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(1971) 346
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“Étude des influences normative
et informationnelle
sur le jugement individuel.” *
ciaux. Or, dans les grandes expériences classiques réalisées par Sherif,
Asch et Bovard dans ce domaine, les sujets ne fonctionnaient pas de
façon claire et évidente en tant que membres d'un groupe. Dans la si-
tuation expérimentale classique utilisée par ces auteurs, le sujet doit
émettre des jugements perceptifs en présence d'autres sujets après que
ceux-ci aient exprimé le leur à voix haute. Traditionnellement, on ne
donne pas au sujet des consignes qui pourraient induire chez lui le
sentiment d'être membre d'un groupe confronté à une tâche commune
dont la réalisation exigerait la coopération de tous les membres. Si des
influences de « groupe » étaient opérantes dans ces expériences, elles
étaient, en tout cas, induites de façon subtile et indirecte plutôt qu'in-
troduites volontairement par l'expérimentateur.
Hypothèses
Dans cet article, nous nous proposons d'une part d'étudier deux ty-
pes d'influence sociale, la « normative » et l'« informationnelle » qui,
à [270] notre avis, étaient toutes deux opérantes dans les recherches
ci-dessus mentionnées, et d'autre part de rapporter les résultats d'une
expérience où nous avons essayé de tester des hypothèses concernant
en particulier le premier type d'influence. Nous définirons par influen-
ce sociale normative toute influence induisant l'individu à se confor-
mer avec les attentes positives 47 faites par un autre à son égard 48, et
par influence sociale informationnelle toute influence à accepter une
information provenant d'un autre comme une preuve de vérité. Ces
deux influences vont généralement de pair. Il est cependant possible
de conformer sa conduite aux attentes des autres et de faire des décla-
rations auxquelles on ne croit pas mais qui s'accordent avec les
47 Nous désignons par le terme d'attentes positives les attentes qui induisent ou
renforcent chez le sujet des sentiments plutôt positifs que négatifs, lorsqu'elles
sont satisfaites par l'autre. Les attentes négatives, elles, désignent les attentes
qui, au contraire, produisent des sentiments d'hostilité vis-à-vis de l'autre,
lorsque celui-ci ne les satisfait pas ; la soumission aux attentes négatives en-
traîne ou renforce des sentiments plutôt négatifs que positifs.
48 Le terme un autre sert à désigner à la fois « une autre personne », un « grou-
pe », ou le « moi » du sujet. Ainsi, une influence sociale normative peut pro-
venir des attentes du moi du sujet, d'un groupe, ou d'une autre personne.
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Hypothèse 1
49 On peut aussi supposer que, de façon générale, les individus membres d'un
groupe tendront davantage à accepter les jugements des autres membres du
groupe comme un témoignage digne de foi pour former leurs jugements sur la
réalité et que, par conséquent, ils seront plus sujets à l'influence sociale infor-
mationnelle que les individus qui ne sont pas membres d'un groupe. Plus les
sujets ont pu constater au cours de situations antérieures que les jugements des
autres étaient dignes de foi et plus ils ont l'assurance que leurs motivations
sont bienveillantes, plus grande sera la confiance qu'ils accorderont à leurs ju-
gements. Mais lorsque les sujets n'ont eu auparavant aucune expérience com-
mune et que, dans la situation de groupe aussi bien que dans la situation de
non-groupe, ils peuvent constater que les autres ont des motivations bienveil-
lantes et qu'ils sont à même de porter des jugements corrects, il n'y a aucune
raison de supposer que les sujets membres d'un groupe montreront une prédis-
position différentielle à subir l'influence sociale informationnelle.
