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Les monuments aux morts comme fondateurs de l'identité des survivants

Author(s): Reinhart Koselleck, Jeffrey Andrew Barash, Mireille Delbraccio and Isabelle
Mons
Source: Revue de Métaphysique et de Morale , JANVIER-MARS 1998, No. 1, Mémoire,
histoire (JANVIER-MARS 1998), pp. 33-61
Published by: Presses Universitaires de France

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40903577

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Les monuments aux morts
comme fondateurs
de l'identité des survivants*

Résumé. - Cet article prend pour objet l'injonction à la commémoration col-


lective dont les monuments dédiés aux soldats morts au combat portent témoi-
gnage. L'article retrace la manière dont cette injonction a pu revêtir une historicité
caractéristique des Temps modernes. Ce travail vise à dégager V arrière-plan duquel
émerge la volonté de commémoration politique qu'affichent les monuments aux
morts. Selon son argument principal, la fonctionnalisation politique et la démo-
cratisation croissantes de la commémoration dont témoigne l'extension des monu-
ments aux morts depuis la Révolution française n 'ont été rendues possibles que
par un long processus de sécularisation.

Abstract. - The theme of this article is the injunction to collective comme-


moration presented by monuments raised in honor soldiers killed in combat. This
article examines the way in which this injunction displays an historical movement
characteristic of Modern Times. It attempts to identity the historical basis from
which emerged the will to political commemoration that the war monuments
express. According to the argument adopted here, the growing political functio-
nalization and democratization of commemoration, to which the great extension
of war monuments since the French Revolution attests, become possible through
a long process of secularization.

Trois communiqués parus récemment dans la presse ont de toute évi-


dence suscité peu d'intérêt. Le premier concernait un monument commé-
moratif de la Première Guerre mondiale, tandis que les deux autres étaient

* Article paru dans l'ouvrage Identität, Odo Marquard et Karlheinz Stierle (eds.),
Munich, Wilhelm Fink, 1979, p. 255-276, sous le titre « Kriegerdenkmale als Identitätsstif-
tungen der Überlebenden ». Pour les indications et l'aide qui m'ont été apportées, je remercie
les participants au colloque Identität ainsi que les membres d'un groupe de travail du Centre
de recherche interdisciplinaire (ZIF) de l'Université de Bielefeld, consacré au thème : « Monu-
ments funéraires et images de la mort, entre art et politique ». La rencontre a notamment
servi à la préparation d'une enquête comparative sur les monuments aux morts allemands
et français, que l'auteur a menée en collaboration avec Messieurs Lurz, Riedl, Roques
et Vovelle.

Revue de Métaphysique et de Morale, N° 1/1998

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relatifs à des monuments de la Seconde. En effet, Hambourg a vu


quelques-uns de ses députés locaux s'employer à effacer une inscription
que les survivants du soixante-seizième régiment d'infanterie avaient dédiée
à leurs morts. Il s'agissait d'un aphorisme émanant de Heinrich Lersch
et datant de 1914 : « L'Allemagne doit vivre, dussions-nous mourir ».
Le Sénat a décidé de conserver cette inscription - comme symbole d'une
époque révolue1.
En septembre 1975, fut organisée à Stukenbrock une cérémonie à la
mémoire des victimes du stalag 326 VI-K. Devant le monument érigé en
l'honneur des 65 000 prisonniers soviétiques enterrés dans le cimetière,
et en présence de nombreux visiteurs venus du bloc de l'Est, une rixe
éclata, faisant plusieurs blessés. Elle opposait les membres du DKP et
du KPD2, les uns et les autres prétendant être les véritables héritiers des
disparus. La police allemande n'est intervenue qu'une fois les
« maoïstes/léninistes » chassés du cimetière3.
En juillet 1976, des inconnus mirent le feu au baraquement qui abritait
le musée de l'ancien camp de concentration du Struthof, en Alsace.
Comme les fondateurs du musée l'avaient conçu en 1960, le monument
érigé sur le site de l'ancien camp symbolisait la flamme du four créma-
toire qui, se dressant sous l'aspect d'une spirale, devait rappeler le sou-
venir de l'éternel espoir. Une date avait été ajoutée au pïnceau sur ce
monument : le 27 janvier 1945. C'est, en effet, en ce jour suivant la
libération que furent écroués 1 100 nouveaux détenus suspectés de colla-
boration avec les Allemands4.
Ces événements nous renvoient, tous les trois, à un même constat.
Les monuments associés à ces actes jouent manifestement un rôle plus
large que celui du simple maintien du souvenir des morts pour lesquels
ils furent initialement érigés. A Hambourg, les survivants, voire les géné-
rations suivantes, ont tenté d'échapper à une exigence qui, depuis les
années vingt, s'impose à l'observateur. A Stukenbrock, les deux partis
politiques en présence cherchaient à reprendre, chacun à son propre compte

1. Zeitmagazin, n° 9, 3 mars 1972.


2. Le KPD (Kommunistische Partei Deutschlands) fondé le 30 décembre 1918, soutenu
par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, fut interdit en 1956. En 1968, le parti commu-
niste d'Allemagne se transforme en parti communiste allemand (DKP : Deutsche Kommu-
nistische Partei). NdT.
3. Neue Westfälische (Zeitung), 8 septembre 1975.
4. Rapporté par Nikolas Benckiser dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 22 juillet
1976. Au sujet de l'histoire du camp et du monument commémoratif, voir : KZ-Lager
Natzweiler Struthof, ouvrage établi par le Comité national pour l'érection et la conserva-
tion d'un mémorial de la déportation au Struthof, Nancy, 1966.

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et selon des modalités qui aujourd'hui s'excluent l'une l'autre, le sou-


venir des Russes morts jadis. Au Struthof, des Alsaciens ont protesté,
pour autant que l'on soit en mesure d'interpréter ce geste, contre un
culte du monument qui bannit ou tait l'existence de victimes qui apparte-
naient à leurs propres rangs.
Aussi diversifiées que puissent être les réactions qu'un monument suscite,
ce qui reste identique, c'est le défi qu'il engage. Toutefois, les monu-
ments de ce genre, en rappelant la mort violente, offrent des possibilités
d'identification : en premier lieu, on identifie d'un point de vue parti-
culier ceux qui sont décédés, qui ont été tués ou qui sont tombés au
combat, en en faisant des héros, des victimes, des martyrs, des vain-
queurs, des camarades, voire éventuellement des vaincus; ils seraient, en
outre, les dépositaires ou les emblèmes de l'honneur, de la foi, de la
gloire, de la fidélité, du devoir; enfin, on les assimile à des gardiens
et protecteurs de la patrie, de l'humanité, de la justice, de la liberté,
du prolétariat ou d'une constitution quelle qu'elle soit. Cette enumera-
tion pourrait se prolonger.
En second lieu, les observateurs survivants se retrouvent eux-mêmes
confrontés à une proposition d'identification à l'égard de laquelle ils
doivent, ou sont obligés, de réagir. Mortui viventes obligant, comme le
dit la formule générique, qui peut revêtir différents contenus selon les
divers cas de figures évoqués ci-dessus. La cause des morts, c'est aussi
la nôtre. Le monument ne fait pas que raviver le souvenir des disparus,
mais il réclame aussi le recouvrement d'une dette à l'égard de la vie
perdue, pour conférer un sens à la survie.
Enfin, il est un trait, commun à tous les cas précédemment évoqués,
qui signifie par lui-même en même temps plus ou moins ceci : que les
morts sont remémorés en tant que morts.
Certes, les monuments funéraires sont aussi anciens que l'histoire
humaine. Ils renvoient à une disposition fondamentale [Grundbefindlich-
keit] chez l'homme qui entrelace la vie et la mort, quelle que soit la
manière dont elles se rapportent l'une à l'autre. Innocent III atteste de
cette parenté dans sa formule célèbre : Morimur ergo semper dum vivimus,
et tune tantum desinimus mori cum desinimus vivere5. Les monuments
funéraires présupposent, sciemment ou non, ce constat, que les analyses
heideggeriennes ont mis ensuite sous l'égide de « l' être-pour-la-mort ».
Les monuments aux morts, en commémorant une mort violente provo-

5. Lotharius Cardinalis, Innocent III, De Miseria Humane Conditiones, M. Macca-


rone (éd.), Rome, 1955, p. 30, chap. XXIII : De vicinitate mortis.

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quée par la main de F ho


le souvenir, surgit la que
tent les facteurs de Farb
comme ceux de la contra
pour ainsi dire naturelle,
évidence particulièreme
apporter une variante
longtemps qu'il n'est pa
être tué qu'il cesse de viv
turschrift] des années vi
ment un « être-pour-la-m
On meurt seul, mais pou
l'être humain d'achever s
de l'histoire humaine que
Ce n'est pas seulement
pour quelque chose. À ce
d'emblée qui décide pour
qui meurt, la collectivité
ou ceux qui sont frappés
rente. Il existe d'ailleurs
historique pourrait s'oc
« mourir pour... », tel qu
établi par les survivants
ont pu conférer à leur
rience. Le sens ainsi visé
l'interprétation des surv
identité commune aux morts et aux vivants. La devise de la bataille des
Thermopyles a été reprise et remaniée ultérieurement par de nombreux
groupes politiques, en fonction de leur morale-patriotique. Mais l'établis-
sement d'un sens ex post risque aussi bien de passer à côté de celui que
le défunt a pu accorder, si tant est qu'il le fît, à sa propre mort. Car
la mort, à chaque fois singulière, demeure inaccessible.
Ainsi, la différence entre la mort appartenant au passé, dont on se
souvient, et l'offre d'interprétation visuelle proposée par un monument
aux morts renvoie à un double processus d'identification. Les morts sont
censés avoir défendu une cause qui est la même que celle que soutiennent
les survivants qui érigent le monument. Qu'il s'agisse ou non de la même
cause, les morts n'ont plus le pouvoir d'en décider.

