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Matériaux pour l'histoire de notre

temps

« Mémoires d’Avril »
Mário Soares

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Soares Mário. « Mémoires d’Avril » . In: Matériaux pour l'histoire de notre temps, n°80, 2005. Mémoires d'avril : 1974-
2004, trente ans de la révolution des Oeillets au Portugal. pp. 4-7;

doi : https://doi.org/10.3406/mat.2005.1059

https://www.persee.fr/doc/mat_0769-3206_2005_num_80_1_1059

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Résumé
Mário Soares met tout d’abord en relief le caractère révolutionnaire et populaire des événements
du 25-Avril car, si d’une part, il s’agit d’une vraie rupture avec l’ancien régime, d’autre part, le
peuple a apporté un soutien actif à l’action des militaires. Le régime fasciste s’écroule en quelques
heures sans effusion de sang et sans aucune interférence extérieure. Mário Soares évoque ses
années d’exil en France, la formation du Parti socialiste, les réunions pour demander leur soutien
aux partis socialistes européens, dont cet épisode vécu à Bonn la veille du 25 avril, où ses
camarades voulaient le persuader que rien ne se passerait au Portugal avant une dizaine
d’années. Mário Soares évoque ensuite, la déposition des armes, dès le lendemain, par les
militaires portugais qui étaient en Afrique ainsi que la situation chaotique qui donna lieu peu de
temps après aux négociations en vue de la décolonisation. Il passe également en revue les
conflits et les positions partisanes (surtout celles des Partis socialiste, communiste et de l’extrême
gauche) qui ont abouti à l’organisation des élections qui ont conféré une légitimité au nouveau
pouvoir démocratique (celles de 1976). La période difficile qui a provoqué les événements du 25-
Novembre est également évoquée. C’est à cette date que Mário Soares fixe le véritable
commencement de la révolution démocratique avec la promulgation de la nouvelle Constitution, le
rétablissement de l’ordre et le début des négociations pour l’adhésion à la CEE. Mário Soares
souligne le rôle exemplaire de la révolution des OEillets qui a influencé la troisième vague des
révolutions démocratiques dans le monde.

Abstract
In his account, Mário Soares first emphasises the revolutionary and popular character of the
events of 25th April; although it was a real break from the former regime, the people also actively
supported the actions of the military. The fascist regime collapsed in a few hours without any
bloodshed and without any external interference. Mário Soares recalls his years of exile in France,
the formation of the Socialist Party and meetings to seek support from European socialist parties.
He remembers the time in Bonn on the eve of the 25th April, when his comrades tried to persuade
him that nothing would happen in Portugal for about ten years. Then Mário Soares describes how,
the very next day, Portuguese soldiers in Africa laid down their arms. There was also the chaotic
situation shortly afterwards during the negotiations on decolonisation. He discusses the conflicts
and partisan positions (especially those of the Socialist, Communist and far-left Parties) which led
up to the holding of elections (in 1976) which legitimised the new democratic rule. He describes
the difficult period which caused the events of 25th November. This is the date which Mário
Soares identifies as the real beginning of the democratic revolution, with the promulgation of the
new Constitution, the re-establishment of order and the beginning of negotiations for membership
of the EEC. Before replying to questions, (notably on the role of the Communist Party and how he
met Otelo Saraiva de Carvalho) Mário Soares emphasises the exemplary role of the Carnation
Revolution, which had an effect on the third wave of democratic revolutions in the world.
« Mémoires
Mário SOARES

d’Avril »
ancien président
Témoignage de M. Mário Soares,
la République portugaise, à l’ouverture du colloque
de

