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L’héritage des Chatsfield

Derrière les somptueuses portes des hôtels Chatsfield existe un monde fait de luxe, de glamour et
de volupté, réservé aux élites, aux riches et aux puissants. Et depuis des décennies, Gene
Chatsfield, le patriarche, est aux commandes de cet empire hors du commun, tandis que ses
héritiers parcourent le monde pour s’adonner à leurs plus scandaleux plaisirs.
Aujourd’hui pourtant, tout est sur le point de changer : Gene a nommé un nouveau P.-D.G. Un
homme qu’on dit froid et impitoyable. Un homme qui n’a jamais connu l’échec et dont la mission
est de faire rentrer les héritiers Chatsfield dans le rang.
Passez les portes de l’hôtel, installez-vous confortablement dans la luxueuse suite qui vous a été
réservée et assistez aux bouleversements qui vont secouer cet univers de scandale et de passion…
1.

Bravo, les nouvelles technologies… Sophie se rangea sur le bas-côté et coupa le contact. Elle
avait eu beau suivre les indications du GPS, elle était complètement perdue. Le paysage vallonné des
Chilterns s’étalait sous ses yeux, mais il n’y avait pas une ferme en vue, ni même une grange, et
encore moins un manoir.
Le chemin sur lequel elle s’était engagée était si étroit qu’il valait mieux ne pas imaginer ce qui
se passerait si un autre véhicule arrivait dans la direction opposée… En soupirant, elle prit la carte
sur la banquette arrière et descendit de voiture. En d’autres circonstances, elle aurait apprécié le
paysage. La campagne anglaise était splendide par cette belle journée d’été. Les prés étaient d’un vert
éclatant et la haie qui bordait le chemin foisonnait de fleurs des champs aux couleurs vives.
Cependant, elle n’était pas là pour faire du tourisme. Si Christos l’avait envoyée dans le
Buckinghamshire, c’était dans un but bien précis.
Lorsqu’elle avait quitté Londres deux heures plus tôt il faisait un temps splendide, mais à
présent, même si le soleil brillait toujours, l’atmosphère était étrangement oppressante. Elle jeta un
coup d’œil derrière elle et grimaça à la vue des nuages menaçants qui obscurcissaient l’horizon.
Super ! Il ne manquerait plus qu’un orage éclate… Un grondement sembla confirmer ses craintes,
mais très vite elle comprit avec soulagement qu’il provenait d’un tracteur qui remontait le chemin.
— Je cherche Chatsfield House, dit-elle au conducteur, alors qu’il s’apprêtait à tourner dans un
champ.
— Continuez dans la même direction pendant environ un kilomètre et vous tomberez dessus,
mademoiselle.
— Dans la même direction ? répéta-t-elle en jetant un regard sceptique vers le bois touffu dans
lequel disparaissait le chemin.
— Oui. C’est un chemin privé qui appartient à la famille Chatsfield, mais ils ne prennent pas la
peine de l’entretenir.
L’homme leva les yeux vers le ciel.
— La pluie arrive et il y a des nids-de-poule assez profonds. Faites attention de ne pas vous
embourber.
— Merci, répliqua Sophie en remontant en voiture.
— Vous allez au manoir ? demanda l’homme avec une curiosité manifeste. Les visiteurs sont
rares. La famille est partie il y a longtemps.
— Mais Nicolo Chatsfield vit toujours là, non ?
— Oui, il est revenu s’installer ici il y a quelques années, mais on le voit rarement au village. Ma
belle-sœur travaille comme femme de ménage au manoir et elle dit qu’il passe tout son temps sur son
ordinateur, à faire des trucs financiers qui lui ont rapporté une fortune. Dommage qu’il ne dépense
pas un peu de son argent au pub du village. Le King’s Head risque de fermer à cause de la crise. Ne
vous attendez pas à un accueil chaleureux de la part de Nicolo. Et faites attention à son chien. Il est
aussi gros qu’un loup.
De mieux en mieux ! Sophie remit le contact en soupirant. Il était très tentant de faire demi-tour
et de rentrer à Londres… Mais comment envisager d’annoncer à son patron qu’elle avait renoncé à
accomplir sa mission ? C’était impossible.
Christos Giatrakos, nouveau directeur général du groupe Chatsfield, avait été chargé par le
propriétaire, Gene Chatsfield, de redonner tout son prestige à cet empire hôtelier. Lorsqu’elle était
devenue son assistante personnelle, elle avait très vite compris que la seule attitude à adopter avec ce
patron redoutable était de lui tenir tête et de lui montrer qu’il ne lui faisait pas peur. Les autres
membres de son personnel prenaient des gants avec lui, mais pas elle. Ayant vu la mort de près
lorsqu’elle était adolescente, elle ne s’effrayait plus de grand-chose. Elle était très fière d’avoir été
choisie comme assistante par Christos parmi des centaines d’autres candidates, et il était hors de
question pour elle de ne pas remplir l’objectif qu’il lui avait fixé.
Le feuillage des arbres bordant le chemin était si dense qu’il formait une sorte de tunnel, et la
faible lumière qui filtrait à travers faisait naître des ombres sinistres. D’une minute à l’autre, elle
allait se retrouver dans le monde de Narnia ! Soudain, au détour du chemin, apparut un grand
bâtiment de brique rouge à l’architecture biscornue. Chatsfield House ressemblait à un asile
psychiatrique du XIXe siècle… De loin, les petits carreaux des fenêtres pouvaient passer pour des
barreaux. Même la glycine mauve qui entourait la porte d’entrée ne parvenait pas à égayer cette
façade lugubre. A une époque, ce manoir avait dû être une maison de famille pleine de charme, mais
aujourd’hui son air d’abandon semblait étudié pour faire fuir les visiteurs éventuels.
Ce qui arrangeait vraisemblablement le seul membre de la famille Chatsfield qui l’habitait…
Sophie remonta l’allée de graviers et passa devant une fontaine qui n’avait visiblement pas fonctionné
depuis très longtemps. De l’eau boueuse stagnait dans le fond du bassin, tandis que la statue de pierre
représentant une naïade n’avait plus de tête.
Sophie se remémora la conversation qu’elle avait eue avec Christos, le matin même, lorsqu’elle
était arrivée au travail, à 8 h 30. Comme d’habitude, il était déjà à son bureau. Il avait ignoré son
bonjour enjoué et s’était renfrogné quand elle avait posé une tasse de café devant lui.
— Bon sang de bonsoir ! s’était-il exclamé. Par moments j’ai une furieuse envie de larguer tous
les enfants Chatsfield sur une île déserte et de les y laisser croupir.
— Ah. Lequel d’entre eux vous a contrarié, aujourd’hui ?
— Nicolo.
— Je suppose qu’il refuse toujours d’assister à l’assemblée des actionnaires, au mois d’août ?
— Il est aussi entêté que…
« Que vous », avait-elle eu envie de dire. Mais le regard noir de Christos l’en avait dissuadée.
— Je viens de lui parler. Il m’a informé que la chaîne hôtelière familiale ne l’intéresse pas et
que, par conséquent, il ne voit pas pourquoi il assisterait à l’assemblée. Après m’avoir prévenu
qu’insister serait une perte de temps, il a raccroché.
Christos avait lâché un juron retentissant et elle avait grimacé. On ne raccrochait pas au nez de
Christos Giatrakos. A moins de chercher les ennuis…
— Qu’allez-vous faire ? avait-elle demandé.
— Je n’ai pas le temps de m’occuper moi-même de Nicolo. Il faut donc que vous alliez à
Chatsfield House pour le convaincre de venir à Londres. Je ne peux pas mettre en œuvre les
changements nécessaires pour améliorer l’image du groupe sans qu’il donne son accord. Si les hôtels
Chatsfield l’intéressent aussi peu qu’il le dit, il est peut-être prêt à vendre ses parts. Mais de toute
façon, sa présence à l’assemblée est indispensable.
— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il m’écoutera ? Vous m’avez expliqué qu’il vivait en reclus
depuis des années et qu’il fuyait les relations sociales.
Christos avait ignoré cette objection.
— Débrouillez-vous comme vous voulez. Tirez-le par les oreilles si nécessaire, mais arrangez-
vous pour qu’il assiste à l’assemblée des actionnaires ! Par ailleurs, votre séjour dans le
Buckinghamshire me sera utile pour une autre raison. Je veux que vous examiniez les papiers relatifs
à une propriété appartenant aux Chatsfield, en Italie. Les premières années, Gene avait son bureau au
manoir. Il ne s’est mis à travailler à Londres qu’après la naissance des jumeaux, quand son mariage
avec Liliana a commencé à battre de l’aile. Il reste encore beaucoup d’archives au manoir.
Christos avait adressé à Sophie un sourire qui se voulait persuasif.
— Ça vous fera du bien de quitter la ville pendant quelque temps pour séjourner à la campagne
dans un manoir anglais. Le parc de Chatsfield House est immense, et il paraît qu’il y a même une
piscine. A cette époque de l’année, ça devrait être agréable.
Sophie avait eu une moue dubitative.
— Si Nicolo m’invite à rester, ce qui est peu probable.
— Vous n’avez pas besoin d’invitation de sa part. Il vit au manoir mais il n’en est pas
propriétaire. Vous avez l’autorisation de Gene Chatsfield. Vous pouvez séjourner à Chatsfield House
aussi longtemps que vous le souhaitez.

