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L'Obs

jeudi 2 mars 2023 2890 mots, p. 18,19,20,21,22,23

EN COUVERTURE

LES NOUVELLES RÈGLES S DE LA VIE DE BUREAU

Par AGATHE RANC —

Généralisation du télétravail, mise en place du "flex office", bouleversement managérial Les trois
années de pandémie ont profondément transformé le quotidien des salariés du tertiaire. Mode d'emploi
du "monde d'après"

Qui souhaite faire l'expérience du vide doit se rendre à la Défense un vendredi. Sur la dalle grise du quartier
d'affaires qui jouxte Paris, au pied de tours de verre et de béton dont les noms devaient sembler futuristes dans
les années 1980, on croise bien quelques travailleurs badgés qui trottinent ou vapotent devant des portes à
tambour. Mais là-haut, dans les étages des immeubles de bureaux, sur les plateaux ouverts et dans les
cafétérias, ce n'est pas la foule des grands jours. « Le lundi, il n'y a pas beaucoup de monde. Le mardi, un peu
plus. Et le vendredi, il n'y a personne », répètent les habitués des lieux au visiteur surpris de ne pas se retrouver
pris dans le flot prépandémie des salariés pressés - quelque 30% à 40% des travailleurs du quartier manquent
à l'appel. La fréquentation des transports en commun franciliens le confirme : l'heure de pointe, qui avait la
même allure chaque jour de la semaine avant la crise du Covid, est désormais particulièrement intense les
mardis et jeudis mais décroche le vendredi, jour le plus télétravaillé.

C'est, sur la vie de bureau, l'un des effets les plus visibles de la pandémie, des confinements successifs et de
la découverte du télétravail : la semaine de cinq jours rythmée par des allers-retours au bureau en a pris un
coup. Chez les cadres, population la plus concernée par le télétravail (plus de la moitié ont télétravaillé en
moyenne chaque semaine en 2021, contre 21,7 % de l'ensemble des salariés), « je commence ma semaine au
calme, on se voit mardi » ou « je serai en télétravail demain, j'ai du boulot » sont devenues des excuses
ordinaires. Les journées aussi ont changé de visage : une lessive par-ci, un coup de fil pro par-là Le temps se
fragmente et les journées s'allongent autant qu'elles s'intensifient. Mais d'autres bouleversements, parfois plus
subtils, sont aussi à l'oeuvre, dont syndicats, think tanks, responsables des ressources humaines et chercheurs
tentent de saisir les contours. Tour d'horizon en sept points.

RÈGLE N° 1 OÙ JE VEUX, QUAND JE VEUX Présentiel, hybride ou full remote (100 % à distance), il va
falloir choisir son camp. Viendrez-vous au bureau tous les jours, deux fois par semaine, ou seulement une fois
par mois (pour participer à un goûter festif ou un escape game d'équipe) ? Dans les secteurs les plus «
télétravaillables », la souplesse est devenue un argument de recrutement et de fidélisation des salariés. « Près
de 30% de nos effectifs sont 100% à distance », explique Perrine Labesse, responsable des ressources
humaines chez Blablacar. On discute avec elle depuis l'un des espaces détente du siège, dans le 11e
arrondissement de Paris. Elle se trouve à Bordeaux, où elle vit. « Toute notre politique est construite autour
de cette flexibilité. Nous avons créé des pôles en région, dans les villes où nous avons le plus de monde, pour
qu'ils puissent travailler au même endroit. Et ceux qui vivent à Paris viennent en moyenne deux jours par
semaine au bureau. Les plus jeunes sont les plus demandeurs de travail sur site », détaille-t-elle.

Sur les quelque 4 000 accords de télétravail signés en entreprise en 2021, 71 % prévoient des jours de
télétravail réguliers, deux jours maximum par semaine étant la formule la plus répandue, selon la Dares. Chez
NetApp, une entreprise spécialisée dans le stockage de données, le Covid a également permis de sanctuariser
une organisation préexistante : chacun travaille où il veut, quand il veut. Ce vendredi, les locaux récemment
réaménagés de la société, au deuxième étage de la tour Ariane, à la Défense, sont d'ailleurs vides de tout
occupant. Depuis la pandémie, l'entreprise américaine offre deux jours de congé supplémentaires à ses salariés.
Ce n'est pas seulement par bonté d'âme : « L'équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle est la
clé de voûte du bien-être des collaborateurs. Et c'est ce qui va générer de la performance », estime Atika Salaf,
responsable des ressources humaines Europe -Moyen-Orient -Afrique.
RÈGLE N° 2 LA GÉOGRAPHIE CHANGE Pourquoi conserver d'immenses plateaux s'ils restent vides trois
jours par semaine ? Le développement du travail hybride a donné de nouveaux arguments aux décideurs
soucieux de réduire ce qu'ils appellent leur « empreinte immobilière », en passant, parfois à la faveur d'un
déménagement, au « flex office », mode d'organisation sans bureau attitré qui concerne désormais 16% des
actifs(voir p. 24). L'Institut de l'Epargne immobilière et foncière estimait qu'avec un scénario à deux jours de
télétravail par semaine, 27 % de la surface de bureaux en Ilede-France pourrait être libérée, soit 3,3 millions
de mètres carrés en moins.