6. Cf. Louis- Vincent Thomas, Anthropologie de la mort, Paris, 1976.

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Pourtant, avec le passage du temps - comme l'histoire nous


l'enseigne - l'identité attribuée à un monument échappe de la même
manière à la volonté de ses fondateurs. Construits pour durer, les monu-
ments témoignent avant tout de l'éphémère.
Il s'agit là d'une contradiction que la suite de notre propos devrait
dissiper. La thèse que je voudrais étayer à partir de l'histoire est la sui-
vante : l'unique identité qui se maintienne à l' arrière-plan de tous les
monuments aux morts, c'est l'identité du mort avec lui-même. Toutes
les identifications politiques et sociales, qui cherchent à donner une figure
au « mourir pour... » et à le perpétuer, s'évanouissent au cours du temps.
C'est ainsi que se modifie le message qu'incarne un monument.

II

LE PASSAGE AUX TEMPS MODERNES

Dans la mesure où les causes biologiques de la mort ont tro


explication scientifique et où la durée de vie a pu ainsi être
les types de mort - également grâce à la science - se son
et le taux de mortalité par homicide s'en est trouvé accru. Un
ne vaut, de toute manière, que pour les deux derniers siècle
quels nous disposons des statistiques de mortalité7. C'est aus
époque que datent l'apparition et l'extension des monuments
qui se trouvent dans presque toutes les communes d'Eur
Les monuments aux morts offrent des possibilités d'ident
n'auraient pas pu se proposer avant la Révolution française.
quoi deux remarques préliminaires à propos des monuments
de la période pré-révolutionnaire s'imposent. Premièrement,
figuraient un au-delà supraterrestre, évoquant la mort non
fin mais comme un passage. Deuxièmement, dans la perspect
d'ici-bas, la représentation de la mort portait la marque de la
tion sociale, même si elle avait de plus en plus tendance à
liser. Ces deux constats qui recouvrent globalement l'ensemble de la
période comprise entre le xiie et le xvnie siècle ne se contredisent nulle-
ment. Initialement, la danse macabre du Moyen Âge tardif ne s'en pre-
nait nullement, en un sens révolutionnaire, à la hiérarchie sociale.
Chaque groupe social s'y trouve évalué pour lui-même, selon sa qualité

7. Ibid., p. 106 sq.

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humaine, qui se manifes


satrice d'égalité. Devan
conditions sociales s'accentue dans ce monde pour se dissoudre dans
l'au-delà.
C'est ce qu'illustrent très clairement les tombeaux à deux niveaux qui,
aux xve et xvie siècles, connurent une certaine expansion en France, en
Angleterre et en Allemagne8. Le niveau supérieur indique la fonction
à la fois terrestre et transpersonnelle, et le prince y est représenté en
gisant, revêtu de son costume officiel et paré des insignes de son pouvoir.
Le niveau inférieur accueille sa dépouille mortelle en cours de décompo-
sition afin de livrer l'âme individuelle au jugement éternel. Le prince,
en tant que tel, incarne une fonction non mortelle, mais il est également
représentatif en tant qu'homme - il est représentatif de l'homme mortel,
de tout un chacun.
Ce genre de tombeaux, qui disjoignaient la fonction et l'individu, ou
bien les entremêlaient, étaient réservés aux princes et aux nantis. Jusqu'au
xviiie siècle, des soldats apparaissent partout sur les monuments dédiés
aux vainqueurs, mais non sur les monuments aux morts. Les mercenaires
ou les soldats recrutés par l'État, de par leur condition sociale inférieure,
n'étaient pas considérés comme dignes d'un monument. En 1727, un
manuel allemand d'art martial s'oppose à ce que l'on puisse brûler les
soldats comme des sorcières ou des faux-monnayeurs9. De son côté, le
vieux Frédéric les assimilait à la lie du peuple. À Königgrätz encore,
c'est-à-dire à une époque où les soldats étaient déjà jugés dignes de figurer
sur les monuments, les morts furent jetés dans des galeries de mines
et, après Sedan, on les laissa dans un premier temps sur place, à peine
couverts d'un remblai de terre10. Lorsqu'en revanche on érigeait des
monuments ou des chapelles à la mémoire des soldats tombés au combat
comme, par exemple, ceux qui ont été conservés depuis la Guerre de
Trente ans, cela renvoyait à expier pour les crimes humains. La transcen-
dance chrétienne de la mort et la stratification sociale de la mort empirique

8. Ernst Kantorowicz, The King's Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Theo-
logy, Princeton, 1957, p. 419-436 et Kathleen Cohen, Metamorphosis of a Death Symbol.
The Transi Tomb in the Late Middle Ages and the Renaissance, Berkeley et Los Angeles,
California Studies in the History of Art, 1973, 15.
9. Hans Friedrich von Fleming, Der vollkommene Teutsche Soldat, Leipzig, 1726, nou-
velle édition, Osnabrück, 1967, introduction de W. Hummelsberger, Bibliotheca Rerum Mili-
tarium, W. von Groóte et U. von Gersdorff (eds.), tome I, p. 375.
10. Les corps furent brûlés six mois plus tard. Cf. Stefan Fayans : « Bestattungsan-
lagen », in Handbuch der Architektur, Stuttgart, 1907, 4e partie, 8e demi-volume, cahier
n° 3, p. 22.

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renvoient donc Tune à l'autre. La mort était un point d'articulation entre


l'ici-bas et l'au-delà, qui permettait de la déterminer aussi bien dans la
sphère terrestre que supr aterrestre. Il régnait là une tension, qui permet-
tait aux grands de bénéficier d'une transfiguration monumentale, tandis
que la foule des mercenaires tombés au combat n'avait droit qu'à un
signe expiatoire, sans impliquer pour autant que l'on fasse mémoire de
la mort des individus.
Le tournant des Temps modernes peut également se résumer à deux
formules. Premièrement, alors que la signification transcendante de la
mort s'efface ou disparaît, la prétention intramondaine des représenta-
tions de la mort s'accentue. Sans négliger le fait que les représentations
funéraires appartenant à la tradition chrétienne ont toujours eu égale-
ment une fonction séculière - il suffit de penser aux tombeaux des arche-
vêques de Mayence -, c'est désormais la destination des lieux
commémoratifs qui se transforme. Leur fonction intramondaine devient
une fin en soi. D'où la naissance du culte national du monument11, au
sein même duquel se fait jour le genre spécifique des monuments aux
morts. À partir de la Révolution française et des guerres napoléoniennes,
les monuments funéraires en l'honneur des guerriers tombés au combat
sont de plus en plus nombreux. Ces monuments se rencontrent dans les
églises et les cimetières, mais ils quittent également les églises pour s'ins-
taller sur les places publiques ou en pleine nature. Dès lors, ce n'est
pas seulement la mort au champ d'honneur qui, en tant que telle, sert
des objectifs politiques, mais la mémoire qu'on lui accorde qui se place
aussi au service du politique. C'est au monument aux morts qu'il revient
de remplir cette tâche. Il renvoie le souvenir des morts au champ d'honneur
à un ensemble de fonctions intramondaines qui n'a encore en vue que
l'avenir des survivants. Ainsi, le déclin de l'interprétation chrétienne de
la mort laisse le champ libre à la constitution de significations [Sinnstif-
tungen] purement politiques et sociales.
Deuxièmement, au fur et à mesure que les monuments aux morts se
propagent, ils se dépouillent de plus en plus de la marque des différen-
ciations sociales traditionnelles. La perdurance terrestre, jusque-là réservée
aux grands, devait concerner tout un chacun. C'est dans sa singularité

11. Alois Reegl, Der moderne Denkmalkultus, sein Wesen und seine Entstehung, Vienne-
Leipzig, 1903 ; Hubert Schrade, Das deutsche Nationaldenkmal. Idee / Geschichte / Aufgabe,
Munich, 1934. Le travail de Thomas Nipperdey nous a aidé à orienter notre propre réflexion :
« Nationalidee und Nationaldenkmal in Deutschland im 19. Jahrhundert », Historische
Zeitschrift, 206/3, juin, 1968, p. 529-585. Nous renvoyons à ce propos à un travail publié
dans la série de textes éditée par la Fondation Thyssen : Hans-Ernst Mittig et Volker
Plagemann (eds.), Denkmäler im 19. Jahrhundert. Deutung und Kritik, Munich, 1972.

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que celui qui tombe au c


ment. À la fonctionnalis
la mort, rapportée jadis
d'une prétention égalitai
au service de laquelle la
ments se retrouvent ind
ou du moins leur nombr
dans le passé. Ce mouve
de culture et de traditio
de leur forme constitutionnelle.
Certes, le service militaire obligatoire et universel a contribué à rendre
tous les combattants tombés au champ d'honneur, sans distinction aucune,
aptes à figurer sur les monuments. Pourtant, il ne s'agit pas là d'un
présupposé nécessaire. C'est ce dont témoignent les nombreux monuments
dédiés aux héros en Grande-Bretagne - donc dans un pays où le service
militaire n'est pas obligatoire - , en commémoration des guerres menées
outre-mer et dans les colonies, et en particulier ceux érigés à la suite
de la guerre des Boers, qui ont préfiguré le type de monuments aux morts
construits après les deux guerres mondiales.
Le processus de fonctionnalisation et de démocratisation caractérise
ainsi l'évolution historique des monuments aux morts. Ceux-ci sont censés
amener la sensibilité politique des observateurs survivants à rejoindre la
cause au nom de laquelle la mort des soldats doit être remémorée. Tout
cela, il est vrai, ne saurait se décrire que comme un processus à long
terme, s'articulant de différentes manières selon les paysages nationaux
et confessionnels, et qui se manifeste au travers des nombreux résidus,
vestiges, innovations ou reliquats du monde chrétien.
D'un point de vue méthodologique, il est ici particulièrement difficile
de distinguer les éléments chrétiens des éléments nationaux. Le recours
à l'arsenal de formes antiques et égyptiennes, en usage depuis la Renais-
sance, puis l'emploi d'une sémiotique s'originant dans la nature et dans
la géométrie, acquièrent depuis la fin des Lumières une prétention à l'exclu-
sivité qui, par l'image, destitue les interprétations chrétiennes de la mort.
Si, au xixe siècle, de nombreux emblèmes chrétiens réapparaissent, ce
constat iconographique peut cependant renvoyer à un contexte qui réclame
une lecture différente d'un point de vue iconologique. À l'époque baroque,
l'ensemble des significations rattachées aux éléments figuratifs antiques
se veut purement chrétien, tandis que l'ensemble des significations ratta-
chées, au xixe siècle, aux éléments figuratifs chrétiens peut marquer une
autre orientation, en premier lieu la perspective d'une recherche d'iden-

