Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Fethi Benslama
2006/1 no 73 | pages 89 à 95
ISSN 0762-7491
ISBN 2-7492-0591-3
DOI 10.3917/cm.073.0089
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2006-1-page-89.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
© Érès | Téléchargé le 06/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.23.94.8)
Fethi Benslama
Le sexuel monothéiste
et sa traduction scientifique
l’époque la plus contemporaine que l’on rencontre ces notions, sous l’effet de
la traduction et de la diffusion du discours scientifique et médical européen.
Pourtant la langue arabe est très riche en termes qui décrivent l’expérience
sexuelle. Récemment, j’ai trouvé dans une librairie populaire à Rabat, un
petit lexique concernant les mots pour dire les affaires du sexe, et qui ne com-
portait pas moins de 2 500 termes 5.
On ne peut donc interroger « le sexe » dans cet univers sans prendre acte
de ce double fait : le monde ancien pré-scientifique, pré-moderne ne connaît
pas la notion de « sexualité » et ne nomme pas quelque chose comme « rap-
port sexuel ». Par contre, il nomme, dénomme, renomme sans cesse les
affaires du sexe ; autrement dit, ce dont il s’agit va plus loin que ce que
Michel Foucault a appelé un ars erotica : l’articulation la plus étendue des
affaires du sexe avec l’univers du discours.
La langue arabe et le texte coranique usent du nom commun « sexe ». Il
s’agit du terme « farj » que L’Encyclopédie lexicale du Lisân (XIIIe) définit ainsi :
« C’est le défaut entre deux choses, ce qui est entre les deux jambes. On dit
que c’est le manque entre deux choses, l’interstice, le trou qui fait peur. On
appelle le farj ainsi parce qu’il n’est pas bouché. C’est la part aveugle. C’est
la chose de la femme et de l’homme 6. »
Cette étymologie rejoint d’une certaine manière le concept de sexe en
français qui désigne la section, soit le défaut, le manque, l’interstice, le trou,
l’écart. Si l’on considère avec Jacobson que la traduction consiste à trouver
l’équivalence dans la différence, le terme « farj » serait l’équivalent adéquat
du concept de sexe en français et dans toutes les langues européennes. Or le
terme de « farj » est un substantif et ne devient jamais adjectif dans la langue
© Érès | Téléchargé le 06/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.23.94.8)
générique », modalité qui n’existait pas dans la langue, les textes et les dis-
cours arabes, jusqu’au XXe siècle.
Alors que dans le discours traditionnel ancien, on ne trouve pas la
notion d’« instinct génital », au sens biologique de la reproduction telle
qu’elle va apparaître au XIXe siècle en Europe, le terme « jins » va permettre à
l’époque moderne de dire et d’opérer le transfert des affaires du sexe dans le
registre génital et comportemental.
Chose curieuse, « jins » ressemble au genus latin d’où est tiré genre et
gender. En fait, sous l’effet de la traduction, on assiste à la naissance de ce
qu’on appelle le gender, avant sa théorisation proprement dite. Je rappelle
que le terme de gender a été utilisé comme concept pour la première fois en
1964 par Stoller pour distinguer l’identité sexuelle au sens de social.
Bref, le genre ou le gender prend le dessus à travers la langue et les dis-
cours arabes actuels, dans l’exacte mesure où il rend possible la traduction de
sexualité et sexuel, de rapport et d’instinct sexuels. Il va de ce fait écraser
d’autres mots, dont celui de sexe (farj), par sa capacité normative et scienti-
fique visant la génitalité et la reproduction comme comportement.
Dans le foisonnant lexical des affaires du sexe en langue arabe, un
concept a prévalu de tous temps pour indiquer l’univers de l’échange autour
du sexe, c’est celui de « nikâh » qui signifie bien cet échange, sans désigner
pour autant la relation ou le rapport sexuel. Il dénote spécifiquement la
dimension de la jouissance, et particulièrement la jouissance théo-légale.
C’est ce mot qui est utilisé dans le lexique juridique. Autrement dit, nous
avons affaire ici au concept même de jouissance, en tant que jouissance limi-
tée de l’un et de l’autre sexe.
© Érès | Téléchargé le 06/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.23.94.8)
7. Tel que dans cet exemple : « Dis aux croyants de baisser leur vue (absârihim) et de préserver
(yahfadû) leur sexe (furûjahum = farj au pluriel). Dis aux croyantes de baisser leur vue (absâri-
hinna) et de préserver leurs sexes (furûjahunna) », Coran XXI, 91.
8. Al-Qortubî Abî Abdallah, Al-jâma‘ li ‘ahkâm al-qur’ân, Dar Al-Kutub Al-masryya, Le Caire,
1954, t. XVI, p. 254.
Cliniques Mèd 73 7/02/06 11:30 Page 94
tion, en tant qu’il confère une dignité à celui qui le reçoit. Or, le mot
« amâna » correspond à l’« amen », c’est-à-dire à l’« ainsi soit-il » de la litur-
gie chrétienne ou islamique (âmîn). L’arabe et l’hébreux (âmên) le partagent à
partir de son origine sémitique qui donne lieu aux directions de sens sui-
vantes : le vrai, la foi, la sauvegarde, l’immunité. Sans entrer davantage dans
les détails, de toute évidence le régime de « la choseité » du sexe en tant que
vide, relève de la dignité, où il est aisé de reconnaître le « Das ding » freudien
repris par J. Lacan.
S’éclaire du même coup l’expression « et d’en user selon sa vérité ».
Quelle est donc cette vérité ? Elle est en tout premier lieu, la vérité d’un vide
dans l’humain, qui n’est pas la propriété de l’homme, mais de Dieu.
L’homme n’en serait que le dépositaire, n’en aurait en quelque sorte que
l’usufruit, d’où la notion de jouissance (nikâh) comme usufruit du sexe, en
tant qu’il incarne, si je puis dire, le défaut et le manque absolus de l’Autre. La
jouissance serait en somme de Rien, ou de Dieu. Si l’on se rappelle la
remarque de Freud dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, selon
laquelle les dieux sont originairement des organes sexuels 9, le monothéisme
n’y échappe pas. Sauf, qu’il vide la chose de sa substance, pour ériger à tra-
vers le langage, la fonction phallique comme le Dieu Un, même.
Compte tenu de ces éléments, on comprend que dans cette conception,
il ne peut y avoir de rapport sexuel, au sens d’une conjonction, établissant
une adéquation et une complétude, une complémentarité entre homme et
femme, entre deux personnes, puisqu’il s’agit là d’une rencontre entre deux
manques. Il ne peut y avoir de rapport là où ça interrompt précisément tout
rapport.
© Érès | Téléchargé le 06/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.23.94.8)
BIBLIOGRAPHIE
Résumé
Cet article expose la conjoncture par laquelle la conception scientifique de la sexualité
fait son entrée par la traduction dans le monde arabe et musulman, et ses consé-
quences sur le langage.
Mots clés
Sexe, gender, science, Dieu, refoulement, théologie, chose, vide.
© Érès | Téléchargé le 06/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 90.23.94.8)
Summary
This article exposes the circumstances that surround the way the scientific idea of
sexuality makes its entry through translation into the Arabic and Muslim world and
its consequences for language.
Keywords
Sex, gender, science, God, repression, theology, thing, void.