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Olympe de Gouges

Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne


septembre 1791

« Homme, es-tu capable d’être juste ? »

1 Homme, es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en fait la
2 question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. Dis-moi ? Qui t’a donné le
3 souverain empire d’opprimer mon sexe ? Ta force ? Tes talents ? Observe le
4 créateur dans sa sagesse ; parcours la nature dans toute sa grandeur, dont tu
5 sembles vouloir te rapprocher, et donne-moi, si tu l’oses, l’exemple de cet
6 empire tyrannique.
7 Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les végétaux,
8 jette enfin un coup d’œil sur toutes les modifications de la matière
9 organisée ; et rends-toi à l’évidence quand je t’en offre les moyens ; cherche,
10 fouille et distingue, si tu peux, les sexes dans l’administration de la nature.
11 Partout tu les trouveras confondus, partout ils coopèrent avec un ensemble
12 harmonieux à ce chef-d’œuvre immortel.
13 L’homme seul s’est fagoté un principe de cette exception. Bizarre,
14 aveugle, boursouflé de sciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de
15 sagacité, dans l’ignorance la plus crasse, il veut commander en despote sur
16 un sexe qui a reçu toutes les facultés intellectuelles ; il prétend jouir de la
17 Révolution, et réclamer ses droits à l’égalité, pour ne rien dire de plus.

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Olympe de Gouges – Déclaration… :


« Homme, es-tu capable d’être juste ?  »
1
PLAN ET PROBLÉMATIQUE

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PROBLÉMATIQUE : nous analyserons comment et pourquoi ce texte, destiné à


défendre l’égalité des droits entre les sexes, adopte une forme franchement
provocatrice

I-UNE APOSTROPHE PROVOCATRICE

« Homme, es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en fait la question ; tu ne
lui ôteras pas du moins ce droit. Dis-moi  ? Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer
mon sexe  ? Ta force  ? Tes talents  ? »

II-UNE ÉVOCATION DE LA LOI NATURELLE

« Observe le créateur dans sa sagesse  ; parcours la nature dans toute sa grandeur,


dont tu sembles vouloir te rapprocher, et donne-moi, si tu l’oses, l’exemple de cet empire
tyrannique. Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les végétaux, jette enfin un
coup d’œil sur toutes les modifications de la matière organisée ; et rends-toi à l’évidence
quand je t’en offre les moyens ; cherche, fouille et distingue, si tu peux, les sexes dans
l’administration de la nature. Partout tu les trouveras confondus, partout ils coopèrent avec
un ensemble harmonieux à ce chef-d’œuvre immortel. »

III-HUMILIER LE DÉVOYEMENT DU DESPOTISME MASCULIN

« L’homme seul s’est fagoté un principe de cette exception. Bizarre, aveugle,


boursouflé de sciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de sagacité, dans l’ignorance
la plus crasse, il veut commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes les facultés
intellectuelles  ; il prétend jouir de la Révolution, et réclamer ses droits à l’égalité, pour ne
rien dire de plus. »

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ANALYSE LINÉAIRE

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INTRODUCTION

Trouvez votre idée générale : La Révolution française s’accompagne, à ses


débuts, d’une libération de la parole, celle de la tribune comme celle que diffuse la
presse ou la multitude des brochures, libelles, affiches librement mises en circulation.
C’est ainsi que la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne parut d’abord, en

Olympe de Gouges – Déclaration… :


« Homme, es-tu capable d’être juste ?  »
2
septembre 1791, sous forme de brochure. Si elle nous semble très proche de nos
préoccupations contemporaines, elle passa à l’époque pratiquement inaperçue.
Ou pourquoi pas, autre chose… le goût d’Olympe de Gouges pour l
provocation, par exemple ; n’allez pas trop loin cependant, ne grillez pas vos
cartouches…
Rapide présentation : ce passage constitue la seconde des quatre adresses
orchestrées par la Déclaration :
- « À la reine »
- aux hommes
- à « l’Assemblée nationale »
- aux femmes,
mais aussi la première des deux apostrophes qui encadrent ses dix-sept
articles :
- « Hommes, es-tu capable d’être juste »
- « Femme, réveille-toi ».
Il s’agit, après avoir fait appel au Trône (la reine) et avant de solliciter l’action
politique et législative (« l’Assemblée nationale »), de s’adresser directement à cet autre
pouvoir dont l’injustice dénie aux femmes les droits et les devoirs de l’égalité : les
hommes.
Contextualisation : cette adresse aux hommes se situe donc juste après la
dédicace « À la reine », et juste avant le « Préambule »
Lecture expressive (notée sur 2) : entraînez-vous ! on n’est pas expressif sans
efforts. Pas d’inhibition ! Votre compréhension du texte doit s’affirmer dans cette
lecture. N’oubliez pas les liaisons ; matérialisez-les durant vos trente minutes de
préparation par de petits ponts directement reportés sur le texte.
Problématique : nous analyserons comment et pourquoi ce texte, destiné à
défendre l’égalité des droits entre les sexes, adopte une forme franchement
provocatrice
Annonce du plan : N’OUBLIEZ PAS D’INDIQUER LES LIMITES DE VOS
PARTIES !