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Hypothèse II
Hypothèse III
Hypothèse IV
Hypothèse V
Hypothèse VI
50 Bien que nous ne puissions pas fournir de données à l'appui de cette hypothè-
se, nous tenons à en faire mention afin de tempérer l'hypothèse V et d'infirmer
une hypothèse fort courante dans une certaine littérature actuelle de la psycho-
logie sociale. Ainsi, selon Festinger (1950), lorsqu'on ne dispose pas de réalité
physique pour établir la validité de son opinion, on dépend de la réalité sociale
(c'est-à-dire des opinions des autres). De même, Asch (1952) soutient que l'in-
fluence de groupe augmente lorsque la situation à évaluer devient plus ambi-
guë. L'hypothèse VI implique que si un individu perçoit une situation comme
objectivement difficile à évaluer - c'est-à-dire s'il perçoit que celle-ci est aussi
ambiguë pour les autres que pour lui et que l'incertitude des autres égale la
sienne -, il ne prêtera pas plus de foi au jugement des autres qu'au sien. Ce
n'est que lorsque sa confiance dans les jugements des autres augmente (par
exemple parce qu'il estime que l'accord de 3 juges incertains offre une plus
grande garantie que le jugement d'un seul juge incertain), que les jugements
des autres auront une influence sociale informationnelle sur lui. On peut ce-
pendant prédire que, quel que soit le degré de confiance que le sujet a vis-à-
vis du jugement des autres, moins il aura de confiance dans son propre juge-
ment, plus il sera sujet à l'influence sociale normative. En effet, il tendra à se
sentir moins engagé vis-à-vis de son jugement et donc moins résistant à ne pas
se conformer aux jugements des autres.
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Méthode expérimentale
Sujets
Procédure expérimentale
[274]
Situation face à face. Reproduction exacte de la situation de Asch,
avec cependant les modifications suivantes :
Dans la série visuelle, les sujets émettent leur avis alors que les li-
gnes sont encore devant eux ; dans la série mémoire, on retire les li-
gnes, et environ trois secondes après, on demande au premier compère
d'émettre son jugement. On alterne les deux séries de façon à ce que la
moitié des sujets passe la série mémoire avant la série visuelle, et vi-
ce-versa. Situation anonyme. Situation identique à la précédente, mi-
ses à part les variations suivantes :
a) Les sujets sont séparés par des cloisons, ce qui les empêche de
se voir et de parler entre eux, alors que dans la situation face à face, ils
sont assis les uns en face des autres ;
b) Chaque sujet indique son choix en pressant un bouton au lieu de
l'émettre à vive voix ;
c) Il n'y a pas de compère parmi les sujets.
Par contre, on fait croire à chaque individu qu'il est le sujet numéro
3, et que les autres sujets sont respectivement les sujets numéro 1, 2 et
4. On lui explique que lorsque l'expérimentateur appelle le sujet nu-
méro 3, il doit presser le bouton A, B ou C correspondant à la ligne
qui, selon lui, est de même longueur que la ligne modèle. Chaque fois
qu'un sujet allume un bouton donné, la lumière correspondante s'allu-
me aussi bien sur son panneau que sur un panneau de contrôle caché
qu'il ne voit pas. On fait croire aux sujets que la lampe qui s'allume
sur leur panneau correspond au choix du sujet interrogé ; mais en fait,
les lampes du panneau de chaque sujet ne sont pas reliées aux boutons
des autres sujets. Ainsi, quand l'expérimentateur demande aux sujets
numéro 1, 2 et 4 de presser un bouton, un assistant de l'expérimenta-
teur allume - à l'insu des sujets naïfs et grâce à un commutateur de
contrôle caché - une lumière donnée sur le panneau de chacun d'entre
eux, censée correspondre au choix des sujets fantômes. Les sujets nu-
méro 1. 2 et 4 ne sont, en effet, que des « compères électriques » ;
l'assistant, en accord avec l'expérimentateur, transmet l'estimation de
ces compères électriques sur le panneau de chacun des sujets naïfs,
qui d'ailleurs, sont tous le sujet numéro 3. Les estimations des compè-
res électriques présentent le même schéma que celles des compères en
chair et en os de la situation face à face.