* * *

« Quelle chance ! » songea Sophie avec dérision, en promenant son regard sur le manoir. Au
centre de l’énorme porte peinte en noir, il y avait un horrible heurtoir de cuivre en forme de tête de
bélier. Prenant une profonde inspiration, elle frappa un coup. Silence. Elle attendit un instant, puis elle
recommença. Pour entretenir une maison de cette taille, Nicolo devait avoir du personnel. Et
quiconque était à l’intérieur avait forcément entendu son coup.
Une bourrasque fit voler un tas de feuilles mortes dans l’allée, et au même instant un nuage noir
engloutit le soleil. Sophie sentit un frisson courir le long de son épine dorsale.
« Ressaisis-toi », se dit-elle avec impatience en s’approchant d’une fenêtre pour regarder à
l’intérieur. Aucun signe de vie. Allons bon ! Où était Nicolo Chatsfield ? Christos l’avait pourtant eu
au téléphone quelques heures plus tôt.
En fait, elle avait une excuse légitime pour rentrer à Londres et dire à Christos qu’elle n’avait
pas trouvé Nicolo. Sauf que « renoncer » ne faisait pas partie de son vocabulaire. Dix ans plus tôt, elle
avait dû faire appel à toute sa ténacité pour lutter contre la mort. Lorsqu’elle avait appris, à l’âge de
seize ans, qu’elle était atteinte d’un cancer très agressif, le choc avait été violent. En un éclair, elle
avait cessé d’être une adolescente heureuse et insouciante pour devenir une malade en danger de
mort.
Elle n’avait jamais oublié l’effroi qui l’avait saisie quand le médecin lui avait annoncé la
nouvelle. Ni la peur sur le visage de sa mère… A cet instant, elle s’était juré que si elle survivait à la
maladie et à la chimiothérapie puissante qui représentait son seul espoir de guérison, elle vivrait
pleinement son existence. Elle s’était promis de saisir toutes les occasions qui se présenteraient et de
ne jamais se laisser décourager par quoi que ce soit.
Après tout ce qu’elle avait enduré, une porte lui barrant l’accès à Chatsfield House n’était qu’un
obstacle mineur.
Une petite allée gravillonnée la conduisit à l’arrière du manoir, où elle découvrit un immense
parc à l’abandon. La pelouse, sans doute tondue régulièrement autrefois, n’était plus qu’un pré en
friche. Quant aux rosiers, ils étaient étranglés par les mauvaises herbes.
La porte de derrière n’était pas verrouillée. Nicolo ne devait donc pas être très loin. Après une
hésitation elle entra dans la cuisine, où son attention fut attirée par la cuisinière en fonte, qui semblait
d’époque.
— Il y a quelqu’un ?
Elle prit un couloir lambrissé sur lequel ouvraient plusieurs pièces, toutes garnies de très beaux
meubles anciens. Dans l’une d’elles trônait un piano à queue. Elle s’approcha de ce dernier et souleva
le couvercle du clavier. Effleurant les touches du bout des doigts, elle se remémora son père jouant
du piano dans la maison d’Oxford où elle avait grandi.
Elle aimait tant l’écouter… Son enfance avait été idyllique, et à sa connaissance ses parents
formaient un couple uni. Mais son cancer avait assombri leurs vies à tous les trois, puis il avait fini
par détruire leur famille. La trahison de son père avait été l’épreuve la plus douloureuse. Plus difficile
encore à supporter que la maladie. Il l’avait abandonnée au moment où elle avait le plus besoin de lui
et cette blessure ne s’était toujours pas cicatrisée. Elle referma le couvercle du clavier d’un geste
brusque et chassa ces souvenirs douloureux de son esprit.
Elle n’était plus seule dans la pièce… Son sixième sens la prévint quelques secondes avant qu’un
grognement sourd la fasse tressaillir. Pivotant sur elle-même, elle retint son souffle à la vue de
l’homme et du chien qui bouchaient l’embrasure de la porte. Tous deux grands, forts et hostiles.
Même si à la réflexion, le chien était un peu moins terrifiant que son maître…
La seule photo qu’elle avait vue de Nicolo Chatsfield provenait d’une coupure de presse datant
de dix ans, que Christos conservait dans ses archives. A l’époque où la photo avait été prise, Nicolo
était un play-boy apparemment déterminé à dilapider sa rente très confortable en voitures de sport,
champagne millésimé et femmes glamour. Agé d’un peu plus de vingt ans, il était aussi beau que les
mannequins des magazines dans lesquels il apparaissait souvent à la rubrique people. Sur ce cliché il
n’y avait aucune trace des cicatrices que lui avait laissées, d’après la rumeur, le feu dans lequel il avait
été grièvement brûlé.
Comme ses frères et ses sœurs, Nicolo faisait souvent la une des journaux à scandale, ce qui
avait contribué à ternir la réputation du groupe Chatsfield. Mais quelques années plus tôt, il avait
subitement disparu des médias.
Il y avait peu de ressemblance entre l’homme qui se tenait devant elle et celui de la photo,
constata Sophie. Ses traits s’étaient durcis et il paraissait plus vieux que ses trente-deux ans. Son beau
visage aux pommettes saillantes et à la mâchoire carrée exprimait un profond désenchantement. Ses
épais cheveux bruns, un peu trop longs, bouclaient autour de son visage, et une barbe de plusieurs
jours recouvrait son menton.
Sophie déglutit péniblement. Nicolo ne lui faisait pas peur, mais comment ne pas être
impressionnée par sa présence imposante et par la virilité qui se dégageait de tout son être ? Elle se
força à sourire.
— Je suppose que vous vous demandez ce que je fais chez vous ?
— Je le sais.
Malgré le ton cassant de Nicolo, il y avait dans sa voix rauque une sensualité qui la fit frissonner.
— Vous enfreignez la loi. Pour avoir pénétré dans une propriété privée sans autorisation.
— Ce n’est pas tout à fait exact.
Elle avança d’un pas et le chien grogna. Elle le considéra avec attention. Apparemment, c’était
un lévrier irlandais. La plus grande race de chien avec le dogue allemand… Il était si énorme que s’il
se dressait sur ses pattes arrière, il la dépasserait largement. Mieux valait éviter de le contrarier.
Prenant soin de rester parfaitement immobile, elle ajouta :
— Permettez-moi de me présenter. Je m’appelle Sophie Ashdown et je suis l’assistante
personnelle de Christos Giatrakos. Il m’envoie pour vous demander…
— Je sais ce qu’il veut, coupa Nicolo. Ma réponse n’a pas changé depuis que je l’ai eu au
téléphone il y a quelques heures. Vous avez fait le voyage pour rien, mademoiselle Ashdown. Fermez
la porte en sortant.
Sur ces mots, il pivota sur lui-même et s’éloigna, son chien sur les talons.
— Attendez ! Monsieur Chatsfield…
Elle courut derrière lui dans le couloir, mais il entra dans une autre pièce et ferma la porte
derrière lui d’un coup sec.
— Ça c’est un peu fort…
Jamais elle n’avait vu une telle impolitesse ! Furieuse, elle ouvrit la porte et entra dans une pièce
haute de plafond, aux murs tapissés de classeurs et de livres. Sur le bureau, huit écrans d’ordinateur
affichaient des courbes et des colonnes de chiffres en constante évolution. Christos lui avait dit que
Nicolo était devenu un trader très brillant, se rappela-t-elle. Il avait créé un fonds spéculatif appelé
Black Wolf, et il était connu comme l’un des hommes les plus riches de la City.
Apparemment, ce n’était pas en vêtements qu’il dépensait son argent… Son long manteau en
coton huilé était défraîchi et ses bottes éraflées. Curieusement, il ne portait qu’un seul gant en cuir. Si
elle ne l’avait pas reconnu d’après la photo, elle aurait pu le prendre pour un garde-chasse, surtout
avec ce chien gigantesque qui ne le quittait pas. Et qui grognait sourdement… Réprimant un frisson,
elle reporta son attention sur Nicolo. Debout devant le bureau, il étudiait les écrans.
— Au revoir, mademoiselle Ashdown, dit-il d’un ton dangereusement posé sans lui accorder un
seul regard.
— Monsieur Chatsfield…
Le lévrier irlandais montra les dents. Et Nicolo continuait d’étudier les écrans… Aurait-il la
moindre réaction si son chien la déchiquetait devant lui ? Sophie réprima un soupir exaspéré. C’était
ridicule. Comment tenter de convaincre Nicolo de l’écouter tant qu’elle était face à une bête sauvage
prête à bondir sur elle ? Le seul chien qu’elle avait côtoyé était son yorkshire terrier, Monty, qui avait
été son fidèle compagnon pendant toute son enfance. Cependant, n’avait-elle pas lu quelque part que
les lévriers irlandais étaient très affectueux ? Ces crocs menaçants semblaient pourtant indiquer le
contraire… Il n’y avait qu’un seul moyen d’en avoir le cœur net. S’armant de tout son courage,
Sophie traversa la pièce et tendit la main.
— Salut, mon vieux ! Tu es beau, tu sais.
Elle jeta un coup d’œil au dos de Nicolo.
— Comment s’appelle-t-il ?
Madonna ! jura-t-il à mi-voix. Bien qu’ayant grandi en Angleterre, il revenait souvent à l’italien
— la langue dans laquelle sa mère lui parlait quand il était enfant — sous le coup de l’émotion ou
lorsqu’il était exaspéré par quelque chose ou quelqu’un. En l’occurrence, cette femme qui avait
l’audace de s’inviter non seulement chez lui, mais dans son bureau !
Il détacha son regard de l’écran sur lequel était affiché l’indice FTSE 100 et jeta un coup d’œil
par-dessus son épaule. Ça alors ! Sophie Ashdown était en train de caresser son chien !
— Dorcha, marmonna-t-il. En irlandais, ça veut dire « sombre ».
— Ah, je ne me suis pas trompée. C’est bien un lévrier irlandais, n’est-ce pas ?
Nicolo laissa échapper un grognement. L’intrépidité de cette fille était surprenante. La plupart
des gens évitaient soigneusement d’approcher son chien, qui était presque aussi grand qu’un poney.
Avec son pelage noir rêche, son cou large et sa mâchoire puissante, Dorcha avait un aspect menaçant.
Mais comme il le prouvait en ce moment même, c’était un animal au cœur tendre qui adorait qu’on
soit aux petits soins pour lui. Encore une minute et il allait rouler sur le dos pour que cette femme lui
chatouille le ventre… Nicolo secoua la tête, écœuré.
— Il est moins féroce qu’on pourrait le croire de prime abord, commenta Sophie.
— Il a bon caractère et n’attaque que s’il est provoqué. Cependant, à l’époque romaine les
lévriers irlandais étaient utilisés pour la chasse au loup et à l’ours, en raison de leur courage et de
leur puissance.
— Eh bien, je suis ravie qu’il ne semble pas me considérer comme une proie, commenta Sophie
avec un sourire joyeux, tout en continuant de caresser le chien.
Il fallait reconnaître que l’assistante personnelle de Christos Giatrakos était très séduisante,
songea Nicolo malgré lui. Giatrakos… L’usurpateur grec que son père avait placé à la direction de
l’empire hôtelier Chatsfield. Il crispa la mâchoire. Il n’avait jamais rencontré Christos Giatrakos et il
n’en avait pas l’intention. Au cours des dix dernières années, il avait pris ses distances avec le groupe
Chatsfield, déterminé à s’en désintéresser. Toutefois, lorsque son père avait décidé de nommer
directeur général un étranger à la famille, il avait dû se rendre à l’évidence. Le sort de l’entreprise
familiale ne lui était pas indifférent.
En fait, si cette nomination lui paraissait injuste, c’était surtout pour sa sœur. Lucilla travaillait
depuis des années au Chatsfield de Londres, établissement phare du groupe. Elle avait toutes les
raisons d’espérer prendre un jour la succession de leur père à la tête de l’empire familial. Et bien sûr,
elle était terriblement déçue. Bon sang, elle ne méritait pas ça ! C’était Lucilla, la sœur aînée, qui avait
fait de son mieux pour préserver l’unité de la famille lorsque leur mère les avait abandonnés, alors
que leur père était très occupé à coucher avec toutes les femmes de chambre qui lui plaisaient. Et
voilà qu’au lieu de se voir accorder la place qui lui revenait à la tête du groupe, Lucilla était obligée
de se contenter du second rôle et d’obéir aux ordres du nouveau directeur général.
Une bouffée de rage assaillit Nicolo. Il regarda Sophie Ashdown. Comment osait-elle venir ici
en tant que porte-parole de l’ennemi et s’attendre à être bien accueillie ? Pour qui se prenait-elle avec
son tailleur en lin impeccablement coupé et ses escarpins à talons aiguilles qui mettaient en valeur le
galbe de ses jambes ?
Ses cheveux couleur de miel ruisselaient dans son dos, souples et soyeux. Combien d’heures
passait-elle chez le coiffeur pour ce brillant et cette coupe en dégradé ? Mlle Ashdown était aussi
pomponnée qu’un chat de concours, et elle avait sans aucun doute l’habitude d’obtenir tout ce qu’elle
voulait en battant des cils. Des cils ridiculement longs… Lorsqu’il était plus jeune et qu’il faisait les
quatre cents coups, elle lui aurait plu. Et il n’aurait pas attendu longtemps avant de tenter de la séduire.
A cette pensée, Nicolo réprima une moue de dégoût. L’homme qu’il avait été lui inspirait le plus
profond mépris…
— Dorcha… au pied.
A sa grande satisfaction, le chien obéit aussitôt. Parfait. Il n’allait tout de même pas le laisser se
ridiculiser à cause d’une belle femme… Il jeta un coup d’œil aux écrans. Les marchés asiatiques
connaissaient un regain d’activité et le Nikkei avait grimpé de trois cents points. Quelle plaie ! Il avait
envie de se concentrer sur la seule chose pour laquelle il était doué. Faire de l’argent. La présence de
cette intruse devenait vraiment pesante…
— Vous ne m’avez peut-être pas compris, mademoiselle Ashdown, dit-il en traversant la pièce.
Je ne suis pas intéressé par l’assemblée des actionnaires ni par ce que votre patron pourrait avoir à
me dire.
Il posa une main sur l’épaule de Sophie et la fit pivoter sur elle-même. Puis, vaguement amusé
par son air outré, il l’entraîna fermement vers la porte.
— Christos peut aller au diable, ça m’est bien égal. Il n’a aucune légitimité pour diriger le
groupe Chatsfield.
— Votre père lui a donné cette légitimité.
— Mon père ferait bien de reprendre ses esprits et de confier la direction à Lucilla. Elle connaît
les hôtels mieux que personne, y compris Giatrakos.
— Je comprends votre loyauté envers votre sœur…
— Vous ne comprenez rien du tout.
Nicolo émit un grognement exaspéré. Pourquoi les yeux noisette de Sophie Ashdown avaient-ils
un regard aussi compréhensif ? L’espace d’un instant, il avait eu une envie irrésistible de reconnaître
qu’il estimait que son père avait trahi la famille en donnant le pouvoir à un étranger. Que lui prenait-
il ? Il n’était pourtant pas du genre à faire des confidences. Même à ses quelques amis proches.
Comment avait-il pu être tenté de se confier à une femme qu’il n’avait jamais rencontrée ?
Alors qu’il était près d’elle sur le seuil de la pièce, il sentit le parfum de Sophie et le reconnut
aussitôt. Le parfum emblématique des hôtels Chatsfield. Un mélange de cèdre, de cuir et de rose
blanche, avec une pointe de lavande… Submergé par un flot d’émotions contradictoires, il fut ramené
à l’époque où il avait séjourné dans plusieurs hôtels du groupe à travers le monde en compagnie de
ses parents, quand il était encore enfant. Aujourd’hui encore, ce parfum embaumait discrètement
l’atmosphère de chaque établissement, via des diffuseurs intégrés à la climatisation et toute une
gamme de produits de toilette fournis aux clients.
Nicolo réprima un soupir. C’étaient des jours heureux. Ses parents semblaient très attachés l’un à
l’autre et il avait grandi dans la sécurité d’une famille unie. Et puis un jour, le monde s’était effondré.
Sa mère était partie et il ne l’avait jamais revue. Cet abandon l’avait dévasté. Quant à la vérité sur son
père, qu’il avait découverte peu de temps après, elle l’avait écœuré.
C’était comme si le parfum familier de Sophie Ashdown le narguait. Il ne voulait surtout pas
penser au passé ni aux regrets qui le rongeaient. Il avait trouvé un semblant de paix, caché ici avec ses
ordinateurs. L’intrusion de cette femme était insupportable.
Il la poussa dans le couloir.
— Vous avez réussi à entrer dans la maison, je suis sûr que vous n’aurez aucun mal à trouver la
sortie, ironisa-t-il.
Un roulement de tonnerre fit vibrer les petits carreaux des fenêtres victoriennes.
— Si j’étais vous, je ne traînerais pas, mademoiselle Ashdown. Le chemin est inondable et si
vous vous embourbez la marche jusqu’au village risque de vous paraître très longue.
2.