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I-UNE APOSTROPHE PROVOCATRICE

- Nous avons déjà évoqué les deux apostrophes qui encadrent les articles de la
Déclaration ; adressées aux hommes et aux femmes, elles visent ceux qui
doivent s’emparer de ces dix-sept articles pour les faire vivre dans la société
post-révolutionnaire en cours de construction.
o Sans le concours de l’un de ces acteurs, la Déclaration demeurerait lettre
morte
o Mais s’il revient aux femmes de réclamer ce qui leur est dû, les hommes
auront quant à eux, au nom de la raison comme de la justice, à accepter
cette égalité conquise. On comprend dès lors que l’apostrophe aux
hommes intervient la première, non pour sacrifier à une quelconque

Olympe de Gouges – Déclaration… :


« Homme, es-tu capable d’être juste ?  »
3
prééminence, mais pour des raisons stratégiques : il faut d’abord faire
entendre raison aux injustes « despotes » de la femme.
- d’un texte destiné à convaincre des contradicteurs on pourrait attendre les
procédés classiques de la persuasion, de la démonstration 1 et, peut-être avant
tout, de la captatio benevolentiae2
o Or, si ce texte met en œuvre une stratégie de persuasion ainsi qu’une
courte démonstration, le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est guère
tendre avec ceux auxquels il s’adresse
o Sa tonalité est globalement polémique (de polemos en grec cad
« combat »)
o Ainsi la première phrase du texte apostrophe-t-elle les hommes qu’elle
remet frontalement en cause, non sans une certaine brutalité

«  Homme, es-tu capable d’être juste  ? »

- Olympe de Gouges affectionne l’apostrophe, procédé oratoire


particulièrement apprécié des révolutionnaires
o Il s’agit de capter l’attention, d’enflammer l’enthousiasme ou, comme
ici de provoquer l’adversaire, de l’obliger à écouter, à répondre et à
tenir la défensive
o D’emblée, OdG se pose en égale , et provoque au duel (le duel ne peut
exister qu’entre égaux)
- L’apostrophe conserve par ailleurs quelque chose de théâtral qui est bien dans
les manières de l’auteur dont la langue use volontiers, nous le verrons plus
avant, de traits caractéristiques de l’oralité
o Les premières lignes de notre texte organisent d’ailleurs une sorte de
dialogue, univoque, certes et d’ailleurs simulé, mais animé
o Ce dialogue donne corps au muet interlocuteur masculin désigné par le
pronom personnel « tu »3
● Par ce « tu » OdG et son interlocuteur se voient placés sur
un pied d’égalité
- Ce premier mouvement est caractérisé par la succession de questions
rhétoriques4 ; ces dernières :
o accentuent sa tonalité polémique
o ajoutent de la vivacité à un texte déjà animé par des ruptures
rythmiques entre phrases longues et courtes
o Miment encore l’oralité

1
La démonstration cherche à convaincre à l’aide de la raison, la persuasion met en
jeu les émotions.
2
Capter la bienveillance du lecteur/interlocuteur, se concilier son écoute bienveillante.
3
Le « tu », perçu comme égalitariste et fraternel est, par excellence, le pronom
personnel des révolutionnaires ; le vouvoiement sentait l’aristocrate…
4
Question qui n’attend pas de réponse.

