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JoHN ScHEID ET JESPER SvENBRO

Le Métier de Zeus

Je suppose que vous avez été, comme moi, saisis d'un


extrême plaisir et d'un sentiment de grande familiarité
à la lecture de ces articles érudits et remarquables que
les deux auteurs - qui n'ont pas pu, pour des raisons
qui tiennent à leur emploi du temps et éventuellement
à leur éloignement, être là ce soir - nous offrent, avec
ce rassemblement d'articles qui, à ma connaissance, n'a
pas de précédent et ne peut déboucher si, précisément,
les psychanalystes n'en reprennent la portée; car il n'est
pas évident que les milieux universitaires proches de
ces deux auteurs puissent forcément apprécier l'impor-
tance de ce qu'ils apportent et, je dirais, les conclusions
qu'il y a à en tirer.
En effet, il apparaît dans ces textes que, à la nais-
sance de la pensée, il y a deux mille cinq cents ans à peu
près, le tissage, l'activité du tissage va être la métaphore
maîtresse qui va convenir aussi bien à l'activité poéti-
que qu'à l'union politique et à la relation sexuelle.
Avouez que, d'emblée, c'est plutôt inattendu et que
nous n'avons pas l'habitude dans nos ouvrages scolaires
de voir un tel rassemblement : l'activité poétique, poli-
tique, _sexuelle, ramenée à cette « métaphore » unique,
et je mets pour le moment cette métaphore entre guille-
mets : celle de l'activité du tissage. Ainsi le passage de
ce fil continu que constitue la trame dans le bâti verti-
cal représenté par la chaîne semble à même de figurer

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au mieux l'union intime du même et de l'autre, et cela
dans ces trois activités, poétique, politique, sexuelle et
je le dis tout de suite pour en donner un avant-goût,
1
1
pour Cicéron, ce qui est déjà tardif mais peu importe,
,1
tisser, c'est écrire.
ir'
1, Le mot texte n'apparaîtra que plus tard, environ
r\ cent ans après avec Qyintilien, et c'est lui qui va rester
dans notre langue, aux dépens du mot grec qu'il traduit
et qui est huphos. Selon John Scheid, si le mot texte
s'est trouvé ainsi pérennisé, c'est à cause de la présence
en son centre (c'est ce qu'il dit, c'est même ainsi qu'il
termine l'ouvrage) du x, qui devient le caractère idéo-
graphique de l'entrecroisement.
Le premier objet ainsi tissé, c'est le manteau, donc,
huphos, dont voq_:,, savez qu'il a au départ la particula-
rité de servir aussi de couverture. Couverture aussi bien
pour le célibataire, que, bien davantage, comme symbo-
lique du couple qui va venir s'abriter sous_lui. Imaginez
une cité où ceux qui se baladent comme ça dans la rue,
en guise de manteau se promènent avec leur couette.
Avouez que ça ne peut pas être tout à fait sans effets.
Ça n'étonnait évidemment personne, mais enfin! je crois
que ça mérite qu'on s'en amuse un instant. Si le manteau
sert ainsi en même temps de couverture, c'est parce que,
comme toute étoffe, il est fait d'une chaîne verticale,
succession rythmée de fils, de fils robustes, entre les-
quels va passer la traine horizontale. Ces deux auteurs
se plaisent à dire, se plaisent à souligner que la chaîne,
cette succession de fils verticaux, est du genre masculin,
et la krôke (ça s'appelle comme ça, c'est à croquer. ..)
· tale mot féminin Ces fils verticaux, pour
honzon , ·
opérer le tissage, sont tenus par des ~eso~s, d~s poids,
qu'Aristote (bien sûr, il va to~t de suite ~tre la) a to~t
simplement comparé aux testicules, tandis que les poe-
~es orphiques considéraient le fil de la chaîne comme
représentant le sperme. Oyant à Sénèque, il parle en-
core plus directement, plus crûment, du coït opéré par
l'union de la chaîne et de la trame. Avouez qu'ils étaient
drôlement freudiens, ces gens-là ! C'est donc dans cet
entrelacement, sumploké, que s'est lue l'union du couple.
Je vous cite là une phrase de John Scheid : « Au désor-
dre des origines de la laine brute se substitue un tissu
ordonné, où chaque fibre est à sa place. » Tisser, c'est
vraiment débrouiller « un grand embrouillamini d'af-
faires », ça c'est une citation grecque, afin de « ranger
chaque affaire dans son lieu propre». C'est entrelacer
ce qui est différent, contraire, voire hostile, afin de pro-
duire une toile harmonieuse et unie.
Avec ce personnage mémorable qu'est Lysistrata,
Aristophane imagine, cette fois, pour pacifier la Grèce
qui est prtse .dans la guerre du Péloponnèse (comme
vo~s ... comme vous ne vous en souvenez pas), il imagine
qu'au commissaire de la cité qui demande à Lysistrata
comment elle va s'y prendre pour rétablir la paix, elle
répond ceci : « Comme nous faisons notre fil : quand il
est emmêlé, nous le prenons comme ceci, le soulevons
avec nos fuseaux, de-ci, de-là. » Il s'agit donc, pour pa-
cifier le pays, de démêler la pelote,« d'enlever dans un
bain le suint de la cité », « trier les poils durs », « sé-
parer à la cardeuse les touffes des comploteurs », puis