Sophie darda un regard noir sur la porte qui venait de se refermer. Quelle tête de mule ! Mais
Christos l’avait prévenue que Nicolo lui donnerait du fil à retordre. Pour l’instant, les chances de le
convaincre d’assister à l’assemblée des actionnaires semblaient bien minces. Cependant, elle avait
perçu une faille dans son armure lorsqu’elle avait mentionné sa sœur. Il estimait manifestement que la
direction générale du groupe revenait à Lucilla. Si elle lui assurait que Christos était prêt à écouter
certaines suggestions de Lucilla concernant la gestion, il accepterait peut-être de se rendre à Londres
pour l’assemblée.
En tout cas, il n’était pas question de renoncer. Il fallait juste changer de tactique. Si elle revenait
à la charge tout de suite, il était facile d’imaginer l’accueil qu’elle recevrait. Mais si elle se présentait
un peu plus tard avec une proposition de paix, il serait peut-être plus enclin à l’écouter.
Sophie se rendit dans la cuisine. C’était l’heure du déjeuner. Pourquoi ne pas tenter d’amadouer
Nicolo avec des sandwichs ? Mais le réfrigérateur ne contenait qu’un morceau de fromage périmé et
deux steaks. Quant aux placards, elle n’y découvrit qu’un paquet de biscuits. Pas un seul sachet de
thé… Elle se résigna à faire du café, puis regagna le bureau avec un plateau.
Les coups qu’elle frappa à la porte restèrent sans réponse. Sans se laisser décourager, elle entra
en arborant un large sourire et posa le plateau sur le bureau devant Nicolo.
— Je voulais vous préparer des sandwichs pour le déjeuner, mais je n’ai rien trouvé d’autre que
deux steaks dans le réfrigérateur et une demi-douzaine d’autres dans le congélateur. Je suppose que
toute cette viande est pour Dorcha. Que mangez-vous donc ?
— Des steaks. Saignants. Mais à quoi jouez-vous, mademoiselle Ashdown ? Je vous ai demandé
de partir. Pas de fouiller dans les placards de ma cuisine.
— A vrai dire, j’avais très envie d’un thé. Vous auriez d’ailleurs pu m’offrir quelque chose à
boire après le long trajet en voiture pour venir jusqu’ici.
— Si vous vous êtes déplacée pour rien, ce n’est pas mon problème. J’ai dit très clairement à
Giatrakos ce que je pensais de l’assemblée des actionnaires.
Sophie avait approché une chaise du bureau, mais avant de s’asseoir elle prit la cafetière.
— Je vous sers ?
— Santa Madre ! Comment faut-il vous dire « Sortez de chez moi » pour que vous compreniez,
mademoiselle Ashdown ?
— Je n’ai pas l’intention de partir, répliqua-t-elle avec le plus grand calme.
— Dans ce cas, je suis en droit de vous y obliger.
* * *

Nicolo se leva d’un bond et fit le tour du bureau dans un mouvement de fureur qui le surprit.
Que lui arrivait-il ? Il y avait des années qu’il réprimait soigneusement ses émotions, après
s’être juré de ne plus jamais perdre le contrôle de lui-même. Les cicatrices dont son corps était en
partie couvert lui rappelaient constamment ce dont il était capable lorsqu’il se mettait en colère…
Dio ! Mais cette intruse l’avait poussé à bout.

* * *

L’estomac de Sophie se noua. Les yeux de Nicolo étincelaient de rage… Des yeux noisette
cerclés de vert, nota-t-elle malgré son anxiété. Original et fascinant… Elle eut un mouvement de recul
et son dos heurta le coin du bureau. Elle n’avait pas encore révélé à Nicolo que son père lui avait
donné l’autorisation de séjourner à Chatsfield House. Cet atout qu’elle avait préféré garder en
réserve, il était grand temps de le jouer. Mais avant qu’elle ait le temps d’ouvrir la bouche, Nicolo la
saisit par la taille et la balança sur son épaule.
— Hé ! Lâchez-moi ! s’écria-t-elle tandis qu’il se dirigeait à grands pas vers la porte.
Le sang lui montait à la tête et elle avait le vertige. Cette position était très inconfortable, mais
moins gênante que la perte de sa dignité. Etre transbahutée comme un sac de pommes de terre, c’était
insupportable !
— Comment osez-vous ?
Elle cribla le dos de Nicolo de coups de poing, mais il ne broncha pas et ne s’arrêta qu’une fois
dans la cuisine, où il prit son sac, qu’elle avait laissé sur le plan de travail.
— Vos clés sont là-dedans ?
— Oui. Reposez-moi par terre. Je vous promets que je partirai.
— Vous avez eu votre chance, mademoiselle Ashdown, rétorqua-t-il en se dirigeant vers la
sortie.
Elle battit des jambes avec vigueur dans l’espoir de le décourager, mais il resserra au contraire
la pression de sa main sur ses fesses pour la faire tenir en place. A son grand dam, elle sentit une
douce chaleur se répandre entre ses reins. Non ! Elle ne pouvait pas être excitée par les manières
d’homme des cavernes de Nicolo ! Elle était une assistante de direction diplômée de la chambre de
commerce de Londres ! Comment osait-il la traiter de cette manière ?
Il ouvrit la porte d’entrée et descendit les marches du perron. L’orage avait éclaté. En quelques
secondes, le corsage de Sophie fut trempé. Elle avait laissé sa veste dans la cuisine ! Mais même si
Nicolo lui permettait d’aller la chercher, elle ne pourrait plus se résoudre à retourner dans la
maison… Lorsqu’il la reposa sur ses pieds, suffoquée d’indignation, elle dut inspirer profondément
avant de retrouver sa voix.
— Espèce de… d’homme de Néandertal ! J’ai bien envie de porter plainte pour agression.
— Vous vous êtes introduite sans permission dans ma propriété et je suis en droit de vous jeter
dehors, répliqua-t-il froidement en croisant les bras.
Malgré la pluie battante, Sophie fut de nouveau assaillie par une bouffée de désir. Mon Dieu,
comme il était sexy ! Avec son long manteau noir et ses bottes, il semblait sorti tout droit d’un de ces
romans sentimentaux historiques qu’elle lisait en secret. Pour rien au monde elle n’avouerait aux
autres membres de son club de lecture en ligne qu’elle était fan de ce genre de littérature. Ni que son
grand fantasme était une folle passion avec un aristocrate de la Régence anglaise, aussi débauché que
superbe.
Cependant, vu son manque total de délicatesse, Nicolo Chatsfield s’apparentait davantage à un
bandit de grand chemin qu’à un aristocrate du XIXe siècle… Christos devrait trouver un autre moyen
de le convaincre d’assister à l’assemblée des actionnaires. Il était hors de question qu’elle reste à
Chatsfield House une minute de plus. Elle fouilla dans son sac d’une main tremblante, en sortit ses
clés et déverrouilla la portière de sa voiture. Gênée par sa jupe mouillée qui lui collait aux jambes,
elle se glissa derrière le volant.
— Soyez prudente, conseilla Nicolo. Certains virages peuvent devenir traîtres quand il pleut.
— Allez au diable, rétorqua-t-elle sèchement en claquant la portière.
Après avoir mis le contact, elle démarra en trombe dans l’allée de gravier. Elle jeta un coup
d’œil dans le rétroviseur, persuadée que Nicolo suivait la voiture des yeux pour s’assurer qu’elle
quittait bien la propriété. Mais il regagnait déjà la maison, sans un regard en arrière.

* * *

Sophie conduisait aussi vite que le lui permettaient la pluie torrentielle et les nids-de-poule tout
en traitant Nicolo Chatsfield de tous les noms. Lorsqu’elle arriva au village et se gara sur le parking
du pub, elle était toujours hors d’elle. Cependant, sa colère était mêlée de dépit.
Elle avait capitulé ! Sophie Ashdown — qui, adolescente, s’était battue avec acharnement pour sa
survie — venait de baisser les bras !
Elle ne s’était plus jamais laissé aller au découragement depuis le jour où, à seize ans, elle s’était
effondrée devant son reflet dans le miroir de sa chambre d’hôpital. Elle avait perdu ses cheveux à
cause de la chimiothérapie, mais elle portait d’ordinaire un turban de laine tricoté par sa grand-mère.
Pour masquer sa calvitie, mais aussi parce que la maladie l’avait rendue frileuse. Ce jour-là, à la vue
de son crâne lisse, elle avait pris pleinement conscience de la gravité de son état.
Seule dans la chambre où elle recevait le traitement, elle avait pleuré pendant des heures. La
menace de mort qui planait sur elle lui semblait trop injuste. Elle avait trop de choses à vivre, trop de
projets. A la fin de cette crise de larmes, elle s’était retrouvée avec le visage bouffi et les yeux rouges
en plus de son crâne chauve. Et elle avait eu le sentiment d’être la personne la plus laide de la planète.
Sophie Ashdown, jolie adolescente, avait cessé d’exister.
Ce moment avait été le plus dur de sa maladie. Mais il avait également marqué un tournant dans
sa vie. Devant le miroir, elle s’était juré qu’elle ne laisserait pas le cancer lui voler tout ce qu’elle
aimait. Il lui avait pris ses cheveux, ses cils et sa fierté. Il lui avait pris également deux des amis
qu’elle avait rencontrés à l’hôpital. Mais sa vie, elle n’y renoncerait pas sans se battre, s’était-elle
promis. La maladie avait développé en elle une volonté farouche. Le refus de s’avouer vaincue
quelles que soient les circonstances était devenu une seconde nature.
Alors pourquoi aujourd’hui, dix ans plus tard, avait-elle pris la fuite ? se demanda-t-elle en
regardant l’enseigne ternie du King’s Head. C’était exactement ce que Nicolo Chatsfield attendait
d’elle. A présent, elle était contrainte de rentrer à Londres pour annoncer son échec à Christos. Ou
bien elle pouvait faire demi-tour et reprendre le chemin truffé de nids-de-poule…
A la perspective d’affronter de nouveau Nicolo, elle sentit son estomac se nouer. Le plus sage
serait de rentrer à Londres et de laisser Christos se débrouiller avec Nicolo. Mais sa fierté le lui
interdisait. Nicolo avait gagné la première bataille, mais la guerre n’était pas terminée ! D’une
manière ou d’une autre, elle l’obligerait à l’écouter. Cependant, avant de retourner à Chatsfield
House, il fallait faire des courses. Elle était prête à affronter le mauvais caractère de Nicolo, mais pas
à manger les morceaux de viande qu’elle avait trouvés dans le réfrigérateur…

* * *

Nicolo sortit du bosquet qui bordait la propriété et chercha des yeux Dorcha, qui donnait des
coups de pattes à un terrier de lapin.
— Viens, mon chien, appela-t-il en ouvrant le portail du parc.
Il traversa la pelouse mouillée. Après être resté assis pendant des heures devant ses ordinateurs,
marcher au grand air lui faisait du bien. L’orage avait laissé derrière lui un ciel couvert n’ayant rien
d’estival, mais ce temps maussade s’accordait avec son humeur…
Tout à coup, Dorcha bondit en avant et fonça vers la porte de la cuisine. Il s’était comporté de
manière étrange tout l’après-midi et n’avait pas cessé de tourner en rond dans le bureau en gémissant.
Peut-être avait-il été perturbé par la présence d’une étrangère dans la maison. Nicolo grimaça. Lui-
même avait été déconcentré par la visite de Sophie Ashdown. Même après s’être débarrassé d’elle, il
avait eu du mal à fixer son attention sur les fluctuations des marchés. Ce qui s’était révélé désastreux.
Il avait perdu plusieurs centaines de milliers de livres. L’argent en lui-même n’était pas un problème.
Cette somme ne représentait qu’une portion infime de sa fortune. Ce qui le mettait en rage c’était de
perdre. Prendre de mauvaises décisions n’était pas dans ses habitudes.
Tout ça à cause de la fichue assistante de Christos Giatrakos ! Son parfum flottait encore dans
son bureau, autre raison pour laquelle il avait décidé de prendre l’air. Pourquoi l’image de cette
femme subsistait-elle dans son esprit ? C’était incompréhensible. Elle était séduisante, certes. Mais de
son côté, il n’avait plus rien à voir avec le jeune imbécile esclave de sa libido, qui ne comptait plus
les femmes avec qui il avait couché. Et il n’avait aucune envie de se rappeler l’homme qu’il était
autrefois, très apprécié des paparazzi pour ses frasques stupides et sa vie amoureuse mouvementée.
Mais pourquoi Dorcha sautait-il devant la porte de la cuisine en aboyant comme un fou ? Avait-il
vu une souris ? Nicolo ouvrit la porte et se figea.
— Encore vous ! Bon sang, mademoiselle Ashdown, vous êtes bouchée ? Vous n’êtes pas la
bienvenue ici.
— Votre chien est content de me voir… n’est-ce pas, mon vieux ? Tu sens ton dîner ? demanda-t-
elle à Dorcha.
Sophie jeta un coup d’œil à Nicolo.
— Je prépare un steak pour lui et de la truite farcie pour nous. Il ne faut pas manger trop de
viande rouge. C’est mauvais pour le système digestif et ça explique sans doute que vous soyez aussi
grincheux.
Nicolo plissa les yeux.
— Vraiment ?
Pas question d’admettre que cette bonne odeur qui flottait dans la pièce lui mettait l’eau à la
bouche. Il en avait assez de manger des steaks tous les soirs, mais jusque-là il ne s’en était jamais
rendu compte.
— J’ai acheté plein de légumes frais et des provisions de base, poursuivit Sophie d’un ton
enjoué. D’après la dame de l’épicerie vous aviez une cuisinière, mais depuis qu’elle a pris sa retraite
il y a quelques mois, vous vivez seul ici.
— J’aime être seul.
— L’épicière m’a dit aussi que vous avez quand même une femme de ménage qui vient deux fois
par semaine. Ça, je le savais déjà. C’est la sœur de la femme du fermier, n’est-ce pas ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Et vous, comment pouvez-vous le savoir ?
Nicolo fit quelques pas dans la cuisine.
— Dio, vous n’arrêtez jamais de parler, mademoiselle Ashdown ? Que voulez-vous, à la fin ?
— Vous le savez très bien. Christos m’a demandé de vous parler…
— Il espérait peut-être que vous m’ennuieriez à mourir.
— … de l’assemblée des actionnaires.
Sophie se retourna vers Nicolo et darda sur lui un regard qui le mit étrangement mal à l’aise.
— J’essaie juste de faire mon travail, ajouta-t-elle d’une voix calme.
Il avança vers elle et elle se raidit.
— Si vous avez l’intention de me jeter de nouveau dehors par la force, je préfère vous prévenir
que je suis parfaitement capable de me défendre. C’est juste que tout à l’heure vous m’avez prise par
surprise.
Il la toisa d’un air narquois.
— Je mesure au moins trente centimètres de plus que vous. Que comptez-vous faire ? Me
mordre les chevilles ?
Les yeux noisette de Sophie lancèrent des étincelles et elle croisa les bras.
— En fait, je suis ceinture noire de… de taekwondo.
D’accord, elle ne s’était jamais mesurée à un adversaire aussi imposant que Nicolo, mais elle
n’allait pas le lui avouer.
— Je vais conclure un marché avec vous, monsieur Chatsfield.
— Vous n’êtes pas vraiment en position de vous le permettre.