Olympe de Gouges – Déclaration… :


« Homme, es-tu capable d’être juste ?  »
4
o rappellent le théâtre (voir tirade de Cléantis dans l’Île des esclaves de
Marivaux, scène 11)5
o permettent un jeu subtil d’ironie
- Il faut évaluer cette première question en la replaçant dans son contexte : au
révolutionnaire ―affranchi au nom de la Justice en vertu de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen, OdG demande s’il est capable d’être juste.
o D’emblée il s’agit de remettre en cause les acquis révolutionnaires dès
lors qu’ils n’étendraient pas leur acquis aux femmes
o Les hommes, l’Assemblée nationale, en bafouant les droits des femmes
auraient trahi leur projet révolutionnaire et auraient tout simplement
pris la place des despotes dont ils ont brisé la domination… les voici
pris à leur propre contradiction
▪ Nous percevons ici l’égalitarisme radical d’OdG. Pour elle,
aucune différence entre les opprimés, qu’ils soient peuples,
femmes ou esclaves noirs des colonies 6. Aussi ébauche-t-elle

5
«  CLÉANTHIS.  Ah ! vraiment, nous y voilà, avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens
qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, qui nous regardent
comme des vers de terre, et puis, qui sont trop heureux dans l'occasion de nous trouver cent
fois plus honnêtes gens qu'eux. Fi  !  que cela est vilain, de n'avoir eu pour tout mérite que de
l'or, de l'argent et des dignités ! C'était bien la peine de faire tant les glorieux  !  Où en
seriez-vous aujourd'hui, si nous n'avions pas d'autre mérite que cela pour vous ? Voyons, ne
seriez-vous pas bien attrapés  ? Il s'agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là, que
faut-il être, s'il vous plaît  ? Riche  ? non ; noble ? non ; grand seigneur ? point du tout.
Vous étiez tout cela ; en valiez-vous mieux ? Et que faut-il donc  ? Ah ! nous y voici. Il faut
avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison ; voilà ce qu'il faut, voilà ce qui est estimable, ce
qui distingue, ce qui fait qu'un homme est plus qu'un autre. Entendez-vous, Messieurs les
honnêtes a gens du monde  ? Voilà avec quoi l'on donne les beaux exemples que vous
demandez, et qui vous passent  : et à qui les demandez-vous ? À de pauvres gens que vous
avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd'hui
pitié de vous, tout pauvres qu'ils sont. Estimez-vous à cette heure faites les superbes, vous
aurez bonne grâce  ! Allez, vous devriez rougir de honte.  »
6
Voir le « Postambule » : « la femme que l’homme achète, comme l’esclave sur les côtes
d’Afrique » […] « Il était bien nécessaire que je dise quelques mots sur les troubles que cause,
dit-on, le décret en faveur des hommes de couleur, dans nos îles. C’est là où la nature frémit
d’horreur  ; c’est là où la raison et l’humanité, n’ont pas encore touché les âmes endurcies ;
c’est là sur-tout où la division et la discorde agitent leurs habitans. Il n’est pas difficile de
deviner les instigateurs de ces fermentations incendiaires : il y en a dans le sein même de
l’Assemblée Nationale  : ils allument en Europe le feu qui doit embraser l’Amérique. Les
Colons prétendent régner en despotes sur des hommes dont ils sont les pères et les frères  ; et
méconnoissant les droits de la nature, ils en poursuivent la source jusque dans la plus petite
teinte de leur sang. Ces colons inhumains disent : notre sang circule dans leurs veines, mais
nous le répandrons tout, s’il le faut, pour assouvir notre cupidité, ou notre aveugle ambition.
C’est dans ces lieux les plus près de la nature, que le père méconnaît le fils ; sourd aux cris du
sang, il en étouffe tous les charmes  ; que peut-on espérer de la résistance qu’on lui oppose  ? la
contraindre avec violence, c’est la rendre terrible, la laisser encore dans les fers, c’est
acheminer toutes les calamités vers l’Amérique. Une main divine semble répandre par tout

Olympe de Gouges – Déclaration… :


« Homme, es-tu capable d’être juste ?  »
5
avant l’heure ce que le XXe siècle appellera « la convergence des
luttes7 »

« C’est une femme qui t’en fait la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce
droit. »

- «  C’est une femme qui » : procédé d’emphase par extraction ⇨insistance


o ⇨ l’auteur insiste sur sa qualité de femme
▪ défi
▪ OdG se veut porte-parole
- «  tu ne lui ôteras pas du moins ce droit  » : touche d’ironie, de sarcasme autant
que de défi
o « du moins » placé après le verbe avant le complément interrompt la
phrase ⇨ mise en relief ironique : aux femmes on dénie tous les droits,
pourquoi pas celui de faire des questions ?

