Vous êtes sur la page 1sur 4

Succès MASRA Premier ministre : les enseignements à tirer et les défis à relever

NGAKO Christophe, Docteur en Droit Public, enseignant-chercheur, Université de


N’Djamena, Directeur du Centre d’Etudes et de Recherche de Droit Public (CER-DP)
Rien ne se créé, rien ne perd ; tout se transforme. Cette formule n’est-elle pas aussi
vérifiable en politique ? En effet, l’existence des partis politiques ne date pas d’aujourd’hui ni
d’hier. Ils sont nés avec l’avènement de la démocratie, la nécessité d’alternance et les droits de
l’homme. Avec le développement de la politique, sous certains tropiques, il est parfois difficile
de scinder les frontières entre l’opposition et le pouvoir, surtout lorsqu’on est dans la logique
de cogestion (ou de coalition) née à l’issue d’un accord politique.
Apparu comme l’aile dure de l’opposition tchadienne, après les évènements du 20
octobre 2024, les leaders du jeun parti Les Transformateurs ont été contraints à l’exil. Après
l’accord dit de « Kinshasa » qui a rendu possible leur retour, le parti est désormais aux affaires.
Après le vote référendaire du 17 décembre 2023 qui a marqué une adhésion « massive » des
Tchadiens pour le « OUI », la forme unitaire de l’Etat, après la démission du Premier ministre
Saleh KEBZABO, le choix a été porté sur la personne de Dr Succès MASRA pour former un
nouveau Gouvernement. Quels sont les enseignements et les enjeux relatifs à sa nomination ?

Succès MASRA à l’école de la realpolitik !


Dr Succès MASRA disait dans une de ses interventions que : « Je ne suis pas pour un
poste de responsabilité. Je gagnais dix fois le salaire d’un Premier ministre au Tchad, avec
passeport diplomatique et plaque verte… Si j’ai laissé tout ça et rentrer, ce n’est pas pour que
quelqu’un prend un décret pour me nommer. Je ne suis pas venu au Tchad pour m’amuser ».
Ah oui !

Pourtant, par un décret signé le premier jour de l’an 2024, Dr Succès MASRA est
nommé Premier ministre, chef du gouvernement de transition. Le fait pour lui d’accepter ce
poste signifie que la politique n’est nullement un tabernacle des Saints ; on ne peut simplement
jamais dire jamais en politique... Malgré cette déclaration à l’allure de profession de foi, il a
fallu à Succès MASRA accepter cette dure réalité pour espérer réaliser probablement ses
ambitions politiques, lui qu’on n’imaginait guère dans la configuration ou le rôle d’un homme
politique complaisant ou conciliant, même sous le règne du défunt Maréchal Idriss DEBY
ITNO. Le plus difficile pour lui reste à savoir s’il va véritablement s’illustrer comme un
« chef de gouvernement » comme les autres, c’est-à-dire être considéré simplement le premier
des ministres par ordre d’arrivée ou à l’échelle protocolaire.

On estimait que les anciens Premiers ministres étaient simplement les courtisans du
pouvoir, sans possibilité réelle d’apporter des changements escomptés au bénéfice du peuple
tchadien. La plupart des Premiers ministres ont été émasculés par des ministres plus puissants
qu’eux. Avec Dr Succès MASRA comme Premier ministre, on verra bien si l’hôpital ne va pas
se moquer de la charité … Mais ses attributions seront celles qui lui seront dévolues par la
Constitution. Wait to see… !

1
Mahmat DEBY-Succès MASRA : Un duo décisif ou accessoire ?
L’article 85 de la Constitution souligne que : « Le Président de la République nomme le
Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur présentation par celui-ci de la démission du
gouvernement ». Cette disposition signifie littéralement que le Premier ministre ne peut
normalement être démis de ses fonctions par l’unique volonté du Président. Mais la coutume
constitutionnelle ou conventions de la Constitution sont telles le Président de la République
dispose d’un large éventail des possibilités juridiques et politiques pour le faire partir :
dissolution du gouvernement, motion de défiance, démission en blanc, démission volontaire,
etc.

L’article 98 dit : « Les grandes orientations de la politique de la Nation sont définies


par le gouvernement et adoptées en Conseil des ministres ». Cela signifie que tout procède en
réalité du Président de la République. Le fait d’être Chef de gouvernement peut être vu comme
un élément de décor institutionnel ou résultant de la mise en œuvre d’un accord politique. Par
ailleurs, il reste que le Premier ministre dispose de l’administration au sens de l’article 102 al.
2. Or, comparativement à la France où le Premier ministre détermine et conduit la politique de
la Nation… Il dispose également de l’administration. Ce qui fait du Premier ministre français
la figure emblématique de l’exécutif, même si les pouvoirs du Président de la République
paraissent parfois énormes à l’occasion, notamment dans le cadre la concordance de la majorité
présidentielle et parlementaire.

A dire vrai, les fonctions du Premier ministre dans la Constitution de la cinquième


République du Tchad sont consacrées de façon éparses. Ce qui ne lui permet pas d’avoir une
unité d’action gouvernementale suivant sa vision ou sous son impulsion car tout est déterminé
en Conseil des ministres. Comme le Conseil des ministres est présidé par le Président de la
République, tout est fait en réalité sous son contrôle et suivant sa volonté. Etant donné que le
Président de la République est le président du Conseil des ministres, le Premier ministre peut
être mis en difficulté, tant que la politique gouvernementale n’est pas déterminée en Conseil ;
et surtout la possibilité que le Premier ministre coexiste ou cohabite avec des super-ministres
qui peuvent lui faire ombrage.