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tité dans le but d'assurer un avenir national. Autrement dit, le constat


de l'observation iconographique ne permet de tirer aucune conclusion
directe relativement à sa signification iconologique. Quoi qu'il en soit,
les monuments aux morts sont, d'ores et déjà à eux seuls, un signe visible
des Temps modernes.
L'imposant tombeau de Maurice de Saxe, réalisé par Pigalle, peut
signaler ce tournant12. La fin de l'existence terrestre s'y trouve assumée
sans aucune référence à un accomplissement dans l'au-delà. Le maréchal,
entrant dans son tombeau, laisse derrière lui une pyramide, emblème d'une
éternelle vertu, et des trophées, emblèmes de sa gloire - et il laisse der-
rière lui les survivants, qui portent son deuil. Ceux-ci sont touchés par
la mort de leur chef, qu'ils déplorent, sans pouvoir en extraire le moindre
espoir.
La thématisation de plus en plus fréquente du deuil sur les tombeaux
fait partie de la signature visuelle de cette ère nouvelle, au travers notam-
ment de l'exemple inégalé de Canova à Vienne ou à Rome. Dès lörs,
la signification de la mort est renvoyée sur les survivants; dès lors, des
symboles non chrétiens entrent en concurrence avec les symboles chré-
tiens jusqu'à parfois les écarter complètement. La représentation du deuil
subjectif n'est que le mode d'expression privé d'une réinterprétation de
la mort qui, dans le domaine de la figuration du politique, a permis
aux entités politiques concernées de mettre la mort entièrement à leur
service.

III

LA FONCTIONNALISATION DES REPRÉSENTATIONS


DE LA MORT AU PROFIT DES SURVIVANTS

Chaque mort causée par la main de l'homme au cours


ou d'un conflit civil a, de toute évidence, exercé depuis toujours une
fonction politique. Mais, dans l'horizon de la doctrine chrétienne des
deux mondes, la mort reste privée de sa finitude terrestre. Et ce n'est
que lorsque la mort perd son sens transcendant que la fonctionnalisation
politique peut acquérir une prétention monopolistique. Les monuments
aux morts se rapportent à une ligne de fuite temporelle orientée vers
le futur, où doit se confirmer l'identité d'une communauté d'action ayant
12. Cf. à ce sujet, Eduard Hüttinger, « Pigalles Grabmal des Maréchal de Saxe », Neue
Züricher Zeitung, 3 août 1963.

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le pouvoir d'assurer la
vaut surtout pour ces p
tesques, dont les coûts
commune ou d'une association d'anciens combattants.
Toute la série des grands monuments datant du xixe et du xxe siècles
a, dès 1808, trouvé un fondement théorique. On le doit à William Wood
qui proposait de construire près de Londres une pyramide colossale afin
de stimuler le courage héroïque des mercantiles Anglais13. Seules les pro-
portions exceptionnelles d'une pyramide pourraient orienter dans la bonn
voie la sensibilité du peuple anglais, en l'amenant à s'engager pour sa
patrie. Selon le diagnostic initial de Wood : « The ordinary feelings of
men are not adequate to the present crisis ». En vue d'arracher la popu-
lation à sa léthargie et à son égoïsme, il s'agissait de doter les morts
de la guerre d'une immortalité terrestre, de leur garantir « unceasing fame,
long duration ». Le seul moyen d'y parvenir était d'ériger un monument
gigantesque, « to delight, astonish, elevate, or sway the minds of others
through the medium of their senses ». Selon Wood, les frais occasionnés
seraient insignifiants, calculés à l'aune du bénéfice qu'on pouvait en
attendre : les dépenses correspondant seulement à trois jours de guerre
seraient suffisantes pour susciter, au travers du monument, une incita-
tion durable à la mort héroïque14.
Certes, on n'a que rarement formulé de manière aussi explicite la fina-
lité psychologique d'un monument aux morts, au point qu'elle rende super-
flue toute tentative de déchiffrement en termes de critique idéologique.
Ce n'est qu'après la guerre que le plan de Wood a pu trouver sa pre-
mière réalisation, à Waterloo, où des citoyens de Liège érigèrent la pyra-
mide, portant le motif du Lion britannique, qui reste aujourd'hui encore
un but d'excursion pour des milliers de visiteurs. L'injonction de prendre
pour modèle les morts, qui était jadis la voie d'identification proposée
par le monument, a disparu depuis longtemps. Entre-temps, le culte napo-
léonien a fait son nid dans le paysage iconographique de la Belle Alliance,
avec ses nombreux monuments principaux ou mineurs, le tout faisant
l'objet d'une exploitation commerciale. Autrement dit, le champ d'expé-

13. William Wood, An Essay on National and Sepulchral Monuments, Londres, 1808;
mes remerciements vont à Franz Joseph Keuck et à Klaus Lankheit pour la transmission
amicale de cette référence.
14. La péréquation de Wood s'est réalisée après la Première Guerre mondiale. La « Imperial
War Graves Commission » a consacré environ huit millions de livres aux cimetières mili-
taires britanniques. La consommation en munitions pour une journée de la bataille de
Paschendaele (19 septembre 1917) a coûté trois millions sept cent cinquante mille livres.

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rience politique des guerres antinapoiéoniennes a déjà été délaissé et


Pensemble des fonctions originelles propres aux monuments s'est perdu.
À la même époque que William Wood, August Böckh a forgé à l'atten-
tion de Frédéric-Guillaume III une formule que les sujets prussiens étaient
tenus de relire bien souvent. Elle apparaît d'abord sur les mémoriaux
des guerres napoléoniennes, puis beaucoup plus fréquemment et selon
de légères variations, sur les monuments en l'honneur des guerres d'uni-
fication : « À la mémoire des soldats tombés au combat, pour que les
vivants leur vouent reconnaissance et que les générations futures suivent
leur exemple »15. Les obélisques, les piédestaux, les colonnes, les globes
et les cubes, ou encore les tabernacles d'inspiration gothique, sur lesquels
étaient inscrites de telles exhortations, se soustraient, de par le texte
même - tout comme la pyramide - , à toute transcendance de la mort
dans l'au-delà chrétien. Le texte, tout comme le langage formel postchré-
tien visent l'avenir terrestre de l'État ou du peuple concerné qui, grâce
à des monuments de ce genre, devait s'inscrire dans la durée.
Rien ne se modifia, lorsque dans les trente dernières années du
xixe siècle, l'arsenal des formes classiques et romantiques a subi l'emprise
du style wilhelmien ou victorien. Autour de 1880, le nombre de figures,
héroïnes et héros ne cesse de s'accroître sur les monuments qui, afin

15. Cf. T. Nipperdey, « Nationalidee und Nationaldenkmal in Deutschland im 19. Jah-


rhundert », p. 541. Ce proverbe, initialement adressé au peuple par le monarque, s'est
autonomisé après la guerre de 1870 pour venir concerner en quelque sorte la Nation tout
entière. Il fut inscrit pour la première fois à Berlin sur le monument de Schinkel à Kreuz-
berg. Il est remarquable à ce propos que, malgré la présence du monument national, on
ait été autorisé à construire sur le Kreuzberg, On le doit au célèbre arrêt libéral de la
Haute Cour Administrative de Prusse, en faveur des droits de la propriété, qui allait à
rencontre de l'opposition de la Préfecture de Police berlinoise, qui fut démise de sa fonc-
tion « de promouvoir et d'accroître le bien commun » en vertu du § 10, Titre 17, 2e partie
du Allgemeines Landrecht (Entscheidungen des Preuss. Oberverwaltungsgerichts, Berlin,
1883, tome 9, p. 353 sq.). Ce proverbe, qui imposait également aux générations futures
le devoir d'être prêtes à sacrifier leur vie, fut repris la même année lors de l'inauguration
par Guillaume Ier du monument du Niederwald (cf. Fritz Abshoff, Deutschlands Ruhm
und Stolz» Berlin, s.d., p. 164). Et Hindenburg se servit de nouveau de la même formule,
lors de l'inauguration du monument de Tannenberg afin d'invoquer l'unité passée, présente
et future de tous les Allemands : « A la mémoire révérée des soldats tombés au combat,
pour servir d'exhortation solennelle à l'intention des vivants et afin que les générations
futures s'inspirent de leur modèle. Puisse les dissensions internes venir toujours se briser
contre ce monument commémoratif ; puisse-t-il servir de lieu, vers lequel se tendent les
mains de tous ceux qu'animent l'amour de la patrie et qui placent l'honneur de l'Allemagne
au-dessus de tout » (Cf. Karl von Seeger, Das Denkmal des Weltkrieges, Stuttgart, 1930,
p. 24). Ainsi le proverbe de Böckh a-t-il survécu à tous les changements de style des monu-
ments nationaux - signe de la persistance de l'injonction identitaire que les monuments
sont censés manifester -, même lorsque l'instance dont émane cet appel se modifie, passant
du monarque à la Nation au travers des communes, puis de nouveau au président.