« Dis-moi ? Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer mon sexe ? Ta force ? Tes
talents  ? »

« Dis-moi  ? »
- Cette locution
o contient le premier impératif du texte
o même si le caractère banal de cette expression lui fait perdre du
caractère provocateur que les impératifs du 2nd mouvement
présenteront, il convoque l’adversaire et place OdG sur un pied
d’égalité avec lui. On le voit, ce que semble vouloir avant tout l’autrice,
c’est provoquer à l’écoute et à la parole afin de rompre le silence qui
étouffe sa cause
o mime encore une fois le dialogue
o Manière implicite d’affirmer que l’homme seul peut répondre à une
telle question tandis qu’elle, armée de sa seule raison, ne peut trouver
aucune justification de cette injuste dicrimination

« Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer mon sexe ? Ta force ? Tes talents  ? »
o Rupture syntaxique entre ces trois phrases : au lieu de « qui », il eût
fallut dire « qu’est-ce qui » afin d’annoncer les deux questions suivantes
(« force » et « talent » ne sont pas des personnes) : ⇨ mise en évidence
ironique : personne n’a pu lui donner ce « souverain empire d’opprimer »

l’appanage de l’homme, la liberté  ; la loi seule a le droit de réprimer cette liberté, si elle
dégénère en licence ; mais elle doit être égale pour tous ».
7
La convergence des luttes : démarche militante aspirant à faire converger des luttes
différentes dans un mouvement social commun et ainsi de coaliser les aspirations de
ceux que l’Internationale appelle « les damnés de la terre ».
Les mouvements étudiants de mai 68 furent accompagnés d’un mouvement
de grève générale lancée par la classe ouvrière. Étudiants, paysans et ouvriers
défilèrent alors ensemble dans plusieurs villes du pays.

Olympe de Gouges – Déclaration… :


« Homme, es-tu capable d’être juste ?  »
6
▪ Cette mise en évidence est encore accentuée par une rupture
rythmique : «  Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer mon
sexe ?  » (15 syllabes) « Ta force ?  » (2) « Tes talents ?  » (3)
(vivacité rythmique du texte)
● « Ta force », bien sûr, l’homme se prévalant de la loi du
plus fort trahirait d’emblée son despotisme (on pense au
Supplément au voyage de Bougainville8)
● « Tes talents », il s’agit encore d’un défi ironique, d’une
véritable provocation en duel. D’ailleurs, OdG se fait une
haute idée de ses talents d’auteur ; et puis la femme « a
reçu toutes les facultés intellectuelles »

- L’injustice et l’illégitimité de la suprématie masculine ayant été d’emblée


attaquées et moquées, l’autrice présente un de ses arguments les plus familier.

_________________________________________________________________________

II-UNE ÉVOCATION DE LA LOI NATURELLE

La misogynie, souvent appuyée sur la loi du plus fort, ne se donne pas


toujours l’embarras de justifications ; lorsqu’elle le fait, elle use souvent d’arguments
fondés sur la différence physique conçue comme une prédestination naturelle :
moindre force musculaire des femmes, fragilité prétendue, etc.. Aussi OdG se place-t-
elle directement sur ce terrain et invite-t-elle les hommes à réviser leur jugement.

« Observe le créateur dans sa sagesse  »

- Le premier mouvement du texte usait essentiellement de la forme


interrogative, le second de la forme injonctive :
o Usage de l’impératif (à onze reprises !) : « Observe « , « parcours »
« donne-moi », «  Remonte  » « consulte  », « étudie », « jette  », « rends-toi à
l’évidence », «  cherche, fouille et distingue »
▪ OdG se place en position de supériorité ; elle ordonne et va faire
la leçon à l’homme
▪ nouveau défi à celui qui veut commander aux femmes et,
partant, doit avoir toujours raison contre elle
● songez encore que les femmes souffraient généralement
d’une éducation moins soignée que les hommes ; or c’est
elle qui, cette fois, tire argument de son savoir, un savoir
inconnu ou au moins méconnu de son adversaire

8
Denis Diderot (XVIIIa), Supplément au voyage de Bougainville, « Le discours du vieux
Tahitien » : «  Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos
pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en
penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? »

Olympe de Gouges – Déclaration… :


« Homme, es-tu capable d’être juste ?  »
7
- ⇨ OdG impose sa supériorité intellectuelle et, bientôt, nous le verrons, sa
supériorité morale :

« parcours la nature dans toute sa grandeur, dont tu sembles vouloir te rapprocher, et


donne-moi, si tu l’oses, l’exemple de cet empire tyrannique. »