C’ est pour moi une grande émotion que d’être


ici à l’université de Nanterre, à l’occasion du colloque
« trente années d’évolution ». Ils sont sûrement aller-
giques aux révolutions, car c’est bel et bien une révo-
Mémoires d’Avril, trente ans de la révolution des lution qui eut lieu au Portugal, il y a trente ans.
Œillets, événement qui a changé l’histoire de mon pays. Si j’insiste sur le caractère révolutionnaire des évé-
En effet, j’ai suivi les événements de Mai 68 depuis ma nements d’avril 1974 c’est parce qu’ils ont représenté
déportation à São Tomé. Je me trouvais sur cette petite une vraie rupture et en ce sens j’estime que la révolu-
île qui se situe sur la ligne même de l’Équateur dans un tion portugaise a été exemplaire. Elle représenta une
total isolement, mais j’avais un petit transistor qui me rupture complète avec l’ancien régime, un régime au
permettait de suivre par le biais des émissions de Radio caractère fasciste plus au moins affirmé selon les
Brazzaville ce qui se passait dans le monde. Ainsi, je époques, mais certainement un régime autoritaire typi-
suivais avec une grande passion, depuis ma déportation, quement fascisant. Ce fut une révolution populaire car
tout ce qui se passait dans cette université sans imaginer le peuple a participé à l’action des militaires qui sont
qu’un jour, trente ans plus tard, je me trouverais ici, sortis dans les rues. Le jour même du 25 avril, tout a
parmi vous et pour la première fois. changé à cause du peuple et de la volonté populaire
Après la déportation à São Tomé, j’ai été exilé en mais aussi parce que le régime était pourri et mûr à
France, mais je n’avais jamais eu l’occasion de point pour pouvoir être renversé.
connaître cette université. J’ai été enseignant à Le régime salazariste n’a pas résisté. Le Premier
Vincennes mais pas à Nanterre. Maintenant je que je ministre a trouvé refuge dans une garnison, mais a très
suis parlementaire européen je me trouve souvent à côté vite renoncé à toute résistance. Les autres ministres ont
de Daniel Cohn-Bendit, le leader étudiant de Mai 68, et déserté les postes de commandement, les ordres de
je peux vous assurer qu’il est toujours très actif. résistance n’ont pas été donnés. Enfin, ils ont été arrêtés
Nous avons parmi nous un grand spécialiste de et mis dans des avions pour l’étranger. Après une cour-
l’histoire contemporaine du Portugal, le professeur te escale de deux jours à Madère, ils ont trouvé refuge
Fernando Rosas, issu d’une famille de résistants et de dans le Brésil des militaires et n’ont pas été jugés.
militants contre la salazarisme. Lui-même a été jugé Il s’agit donc bien d’une révolution singulière, avec
par le tribunal Plenário et, comme j’exerçais comme des caractéristiques qui lui sont propres. Mais j’insiste
avocat à l’époque j’ai été l’avocat de son frère. Ici, l’his- sur le caractère révolutionnaire de ce mouvement car il
torien, c’est lui, mais je peux cependant vous apporter a représenté une rupture profonde et complète avec le
un témoignage de ce que j’ai vécu et vous dire com- passé. Le parti unique a été éliminé, ainsi que la police
ment je l’ai vécu. politique et la censure. Le jour même du 25 avril, les
Nous avons en ce moment, au Portugal, un gouver- journaux ont commencé à paraître sans passer par la
nement de droite, composé par une coalition dont fait censure, ce qui était un fait inouï. La Legião Portuguesa,
partie une minorité de droite. En effet, le PSD, le Parti une milice fasciste avec sa branche jeune, la Mocidade
social-démocrate, plutôt libéral, s’est allié au PP, Parti Portuguesa, ont été dissoutes. L’État corporatiste, avec
populaire, de même nom que le parti espagnol, et qui tout le conditionnement industriel a été détruit. Et à par-
est un parti d’extrême droite. À propos des commémo- tir de là nous avons voulu construire, nous l’avons fait
rations de la révolution des Œillets, ils ont inventé un d’ailleurs, un nouveau régime, celui de notre Seconde
slogan à la fois drôle et stupide. En faisant tomber le République. Actuellement, il y a quelques historiens de
« R » de révolution, le gouvernement propose le slogan droite qui se plaisent à dire que nous sommes dans la
Mémoires d’Avril 1974 au Portugal • 5

