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La question de réflexion philosophique :

« Recourir à la parole, est-ce renoncer à la violence ? »

L’introduction

La parole, c’est l’usage qu’un individu fait du langage ou d’une langue pour communiquer ses
pensées, en particulier oralement, en présence des interlocuteurs. La violence est plus difficile à
définir. Elle renvoie sans doute d’abord à un usage de la force qui porte atteinte à l’intégrité
physique d’une personne ou de ses biens. Par exemple, on parle de violence entre policiers et
manifestants. On admet aussi qu’il y a violence dans ce qui porte atteinte à l’intégrité
psychologique ; et en ce sens, la parole, quand elle est utilisée pour insulter ou intimider
quelqu’un, peut devenir violente. Mais, à première vue, quand on utilise la parole pour
persuader, elle s’oppose nettement à la violence : choisir la parole, c’est alors renoncer à
contraindre autrui, c’est essayer de l’amener à changer de lui-même sa conduite. Pourtant, il
n’est pas évident que la violence implique toujours l’usage de la force physique ou de
l’intimidation : certains sociologues parlent ainsi d’une « violence symbolique », qui consiste à
manipuler les pensées pour obtenir le consentement des victimes, et cette violence repose sur un
certain usage du discours. (1) Dès lors, on peut se demander comment la parole, moyen de
communication par excellence, peut-elle être mise au service d’une forme insidieuse de
domination ?

(1) Pour introduire le concept de « violence symbolique », nous avons parlé de la « domination masculine ».
Pour le sociologue Pierre Bourdieu, il y a une domination des hommes sur les femmes dans nos
sociétés, qui se manifeste par exemple dans le fait que les positions de pouvoir sont très
majoritairement occupées par les hommes. Or cette domination ne repose pas sur l’emploi de force par
les hommes : les hommes n’ont pas plus le droit d’employer la force physique ou les insultes sur les
femmes. Selon le sociologue, la domination masculine repose sur l’intériorisation par les femmes elles-
mêmes d’un discours qui légitime, qui justifie cette domination. Un discours, c’est ce qui donne une
existence concrète à un ensemble organisé d’idées. Il y a « violence symbolique » quand les dominés
n’ont pas d’autres moyens de penser la relation de domination qu’à travers le discours des dominants,
qui légitime cette domination. Par la régulation qu’elle fait de l’autorité de la parole, les classes
dominantes d’une société peut faire en sorte que seuls certains discours soient « audibles » dans une
société.
La violence symbolique est beaucoup moins visible, plus difficile à mettre en évidence que la violence
physique, car elle repose sur la participation des dominés à leur domination. Elle est largement
inconsciente ou non-réfléchie. Mais ces effets sont beaucoup plus durables.
Ce concept est néanmoins problématique et discutable : il est problématique de parler de violence à
propos d’une relation à laquelle la victime donne son consentement. Car parler de violence, c’est
identifier un tort ; c’est donc requérir l’intervention de la puissance publique et de la loi. On peut se
demander si le concept de « violence symbolique » ne va pas conduire à voir de la violence partout, et à
justifier l’intervention de l’Etat et de la loi partout.
Un argument

Sans doute, la parole peut être injure, cri, elle peut être utilisée pour rabaisser ou intimider :
elle peut être expression immédiate d’une émotion, ou peut avoir pour but de faire naître
des émotions violentes, qui font obstacle à la réflexion. Mais, comme le soulignait déjà
Aristote dans La politique, il y a un autre usage possible de la parole, qui semble propre à
l’être humain : celui qui permet de mettre en commun des idées générales et abstraites pour
les soumettre à la discussion. C’est la fonction argumentative du langage : il permet de
mettre à l’épreuve les opinions et la cohérence des raisonnements sur lesquels elles
reposent. Choisir la parole, quand ça veut dire choisir le dialogue, la confrontation
argumentée, témoigne de notre respect pour la liberté d’autrui : on renonce à exercer
directement toute contrainte physique. C’est aussi reconnaître en autrui une personne à part
entière, capable de raisonner, de comprendre la vérité et d’agir d’après elle. Enfin, celui qui
choisit le dialogue accepte la possibilité d’être réfuté par les autres et ainsi, en principe, de
changer d’opinion. Il démontre sa bonne foi et son attachement à la vérité : son but n’est pas
d’imposer son opinion, mais de savoir s’il détient vraiment la vérité. En effet, le dialogue,
sous la forme du débat contradictoire, permet à chacun de vérifier que son opinion repose
sur des motifs vraiment valables, c-à-d qui s’imposent universellement, à tout esprit de
bonne foi ; il permet donc de dépasser ce que notre point de vue peut avoir de particulier.
Cet attachement à la vérité et à l’universel plus qu’à sa propre opinion, fait la dignité de
l’homme et rend possible leur accord. Pour ces trois raisons, cet usage de la parole s’oppose
à la violence conçue comme contrainte physique, atteinte à l’intégrité des personnes, et
moyen de domination d’autrui. C’est pourquoi Aristote pouvait dire que les hommes font un
usage vraiment humain de la parole quand ils ne se content pas d’exprimer leurs émotions,
et quand ils dialoguent à propos du bien commun et de la justice, et que c’est ce qui fait une
communauté politique digne de l’être humain.

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