- Il s’agit donc désormais d’évoquer la nature comme preuve de l’égalité des


sexes
o La nature dans la pensée du XVIIIe, n’est pas conçue comme à notre
époque en termes de « biotope » « d’environnement » ou de paysage
▪ Elle se présente souvent comme une entité, personnalisée (la
Nature) ou allégorisée à l’image des divinités mythologiques 9
▪ Elle constitue « la Création » voulue par un dieu plus ou moins
abstrait (déisme) ou personnel (christianisme) et régie par des
lois immuables10
● Elle est donc le reflet de la sagesse divine ; elle indique ce
qui doit être
● Elle indique encore le bon comportement ; ce qui est
contraire aux lois naturelles est donc à la fois contre
nature et contraire à la raison
o Les lois, les idées, les conceptions humaines, les
religions (selon Voltaire) contreviennent souvent
aux lois naturelles et créent de nombreux
malheurs. Ce thème, que vous trouverez chez
Montaigne (XVIb)11 est commun à tous les
philosophes des Lumières (XVIIIa) : Montesquieu,
Voltaire, Diderot, Rousseau
- Aussi cette seconde phrase initie-t-elle une antithèse qui structurera tout le
mouvement
o «  la nature  » et son « administration » s’opposent à « l’empire
tyrannique  » des hommes  »

9
Voir Olympe de Gouges, Zamore et Mirza, pièce anti-esclavagiste « Nous n’avons plus
de protecteur que la Nature. Mère bienfaisante, tu connais notre innocence  : non, tu ne nous
abandonneras pas, et ces lieux déserts nous cacheront à tous les yeux », plus loin : « Ta
naïveté me charme  ; c’est l’empreinte de la nature ». Plus loin encore dans la bouche d’un
naufragé français, la nature enseigne la liberté inscrite dans ses los : « Nous sommes
libres en apparence, mais nos fers n’en sont que plus pesants. Depuis des siècles, les Français
gémissent sous le despotisme des ministres et des courtisans. Le pouvoir d’un seul maître est
dans les mains de mille tyrans (les aristocrates) qui foulent son peuple. Ce peuple un jour
brisera ses fers et reprenant ses droits écrit dans les lois de la nature apprendra à ces tyrans ce
que peu l’union d’un peuple trop longtemps opprimé, et éclairé par une saine philosophie. »
10
Lois physiques dont l’une d’entre elles, la loi de gravitation universelle, fut établie
par Newton. Voltaire la vulgarisa pour le public européen (le français est la langue
universelle, particulièrement celle des gens cultivés).
11
Voir Montaigne, Essais, « Des Cannibales » I31.

Olympe de Gouges – Déclaration… :


« Homme, es-tu capable d’être juste ?  »
8
«  dont tu sembles vouloir te rapprocher »
- OdG juge de haut les hommes et leur projet émancipateur incomplet
o s’ils « semble(nt) vouloir  » se rapprocher de la nature, c’est qu’ils n’y
sont point parvenus suffisamment pour qu’on n’en puisse douter
▪ ironie ? à tout le moins sarcasme
o c’est encore qu’ils n’ont pas, comme OdG, suffisamment compris le
dessein qui s’exprime dans les lois naturelles
▪ Pour OdG, bien sûr, puisque ses idées sont conformes à la nature
et à la Raison, (l’un ne va d’ailleurs pas sans l’autre), ces
conceptions vont de soi et sont nécessairement supérieures à
celles de ces contradicteurs

«  et donne-moi, si tu l’oses »
- Défi encore. Le silence des hommes quant aux raisons de leur domination ne
saurait résister à l’examen de la Raison, OdG les met donc au défi de les
exposer. ⇨ elle suppose de la part des hommes, une sorte de mauvaise-foi, ou,
du moins, une absence de réflexion

- On le voit, le ton de ce texte polémique se fait toujours plus incisif, plus


agressif

« Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les végétaux, jette enfin un coup
d’œil sur toutes les modifications de la matière organisée ; et rends-toi à l’évidence quand je
t’en offre les moyens ; cherche, fouille et distingue, si tu peux, les sexes dans
l’administration de la nature. »