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'lie les bons éléments de la cité, dont
mêler dans 1a corbe1 , . d
. 1 me' tèques et les étrangers restes amis e
font partie « es . . , , , -
la cité». Et avec cette laine a1ns1 cardee, preparee, net
, ·1 restera à en tisser un manteau pour le peuple,
toyee, 1 .
un manteau en tant que, comme je viens de le sou 11gner,
il est symbolique de cette union intime, harmonieuse,
souveraine, de contraires, d'opposés.
Un rappel au passage, qui est sans ·doute pour nous
plus qu'un rappel : Athéna, patronne de quoi ? Du
métier à tisser et aussi de la charrue en tant que l'une
des pièces de la charrue porte un nom voisin de celui
de la « machi~e à tisser» (il n'est pas nécessaire que
je vous en donne les termes, vous les trouvez, vous les
avez dans ce bouquin) et qu'elle est patronne aussi de
la navigation; c~~t sans doute son patronage qui a fait
d'Athènes une cité maritime, dans la mesure où le mât
du bateau porte le même nom, hist6s, que le métier à
tisser, peut-être à cause des voiles qui, elles-mêmes,
s'appellent histia.
Il est, je crois, pour nous, plutôt agréable de penser
que Platon s'est peut-être inspiré d'Aristophane lorsque
dans le Politique, il fait du tissage le paradigme de l'art
politique. Sauf à convenir, comme le font ces auteurs
'
qu'il s'agissait sans doute de métaphores qui étaient
communes aux diverses cités grecques, autrement dit
que aussi bien Aristophane que lui-même · ont puisé
dans le même fonds langagier.
C'est le tissage des lettres, grammdta, qui pour
Platon devient le paradigme de l'entrelacement, c'est-
à-dire de l'écriture. Et c'est ainsi que le roi devient un

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roi tisserand. Son seul rival dans ce dispositif, c'est
alors, de façon tellement remarquable car inattendue,
le sophiste. C'est le sophiste parce qu'il est difficile de
distinguer le tissage opéré par le sophiste, de celui qui
serait le vrai, le bon tissage. Ça, je dois dire que c'est
plutôt amusant, parce que aller distinguer justement
ce qui dans le sophiste relèverait d'un mauvais tissage
n'est pas forcément aisé. En tout cas, le roi tisserand
aura pour vocation de venir intimement mêler ce couple
d'opposés andreia et sophrosune, le courage et la sagesse,
le courage, andreia, comme nous l'imaginons déjà très
bien, étant représenté par la chaîne, c'est-à-dire cette
partie raide, verticale, venant soutenir ces pesons, les
testicules, parties viriles, andreia, b_ien sûr ; et puis la sa-
gesse en tant qu'elle est représentée par la trame, souple,
flexible. Et c'est ainsi que le roi bon tisserand est capa-
ble de réaliser le plus magnifique des tissus, que celui-ci
soit destiné à recouvrir l'union physique des époux ou
bien la cohabitation des Athéniens dans la cité. Vous
avez eu l'occasion au passage de goûter également la
façon dont, dans ce travail, le terme d'in-vestiture vient
se substituer à celui d'intronisation : investiture, c'est-
à-dire se trouver recouvert du tissage symbolique, de la
perfection dans cette union des opposés, des contraires,
que vous avez désormais à réaliser.
Et puis cette remarque, extrêmement jolie à mon
sens, c'est-à-dire que dans le mythe du labyrinthe, dans
la mesure où Ariane est venue offrir à Thésée un fil
qui ne pouvait plus, du fait du labyrinthe, que venir se
recroiser lui-même, sans pouvoir rencontrer la chaîne