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44 Reinhart Koselleck

d'assurer l'avenir du Re
Allemagne, les guerres
guerres coloniales.
Il est vrai qu'après les
diale, des formules telles que celles de Wood ou de Frédéric-
Guillaume III - « Pour que la postérité les prennent pour modèles » -
ne pouvaient plus être évoquées sans réserve. Néanmoins, la fonction
politique des monuments se maintient même après 1918 : ils énoncent,
eux aussi, une injonction à l'identification. Les morts incarnent un com-
portement exemplaire, ils sont morts pour une cause avec laquelle les
survivants doivent se sentir en harmonie afin de ne pas laisser les combat-
tants tomber en vain16. Cela vaut pour tous les camps et c'est pourquoi
il n'est pas surprenant de voir l'arsenal des formes se maintenir à travers
tous les pays - à l'exception des variations spécifiquement diachroniques
entre États ennemis. Si l'on fait abstraction des signes d'identité spécifi-
ques que représentent les casques et les uniformes, la réserve de motifs
dans laquelle puisent les monuments reste étonnamment homogène.
Cela se manifeste - parfois - aussi bien dans le camp des vainqueurs
que dans celui des vaincus. Si les vainqueurs peuvent eo ipso revendiquer
la gloire et l'honneur, parce que leur succès les protège, les perdants
n'en sont pas moins privés. On trouve à Sedan un monument - exemple
assez rare en France après la guerre de 1870-1871 - , qui ressemble entiè-
rement par son style aux monuments allemands dédiés aux morts et à
la victoire de 1871. Un génie couronne le soldat valeureux et l'on trouve
inscrite sur le piédestal l'affirmation suivante : Impavidus numero victus.
Il est impossible que Theodor Mommsen ait eu connaissance de cette
inscription lorsqu'en 1874 il attestait que les peuples latins avaient « célébré
avec une telle ivresse les anniversaires des défaites et la gloire des vaincus,
à défaut de victoires et de vainqueurs »17. Les Allemands, selon lui,
n'auraient pas ce talent-là. Mommsen a probablement méconnu la fonc-
tion politique qui était alors inhérente à l'engouement commémoratif.
Toutefois, le monument de Sedan aidait à surmonter moralement la
défaite : grâce à une logique d'inversion, il transformait la défaite en
une incitation à s'identifier à la patrie, pour laquelle on avait trouvé
la mort.

16. « Vous n'êtes pas tombés en vain » : on trouve cette proclamation très souvent for-
mulée après 1918, par exemple, sur le monument aux morts de Kolbe à Stralsund. Cf.
Siegfried Scharfe, Deutschland über ailes, Ehrenmale des Weltkrieges, Königstein im Taunus-
Leipzig, 1938, p. 55.
17. Theodor Mommsen, Reden und Aufsätze, Berlin, 1905, p. 6, Discours du rectorat
du 15 octobre 1874.

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Monuments aux morts, fondateurs de Videntité des survivants 45

C'est cette voie que les créateurs de monuments en Allemagne ont


suivi après 1918. Si l'on ne voit plus aucun ange de la victoire y appa-
raître, on y trouve encore cependant les éphèbes nus du ver sacer, ainsi
que les soldats en uniforme, gisants ou affligés, parfois placés sous la
célèbre devise : « Invaincus au champ d'honneur », d'après la périphrase
que l'on rencontre à Oerlingshausen18. En fait, cette devise n'aurait pu
nullement se trouver en vigueur dans les cimetières des États ancienne-
ment ennemis. Ainsi une dichotomie significative se dessine à partir de
1918 entre les monuments érigés en Allemagne même, en l'honneur des
héros, et les thèmes des monuments ainsi que les inscriptions funéraires
dans les cimetières pouvant se rencontrer en pays anciennement ennemis :
« Ici reposent des soldats allemands ». La même mort s'identifiait de
différentes manières, selon l'emplacement de tel monument dans tel espace
géographique et en fonction de la langue qu'il parle : l'espace commun
de la mémoire s'en trouvait fractionné. Ce qui devient enfin évident et
tout à fait manifeste après 1945, c'est que la défaite incite à évoquer
le souvenir de la mort en tant que telle, plutôt que de la charger de
significations supplémentaires. On peut apercevoir, là aussi, le terme d'une
longue série d'identifications nationales. Aujourd'hui, pour des raisons
politico-morales, mais aussi financières, on renonce souvent à élever un
monument figuratif dans les cimetières militaires à l'étranger.
Si nous nous sommes justement référés à l'étonnante homogénéité de
la réserve de motifs figurant sur les monuments aux morts depuis la

18. Le théologien berlinois Reinhold Seeberg (1859-1935), en brillant latiniste, surenchérit


sur l'inscription de Sedan lorsqu'en 1918 il créa pour le monument dédié aux étudiants
berlinois la devise : « Invictis Vieti Victuri ». Les trois dimensions temporelles de cette
dédicace renvoient à l'appel identitaire séculier qui, tout en admettant la défaite, exige
la révision future de Tissue de la Première Guerre mondiale. Autrement plus lourde est
la formule idéologiquement suggestive que cite Seeger, Das Denkmal des Weltkrieges, p. 146,
à propos du monument aux morts de l'École d'enseignement supérieur technique de Char-
lottenburg : « Quand mille hommes en écrasent un seul / II n'y a là ni victoire, ni gloire,
ni honneur ! / Et on dira à l'avenir : / L'armée allemande, après tout, a vaincu ! ». Ici,
contrairement au postulat de Seeberg, l'histoire passée se décline sur le mode optatif. Voir
également à ce propos la devise du Adlerdenkmal sur le mont Wasserkuppe : « Nous autres,
aviateurs morts / Nous demeurons les vainqueurs / Rien que par nous-mêmes / Ô peuple,
reprends ton vol / Et tu resteras vainqueur / par toi seul. » L'effet de ce genre de formules,
qui prétend à la fois invoquer le destin et en réclamer la révision, est difficile à mesurer.
Le langage formel des monuments allemands érigés après 1918 n'admet en général aucune
interprétation qui manifesterait une incitation à la vengeance. Identifier dans quelle mesure
ils ont tacitement œuvré en faveur de cette interprétation dépend plutôt du ton donné
aux cérémonies commémoratives organisées devant les monuments dédiés aux héros. On
ne trouve guère de monuments se prononçant ouvertement contre la reprise de la guerre
mondiale. Cf. à ce sujet Dietrich Schubert, « Das Denkmal für die Märzgefallenen 1920
von Walter Gropius in Weimar und seine Stellung in der Geschichte des neueren Denk-
mals », Jahrbuch der Hamburger Kunstsammlungen, 21, 1976, p. 211.

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46 Reinhart Koselleck

Révolution française, en
gonismes, c'est dans la m
commune aux Temps m
européens, dont les mo
tution ou du maintien
est si souvent la même q
prétation. Ainsi, de nombreux monuments construits en Suisse, en
l'honneur des soldats disparus au cours des deux guerres mondiales, res-
semblent véritablement aux monuments allemands de la même époque,
d'une part, puisqu'il n'y avait aucune victoire à fêter, d'autre part, en
raison de la similitude des casques d'acier suisse et allemand19. Étant
donné leur identité de style, seule l'inscription permet de leur conférer
un sens particulier.
D'un autre côté, on trouve des similarités formelles qui persistent à
travers le temps, tout en se propageant de pays en pays. C'est pourquoi
l'histoire des monuments procède selon une diachronie de phases qui se
décalent. Selon que la victoire appartient à un camp ou à un autre, les
monuments aux morts s'érigent en tant que monuments en l'honneur
de la victoire, dont la réserve des formes disponibles - indépendamment
de la date à laquelle ils ont été construits - demeure incroyablement
homogène. Même d'un point de vue stylistique, le temps semble ici presque
s'arrêter. Il existe une série diachronique de monuments aux morts ana-
logues, presque identiques, qui s'étend de l'Allemagne de 1871 en Angle-
terre de 1902 à 1918, et dans la France de 1918, jusqu'à la Russie de
1945. On y voit toujours réapparaître les mêmes génies, les mêmes
héroïnes, aigles, coqs ou lions, ainsi que toutes sortes de palmes, flam-
beaux, casques et trophées qui rappellent non seulement la victoire et
les sacrifices qu'elle a coûtés, mais doivent également proposer un modèle
visible d'éducation politique.
Le répertoire des symboles européens de la victoire est bien évidem-
ment limité, ce qui conduit, d'un pays à l'autre, à des formations esthéti-
ques semblables, qui gardent leur indépendance à l'égard de l'évolution
des arts plastiques dans d'autres domaines. Quoi qu'il en soit, si la série
diachronique des monuments en honneur des victoires devait exercer une
influence, il faut présupposer l'existence d'une réceptivité politico-sensible,
qui est restée relativement homogène au cours des cent cinquante der-
nières années.
Dans l'ensemble, il est vrai que les monuments consacrés à la victoire

19. E. Leu (éd.), Soldatendenkmäler, Belp, 1953.

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Monuments aux morts, fondateurs de l'identité des survivants 47

facilitent l'identification qui émane d'eux. On ne pense pas à l'adver-


saire, si ce n'est lorsqu'il est le vaincu, dont la défaite est cependant
dissimulée la plupart du temps derrière des attributs allégoriques ou des
formules verbales générales. Même la mort des compagnons se trouve
alors engloutie : « Death is swallowed up by Victory », peut-on lire, en
référence à l'Épître aux Corinthiens, 1, XV, 55, sur les monuments consa-
crés à la victoire après 1918 dans les communes britanniques20. Ici la
lecture nationale et la lecture paulinienne sont indissolublement liées.
Malgré les nombreuses ressemblances formelles entre tous les monu-
ments aux morts, on note naturellement une série de particularités natio-
nales, dont la plupart des monuments a, en effet, pour fonction d'évoquer
l'identité spécifique. Autant les critères de différenciation dans le langage
formel des monuments restent minimes, autant ces critères s'avèrent effi-
caces, surtout lorsqu'ils se rapportent à un usage bien spécifique et que
leur fréquence s'accroît statistiquement. Il est remarquable de constater
qu'en France, Jeanne d'Arc surgit souvent sous la figure d'un symbole
androgyne, dont on ne trouve guère l'équivalent dans les plantureuses
« Germaniques » ou « Bavaroises ». Cependant, après la Première Guerre
mondiale, la France va plus loin encore : sur le piédestal, le destin fami-
lial, l'épouse abandonnée, les veuves et les orphelins, ceux qui sont restés
à attendre et les parents de ceux qui sont tombés figurent dans les tableaux
volontiers sculptés dans la pierre ou coulés dans le bronze. Ce genre
de représentations, qui atteste des effets de la guerre jusqu'à l'intérieur
des foyers, se rencontre moins souvent21 en Allemagne et y est moins
représentatif, figurant le plus souvent sur les bas-reliefs chargés du récit.
Il va de soi - et il en est ainsi dans tous les pays - que divers groupes
sociaux et politiques se servent des monuments, afin de s'assurer de leur
propre tradition, en prétendant conférer une signification à la mort passée.
Ainsi, l'ossuaire gris jouxtant le fort de Douaumont, dont l'aspect
conjugue la crypte et le bunker, prend place dans l'hagiographie de l'Église
catholique chargée de garantir, au moyen d'images, l'ascension vers le
ciel des soldats tombés au combat. Au contraire, le grand monument
de la ville de Verdun, d'un style historicisant et à l'allure de forteresse,
est mis au service de la tradition républicaine. Il se distingue par là du
monument élevé par la municipalité, qui a fait représenter ses soldats
rassemblés comme formant une impénétrable muraille.