* * *

Malgré lui, Nicolo était intrigué par Sophie. Il fallait reconnaître qu’elle avait du cran. Jamais il
n’aurait imaginé qu’elle oserait revenir après la façon dont il l’avait mise à la porte.
Par ailleurs, « séduisante » était un terme trop faible pour rendre compte de sa beauté classique.
Elle s’était changée pour un jean et un T-shirt blanc tout simples, qui mettaient en valeur des rondeurs
très sensuelles. Quelques mèches folles échappées de la queue-de-cheval qui retenait ses longs
cheveux blonds lui caressaient les joues. La secrétaire sophistiquée s’était métamorphosée en jeune
femme à la fois naturelle et sexy…
— Quel marché ? grommela Nicolo en s’efforçant d’ignorer l’éveil de sa virilité.
Serait-elle en train de gagner son pari ? Masquant sa satisfaction, Sophie répondit d’un ton
neutre :
— Si vous acceptez que je reste pour tenter de vous convaincre d’assister à l’assemblée, je
cuisinerai pour vous.
Elle sourit.
— Sans me vanter, je suis une excellente cuisinière.
Il haussa les épaules.
— Je dois vous prévenir que vous perdrez votre temps, mademoiselle Ashdown. Je n’ai pas
l’intention d’être la marionnette de Christos Giatrakos.
— Tout ce que je demande c’est que vous m’écoutiez. Par ailleurs, Christos veut que je reste
quelques jours pour trier certains dossiers que votre père a laissés ici.
Sophie décida de prendre le silence qui suivit pour un consentement.
— Quelle chambre puis-je occuper ? demanda-t-elle d’un ton léger. Et comme nous allons
devenir colocataires, vous pourriez peut-être laisser tomber « mademoiselle Ashdown » pour
m’appeler Sophie ?
— Colocataires !
Les yeux de Nicolo étincelèrent.
— N’allez pas trop loin… Sophie.
Dio, il n’avait jamais rencontré une femme aussi déterminée à n’en faire qu’à sa tête ! Le regard
de Nicolo fut attiré contre son gré par les lèvres pulpeuses et humides de Sophie. Allons bon, cette
bouche était terriblement alléchante… Il était très tentant d’embrasser sa propriétaire avec fougue,
jusqu’à ce qu’elle comprenne enfin qui était le maître à Chatsfield House.
Madonna, ce n’était pas une voie à suivre. Il pourrait de nouveau la jeter dehor, mais elle
trouverait sans doute le moyen de s’introduire une fois de plus dans la maison. Elle s’était révélée
étonnamment débrouillarde. Nicolo crispa la mâchoire avec exaspération. Il n’avait pas d’autre choix
que de supporter sa présence pendant quelques jours. Une fois qu’elle aurait enfin compris qu’il ne
changerait pas d’avis à propos de l’assemblée des actionnaires, elle repartirait à Londres.

* * *

— Vous pouvez prendre la chambre qui se trouve à l’extrémité du couloir, au deuxième étage,
déclara-t-il d’un ton brusque. Elle donne sur les Chilterns.
— Merci, murmura Sophie d’une voix moins assurée qu’elle ne l’aurait voulu.
Pourvu que Nicolo n’ait pas remarqué l’effet que son regard avait sur ses seins… Il fallait
espérer que son soutien-gorge suffisait à masquer leurs pointes hérissées. Pourquoi fallait-il que
l’atmosphère soit aussi électrique entre eux ? Etre attirée par Nicolo Chatsfield était bien la dernière
chose qu’elle souhaitait !
Déstabilisée, elle reporta son attention sur la cuisinière.
— Si vous devez travailler dans votre bureau, je vous appellerai quand le dîner sera prêt.
Il marmonna quelques mots parmi lesquels elle crut entendre « vraie mégère ». Incapable de
résister à la tentation, elle l’observa du coin de l’œil tandis qu’il enlevait son manteau de cuir,
révélant une chemise noire qui mettait en valeur son torse musclé. Lorsqu’il enleva son gant, elle ne
put retenir une exclamation étouffée. Les doigts et le dos de sa main gauche portaient une cicatrice de
brûlure qui disparaissait sous la manche de sa chemise.
Elle leva les yeux vers son visage. Son air impénétrable ne laissait rien deviner de ses pensées.
— Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer votre main, bredouilla-t-elle, au comble de la
confusion. Christos m’a dit que vous avez été gravement brûlé il y a plusieurs années dans un
incendie à l’hôtel Chatsfield.
Devant son silence, elle ajouta :
— Vous avez sauvé la vie de quelqu’un. La presse vous a présenté comme un héros.
— Il ne faut pas croire tout ce que racontent les journaux ! commenta-t-il avec un petit rire amer.
Puis il tourna les talons et quitta la cuisine. Quelques secondes plus tard, la porte de son bureau
claqua violemment.

* * *
Un héros ! Le mot résonnait comme un sarcasme dans l’esprit de Nicolo. Il se laissa tomber dans
un fauteuil et donna un coup de poing rageur sur le bureau. Sophie ne connaissait pas la vérité.
Personne ne la connaissait, à part sa famille. Les articles concernant l’incendie qui s’était déclaré dans
la suite de son père au dernier étage du Chatsfield de Londres n’avaient relaté qu’une partie de
l’histoire. On avait pu lire dans la presse que Nicolo Chatsfield, adolescent, avait sauvé la vie d’une
femme de chambre cernée par les flammes. Mais il n’avait rien d’un héros. Il était à l’époque un
gamin stupide et mort de peur. C’était lui qui avait déclenché l’incendie. Son père avait réussi à le
cacher aux médias, mais il portait ce terrible secret comme un poids sur ses épaules. Pendant des
années il avait refoulé la vérité, satisfait de sa réputation de play-boy héroïque. Il passait son temps à
faire la fête et à enchaîner les aventures avec des femmes plus belles les unes que les autres. A
l’époque, seul comptait son propre plaisir. Comme si, après des mois de souffrance pendant la lente
cicatrisation de ses brûlures, savourer les plaisirs de la chair était son droit. Cette vie superficielle et
égoïste aurait pu se prolonger indéfiniment. Si Marissa Bisek, la femme de chambre, n’était pas venue
le trouver huit ans plus tôt pour le supplier de l’aider financièrement, il serait sans doute toujours un
séducteur impénitent. Le souvenir de l’homme qu’il avait été l’accablait de honte. Dio, il avait observé
la pauvre femme, qui malgré les cicatrices horribles que lui avait laissé le feu lui était pathétiquement
reconnaissante de l’avoir sauvée, et son univers s’était écroulé. Confronté à l’image vivante de sa
culpabilité, il avait été obligé de regarder la réalité en face. Il n’était pas le héros pour lequel tout le
monde, y compris Marissa, le prenait. Les cicatrices qui couvraient son corps étaient sa punition pour
son crime d’enfant. Après sa rencontre avec Marissa, il n’avait plus eu qu’une seule envie. Se cacher
sous une pierre comme la créature indigne qu’il était. Cependant, l’attitude de la femme de chambre,
qui ne s’apitoyait pas le moins du monde sur elle-même, lui avait ouvert les yeux. Il avait le choix. Il
pouvait passer le reste de sa vie à se lamenter sur son sort ou bien décider de se rendre utile.
Il avait alors créé une association d’aide aux grands brûlés et depuis huit ans il consacrait tout
son temps à récolter des fonds pour lui permettre de fonctionner. Il n’était pas un héros. Juste un
homme qui faisait de son mieux pour expier ses fautes passées. Comment réagirait Sophie Ashdown
s’il lui révélait la vérité ? Elle éprouverait sans aucun doute un profond dégoût. Elle repartirait peut-
être même sur-le-champ à Londres, pour expliquer à son patron que Nicolo Chatsfield n’était pas
digne de participer à la gestion du groupe familial. Qu’elle s’en aille, il n’attendait que ça. Mais de là
à lui avouer la vérité… Non, impossible. Comment se résoudre à surprendre l’effroi dans son regard
comme lorsqu’elle avait remarqué la brûlure sur sa main ? Il était facile d’imaginer sa réaction si elle
voyait les cicatrices monstrueuses qui recouvraient un côté de son torse. Sous ses vêtements il avait le
corps d’une bête. Et si la Belle le voyait tel qu’il était, elle éprouverait une répulsion insurmontable.
3.