21
i
t qui aurait permis leur union heureus~, eh hie?, Ariane
t à Thésée ce fil les condamnait
, du meme coup
1.
.a:.
onran . .
à ne jamais pouvoir se rencontrer (c est triste ... mais
c'est beau !).
Vous avez aussi cette affaire - je la prends en passant
du livre de Démocrite - selon laquelle le tissage aurait
été initié par l'araignée où justement, comme dans
toutes les œuvres de la nature, vous n'avez aucune-
ment cette union de la chaîne et de la trame. Vous avez
pu y voir aussi de quelle manière ces auteurs venaient
démentir, je dirais, cette antécédence, la possibilité
d'accorder l'antécédence du tissage à ce mythe écrit par
Démocrite et, dans quelques pages absolument éblouis-
santes, montrer de quelle façon la, cigale, téttix, qui se
trouve captive iu centre dela chaîne de l'araignée, cette
cigàle qui était en -quelque sorte, là aussi dans le fonds
commun du langage, venue représenter la voix - quel
bruit considérable pour cette bête aussi petite_-, eh bien
de quelle façon la cigale captive au centre de la toile
vient là symboliser la phoné, la voix justement, dans son
rapport qui reste, pour nous encore, énigmatique avec ·
le texte, avec le tissage.
Et puis cette difficulté qui surgit à propos d'Homère.
Car chez Homère, rien qui puisse, dans le jeu justement
de ses métaphores, venir faire état d'un travail quelcon-
que de tissage, pas plus chez lui que chez l'aède. Seul
point retenir, c'est que le rhapsode ~st celui qui éty-
mologiquement a pour fonction de venir recoudre les
1
chants, les mettre ensemble. Mais enfin, ça ne suffit
1 pas. Il ne suffit pas de recoudre ensemble des morceaux

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pour qu'on soit dans le tissage. Et alors là, nous avons
droit à une digression remarquable sur le fait que si
nous ne trouvons chez Homère rien qui évoque le tissa-
ge, c'est dans la mesure où son texte lui est directement
inspiré par la Muse. Ce serait impiété que de vouloir,
pour l'aède par exemple, ou pour Homère lui-même, ce
serait impiété que de vouloir y mêler, que ce soit son fil,
que ce soit sa trame ou que ce soit sa chaîne.
C'est une remarque qui nous amène directement
aux problèmes très communs que nous partageons et
qui sont ceux du rapport que nous avons toujours avec
les textes que nous disons sacrés. Certes, nous prenons
la liberté de les interpréter, de les commenter, mais
vous savez que le premier souci est de ne pas venir y
mêler, soi-disant, quelque impureté, étant supposée
justement cette pureté originelle. Et nous rejoignons
sur ce point ce qui est, comme vous le savez, l'idéal de
chacun - qu'il soit politique, qu'il soit technique, qu'il
soit subjectif - de déchiffrer le Grand Texte qui serait
l'ordonnateur de rios destinées et de n'avoir rien d'autre
à articuler que l'inspiration venue de ce texte même.
Vous ne me permettrez pas de vous rappeler combien
dans l'exercice politique il s'est agi, je dirais, de pouvoir
être le locuteur mort à l'avance des textes prescriptifs,
combien la vocation scientifique est de mettre en place
cette écriture qui serait ordonnatrice de notre monde,
et combien le souci si banal de l'obsessionnel est bien
de venir lire le texte parfait dont les petites saletés et les
petites erreurs introduites par sa subjectivité se trouve-
raient soigneusement écartées.

