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Irwin M.

Wall, « Jean Monnet, les États-Unis et le plan français », Vingtième Siècle, 1991/30.

Irwin M. Wall est professeur émérite de l’Université de Californie, Riverside en


Californie et enseigne l’histoire contemporaine européenne du XXe siècle (Modern History)
avec une spécialisation particulière sur l’Europe occidentale, notamment la France d’après-
1945. Wall est surtout connu pour être un spécialiste des relations franco-américaines sur
lesquelles il a publié de nombreux articles et trois synthèses dont French Communism in the
Era of Stalin: The Quest for Unity and Integration, 1945-1962 en 1983 qui interroge les
évolutions des communistes en France à la lumière de la politique intérieure française. Il écrit
plus tard L’Influence américaine sur la politique française (titre original, The United States
and the Making of Postwar France, 1945-1954, [1991]), qui s’attache à démontrer
l’importance de l’influence américaine sur la société et les mœurs françaises (cf. les chapitres
II, sur l’échec de la prise d’indépendance de la France après la Seconde Guerre mondiale et le
chapitre IV, sur l’américanisation des modes de vie français). Enfin, son ouvrage sur Les
Etats-Unis et la guerre d’Algérie (France, the United States, and the Algerian War, 1954-
1968, [2001]) révèle la part d’inexplorée de la guerre d’Algérie et revient sur l’ingérence
américaine pendant le conflit.

Irwin M. Wall revient de nouveau dans cet article sur les relations franco-américaines
au prisme de l’action de Jean Monet (1888-1979), ancien négociant en Cognac puis secrétaire
général adjoint de la Société des Nations (1919-1923) nommé par de Gaulle à l’époque qui
nous intéresse commissaire général au Plan, de janvier 1946 à septembre 1952. Là où, jusqu’à
aujourd’hui, de nombreux travaux sont revenus sur les liens entre Jean Monnet et l’Europe1
ou Jean Monnet et l’économie2, très peu d’historiens se sont attachés à explorer les liens qui
unissaient le commissaire général au Plan français et les États-Unis d’Amérique, ressortant
alors comme les grands vainqueurs du conflit mondial pour nombre d’européens de l’Ouest.

1
Gérard Bossuat et Andreas Wilkens (dir.), Jean Monnet : l’Europe et les chemins de la paix, Publications de la
Sorbonne, 2000 ; par des historiens américains également comme Douglas Brinkley et Clifford Hackett (éd.),
Jean Monnet: The Path to European Unity, Palgrave Macmillan, 1991 qui inclut précisément cet article d’Irwin
M. Wall, ou encore, ne perçoive l’expérience américaine de Monnet qu’au bénéfice de l’idée d’Europe, cf.
Trygve Ugland, Jean Monnet and Canada: Early Travels and the Idea of European Unity, University of Toronto
Press, 2018. Seul peut-être, l’étude du sociologue Marc Joly a dernièrement tenté de décentrer le regard
européanocentré sur l’œuvre politique de Jean Monnet en tentant de balayer quelques idées reçues dans
L’Europe de Jean Monnet, Biblis (CNRS), 2017.
2
Gérard Bossuat (dir.), Jean Monnet, banquier, 1914-1945, intérêt privés et intérêt général, Comité pour
l’histoire économique et financière de la France, 2014.
Dans cet article, Irwin M. s’attache à démontrer l’importance du plan Monnet de
reconstruction français (1946-1950), prémices du plan Marshall adopté en 1948, et à
expliquer comment paradoxalement un homme de « tendance libérale » est parvenu non
seulement à mettre en place un plan de planification industrielle nationale dans les intérêts de
la France, sans toutefois oublier les apports du libre-échange, mais surtout à obtenir
l’adhésion et l’aide financière des américains pourtant davantage favorables à un plan ne
portant pas sur l’industrie lourde et surtout, prêt à soutenir la reconstruction de l’Allemagne et
de son économie, et ce parfois contre les intérêts français.

Pour expliquer cette thèse quelque peu à contre-courant de l’image traditionnelle


attribuée à Jean Monnet de fédérateur européen et non de défenseurs des intérêts nationaux
français, l’auteur s’appuie sur de nombreuses sources de première et de seconde mains,
comme des monographies et des articles scientifiques, soit d’auteurs français ou anglo-saxons,
mais également donc, sur les Archives nationales et ses équivalents américains, sur celles du
Ministère des Affaires Étrangères ou du Département d’État américain, ainsi que sur des
documents personnels comme les « Papiers Jean Monnet », des correspondances privées
(Schuman-Monnet), ou encore en s’entretenant directement avec les acteurs des négociations
encore en vie comme Andrew Nathan.