20. Inscription, par exemple, du monument aux morts de la commune d'Ancrum, Ecosse.
21. Au sujet du thème des veuves et des orphelins en Allemagne, cf. Seeger, Das Denkmal
des Weltkrieges, p. 78, 125, 202 sq., 209 sq., 247.

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48 Reinhart Koselleck

Les grands monument


sées. L'ensemble que co
l'Église, la Tour et l'esp
mondiale - est recouvert d'herbe et de mousse et ne fait manifestement
plus l'objet d'un culte public. En revanche, on a reconstruit en 1965
le monument de Dixmude - que des Wallons avaient fait sauter après
la Seconde Guerre mondiale - à une échelle encore plus grande et plus
haute. À force de persévérance, les Flamands ont fait prévaloir non seu-
lement que leur mémorial revendique leur identité ethnique, mais qu'il
serve, de surcroît, à titre de gage de pacifisme, à la remémoration et
à la réunification de toutes les minorités du monde. Il s'agit ici d'une
offre d'identification qui dépasse les frontières de PÉtat-nation en rendant
possible un développement ultérieur du culte bien au-delà de la cause
que représente la Première Guerre mondiale22.
Tout au contraire, les vainqueurs russes de 1945 se sont représentés
en Allemagne de l'Est en tant que libérateurs, ce qui a pour conséquence
que les soldats allemands tombés pendant la Seconde Guerre mondiale
ne sont plus évoqués que per negationem. C'est là que se manifeste claire-
ment une double fonction des monuments aux morts : poursuivre l'écri-
ture de l'histoire des vainqueurs afin qu'ils deviennent les protecteurs
des vaincus, tout en précipitant leur statut antérieur dans l'oubli. Jusqu'au
point où, même le mémorial construit par Cremer et placé au centre
du camp de Buchenwald prend pour thème la survie, et non la mort
de masse23. Parmi les survivants, les membres du parti communiste pré-
dominent, tandis que les autres détenus, de loin les plus nombreux, se
tiennent en marge. Ainsi, ce qui prédomine sur ce monument, c'est l'iné-
galité des survivants sur l'égalité des morts, ce dont témoigne la disposi-
tion d'ensemble. La mort passée se trouve entièrement fonctionnalisée
au bénéfice de la victoire qui, elle, doit s'inscrire dans la durée au prix
d'un aveuglement historique. Il s'agit donc de l'exclusion consciente
d'autrui, d'une occultation ou d'un silence - procédé qui est le propre
de plus ou moins tous les monuments aux morts ou célébrant une victoire.
Les mémoriaux des États-Unis se caractérisent d'abord, eux, par leur
éclat, puis par le coût des matériaux utilisés, ce qui, à rencontre de ce qui

22. Cf. 40 Ijzerbedevaarten, Dixmude, s.d.


23. Sur r origine de ce monument, censé « encourager le visiteur à réagir par une prise
de position politique », cf. Volker Frank, Antifaschistische Mahnmale in der DDR, ihre
künstlerische und architektonische Gestaltung, Leipzig, 1970, p. 11 sq. Cf. également, sur
la politique d'ensemble du monument, Anna Dora Miethe, Gedenkstätten, Arbeiterbewe-
gung, Antifaschistischer Widerstand, Aufbau des Sozialismus, Leipzig- Jena-Berlin, 1974,
publication de l'Institut pour l'Entretien des Monuments de Ia RDA.

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Monuments aux morts, fondateurs de l'identité des survivants 49

se pratique dans d'autres États, les rapprochent des monuments britanni-


ques construits après 191824. Ce qui se dégage de ces monuments, à
partir des plaques de marbre situées au cœur des cryptes et des salles
commémoratives, c'est l'affirmation - tout à fait manichéenne - que
le combat d'autrefois n'a été qu'une lutte entre le Bien et le Mal. Il
s'agit de monuments en l'honneur de la victoire qui ne représentent aucun
ennemi visible : l'ennemi est immergé dans le néant de la couleur noire,
que l'or des vainqueurs supplante et éclipse.
On s'en tiendra à ces exemples illustrant les particularités nationales
qui, en dépit de la limitation de l'arsenal de formes, à tous commun,
permettent une identification suffisante des peuples concernés.
Par delà toutes les différences nationales et malgré une dissociation
parmi les monuments aux morts entre ceux dédiés aux vainqueurs et ceux
commémorant les vaincus, il est bien évidemment indéniable qu'aucun
monument ne se laisse réduire à sa fonctionnalisation politique. On a
beau thématiser le « mourir pour quelque chose », à partir duquel on
peut faire dériver l'identité du groupe concerné, on vise aussi, par là
même, le « mourir » en tant que tel.
Dans l'ensemble, il est toutefois frappant de constater que les monu-
ments font volontiers l'économie de l'événement de la mort. On peut
alors se rapporter aux objections émises à l'égard d'une reproduction
plastique du transitoire, mais pour bon nombre de monuments, on est
en droit de supposer que le souvenir du « mourir pour... », du « devoir-
mourir », en appelle à ses propres limitations stylistiques. Même si le
fait de mourir n'est que rarement, voire même pas du tout dépeint sur
les monuments, il existe toujours une légitimation englobante de la mort
au combat, qui dépasse la mort d'un être humain singulier. La mort
y est le plus souvent transfigurée : non pas la mort de l'être singulier,
mais celle du grand nombre, articulée à un ensemble de fonctions politi-
ques. « Un certain nombre d'hommes est parti et un certain nombre
d'hommes n'est jamais revenu », telle est la formule qui se donnait à
lire en Allemagne après 1918, sur l'inscription volontiers stylisée, notam-
ment sur les monuments érigés en l'honneur des régiments, qui avaient
pour fonction de maintenir une identité supplémentaire, celle d'un groupe
de soldats.
Mais quel était le poids de la fondation de semblables continuités, dont

24. Pour le cas de la Grande-Bretagne après 1918, cf. Fabian Ware, The Immortal
Heritage. An Account of the Work and Policy of the Imperial War Graves Commission
during Twenty Years, 1917-1937, Cambridge, 1937 et plus récemment Eric Homberger,
« The Story of the Cenotaph », Times Literary Supplement, 12 novembre 1976.

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50 Reinhart Koselleck

on ne saurait sous-estimer
du deuil spontané d'un
voulaient maintenir le so
la mort d'un être singul
pourquoi des mémoriau
le jour : ayant perdu so
aux perdants, quelle que
ans de méditation et d
message pourrait rendre
est thématisée dans l'hor
pour quelque chose ».

IV

LA DÉMOCRATISATION DE LA MORT

Lorsqu'au début des Temps modernes - au sens de l'expérience


temps nouveaux - s'est manifesté le désir d'élever des monuments aux
morts, censés transmettre le souvenir des pionniers de l'avenir, Goet
a déjà formulé F« Exigence adressée aux sculpteurs modernes »26.
met en évidence combien les monuments d'autrefois ont pu exercer u
attrait, tant que les fronts de combat et les positions antagonistes
appelaient à une prise de position tranchée. Par exemple, montre
victoire d'un chrétien sur des Turcs ne ferait qu'attiser la haine légitim
à l'égard des propriétaires d'esclaves. Mais les choses deviennent p
complexes à l'époque moderne, dans l'Europe actuelle, où la divisio
repose sur des intérêts corporatistes et commerciaux, tandis que l'égali
des mœurs et de la religion n'est pas à contester. Là où, comme avec
les Allemands et les Français, les adversaires en uniforme se distinguent
à peine les uns des autres, il n'est plus guère possible d'attribuer une

25. Käthe Kollwitz, Tagebuchblätter und Briefe, Hans Kollwitz (éd.), Berlin, 1948. Cf. en
particulier, p. 56-108, les notes du journal de décembre 1914 à août 1932, qui évoquent
la première esquisse du monument jusqu'à sa mise en place à Berlin et en Belgique. Käthe
Kollwitz, tout en ne croyant pas à l'immortalité, vit en étroite relation spirituelle avec
son fils disparu. C'est cette union intime qui conduit Käthe Kollwitz à renoncer à son
projet initial, qui était de représenter son fils lui-même. La mort prématurée est thématisée
par la représentation très sobre, en retrait, des deux parents.
26. J. W. von Goethe, Sämtliche Werke in 30 Banden, Stuttgart-Tubingen, 1851, tome 25,
p. 205-207. Écrit en 1817 à l'occasion de la construction du monument à Blücher à Rostock,
projet dans lequel Goethe s'est également investi.

