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Bibliothèque de l'école des

chartes

Documents historiques inédits, tirés des archives de Poitiers.


Jules Berger De Xivrey

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Berger De Xivrey Jules. Documents historiques inédits, tirés des archives de Poitiers.. In: Bibliothèque de l'école des chartes.
1840, tome 1. pp. 225-237;

doi : https://doi.org/10.3406/bec.1840.444247

https://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1840_num_1_1_444247

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T,-

DOCUMENTS HISTORIQUES

INÉDITS,

TillÉS DES ARCHIVES DE POLTIERS,

La Revue française publia, au mois de décembre 1838, un


document culinaire de l'an 1301, que j'avais traduit et commenté
d'après une pièce originale conservée dans les archives de
Poitiers. Les mêmes archives m'avaient fourni , quelques années
auparavant , une lettre également inédite et d'un assez vif intérêt
historique, écrite par le R. P. Cotton, confesseur de Henri IV.
J'avais dû les copies de ces différentes pièces à la correspondance
amicale de M. Louis Rédet, élève de l'École des Chartes , et
archiviste paléographe du département de la Vienne. Il en remplit les
fondions à Poitiers avec un zèle et une intelligence qui l'ont mis en
grande considération parmi les hommes instruits de la province.
C'est lui qui fait le dépouillement de l'immense collection historique
laissée par Dom Fonteneau, et qui en rédige les tables dont la
publication formera plusieurs volumes. J'anticipe aujourd'hui sur sa
part de rédaction à la Ribliothèque de l'Ecole des Charles en
faisant connaître quatre pièces qu'il a bien voulu m'envoyer encore,
après les avoir copiées sur les originaux tirés tout récemment des
mômes archives où ils étaient restés ensevelis jusqu'à ce jour.
La première est datée du lundi après le dimanche des Rameaux,
l'an du Seigneur 4270. Comme cette date précède le jour de
Pâques, pour la rapporter au système grégorien, il faut substituer
1271 à 1270. Ce n'est point le premier original de cette pièce que
possèdent les archives de Poitiers, c'est une « Copie donnée sous
* le sceau établi à Poitiers pour les contrais par monseigneur le duc
226
« de Berri cl d'Auvergne, comte de Poitiers, de Boulogne et d'Au-
« vergne, le 28 octobre, l'an du Seigneur 1396 '. »
Celte pièce pourrait servir d'argument en faveur de la
surabondance apparente des formules de garantie qui se multiplient dans
nos anciennes chartes pour consolider le droit de possession.
Barthélémy de l'Isle Bouchard, seigneur de Gençay, dut regretter de
ne pas posséder un titre ainsi rédigé, constatant le droit dont il
jouissait, de percevoir, en certaines circonstances majeures, le
double de la redevance annuelle que lui payait en blé et en argent
le prieuré de Gizay. Ces circonstances ne laissaient pas que d'être
nombreuses; c'était : lorsqu'il é( ait fait chevalier, lorsqu'il mariait
sa fille, lorsqu'il se croisait , lorsqu'il avait à payer sa rançon, s'il
était fait prisonnier ; comme aussi (cela est moins clair pour nous)
à l'occasion des actes de main-morte, d'acquisition ou de conquest ;
et pour les autres cas d'assistance et de devoirs ordinaires des
vassaux envers leurs seigneurs.
< Premtssa pecuniain et bladum, ad novam miliciam, et filiam
a maritandam, ad crucem, ad redemptionem prisionis, ad mor-
« tuam manum, ad acquisicionem sen conquestum el ad alia auxi-
« lia seu consueta deveria dominorum, debere dupplicari. »
Malgré le constant usage de ce droit, ceux qu'il grevait ainsi
d'un double impôt, c'est-à-dire les religieux, l'abbé, l'assemblée
conventuelle, le prieur et les vassaux du monastère de Saint-Cy-
prien, contestèrent ce droit à leur seigneur, qui n'avait que la
tradition à leur opposer, t Religiosis, abbate et conventu dicti monas-
t terii sancti Cypriani , et priore dicti loci, et hominibus prions
« predicti in contrarium asserentibus. » Nous voyons dès lors
poindre cette tendance à saper le droit de possession dans sa base par
des raisonnements très-spécieux, tendance que La Fontaine a
caractérisée avec une précision si plaisante :

Je voudrais bien savoir, dit-elle , quelle loi


En a pour toujours fait l'octroi
A Jean , fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu'à Paul, plutôt qu'à moi.
— Jean Lapin allégua la coutume et l'usage :
Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui, de père en ii!s,
L'ont de Pierre à Simon , puis à moi, Jean , transmis.