23
Mais cela va pour nous plus loin : nous connais-
sons grâce à notre exercice ce que peut être pour u~
uiet cornme 1·e viens de le.dire, cette vocation à vouloir
s 'J ' •
obé-ir tel un cadavre à ce discours venu de l'Autre, mais
aussi cette angoisse si fréquente que ce texte de l'Autre
vienne .à disparaître et aussi la nécessité, dans ce cas où
il est pris; d'aller chercher autour de lui des amis, pour
savoir comment il devrait faire, comment se conduire,
de s'engager dans toute une série justement de lectures
destinées à redonner assise et fondement à cet Autre.
Ce qui pour nous ouvre la question, dont je ne suis
pas certain qu'elle ait encore été traitée, de la façon
dont pour chacun s'organise ce champ de l'Autre, de
ce texte inconscient, régisseur, la façon qui lui assure, à
ce texte, sa stabiUté, sa pérennité. Puisque nous voyons
de façon si claire qu'il peut parfaitement être amené à
filer. Et pour prendre cet exemple canonique, qui n'est
qu'un cas extrêrnc puisqu'il est pris du champ des psy-
choses, c'est-à-dire cc qui se passe chez Schreber, vous
voyez parfaiten1ent ces moments de panique intense où
justen1ent tout repérage, par rapport à quelque texte or-
donnateur que ce soit, disparaît avec ce texte lui-même,
et chez lui, à ce moment-là, cette sensation de fin du
monde, d,angoisse extrême. Donc, vous voyez, il y a
là, je dirais, grâce aux auteurs, un débouché sur une
dimension clinique dont je ne suis pas certain qu'elle
ait été pleinen1ent soulignée, avec ce point auquel nous
avons à répondre : qu,est-ce qui pour un sujet donné
assure, ou pas, la stabilité de cette organisation Autre
de ce texte Autre ? '

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4 2E
a e que j'avais noté _qu'il
Je vois. en marge .
dans ma p g d . l' de l'écnture
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·t ue Je pare, a que cest
; conviend rai q . . dis d'un seul coup, .
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fj mme et qui pe
peut-être pour une e '. ent qui ne serait pas
écriture Ju stem •
férence avec une 1· hein J. e dis qui ne
. d" s pas mascu ine, ' d
féminine (Je ne 1 ,. , 1·t dans le secon
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serait pas 1eminine · , d e qui nous
cas d'essayer de régler son compte a cet or . r . t
, d , . de se sortir JUStemen
détermine, d'essayer es en tirer, . s le re-
de ses pattes, on pourrait se demander s1 dan
mier c~s celui d'une femme, il ne s'agit pas au contraire,
cet ordre,' de lui donner sa sta6·1· ' d e 1e constituer de
1 1te,
telle sorte qu'il ait stabilité.
Dans le Phèdre de Platon, le texte lu par un lecteur,
ce texte prend valeur d'être l'éraste, l'amant, et le lec-
teur devient l'aimé, l' éromène. Autrement dit la chaîne
est du côté du texte, la trame, le fil continu, du côté du
lecteur. En réalité, il me semble que, avec cette assertion
de Platon dans Phèdre à propos de Lysias, c'est soulever
le problème, justement nous y arrivons, de la place de la
voix dans le texte. Puisque nous pouvons, quant à nous,
reprendre, et déjà même en nous appuyant sur le fait
que la chaîne est constituée de ces traits unaires succes-
sifs, verticaux, de ces uns répétés, entre lesquels va venir
glisser la trame, nous pouvons avancer que ce qui fait
le un dans une chaîne continue, c'est quoi ? Ce fameux
S(A) dont, .d.
nous parle si souvent Lacan, j'aimerais ue
, , q
vous m a1 1ez, qu est-ce que c est, ce signifiant, ce S(A) ?

25
C'est quoi ? « Signifiant d'un trou dans l'Autre», c'est
lequel? Vous ne voulez pas m'aider?
Le grand ? Oui, d'une certaine façon ... Il dit que
non, Lacan, il dit que non. Il dit : il ne faut pas prendre
le grand pour S(..A).
Bernard ? Il ne veut pas. Alors ?
- X : N'importe lequel.
- Ch. Melman : N'importe lequel ? Oui, mais quand
même, attendez, a priori vous avez des grammdta, vous
avez une succession de lettres. Et l'inconscient, c'est
fait comme ça, c'est des grammdta. Qy'est-ce qui là-
dedans va faire césure, qu'est-ce qui va faire un, qu'est-
ce qui va faire signifiant, qu'est-ce qui va faire que ça va
vous donner du sens ?
- B. Vanderroersch : C'est la fermeture, c'est la fer-
meture qui manque à ce tissage. C'est-à-dire, c'est un
tissage qui s'en va comme ça dans tous les sens, oui,
mais il faut qu'il se ferme, et c'est là, dans la fermeture,
que se trouve le non compté.
- Ch. M. : Mais est-ce que nous n'aimons pas la
sphère?
- B. V. : Mais la sphère est fermée.
- Ch. M. : Oui, qu'est-ce qui, nous, après tout, nous
empêche, une fois de plus, de reprendre l'image de la
sphère, et comment, qu'est-ce qui nous dit, dans ce cas
de figure, que ça ne fait pas sphère ? ·
- B. V. : Faut la s'faire ... et c'est pas bon !
- Ch. M. : Et ce n'est pas bon !
- B. V. : Il faut faire sphère ...