De toute évidence, elle avait touché un point sensible en mentionnant l’incendie, songea Sophie.
Elle ne savait pas grand-chose de cet événement survenu vingt ans plus tôt. Selon la presse, Nicolo
avait risqué sa vie pour sauver un membre du personnel de l’hôtel, et il avait été gravement brûlé.
Pourquoi avait-il eu une réaction aussi violente en s’entendant qualifier de héros ? C’était un homme
compliqué, visiblement.
Elle ne l’avait pas vu depuis qu’il s’était enfermé dans son bureau trois quarts d’heure plus tôt.
La truite avait mis une éternité à cuire dans le vieux four et elle en avait profité pour se rendre dans sa
chambre, défaire sa valise et prendre une douche. Mais à présent, son estomac lui rappelait qu’à part
une pomme dans la voiture elle n’avait rien mangé depuis son départ de Londres.
— Toi, tu as déjà eu ton dîner, dit-elle à Dorcha.
Incapable de résister à son regard suppliant elle lui donna malgré tout un morceau de viande.
— Tu es beau, mon chien, et adorable… contrairement à ton maître qui a un caractère
épouvantable.
— Voilà une opinion qui me blesse profondément, commenta une voix moqueuse.
Les joues en feu, Sophie se tourna vers Nicolo, qui franchissait le seuil de la cuisine.
— En réalité, je suis sûre que vous vous moquez éperdument de l’opinion des autres.
Il haussa les épaules et elle ne put s’empêcher d’admirer sa forte carrure. A en juger par ses
cheveux humides, il venait de prendre une douche. Il avait changé son jean et sa chemise noire pour
un pantalon de costume et une chemise blanche. Son visage sombre taillé à la serpe l’apparentait à un
héros byronien. Pas étonnant que Heathcliff et M. Rochester aient été considérés comme des sex-
symbols… Il y avait quelque chose de mystérieux chez lui. Et son petit sourire cynique était à la fois
rebutant et fascinant. Le cœur battant, Sophie détourna précipitamment les yeux et s’affaira à sortir la
truite du four puis à égoutter les pommes de terre.
— Je ne sais pas si vous avez l’habitude de prendre vos repas dans la cuisine ou dans la salle à
manger, alors j’ai mis la table là-bas, annonça-t-elle en prenant les plats. Pouvez-vous apporter la
salade ?
— Etes-vous toujours aussi autoritaire ? demanda Nicolo d’un ton narquois en la suivant.
— Je préfère « organisée ». C’est ce qui me permet d’être efficace dans mon travail. Pour être
honnête, ça manque un peu d’organisation ici. La maison est en désordre et dehors c’est encore pire.
Une femme de ménage ne suffit pas pour une maison de cette taille. Pourquoi n’employez-vous pas
plus de gens pour l’entretien du domaine. Vous en avez certainement les moyens. Christos a dit que…
Sophie s’interrompit devant le regard noir de Nicolo. Il s’assit à table en face d’elle et se
renversa contre le dossier de sa chaise.
— Christos a dit quoi ?
— Que vous avez fait fortune sur les marchés financiers. Bien sûr, ce n’est pas à moi de vous
dire comment dépenser votre argent…
— Mais je sens que vous allez me le dire quand même.
Elle sentit ses joues s’enflammer, mais poursuivit.
— C’est dommage de laisser cette demeure majestueuse tomber en ruine. Vous avez grandi ici,
n’est-ce pas ? Vous devez avoir de bons souvenirs.
— Quelques-uns. Mais j’en ai aussi de moins bons.
— Vraiment ? J’aurais pourtant imaginé que c’était fantastique de vivre dans une propriété
comme celle-ci avec ses frères et sœurs. D’avoir un grand parc à explorer, de faire des pique-niques
et de retrouver ses parents à la fin de la journée.
— C’est une belle image, mais mon enfance n’a pas été aussi idyllique que vous semblez le
croire, répliqua Nicolo d’un ton railleur. Mes parents n’étaient pas très présents. Mon père était à
Londres pour diriger la chaîne hôtelière et ma mère était… souffrante la plupart du temps.
La dépression était un genre de maladie, apparemment. Nicolo réprima un soupir. Petit garçon,
il ne comprenait pas pourquoi sa mère avait des crises de larmes et s’enfermait dans sa chambre en
refusant de voir ses enfants… Il se revit devant sa porte, la suppliant de le laisser entrer.
— Je veux te voir, maman. Je veux te faire un câlin pour que tu arrêtes de pleurer.
— Va-t’en, Nicolo. Laisse-moi tranquille.
Il avait beaucoup souffert du rejet de sa mère. Il s’était dit qu’il avait peut-être fait une bêtise et
qu’à cause de ça elle ne l’aimait plus. Il avait passé des heures assis par terre devant la porte pour
rester près d’elle.
— Qui s’occupait de tous les enfants si vos parents étaient absents ?
La voix de Sophie le ramena au présent.
— Nous avions des nurses. Mais elles ne restaient jamais très longtemps. Nous étions trop
turbulents.
La truite était délicieuse, et pendant quelques minutes Sophie s’appliqua à la savourer.
Cependant, elle avait envie d’en savoir plus sur son hôte réticent.
— Que s’est-il passé après l’incendie ? demanda-t-elle en priant pour que cette question ne
provoque pas sa colère. Votre mère s’est-elle occupée de vous pendant que vous vous remettiez de
vos brûlures ?
— Elle n’était plus là, à cette époque.
Nicolo crispa la mâchoire, assailli par des souvenirs qui restaient toujours aussi douloureux
malgré les années écoulées.
— Ma mère est partie quand j’avais douze ans. Elle n’a pas été au courant de l’incendie. Ou bien
si elle l’a été, elle ne tenait pas assez à moi pour venir me voir pendant les longs mois que j’ai passés
dans l’unité spécialisée de soins aux grands brûlés.
— Oh ! c’est affreux.
Sophie fut submergée par une vive compassion. Christos lui avait dit que Liliana Chatsfield avait
quitté sa famille et ses enfants et qu’elle n’avait plus jamais donné de nouvelles. Mais si elle avait su
que son fils avait été gravement brûlé, elle se serait précipitée à son chevet, non ? Elle savait ce qu’on
ressentait quand on était abandonné par un de ses parents, même si pour sa part elle était restée en
relation avec son père après son départ. Quand il leur avait annoncé à sa mère et à elle qu’il les
quittait pour commencer une nouvelle vie avec sa maîtresse, elle était en rémission, mais ça ne l’avait
pas empêchée d’être dévastée.
— Elle a dû vous manquer, ajouta-t-elle d’une voix douce. Surtout quand vous étiez à l’hôpital.
— Elle n’aurait rien pu faire pour m’aider, répliqua sèchement Nicolo. Je dois ma guérison aux
médecins et au personnel infirmier. Je n’avais pas besoin que ma mère vienne faire la mouche du
coche.
Sophie réprima une moue dubitative. Pour sa part, elle avait eu besoin du soutien de sa mère. Et
curieusement, son cancer les avait rapprochées. Jusque-là sa mère, Carole, avait été accaparée par sa
carrière, si bien que c’était avec son père qu’elle passait le plus de temps. Mais dès que son cancer
avait été diagnostiqué, sa mère avait ralenti le rythme dans son travail pour rester auprès d’elle à
l’hôpital. Son père s’était-il senti exclu à cause du lien étroit qui s’était noué entre la mère et la fille ?
Etait-ce pour cette raison qu’il avait eu une liaison qui avait fini par briser la famille ?
Chassant ces questions de son esprit, Sophie concentra son attention sur Nicolo. Il devait être très
habile à masquer ses émotions, et son indifférence vis-à-vis de sa mère était sans doute feinte. En
réalité, il avait dû souffrir de la désertion de sa mère et de son absence à l’hôpital quand il était blessé.
— Comment l’incendie s’est-il déclaré ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas. Pourquoi cela vous intéresse-t-il à ce point ? Ça s’est passé il y a très
longtemps. Croyez-moi, mademoiselle Ashdown, il vaut mieux éviter de remuer le passé. Je
commence à en avoir assez que vous vous mêliez de ce qui ne vous regarde pas.
Allons bon, il recommençait à l’appeler « mademoiselle Ashdown »… Sophie regretta sa
curiosité. Elle avait tenté de mieux comprendre Nicolo, mais ça n’avait servi qu’à raviver son
hostilité envers elle.
— Je me demande juste pourquoi vous refusez d’aider à redonner son prestige au groupe
Chatsfield, murmura-t-elle. Ce nom a longtemps été synonyme d’élégance et de bon goût, mais ce
n’est plus vrai. Franchement, chaque fois qu’il est mentionné dans la presse c’est en relation avec la
conduite scandaleuse de l’un ou l’autre de vos frères et sœurs.
Ignorant le regard de plus en plus noir de Nicolo, elle poursuivit.
— Il n’est pas surprenant que votre père veuille modifier l’image du groupe. Vous ne comprenez
peut-être pas les raisons de certaines de ses décisions, mais je pense sincèrement qu’il aime ses
enfants et qu’il veut leur venir en aide. S’il a nommé Christos directeur général c’est parce qu’il le
croit capable de redresser la situation. Mais pour réussir, Christos a besoin du soutien des
actionnaires… et donc du vôtre. Vous ne pensez pas que par égard pour votre père vous devriez
assister à l’assemblée des actionnaires ?
— Mon père est en grande partie responsable des problèmes du groupe. C’est d’abord sa
conduite qui a fait du tort à l’image du groupe. Et c’est à cause de ce qu’il a fait que ma mère…
La voix de Nicolo s’éteignit et un silence tendu s’installa. Sophie finit par le rompre.
— Votre mère… quoi ? Et qu’a fait votre père ? Je ne comprends pas.
— Vous n’avez pas besoin de comprendre.
Nicolo se leva.
— Tout cela ne vous concerne pas.
— Mais vous, vous devriez vous sentir concerné. Si vous refusez de coopérer avec Christos,
votre père a menacé de vous déshériter et de cesser de vous verser la rente prévue dans le cadre de la
fiducie familiale.
— Je me moque de son argent.
Nicolo posa les mains sur la table et se pencha vers Sophie, le regard étincelant.
— Giatrakos avait raison sur un point. J’ai fait fortune sur les marchés financiers. Je n’ai pas
besoin de l’argent de mon père et je me moque de ce qui peut arriver à la chaîne hôtelière Chatsfield.
— Mais le sort de vos frères et sœurs ne vous est pas indifférent, objecta-t-elle intuitivement. En
particulier celui de Lucilla. Contrairement à vous, elle est très attachée au groupe Chatsfield. Et pour
elle, vous devriez accepter d’assister à l’assemblée des actionnaires.
— Je considère que la meilleure façon d’aider ma sœur c’est de refuser de m’accorder avec
Christos, assena Nicolo en plongeant son regard dans celui de Sophie. Vous avez perdu,
mademoiselle Ashdown. Demain matin vous pourrez retourner chez votre patron pour lui dire que
ma réponse n’a pas changé. Je n’assisterai pas à l’assemblée.
Il se redressa brusquement et Sophie laissa échapper un soupir tremblant. Comment cet homme
pouvait-il la troubler à ce point ? Pendant qu’il lui parlait son regard avait été irrésistiblement attiré
par sa bouche et elle s’était surprise à imaginer qu’il l’embrassait. Tout chez lui suggérait pourtant
qu’il n’était pas un amant doux ni tendre. Nul doute qu’il y avait même une certaine sauvagerie dans
ses baisers…
Non, Nicolo ne l’intéressait pas le moins du monde, se dit-elle fermement en le suivant du
regard tandis qu’il quittait la pièce à grands pas. Les hommes qu’elle fréquentait étaient ouverts
d’esprit et partisans de l’égalité des sexes. Rien à voir avec le genre de brute primitive capable de
balancer une femme sur son épaule pour la jeter dehors…
Elle rejoignit sa chambre en continuant de penser à Nicolo. Un soupir agacé lui échappa.
Pourquoi était-elle fascinée par ce mufle ? Elle n’était pourtant pas à la recherche d’un homme. Même
si elle n’était plus amoureuse de Richard, elle n’oublierait jamais pourquoi il avait mis fin à leur
relation et elle ne s’était pas encore complètement remise. Son incapacité à donner à Richard la
famille qu’il désirait la minait toujours. Par ailleurs, cette rupture avait fait renaître le sentiment
d’abandon qu’elle avait éprouvé lors du départ de son père.
Son attirance pour Nicolo était purement sexuelle et elle n’avait pas l’intention de céder à la
tentation, se rappela-t-elle fermement. Les bandits de grand chemin étaient peut-être très sexy dans les
romans sentimentaux historiques, mais ils n’avaient pas leur place dans la vie réelle.

* * *

Sophie se réveilla brusquement, désorientée par l’obscurité totale qui régnait dans la chambre. A
la campagne la nuit n’était polluée par aucune lumière, contrairement à ce qui se passait en ville. Se
redressant sur un coude, elle consulta le cadran lumineux de sa montre. 3 heures. Un roulement de
tonnerre se fit entendre au loin. Peut-être était-ce cela qui l’avait réveillée ?
En reposant la tête sur l’oreiller, elle prit conscience des bruits étranges qui troublaient le
silence de cette maison inconnue. Le tic-tac de la vieille horloge qui se trouvait sur le palier semblait
assourdissant. Et ce grattement qui provenait de l’armoire, pourvu que ce ne soit pas une souris…
Elle perçut un autre bruit et son cœur fit un bond dans sa poitrine.
Il y avait quelqu’un dans sa chambre !
Quelqu’un qui respirait bruyamment… et qui s’approchait de son lit…
Terrorisée, elle tendit la main pour allumer la lampe de chevet. Elle sentit des poils sous ses
doigts et un cri resta coincé dans sa gorge tandis qu’un souffle chaud lui caressait le visage.
Les mains tremblantes, elle parvint à trouver l’interrupteur et à allumer la lampe.
— Oh ! mon Dieu ! Dorcha ! Tu m’as fait une de ces peurs ! J’ai cru…
Elle avait imaginé des tas de choses stupides. Seuls les enfants avaient peur du noir et des
fantômes…
— Retourne dans ton panier, dit-elle au chien. Je vais essayer de dormir un peu.
Mais au moment où elle s’apprêtait à éteindre la lampe, des cris suivis d’un gémissement affreux
lui glacèrent le sang. Que se passait-il ? Un autre gémissement troua le silence. Elle déglutit
péniblement. En dehors de Dorcha, il n’y avait qu’elle et Nicolo dans la maison… Le silence retomba
et elle retint son souffle. Au bout de quelques secondes, de nouveaux gémissements s’élevèrent,
exprimant une douleur si intense qu’elle n’y tint plus. Elle se leva d’un bond et se précipita dans le
couloir sans prendre le temps d’enfiler son peignoir.
Elle ignorait où se trouvait la chambre de Nicolo, mais les gémissements provenaient de l’autre
extrémité du couloir. Une fois devant la porte, elle hésita. Et si un cambrioleur s’était introduit dans la
maison et avait attaqué Nicolo ? L’estomac noué, elle prit un vase en étain posé sur une console et
tourna lentement la poignée.
La lune se trouvait de ce côté de la maison et un rai de lumière laiteuse passait par
l’entrebâillement des rideaux. Sophie distingua une silhouette allongée sur le lit, mais il n’y avait
personne d’autre dans la pièce. Nicolo poussa un gémissement déchirant. Dans quel cauchemar
épouvantable était-il pris au piège ? Elle fit quelques pas dans la pièce en appelant d’une voix douce :
— Nicolo…
— Sortez ! hurla-t-il. Pour l’amour de Dieu, sortez !
— D’accord, je m’en vais. Je suis désolée.
Elle pivota sur elle-même et quitta la pièce, les joues en feu. De toute évidence, elle s’était
trompée. Il ne dormait pas. Mais pourquoi poussait-il ces gémissements glaçants ? Elle ne risquait pas
de le découvrir parce qu’il était hors de question de faire demi-tour pour le lui demander. Alors
qu’elle s’éloignait dans le couloir, il recommença à crier.
— Venez ! Si nous ne sortons pas, nous allons mourir !
Non, elle ne s’était pas trompée. Il faisait bien un cauchemar. Après une hésitation, elle revint sur
ses pas, rentra dans la chambre de Nicolo et s’approcha de son lit. Il était allongé sur le dos, un bras
replié sur le visage. Elle lui toucha l’épaule.
— Réveillez-vous.
Il gémit.
— Nicolo…
Il la saisit par le poignet et la tira en avant. Déséquilibrée, elle tomba sur lui avec un cri étranglé.
— Que se passe-t-il ?
— Nicolo… c’est moi, Sophie.
— Sophie ? répéta-t-il d’une voix endormie.
— Sophie Ashdown… vous vous souvenez de moi ? Vous étiez en train de rêver…
Il y eut un bref silence.
— De rêver ? Vous me paraissez bien réelle, pourtant.
Au grand dam de Sophie, Nicolo resserra les doigts sur son poignet et posa l’autre main au
creux de ses reins, la pressant contre lui. A travers la fine barrière du drap, elle percevait les contours
de ses muscles d’acier. Tout à coup, elle crut que son cœur cessait de battre. Cette chose qui se
durcissait contre son ventre… Mon Dieu, Nicolo était visiblement bien réveillé… et très excité ! Mais
il était très courant pour un homme d’avoir une érection au réveil, se rappela-t-elle aussitôt. Ça ne
signifiait nullement qu’il éprouvait du désir pour elle. De son côté, en revanche…
— Lâchez-moi ! s’exclama-t-elle en s’efforçant d’ignorer la chaleur qui se répandait entre ses
cuisses.
Pourvu qu’il ne sente pas les pointes tendues de ses seins à travers le drap ! Et pourquoi portait-il
un parfum aussi enivrant ? Comme s’il n’était pas assez sexy comme ça…
— Vous faisiez un cauchemar, insista-t-elle, mortifiée par le trouble qu’il déclenchait en elle.
Pour quelle autre raison serais-je venue dans votre chambre en pleine nuit ?
Elle tendit la main et trouva par chance l’interrupteur de la lampe de chevet. Nicolo cligna les
yeux, puis il arqua les sourcils à la vue du vase.
— Ce truc c’est pour m’assommer ?
Elle s’empourpra. Comment avait-elle pu oublier qu’elle tenait encore le vase à la main ? se
demanda-t-elle en posant ce dernier par terre.
— J’ai cru qu’un cambrioleur vous avait attaqué.
— Et vous êtes accourue à mon secours ? Je suis très touché.
Hérissée par le ton narquois de Nicolo, Sophie se dégagea d’un mouvement vif et se remit
debout. Il se redressa dans le lit et le drap glissa jusqu’à sa taille. Elle laissa échapper un petit cri
étouffé qu’elle regretta aussitôt.
— Je suis désolé de vous infliger un spectacle aussi répugnant, commenta-t-il sèchement en
suivant son regard. La prochaine fois, vous réfléchirez peut-être avant de vous introduire furtivement
dans la chambre d’un étranger sans y avoir été invitée.
Elle se maudit. Comment avait-elle pu avoir une réaction aussi maladroite ?
— Si je suis venue dans votre chambre, c’est parce que je me suis inquiétée en vous entendant
crier, répliqua-t-elle d’un ton qu’elle espérait neutre.
Il laissa échapper un rire amer.
— Et vous avez découvert un monstre. C’est vous qui risquez de faire des cauchemars,
maintenant.
— Vous n’êtes pas un monstre ! Et vos cicatrices ne sont pas répugnantes. C’est juste que j’ai été
surprise par l’étendue de vos blessures. Vous avez dû souffrir le martyre après l’incendie.
Devant la compassion qui se lisait dans les yeux noisette, Nicolo crispa la mâchoire. Il avait la
pitié en horreur. Au cours des vingt années qui s’étaient écoulées depuis l’incendie, des dizaines de
femmes l’avaient vu nu. Il avait fini par s’habituer aux regards horrifiés. Si la vue de son corps
donnait la nausée à Sophie, il s’en moquait éperdument.
— Je n’ai pas besoin de votre pitié. Et je vous suggère de sortir de ma chambre avant que votre
tenue affriolante me fasse oublier que je suis un gentleman.
Sophie déglutit péniblement. Pourquoi n’avait-elle pas pris le temps d’enfiler son peignoir ? Sa
chemise de nuit de satin ne révélait pas grand-chose, mais la lueur qui brillait dans les yeux de Nicolo
lui donnait soudain l’impression d’être à moitié nue… Les joues en feu, elle croisa les bras sur sa
poitrine.
— Si vous aviez été un gentleman, vous ne m’auriez pas jetée dehors.
Elle ramassa le vase et se dirigea vers la sortie, mais le souvenir des gémissements de Nicolo
l’arrêta.
— Vous avez besoin de quelque chose pour vous aider à vous rendormir ? demanda-t-elle en se
retournant.
Il émit un petit rire sexy qui la fit frissonner.
— Que suggérez-vous, mademoiselle Ashdown ?
— Un bon coup sur la tête, répliqua-t-elle avant de quitter la pièce à grands pas.
Si elle restait une seconde de plus, elle risquait de céder à la tentation…

