avocats et sta-
antijuive, d’autant que, contrairement giaires. Doit-on déduire absolument
à ce qui se passe en métropole, les qu’« aucun juif ne peut y être avocat » ?
chefs d’entreprise de la colonie qui ont « Une telle interprétation ne serait-elle
licencié des Juifs ont rencontré pas exagérément rigide 22 ? » L’admi-
d’énormes difficultés à les remplacer. nistration coloniale propose d’amen-
C’est en particulier le cas de Sylvain der la loi dans ce cas particulier : on
Simon, employé juif de la Banque pourrait autoriser un avocat dans le cas
nationale du commerce et de l’indus- où il y aurait moins de 100 avocats…
trie de Côte d’Ivoire. Une requête Malgré l’erreur de calcul (le nombre
conjointe de Simon et du directeur de minimum pour autoriser un avocat juif
la banque demande à Boisson d’annu- à exercer était de 50 et non de 100) 23,
ler le licenciement en raison du carac- dont on ne saurait dire si elle est inten-
tère subalterne de son emploi, qui tionnelle, il nous faut constater ici une
l’exclut des catégories visées par la loi. sorte d’entêtement légaliste de l’admi-
Le CGQJ rejette la requête que nistration coloniale, alors que, si loin
Boisson lui a fait suivre 20. Seconde ten- de la métropole, il aurait été aisé
tative du directeur de la banque qui fait d’ignorer tout simplement Hassid, ou
appel au bon sens et à la compassion, de contourner discrètement la diffi-
en expliquant qu’il lui faudra au moins culté du calcul, de façon à maintenir le
trois mois pour faire venir un rempla- stagiaire juif. Mais, apparemment cette
çant de France, et que Simon, obligé de idée n’est pas venue à l’esprit des fonc-
quitter son logement de fonction une tionnaires coloniaux : la loi se révélant
fois licencié, aura bien du mal à se relo- mal adaptée au cas de l’AOF, ils pro-
ger. Nouveau refus du CGQJ, arguant posent d’en amender l’application, non
que, la loi étant déjà connue de la pas de renoncer à l’appliquer.

Deux moyens principaux s’offraient l’application des lois antijuives, léga-
aux Juifs pour éviter, ou du moins lisme que rien ne les empêchait de tem-
repousser, leur mise à pied : prétendre pérer vu l’éloignement de la métropole.
que leur fonction était subalterne et/ou Outre l’affaire Léon Geismar, un
nier qu’ils étaient juifs. Ils se heurtent cas est cependant troublant et pourrait
dans la plupart des cas à la méfiance témoigner de l’embarras des autorités
tatillonne de l’administration. Lorsque devant l’obligation qu’ils ressentaient
Étienne Crémieux-Alcan, employé d’avoir à appliquer les lois antijuives. Il
d’une société française en Guinée, pré- est ainsi relaté dans la lettre du couple
tend n’occuper qu’un emploi subal- de Dakar déjà citée plus haut 28 : un
terne, le gouverneur lui rétorque qu’il Juif employé à la Compagnie Paquet et
est un des directeurs de la société et commissaire régional des Éclaireurs de
qu’il tente d’induire l’administration France, « un petit, un pauvre type dont
en erreur 24. Même scepticisme au sujet on ne craignait sans doute rien », se
de l’assertion de Lucien Bloch, policier voit tendre « un très joli piège »
à Porto-Novo, la capitale du Dahomey, lorsqu’il apparaît qu’il ne peut conser-
qui se dit catholique de naissance, ver sa fonction. Un jour, à 4 heures du