Il y a ceux qui réduisent, et ceux qui s'étendent : le développement du télétravail fait le bonheur des
administrateurs d'espaces de « coworking », qui ne sont plus utilisés seulement par des indépendants ou des
consultants en vadrouille, mais aussi par des salariés désireux de prolonger un week-end au vert ou établis
loin du siège de leur entreprise Si tant est qu'elle en ait encore un. Espaces détente, ambiance rotin, piste de
skate, café au décor futuriste et inévitable rooftop Est-ce un hall d'hôtel ? De restaurant ? Une crèche à la mode
? Rien ne laisse deviner, lorsqu'on entre chez Wojo Montparnasse, à Paris, dernier-né des espaces de
coworking du groupe hôtelier Accor, qu'on vient ici pour travailler. A la table d'un espace commun sans
fioritures, on rencontre trois travailleurs âgés de 22 à 25 ans, qui alternent entre coworking et télétravail et
profitent de l'espace grâce à un abonnement mensuel payé par leur entreprise. Autre acteur du secteur, le
groupe IWG gère 135 espaces en France. « De quelques milliers de clients avant la pandémie, nous sommes
passés à plus de deux millions », notamment dans les secteurs du numérique, de la banque ou du marketing,
explique Christophe Burckart, directeur général France. Il rêve d'un « Netflix du bureau »:« Certains grands
groupes du CAC 40 ont équipé toute leur flotte commerciale de pass pour venir travailler dans nos espaces. »
A l'avenir, prévoit-il, « les entreprises auront un bâtiment totem, siège social de l'entreprise, et des bureaux
satellites .» Le groupe espère, d'ici sept ans, avoir multiplié son empreinte immobilière par dix.

RÈGLE N° 3 LA FIN DES FRONTIÈRES C'est la nouvelle grande vérité des concepteurs d'espaces de travail
et de responsables des ressources humaines: on ne vient plus au bureau pour se concentrer sur une tâche - à la
maison, les sollicitations sont plus faciles à filtrer -, mais pour la spontanéité des échanges autour de la fontaine
à eau, à laquelle certains prêtent désormais des vertus quasi magiques. Chez BNP Paribas Real Estate, installé
depuis mars 2021 dans d'anciens ateliers de Renault à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), les salariés
n'ont plus de bureau attitré mais peuvent prendre des cours de sport gratuitement au rez-de-chaussée de leur
entreprise, déguster des sushis dans le food court, louer une trottinette, profiter des services d'une conciergerie,
de nombreux espaces conviviaux et d'un potager avec vue sur Paris. En plus de remettre en cause le modèle
des grands quartiers d'affaires excentrés et sans vie, se dessine un modèle où l'on est encouragé à travailler de
chez soi et à profiter de la vie au travail tout en veillant à son équilibre entre vie professionnelle et vie
personnelle. Il y a de quoi s'arracher les cheveux.

sont en demande de souplesse, mais certains employeurs profitent du télétravail pour se déresponsabiliser,
transformant le salarié en travailleur indépendant qui doit financer lui-même son équipement ou les coûts
énergétiques », dénonce Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT Ingés Cadres Techs, qui vient de mettre
sur pied un observatoire du télétravail composé d'experts et d'universitaires. Son syndicat plaide notamment
pour la prise en charge par l'employeur des frais liés au télétravail, et l'obligation de négocier des accords
collectifs dans les entreprises.