* * *

Après son départ, Nicolo éteignit la lumière et s’efforça de chasser de son esprit les dernières
bribes de son rêve. Dieu merci, ses cauchemars étaient moins fréquents que pendant les premières
années qui avaient suivi l’incendie.
Sophie avait raison. Il avait souffert le martyre. Les mots ne pouvaient pas rendre compte de
cette douleur intolérable.
Marmonnant un juron, Nicolo s’assit, alluma la lumière et prit un livre sur la table de chevet.
Fichue Sophie Ashdown… Son arrivée l’avait perturbé, et sa curiosité à propos de l’incendie avait
fait resurgir des souvenirs qu’il gardait d’ordinaire enfouis au plus profond de lui-même. Dieu
merci, ce soir elle ne portait pas le parfum emblématique des hôtels Chatsfield. Lorsqu’il l’avait
attirée sur le lit, encore à moitié endormi, il avait humé sur sa peau une senteur d’agrumes. Un
parfum frais et délicat, qui flottait encore dans l’atmosphère de la chambre… et qui lui rappelait la
silhouette exquise qui se devinait sous la chemise de nuit de satin. Comment ne pas s’imaginer en
train de débarrasser ces courbes sensuelles de leur enveloppe soyeuse ?
Irrité contre lui-même, Nicolo ouvrit le livre et s’efforça de se concentrer sur l’intrigue
policière.
4.

Sophie se laissa aller contre le dossier du fauteuil et se massa la nuque. Elle avait passé la
matinée dans le bureau de Gene Chatsfield, dans l’aile ouest du manoir, à chercher dans des piles de
vieux dossiers les documents que Christos lui avait demandé de rapporter. Mais au bout de trois
heures, elle n’avait rien trouvé concernant une propriété en Italie. Gene n’était pas l’homme le plus
organisé du monde et son système de classement était plutôt chaotique…
Le soleil qui brillait dehors était trop tentant. Elle ne pouvait plus l’ignorer. Faire une pause ne
lui ferait pas de mal. Elle allait se préparer un sandwich, qu’elle mangerait en explorant le parc,
décida-t-elle. Christos avait parlé d’une piscine…
En traversant le hall, elle entendit Nicolo discuter au téléphone derrière la porte de son bureau. Il
ne s’était pas montré au petit déjeuner. S’arracherait-il quelques instants à ses ordinateurs au cours de
la journée ? Gagner de l’argent semblait une obsession pour lui, mais ce n’était pas dans l’entretien
de Chatsfield House qu’il le dépensait.
Vingt minutes plus tard, Sophie trouva la piscine dans un coin retiré du parc. Elle était pleine
d’eau stagnante recouverte par une épaisse couche d’algues vertes et des mauvaises herbes poussaient
entre les dalles de la terrasse qui l’entourait. Comme la maison, le parc était laissé à l’abandon. Quel
dommage que Nicolo n’entretienne pas le domaine familial… Sophie s’accroupit au bord de la
piscine et scruta l’eau trouble. Il était possible que des animaux aient élu domicile sous les algues et
les feuilles mortes. Au moment où cette pensée lui traversait l’esprit, quelque chose bondit hors de
l’eau. Une grenouille atterrit sur ses genoux, lui arrachant un petit cri. Vivant en ville depuis toujours,
elle préférait garder une certaine distance avec la faune qui peuplait la campagne. Avec des gestes
hésitants, elle tenta d’écarter la grenouille de sa cuisse. Celle-ci lui sauta sur la tête et elle cria de
nouveau, horrifiée à l’idée qu’elle risquait de rester accrochée dans ses cheveux.
Un petit rire moqueur la fit se relever et pivoter sur elle-même.
— Arrêtez de vous agiter, conseilla Nicolo en s’approchant d’elle. Cette pauvre grenouille est
bien plus effrayée que vous.
— Ça c’est à voir… Arrêtez de rire, bon sang !
Dans un mouvement d’humeur, elle poussa Nicolo. Déséquilibré, il glissa sur les dalles
couvertes d’algues et tomba dans la piscine. Elle resta bouche bée. Elle l’avait à peine touché ! Jamais
elle n’aurait imaginé qu’il tomberait… Au comble de la confusion, elle attendit avec fébrilité qu’il
réapparaisse. Plusieurs secondes s’écoulèrent et son anxiété s’accrut. Où était-il passé ?
S’agenouillant, elle se pencha en avant pour tenter de le repérer. Une main surgit soudain de l’eau et
se referma sur son bras. Elle eut tout juste le temps de laisser échapper un cri étranglé avant de
basculer dans l’eau.
— Berk ! Quelle infection ! s’exclama-t-elle lorsqu’elle remonta à la surface en toussant et
crachant.
Les algues remuées dégageaient une odeur fétide et elle réprima un haut-le-cœur tout en
regagnant le bord. Nicolo était déjà sorti de l’eau. Il se pencha et lui tendit la main pour la hisser à
côté de lui.
— J’ai des algues dans les cheveux…
Elle frissonna.
— Et peut-être des têtards. Oh ! cette eau est vraiment immonde. Mes vêtements sont fichus.
Il n’y avait aucun espoir de réparer les dégâts subis par sa robe chemisier de soie bleu pâle et ses
escarpins en daim à petits talons qu’elle aimait tant… Elle jeta à Nicolo un regard contrit. Sa chemise
et son pantalon mouillés mettaient en évidence chacun de ses muscles et il était plus sexy que jamais.
— Mais je crois que je l’ai bien mérité, ajouta-t-elle avec un petit soupir, tout en s’efforçant de
ne pas le dévorer les yeux.
De son côté, il l’observait attentivement. Il n’aurait pas dû céder à la colère et la tirer dans l’eau.
Il l’avait regretté aussitôt. Cependant, quand il l’avait aidée à remonter sur le bord, il s’était dit que ce
bain dans cette eau répugnante allait peut-être l’inciter à renoncer à sa mission et à rentrer chez elle.
Mais ce n’était visiblement pas dans ses intentions. Il fallait se rendre à l’évidence. Sophie Ashdown
n’était pas du genre à baisser les bras.
— Je vous présente mes excuses, dit-il d’un ton bourru. Je n’aurais pas dû vous faire tomber.
Il eut un sourire ironique avant d’ajouter :
— Je suis surpris que vous n’ayez pas tenté de vous venger avec des prises de taekwondo.
— Je risquerais de vous faire mal et ce serait très mauvais pour votre ego.
Il resta un instant sans voix, puis il éclata de rire.
— Vous êtes incroyable, mademoiselle Ashdown.
Sophie ne put s’empêcher d’être ravie. La note admirative, perceptible dans la voix de Nicolo,
était aussi réconfortante qu’inattendue. Elle avait tenté de se convaincre que son hostilité lui était
indifférente, mais il fallait bien reconnaître que le voir sourire déclenchait en elle des frissons
délicieux. A moins que ce soit la façon dont il la regardait… Elle baissa les yeux sur sa robe trempée
qui lui collait à la peau. Les pointes hérissées de ses seins étaient visibles malgré son soutien-gorge…
Mortifiée, elle frissonna d’une manière théâtrale et murmura :
— J’ai froid.
— Dans ce cas, vous feriez mieux d’aller prendre une douche chaude, répliqua Nicolo avec un
sourire narquois indiquant qu’il n’était pas dupe. Je vous dédommagerai pour vos vêtements, puisque
c’est à cause de moi que vous avez pris un bain forcé.
Ils regagnèrent la maison en silence. Beaucoup trop consciente à son goût de la présence de
Nicolo à son côté, Sophie regretta presque l’amélioration de leurs relations. Moins hostile, Nicolo
devenait plus dangereux. Il pouvait être charmant quand il le voulait. Nul doute que le risque était
grand de se laisser envoûter.
Lorsqu’ils arrivèrent devant la porte de la cuisine, il s’effaça pour la laisser passer. Elle frôla
son bras sans le vouloir et fut aussitôt parcourue d’un long frisson.
— Vous ne sentez pas très bon, commenta-t-il d’une voix traînante.
Elle le foudroya du regard.
— Vous non plus.
Trop tard, elle comprit qu’il s’était amusé à la provoquer. Quelle idiote ! Elle avait réagi au
quart de tour… Un nouveau frisson la parcourut, tandis qu’il écartait des mèches mouillées de ses
joues avec des gestes très doux. Il plongea son regard dans le sien et le temps parut s’arrêter.

* * *

Pourquoi laissait-il cette femme semer le chaos dans son existence paisible ? se demanda Nicolo.
Après sa visite nocturne, il avait été incapable de fermer l’œil. Et ça n’avait rien à voir avec son
cauchemar… Ce matin il avait décidé qu’elle devait quitter Chatsfield House. Mais alors qu’il
travaillait dans son bureau, il l’avait aperçue par la fenêtre. Un souffle d’air avait plaqué sa robe sur
elle et le tissu soyeux avait épousé ses courbes féminines, tandis que ses longs cheveux blonds
flottaient dans son dos. Cette femme piquait sa curiosité, avait-il dû reconnaître à contrecœur. Se
maudissant pour sa stupidité, il était sorti à son tour et l’avait suivie.
Et voilà qu’à présent, il était incapable de détacher ses yeux de son visage. Cette bouche pulpeuse
était terriblement appétissante…
— C’est étrange, murmura-t-il. Je n’avais encore jamais été tenté d’embrasser une femme
couverte de vase.
Sophie sentit son cœur bondir dans sa poitrine.
— Etes-vous en train de dire que vous êtes tenté de m’embrasser ?
— En avez-vous envie ?

* * *

La voix de Nicolo était veloutée et son regard brûlant. Jamais Sophie n’avait été aussi troublée
par un homme. La gorge sèche, elle était incapable d’articuler un son. Sa raison lui soufflait
qu’accepter serait de la folie, mais son corps lui envoyait un message très différent.
Nicolo écarta sa main de son visage et le regard de Sophie fut attiré par ses brûlures. Elle eut un
pincement au cœur. Sans doute serait-il hanté toute sa vie par les souvenirs de cette nuit fatidique. Il
n’était encore qu’un enfant à l’époque. Un enfant qui avait désespérément besoin de l’amour et de
l’attention de sa mère. Pas étonnant qu’il soit devenu un adulte aussi indépendant, songea-t-elle avec
un élan de compassion.

* * *

Nicolo crispa la mâchoire. Le visage de Sophie était très expressif. Et ce qui s’y lisait quand elle
regardait ses brûlures, était manifestement de la répulsion. Il laissa échapper un rire amer.
— Bien sûr que non. Pourquoi la Belle aurait-elle envie d’embrasser la Bête ?
Il passa devant elle et traversa la cuisine à grands pas en direction de la porte donnant sur le
couloir.
— Je ne vous considère pas comme une bête, dit-elle d’une voix tremblante.
Il s’immobilisa et se retourna vers elle.
— Je ne vous en voudrais pas si c’était le cas. Pendant longtemps je suis resté incapable de me
regarder dans un miroir, et quand je m’y suis enfin décidé j’ai été horrifié par ce que j’ai vu. Ne vous
inquiétez pas, Sophie, ajouta-t-il d’une voix plus douce devant son air consterné. J’ai fini par accepter
mes cicatrices et je suis bien dans ma peau.
Il baissa les yeux sur ses vêtements mouillés.
— Je vais prendre une douche et je vous suggère d’en faire autant.