Troisième République ; mais, en réalité, nous sommes


dans la Seconde République car la dictature salazariste
n’était pas un régime républicain. Le Portugal a connu,
pendant quarante-huit ans, un régime hybride à mi-che-
min entre la monarchie et la république. C’était un régi-
me dense, construit autour d’un seul homme à qui il
appartenait : Salazar, puis à son remplaçant, un mal-
heureux qui s’appelait Marcelo Caetano.
Donc, le premier point que je voudrais souligner,
c’est que nous avons connu une révolution, que nous
vivons les conséquences d’une révolution et qu’il ne
s’agit certainement pas d’une évolution. Le deuxième
point sur lequel je voudrais insister, c’est que cette
révolution fut complètement pacifique. Il n’y a pas eu
d’effusion de sang ni de représailles. Certes, quelques
dirigeants salazaristes ont pris peur et ont fui, ils ont
pris la direction du Brésil pour la plupart, ou ont trou-
vé refuge ailleurs. Mais ils n’ont pas été l’objet d’une
quelconque répression. Notre révolution fut la révolu-
tion de la liberté. Tous ceux qui ont accompagné les
événements d’avril 1974 gardent de cette période le
souvenir d’une période de grande liberté et de grande
euphorie. Le Premier mai 1974 fut une commémora-
tion baignée d’allégresse avec le retour des exilés et le
début de l’activité officielle des partis politiques.
Le Parti communiste fonctionnait dans la clandestini-
té, c’était le parti le mieux structuré, le plus important de
la résistance contre la salazarisme. Le Parti socialiste était
un nouveau parti, créé en Allemagne par des exilés, mais
il avait quand même un enracinement dans les luttes du
passé, car nous avions une tradition, avant la dictature,
d’un Parti socialiste fort, avec Antero de Quental et
d’autres. Des groupuscules d’extrême gauche importants
étaient également actifs mais c’était tout. Après la révo-
lution, se sont constitués les partis de droite.
Troisième point que j’aimerais souligner, c’est que
la révolution portugaise a eu lieu sans aucune interfé-
rence extérieure. Elle a été faite par les Portugais.
Personne de l’extérieur ne nous a aidés et cela fut très
important. Nul ne savait non plus que la révolution se
Mário SOARES (ci-dessus) : né à Lisbonne en 1924, a partici-
passerait à ce moment-là. pé activement dans sa jeunesse à la résistance contre Salazar et le
Je n’ai pas assisté aux premiers moments de cette régime dictatorial. Militant déterminé du Mouvement de l’unité
révolution. J’étais ici, en France, en exil. J’étais bien sûr démocratique, il a soutenu la candidature du général Humberto
en contact permanent avec les socialistes portugais mais Delgado à la présidence. Puis, en 1969, il s’est porté candidat aux
élections législatives, malgré les fraudes du régime et la répression.
aussi avec les confrères français, dont l’ambassadeur
Après avoir été déporté à l’île de São Tomé, il est expulsé vers la
Antoine Blanca, ici présent, qui était notre contact avec France en 1970, où il exerce comme professeur à Rennes et à Paris.
le Parti socialiste français. Toutefois, en 1974, les socia- Il est l’un des fondateurs du Parti socialiste portugais en 1973.
listes n’étaient pas au pouvoir en France, ils venaient de Après la révolution des Œillets, en 1974, il devient l’une des figures
perdre l’élection présidentielle, et étaient donc dans principales de la vie politique portugaise, et le garant d’une transi-
l’opposition. D’autres partis frères étaient cependant au tion vers un régime démocratique. Il est ministre des Affaires étran-
pouvoir dans d’autres pays européens : en Allemagne, en gères durant la phase de décolonisation, en 1975. Après le vote de
la Constitution en 1976, il devient Premier ministre du gouverne-
Angleterre, en Autriche, dans les pays nordiques, les par-
ment de coalition et prépare l’adhésion du Portugal à la
tis les plus puissants étaient l’allemand et l’anglais. Communauté européenne. En 1986, il devient président de la
Alors nous avons formé un parti ici et nous avons République et est réélu en 1991. À l’issue de son deuxième man-
commencé à pénétrer dans tous les milieux de dat, il sera élu député européen. Actuellement, M. Mário Soares
l’Internationale socialiste pour dire qu’une révolution brigue un troisième mandat à la tête de la République portugaise
aux élections de janvier 2006. (© photo Georges Millet)
allait éclore sous peu au Portugal. C’est pourquoi la
6 • MATÉRIAUX POUR L’HISTOIRE DE NOTRE TEMPS • n° 80 / octobre-décembre 2005