1 Datum pro copia , sub sigillo npud. Pictavis ad conlractus constilulo, pro
domino duce Bituvicensi et Alvergnie , comité Piciavensi , Bolouie et A'vcrguie,
227
ïl est, curieux devoir, au milieu du treizième siècle, le seigneur
de Gençay jouer vis-à-vis de ses vassaux le rôle modeste du Lapin
de la fable.
Les prétentions des moines ne se bornaient pas, en effet, à
l'abolition du double impôt dans les cas précités. Par un autre usage,
ils devaient encore tous les ans à leur seigneur un repas donné à
quatorze personnes de sa maison . On peut supposer qu'à une époque
beaucoup plus ancienne ce repas, établi sans doute en
reconnaissance de quelque service, dut être assez somptueux et assez
agréable pour être considéré comme une fête par les officiers du
seigneur de Gençay, et comme une forte dépense pour les religieux
du prieuré de Gizay. Ceux-ci, voulant très-probablement arriver
par gradation à l'abolition de cette coutume onéreuse,
s'appliquèrent par une suite d'empiétements, qui, s'ajoulant à la tradition, en
étaient à la fin devenus eux-mêmes des coutumes intégrantes,
s'appliquèrent, dis-je, à rendre ce repas à peu près insupportable.
Voici comme ils s'y prirent: les termes de l'engagement
primitif auquel remontait la tradition se bornaient probablement à
l'obligation d'un repas fourni tous les ans par le prieuré à quatorze
personnes de la maison du seigneur ; et c'est dans ces termes généraux
que cette charte, si minutieuse de détails , comme nous le verrons
pius bas dans l'exposé des transactions utiles au prieuré, présente
d'abordl'obligation: « Quoddam prandium annuum coslumale, seu
quamdam comestationem annuam cqslumalem ad quatuordeciin
personas tantummodo de servientibus nostris.» Mais comme la
tradition ne spécifiait pas quand et comment ce repas annuel serait
servi, les religieux, avec le temps , avaient fini par faire passer en
usage de le servir sans sauces, et, ce qui était pire, dans l'hiver (il
est même probable qu'ils n'en choisissaient pas le jour le moins
froid), de plus, toutes les portes ouvertes et sans feu ni paille :
« Sine igné, sinepalea, sine salsa, etapertis ostiis domus, et tempore
hyemali.b Or, lors même que les mets eussentèté abondants et
choisis, il est probable qu'avec de telles conditions les officiers du
seigneur de Gençay durent peu insister pour conserver ce privilège,
D'ailleurs l'abandon de ce repas ne tirait pas à grande
conséquence, en comparaison des avantages très-réels de l'impôt doublé