adopté par un couple juif en 1929 25. matin, on frappe à sa porte. Ayant
Quelques Juifs échappent cependant ouvert après un moment d’hésitation,
au licenciement, soit qu’ils occupent un Noir lui remet en grand secret une
effectivement des postes subalternes, lettre d’un des chefs vétérans des
soit que leur profession est autorisée : Éclaireurs, passé à De Gaulle l’année
un employé d’une entreprise agricole, précédente. Le couple s’étonne de voir
un ingénieur topographe, un charcu- que «ce petit juif » se soit montré bien
tier de Guinée 26. Cette dernière pro- peu astucieux pour un Juif. En effet il
fession, selon le document, n’est pas renvoie l’émissaire, se recouche, en
interdite aux Juifs ! parle à ses amis le lendemain et n’y
L’historienne Catherine Akpo- pense plus. Peu de temps après, convo-
Vaché estime que l’application des lois qué au commissariat de police, il se
antijuives a été « modérée » en AOF, voit signifier que le porteur de la lettre
que Boisson a tenté de s’en prendre le a avoué la lui avoir remis et qu’il doit
moins possible aux Juifs, que toutes les démissionner. Et de conclure : « Voilà
mesures prises à leur encontre lui ont comment les bonnes gens de Dakar
été imposées par sa hiérarchie, particu- comprennent la Révolution nationale :
lièrement par le CGQJ dans le cas de celui qui est gros, qu’il se contente ;
Sylvain Simon 27 . Au vu des cas quant au petit, qu’il se tape sur le
concrets rencontrés dans les archives, ventre ! » Si cette histoire est vraie, elle
je pense que les malheurs des Juifs en témoigne de l’embarras de l’adminis-
AOF ont certes été sans commune tration qui recourt à un prétexte et
mesure avec le sort de leurs coreligion- monte un piège politique pour limoger
naires en France, mais que les fonc- un Juif d’une fonction que la loi fran-
tionnaires coloniaux ont néanmoins çaise lui interdit d’exercer de toute
fait preuve d’un légalisme obstiné dans façon…
114 – Mélanges
Le rétablissement des Juifs dans le retour massif des Juifs dans la fonc-
leurs droits civiques en AOF tion publique n’est pas à l’ordre du jour
À l’annonce du débarquement des pour des raisons politiques ; l’abroga-
Alliés en Afrique du Nord, dans la tion du numerus clausus pourrait mena-
nuit du 7 au 8 novembre 1942, Boisson cer d’encombrement les établissements
se déclare décidé à défendre l’AOF scolaires – sont particulièrement spé-
contre les forces anglo-américaines. Il cieux dans le cas de l’AOF où la popu-
suspend aussitôt toute relation avec le lation juive est infime et ne compte
consulat américain de Dakar et impose que quatorze enfants. Ce n’est qu’après
au consul une surveillance étroite. la victoire définitive de De Gaulle sur
Bientôt cependant, sous l’influence du Giraud en Afrique du Nord, fin mai
général Bergeret, il se plie à l’arrange- 1943, et, à la suite de pressions inces-
ment conclu entre l’amiral Darlan, santes des organisations juives améri-
commandant des forces françaises caines et nord-africaines, que le régime
d’Afrique du Nord, et les Alliés, de Vichy est officiellement condamné
arrangement qui, rappelons-le, main- en AOF, les lois antijuives abolies.
tient en Afrique l’autorité de Vichy et Boisson est destitué le 7 juillet 32.