veille du 25 avril j’étais invité avec des amis socialistes


pour aller à Bonn afin de convaincre les sociaux-démo-
crates qui étaient au pouvoir, et surtout Willy Brandt, à
nous aider car une révolution allait voir le jour. Au
cours d’un dîner qui était présidé par le ministre des C ette première période de la révolution a surpris
Finances de l’époque, je m’efforçais de les convaincre le monde entier. Elle a débuté par une conspiration mili-
de nous aider financièrement en tant que jeune parti taire contre les guerres coloniales et est devenue le jour
socialiste car la révolution était en marche et il fallait même de son éclosion une vraie révolution, profonde,
que les socialistes européens nous donnent leur sou- presque unanimement soutenue par tous les Portugais.
tien, car les communistes, quant à eux, avaient le sou- Les problèmes n’ont cependant tardé a apparaître. Les
tien de l’Union soviétique. J’insistais sur l’importance jeunes, inspirés par Mai 68, manifestaient dans les rues
de ce soutien des partis socialistes européens, sur le quotidiennement contre la guerre coloniale pour empê-
rôle que notre présence pouvait avoir dans l’échiquier cher le départ de nouveaux soldats vers l’Afrique. Ils
politique portugais. N’oublions pas que même si les voulaient en effet que la guerre coloniale cesse immé-
accords d’Helsinki étaient en préparation, nous étions diatement, du jour au lendemain, d’un seul coup ;
encore loin de cette période que l’on allait nommer la c’était une conséquence directe de la révolution.
détente. Dans ce contexte, il ne convenait pas aux Dans les pays africains, il s’est produit un phénomè-
Soviétiques d’appuyer ouvertement une révolution, ne très intéressant. Les armées portugaises ont immé-
mais le parti soviétique — qui était au fond la même diatement cessé le feu et ont fraternisé avec les armées
chose que l’État soviétique — soutenait ouvertement la rebelles sur le terrain de combat. Plus encore, les
révolution et les communistes portugais, par le biais de armées portugaises ont déposé leurs armes puis les ont
Pomenarov qui était un grand ami d’Álvaro Cunhal. livrées aux armées nationalistes. Une situation chao-
Au cours de ce dîner à Bonn, j’essayais de tique s’est installée. C’est dans ce contexte extrêmement
convaincre les sociaux-démocrates allemands de nous difficile qu’il fallait ouvrir les négociations pour la déco-
soutenir. À la fin de la soirée, ils étaient loin d’être per- lonisation. Ce processus s’est très bien passé, dans un
suadés. Pour eux, j’étais un idéaliste un peu délirant, temps record, dans la dignité. Je n’ai aucune honte de la
un type toujours optimiste, trop optimiste. Ils m’ont révolution. Plus tard, j’ai souvent entendu que ce plan
alors conseillé de me préparer à affronter au moins de décolonisation fut une erreur. Je ne vois pas com-
encore dix longues années d’exil. Ils étaient bien sûr ment les choses auraient pu se passer autrement.
d’accord pour m’aider, mais en France, et certes pas à Pendant les treize ans de cette guerre, ces voix discor-