RÈGLE N° 4 DÉJOUER LES NOUVELLES SOLITUDES A voir leurs salariés éparpillés entre un espace de
coworking à Pau et des locaux à moitié vides à Puteaux, dirigeants d'entreprise et RH s'inquiètent: comment
intégrer les nouveaux venus et leur transmettre la culture d'entreprise pour leur donner envie de rester ? « Le
maintien du collectif est devenu le principal défide nos managers. Nous avons toujours travaillé à distance,
mais le Covid nous a fait comprendre que c'était notre responsabilité de faciliter les rencontres et créer des
interactions », dit Maxime Lebras, cofondateur d'Alan, une start-up spécialisée dans des solutions de santé
mentale et physique pour les entreprises. Soirées trimestrielles, sessions d'intégration en physique ou
séminaires partout en France, il faut faire preuve de créativité pour déjouer la tentation de l'accablante « pause-
café sur Zoom ». « Je n'ai jamais vu certains de mes collègues. Je dirais que 30 % d'entre eux ne viennent
jamais, dit Thomas, cadre parisien, mais ma boîte fait de gros efforts : petit déjeuner le vendredi, food truck,
cours de Pilates » Pour Philippe Vivien, directeur général d'Alixio, un cabinet de conseil en ressources
humaines, « il est maintenant essentiel pour l'entreprise de maintenir un lien physique et de créer des rites ».
Du côté des représentants des salariés, on s'inquiète surtout d'une atomisation encore accrue du collectif - pré-
Covid, la tendance était déjà à l'individualisation des relations entre les salariés et leur entreprise et à la mise
en concurrence des salariés entre eux.

Claire Morel, directrice de Syndex, cabinet qui réalise des expertises pour les représentants des salariés,
déplore la disparition des « moments de régulation froide » entre deux salariés, soit tous ces échanges qui se
perdent quelque part entre deux écrans d'ordinateur. « Les temps de respiration, de débrief, n'existent plus.
Tous les échanges deviennent productifs », dit-elle. Pour lutter contre l'isolement et la sédentarité,
Syndexrecommande deux jours maximum de télétravail par semaine. Charge aussi aux élus du personnel de
continuer de mobiliser des salariés qui voguent chacun dans un espace-temps différent. « Certains ont basculé
sur le numérique, mais en matière de dialogue social, la parenthèse ouverte durant les confinements s'est
refermée. Il est pourtant essentiel de maintenir le dialogue sur le travail réel », estime Claire Morel.

RÈGLE N° 5 LOIN DES YEUX, LOIN DU COEUR La plupart des salariés (85 %, selon une étude de 2021)
craignent un impact négatif du télétravail sur leur avancement professionnel. Ainsi Maxime (1), 33 ans,
commercial pour une société qui édite des logiciels, travaille depuis Paris. Ses cinq collègues européens sont
répartis sur le continent et tous se retrouvent environ une fois par mois dans un espace de coworking à Londres.
Le reste du temps, c'est chacun chez soi. « Cela fait un moment que je demande à prendre plus de
responsabilités mais que mes managers rechignent. Je ne sais pas si j'aurais eu ma promotion en partageant le
bureau des patrons. Mais si on se voyait plus souvent, ce serait différent. On pourrait au moins avoir une
discussion franche », dit-il. Au-delà de cette désagréable solitude, il trouve frustrant d'être isolé « alors que
j'en suis au moment de ma vie professionnelle où j'ai le plus d'énergie et le plus envie de faire mes preuves ».
« On aime travailler avec et promouvoir des gens qui nous ressemblent », rappelle Suzy Canivenc,
enseignante-chercheuse en communication et management à Mines Paris Tech Université et coauteure de «
Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ? ». Selon elle, les managers vont aussi favoriser - souvent
inconsciemment - les collègues qu'ils ont sous les yeux. Au-delà du biais de proximité, être physiquement
présent (encore faut-il ne pas y être seul), c'est aussi pouvoir participer à des réunions informelles, prendre
part au dernier projet qui se monte, recueillir par hasard des infos stratégiques. « L'éloignement peut être
dangereux pour la carrière des personnes les plus demandeuses de télétravail, comme les femmes », qui y
voyaient déjà avant la crise sanitaire un moyen d'articuler leur vie professionnelle avec leurs contraintes
domestiques, explique-t-elle (voir p. 27). Et la question de l'égalité professionnelle est un impensé de la plupart
des accords de télétravail signés dans les entreprises, a pu constater l'Agence nationale pour l'Amélioration
des Conditions de Travail (Anact).

RÈGLE N° 6 LE MANAGER, UN ÊTRE SENSIBLE OU IMPITOYABLE Sur le papier, la révolution du