* * *

Sophie dut faire plusieurs shampoings pour se débarrasser de l’odeur de vase. Elle avait mis ses
chaussures en daim à tremper mais sans grand espoir de pouvoir les porter de nouveau. Comment en
vouloir à Nicolo ? Ce bain forcé, elle l’avait bien cherché, se rappela-t-elle en regagnant la cuisine.
Elle avait préparé de la pâte à pain qu’elle avait laissé lever. Elle la pétrit une dernière fois avant de
l’enfourner. Au moment où elle ouvrait la porte du four, une femme d’un certain âge entra dans la
cuisine par la porte de derrière.
— Mary, de l’épicerie du village, m’a dit que M. Nicolo avait engagé une nouvelle cuisinière,
déclara-t-elle. Je m’appelle Betty. Je fais la poussière et je passe l’aspirateur dans les pièces du rez-de-
chaussée. C’est tout ce que je peux faire, à cause de mes problèmes de genoux.
Mieux valait éviter de se lancer dans de longues explications sur les raisons de sa présence à
Chatsfield House, décida Sophie.
— Quand est partie la cuisinière précédente ? demanda-t-elle en souriant.
— Les Pearson ont pris leur retraite il y a six mois. Elsie était la cuisinière et Stan le jardinier.
Betty secoua la tête.
— La pelouse était la grande fierté de Stan. Il serait horrifié de voir dans quel état se trouve la
propriété aujourd’hui. Les Pearson travaillaient à Chatsfield depuis que la famille s’y était installée. Et
moi, je suis ici depuis presque aussi longtemps. Mme Chatsfield m’a engagée quand M. Nicolo était
bébé. Mais il y avait beaucoup de personnel à l’époque. La maison et le parc étaient parfaitement
entretenus.
— Alors vous avez vu grandir les enfants Chatsfield ?
— Oui. Au début c’était une famille très heureuse, mais les choses ont changé après la fausse
couche de Mme Chatsfield, quand M. Nicolo et M. Franco étaient encore petits. Elle était effondrée et
elle est très vite retombée enceinte. Beaucoup trop vite, à mon avis ! Les jumeaux sont nés, mais elle a
eu ce qu’on appelait le baby blues à l’époque. Je crois qu’en réalité le terme exact est dépression
postnatale. Elle passait des heures à pleurer dans sa chambre et les aînés devaient s’occuper des plus
petits.
— Je suppose que leur père était à Londres pour son travail.
Betty émit un grognement réprobateur.
— Il s’occupait peut-être de ses hôtels, mais le bruit courait qu’il avait des aventures. Oh ! il était
très prudent. Les journaux n’ont jamais rien publié à ce sujet, mais la rumeur est arrivée jusqu’ici.
Mme Chatsfield a dû l’entendre, comme tout le monde. Elle a persuadé M. Chatsfield de revenir vivre
au manoir et Mlle Cara est née. Mais Mme Chatsfield semblait de plus en plus dépassée. M. Chatsfield
était reparti à Londres et un jour elle a pris sa voiture. Elle a quitté Chatsfield House et personne ne
l’a jamais revue.
— Ç’a dû être un choc terrible pour les enfants d’être abandonnés par leur mère.
— Une véritable tragédie. Les aînés étaient devenus plus ou moins les parents de leurs jeunes
frères et sœur. Tous les enfants ont souffert, mais je pense que M. Nicolo était particulièrement
proche de sa mère et qu’il a été très affecté par son départ. De temps en temps je l’entendais pleurer
dans sa chambre. Le pauvre petit, il a été blessé dans cet incendie affreux… Lui qui était si beau ! Mais
bon, il l’a un peu cherché.
— Que voulez-vous dire ? Il a sauvé quelqu’un des flammes. Il s’est conduit en héros, non ?
Betty fit la moue.
— Je ne dis pas qu’il n’a pas été courageux. Mais M. Nicolo faisait les quatre cents coups dans sa
jeunesse. Les journalistes n’ont jamais su toute la vérité sur l’incendie… Mon Dieu ! Regardez
l’heure ! Je ne peux pas rester là à bavarder toute la journée.
La femme de ménage jeta un coup d’œil appuyé à l’horloge. De toute évidence, elle estimait en
avoir trop dit. Munie d’un chiffon et d’une boîte d’encaustique, elle quitta précipitamment la cuisine.
Avec un soupir de frustration, Sophie se mit à pétrir une nouvelle boule de pâte. Elle mourait
d’envie de courir après la femme de ménage pour lui demander des détails sur l’incendie…, mais
c’était hors de question, bien sûr. Pourquoi Betty avait-elle suggéré que Nicolo avait une part de
responsabilité dans l’incendie ? Ce n’était pas non plus à lui qu’elle pouvait demander des
éclaircissements…
Au même instant, il arriva dans la cuisine, vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise qui mettait
en valeur son torse puissant. Elle fut parcourue d’un frisson. Selon Betty, il était très beau avant
d’avoir été blessé dans l’incendie. Pour sa part, elle trouvait qu’il l’était toujours. C’était même
l’homme le plus sexy qu’elle avait jamais vu…
Comment pouvait-il se décrire comme une bête ? Avant de se retirer de la scène médiatique, il
avait la réputation d’être un séducteur. Il ne pouvait pas ignorer qu’il plaisait aux femmes.
— J’ai cru sentir une odeur de pain fait maison. N’y a-t-il donc aucune limite à vos talents,
Sophie ?
Elle haussa les épaules.
— J’aime cuisiner. Ça me détend, surtout depuis que je travaille pour Christos. C’est un drogué
du travail.
— Depuis quand travaillez-vous pour lui ?
— Quelques mois. Avant j’étais assistante de direction chez un constructeur automobile qui
possède une unité de production au Japon. J’accompagnais souvent mon patron en déplacement en
Extrême-Orient.
— Le Japon est un pays fascinant, n’est-ce pas ? Avez-vous eu l’occasion d’y aller pendant la
saison des cerisiers en fleurs ?
— Malheureusement non, mais il paraît que c’est un spectacle fabuleux. Vous êtes déjà allé au
Japon ?
— Souvent, pour affaires. La plupart de mes transactions financières concernent les marchés
asiatiques, ce qui m’amène à me rendre régulièrement au Japon et à Hong Kong. En général, j’arrive
à réserver un peu de temps pour faire du tourisme.
— Christos m’avait dit que vous quittiez rarement Chatsfield House.
Sophie regretta aussitôt cette remarque. Comme elle le craignait, Nicolo se rembrunit.
— Giatrakos ne sait rien de moi. Je n’ai pas l’habitude de faire des confidences à l’ennemi.
Pas de doute, il valait mieux éviter de mentionner le directeur général du groupe Chatsfield…
Elle reporta toute son attention sur la pâte, qu’elle mit dans un moule.
— Qui vous a appris à cuisiner ? demanda Nicolo après un instant de silence. Votre mère ?
Elle pouffa.
— Mon Dieu, non ! Ma mère ne sait pas faire cuire un œuf. Quand j’étais adolescente, elle était
avocate et beaucoup plus intéressée par sa carrière que par les tâches domestiques. Par chance, elle a
épousé un chef cuisinier.
— C’est donc de votre père que vous tenez votre intérêt pour la cuisine ?
— Oh… non, mon père est architecte.
Sophie eut un pincement au cœur, comme chaque fois qu’elle pensait à son père.
— Mes parents sont divorcés. Maman a épousé Giraud il y a quatre ans, et à la grande surprise
de tous elle a abandonné sa carrière pour le suivre à Paris et l’aider à gérer son restaurant.
Nicolo observa Sophie avec curiosité. Sa voix avait perdu sa chaleur quand elle avait mentionné
son père. Y avait-il des problèmes liés au divorce de ses parents ? Mais quelle importance. La vie
privée de Sophie ne l’intéressait pas…
— Vous vouliez savoir qui m’a appris à cuisiner ? demanda-t-elle après un silence. J’ai
beaucoup appris auprès d’une merveilleuse jeune fille au pair italienne qui a séjourné chez nous
pendant quelques années. Donatella suivait une formation de chef cuisinier et aujourd’hui elle
enseigne dans une école de cuisine en Toscane. C’est un beau pays, l’Italie. Avez-vous passé beaucoup
de temps dans le pays de votre mère quand vous étiez enfant ?
— Nous y sommes allés deux ou trois fois, après son mariage avec mon père, ma mère
considérait l’Angleterre comme son pays. Je suppose que Christos vous a dit qu’elle avait quitté la
famille il y a plusieurs années, ajouta Nicolo d’une voix plus rauque. Personne ne sait où elle se
trouve, mais quand j’étais enfant elle parlait souvent de l’Italie. Il est possible qu’elle y soit retournée.
Il fit une pause avant de déclarer :
— C’est un très beau pays, en effet. Ma villa sur la rive du lac de Côme offre des vues
splendides.
— Je ne savais pas que vous aviez une villa en Italie, commenta Sophie sans masquer sa
surprise.
— Pourquoi le sauriez-vous ? Giatrakos ne sait rien de ma vie privée.
Sophie était rongée par la curiosité malgré elle. Christos lui avait dit que Nicolo vivait en reclus,
mais en réalité il voyageait régulièrement. Avait-il une maîtresse ? Plusieurs ? Il avait disparu des
radars de la presse britannique, mais c’était un homme viril dans la force de l’âge. Il ne vivait
sûrement pas comme un moine. L’idée qu’il avait peut-être toujours de nombreuses liaisons déplut à
Sophie. Ignorant résolument cette réaction inexplicable, elle se concentra sur ce qu’il venait de lui
dire. Il s’était bien gardé de préciser ce qu’il avait ressenti quand sa mère avait abandonné ses enfants,
mais sa voix s’était nettement altérée… Et Betty, la femme de ménage, l’avait souvent entendu pleurer
à cette époque.
— Est-ce au cas où votre mère serait en Italie et chercherait à vous revoir que vous avez acheté
une maison au bord du lac de Côme ? demanda-t-elle d’une voix douce.
Nicolo fut beaucoup plus troublé qu’il ne l’aurait voulu par cette question. Il n’avait jamais
voulu s’avouer qu’il gardait l’espoir de revoir un jour sa mère. Ni qu’il avait acheté cette villa sur la
rive du lac de Côme parce qu’il avait l’impression de renouer le lien avec elle, lorsqu’il y séjournait.
— Ne soyez pas ridicule, répliqua-t-il sèchement. J’ai acheté cette villa parce que c’était un
excellent investissement et que j’y suis à l’abri des paparazzi.
S’il tenait tant à préserver sa vie privée, était-ce parce qu’il invitait des femmes chez lui en
Italie ? Ça ne la regardait pas, se rappela fermement Sophie. Il pouvait avoir des dizaines de
maîtresses si ça lui chantait. Elle s’en moquait.
— Il faut que je travaille, ajouta-t-il sur le même ton.
— Emportez une tartine, conseilla-t-elle. Le pain est délicieux quand il est encore chaud.
Elle coupa deux épaisses tranches du pain qu’elle venait de sortir du four et les beurra
généreusement avant de lui en tendre une.
— Mmm, divin, murmura-t-elle après avoir mordu dans la sienne.
Nicolo lui jeta un coup d’œil amusé.
— C’est agréable de rencontrer une femme qui aime manger. La plupart des femmes semblent se
nourrir de feuilles de laitue. Et ça ne les empêche même pas d’avoir peur de grossir. Mais il est vrai
que vous n’avez pas à vous inquiéter de ce côté-là.

* * *

L’image de Sophie dans sa robe mouillée s’imposa à Nicolo et une bouffée de désir l’assaillit.
Elle était à la fois svelte et pourvue de courbes très féminines… Il s’efforça de chasser de son esprit
l’image de ses seins ronds et fermes aux pointes hérissées moulés par le fin tissu trempé.

* * *

— J’aime les bonnes choses, reconnut-elle. Je les apprécie sans doute d’autant plus que pendant
longtemps je n’ai pas pu manger normalement…
Elle s’interrompit brusquement devant le regard intrigué de Nicolo. Quelle idiote ! Elle en avait
trop dit…
— Pourquoi ne pouviez-vous pas manger ?
— Oh… j’ai eu quelques problèmes de santé quand j’étais adolescente, éluda-t-elle avec une
désinvolture délibérée.
Elle n’avait aucune envie d’en parler à un quasi-étranger. Il n’était pas facile de choisir le
moment pour révéler à quelqu’un sa vie bouleversée par une maladie grave. Richard l’avait accusée
de lui avoir délibérément caché que le cancer l’avait rendue stérile. Et que s’il l’avait appris peu après
leur rencontre, il n’aurait pas laissé leur relation se développer parce qu’il voulait des enfants.
Leur rupture datait de trois ans. D’après ce qu’elle avait appris indirectement, il s’était marié et
sa femme était enceinte de leur premier enfant. De son côté, elle avait eu quelques liaisons mais
jamais rien de sérieux. Elle ne pourrait jamais fonder une famille et elle l’avait accepté. Le cancer, ou
plus exactement la chimiothérapie, l’avait privée de tout espoir d’avoir des enfants. Toutefois, la
maladie l’avait rendue réaliste. On n’avait jamais aucune garantie dans la vie. Plutôt que de se
lamenter à cause de ce qu’elle n’avait pas, elle se réjouissait d’être en vie et elle avait l’intention de
savourer pleinement cette chance.
Nicolo semblait attendre des précisions, constata-t-elle soudain. Mais les probabilités d’une
relation entre eux étaient nulles. Cette idée était même du plus haut comique ! Elle n’avait donc aucune
raison de lui parler de son passé.
— Aujourd’hui je vais très bien, assura-t-elle d’un ton enjoué. Comment trouvez-vous mon
pain ?
— Il est délicieux.