1~
1
- Ch. M. : Le jour où vous y renoncerez, on en re-
parlera.
Eh bien, ce que je vais vous proposer, c'est que ce qui
fait, va faire un dans cette chaîne continue, c'est préci-
sément la voix. Et elle n'a pas besoin, vous le savez avec
les phénomènes de l'hallucination auditive, elle n'a pas
besoin d'un organe phonatoire pour se faire entendre,
pour se donner à entendre. Même si, comme Lacan le
souligne, il y a des ébauches phonatoires dans certains
cas d'hallucinations auditives, ce n'est pas indispensable.
Et comme vous le savez, les patients distinguent très
bien les hallucinations qui ont un caractère phonatoire,
d'autres qui n'ont pas ce caractère : ils les entendent,
mais ce n'est pas phonatoire. Eh bien, je vous propose
ceci: c'est que ce serait l'effet, comme le dit Lacan, pro-
pre à toute chaîne signifiante, d'avoir cette dimension
vocale de voix. C'est de s'offrir à la mise en place d'un
réel un (ou plusieurs, d'ailleurs, ou multiples), en tout
cas d'un réel, que peut s'opérer ce type de découpage
dans la chaîne des grammdta, cette chaîne continue et
qui donne place, et qui fait le un. Avec, dans la psy-
chose, le fait que la césure opérée, je dirais, se satisfera
pleinement de tous les néologismes, de toutes les créa-
tions éventuellement poétiques qui pourront en être
l'occasion, à cette césure.
· Pourquoi vous dire cela ? Parce que vous voyez
dans ce texte comment ces questions-là sont déjà à
l'~uvre dans la spéculation antique. Je veux dire que,
dune part la constatation, puisque j'évoquais à l'ins-
tant à propos du Phèdre de Platon que le texte était

27
~-
1

1
en position d'amant et le lecteur en position d'~imé: eh
1

i 1
1
bien, que, par renversement, c'est le lecteur qui devient
1


1
nécessaire pour introduire la voix dans la chaîne des
grammata, c'est-à-dire pour lui donn~~ sens et q~e c'e,~t
donc par là de son côté que bascule 1 eraste. Mais qu 11
. y a aussi (avouez que c'est ... ) la lecture silencieuse, la
lecture silencieuse d'un texte, c'est-à-dire celle qui est
destinée à ne profiter que de la voix interne au texte
lui-même. Comme vous le savez, la lecture silencieuse,
c'est-à-dire le fait de donner voix à ce texte lui-même,
fait partie, évidemment, des exercices spirituels.
Vous trouvez également cette réflexion qui méri-
terait tant de développements voire des travaux, qui
serait à reprendre ou à développer : quel est le rap-
port du dialogµe platonicien, justement, avec le texte
Autre ? On ne peut pas dire qu'il en est une lecture.
Il est au contraire la tentative de le constituer, ce texte
Autre, vous voyez, de le mettre en place comme j'en
évoquais tout à l'heure la virtualité, la possibilité, de
le mettre en place à partir des règles qui se déduisent
de la parole elle-même. De la parole dialoguée, de ce
qui dans le dialogue va surgir comme n6mos, loi de la
parole - quand Lacan évoque la loi de la parole, c'est le
n6mos grec -, autrement dit s'accorder à un texte Autre
qui n'est régi par rien que par les lois de la parole. Tout
ceci va être, très vite, ce terrain-là, investi par les diver-
' j
ses écoles philosophiques, bien soucieuses d'y inscrire
'!J,1il ce qui serait le bon texte auquel nous aurions à nous
1
l, référer. Et puis Aristote, bien sûr, qui ferme, qui boucle
1

le dialogue platonicien, c'est-à-dire l'interrogation sur :