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Monuments aux morts, fondateurs de l'identité des survivants 51

signification univoque à la représentation de l'ennemi combattant. Enfin,


dépourvus de tous vêtements - c'est le droit du sculpteur de les repré-
senter ainsi - , les deux camps deviennent « parfaitement semblables :
ce sont des gens de belle allure qui s'entre-tuent, et il faudrait à chaque
fois reproduire le couple fatal, soumis au destin, d'Étéocle et de Poly-
nice, auquel seule la présence des Furies peut donner sens ».
Par un mouvement de distanciation politique, Goethe se réfère à l'accord
éthique des adversaires et au fonds commun de leurs conflits économi-
ques. Après 1815, cette interprétation n'était que difficilement recevable,
tant par les vainqueurs en liesse que par les perdants accablés. Ce n'était
pas cette communauté historico-structurelle, sur laquelle régnaient les
Érinyes, dont les créateurs de monuments visaient la commémoration.
Ils recherchaient une égalité interne à la communauté, une homogénéité
nationale, fondée sur l'exclusion de l'autre. Toutefois, il est vrai qu'ils
adoptaient une signature commune, par delà les frontières nationales,
comme en témoignent les multiples analogies que l'on rencontre dans
le trésor formel des monuments.
L'égalité des adversaires dans la mort constitue un thème qui trouva
de moins en moins d'échos. Au cours des guerres d'unification, on érigea
encore des monuments - comme ce fut le cas à Kissingen en 1866 - qui
en appellent à la mémoire conjointe des deux adversaires. Cela se passe
sur le territoire de l'Allemagne du Sud, alors partagé entre Berlin et Vienne.
De même, on aperçoit encore, sur les champs de bataille de 1870-1871,
un grand nombre de tombes communes aux Allemands et aux Français.
Des troupes allemandes et françaises ont participé ultérieurement, dans
la région de Metz, au transfert des dépouilles de soldats français. En 1915,
Guillaume II fit ériger, près de Saint-Quentin, un monument aux morts
devant lequel deux figures en bronze représentent la Jeunesse et la Vieil-
lesse. Ce monument était placé à la sortie d'un cimetière, où avaient été
enterrés conjointement des soldats tombés de part et d'autre du front. Après
1918, les corps français furent échangés contre des corps allemands qui,
depuis lors, reposent sous des noms français. Par la suite, l'inhumation
commune n'eut plus lieu que de manière sporadique. Après 1945, la sépa-
ration des morts resta en général une pratique courante - - jusqu'à l'exhu-
mation de tous les soldats américains ensevelis sur sol allemand27.

27. C'est ce qui a conduit à ladite « affaire de Bitburg », car pour les poignées de main
et les dépôts de gerbes - hormis les cimetières des camps de concentration - on ne disposait
que d'un des cimetières militaires allemands, dans lequel étaient normalement enterrés des
Waffen SS qui, tout comme les autres soldats de la Wehrmacht, s'étaient enrôlés au cours
de la guerre. A Bitburg reposent également les enfants-soldats appelés à l'automne 1944.

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52 Reinhart Koselleck

On notera donc ici une tendance croissante à départager les morts


ennemis. Le statut d'ennemi doit être conservé au-delà de la mort, afin
de ne pas perdre l'identité de sa propre cause. On renonce à l'égalité
dans la mort au profit d'une égalité qui préserve l'homogénéité natio-
nale : l'homogénéité des vivants et des survivants, eu égard, en fait, à
leur rattachement politique respectif. La construction des monuments se
fait à l'initiative de groupes politiques qui, par cet acte même, se démar-
quent d'autres. C'est pourquoi la fonctionnalisation des monuments aux
morts tend, en effet, vers une religion civile* au sens de Rousseau et
contribue à l'instauration d'une légitimité démocratique. Par le monu-
ment, cette fonctionnalisation crée une égalité entre les morts tombés
pour la patrie, égalité qui vaut à l'intérieur du pays, mais non pour l'exté-
rieur. Ce fondement dans l'État-nation entraîne une modification du statut
des individus représentés sur les monuments aux morts, par rapport aux
hiérarchies sociales propres à l'Ancien Régime.
C'est encore la tradition hiérarchique qui commande la longue série
de monuments dédiés aux généraux victorieux, sans pour autant faire
de leur mort aux mains de l'ennemi - comme pour Scharnhorst - la
condition préalable pour l'érection d'un monument. Même les généraux
survivants restent susceptibles de faire l'objet d'un monument, comme
Blücher ou Moltke, selon la tradition militaire prussienne, Maistre à
Lorette, selon la tradition hagiographique, Kellermann, dans le registre
du pathos républicain, ou encore le général Patton, exemplifié dans sa
fonction de chef. Il est bien connu que la tendance égalitaire n'exclut
pas le culte du chef qui, dans la série des monuments individuels érigés
aux héros, s'origine dans la tradition militaire de l'ordre hiérar-
chique28.
Ce qui s'avère véritablement nouveau, c'est la tendance à long terme
conduisant à l'abolition des hiérarchisations de l'Ancien Régime au profit
de l'égalité devant la mort des combattants, quel que soit leur rang. Le
président de Prusse orientale, von Schön, se moquait du monument érigé
en l'honneur du général von Bülow. Il aurait été préférable, selon lui,

* En français dans le texte. NdT.


28. Il est frappant de constater que les Anglais n'ont initialement érige à Londres,
après 1918, aucun monument dédié à un seul individu. En 1928, on y comptait 235 statues,
salles commemorati ves, plaques funéraires et monuments aux morts, dont deux seulement
dataient d'avant 1800; 149 commémoraient des actes civils, 86 des actes militaires. Parmi
les monuments militaires, seuls 22 (soit 26 %) sont dédiés à un individu et tous étaient
antérieurs à la guerre de 1914-1918. Ensuite, les choses ont considérablement changé.
Ces chiffres sont empruntés à C. S Cooper, The Outdoor Monuments of London, Londres,
1928.

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Monuments aux morts, fondateurs de l'identité des survivants 53

d'immortaliser le soldat de réserve qui, au moment où le général fit sonner


la retraite, lui avait répondu de manière fort obscène29.
C'est au nom de l'armée de masse que von Schön s'oppose à ce que
s'élève un monument dédié à un général. Il est animé de ce pathos répu-
blicain qui, pendant les guerres napoléoniennes, recourait à des modèles
révolutionnaires. Ainsi, fut conçu dès 1798 le projet d'un monument anti-
monarchique dédié à l'empereur allemand et au Roi de Prusse, dont l'ins-
cription devait se terminer par la phrase suivante : « À tous ceux dont
les noms ne figurent pas sur cette colonne, la reconnaissance douloureuse
de notre patrie en deuil! »30.
Ce témoignage satirique annonce que toutes les victimes restées jusque-
là anonymes sont susceptibles de faire l'objet d'un monument. Et le culte
politique du monument aux morts se rattache également, sans aucun doute,
à une tradition monarchique-hiérarchique, qu'il reprend tout en modi-
fiant son contenu. Il s'ensuit par là une mise à égalité de toutes les vic-
times de guerre, tant par la manière dont elles sont inhumées qu'au travers
des monuments qui leur sont dédiés. Les modalités d'inhumation et de
commémoration renvoient l'une à l'autre, quoique le fait que les soldats
soient susceptibles de faire l'objet d'un monument ait précédé le droit
à une tombe particulière31. Ces deux aspects feront l'objet d'une analyse
parallèle dans la suite de notre propos.
Le passage du monument monarchique au monument national, dont
Nipperdey a dégagé avec précision les combinaisons de formes32, cor-
respond à l'augmentation des sites funéraires dont la motivation est d'ordre
politique. Dans l'ensemble, le tombeau construit en hommage au prince

29. Franz Rühl (éd.), Briefe und Aktenstücke zur Geschichte Preussens unter Friedrich
Wilhelm III, en 3 tomes, Leipzig, 1902, tome 3, p. 600, Lettre de Schön à Stägemann du
30 août 1822. Puis il ajoute : jusqu'où irait-on « si tous les amis des rois devaient avoir
leur statue? Où situer la limite? [...] Si nous avions construit une cathédrale allemande,
comme tout serait aujourd'hui différent! ». Schön opta - comme beaucoup d'autres à
l'époque - pour un monument national. Pour ce faire, il se servit également d'arguments
chrétiens et humanistes : « Les statues érigées sur les places publiques ne sont tolerables,
en tant que vestiges païens au sein du monde chrétien, que dans la mesure où elles incar-
nent des idéaux. Une, tous les 500-1000 ans, Luther et depuis lors personne » {ibid., p. 101,
Lettre à Stägemann du 10 juillet 1922). Cf. aussi Hartmut Boockmann : « Das ehemalige
Deutschordens-Schloss Marienburg 1772-1945. Die Geschichte eines politischen Denkmals »,
in Geschichtswissenschaft und Vereinswesen im 19. Jahrhundert, Göttingen, 1972, p. 99-161,
publié par l'Institut d'Histoire Max Planck, n° 1.
30. « Monument des Friedens in Rastatt im Jahre 1798 », Kameleon, oder das Thier
mit allen Farben. Eine Zeitschrift für Fürstentugend und Volksglück, n° 1-3, p. 54.
31. Un cas precoce d inhumation individuelle de soldats dans des tombes en sene eut
lieu en 1813 à Zillertal-Riesengebirge. Cf. Kriegergräber im Felde und daheim, Munich,
1917, p. 155 (publié avec le concours de l'administration militaire).
32. Nipperdey, « Nationalidee... », cf. en particulier p. 533-546.

