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PERSONNES / FAMILLE
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De quelques réflexions autour d’un phénomène


de déjudiciarisation en droit des personnes et de la famille GPL434q3

L’essentiel
Dans un contexte d’expansion du pouvoir judiciaire, on observe, a priori paradoxalement, un phénomène de
déjudiciarisation. À l’analyse, ces deux mouvements d’évolution entretiennent des liens entre eux.

D epuis quelques années,


des réformes législa-
tives amenuisant la sphère
A. La déjudiciarisation par allègement du contrôle
judiciaire
En droit du divorce, le phénomène (3) remonte aux an-
d’intervention du juge en
nées 1970. Avec les conventions relatives aux effets du
droit des personnes et de
divorce à l’égard des époux, puis les conventions rela-
la famille se succèdent (1).
tives à l’autorité parentale, le juge se trouvait quelque peu
Un tel constat se situe dans
dépossédé mais il gardait un pouvoir d’homologation lui
un contexte de rupture pro-
permettant de contrôler que la convention satisfait bien
fonde avec la conception
l’intérêt des enfants et des époux. En 2004, la procédure
classique de l’ordre public
a été accélérée (4), le contrôle judiciaire diminué et le rôle
familial et fait pencher la
Étude par du médiateur renforcé. Par exemple, le juge peut propo-
balance du côté de ceux
Clotilde BRUNETTI- ser aux époux une mesure de médiation et désigner un
qui le font reculer au pro-
PONS médiateur familial pour y procéder, « y compris dans la
fit de l’ouverture d’une aire
Professeure émérite à décision statuant définitivement sur les modalités d’exer-
conventionnelle.
l’université de Reims, cice de l’autorité parentale », « sauf si des violences sont
responsable du Centre de La déjudiciarisation a été dé- alléguées par l’un des parents sur l’autre parent ou sur
recherche sur le couple finie comme « un ensemble
et l’enfant, laboratoire du
l’enfant, ou (plus récemment) sauf emprise manifeste de
de procédés permettant l’un des parents sur l’autre parent » (5). La loi n° 2019-222
CEJESCO
d’éviter le règlement du du 23 mars 2019 a accentué cet allègement du contrôle
litige par le juge lui-même judiciaire, notamment en supprimant la phase de conci-
(…) » (2), ce qui renvoie avant tout aux modes alternatifs de liation dans le divorce et en mettant fin à l’homologation
règlement du litige. judiciaire systématique pour le changement de régime
Dans la présente étude, limitée au domaine du droit des matrimonial en présence d’un enfant mineur sous le ré-
personnes et de la famille, la « déjudiciarisation » désigne gime de l’administration légale.
un phénomène conduisant à soustraire au juge civil des La déjudiciarisation touche aussi le droit des personnes.
questions relevant auparavant de sa compétence. On En droit des incapacités, le mandat de protection future
observe l’interaction de deux grands axes d’évolution. a été ajouté aux mesures judiciaires de protection, un
L’état des lieux est en effet contrasté : la place du juge principe de subsidiarité en assurant la primauté depuis
recule de façon spectaculaire en droit des personnes et 2019. Ce contrat préfigurait l’allègement de la protection
de la famille (I), ce qui tranche avec l’expansion du pouvoir des personnes sous tutelle ou curatelle, par exemple : en
judiciaire (II). permettant à la personne protégée d’accepter seule le
I. LES MANIFESTATIONS D’UN PHÉNO- principe de la rupture du mariage sans considération des
faits à l’origine de celle-ci (6) ; en abrogeant la disposition
MÈNE DE DÉJUDICIARISATION imposant une autorisation du juge ou du conseil de famille
EN DROIT DES PERSONNES pour conclure un contrat portant sur la gestion des va-
ET DE LA FAMILLE leurs mobilières et instruments financiers de la personne
Le phénomène analysé n’est pas nouveau, mais la ten- protégée (7) ; en supprimant la nécessité d’une autorisation
dance a été récemment renforcée. À la déjudiciarisation judiciaire pour le mariage (8) et la conclusion d’un pacte
par allègement du contrôle judiciaire (A) s’ajoute une déju- civil de solidarité (9) du majeur sous tutelle ainsi que la
diciarisation par transfert ou partage de compétences (B). possibilité d’un tel contrôle pour le mariage du majeur

(3) D. Fenouillet et P. de Vareilles Sommière (dir.), La contractualisation de la


famille, 2001, Economica.