die xxviii0 mcnsi's octobiis , anno Domini imllesimo iricciUesiino uciniigcsimo-


sexto.
228
dans les cas que nous avons énumèrés plus haut, et qui étaient, en
quelque sorte, dans le droit commun d'alors. Mais l'absence de
litres obligea le seigneur de Gençay à faire remise du tout, en se
contentant, pour unique dédommagement, d'une modique
redevance annuelle de dix sous.
Dans la charte qui constate cette transaction , les prieurs de
Gizay assurent leur droit nouveau avec l'exubérance de précautions
usitée, comme nous le disions , dans ce genre d'actes, et dont les
motifs même du gain de leur cause devaient leur faire sentir alors
toute l'utilité. A ce point de vue, la traduction d'un passage de
cet ancien titre me paraît offrir un intérêt réel , d'autant plus qu'on
aborde rarement la traduction de ces vieux documents; on les
cite, pour plus d'authenticité, dans le texte même, dont le style
barbare éloigne bien des lecteurs qui y trouveraient souvent une
abondante source d'instruction.
« Nous avons tenu quittes et dégagés , et de nouveau tenons
« quittes et dégageons entièrement, tant en notre nom qu'en celui
« de nos héritiers et successeurs, ïesdits religieux et ledit prieur, de
« l'obligation annuelle dudit repas et de ladite fourniture de
vice vres, ne nous réservant sur ledit prieuré, pour nous ni pour au-
« cun des nôtres de nos héritiers ni successeurs, en quelque occa-
« sion ou par quelque motif que ce soit, absolument rien du droit
« au susdit repas ou à la susdite fourniture de vivres, Ou à toute
« autre quelconque. Nous les en tenons quittes, dis-je, moyennant
« la somme de dix sous de monnaie courante, que le prieur de
« Gençay ou son fondé de pouvoirs, selon qu'il se trouvera audit
« prieuré, nous paiera annuellement à nous ou à nos successeurs,
« la veille de Noël, comme somme substituée audit repas annuel
« et à ladite fourniture annuelle de vivres; de telle sorte que si les
« dix sous susdits ne sont pas payés tous les ans à nous, à nos hé-
« ritiers ou successeurs, il sera loisible à nous, à nos héritiers ou
« successeurs, de réclamer cet équivalent des temps passés. De
« plus, nous avons tenu quittes et dégagés, tenons quittes et dôga-
« geons à toujours Ïesdits religieux, prieur et vassaux, de doubler
« ladite redevance de dix livres et ladite fourniture de blé ou fro-
« ment, et nous renonçons au droit de réclamer en double ledit blé
« et ladi'e somme dans les cas où nous prendrions la croix, serions
« fait chevalier, et tous autres cas et circonstances énoncés ci-
« dessus et autre quelconque où nous pouvions réclamer le double
« desdites sommes d'argent et fourniture de blé. »
220
Nos lecteurs trouveront encore probablement plusieurs autres
réflexions à tirer de cette charte curieuse, octroyée en 4270.

Près de deux siècles après, « le quatorziesme jour de juillet,


« feste de monseigneur saint Ciprien , mil quatre cent cinquante
« et ung jusques au d. jour et feste, mil quatre cent cinquante et
« deux», la ville de Poitiers dépensa dans le cours de l'année, en
frais publics qualifiés « aucunes besoignes, affaires et réparations
« de ladite ville » une somme de quatre-vingt-treize livres quatre
sous deux deniers, dont Jehan Boylesve, receveur de la ville,
justifia soigneusement l'emploi détaillé. C'est le contenu de la pièce
intitulée : «Parties de deniers mis et despencez par le commande-
ce ment et ordonnance de Nous Hugues Decouzay , lieutenant de
« Poictou, maire, en ceste présente année, de la ville de Poicliers,
« Henry Blandin, esleu en Poictou sur le fait des aydes , Pierre
« Maurrat , Guillaume Iietty et Godefroy Paluz , bourgois, et
« commis à la disiribution des deniers de ladite ville. »