l’intérieur du Portugal. Ils avaient des informations de dantes n’ont rien fait, alors je ne vois vraiment pas com-
l’Otan, des dépêches de leur ambassade au Portugal, ment on aurait pu diriger autrement ce processus sinon
confirmés par les autres ambassades européennes et par la fraternisation avec les nationalistes.
par leur service d’informations : rien n’allait se passer Après l’instauration de la démocratie, ces négocia-
au Portugal, ils en étaient sûrs. C’était un dialogue de tions ont eu lieu dans un contexte de légitimité, tout
sourds qui s’est tenu jusqu’à minuit. Ils m’ont accom- d’abord révolutionnaire, menées par le MFA. Ce n’était
pagné à mon hôtel. Le lendemain, vers 7 heures 30 ou certes pas démocratique, mais c’était la seule légitimi-
8 heures, ils m’ont appelé pour me dire « il paraît que té qui existait. Pour avoir une légitimité démocratique il
quelque chose se prépare au Portugal ». C’était fallait faire des élections. Et ce point a donné lieu au
quelque chose de concret, mais ils ne le savaient pas. premier conflit entre les socialistes et les communistes,
Les Américains n’étaient pas plus informés. Leur car ceux-ci disaient que les élections à ce moment-là
ambassadeur au Portugal, un homme très sympathique, constitueraient un frein à la révolution. D’autre part,
M. Scott, un avocat de carrière qui avait contribué au l’extrême gauche proclamait que c’était le moment de
financement de la candidature de Nixon, avait obtenu faire l’économie d’un révolution bourgeoise, démocra-
le poste à Lisbonne en récompense de l’élection de tique, et de passer directement à une révolution socia-
celui-ci, qui lui aurait dit : tu vas à Lisbonne, la cuisine liste. Nous les socialistes, nous soutenions l’organisa-
est très bonne, le climat très agréable et rien n’y se passe tion immédiate d’élections et cette question nous a
jamais, et le voilà nommé ambassadeur à Lisbonne. conduits à prendre des positions différentes dans la rue
M. Scott arrive à Lisbonne et soudainement éclate la et, finalement, nous avons réussi à imposer notre point
révolution. C’était heureusement un homme fort sym- de vue. Des élections ont été organisées et le Parti
pathique, d’un certain âge déjà, mais avec un esprit socialiste les a remportées.
assez ouvert et curieux. Il était un peu amusé par cette À ce moment-là, la démocratie portugaise gagne
révolution, mais il ne comprenait rien à la situation du une autre légitimité, c’est le moment d’un grand virage.
pays. Lorsque les Américains ont compris, notamment Les communistes, par la voix d’Álvaro Cunhal, disaient
Henry Kissinger un mois plus tard, la dimension des que l’on avait la possibilité de gagner du temps et de
événements, ils l’ont remplacé. C’est Frank Carlucci, passer à une autre phase de la révolution. Quelques
avec d’autres idées, qui est venu alors occuper les fonc- communistes européens étaient très embarrassés par
tions d’ambassadeur des États-Unis au Portugal. cette position des communistes portugais. D’abord, en
Mémoires d’Avril 1974 au Portugal • 7