d) On explique à chaque sujet que le numéro 3 ne correspond pas à
un ordre spatial par rapport aux autres sujets, mais qu'on lui a attribué
ce nombre pour une raison technique, l'installation électrique étant très
[275] complexe. On a supposé, implicitement, que chaque sujet com-
prendrait que les autres ne peuvent pas savoir si une estimation don-
née est exprimée par lui plutôt que par, l'un quelconque des autres su-
jets. Des questionnaires post-expérimentaux ont révélé, cependant,
que de nombreux sujets, n'ont pas perçu cela. Il est probable que si
l'on avait souligné le caractère anonyme de chaque estimation, cette
situation expérimentale aurait eu des effets encore plus marqués.
Résultats
TABLEAU I.
Moyenne des estimations fausses dues à l'influence sociale sur le jugement
individuel chez les sujets membres d'un groupe et les sujets non membres d'un
groupe
[278]
TABLEAU II.
Moyenne des erreurs dues à l'influence sociale
pour les situations anonyme et face à face
TABLEAU V.
Moyenne des erreurs induites socialement pour la situation anonyme en fonction des variantes d'engagement
Série Série Total N Série Série Total N Série Série Total N Série Série Total N
visuel- mé- visuel- mé- visuel- mé- visuel- mé-
le moire le moire le moire le moire
2,77 3,15 5,92 13 1,63 2,27 3,90 11 0,64 0,73 1,37 11 0,92 0,46 1,38 13
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confirment donc fermement notre hypothèse III, selon laquelle l'in-
fluence sociale normative induisant le sujet à se conformer à son pro-
pre jugement réduit l'effet de l'influence sociale normative l'induisant
à se conformer au jugement des autres.
TABLEAU III.
Valeurs de p pour le test t de différence entre les moyennes d'erreurs
pour les situations anonyme et face à face
N.B. Les valeurs de p ont été calculées avec des tests de t (unilatéral), à partir
d'analyses de variance.
TABLEAU IV.
Valeurs de p pour le test t de différence entre les moyennes d'erreurs
pour les diverses situations d'engagement
Valeurs de p
Situations d'engagement comparées
Pour les 2 Série Série
séries visuelle mémoire
N.B. Les valeurs de p ont été obtenues avec le test de t, unilatéral, à partir de l'ana-
lyse de variance.
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TABLEAU VI.
Valeurs de p pour le test t de différence entre les moyennes d'erreurs
pour les diverses conditions d'engagement
Valeurs de p
Conditions d'engagement comparées
Pour les Série Série
2 séries visuelle mémoire
par la série visuelle. Puis, s'étant laissé influencer par le jugement des
autres dans cette première phase de l'expérience, il est encore plus
susceptible de subir les influences sociales dans la phase de la série
visuelle que s'il commence par celle-ci. Tout se passe comme si, une
fois que le sujet s'est laissé influencer par les autres - et il est plus faci-
le de tomber dans le piège quand on est moins certain de ses juge-
ments -, il devenait plus sensible à subir des influences sociales ulté-
rieures.
TABLEAU VII.
Moyenne des erreurs dues à l'influence sociale par série
et par ordre de présentation des séries
Visuelle 2,20 99
.005
De mémoire 2,60 99
Ordre de présentation
.005
N.B. Les valeurs de p sont calculées avec un test t, portant sur les différences
entre les moyennes de la série visuelle et mémoire pour chaque sujet.
Discussion
Dans cette étude, nous avons voulu souligner que les expériences
antérieures à la nôtre sur l'influence de « groupe » s'exerçant sur les
jugements individuels n'ont étudié qu'incidemment « l'influence socia-
le normative », type d'influence sociale par excellence. Nos résultats
[282] montrent que même lorsque l'influence sociale normative est
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53 Asch (1952) rapporte que dans son groupe contrôle, la moyenne d'erreurs par
sujet est bien inférieure à 1.
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Résumé et conclusions
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Références