28
quelles sont toutes les incidences de cette loi de la pa-
role? Et en plus elle ne permet pas de répondre à toutes
nos questions, elle en laisse un certain nombre pen-
dantes, ouvertes. On ne peut pas répondre, il Y a de
l'indécidable.
Civilisation orale chez les Grecs, à laquelle s'oppose
celle qui va lui succéder, avec ce succès politique qui
continue de susciter l'étonnement. Comment est-ce
qu'une petite ville quelconque a pu devenir l'organisa-
trice d'un empire mondial? C'est-à-dire la façon dont
Rome, dont le texte Autre était grec, eh bien, la fa-
çon dont Rome, dans son rapport avec ce texte Autre
grec a mis en place les fondements de cette langue
aussi rigoureuse, aussi stricte, aussi déterminée, aussi
impérative, celle qui est régie par la syntaxe latine.
Il serait sûrement amusant de rappeler à cette occasion
comment, après tout, les pédagogues et les philosophes
grecs à Rome étaient les serviteurs de la gentry locale
et de quelle façon ce savoir admiré était au service des
patrons, n'est-ce pas? se trouvait soumis à l'exercice de
la langue latine.
Deux mille cinq cents ans·, et Freud pour montrer
que le sujet est l'effet d'un tissage. C'est bien cette na-
vette, pour lui, qui court entre cette chaîne, représentée
par 1½.utre et sa propre parole, et la façon dont cette
navette, singulière pour chacun, va venir ordonner
son p~opos et sa démarche. Et puis _ c'est là que se
produit la bascule qui fait que nous pouvons lire ces
textes avec un intérêt spécial - Lacan dont vous vous
souvenez de quelle manière il vantait les travaux de

29
ce peintre, Rouan, qui pendant un temps de son exer-
cice avait pour caractéristique de mettre en valeur le
tissage de la toile, de faire que sa peinture soit au ser-
vice du tissage de la toile.
Pourquoi pouvons-nous dire qu'avec ce qui a été
inauguré par Freud, et théorisé par Lacan, ,.un réel
progrès, pour la première fois, s'est ébauché? Ebauché
parce qu'il n'a pas été terminé et que nous ne sommes
pas en état de parfaitement le reprendre. Le manteau
que j'ai évoqué tout à l'heure était évidemment le voile
du corps et des corps unis. C'est bien en ce sens que le
tissage était bien là le « métier de Zeus », c'est-à-dire
de celui qui avait la faculté d'unir les corps, que ce soit
dans le lit ou dans · la cité. Donc, le manteau comme
symbole reprç,§entant du corps, des corps unis, de ce
qui les unit. Le progrès introduit par Lacan, qui est de
dire que ce qui est là derrière le manteau et qui ne peut
venir sur la scène - c'est-à-dire ce x qui a le pouvoir
ainsi d'unir les corps, d'unir les contraires, les oppo-
sés -, eh bien que ceci, si cela ne peut pas venir sur la
scène puisque c'est oh-scène par définition, peut néan-
moins être écrit. Dès lors, dans la mesure où ça relève
des grammdta, de l'écrit, de l'écriture, voilà qu'apparaît,
pour réaliser un tissage correct, c'est-à-dire qui ne soit
plus absurdement paranoïaque à cause de sa dualité, le
troisième fil. Le troisième fil et ensuite ce qui dans le
manteau se voit mal (puisque dans le péplos, dans le
manteau grec, il n'y avait pas comme chez les Indiens
de trou pour passer la tête, on enroulait ça comme ça,
comme ça autour de soi, on enroulait sa couette autour

1 30
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1 Il

1 !;tll
1 11
de soi), le fait que ce tissage, non seulement inclut un
troisième fil, mais est centré par un trou. lnapparent,
il est vaguement évoqué, vous le trouvez dans Scheid,
quelque chose qui est évoqué mais ça ne va pas très loin,
ça ne peut pas aller très loin.
Ce qui pour nous revient à dire que le tissage n'est
pas une métaphore du langage, c'en est l'étoffe même.
C'est ce que le langage organise, c'est le corps physique,
l'étoffe du langage et en tant que cette étoffe doit com-
prendre trois fils, et qu'elle est organisée par un trou.
Dans un premier temps, comme vous le savez,
Lacan prend donc ces figures de topologie qui vous
sont familières, mais où vous vous demandez ... Le tore,
vraiment, représentation imaginaire, sauf à ce que ce
soit une :figuration réelle~ Voilà ! Voilà ce que fait le
langage : ce n'est que reprendre ce qui est, comme vous
le voyez, ce sur quoi, à son dépàrt ,tt avant d'être recou-
verte de sédiments, la pensée tombait. Lorsque vous en
venez à ce qu'on peut appeler la deuxième étape chez
Lacan, c'est-à-dire le passage des figures topologiques
au nœud borroméen ... Je ne m'étends pas sur les :figu-
res topologiques, dont je vous rappelle seulement- c'est
ce qu'on a vu au cours du séminaire d'été-qu'elles n'ont
de sens pour Lacan que d'être chacune constitutive, le
support, d'un objet a spécifique, c'est-à-dire d'une orga-
nisation spécifique de la perte d'un objet. Mais lorsque
vous étudiez le nœud borroméen, alors vous avez ça,
des ronds de ficelle. Là aussi, vous vous dites : « P:fft !
D'où est-ce qu'il sort ces ronds de ficelle ? » Et ceux
qui le fréquentaient à cette époque se souviennent qu'il