(4) L. n° 2004-439, 26 mai 2004.
(5) C. civ., art. 373-2-10, réd. L. n° 2020-936, 30 juill. 2020.
(6) C. civ., art. 249, réd. L. n° 2019-222, 23 mars 2019.
(1) Demain : une justice sans juge, colloque organisé par le LARJ, Université Littoral- (7) C. civ., art. 500, al. 3, réd. L. n° 2019-222, 23 mars 2019.
Côte d’Opale, en partenariat avec le Barreau de Boulogne/Mer, 21 nov. 2019. (8) C. civ., art. 460, al. 2, abrogé réd. L. n° 2019-222, 23 mars 2019.
(2) S. Cimamonti et J.-B. Perrier (dir.), Les enjeux de la déjudiciarisation, 2016- (9) C. civ., art. 462, al. 1, « autorisation du juge », supprimée par la loi n° 2019-222
2018, Mission de recherche Droit et Justice. du 23 mars 2019.

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sous curatelle (10) ; et, par ailleurs, en ouvrant la possibilité 2016 (23) au profit de l’officier de l’état civil. L’article 2 de
de demander en justice à être habilité à représenter un la loi n° 2022-301 du 2 mars 2022 a, quant à elle, intro-
majeur dans l’impossibilité de pourvoir seul à ses inté- duit une possibilité de changement de nom par simple
rêts (11), à l’assister ou à passer certains actes en son nom déclaration à l’officier d’état civil, limitée à « une seule
sans qu’il soit besoin de prononcer judiciairement une fois ». Qu’il s’agisse du notaire ou de l’officier d’état civil,
mesure de protection (12). la compétence judiciaire se trouve transférée au pouvoir
Une certaine érosion de l’autorité du juge en découle. exécutif. Le notaire s’est vu aussi reconnaître : la tâche de
En rend compte la disposition nouvelle selon laquelle le recevoir la convention par laquelle les époux changent de
procureur de la République peut désormais requérir le régime matrimonial (24) ; celle de recueillir la renonciation
concours de la force publique pour faire exécuter, no- à une succession (25) et la déclaration d’acceptation de la
tamment, une décision du juge aux affaires familiales (13). succession à concurrence de l’actif net (26) ou encore de
Ou encore, le renforcement nécessaire des mesures de recueillir un consentement dans l’insémination artificielle
protection contre les violences conjugales (14) souligne, si avec donneur (27).
ce n’est l’échec, au moins les limites d’une intervention Le législateur a encore transmis au notaire la mission de
judiciaire d’urgence (15). La suppression pure et simple du recevoir des déclarations via la rédaction des actes de no-
juge, en certains cas, a encore aggravé l’affaiblissement toriété, en cas d’absence ou de perte des registres d’état
de l’autorité judiciaire dans le domaine du droit des per- civil (28), ou même dans l’établissement de la filiation par
sonnes et de la famille. possession d’état (29). Ce transfert de la compétence judi-
ciaire au notaire interpelle : un notaire n’est pas habilité
B. La déjudiciarisation par transfert ou partage à évaluer la pertinence des preuves de l’état civil ou de
de compétence la filiation, ni à exercer un contrôle de fond, ni à ordon-
Avec le divorce par consentement mutuel « sans juge », ner une enquête. Sous ce dernier angle, la loi du 23 mars
le législateur est allé plus loin dans le sens de la déju- 2019 annonçait une réforme de plus grande portée visant
diciarisation. Se trouve alors amorcée une sorte de à permettre de fonder la filiation sur une simple décla-
« dépossession du juge » qui perd sa compétence spé- ration devant notaire. La loi du 2 août 2021 relative à la
cifique. La loi du 18 novembre 2016 (16) introduit dans le bioéthique consacre une telle possibilité (30).