- La suite développe le champ lexical de la nature : les «  animaux », « les


éléments », «  les végétaux », « la matière organisée » se voient associés à des
termes mélioratifs : OdG évoque la « grandeur  » de la nature, l’« ensemble
harmonieux » que constitue ce « chef-d’œuvre immortel. »
o Notez que ce chef-œuvre est l’œuvre du « Créateur  », « « grand architecte
de l’Univers, « Grand horloger » déiste à la manière de Voltaire. Il est
donc conforme à la sagesse (Raison). Par voie de conséquence, si la
nature, œuvre du Créateur montre la voie de l’égalité en « confondant »
les sexes, si de cette « coopération » naît l’« harmonie universelle »,
alors l’« empire tyrannique » des hommes est contre-nature, contraire à la
sagesse et au dessein du Créateur
- La succession d’impératifs invite désormais à une démarche, sinon tout à fait
scientifique et expérimentale, du moins philosophique c’est-à-dire fondée sur
l’observation et la Raison. Or, c’est bien de la raison que les députés de
l’Assemblée constituante se prévalaient lorsqu’ils édictaient les principes
nouveaux de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen.
o Les trois derniers impératifs pourraient à eux seuls résumer la méthode
d’un savant ou d’un philosophe : « cherche, fouille et distingue »
o « les modifications de la matière organisée » affecte un ton doctoral,
scientifique

Olympe de Gouges – Déclaration… :


« Homme, es-tu capable d’être juste ?  »
9
«  rends-toi à l’évidence quand je t’en offre les moyens »
- OdG insiste sur sa supériorité intellectuelle : « quand je t’en offre les moyens »
- Celui qui dénie le droit des femmes à l’égalité ne se rend pas « à l’évidence »
o par mauvaise foi, nous l’avons déjà évoqué
o ou par incapacité : «  si tu peux  »12

- On le voit, à mesure que le texte se déploie, sa tonalité se fait plus agressive ;


en procédant ainsi OdG espère-t-elle vraiment convaincre ses adversaires ?
Quant à jouer de leurs émotions, il ne saurait être question ici que de colère ou
d’indignation.
- Pourquoi donc adopte-t-elle ce ton provocateur si peu séduisant, si peu propre
à lui concilier les sympathies ? Il nous faudra en rendre compte.
- Le troisième mouvement accentue d’ailleurs cette tonalité

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III-ATTAQUER LE DÉVOIEMENT DU DESPOTISME MASCULIN

« L’homme seul s’est fagoté un principe de cette exception. »

- Les deux premiers mouvements du texte étaient caractérisés par l’apostrophe


directe (« Homme ») elle-même matérialisée par le tutoiement ; le troisième
consacre le passage à la troisième personne du singulier : « l’homme seul »,
« il ». Est-ce la marque d’une moindre agressivité ? En aucune manière ; il
s’agit plutôt ici :
o d’une mise à distance
o de faire apparaître un nouvel interlocuteur invité à considérer, aux
côtés d’OdG, la « bizarre » créature masculine et ses contradictions
o Mais qui pourrait être cet « autre » ?
▪ un homme, indécis ou partisan des thèses de l’auteur
▪ une femme invitée à prendre conscience de la misère
intellectuelle sur laquelle son tyran fonde son « despotisme »
- notez le terme « fagoté »
o Terme oral, familier, voire dialectal ⇨ péjoratif et méprisant ⇨ désigne
le principe de la supériorité masculine comme une création humaine
mal conçue, fragile, incapable de soutenir l’examen, car contraire à la
raison

12
Pour un homme des Lumières, particulièrement pour Rousseau et OdG, la raison
rend bon et compatissant, la bonté, la sensibilité mène naturellement à la raison.
Ainsi dans Zamore et Mirza : « Une morale douce et consolante a fait tomber en Europe le
voile de l’erreur. Les hommes éclairés jettent sur nous (les esclaves noirs) des regards
attendris  ; nous leur devront le retour de cette précieuse liberté, le premier trésor de l’homme,
et dont des ravisseurs cruels nous ont privés si longtemps. »

Olympe de Gouges – Déclaration… :


« Homme, es-tu capable d’être juste ?  »
10
- un « principe » sert de base à une réflexion, à une démonstration 13. D’un
principe « fagoté » ne peut naître qu’une réflexion/démonstration « fagotée »
cad fautive
- « l’homme » peut ici représenter le genre humain (OdG s’adresse aussi aux
femmes qui, elles aussi, peuvent s’être laissé convaincre par de mauvaises
raisons de la supériorité du sexe masculin

« Bizarre, aveugle, boursouflé de sciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de


sagacité, dans l’ignorance la plus crasse, il veut commander en despote sur un sexe qui a
reçu toutes les facultés intellectuelles ; il prétend jouir de la Révolution, et réclamer ses
droits à l’égalité, pour ne rien dire de plus. »