télétravail devait s'accompagner d'une révolution managériale. Fini le flicage, bonjour l'empathie et la
confiance. Le rôle du manager post-Covid ne serait plus de surveiller mais d'accompagner, d'épauler et de
donner de bonnes raisons à ses équipes de se retrouver de temps en temps. Une feuille de route qui a pu
déclencher quelques sueurs froides. « Manager à distance demande plus de structuration », explique Claude
Leonard, qui voit défiler dans ses formations de management des encadrants parfois surpris de réapprendre le
b.a.-ba de leur métier. « Il y a une vraie prise de conscience Mais cela prend du temps. Savoir com-muniquer,
animer un collectif, avoir des échanges plus horizontaux est devenu essentiel. » Sur le terrain, certains n'ont
jamais autant vu leur N+1 que depuis qu'ils ne travaillent plus dans la même ville. « J'encadre une équipe
jeune. Les échanges sont essentiels pour eux », raconte Anabelle Mulot, 31 ans, manager chez Fleury Michon,
une société dont les salariés travaillent entre le siège vendéen de Pouzauges (deux jours par semaine
obligatoires), le télétravail, et un hub, espace de coworking à Nantes. Elle spécialisée notamment dans la santé
mentale au travail. Marine, 38 ans, chargée de mission en action sociale, n'a pour sa part jamais été aussi
surveillée que depuis que son employeuse ne l'a plus sous les yeux. « Un règlement nous oblige à répondre
dans les 20 minutes à toutes les sollicitations. Je dois lister mes tâches, le nombre de mails que j'envoie, écrire
ce que je fais heure par heure dans un agenda en ligne, explique-telle. J'ai l'impression que cela rassure mon
responsable, qui a besoin de nous imaginer en mouvement. » La Cnil a épinglé plusieurs types de contrôles
abusifs (et illégaux) qui se sont développés avec le télétravail comme l'obligation d'allumer sa webcam toute
la journée ou encore les enregistreurs de frappe sur le clavier.
RÈGLE N° 7 TOUS MERCENAIRES ? Il est la terreur des responsables des ressources humaines et des
adeptes du surengagement au travail : ce salarié qui aspire à s'en tenir à sa fiche de poste, connaît par coeur
l'article L.2242-17 du Code du Travail sur le droit à la déconnexion et partira après deux ans en diffusant sa
démission sur TikTok (où elle fera trois millions de vues). En anglais, on appelle cette nouvelle grève du zèle
le quiet quitting, une démission si silencieuse qu'elle n'en est pas vraiment une. L'expression a été popularisée
par une vidéo publiée en juillet 2022 par un jeune Américain qui expliquait ne plus vouloir que sa vie tourne
autour de son travail, et appelait ses spectateurs à ne plus considérer que leur valeur dépend de leur
productivité. Il n'en a pas fallu davantage pour que les observateurs s'affolent de la « paresse » des « jeunes »
qui ne « veulent plus travailler » et manquent cruellement d'ambition. « Les jeunes ont un rapport moins
sacrificiel que leurs aînés au travail. Ils sont aussi moins prêts à donner, car ils se rendent compte que
l'équilibre entre ce qu'ils donnent et ce qu'ils reçoivent est déséquilibré », recadre Jérémie Peltier, le directeur
de la fondation Jean-Jaurès, qui a consacré une étude au rapport des jeunes au travail, cet objet de tant de
fantasmes.

A quoi bon, finalement ? Et ce reflux ne concerne pas que les jeunes : une étude du même institut nous apprend
qu'en 1993, 54 % des salariés français avaient la sensation que ce qu'ils donnaient à leur travail et ce qu'ils en
retiraient était équilibré. En 2022, ils n'étaient plus que 39 %. De là à parler de « grande flemme » En entendant
ce terme, qui oriente le regard sur un comportement individuel plutôt que sur une organisation du travail
potentiellement productrice de souffrances, la psychologue Marie Pezé, créatrice du réseau de consultations
Souffrance et Travail, s'agace. « Les salariés français sont parmi les plus investis dans leur travail au sein de
l'OCDE. S'ils sont en souffrance, c'est parce qu'ils demandent les moyens de faire correctement leur travail. »
Elle voit dans le désengagement « une défense individuelle et collective » et un « rééquilibrage des forces ».
« Je ne crois pas à la paresse, mais je crois aux gens qui souffrent d'organisations du travail trop rigides, qui
ont compris que le travail les épuisait. » Au moment d'accepter un poste, le hors travail compte désormais
autant que le travail. « Si le "travailler plus pour gagner plus" imprimait en 2008, l'inversion des valeurs est
totale aujourd'hui. On préférera travailler moins, quitte à gagner un peu moins, et avoir beaucoup plus de
temps libre », poursuit Jérémie Peltier. Ce « travailler plus pour gagner plus », Antoine, 30 ans, responsable
de production audiovisuelle pour un média en ligne, y a cru un temps. « Je bossais 60 heures par semaine.
Aujourd'hui, je suis passé à la semaine de quatre jours payés cinq. Pour avoir connu les deux, je ne vois pas
comment on peut être contre. Il y a plein de trucs à imaginer avec ce temps libéré. Je pense que c'est à cela
que les gens aspirent. » Une perspective plus enthousiasmante qu'un cours de Pilates. (1) Le prénom a été
changé.

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