la validité de ses lois, y compris des
lois antijuives : fin novembre donc, Certes, comparé aux atrocités
Boisson négocie avec Eisenhower le subies pendant la deuxième guerre
ralliement de l’AOF à ces mêmes mondiale par les Juifs d’Europe et,
conditions 29. parmi eux, par les Juifs de France, le
Giraud ayant succédé à Darlan, renvoi de quelques fonctionnaires juifs
assassiné le jour de Noël 1942, les lois en AOF peut paraître un événement
antijuives continuent à être appliquées marginal. Mais il n’est pas indifférent
en AOF comme elles le sont en de voir à l’œuvre dans un territoire où
Afrique du Nord 30 . Giraud a beau la population juive était si réduite que
écrire à Boisson le 3 janvier 1943 en lui l’application des lois antijuives en
demandant, pour se conformer aux devenait totalement absurde, et en
nouvelles conditions économiques et dehors même de tout antisémitisme
politiques, d’appliquer la législation militant, la même logique de légalisme
antijuive « dans un esprit de générosité étroit qui a prévalu bien souvent en
conforme à la tradition française » et métropole avec des conséquences, là,
d’abroger l’exclusion des Juifs des pro- atroces. Le nombre réduit des per-
fessions libérales, rien n’est changé au sonnes en AOF concernées par la
fond ; il remet les « problèmes poli- législation antijuive et l’éloignement de
tiques » à plus tard au nom de l’« inté- ce territoire du principal théâtre de la
rêt de l’État », raison difficile à guerre soulignent même l’acharnement
contester en temps de guerre 31. Les du régime de Vichy contre les Juifs,
arguments de Giraud – l’abrogation puisque, à une époque de crise intense,
des lois antijuives risque de susciter alors que la plus grande partie de la
chez les musulmans des émeutes sus- France est occupée par les Allemands,
ceptibles de nuire à l’effort de guerre ; ses fonctionnaires coloniaux trouvent

le temps de se préoccuper du sort d’un ments. Reste que ces instructions trou-
employé de banque juif de Côte vent des exécuteurs sur place. Au pro-
d’Ivoire ou d’un stagiaire juif dans une cès qui lui fut intenté à la Libération,
étude d’avocat de Guinée française… Boisson prétendit qu’il ne pouvait être
On aura bien noté cependant une tenu pour responsable des mesures
certaine différence d’attitude sur la décidées par le régime de Vichy 33 ;
question juive entre l‘administration mais, rouage de ce régime, Boisson ne
coloniale et les autorités vichystes en peut se dissocier de ses décisions. De
France. Les ménagements de certains plus, il n’a pas manifesté la moindre
hauts fonctionnaires à l’égard de leur souplesse dans leur mise en œuvre. Ce
collègue Geismar, inspirés sans doute parti-pris ne découle pas chez lui de
par d’étroits liens inter-personnels, convictions antisémites, mais plutôt
auraient été impensables en métropole. d’une attitude de respect strict de la
Il est clair aussi que les instructions loi, même injuste. Comme l’histoire le
d’application des lois antijuives en montre souvent, ce genre de confor-
AOF viennent de France, de même misme peut entraîner des consé-
que le rejet de la plupart des requêtes quences graves.
demandant l’annulation des licencie-
NOTES
* Cet article a déjà paru, dans une autre fessions hôtelières (4), professions agri-
version, dans la revue Pe’amim 81, 2000, coles (8), avocats (1), alimentation (1),
56-67 (en hébreu). Que le Harry S. Truman sténographe (1), expert comptable (1),
Institute for the Advancement for Peace habillement (2), professions maritimes
(Université hébraïque, Jérusalem) soit (2), gendarmerie (1), photographie (1),
remercié pour l’appui financier qu’il a sculpteur (1), « filles soumises » (3), sans
bien voulu accorder à ce projet. profession (39). D’après Archives natio-
nales du Sénégal (désormais ANS), série
1. La population juive de la France 2D/6 (14), 2 octobre 1942.
métropolitaine compte, en 1940, entre 3. Le traitement de la question juive par
300 000 et 330 000 âmes ; en Afrique du les autorités d’AOF participe en effet de
Nord, environ 400 000. Selon Renée la problématique essentielle des études –
Poznanski, Être juif en France pendant la assez rares – consacrées à l’histoire de
Seconde Guerre mondiale, Paris, l’Empire français sous Vichy : dans quelle
Hachette, 1994, p. 23, et Michel Abitbol, mesure la métropole a-t-elle pu peser sur
Les Juifs d’Afrique du Nord sous Vichy, le cours des événements dans les
Paris, G.-P. Maisonneuve & Larose, colonies ? Cf. Catherine Akpo-Vaché,
1983, p. 7. L’AOF et la seconde guerre mondiale,
2. La répartition professionnelle des Juifs Paris, Karthala, 1996 et Eric T. Jennings,
en AOF est la suivante : trésorier payeur Vichy in the Tropics : Pétain’s National
(1), anciens fonctionnaires civils (3), pro- Revolution in Madagascar, Guadelupe
fessions médicales (4), professions den- and Indochina, 1940-1944, Stanford
taires (1), ingénieurs (4), professions University Press, 2001. Cette dernière
industrielles (3), professions commer- étude notamment contient des aperçus
ciales (23), professions bancaires (2), pro- intéressants sur la politique antijuive de
116 – Mélanges
Vichy dans d’autres colonies : pp. 47 thète appliquée par l’administration colo-
(Madagascar), 95-96 (Guadeloupe), 144- niale aux Africains, français ou non, qui
146 (Indochine). avaient reçu une éducation française,
4. J’ai exploré ces fonds lors de la prépa- essentiellement des citadins convertis au
raton de ma thèse de doctorat : catholicisme. Cf. Michael C. Lambert,
L’Idéologie coloniale du régime de Vichy « Elite Ideologies in Francophone West
et sa mise en œuvre en AOF, sous la Africa », Comparative Studies in Society
direction du professeur Michel Abitbol, and History, 35/2, 1993, pp. 241-243 ;
Université hébraïque de Jérusalem. Ils Wesley G. Johnson, « The Senegalese
contiennent un dossier « Victimes de Urban Elite, 1900-1945 », in Philip
Vichy » comprenant les correspondances Curtin (ed.), Africa and the West,
échangées tant entre les Juifs d’AOF et Madison, University of Wisconsin, 1972,
l’administration coloniale qu’entre les pp. 141-142.