Code civil (17) le divorce par acte sous signature privée En définitive, le juge ne conserve un rôle affirmé et
contresigné par avocats, déposé au rang des minutes d’un confirmé dans les textes récents en droit des personnes et
notaire (18). La loi du 23 mars 2019 étend la suppression de la famille que dans un domaine réduit, notamment axé
du juge à la séparation de corps (19). Dans les deux cas, sur la délicate question (31) des violences domestiques, ou
cette évolution législative conduit a minima à éliminer la lorsqu’il s’agit d’assurer le respect d’une décision de jus-
protection judiciaire des époux (qui ne sont pas placés tice (32), ce qui souligne la gravité, à l’échelon sociétal, des
sous un régime de protection (20)) et même de l’enfant, répercussions d’un affaiblissement de la cohésion norma-
sauf si ce dernier demandait à être entendu (21). C’est alors tive. D’une façon générale et par ailleurs, à la protection
le notaire qui remplace le juge (22). En effet, la convention judiciaire sont substituées des mesures empruntées au
sous seing privé même contresignée par deux avocats ne droit de la consommation, notamment des délais de ré-
relève pas d’une catégorie juridique supérieure aux autres flexion. Une récente illustration en est donnée par la loi
actes sous seing privé. C’est l’acte notarié qui donne effet précitée du 2 mars 2022, avec l’insertion de l’exigence
au divorce après la vérification de points mentionnés dans d’une « confirmation par l’intéressé devant l’officier de
la loi, spécialement la capacité des contractants, mais l’état civil, au plus tôt un mois après la réception de la
avec éviction du contrôle de nature judiciaire. La loi réa- demande ». Paradoxalement, le recul du domaine d’inter-
lise en cela un transfert de compétence au notaire, officier vention du juge s’observe dans un contexte d’expansion du
public rédacteur d’actes juridiques. Dans le cas du chan- pouvoir judiciaire.
gement de prénom, la compétence judiciaire a disparu en

(10) C. civ., art. 460, mod. L. n° 2019-222, 23 mars 2019 : « ou, à défaut, celle du
juge » est supprimé.
(11) C. civ., art. 494-1, réd. L. n° 2019-222, 23 mars 2019.
(12) L. n° 2015-177, 16 févr. 2015, pour la mise en place de la mesure.
(13) C. civ., art. 373-2, al. 3, réd. L. n° 2019-222, 23 mars 2019. (23) C. civ., art. 60, réd. L. n° 2016-1547, 18 nov. 2016.
(14) L. n° 2020-936, 30 juill. 2020, visant à protéger les victimes de violences (24) C. civ., art. 1397, réd. L. n° 2019-486, 22 mai 2019.
conjugales. (25) C. civ., art. 804, réd. L. n° 2016-1547, 18 nov. 2016, art. 45.
(15) Ordonnance de protection délivrée en urgence par le juge aux affaires fami- (26) C. civ., art. 788.
liales, créée par la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010. (27) La loi du 23 mars 2019 ayant supprimé la compétence judiciaire pour la
(16) L. n° 2016-1547, 18 nov. 2016. confier exclusivement au notaire (C. civ., art. 311-20, al. 1). La loi n° 2021-
(17) C. civ., art. 229, al. 1, réd. L. n° 2016-1547, 18 nov. 2016, art. 50. 1017 du 2 août 2021 a abrogé les articles 311-19 et 311-20 du Code civil.
(18) V. not. le numéro spécial « Le divorce par consentement mutuel sans juge », (28) C. civ., art. 46, al. 3, réd. L. n° 2019-222, 23 mars 2019.
Dr. famille 2016. (29) Le législateur confie au notaire la rédaction de l’acte de notoriété constatant
(19) C. civ., art. 296 et C. civ., art. 298, réd. L. n° 2019-222, 23 mars 2019, art. 24. la possession d’état en matière de filiation. Cette mission relevait auparavant
(20) C. civ., art. 229-2, 2°, créé par L. n° 2016-1547, 18 nov. 2016, art. 50. de la compétence du juge du tribunal d’instance. C. civ., art. 317, al. 1, mod.