Ce mémoire, approuvé par ces magistrats , dont trois y ont
apposé leurs signatures, offre plusieurs particularités intéressantes ,
dont quelques-unes même se rapportent à l'histoire générale de
la France. Tels sont les articles suivanis :
« Item par l'ordonnance de messeigneurs de la ville , le
« xxixe jour d'aoust, à un chevaucheur qui apporta les lettres
« du Roy, comme Baonne esloit françoys ex s
« Item pour le feu qui fut fait devant Noslre-
« Dame -la -Grant, à cause desd. nouvelles, et
« pour pain et vin, pour ce que l'on fit table ronde
« par l'ordonnance du conseil xlv
« Item pour la despence que Jamet, Gervain et
« moy fîsmes le vie jour de septembre à Lezignen ,
« où nous fusmes parler a monseigneur le maire
« par le commandement de messieurs de la ville xn vi'1
« Item à Jehan de la Fontaine, par le comman-
« dement de monseigneur le maire, pour certai-
« nes leclres qu'il avait fait pour la ville xxvn vi
Nous voyons en effet, dans l'histoire du règne de Charles VII ,
que le comte de Dunois , nommé lieutenant et capitaine général
pour le roi, partit de Tours au mois d'avril 1451, réduisit
entièrement la Guienne, conquête qu'il termina par la prise de Bnyonne ,
230
au mois d'août. Ici le budget de la ville de Poitiers nous conserve
la trace des fêtes qui se célébrèrent dans le royaume à la nouvelle
de ces victoires si éminemment nationales.
Echo fidèle de la situation des peuples dans leurs intérêts comme
dans leurs affections, cette comptabilité municipale nous montre,
après les fêtes du triomphe, les maux alors surtout inséparables de
la guerre.
« Item à Jenin Martin , pour porter leclres au Boy et à monsei-
« gneur du Mayne à Taillebourg, pour faire en aler les gens d'ar-
a mesd'entours Poictiers, qui faisoient merveilleux maux xxx s
« Item à Colin de Senou, pour son cheval qui mena le-
€ dit Jenin pour six jours xv
Bientôt Charles VII, que nous venons délaisser à Taillebourg ,
revient vainqueur dans la ïouraine en passant par ie Poitou. Le
retentissement de sa présence se fait sentir , de plus d'une façon ,
dans nos parties de deniers.
«Item au pr.evost à la crye et autres sergens le xxvie jour de
< novembre, pour faire crier que les vivres n'enchérissent pour la
a venue du Boy in s iv d
« Item à Chaneroche pour porter certaines lettres
« à monseigneur le maire, lequel estoit à Tours de-
€ vers le Boy, etluy baillay auPalays xxvn vi
La ville de Poitiers paraît avoir profité du séjour du roi à Tours
pour solliciter des mesures favorables à ses finances. En effet,
pendant que la cour est dans cette ville, le maire de Poitiers ne la
quitte point, et il y reçoit plusieurs messages.
« Item à Pierre Denys , sergent , pour porter leclres à monsei-
« gneur le seneschal, maistre Estienne Chevalier et à monseigneur
« le maire , à Tours , touchant le fait d'avoir argent sur le double-
« ment et tiercement des fermes xls
Toutefois les Poitevins se gardèrent bien de faire intervenir
l'autorité royale dans leurs démêlés avec l'amiral. Là, on les voit payer
sans contestation l'amende à laquelle ils avaient été condamnés
envers ce grand officier.
« Item ay baillé à Guillaume Bogier pour bailler à maistre
« Jehan Le Gay pour ung deffault en quoy la ville estoit condemp-
« née envers monseigneur l'admirai pour les guelz de cheniche
XXVIIIs VI d
Les autres sommes sont principalement pour l'entretien des
portes de ville, ponts et, chaussées, notamment des ponls Saint-
23!
Ladre et du Rochereuil , qui exigeaient des réparations
très-fréquentes; et ensuite pour les cérémonies publiques, aux grandes
fêtes de la religion. Voici ce qui fut alloué pour ce genre de
dépenses à Pâques de 1552:
«Item à Etienne Brigon, menuisier, pour avoir fait la roue de-
« vant NostreDame x s x (1
« Item à Champdiver pour avoir paint lad.
* roue vin x
« Item à Jehan Lequex, sergier, pour avoir
« demy cent de cire, laquelle fut mise en lad.
« roue vin1 x
« Item à Bertrand Margot pour quatre toy ses
« et demye de pavé qu'il a fait à la Boucherie,
« dessoulz et environ les bancs de la ville xl
« Item pour le disner des sergens le lende-
« main de Pasques xl
« Item pour le disner des coustres de Nos-
« tre-Dame, ledit jour xv
« Item pour porter la chayne au pré Labasse xx
« Item pour deux torches, poysans chascune
« quatre libvres qui furent portées devant Гу-
« mageNostre-Dame, compris xxd que eurent
« deux hommes qui portèrent lesd. torches xxi vni
« Item pour nectoyer les chemins pour aler
« en lad. procession entours lad. ville xxvi vm
Un autre jour, qui n'est pas daté, la ville donna au provincial des