différentes directions de cette administra- 10. Sur l’Empire dans la propagande de
tion chargées d’appliquer les lois de Vichy, cf. Pascal Blanchard, Gilles
Vichy, ainsi que des courriers saisis par Boëtsch, « La France de Pétain et
la censure. Restées à Dakar après l’indé- l’Afrique : images et propagande colo-
pendance du Sénégal, ces archives ne niale », Canadian Journal of African
sont pas régies, pour leur consultation, Studies, 28/1, 1994, pp. 1-31. Sur la pro-
par la loi française, très stricte au cha- pagande vichyste en AOF, cf. Ruth
pitre de la protection des personnes pri- Ginio, « Marshal Pétain spoke to
vées, et aucune restriction ne m’a été Schoolchildren : Vichy Propaganda in
imposée. French West Africa, 1940-1943 », The
5. Dominique Rossignol, Histoire de la International Journal of African Historical
propagande en France de 1940 à 1944, Studies, 33/2, 2000, pp. 291-312.
Paris, PUF, 1991, p. 122. Sur l’impor- 11. Catherine Akpo-Vaché, op. cit., p. 82.
tance de l’Empire pour Vichy, cf. Michael 12. Très prudente était, par exemple la
Crowder, Colonial West Africa, London, propagande anti-allemande diffusée par
Frank Cass, 1978, p. 270, et Charles- les Britanniques dans leurs territoires
Robert Ageron, « Vichy, les Français et africains, de peur que les indigènes ne
l’Empire », dans Le Régime de Vichy et confondent les « différentes catégories »
les Français, Paris, Fayard, 1992, p. 132. de Blancs ; sur ce point, cf. Wendell P.
6. En AEF, De Gaulle nomma à la place Holbrook, « British Propaganda and the
de Boisson Félix Éboué, gouverneur du Mobilization of the Gold Coast War
Tchad. Effort, 1939-1945 », Journal of African
7. Michael Crowder, op. cit., pp. 270-271. History, 26/4, 1985, p. 353.
8. Il n’y eut durant le règne de Boisson 13. Sur l’application des lois antijuives de
qu’une seule visite d’un délégué alle- Vichy en Afrique du Nord, cf. M.
mand, d’ailleurs prié de se faire passer Abitbol, op. cit., pp. 62-78.
pour un Français. Cf. Catherine Akpo- 14. Sur les Statuts des Juifs, voir R. H.
Vaché, op. cit., pp. 53-54. Weisberg, Vichy Law and the Holocaust
9 La France a octroyé progressivement à in France, New York University Press,
partir de 1848 des droits civiques aux 1996, pp. 37-112, 241-292 ; Robert O.