(21) C. civ., art. 229-2, 1°, créé par L. n° 2016-1547, 18 nov. 2016, art. 50. L. n° 2019-222, 23 mars 2019, art. 6.
(22) N. Baillon-Wirtz, « Le notaire et l’assistance médicale à la procréation », in (30) C. civ., art. 342-10 et 342-11, créés L. n° 2021-1017, 2 août 2021.
C. Brunetti-Pons (dir.) La filiation face aux évolutions de l’assistance médicale à (31) Récemment, L. n° 2020-936, 30 juill. 2020.
la procréation, 2021, Mare & Martin, p. 107-122. (32) C. civ., art. 1397, réd. L. n° 2019-486, 22 mai 2019.

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II. LE PHÉNOMÈNE DE DÉJUDICIARISATION L’interprétation peut aller jusqu’à permettre à la jurispru-
EN DROIT DES PERSONNES dence de compléter la loi (41).
ET DE LA FAMILLE SE SITUE Enfin, dans un contexte de réforme, la Cour de cassa-
DANS UN CONTEXTE D’EXPANSION tion n’hésite pas à adresser des signaux au législateur.
DU POUVOIR JUDICIAIRE Elle a notamment rappelé tantôt les « principes essen-
tiels » (42) (tels que le principe d’indisponibilité de l’état et
Face à l’explosion du nombre des réformes, les dispo- celui selon lequel on ne peut pas indiquer à l’état civil un
sitions du droit des personnes et de la famille sont plus enfant comme né de deux parents du même sexe), tan-
tentaculaires que jamais. La libéralisation de l’accessi- tôt le caractère d’ordre public de la disposition en cause.
bilité au normatif s’est corrélativement traduite par une Par exemple, précédant le vote de la loi du 17 mai 2013,
intervention croissante de l’État dans la vie des familles. la chambre criminelle soulignait : la prise en compte des
Dans ce contexte, le juge manifeste une autorité qui se droits de l’enfant constitue un motif d’intérêt général
heurte au pouvoir législatif (A) et se trouve progressive- « répondant à des exigences constitutionnelles recon-
ment placée sous l’influence de la Cour européenne des nues et garanties par les alinéas 10 et 11 du préambule
droits de l’Homme (B). de la Constitution de 1946 et à l’objectif de valeur consti-
A. Une audace croissante de la jurisprudence tutionnelle de sauvegarde de l’ordre public » (43). Plus
récemment, l’Assemblée plénière a rappelé dans l’affaire
face au couperet législatif
Mennesson que le droit de la filiation est d’ordre public (44).
La jurisprudence de la Cour de cassation inspire parfois la Les juges ont également relevé les conséquences graves
loi. Ainsi, un arrêt d’assemblée plénière rendu le 31 mai qui résulteraient d’une remise en cause du principe de la
1991 (33) annonçait la rédaction (34) de l’article 16-7 du Code binarité des sexes à l’état civil (45).
civil énonçant le principe de la nullité des conventions
Ainsi, bien que le rôle du juge soit d’abord d’appliquer la
« portant sur la procréation ou la gestation pour le compte
loi, il apparaît que la jurisprudence peut l’inspirer, l’inter-
d’autrui ». Le législateur n’est pas tenu pour autant de
préter, la compléter et même chercher à y résister en
suivre une jurisprudence. Les lois du 17 mai 2013 (35) et
martelant, sous l’appellation de « principes essentiels »
du 15 novembre 1999 (36) ont ainsi rompu avec celle de la
ou « d’ordre public », ce à quoi il serait sage de ne pas
Cour de cassation. Ou encore : la loi du 18 novembre 2016
toucher. Dans un premier temps, l’ordre public classique
permet de changer de sexe à l’état civil dès lors que la
s’en est trouvé appuyé et renforcé. Mais les choix législa-
personne démontre « par une réunion suffisante de faits
tifs ont balayé les constructions jurisprudentielles visant
que la mention relative à son sexe dans les actes de l’état
à protéger les piliers du droit, y compris qualifiées d’« es-
civil ne correspond pas à celui dans lequel elle se présente
sentielles » ou « d’ordre public ». Par ailleurs, l’influence
et dans lequel elle est connue » (37), sans tenir compte des
de l’« autorité judiciaire » a été renforcée dans le cadre du
conditions posées par la jurisprudence. En cas de rupture
contrôle de conventionnalité des lois, mais sous influence
de la loi avec une jurisprudence antérieure, la Cour de
européenne.