Espagne et en Italie, Santiago Carrillo et Enrique


Berlinguer étaient complètement opposés à cette thèse,
ils étaient des « eurocommunistes ». Deuxièmement,
Georges Marchais était aussi dans une situation diffici-
le car il savait très bien que s’il y avait une révolution
communiste au Portugal c’était le reflux en France.
Cette question des élections a même posé des pro-
blèmes au sein du mouvement communiste internatio-
nal. Du côté américain, Henry Kissinger soutenait
qu’une révolution communiste ne serait peut-être pas
une mauvaise chose, une sorte de Cuba en Europe ;
cela ferait une sorte de vaccin qui servirait à toute
l’Europe et c’est sur cette conception qu’il a théorisé.
À partir de cet événement commence véritable-
ment la révolution démocratique. Nous avons pu
En 1974, lors d’une rencontre avec Kissinger, celui-ci
conclure la décolonisation et organiser la démocratie.
me dit que j’étais le Kerenski portugais car les syndicats
Nous avions déjà eu les élections pour l’Assemblée
avaient déjà pris le pouvoir et je me trouvais dans un
constituante qui a donné naissance à notre
contexte où je pourrais perdre le contrôle de la situa-
Constitution de 1976, qui est en elle-même une matri-
tion. Il m’a proposé un poste dans une université amé-
ce et le prix de notre révolution. Nous avons com-
ricaine comme ils avaient fait avec Kerenski. Je lui ai
mencé à rétablir un certain ordre dans le pays, qui
répondu que la situation portugaise était complètement
était dans une situation économique et financière
différente. Il s’agissait du contrepoint de la même théo-
chaotique. Nous avons réussi à faire des emprunts à
rie dangereuse. Finalement, nous avons pu dépasser le
l’étranger pour pouvoir mettre la machine de l’écono-
problème par la volonté du peuple, ceux qui sont sor-
mie en fonctionnement et nous avons réussi à intégrer
tis dans la rue après les élections et qui ont imposé peu
la CEE, devenu Union européenne de nos jours. En
à peu une ligne différente.
résumé, nous sommes devenus un pays démocratique
On vécut alors une situation difficile pendant pluraliste. Actuellement, nous sommes dans une posi-
quelques mois, ce fut la période de l’occupation des tion différente parce que nous avons un gouvernement
terres et des maisons par les vainqueurs révolution- de droite qui est en train de faire des inflexions graves
naires. La confusion s’installa et une grande peur gran- dans notre politique étrangère, notamment en ce qui
dit en Europe. De nombreux Portugais ont pris la fuite, concerne le conflit en Irak. Je crois aussi que cette
non à cause d’éventuelles persécutions, mais par peur législature n’arrivera pas à son terme et que nous
de ce qui pourrait arriver dans ce contexte révolution- aurons des élections anticipées comme en Espagne ce
naire. Peu à peu la situation est reprise en mains par les qui nous donne une lueur d’espoir.
socialistes et finalement, le 25 novembre 1975, il y a eu
Il faut dire aussi que notre révolution a été une
le dernier coup — une révolution qui visait le passage
révolution de succès. Non seulement parce qu’elle a
au pouvoir populaire — dans laquelle l’extrême
été une révolution pacifique, mais aussi parce que les
gauche a joué un rôle très important. De cette révolu-
objectifs des « capitaines d’Avril », connus comme les
tion, on a dit qu’il s’agissait d’une contre-révolution qui
trois « D » ont été accomplis : décoloniser, démocrati-
mettait fin au 25-Avril, que c’était une révolution de la
ser, développer. Samuel Huttington, l’historien et poli-
droite, mais rien de cela n’était vrai.
tologue américain, considère que c’est même le début
Je m’explique : dans côté il y avait un groupe de mili- d’une troisième vague de révolutions démocratiques
taires et de manifestants populaires — ce qui d’ailleurs a dans le monde. En effet, nous avons influencé énormé-
provoqué un clivage dans les forces armées — et de ment la transition négociée en Espagne : il ne s’agissait
l’autre côté il y avait Melo Antunes qui, le jour même où guère d’une révolution, c’est pour cela qu’ils ont eu des
nous avons emporté les élections, le 25 avril 1975, difficultés, mais maintenant l’Espagne est en train de les
déclarait qu’il ne s’agissait pas d’un coup de la droite dépasser. Je rentre de Madrid où j’ai pu constater une
et que le MFA n’autoriserait jamais l’illégalité du Parti ambiance d’un deuxième pacte. La transition dans ce
communiste. Le Parti socialiste a soutenu les mêmes pays a été pilotée par le roi et les partis, surtout le Parti
positions que le général Melo Antunes. Le 25 novembre communiste, dans lequel Carrillo, homme d’une gran-
visait rétablir la démocratie ce qui a été chose faite. de lucidité a joué un rôle considérable avec sa vision
Álvaro Cunhal d’ailleurs, à deux heures du matin, des choses, son intelligence et son autorité, qui ont
quand les militaires étaient déjà dans la rue et qu’il y ouvert le chemin vers une évolution démocratique.
avait les premiers confrontations, s’est désisté et Après l’Espagne, nous avons influencé la transition
ordonné au Parti communiste de se retirer de l’affaire. démocratique au Brésil et un peu partout en Amérique
Seuls, les gauchistes sont restés campés sur leurs posi- latine. Voilà un constat de diverses raisons pour les-
tions et la situation à ce moment-là devient moins ten- quelles nous pouvons être fiers de notre révolution.
due. La « Commune de Lisbonne », comme ils
disaient, n’a pas vu le jour. M. S.

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