31
- -
. sur sa table , comme ça , des tas de ficelle, des ronds
avait
de ficelle, ça en devenait, je veux dire, il pouvait passer
facilement pour un toqué, tellement il était là, avec ses
bouts de ficelle ... Bon ! Mais le rond de ficelle, pas le
rond, la ficelle, c'est la chaîne des grammdta, en tant
qu'elle prend, par elle-même, je dirais, ce corps bien
réel, cette texture, si j'ose dire, dans ce cas-là bien réelle,
cette consistance bien réelle.
Le problème, c'est que justement cette texture ne va
pas déboucher sur une coupure, dans le cas du nœud
borroméen; mais elle va faire s'organiser autour de ce
trou, sauf que la structure torique peut aussi bien, je
dirais, venir être le support de ladite ficelle avec - dans
le cas que je viens rapidement si cursivement d'évo-
quer - la substitution au tissage, c'est-à-dire au passage
de la trame dans la chaîne, la substitution au tissage
du nouage. Je suppose que vous avez été comme moi
(j'imagine, je n'en sais rien), que comme moi vous
éprouvez peut-être une légère déprime devant la varié-
té des tissages, qui sont parfois assez beaux et supposés
représentatifs de diverses cultures, de diverses époques,
voire de diverses familles au sein d'une même culture :
on ne se distingue que par le fait que pour les uns, le
fil bleu passe au dessous du fil rouge alors que chez les
autres, c'est le jaune, etc. Qyand vous allez surtout ...
encore plus en Irlande qu'en Écosse, vous êtes tout de
suite très sensibles à l'importance, là, du tissage. Outre
le fait - j'ai passé là-dessus parce que ce serait trop
long - le fait que sur ces étoffes, il y a bien sûr des
broderies et des récits et comment le récit est lui-même

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concerné dans le tissage, c'est-à-dire vient ordonner ce
tissage d'une façon évidemment particulière ; le récit
comme variété du tissage, à moins que ce ne soit l'in-
verse, que ce soit la variété du tissage qui fasse le récit.
Mais donc, je dirais, peut-être un certain sentiment
(je dis bien, peut-être m'est-il personnel) de déprime
devant ces expressions, ces tentatives de rendre compte
justement d'une complétude subjective et d'une identi-
fication, d'une identité par l'union de l'un et de l'autre,
et le sentiment, soit d'un résultat décevant, soit d'une
erreur. Soit, même, l'idée que ledit tissage va venir sou-
tenir un rapport de style paranoïaque à ce qui vient lui
échapper, ne lui appartient pas, n'en relève pas, est d'un
autre tissage : tissage contre tissage ...
Tout ceci, et pour conclure là-dessus, pour m'ar-
rêter là-dessus, je trouve passionnant qu'il faille tant
d'années pour que, en ce qui concerne cette dimen-
sion essentielle et dont vous voyez tout le champ, toute
notre conception quant à l'organisation, à l'union ...
J'entends si facilement, chez des personnes de qualité
excellente, leurs débats : « Ah, les hommes ! Les hom-
mes et puis les femmes ... Qy'est-ce qu'ils comprennent
aux femmes ! »Ou: « Les femmes, comment peuvent-
elles se débrouiller avec les hommes ? » Je veux dire, de
quelle façon une destinée se trouve commandée par la
mise en place de deux catégories que vous voyez ainsi
par la culture et par notre tradition et dans une in-
terprétation des mécanismes du langage parfaitement
analysés, systématisés, et à qui il est donné la consis-
tance del' étoffe, cette union des contraires. Vous voyez