frères-mineurs un repas considérable, à en juger par le détail des
provisions :
« Item fut donné par l'ordonnance de messeigneurs de la ville au
« provincial des frères-mineurs deux chevreaux coustans vin s iv (i,
« une douzaine pouletz et une douzaine pigeons , coustans xvs;
a pour iv oysons xs, et pour un mouton vnis ivd; et pour xx
« potz devin xvis vind; et pour cinquante grans miches vms ivd :
« pour ce, pour toute lad. despence xlvi8 vind »
C'est par tous ces genres de détails que les anciennes chartes
nous fournissent sur la vie de nos pères ces mille notions
particulières qui, par leur comparaison avec les grands événements
contemporains, nous montrent seulement alors ces derniers dans toul
leur jour et avec leur parfaite compréhension.
232
La troisième pièce va nous faire passer de l'administration de la
commune dans les luttes de la chicane. Cette pièce n'est postérieure
à la précédente que de vingt ans. Elle est également en français ,
et datée du 14 juillet 1472. Elle constate :
Les mauvais traitements auxquels Jehan Sigoyn, sergent du roi,
déclare avoir été en butte, de la part des détenteurs d'un champ, en
possession duquel frère André Boulyé, prieur de Monstreuil-Bonnin,
avait été mis par les privilèges royaux de l'université de Poiiiers.
« Pour estre presens à la notification d'icelles, je queray avecques
« moy messire Jacques de Lancières, prebstre, messire Pierre Ri-
« boteau et Georges Nyot. Et ce fait, nous transporlasmes en la
« dicte pièce de terre, où illecques nous trouvasmes Giraudeau
« Dupuys, dit Partion, lequel avoit une arbalesle bandée devant
« luy, qu'il ne desbanda point, Jehan Vouillé qui avoit une arba-
« leste devant soy, non bandée, lequel avoit des traiz et garrotz à sa
« saihture, Mathurin Dupont, ung vouge en sa main, Leturc une
« javeline, Jehan Dutertre ung vouge en sa main, et ung nommé
« Charenton et austres, embaslonnez, ausquels et chascun d'eulx
« je nottilîay et feis assavoir la dicte sauvegarde, et leur feis les inhi-
« bitions et défenses en telz cas appartenantes. Et aussi leur notli-
« fîay et feis assavoir que le diet prieur avoit eu la joyssance ou re-
« créance par la dicte sentence du droit et choses déclarées es dictes
« lettres , et qu'il ne le perturbassent ni empeschassent es diz
« droiz. Et ce pendant sur vindrent illecques Estienne Dupont,
«George Charenton et autres, embastonnez, lesquels dessus diz
« dirent audit messire Jacques de Lancières, qu'il saillist hors du
« dit champt, ou sinon qu'ilz l'en feroient saillir. Et lors le dit de
« Lancières s'en yssit hors du dit champt, et en soy en yssant, l'un
« d'iceulx le bouta d'un vouge ou javeline par le derrière. Et ce
« fait, moy voyant leur malice je m'en yssis du dit champt. Et en
« moy issant, l'un d'iceulx, qu'on dit estre des serviteurs du com-
« mandeur de la Vausseau, me cuida frapper par le derrière, d'un
« vouge ou javeline, et frappa sur ma robbe et la croupe de mon
« cheval. Et m'en alay en chemin du Roy; ouquel chemin survin-
« drent Jacques Charron , frère du dit commandeur, une espée
« sainte et un grand paul au coul, Pierre Caillon, ung espiot en sa
« main, ausquelz d'abundant je noltifiay la dicte sauvegarde et en
f feis lecture. Et après ce, deis audit de Lancières qu'il me escrivist
« les noms et surnoms des dessus diz, ainsi que je les luy nomme-
« roie. Et en iceulx escrivanl, vint Mathelin Dupont qui ousta d'en-
« tře les mains l'escriptoire au dit messire Pierre Ribotleau, et l'un
« des serviteurs dudit commandeur ousta le papier où escrivoit les
« diz noms le dit de Lancières. Lesquelz dessus diz dirent et don-
« nèrent plusieurs paroles el menasses audit prieur présent, et nous
« dirent plusieurs parolles, par quoi ii nous convint de partir d'il-
« lecques. Et ce je certifie à tous... etc. »
II me semble que cet exploit a, si l'on peut dire, quelque chose de
pittoresque. Ces vilains, embàtonnés, armés de leurs vouges et
javelines, soutenus par le frère du commandeur de la Vausseauet
par plusieurs de ses valets; un de ceux-ci arrachant le papier où
écrivait, le prêtre de Lancières, tandis que Mathelin Dupont ôle
récritoire des mains du sieur Ribotleau ; eí. le sergent Sigoyn, en
robe sur son cheval dominant cette scène : le tableau est tout fait,
et certes prêterait a des poses variées et à de curieuses indications-
des habitudes du moyen âge, dans trois ou quatre de ses diverses
conditions sociales : un chevalier el ses valets, un prêtre, un
bourgeois, un sergent du roi, et force vilains.