Dans cette optique, Irwin M. Wall revient dans une première partie sur les conditions
préalables de la mise en place du Plan Monnet (« L’unanimité du Plan »). Selon l’auteur, une
politique de planification était de toute façon perçue comme indispensable pour la majorité
des acteurs politiques, et ce dès 1944, face à l’échec des politiques économiques des années
30. La création d’un ministère de l’Économie nationale en novembre 1944 et la nomination de
Pierre-Mendès France semble amener la France à une planification économique non-libérale
(gel des avoirs notamment). C’est notamment contre ce projet que Jean Monnet va construire
son plan, en fondant la relance sur un « capitalisme néolibéral avec le concours de l’État ».
Surtout, Jean Monnet réussit à faire du plan une condition du soutien financier américain, qui
pouvaient alors financer la reprise de l’économie nationale en échange de la promesse de
l’ouverture de l’économie française et de convertibilité des monnaies.
Irwin M. Wall souligne dans une deuxième partie l’interdépendance du soutien
américain au plan français et, vice-versa, du plan français au soutien américain. D’âpres
négociations avaient lieu entre les deux acteurs, négociations asymétriques compte tenu de
l’importance pour la France du soutien financier et moral américain. De plus, de nombreux
voies émanaient au sein de l’administration américaine contre l’octroi de prêts de mêmes
montants que les Britanniques aux Français, méfiantes de ces derniers qu’ils percevaient
comme foncièrement opposés au projet de restauration d’un État allemand qu’ils soutenaient.
Les Américains, aussi soucieux des préoccupations de l’opinion publique et de leur volonté de
lutter contre le communisme, également en France, en inondant le marché européen de
produits américains, s’opposaient donc par principes au plan Monnet (même s’ils en
approuvaient les grandes lignes), ce que met ainsi en exergue le rapport d’Ivan B. White,
attaché commercial à l’ambassade américaine à Paris, de 1944 à 1948.
Aussi, dans une troisième partie, Irwin M. Wall revient sur la manière dont Jean
Monnet parvint à concrétiser son plan, en anticipant sur le plan Marshall en préparation. En
bon pragmatique, Monnet réussit à obtenir que les fonds de contrepartie, les fonds obtenus
après l’achat et la vente successifs de produits américains en Europe, fonds constitués en
franc, soient alloués au financement du plan. Surtout, Monnet fit preuve de vigilance quant
aux conséquences du Plan Marshall en Europe, craignant qu’il ne devienne une arme politique
soutenant l’ingérence américaine, qu’il ne conduise les Français à se rallier aux positions
américaines favorables à la reconstruction de l’Allemagne et surtout, qu’il ne crée des
divisions au sein du continent, entre Europe Occidentale et Europe de l’Est, favorables aux
américains.
Dans son avant-dernière partie, Irwin M. Wall revient sur le succès du Plan Monnet,
dû selon lui notamment à sa souplesse et au pragmatisme de son auteur qui en a fait non un
instrument politique mais bien un programme incitatif, accompagnant la reconstruction du
pays. Si Wall souligne la non prise en charge par le plan de secteurs fondamentaux comme
celui des machines-outils, il conclut que dans sa grande majorité, les objectifs fixés furent
remplis.
Enfin, dans une dernière partie, l’auteur de l’article s’interroge sur l’héritage du plan
Monnet, perceptible selon lui dans l’élaboration du plan Schuman (1950-2) et de la tentative
de mise en place d’une Communauté européenne de Défense. Naviguant entre les intérêts
français et les intérêts américains, Monnet parvint dans le cas du plan Schuman sur la mise en
place d’une industrie de base européenne de l’acier, profitable aux aciéries françaises
dépendantes du cock allemand, à rallier le soutien et le financement américain. Or, si les
succès des projets économiques de Jean Monnet étaient évidents, il en fut bien différent quant
à la mise en place d’une armée européenne, qui servait en sous-main justement selon l’auteur,
à retarder la reconstruction d’une armée nationale allemande à laquelle, seule la France, était
opposée. L’échec de la mise en place d’une Communauté de Défense européenne montrait
alors les limites de la planification monnetienne : au-delà du financement de la reconstruction
d’une économie plus ou moins indépendante, jamais les États-Unis n’accepteraient le
financement d’une armée européenne remettant en question leur domination militaire.

Tout au long de son exposé, l’auteur revient de plus sur quelques considérations
historio-graphiques. Revenant sur les bénéfices réels des Accords Blum-Byrnes de mai 1946
qui supprimaient une part de la dette française envers les États-Unis, Wall défend l’idée que
malgré cette action magnanime des Américains, la France n’aurait pas été par la suite,
contrainte d’intégrer un bloc occidental, mais serait bien parvenu à maintenir en partie son
indépendance politique. L’auteur souligne aussi la portée du plan Monnet, qui relève aussi
d’objectifs de politique étrangère, vis-à-vis de l’Allemagne et du soutien que leur apportait les
Américains notamment. Enfin, l’intérêt historiographie premier de cet article est de revisiter
la vision d’un Jean Monnet comme « le plus américain des Américains français », en montrant
que son ambition fut au contraire d’asseoir la souveraineté française en matière économique et
industrielle, tout en se satisfaisant d’un financement américain. Enfin, Irwin M. Wall souligne,
qu’à une époque où les nationalismes étaient renaissants en matière économique, Jean Monnet
fut à la fois un acteur dont le pragmatisme le plaçait « au-dessus de la mêlée », et surtout, fut
bien plus qu’un européen, un atlantiste, dont la vision conciliatrice visait à rapprocher les
intérêts des États sans répondre à une logique de blocs.

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