- Dans la dernière phrase du texte, agressivité et sarcasme confinent à


l’invective

« Bizarre, aveugle, boursouflé de sciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de


sagacité, dans l’ignorance la plus crasse »
- Accumulation de qualificatifs péjoratifs et hyperboliques
o « Bizarre », « dégénéré » : caractère contre-nature de cet « homme »
o « aveugle » s’oppose aux injonctions du second mouvement :
« parcours » « jette un coup d’œil » « distingue », « observe »
▪ Pour OdG, celui qui ne s’est pas rendu « à l’évidence » ne peut
être qu’« aveugle »
o « l’ignorance la plus crasse » (notez le superlatif absolu : « la plus ») :
antithèse violente avec ce qui précède : « dans ce siècle de lumières et de
sagacité  »
▪ La virulence de ton s’accommode d’expressions familières : « la
plus crasse » et témoigne du mépris d’OdG
▪ L’adversaire se voit associé aux âges ténébreux du passé ; lourde
accusation en ces temps révolutionnaires qui prétendent rompre
avec les préjugés, les erreurs antérieures, causes des iniquités de
l’Ancien Régime ⇨ « l’adversaire » est assimilé au « despote »
● Ce terme qui servait couramment à désigner les rois et,
d’une manière générale, tout oppresseur14.
▪ ⇨ le défaut de raison rend injuste et despotique (ce qui justifie
les textes des philosophes, ceux d’un Montaigne (XVIb) 15, ceux
des Lumières (XVIIIa))
▪ « ignorance » et « sciences » forment encore une antithèse. La
phrase est ambiguë. OdG veut elle désigner :
● deux catégories de personnes: d’une part les « boursouflés
de sciences » et de l’autre les « ignorants » ?

13
Principe : du latin principium : « commencement », d’où première vérité, notion
fondamentale à la base d’une science.
14
Olympe de Gouges, Zamore et Mirza : l’esclave Zamore évoque « le despotisme
affreux » des esclavagistes:
15
Voyez Montaigne, Essais, « Des Cannibales » I3I.

Olympe de Gouges – Déclaration… :


« Homme, es-tu capable d’être juste ?  »
11
● ou distingue-t-elle concomitamment ces deux
caractéristiques chez les mêmes personnes ?
« Boursoufflés », en effet, permet de les associer. Ce terme
décrit en effet une science néfaste, pour paraphraser
Montaigne une tête trop pleine, mais mal faite 16. Une telle
science, mal digérée et prétentieuse (la boursouflure est
une image de l’enflure pédantesque) est bien sûr
compatible avec l’ignorance de celui qui n’a pas « cherché,
fouillé et distingué » correctement.17
o Ce savoir « dégénéré » (notez que ce mot évoque une nature dévoyée),
cette ignorance, sont naturellement néfastes et oppressifs. Contre-
nature, ils s’opposent à la liberté inscrite dans les lois-mêmes de la
nature18 : « il veut commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes les
facultés intellectuelles  »
o Notez « commander sur » ; conforme à la syntaxe de l’époque, il est plus
vigoureux et parlant que notre « commander à » moderne
- OdG use d’une périphrase pour désigner les femmes : « un sexe qui a reçu
toutes les facultés intellectuelles19 » ce qui lui permet au passage de contredire
ceux qui affirment que les femmes seraient moins intelligentes que les
hommes
o Du même coup, elle oppose (antithèse) « l’ignorance la plus crasse » de
« l’homme -adversaire »20 et « les facultés intellectuelles » de la femme
- Dans le même mouvement, elle souligne la principale contradiction des
révolutionnaires : « il veut commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes les