Si le texte de cet exploit appelle involontairement aussi des al Í


lisions comiques, la pièce suivante nous paraît participer de la
gravité et de l'intérêt de l'histoire, en montrant un exemple des
désordres excessifs que peuvent entraîner les discordes civiles , si
frivoles qu'en soient les causes, lorsqu'elles préoccupent assez les
premiers de l'état, pour les empêcher d'étendre sur tout le pays la
vigilance de l'autorité. Ce qui amène ces réflexions est la date de
cette pièce, au plus épais des troubles de la Fronde, en 1650.
Pendant que le cardinal de Retz oubliait si fort sa dignité dans Paris,
quelques religieux de l'ordre de Cîteaux semblent offrir au Pin,
près de Poitiers, tous les excès d'une imitation grossière. Ils
quittent le froc pour l'épée, et arrivent à un tel point d'audace et de
dérèglement, qu'ils chassent du couvent leurs supérieurs el les frères
qu'ils n'ont pu débaucher. Il y a d'utiles documents pour l'histoire
dans la plainte que l'abbé de Nolre-Dame-du-Pin adressa à ce
sujet à l'officialité de Poitiers. L'irréligion en ferait mal à propos
une arme déclamatoire ; car les désordres signalés dans cette pièce
doivent être attribués non à la discipline ecclésiastique, qui les
réprime par cet acte, autant qu'il dépend d'elle de le faire, mais à
l'espèce d'anarchie qui alors, dans presque toute la France, était
comme le retentissement des troubles de la Fronde.
i. lo
234
Le protocole du mandement, où l'official de Poitiers s'adresse à
tous les ecclésiastiques du diocèse, est, suivant l'usage, en latin et
se borne à ces mots : Officialis Pictaviensis, universis.et singulis
presbyteris, curatis et non curatis, ac clericis et notariis nobis sub-
ditis, salutem in Domino. Les conclusions sont dans la même
langue, à la suite du texte de l'enquête, que voici :
« De la partie de Révérend Père en Dieu dom Léonard Gaultier,
« docteur en théologie de la Faculté de Paris, abbé de l'abbaye de
« Noslre-Dame du Pin, ordre de Cisteaux, Nous a esté exposé que,
« ayant esté pourveu de ladite abbaye et d'icelle pris possession,
« voulant mettre et establir en icelle les ordres nécessaires tant
« pour la célébration du service divin et conservation des droicts de
« la ditte abbaye, il y auroit trouvé telle résistance et grands dés-
« ordres, qu'il a esté contrainct d'en faire sa plainte à nos seigneurs
« de la cour du parlement à Paris ; lesquels par leur arrest du pre-
« mier de ce mois luy auroient permis d'en informer, et, en exécu-
« tion, octroyé permission d'obtenir de nous conquestus pour avoir
.« preuve des faits de la plainte, qui sont :
« Que en icelle abbaye du Pin il se commet journellement toutes
« sortes de désordres et dérèglements contre et au préjudice de la
« vie régulière, et ce par une habitude de longues années con-
« tractée par quidams, aulcuns desquelz ont tellement mal vescu,
« qu'ilz ont fait et commis plusieurs crimes si subjetz à repréhen-
« sion, que l'ung des ditz quidams, pour deux crimes divers et à
« divers temps en a esté condemné à mort par sentence de contu-
« mace, et mis en effigie ; ce qui luy auroit causé absence de huit
« à dix ans, qu'il auroit passé son temps à porter les armes et
« faict actions irrégulières ; et du depuis auroit commis le second
« meurtre, dont seroit intervenu jugement contre le diet quidam,
« qui, continuant ses maléfices, a menacé à thuer un homme de
« qualité pour l'avoir repris de chose qu'il exerçoit indigne de la
« profession du quidam; lequel avec autres quidams ont menacé,
« comme ils avoient faict du devant, plusieurs subjets fermiers et
« tenantiers, demeurant tant en la dicte abbaye que es environs,