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54 Reinhart Koselleck

est d'abord complété pu


la tombe militaire. Le s
tout son éclat l'identité
ties, puis de la Nation q
répondre des morts - c
ment - , mais les mort
fier la vie qui se trou
quoi participent l'empla
le culte qui s'organise autour de lui.
Ce que nous montre la littérature, c'est à quel point les sépultures
militaires et la capacité des soldats à figurer sur les monuments doivent
tous deux leur origine à une impulsion révolutionnaire qui, initialement,
se soulevait contre la tradition hiérarchique-monarchique.
Vers la fin du xvme siècle, une première critique vise les tombeaux
des princes que les cimetières militaires et les bocages aménagés en honneur
des soldats devaient concurrencer par la suite dans leur fonction de lieux
d'identification, pour finalement les évincer en tant que symboles de repré-
sentation nationale. Pour Klopstock, l'un des initiateurs du culte national
du monument, ce n'est plus la naissance, mais seulement le mérite qui
compte33 : « Le droit de naissance à l'immortalité / Est une injustice
pour la postérité / Aussitôt que l'histoire fait ce qui lui incombe : elle
enterre par le silence et n'expose / plus la momie des rois eux-mêmes./
Ils sont après la mort ce que nous sommes. / Si leur nom demeure, seul
le mérite peut le sauver / Et non la couronne : car celle-ci est tombée / avec
la tête des mourants. » Sur un ton amer, exprimant le pathos chrétien
et révolutionnaire, Schubart34, de son côté, dirige sa haine et son mépris
contre le tombeau princier, contre ces sépultures que l'on a ensuite enle-
vées à Saint-Denis pendant la Révolution : « C'est là qu'ils reposent,
les fiers décombres des princes, autrefois les idoles de ce monde! ».
Mais il a fallu reprendre et utiliser à des fins démocratiques la fonction
politique des tombeaux princiers. Les sépultures et les mémoriaux érigés
ultérieurement en honneur des combattants tombés pendant les guerres
civiles servaient les nouvelles prétentions à la légitimité. En 1830, Béranger
réclame un lieu de culte pour rendre hommage aux combattants morts
sur les barricades : « Des fleurs, enfants, vous dont les mains sont
pures. / Enfants, des fleurs, des palmes, des flambeaux! / De nos Trois-

33. F. G. Klopstock : Ode « An Freund und Feind » in Sämtliche Werke, Karlsruhe,


1826, tome 6, p. 37.
34. Christian Daniel Schubart, « Die Fürstengruft », in Edgar Neis (éd.), Politisch-soziale
Zeitgeschichte, Hollfeld/Obfr.o.J., p. 19-21.

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Monuments aux morts, fondateurs de l'identité des survivants 55

Jours ornez les sépultures. / Comme les rois, le peuple a ses tom-
beaux »35. À Bruxelles, ce vœu fut réalisé sur la « Place des Martyrs »,
tandis qu'à Berlin V « Appel de la commission centrale du comité de
Pinhumation » pour les victimes des journées de mars 1848 voyait son
écho s'amenuiser à la suite de l'échec de la Révolution36. En revanche,
les soldats tombés dans les rangs des troupes gouvernementales - comme
également à Rastatt - eurent leur propre monument.
Dans la mesure où il se rattache aux monuments aux morts construits,
le culte politique des morts relève du pouvoir des vainqueurs respectifs,
aussi longtemps qu'ils s'avèrent capables de l'exercer. Toutefois, c'est indé-
pendamment des contingences politiques que s'est imposée, depuis la Révo-
lution française, la prétention à l'égalité pour tous les monuments aux
morts. La même signature visuelle perdure au travers de toutes les formes
constitutionnelles. Les tombeaux du « Soldat inconnu » - où un seul indi-
vidu représente tous les autres - constituent la dernière étape de cette
démocratisation de la mort. Nous nous permettrons de faire appel à quel-
ques documents iconographiques qui témoignent de ce cheminement.
De 1815 à 1918, on commémore de plus en plus l'égalité de tous les
soldats tombés au champ d'honneur, indépendamment des grades et des
positions militaires qui les ont conduits à la mort. Près de Waterloo,
les officiers hanovriens édifièrent encore un monument, réservé à la seule
mémoire des leurs et excluant les sous-officiers et les soldats. Mais cet
événement reste une exception. Dans l'ensemble, il devient courant sur
les monuments régimentaires et communaux, surtout après les guerres
d'unification, d'évoquer séparément certes, mais sur le même piédestal,
les noms des officiers, des sous-officiers et des simples soldats. L'un des
procédés stylistiques pour mettre en évidence l'égalité se trouve dans la
représentation du simple soldat sous la figure de l'officier. C'est ainsi
qu'à Poznan, après 1866, on a attribué à quatre soldats les traits de
quatre généraux; près de Navarin, on a représenté le général Gouraud
et le neveu de Roosevelt - tombé au front en tant que lieutenant -
sous l'aspect de soldats montant à l'assaut. De cette manière, les rangs
supérieurs participent à la gloire de tous, gloire dont ils sont en même
temps les modèles exemplaires.
Dans les cimetières militaires eux-mêmes s'introduit bien évidemment
une égalité absolue. La règle, selon laquelle on attribue aux officiers une
sépulture individuelle, se généralise à tous. Le droit de chaque soldat

35. P. J. de BeRanger, « Les tombeaux de Juillet », in Œuvres complètes, Paris, 1843,


vol. 2, p. 334-338.
36. Adolt Wolff, Berliner Revolutionschronik 1849-1854.

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56 Reinhart Koselleck

à avoir sa propre tombe


la première fois au moyen
la guerre américaine de
sudistes restaient dans un premier temps exclus des cérémonies
commémoratives37. À la suite de la paix de Francfort de 1871, cette
norme démocratique s'est trouvée généralement adoptée pendant la Pre-
mière Guerre mondiale par les puissances occidentales et par les Empires
centraux. Depuis lors, le droit de reposer individuellement en paix est
devenu une norme du droit international38, même si la Russie ne l'a pas
pour autant adoptée, pour des raisons dont il est difficile de départager
la composante idéologique et la composante réaliste.
Il est vrai qu'au moment même où elle fut instaurée, cette règle démo-
cratique voulant qu'on fasse individuellement mémoire de chaque soldat
ne pouvait plus être respectée. Car les morts auxquels on devait attribuer
des tombes particulières n'étaient souvent jamais retrouvés ou ne pou-
vaient plus être identifiés. Parmi les soldats tombés du côté allemand
au cours de la bataille de l'été de 1916, on a pu en identifier 72 000,
tandis que 86 000 étaient portés disparus ou ne pouvaient, en tant que
cadavres, faire l'objet d'une identification. Ces mêmes proportions se
retrouvent dans les Flandres ou à Verdun, et ceci des deux côtés du front.
Les techniques, d'anéantissement étaient devenues si perfectionnées qu'il
n'était plus possible de retrouver ou d'ensevelir le mort, comme le pré-
voyait la loi. Les individus étaient engloutis dans la mort de masse. Cette
situation a donné lieu à deux réponses que les mémoriaux traduisent.
Premièrement, les lieux de la mort eux-mêmes furent tout simplement
métamorphosés en lieux de commémoration, étant donné qu'ils ont été
laissés dans l'état où ils se trouvaient lors de l'armistice. On a déclaré
cimetière de guerre le champ de bataille qui se trouve près d'Ypres, à
la côte 60, car, sur quelques arpents de terre, environ 8 000 combattants
y avaient été physiquement anéantis et n'ont jamais pu être retrouvés.

37. Fritz Debus, « Blüten in Gottes Wind, Ereignisse und Gestalten aus der Geschichte
der Kriegsgräberfürsorge der Vereinigten Staaten », Mitteilungsblatt 'Kriegsgräberfürsorge',
1958, n° 1-5.
38. Voir les traités annexes germano-russes ou germano-ukrainiens du 3 mars et du 9 février
1918, ainsi que les articles 225 et 226 du Traité de paix de Versailles et les articles corres-
pondants des traités signés dans la banlieue parisienne. Sur l'ensemble, cf. Rudolf
von Neumann, « Kriegsgräberfürsorge im Sinne der Genfer Abkommen », Revue Interna-
tionale de la Croix-Rouge, Genève, 1962, tome 13, n° 11. Voir enfin la loi sur l'entretien
des tombes des victimes de la guerre et de la tyrannie {Gräbergesetz) du 1er juillet 1965,
Bundesgesetzblatt, 8 juillet 1965. En outre, cf. l'accord du 5 mars 1956 entre la République
fédérale d'Allemagne, la Grande-Bretagne, les pays du Commonwealth et la France, Bun-
desgesetzblatt, 13 juin 1957.

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Monuments aux morts, fondateurs de l'identité des survivants 57

C'est de cette manière que, par un renversement ironique, un postulat


de Giraud datant de la Révolution française s'est trouvé réalisé. Giraud
prévoyait, en effet, de créer à Paris une entreprise funéraire qui retravail-
lerait les os calcinés des morts pour leur donner la forme de médaillons
ou de colonnes, de telle manière qu'en fin de compte le mort et son
monument commémoratif ne fassent qu'un39. Ce postulat, purement
temporel, visant à l'immortalisation terrestre, qui pose l'identité du cadavre
et du tombeau - certainement encore dotée au xvme siècle de connota-
tions magiques - se réalise au moment de la Première Guerre mondiale.
Au fort de Douaumont, environ 700 soldats allemands ont été asphyxiés
et emmurés : le mur est leur tombeau. Cette situation devait d'ailleurs
se répéter lors des bombardements de 1939-1945 qui s'abattaient sur tous,
âges et sexes confondus.
Deuxièmement, on a érigé des monuments d'une stature colossale,
comme ceux d'Ypres, de Vimy, de Thiepval ou de Navarin, pour n'en
mentionner que quelques-uns. Sur ces monuments, on a reporté les noms
de tous les morts qui étaient restés sans sépulture, mais dont le nom
ne devait jamais être oublié. « Their name liveth for evermore », selon
la parole biblique citée par Kipling qui, sur toutes les tables d'autel de
tous les cimetières britanniques, promet l'immortalité terrestre.
Ainsi, le monument grandiose consacré à la victoire, typique du siècle
précédent, est directement devenu un monument aux morts. L'État-nation,
dont l'identité était auparavant assurée par le monument consacré à la
victoire, entretenait désormais le souvenir de tous les morts à titre indivi-
duel, afin de faire naître - selon l'image de Rousseau - de la volonté
de tous une volonté générale*. À cela s'ajoute la métaphore, naguère chré-
tienne, du Jugement ne laissant échapper aucune âme, venant ainsi ren-
forcer par son caractère fatidique la garantie d'une immortalité terrestre.
Peut-être peut-on se risquer à émettre ce jugement selon lequel presque
tous les monuments de la Première Guerre mondiale se distinguent en
ce qu'ils compensent l'impuissance par le pathos. La mort de centaines
de milliers d'individus, survenue sur quelques kilomètres carrés de terrain'
que l'on se disputait, a suscité une obligation de justification dont il
était difficile de s'acquitter au moyen d'images et d'idées reçues. Le désir
de sauver des continuités ou des identités en tous lieux brisées - par
la mort - rencontrait bien trop souvent le vide. En Grande-Bretagne,

39. Wilhelm Messerer, « Zu extremen Gedanken über Bestattung und Grabmal um 1800 »,
in Kunstgeschichte und Kunsttheorie im 19. Jahrhundert, Berlin, 1963, p. 172-194, et Franz-
Josef Keuck, Politische Sinnlichkeit vor Totenmalen, Heidelberg, 1974, p. 57-67 (mémoire
de maîtrise).
* En français dans le texte. NdT.