Africains habitant les « quatre communes » Paxton, Michaël R. Marrus, Vichy et les
du Sénégal (Saint-Louis, Dakar, Rufisque Juifs, traduit de l’anglais par Marguerite
et Gorée) : les « originaires », leurs des- Delmotte, Paris, Librairie générale fran-
cendants, ne cherchaient généralement çaise, 1990, pp. 122-140, 217-229 ; R.
pas, bien que nationaux français, à s’assi- Poznanski, op. cit., pp. 83-94. Sur la pro-
miler à la culture française et ne voyaient mulgation du premier Statut en AOF :
pas de contradiction entre les droits poli- ANS, 2D/6 (14), Le gouverneur général
tiques qui leur étaient octroyés et leurs au directeur des Affaires politiques, 12
valeurs islamiques. « Évolués » était l’épi- novembre 1940.

15. ANS, ibid., circulaire de Boisson aux lettre du gouverneur de la Guinée fran-
gouverneurs des Territoires, août 1941. çaise au gouverneur général, 23 juillet
16. Ibid. Sur les recensements, cf. R. 1942.
Poznanski, op. cit., pp. 67-72. 25. Ibid., Lettre de M. Lucien Bloch à M.
17. Ibid., Direction générale des Affaires le Procureur général, chef du Service
politiques, administratives et sociales. judiciaire de l’AOF, 17 août 1942.
Étude du décret du 4 juillet 1942 sur le 26. Ibid., Note au sujet des questions
dessaisissement de certaines entreprises, juives actuellement en instance, septembre
biens et valeurs appartenant aux Juifs, 1942.
septembre 1942. 27. Catherine Akpo-Vaché, op. cit., pp. 55-
18. Armand Annet, Aux heures troublées 58.
de l’Afrique française, 1939-1943, Paris, 28. Voir note 19.
Éditions du conquistador, 1952, pp. 51, 55. 29. Nancy Lawler, « Reform and
19. ANS, 10N/193, Colonie du Sénégal, Repression under the Free French :
cabinet du gouverneur, contrôle postal, Economic and Political Transformation
extrait d’une lettre, 5 mars 1941. in the Côte-d’Ivoire, 1942-1945 », Africa,
20. ANS, 2D/6 (14), Le gouverneur de la (London), 60/1, 1990, p. 89 ; Catherine
Côte d’Ivoire, Hubert Deschamps, au Akpo-Vaché, op. cit., p. 151 ; Jean Suret-
directeur de la Banque nationale du com- Canale, L’Afrique Noire : l’ère coloniale,
merce et de l’industrie, 18 août 1942. 1900-1945, Paris, Éditions sociales, 1964,
21. Ibid., le directeur de la Banque natio- vol. 2, p. 584 ; R. O. Paxton, La France
nale du commerce et de l’industrie au de Vichy, 1940-1944, Paris, Seuil, 1973,
gouverneur de la Côte d’Ivoire, 19 août pp. 265-267 ; Denise Bouche, « Le retour
1942 ; note au sujet des questions juives de l’AOF dans la lutte contre l’ennemi
actuellement en instance, 23 juillet 1942. aux côtés des Alliés », Revue d’histoire de
22. Ibid., Note au sujet des questions la deuxième guerre mondiale, 29/114,
juives actuellement en instance, sep- 1979, p. 45.
tembre 1942. 30. M. Abitbol, op. cit., pp. 116-121.
23. Sur les calculs occasionnés par l’appli- 31. ANS, 2D/6 (14), Alger, 6 janvier
cation de la loi sur les 2 %, voir Richard 1943. Le général d’Armée Giraud, haut
Weisberg, « Les avocats français face au commissaire de France en Afrique, à M.
Statut des Juifs de Vichy », Archives le Gouverneur général de l’AOF.
juives, n° 30/1, 1er semestre 1997, pp. 88- 32. J. Suret-Canale, op. cit., p. 586 ; éga-
91 (N.D.L.R.). lement, Catherine Akpo-Vaché, op. cit.,
24. ANS, 2D/6 (14), Note au sujet des p. 171.
questions juives actuellement en instance, 33. Catherine Akpo-Vaché, op. cit., p. 55.
118 – Mélanges

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LA POLITIQUE ANTIJUIVE DE VICHY EN AFRIQUE OCCIDENTALE

Les Belles lettres | Archives Juives

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Répartition des Juifs enregistrés en AOF selon leur pays d’origine

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