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parfaitement comment, à partir du m~ment où cette
personne est là-dedans, est enveloppee par ce man-
teau-là, c'est fichu ! « Les hommes », « les femmes »,
que pouvez-vous, comment pouvez-vous vous sortir, ~e
dirais, de ce qui devient non plus un manteau, mais
une espèce de scaphandre, de carcasse ... Qy'avez-vous
ensuite à comprendre et à dire ? Si ce n'est justement
à vivre pleinement le style paranoïaque, qui est un des
traits majeurs, y compris, bien entendu, dans la « guer-
re des sexes » de notre culture ; qu'il faille donc tant
d'années pour que, à partir d'un petit Viennois qui est
venu renouveler pour nous la question du tissage dont
nous étions le support, par lequel nous étions habillés,
constitués, faits, dans notre rapport au langage... sa
reprise par Lacan,.:à cette façon que je viens si rapide-
ment, mais je crois clairement, de résumer. Et de quelle
manière, il faut bien le dire (il faut bien le dire) tout
ceci va retomber en poussière, dans la mesure où, com-
me vous le savez, il est si difficile dans les institutions
psychanalytiques et malgré la qualité de tel ou tel, si
difficile de faire que l'on n'en revienne pas à la si belle et
déprimante simplicité du tissage et non pas du nouage
- auquel on ne comprend rien.
Mais ce bouquin de John Scheid et Jesper Svenbro,
peut-être trouverons-nous l'occasion, une autre occasion
de les avoir pour en discuter avec eux, mais le problème
étant bien connu : c'est qu'il est tout à fait normal que,
fidèles à leurs disciplines, ils ne soient pas sensibles à
nos divagations, je dirais, professionnelles, sur ce point,
et qui nous regardent. Mais en tout cas, voyez de quelle

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façon nous nous inscrivons finalement en rupture dans
une tradition de pensée; comment, ne serait-ce qu'avec
ces textes, la notion d'inconscient prend une consis-
tance physique absolument remarquable et qui la sort
justement de ce langage de la psychologie dont Freud
se plaignait que ce soit lui qui l'encombre, qui l'embar-
rasse et qui fasse qu'il ne puisse pas rejoindre le champ
scientifique, et comment donc, pour ceux qui en ont un
peu envie et qui préfèrent ne pas s'ennuyer, comment il
y a là, je dirais, de tels plaisirs possibles ...
f espère qu'en lisant ce bouquin vous avez pris ce
sentiment d'aller de découverte en découverte, avec
chaque fois l'idée qu'au fond, elles vous sont familières,
elles vous sont connues, que vous êtes chez vous, que
vous êtes chez vous à partir d'auteurs qui n'ont rien à
voir avec vous-mêmes, qui de ce côté-là n'y connaissent
rien, mais qui dans leur cheminement propre, c'est-à-
dire purement littéraire, bien appliqué, bien pensé ...
Il n'y a pas une seule erreur, dans ce texte, pas un seul truc
dont vous puissiez vous dire : « Hum, ça, ça ... non ! »
Vous avez l'impression justement d'une sorte de Muse
qui les guide avec une sûreté ! et que vous progressez
sans cesse vers des découvertes qui ne peuvent que venir
relancer pour vous l'intérêt pour votre pratique, dans
la mesure où, bien évidemment, ça a des conséquences
pratiques, ça a des conséquences opératoires ..
Lacan s'y intéressait éminemment, je dois dire. Savoir
comment à partir de telle mise en forme, il était pos-
sible, ou pas, d'opérer des raboutements, des nouages,

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des consolidations, etc., qui n'ont plus rien à voir avec ce
qui est notre démarche jusque-là classique, on va dire.
Voilà ! J'espère que je vous ai donné envie de pour-
suivre et de développer tout ceci. Il y a là-dedans des
références tellement riches. Il y a de quoi travailler !
Pour celui qui le voudrait, il peut faire un exposé pen-
dant quatre ans, cinq ans là-dessus. Moi, je le fais en
une heure, c'est un peu culotté ... ,M ais il y a tant à
faire pour rappeler de quelle façon nous sommes ins-
crits dans la tradition et comment nous avons à essayer
de correctement la poursuivre. Et c'est ce que j'essaierai
i là encore de faire la prochaine fois avec Phédon, pour
1
,~ 1 vous montrer justement de quelle manière le dialogue
. 1
H'i
•1
platonicien ... c'est-à-dire ce type de recherche d'un

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n6mos, d'une lQi de la parole ; alors que, comme ils le
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disent formidablement, chez les Romains, ce n'est pas


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le n6mos, c'est la /ex, et la !ex, c'est la lecture, c'est l'écrit,
c'est la primauté de l'écrit.
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Bon, merci pour votre attention ! Si quelqu'un a,
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par hasard, une question à poser, c'est possible. S'il ne
11 l'a pas ... eh bien, je vous souhaite une bonne soirée.
Au revoir!
i.l 1 le IS décembre 2006

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