cassation est tenue d’appliquer la loi, ce qui a parfois un
effet amplificateur. C’est ainsi que l’évolution de la juris- B. Une autorité grandissante de la jurisprudence
prudence sur la question de la reconnaissance d’un « droit mais sous influence européenne
à l’enfant » a sensiblement changé après l’adoption de la
loi du 17 mai 2013 (38). Avant cette loi, les décisions judi- Depuis que la Cour de cassation accepte d’assurer le
ciaires étaient dans l’ensemble défavorables à l’existence contrôle de conventionnalité des lois (46), le pouvoir judi-
d’un « droit à l’enfant » ; depuis, la Cour de cassation s’y ciaire s’est affirmé (47) : le juge peut écarter l’application
est plutôt montrée favorable, tout en soulignant (39) que d’une loi (48) au motif qu’elle ne serait pas conforme aux
ses décisions étaient la conséquence de la loi de 2013. Le traités et conventions internationales. Cette possibilité a
rôle de la jurisprudence s’exprime encore quand la Cour ainsi augmenté le rôle du juge. Depuis 2005 (49), l’intérêt
de cassation interprète la loi pour éviter un élargisse-
ment de son domaine. Par exemple, un avis de ladite Cour
prend soin de préciser que la possession d’état ne permet
(41) L’exemple de l’interprétation a contrario des anciens articles 334-9 et 322 du
pas d’établir la filiation d’un concubin de même sexe (40). Code civil en est une illustration.
(42) Cass. 1re civ., 6 avr. 2011, n° 09-66486 ; Cass. 1re civ., 6 avr. 2011, n°
09-17130 ; Cass. 1re civ., 6 avr. 2011, n° 10-19053 ; Cass. 1re civ., 7 juin 2012,
n° 11-30261.
(33) Cass. ass. plén., 31 mai 1991, n° 90-20105. (43) Cass. crim., 22 janv. 2013, n° 12-90065.
(34) L. n° 94-653, 29 juill. 1994. (44) Cass. ass. plén., 4 oct. 2019, n° 10-19053, pt 10. V. sur cet arrêt nos obser-
(35) Cass. 1re civ., 13 mars 2007, n° 05-16627. Le Conseil constitutionnel (Cons. vations : Forum Famille Dalloz, 21 oct. 2019 : « La Cour de cassation, les
const., QPC, 28 janv. 2011, n° 2010-92) et la Cour européenne (CEDH, conventions de gestation pour le compte d’autrui, la Cour européenne et
24 juin 2010, n° 30141/04) avaient pourtant adopté une position similaire. l’intérêt supérieur de l’enfant ».
(36) Cass. 3e civ., 17 déc. 1997, n° 95-20779 ; rappr. C. civ., art. 515-8, réd. (45) Cass. 1re civ., 4 mai 2017, n° 16-17189.
L. n° 99-944, 15 nov. 1999. (46) Cass. ch. mixte, 24 mai 1975, n° 73-13556, Sté des Cafés Jacques Vabre.
(37) C. civ., art. 61-5, réd. L. n° 2016-1547, 18 nov. 2016. (47) V. not. B. Louvel, « La Cour de cassation face aux défis du XXIe siècle »,
(38) Pour un tableau analytique des décisions rendues, v. J.-D. Sarcelet, in C. Bru- mars 2015 ; P. Jestaz, J.-P. Marguénaud et C. Jamin, « Révolution tranquille à
netti-Pons (dir.), Le « droit à l’enfant » et la filiation en France et dans le monde, la Cour de cassation », D. 2014, p. 2061.
Mission droit et justice, rapport en ligne, 2018, LexisNexis, p. 295 et s. (48) Il n’aurait pas bien sûr le pouvoir de la censurer.