« et qui auroient voulu recognoistre le diet sieur exposant et ses
« religieux... Que l'un des quidams depuis un an ou environ auroit
« tiré un pistolet sur l'un des quidams, et pour ce que le coup n'au-
« roit pas porté comme il désiroit, auroit accuzé celuy auquel il tiroit
« qu'il estoit sorcier et magicien d'avoir empesché l'effet de ce
« coup, et, indigné de ce, auroit battu celuy auquel il tiroit, et luy
235
« auroit donné quantité de coups de pieds, de basions, et contraint
« de s'absenter; Que les quidams fréquentoient journellement,
« qui que ce soit aulcuns d'eux, les lieux suspects et scandaleux,
« commettant scandale avecq femmes et filles, m es me en l'abbaye
« et environs d'icelle, faisants des mariages avecq des domesliques
« pour couvrir leurs sales et impudiques visites; Que les quidams
« molestent et travaillent les tenantiers d'icelle abbaye, exigeant
« d'eux et sans aucun droit, leurs moutons, volailles et autres com-
« moditez, qu'ilz ne leur doibvent, ce qu'ilz font de force et violence
« et par desrizion ; de plus au moyen de telles desbauches, le ser-
« vice divin est délaissé fort souvent, mesme les jours de restes et
« dimanches, la sainte messe est délaissée à dire, à plusieurs jours.
« se contentants de faire sonner la cloche, et en demeurant là, et
« le temps employé à la chasse avecq chiens et armes à feu. Sou-
« vent passent le temps de nuict à boire, jouer à cartes etàdez et
■'. et autres jeux deffendus, et là disent chansons lascives, au ca-
« baret proche l'abbaye, contraignent les quidams les fermiers et
« tenantiers d'icelle abbaye à leur nourrir chevaux et autres bes-
« liaux de même espèce, mesme des chiens, sans du tout récom-
« penser iceux... Que les quidams se sont jactez et vantez de Ihuer
le diet exposant et de lui envoyer des prunes fondues, qui est de
« luy tirer arquebusades... Que les quidams ont pris résolution de
« ne point admettre l'exposant en ladicte abbaye ne aulcuns de sa
« part, sy icelluy ne veult consentir à certaines propositions con-
« traires àlareigle et qui tendent à un pur libertinage. »
L'abbé expose qu'étant néanmoins revenu avec les religieux
restés dans le devoir, il fut obligé de s'en aller de nouveau, à la vue
de l'insolence et des excès qu'il continuait à ne pouvoir réprimer,
les désordres qu'il a d'abord énumérés comme se commettant dans
le cabaret près du couvent, se commettant alors dans le couvent
môme. H donne à juger de la compagnie qu'y admettaient les
mauvais religieux par ces derniers faits, détaillés d'une manière
curieuse.
« El, reçoivent et admettent en icelle abbaye touttes sortes de
« de personnes à heure indhue , non cogneues de l'exposant, et
« avec iceux font excès déboire et insolances ordinaires ; et n'auroit
« ozé l'exposant les reprandre, de crainte qu'il a qu'ils n'exécutent
« sur luy leur mauvais dessein, ce qui a contraint l'exposant et les
« religieux qu'il a avecq lui , de se retirer à Poictiers pour éviter
« la veue de telz désordres, qu'ils continuent; ayant puis peu do
236
« jours beu et consommé plus de trois hussards de vin qui appar-
« ten oit au diet exposant, disant en se riant que c'estoit le yin du
« gros , ayant, pour ce, faict casser la serrure de la porte de la
« cave, qui y avoit esté appliquée par ordonnance de juge sécu-
« lier. Et ont fermé la porte du jardin de l'exposant à icelluy,
« faict refus de luy donner les clefs de l'abbaye. De plus , le
« 27 septembre dernier, ung- certain quidam, depuis peu a Mon-
: treuil-Bonin, assisté d'un autre quidam, aurait été en icelle
< abbaye, et après excès de boire avec les quidams, et après