16
Michel de Montaigne, Essais, « De l’institution des enfans » I26, « Mieux vaut une
tête bien faite qu’une tête bien pleine ».
17
Ce passage trouve un écho intéressant dans la « préface de 1872 » de Zamore et
Mirza, pièce d’Olympe de Gouges consacrée au scandale de l’esclavage des noirs :
« Dans les siècles de l’ignorance, les hommes se sont fait la guerre  ; dans le siècle le plus
éclairé, ils veulent se détruire. Quelle est enfin la science, le régime, l’époque, l’âge où les
hommes vivront en paix ? Les savants peuvent s’appesantir et se perdre sur ces observations
métaphysiques. Pour moi, qui n’ai étudié que les bons principes de la nature, je ne définis
plus l’homme, et mes connaissances sauvages ne m’ont appris à juger des choses que d’après
mon âme. Aussi mes productions n’ont-elles que la couleur de l’humanité. » On le
comprend, la « boursouflure » affecte la capacité de jugement selon « la nature »,
« l’âme », « l’humanité ».
18
Voir Zamore et Mirza, « Ce peuple (les Français) brisera un jour ses fers, et reprenant
tous ses droits écrits dans les lois de la nature… »
19
Attention, OdG ne veut pas dire ici que les femmes auraient reçu la totalité des
facultés intellectuelles de telle sorte qu’il n’en resterait plus pour les hommes, mais
bien qu’elles sont pourvues de chacune d’entre elles, sans en excepter une seule :
l’intelligence des femmes est égale à celle des hommes.
20
Attention encore, pas d’équivoque, je vous rappelle qu’il s’agit ici de « l’homme-
adversaire » des idées d’OdG relatives à l’égalité des hommes et des femmes, non de
l’homme en général.

Olympe de Gouges – Déclaration… :


« Homme, es-tu capable d’être juste ?  »
12
facultés intellectuelles //;// il prétend jouir de la Révolution, et réclamer ses droits à
l’égalité, pour ne rien dire de plus. »
- Notez au passage que, selon les principes développés plus haut, cette
contradiction fondée sur des principes erronés rend « l’homme » visé par OdG
inapte, non seulement à la liberté, mais encore à jouir de la Révolution  », voire
de l’égalité… OdG ne lui a-t-elle pas fait sentir combien il était
intellectuellement inconséquent ? « il veut commander en despote sur un sexe qui
a reçu toutes les facultés intellectuelles ; il prétend jouir de la Révolution, et réclamer
ses droits à l’égalité, pour ne rien dire de plus. »
Car en niant le droit des femmes à l’égalité, le révolutionnaire affranchi du
despotisme, trahit sa cause et se met en contradiction avec les principes même
dont il justifie son affranchissement

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

CONCLUSION

Au moment de clore notre étude, force est de constater que ce texte ne laisse
pas d’être un peu déroutant
À qui s’adresse-t-il et quel but poursuit-il vraiment ?

- En humiliant les prétentions masculines, OdG s’adresse bien sûr aux


misogynes endurcis ; mais son désir de les provoquer, ses insultes prouvent
qu’elle ne cherche pas vraiment à les convaincre ni à les persuader ; la
misogynie étant, sommes toutes, assez proche du fanatisme voltairien, on ne
peut guère espérer les rallier à une cause qui froisse tous leurs instincts
- Sans doute, désire-t-elle renforcer les convictions de ceux qui partagent déjà
ses idées et galvaniser leur enthousiasme
- Mais elle s’adresse aussi aux indécis qu’elle espère éclairer
o en leur mettant sous les yeux de nouvelles raisons de se convaincre
(l’exemple de l’harmonie naturelle)
o en humiliant les adversaires de ses thèses, en les rendant ridicules et
méprisables
- Enfin, elle s’adresse indirectement aux femmes, dont beaucoup acceptent l’état
des choses, quand elles n’ont pas appris à se considérer elles-mêmes comme
inférieures. Le désir d’OdG est qu’elles se réveillent, et, à l’image du peuple
révolutionnaire, prennent conscience des injustices qui leur sont faites et
réclament leurs droits légitimes
o En ce sens, ce texte qui précède la Déclaration est bien le pendant de la
seconde apostrophe qui la referme en s’adressant, cette fois,
directement aux femmes (Femmes, réveille-toi)
- On peut donc affirmer que la provocation qui domine dans ce texte est pour
OdG

Olympe de Gouges – Déclaration… :


« Homme, es-tu capable d’être juste ?  »
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o non seulement un moyen de frapper les consciences des femmes et des
indécis
o mais aussi et peut-être avant tout, l’unique moyen de rompre le silence
qui étouffe la voix des femmes.
o Le texte d’OdG est-il avant tout un moyen de sonner « le tocsin de la
raison », de faire entendre la voix des femmes afin que nul ne puisse
plus faire semblant de ne l’avoir pas entendue.
- Cette forme provocatrice est peut-être une des nécessités de l’écriture féminine
qui, là où un homme pourrait se contenter de convaincre ou de persuader,
doit en premier lieu donner de la voix pour ne plus être inaudible.

Olympe de Gouges – Déclaration… :


« Homme, es-tu capable d’être juste ?  »
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