(39) Communiqué de presse de la Cour de cassation, gestation pour autrui (GPA) (49) Cass. 1re civ., 18 mai 2005, n° 02-20613 : J.-D. Sarcelet, « L’application de la
réalisée à l’étranger, transcription d’acte de naissance et adoption simple, 5 juill. Convention internationale des droits de l’enfant en droit interne », in C. Bru-
2017. netti-Pons (dir.), Le statut de l’enfant depuis la convention internationale relative
(40) Cass. 1re civ., avis, 7 mars 2018, n° 17-70039. aux droits de l’enfant, RLDC 2011/87, supplément, p. 17-21.

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supérieur de l’enfant est entré en droit interne dans les introduire des comparaisons avec le droit étranger.
arrêts de la Cour de cassation via une application directe L’objectif poursuivi est le renforcement de la confiance
de l’article 3 de la Convention internationale relative dans le processus d’élaboration des décisions. Le rap-
aux droits de l’enfant. Plus récemment (50), la première prochement clairement réalisé, dans ce rapport, avec les
chambre civile a fait prévaloir l’intérêt supérieur de l’en- procédés de rédaction utilisés devant la Cour européenne
fant à la stabilité de son lien de filiation paternelle sur le semble annoncer une évolution de fond risquant d’ache-
droit de connaître la vérité sur ses origines pour rejeter la ver de soumettre la jurisprudence de la Cour de cassation
demande d’un couple d’hommes – dont l’un était le géni- à celle des juges européens. Pour la première fois (58), la
teur –, à l’origine d’une convention de gestation pour le Cour de cassation avait formé, le 5 octobre 2018, une de-
compte d’autrui conclue avec une femme qui avait finale- mande d’avis devant la Cour européenne, en application
ment confié l’enfant à un autre couple (51). du protocole n° 16 à la Convention (59). Les avis requis sont
L’autorité grandissante des arrêts de la Cour européenne consultatifs, non contraignants. La procédure de réexa-
des droits de l’Homme sur le juge français a toutefois men civil introduite par la loi précitée de 2016 et renforcée
compliqué la donne. Depuis une décision du 15 avril 2011, par la jurisprudence précitée du 15 avril 2011 a cependant
l’assemblée plénière de la Cour de cassation érige la ju- accéléré le processus d’alignement de la jurisprudence de
risprudence européenne en source du droit français, ce la Cour de cassation sur celle de la Cour européenne, en
qui est tout à fait atypique puisqu’en droit interne, une juri- l’occurrence sur la question de la gestation pour le compte
diction ne peut pas fonder sa décision sur un précédent d’autrui (60). La Cour de cassation avait tenté de résister,
jurisprudentiel (52). Cette solution, renforcée par la possi- mais la perspective de sanctions devait être prise au
bilité d’un réexamen du procès civil (53), a eu deux effets sérieux. C’est donc sans avoir véritablement le choix, au
principaux en notre matière. En premier lieu, elle conduit regard des pouvoirs reconnus à la Cour européenne (61),
à mettre l’accent sur « le droit à » la vie privée et fami- que la Cour de cassation modifie actuellement sa façon
liale, au sens de l’article 8 de la Convention européenne de procéder et envisage, selon le rapport publié, de « pré-
des droits de l’Homme. En second lieu et corrélativement, senter explicitement les analyses de la Cour lorsqu’elle
la méthode de la Cour de cassation a évolué. La haute juri- interroge une des deux cours européennes sur une ques-
diction n’hésite pas à citer les arrêts et avis de la Cour tion de droit » (62).