« longues conférences avec l'un d'iceux, seroit advenu que le 6 de
« ce mois les quidams de Mohlreuil seroient sortis de compagnie
« vers le chemin qui conduit à la dicte abbaye. Estoit le quidam
a de liontreuil-Bonin armé d'une espée au costé et d'un mous-
« quelon, vestu d'un habit couleur minime avecq galon d'or et
« d'argent, estant à pied, lequel aguettoit l'un des religieux qui
« lors demeuroit en la dicte abbaye, qui estoit monté sur une
a cavalle de poil alezan avecq une selle de vache, garnie d'un siège
« de trippe de velours jaune, aurait le quidam aguettant attaqué
« ledit religieux, qui avoit en croupe un jeune enfant, luy disant,
« en jurant le nom de Dieu : «A bas! où voys-tu?» lui portant à
« la gorge la bouche de son mousqueton, et disoit le vouloir thuer,
« s'il ne mettoit pied a terre; ce que le religieux aurait esté con~
« trainct de faire, et le diet enfant aussy. Et ce faict, le quidam
« auroit demandé la bourse au dici religieux, et luy, ayant diet
« n'avoir d'argent, Г auroit, de granďcolere, frappé du bout de son
« mousqueton par !rois diverses fois, continuant ses blasphèmes.
« Et après excès et grandes violences, et de crainte d'être thué, le
« diet religieux auroit été contrainct de luy mettre en main la
« somme de dix livres et quelques solz, qui estoit l'argent qu'il
« avoit sur luy. Ce faict, le quidam auroit monté sur la dicte cavalle,
«emporté l'argent dudit religieux et s'en seroit allé. Auroit le
« quidam faict deffenses h certain homme qu'il auroit rencontré en
« s'en allant, que s'il le descouvroit et déposait contre luy, qu'il
■« le thueroit. Et combien que plusieurs personnes sçavent la vérité
a de tous les faicts су-dessus, circonstances et dépendances d'iceulx,
« tant pour l'avoir veu, sceu de science assez notoire, oy dire ou
« autrement, que pour sçavoir le nom du quidam aguettant com-
« plice et fauteur avecq les quidams, ce néanmoins par faveurs,
« dons, promesses que font les quidams à iceux, crainte qu'ils ont
a d'eux et de leurs adhérens, amitié ou autrement, ne l'ont voulu
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« et ne le veulent dire, déposer ne reveller, au grand danger et
« péril de leur âme, préjudice de l'exposant, et en premier préju-
гс diciant aux ordres divins et à l'intérêt publicq. Et pour ce, affin
« de révellations, nous a l'exposanl requis le pouvoir de notre
« remedde opportun. »
Ce remède se borne à des menaces d'excommunication publiées
au prône de toutes les églises de l'officialité de Poitiers, contre
ceux qui, connaissant les auteurs des faits ci-dessus, ne révéleraient
pas leurs noms. Nous avons parlé de la Fronde comme étant
l'occasion de ces graves désordres; mais pour leur cause, pour les
véritables germes de ce pervertissement de l'esprit religieux dans la
vie monastique, il faut remonter jusqu'à la Ligue, et voir dans de
pareils actes la prolongation de son influence désorganisatrice. A
une époque où les communications étaient encore bien difficiles,
où un même ordre d'idées ne se répandait paspromplement comme
aujourd'hui dans toute la nation, beaucoup de mauvaises têtes dans
les provinces en étaient encore, même après Richelieu, sinon aux
passions fanatiques de la Ligue, du moins au culte de ses traditions
d'anarchie, traditions toujours chères aux esprits turbulents
détournés de leur vocation. La Ligue, sous plusieurs de ses faces,
offrait encore quelque expression du moyen âge. Des scènes comme
celles dont l'abbaye du Pin fut le théâtre en 1650 prolongent les
derniers vestiges de cette barbarie jusqu'àla jeunesse de Louis XIV.

B. de Xivrkt

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