C’est dire que Succès MASRA ne sera un véritable Premier ministre que s’il a la
confiance totale et entière du Président de la République. Dans l’optique d’une vision partagée
ou commune entre ces deux figures de l’exécutif, le Premier n’aura pas de grandes difficultés à
traduire dans les faits ses actions et engagements politiques. A défaut, il sera isolé, méprisé et
politiquement envoyé à la vindicte populaire des Tchadiens car il n’aura pas réussi à porter
leurs espérances. Dans ce cas, Mahamat DEBY ITNO sera le solo décisif et Succès MASRA le
solo accessoire.

Seront-ils candidats… ?
L’une des interrogations majeures qui demeure après le référendum constituant du 17
décembre 2024, est l’éligibilité de Mahamat DEBY ITNO, une autorité de transition. Si cette
question a fait l’objet d’un débat ardu lors du Dialogue national inclusif et souverain, elle reste
toujours en suspens car, jusque-là, on ne connait pas clairement les ambitions ou intentions du
tout-puissant tchadien souvent paré du « boubou blanc ».

2
En balayant les dispositions de la nouvelle Constitution, Mahamat DEBY ITNO tout
comme le Premier ministre, Dr Succès MASRA, remplissent les conditions d’éligibilité … En
effet, les autorités de transition ne sont pas normalement éligibles en vertu de l’article 4 de la
Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Mais la probable candidature de ces deux
challengers pourrait être considérée comme le « moindre mal », le « moins-disant » de l’offre
politique sur l’échiquier socio-politique qui connaitrait moins de contestation. Dans ce cas,
l’Union africaine n’aura pas d’autre choix que de se « taire » pour pacifier ou faciliter le retour
à l’ordre constitutionnel au Tchad en termes de temps. Bref, la candidature probable de Succès
MASRA peut être considérée comme une caution pour l’éligibilité de Mahamat IDRISS DEBY
ITNO. C’est un bon duo, deux pièces-maitresse de la politique tchadienne aux yeux de la
communauté internationale… C’est un enjeu majeur pour le leader des Transformateurs car il
peut être probablement évincé de la prochaine échéance électorale s’il demeure Premier
ministre et que le MPS positionne un autre cheval autre que Mahamat DEBY ITNO. Mais ce
dernier scénario est improbable car le jeune Président de la transition a pris gout aux délices du
pouvoir…

MASRA sera-t-il « Succès » … ? Le grand défi


L’année 2024 devrait être couronnée par plusieurs échéances des élections locales et
nationales. L’administration et la CENI sont généralement la « cuisine interne » du
gouvernement en matière d’organisation des élections. Succès MASRA, avec son statut de
Premier ministre et, surtout, le fait qu’il dispose de l’administration, lui confère normalement
la maitrise de l’action gouvernementale, en conséquence, l’organisation des élections en partie.
Pour dire simplement que, comme le relève l’article 102 de la Constitution, « Le Premier
ministre dirige, coordonne et anime l’action gouvernementale ». Cette dispose confère en
principe à Succès MASRA des pouvoirs énormes dans la conduite et la gestion des élections,
même si on considère que les institutions de gestion des élections sont indépendantes.

En effet, on l’a vu, la CONAREC et le ministère de l’administration territoire ont été au


cœur de la conduite du référendum constituant du 17 décembre 2023 ; et les fleurs ont bien tenu
la promesse des fruits. Rappelons que dans le cadre de ce référendum constituant, il y a eu des
abstentions justifiées par les attitudes ou propos des Tchadiens du genre : « tout est déjà gagné
à l’avance ou on va truquer le vote… ». Ces propos permettraient à Succès MASRA de relever
un grand défi, celui d’organiser pour les Tchadiens et probablement pour la première fois de
l’histoire politique et constitutionnelle du Tchad, un scrutin démocratique et transparent. Cela
n’occulte pas également la possibilité de développer ou de créer les conditions juridiques et
opérationnelles réelles d’une alternance démocratique au cours des élections locales et
nationales (législatives, sénatoriales et présidentielle).

Le vert est apparemment dans le fruit… !


Les transitions politiques en Afrique sont parfois vues avec des regards
schizophréniques. Il est parfois difficile de briser la glace dans laquelle se sont enfermées les
différentes formations idéologiques et politiques en politique. C’est la raison pour laquelle la
communauté internationale est souvent présente à juste titre dans la conduite des affaires
politiques en Afrique.

3
Pour le cas tchadien, la communauté internationale se serait-elle vraiment décidée à
asseoir une fois pour toutes le Tchad sur les rails de la démocratie et de la légitimité politique ?
A dire vrai, la future échéance présidentielle mobilisera toute l’attention de la communauté
internationale car les enjeux politiques (alternance ou non) et stratégiques (la continuité des
relations avec l’ancienne colonie ou non) sont énormes. La crédibilité des partenaires du Tchad
dépendra également de leur diligence dans la gestion des élections futures.

NB : Les dispositions constitutionnelles relevées dans cette analyse sont puisées du projet de Constitution soumis
au référendum du 17 décembre 2024.

N’Djamena, le 1er janvier 2024

Vous aimerez peut-être aussi