européenne (54). Peu à peu, cela l’a incitée à infléchir sa Ainsi, le phénomène actuel de déjudiciarisation s’inscrit
motivation dans le sens voulu par la Cour européenne, dans un contexte d’expansion du pouvoir judiciaire avec
notamment à intégrer la prise en compte des faits dans cependant un faible poids de la jurisprudence s’agissant
son raisonnement (55), comme dans l’arrêt d’assemblée de protéger les grands principes du droit des personnes
plénière du 4 novembre 2019 où elle tient compte de la et de la famille et une influence de plus en plus nette de
longueur de la procédure et déjà, au sujet de l’inceste, la jurisprudence européenne. Avec le recul des institu-
dans un arrêt du 4 décembre 2013 où l’existence d’une tions et garde-fous (autorisations, contrôles…) accéléré à
vie commune de 20 ans se révélait déterminante. Cette la fois par la frénésie législative en rupture avec l’ordre
évolution contribue à donner une place très importante public classique et, sur le terrain judiciaire, par le jeu
à la situation de fait au détriment des principes (le prin- de la substitution progressive d’une appréciation de fait
cipe d’interdiction des conventions de mère porteuse dans éclipsant les principes « essentiels » du droit français, ce
l’arrêt du 4 novembre 2019 et le principe de prohibition de sont les pierres nécessaires non seulement à la construc-
l’inceste entre alliés dans l’arrêt de 2013). Sous cet angle, tion de la personne mais aussi à la cohésion sociale qui
apporter une solution à une situation de fait ne devrait s’effritent. Retirer une carte du château à l’occasion de
pourtant pas, dans l’intérêt général, ébranler les prin- chaque réforme législative fragilise le droit en sa dimen-
cipes directeurs. Il y a là un problème de méthode dans sion structurante, donc préventive. En découlent des
l’appréhension des nouvelles problématiques en droit des problématiques quasiment insolubles dans un secteur
personnes et de la famille, avec des conséquences mal où l’enfant a besoin de protection, y compris judiciaire, en
évaluées. aval, si un litige surgit. Le déclin des principes complique
La commission de réflexion « Cour de cassation 2030 » (56) toutefois la tâche du juge dont le domaine d’intervention
liste plusieurs propositions, notamment : enrichir la se trouve peut-être, pour cette raison, fortement réduit.
motivation des arrêts en y apportant des explications (57) ; Les deux phénomènes analysés ne sont en cela pas seu-
lement contradictoires : ils sont liés.
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(50) V. déjà, Cass., avis, 13 sept. 2010, n° 10-00004.


(51) Cass. 1re civ., 12 sept. 2019, n° 18-20472.
(52) J.-D. Sarcelet, « Tableaux et analyses », in C. Brunetti-Pons (dir.), Le « droit
à l’enfant » et la filiation en France et dans le monde, Mission droit et justice, (58) Cass. ass. plén., 5 oct. 2018, n° 10-19053 ; Cass. ass. plén., 5 oct. 2018,
rapport en ligne, 2018, LexisNexis, p. 281 et s., spéc. p. 286. n° 12-30138.
(53) L. n° 2016-1541, 18 nov. 2016, art. 42. (59) Traité n° 214, Strasbourg, 2 oct. 2013, entré en vigueur le 1er août 2018.
(54) Ce qui est particulièrement net dans l’arrêt précité d’assemblée plénière du (60) V. nos observations « Les décisions de la Cour de cassation sont-elles en phase
4 novembre 2019. Dans un autre domaine, v. not. Cass. 1re civ., 11 juill. 2018, avec la jurisprudence européenne ? », Libre propos, JCP N 2019, 7-8.
n° 17-22381 (dans cet arrêt, la Cour de cassation n’hésite pas à citer l’un de ses (61) Sur ce point, v. nos observations, « L’impact des décisions de la Cour euro-
propres arrêts) ; Cass. 1re civ., 21 mars 2018, n° 16-28741. péenne des droits de l’Homme sur le droit des personnes et de la famille sous
(55) J.-P. Marguénaud, « L’exercice par la Cour de cassation d’un contrôle concret l’angle d’un “droit à l’enfant” », in C. Brunetti-Pons (dir.), Le « droit à l’enfant »
de conventionnalité », RLDF 2018, chron. 25. et la filiation en France et dans le monde, Mission droit et justice, rapport en
(56) Rapp. Commission « Cour de cassation 2030 », juill. 2021. ligne, 2018, LexisNexis, p. 281-293.
(57) Rapp. Commission « Cour de cassation 2030 », juill. 2021, 2.2.2.2. (62) Rapp. Commission « Cour de cassation 2030 », juill. 2021, 3.1.1.1.

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