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58 Reinhart Koselleck

on trouve quelques mon


mort, l'horloge - qu'il s
trique - afin de rappeler
Pourtant, cette reprise m
tité lorsque, comme à H
stone in sorrow but in
La Seconde Guerre mon
des monuments une mo
ration de la sensibilité p
consisté à compléter le
ment les plaques funér
pratique se généralisa,
ne concernant que les m
Mais, même la tendance
avec laquelle ont été con
à la mémoire de la Résistance en France ou en Belgique, se distingue
souvent à peine, d'un point de vue formel, de l'art officiel des nationaux-
socialistes. Toutefois, on reconnaît pourtant des innovations qui renon-
cent à faire explicitement appel à l'identification politique ou sociale avec
le sens de la mort passée.
L'anéantissement non seulement des êtres vivants, mais aussi de leurs
corps, au cours de la guerre aérienne et, plus encore, dans les camps
de concentration allemands, a conduit à renoncer à l'ancien arsenal de
formes dans lequel puisaient les monuments aux morts et les monuments
dédiés à la victoire. Aux victimes d'une mort dépourvue de sens revient
un mémorial - si mémorial il y a - d'un genre négatif.
Ainsi, dans un village de Bavière, le mort est symbolisé par une forme
creuse, entre trois blocs de basalte. À Rotterdam, la destruction du corps
humain - représentée par Zadkine - ne manifeste que désespoir et accu-
sation, même si la gestuelle du mourant appelant à l'aide laisse entre-
voir - peut-être - une lueur d'espoir. Nombreuse est enfin la longue
série de mémoriaux non figuratifs qui renoncent par là même à toute
représentation du corps humain40. Leur fonction politique, dans la
mesure où ils en ont une, se réduit à la question de leur signification,
sans que l'on puisse leur offrir une réponse à partir du domaine sensible
de la figuration. Il est vrai qu'ils se réfèrent également volontiers ici

40. Hans-Ernst Mittig, « Die Enstehung des ungegenständlichen Denkmals », in Evolu-


tion générale et développement régionaux en histoire de l'Art. Actes du XIIe Congrès inter-
national d'histoire de l'art, Budapest, 1969, Budapest, 1972, tome 2, p. 469-474; tome 3,
p. 434-437 ; Dietrich Clarenbach, Grenzfälle zwischen Architektur und Plastik im 20. Jah-
rhundert, Munich, 1969 (thèse de doctorat).

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Monuments aux morts, fondateurs de l'identité des survivants 59

au langage formel de la résurrection, même s'il ne s'agit plus - pour


reprendre les termes de Max Imdahl - d'une métaphore de la résurrec-
tion, mais d'une métaphore de cette métaphore.
Kienholz, enfin, pendant la guerre du Vietnam, a créé l'anti-monument,
une parodie du monument dédié à la victoire à Arlington. Il dresse un
décor quotidien, auquel s'intègre un monument aux morts transportable.
On a apposé sur chacun de ses côtés une plaque sur laquelle, à chaque
nouvelle guerre, doivent être reportés à la craie les noms des morts -
reportés à la craie, afin que l'oubli de la mort ne soit pas imputé au
monument, mais aux hommes qui se dérobent à la commémoration de
leurs morts41. Ainsi, l'on constate, dans le monde occidental, le renfor-
cement d'une tendance, même si celle-ci n'est pas absolument généra-
lisée, à ne plus représenter la mort au combat que comme une question,
et non plus comme une réponse; à la considérer comme renvoyant à
une quête de sens et non plus comme fondatrice de sens. Ce qui demeure,
c'est l'identité des morts avec eux-mêmes, dont la capacité à faire l'objet
d'un monument se dérobe au langage formel d'une sensibilité politique.

EN GUISE DE CONCLUSION

L'histoire des monuments de guerre en Europe témoign


ture visuelle commune propre aux Temps modernes. Mais
également d'une métamorphose dans l'expérience visuelle.
morphose renvoie à la sensibilité sociale et politique qui a
toire et qui, tant sur le plan de la productivité que sur celui de la
réceptivité, a influé sur le langage des monuments.
Le lien qui s'établit entre le sens politico-social proposé et son expres-
sion figurative se constitue à partir du langage formel des monuments
qui est censé affecter la sensibilité des observateurs. Formes et sensibilité
sont toutes deux assujetties au changement historique, mais elles se trans-
forment manifestement selon des rythmes différents. C'est pourquoi les
identités qu'un monument a pour fonction d'évoquer se défont : d'une
part, parce que la réceptivité sensible se dérobe au langage formel qui
se propose; d'autre part, parce qu'une fois constituées, les formes se

41. Dieter Ronte et al. (eds.), Hurra!? Vom Unsinn des Krieges, Sechste Jugendausstel-
lung der Kölner Museen im Wallraf-Richartz-Museum (Catalogue), Cologne, 1971, p. 49-59.

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60 Reinhart Koselleck

mettent à parler un lan


au départ. Comme toutes
tiel de significations tou
C'est pour cette raison qu
plus trace de leur signific
dont ils sont porteurs ou au
Il s'agit là d'une expérien
tion française et nous mo
tion des générations de f
monuments du siècle dern
patinée, ils sont tombés d
l'objet de visites, ce n'est
tion politique originelle
commémorations de l'arm
fréquentées. Le culte p
s'épuise42 dès que les der
buer cette situation à la
autant en attribuer la r
Les expériences ou les me
missibles au-delà de l'ext
cela, des institutions soci
le rôle d'assurer la transm
pas être en mesure d'assu
tion consciente de ce m
Aussi existe-t-il des exce
ments nationaux, dont l'
d'action politique concern
nisent autour d'eux peuv
Les destructions de monuments aux morts témoignent de la durée
pendant laquelle inscriptions et signatures sont encore susceptibles de parler
aux générations suivantes. Elles ont le plus souvent lieu lorsque la géné-
ration des fondateurs n'est pas encore décimée, tant qu'elle peut encore
être prise comme un adversaire politique direct. En 1918, les Français
pouvaient se permettre, au bout d'un demi-siècle, de laisser intacts les
monuments aux morts allemands érigés en Alsace-Lorraine après la guerre
de 1870-1871 - en tant que monuments funéraires à la mémoire de ceux
qui étaient désormais vaincus. Les monuments sont démolis lorsqu'ils
sont ressentis comme une menace, lorsqu'une tradition encore vivante

42. Clare Hollingworth, « Memory of the Fallen begins to Fade Away », Daily Tele-
graph, 11 novembre 1976; cette référence me vient de Fritz Trautz.

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Monuments aux morts, fondateurs de l'identité des survivants 61

doit être contrecarrée. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples de


cet écart entre la date faisant l'objet de la commémoration et celle de
la démolition du monument : à Celle, le monument commémorant la
guerre austro-prussienne de 1866 fut démoli dès 1869; ceux érigés à Düs-
seldorf pour commémorer 1918 ou à Weimar en mémoire de Tannée
1920 le furent en 1933; les monuments construits à Luxembourg ou à
Compiègne après 1918 disparaissent en 1940; il en va de même de ceux
érigés dans de nombreux endroits en Allemagne, à la suite de 1918, qui
furent détruits après la Seconde Guerre mondiale. Il s'agissait à chaque
fois de rompre avec les identifications politiques alors proposées.
Les monuments qui survivent bien au-delà de la raison initiale ayant
présidé à leur fondation peuvent se trouver conservés au sein d'une com-
munauté de tradition historique, mais, même dans ce cas, leur puissance
d'expression se modifie imperceptiblement. On rencontre dans toute
l'Europe la diachronie des monuments dédiés à la victoire, dont la res-
semblance formelle se maintient, au gré des victoires, à travers tous les
pays. C'est par leur structure qu'ils se rapprochent. C'est alors davan-
tage la Victoire en tant que telle, et non pas une victoire déterminée,
qui se trouve présentifiée de manière sensible. Le langage formel, surtout
celui propre aux monuments aux morts, tombe dans la désuétude, sans
pour autant cesser de délivrer un message. Il survit manifestement aux
raisons politico-sociales singulières qui ont présidé à sa construction, de
sorte que les signatures, même après avoir perdu leur signification poli-
tique, restent néanmoins intelligibles. C'est pour ainsi dire dans cet écart,
dans cette brèche, que se glisse l'esthétique, qui interroge les formes en
fonction de P« expression de soi » qu'elles cherchent à manifester. Autre-
ment dit, les possibilités « esthétiques » d'expression, en se rapportant
à la réceptivité sensible des observateurs, survivent aux injonctions politi-
ques d'identification qu'elles avaient pour but de fonder. Si l'on devait
alors demander aux monuments aux morts quels messages « esthétiques »
survivent au-delà des raisons initiales de leur création et quels signes ont
pu se maintenir à travers la métamorphose des formes, on se trouve
manifestement renvoyé aux symboles de la mort : incarnant l'espoir ou
le deuil, ils s'inscrivent dans une plus longue durée que celle du cas indi-
viduel. Car le cas individuel de la mort commémorée peut bien relever
du passé, il n'en reste pas moins devant chaque observateur.

Reinhart Koselleck

Traduit par Jeffrey Andrew Bar ash,


Mireille Delbraccio et Isabelle Mons

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