* * *

Nicolo mordit avec gourmandise dans sa tartine de pain complet. Il était évident que Sophie ne
lui avait pas tout dit sur ses problèmes de santé. Avait-elle souffert de troubles des conduites
alimentaires pendant son adolescence ? Le divorce de ses parents l’avait peut-être perturbée. Lui-
même avait été très déstabilisé lorsque le ménage de ses parents s’était brisé. C’était son père le
responsable, songea-t-il avec amertume. Si sa mère était partie, c’était parce que son père l’avait
trompée. Et à présent, Gene Chatsfield avait trahi ses enfants en nommant un étranger à la direction
générale du groupe Chatsfield. Mais si son père et l’usurpateur grec comptaient sur sa coopération,
ils allaient être déçus.
Tout comme Sophie. Parce qu’elle ne réussirait pas à le convaincre d’assister à l’assemblée des
actionnaires.
5.

Sophie remua une dernière fois le ragoût et vérifia que les pommes de terre rôties étaient bien
croustillantes sur la plaque supérieure du four. Elle avait passé l’après-midi à préparer ce repas. S’il
ne rendait pas Nicolo plus réceptif à ses arguments, elle ne voyait pas ce qui pourrait l’inciter à
l’écouter. Elle avait bien réfléchi et elle avait décidé de faire appel à sa conscience. Il fallait le
convaincre qu’il était dans l’intérêt de tous — et en particulier de sa sœur Lucilla — qu’il assiste à
l’assemblée des actionnaires.
Elle avait recouvert la table de la salle à manger d’une nappe blanche et posé au centre un
bouquet de roses du jardin. Un candélabre en argent garni de bougies dénichées au fond d’un placard
de la cuisine parachevait cette décoration raffinée.
Avant de servir le dîner, Sophie s’examina dans le miroir du hall. Sa robe noire en jersey de
soie, aussi sobre qu’élégante, était parfaite pour un dîner d’affaires. Avec un peu de chance, elle
pourrait rentrer à Londres dès demain et annoncer à Christos que Nicolo avait accepté de coopérer.
Ce dernier sortit de son bureau, vêtu d’un pantalon noir de coupe impeccable et d’une chemise
blanche sans col, à manches longues. A son grand dam, Sophie sentit son cœur faire un petit bond
dans sa poitrine et ne put s’empêcher de promener sur lui un regard ébloui. Malgré sa tenue habillée,
il avait toujours l’air d’un bandit de grand chemin avec ses cheveux un peu trop longs, sa barbe
naissante et son visage volontaire… Allait-elle vraiment réussir à le faire changer d’avis ?
S’efforçant d’ignorer les doutes qui l’assaillaient, elle arbora un large sourire.
— Je suis sur le point de servir le dîner. Du poulet au vin blanc, ça vous tente ?
— Ça sent très bon, mais pour être honnête, je trouverais appétissant tout ce qui me changerait
du steak.
— Vous ne vous préparez vraiment jamais rien d’autre ?
— C’est tout ce que je sais faire cuire. Et de toute façon, manger la même chose tous les jours
m’évite de perdre du temps à réfléchir à un menu au lieu de travailler.
Sophie secoua la tête.
— Gagner de l’argent est donc si important que vous ne prenez jamais le temps de… je ne sais
pas… humer le parfum des roses, contempler le coucher du soleil, écouter un merle chanter ? La vie
doit se savourer, non ? C’est encore plus vrai pour les gens comme nous.
Nicolo arqua les sourcils.
— Les gens comme nous ? Que voulez-vous dire ?
Les gens comme nous, qui ont eu droit à une seconde chance, faillit-elle répondre. Ils avaient
tous les deux regardé la mort en face et survécu. Mais elle ne voulait pas penser aux jours les plus
sombres de sa maladie. Pendant les longs mois d’hospitalisation, elle s’était sentie très seule et très
angoissée, mais elle avait appris à faire bonne figure pour ménager sa mère. Dissimuler ses
sentiments derrière un enjouement de façade était devenu une seconde nature et elle s’épanchait
rarement, même auprès de ses amis les plus proches.
— Ce que je veux dire c’est que nous avons la chance de ne pas vivre dans un pays en guerre ni
dans la misère. Nous sommes bien portants et libres de vivre comme nous l’entendons.

* * *

Nicolo crispa la mâchoire. L’optimisme à toute épreuve de Sophie commençait à lui taper
sérieusement sur les nerfs…
— Vous trouvez que j’ai eu de la chance d’avoir été gravement brûlé dans un incendie ?
— Non, mais j’estime que vous avez de la chance de vous être rétabli et de pouvoir mener une
vie normale. Vous n’êtes pas d’accord ?
Il fut assailli de remords. Via son association d’aide aux grands brûlés, il avait rencontré
beaucoup de gens irrémédiablement handicapés par leurs blessures. Il fallait bien reconnaître que par
rapport à eux il avait de la chance, en effet. Mais il n’en était pas moins exaspérant d’entendre une
femme pour qui se casser un ongle serait sans doute un drame, lui expliquer ce qu’il devait ressentir.
Il suivit Sophie dans la salle à manger. A la vue du candélabre posé sur la table, il tressaillit.
Alors qu’elle venait d’allumer une bougie, il se précipita et souffla sur la flamme.
— Où avez-vous trouvé ces bougies ? Elles sont interdites dans cette maison.
Nicolo se revoyait dans la suite de son père au dernier étage du Chatsfield de Londres. C’était
comme s’il y était… Pris au piège sur la terrasse, tandis que l’incendie faisait rage à l’intérieur, lui
barrant le passage. Sa seule chance de s’en sortir c’était d’essayer de descendre par la façade, mais il
ne fallait pas avoir le vertige… Il avait treize ans et il devait choisir. Mourir par le feu ou risquer de
s’écraser au sol. L’instinct de vie l’avait poussé à agir. Mais au moment où il enjambait la balustrade,
il avait entendu des cris provenant de la suite.
Ses souvenirs étaient si vivaces que Nicolo sentait encore l’odeur âcre de la fumée. Le cœur
battant à grands coups, il se dirigea vers la porte-fenêtre et l’ouvrit pour respirer l’air frais de la nuit.
Le parfum du chèvrefeuille qui grimpait le long du mur de la maison évoquait la douceur de vivre,
mais il n’oublierait jamais cette horrible odeur de brûlé… Une odeur associée pour toujours dans son
esprit à la souffrance et à la mort.
Il se rappelait comme si c’était hier la morsure des flammes et le visage figé par l’épouvante de
la femme de chambre qu’il avait trouvée recroquevillée dans la salle de bains. Sophie ne pouvait pas
comprendre la terreur qui dévorait quelqu’un qui était prisonnier des flammes.
— Et si un feu s’était déclaré et s’était propagé en quelques minutes dans toute la maison ? Que
croyez-vous qu’on ressente quand on est coincé au dernier étage sans aucun moyen de redescendre, et
qu’on voit les flammes approcher ?
Sophie resta silencieuse, visiblement bouleversée par l’émotion qui faisait vibrer la voix de
Nicolo.
— Je vais vous dire ce que j’ai ressenti, reprit-il d’un ton dur. J’étais malade de peur. Une peur
qui dépassait tout ce que j’aurais pu imaginer. J’ai cru que j’allais mourir…
Il fit une pause avant de poursuivre d’une voix rauque.
— Et par la suite, quand je souffrais le martyr à cause de mes brûlures et que mon corps me
révulsait, j’ai presque regretté d’avoir survécu.
D’un mouvement vif il ouvrit plus largement le col de sa chemise.
— Voici les dégâts que peut provoquer un feu. Mes cicatrices sont encore visibles au bout de
vingt ans.
Nicolo guetta sa réaction. La nuit précédente dans sa chambre, Sophie l’avait vu à la lueur de la
lampe de chevet. A présent, la lumière plus vive éclairait son corps. Il crispa la mâchoire. Son silence
en disait long… et cette lueur dans ses yeux, c’était du dégoût, bien sûr. Quoi d’autre ? Elle était
forcément rebutée par ses cicatrices. Mais quelle importance ? Après tout, elle était du côté de
l’ennemi. Envoyée en mission par l’usurpateur grec, Christos Giatrakos. Il n’avait aucune raison de
souhaiter qu’elle soit capable de faire abstraction de son apparence pour le voir tel qu’il était
vraiment.

* * *

La souffrance qui perçait dans la voix de Nicolo serra le cœur de Sophie. Il lui avait dit qu’il
avait accepté ses blessures, mais de toute évidence il guettait ses réactions… Elle-même, dix ans plus
tôt, n’avait-elle pas pleuré devant le miroir dans sa chambre d’hôpital, parce qu’elle s’était trouvée
affreuse avec son crâne chauve ? A l’époque, toutes ses amies commençaient à sortir avec des
garçons. Quel garçon voudrait d’une fille sans cheveux ? s’était-elle demandé, complètement abattue.
Plus tard ses cheveux avaient fini par repousser et sa maladie ne lui avait laissé aucune trace visible.
Nicolo, en revanche, garderait ses cicatrices toute sa vie. Sous ses dehors de dur à cuire, était-il aussi
fragilisé par son apparence qu’elle l’avait été autrefois ?
Elle aimerait le rassurer. Lui dire qu’il n’était pas un monstre comme il l’avait affirmé. Mais
mieux valait s’abstenir. Il prendrait ça pour de la pitié, chose qu’il avait sans aucun doute en horreur.
Malgré tout, il fallait lui montrer qu’elle comprenait ce qu’il éprouvait. Sophie se dirigea vers Nicolo
et posa la main sur son torse, du côté portant les cicatrices. Il tressaillit. Ce n’était pas parce que ce
contact était douloureux, comprit-elle. Il était tout simplement surpris.
— Je suis désolée d’avoir mis des bougies sur la table, déclara-t-elle. J’aurais dû me douter que
l’incendie vous a laissé des souvenirs très pénibles.
Elle promena les doigts sur sa peau abîmée.
— Vos cicatrices doivent vous rappeler cette épreuve, mais ce ne sont pas elles qui vous
définissent.
Il plongea dans le sien un regard pénétrant qui semblait capable de voir au plus profond de son
âme. Puis il baissa les yeux sur sa main.
— Vous n’êtes pas rebutée ? demanda-t-il d’un ton bourru.
— Non, bien sûr que non, répondit-elle avec sincérité.
Une brise légère entra par la porte-fenêtre, apportant du jardin un parfum de chèvrefeuille et de
fleur d’oranger. L’atmosphère de la pièce se chargea peu à peu d’électricité. Sous la paume de Sophie,
les battements de cœur de Nicolo se firent de plus en plus perceptibles. Il faudrait qu’elle enlève sa
main, se dit-elle confusément. Mais une force invisible l’en empêchait. Nicolo posa la main sur son
épaule et enroula une mèche autour de son doigt.
— Vous avez de beaux cheveux, murmura-t-il.
Nicolo posa l’autre main sur sa joue, puis il se pencha lentement vers elle. Elle sentit son cœur
s’affoler. Il allait l’embrasser… Ce baiser, elle l’avait imaginé dès le premier instant. Mais céder à la
tentation ne serait pas raisonnable…
* * *

Quand sa colère contre Sophie s’était-elle muée en désir ? se demanda Nicolo. En fait, il avait
senti naître des vibrations entre eux quand il l’avait portée jusqu’à sa voiture hier. Depuis il avait fait
de son mieux pour l’ignorer, mais elle ne lui avait pas rendu la tâche facile. Il y avait longtemps qu’il
n’avait pas éprouvé une envie aussi irrésistible d’embrasser une femme. Et à en juger par les frissons
qui la parcouraient, cette envie était partagée… Enfonçant les doigts dans ses cheveux soyeux, il
s’empara de sa bouche.

* * *

Toute velléité de résistance abandonna Sophie dès que les lèvres de Nicolo se posèrent sur les
siennes. Elle s’abandonna dans ses bras, tandis qu’il l’attirait contre lui tout en approfondissant son
baiser. Electrisée par sa fougue et par le contact de sa virilité pleinement éveillée contre son ventre,
elle lui répondit avec ardeur. Plus rien n’existait que les sensations inouïes qui l’assaillaient de toutes
parts. Il la couvrait de caresses fébriles, attisant le feu qui courait en elle. Lorsqu’il referma la main
sur un de ses seins en effleurant sa pointe durcie du bout du pouce, elle crut défaillir. Non, tout allait
trop vite. Elle n’était pas prête… Après tout, ils se connaissaient à peine. Et si elle était venue à
Chatsfield House c’était parce que Christos l’avait chargée d’une mission. Comment pouvait-elle
faire preuve d’un tel manque de professionnalisme ?
Irritée contre elle-même, elle s’arracha à la bouche de Nicolo.
— Il faut que nous parlions, déclara-t-elle d’une voix hachée.
L’esprit embrumé par le désir qui le taraudait, Nicolo plissa le front.
— Parler de quoi ?

* * *

Il n’avait aucune envie de parler. Il voulait faire l’amour. Jamais il n’avait été aussi excité… Sans
doute parce qu’il n’avait pas touché une femme depuis longtemps. En fait, il n’avait pas eu de relation
depuis plus d’un an. Non que son aventure avec une hôtesse de l’air effectuant la liaison Londres —
Hong Kong puisse être considérée comme une véritable relation… Pas de doute, s’il était aussi
fiévreux qu’un adolescent à son premier rendez-vous, c’était dû au manque. Peut-être. Mais il n’y
avait pas que ça. Pourquoi se mentir ? Quand Sophie l’avait touché, il avait été submergé par une
émotion indicible. Il s’était senti métamorphosé par son regard franc. Un regard qui n’exprimait ni
répulsion ni pitié. Et dans lequel il avait vu du désir. Il avait cédé à l’envie de l’embrasser, et elle lui
avait répondu avec une ardeur égale à la sienne. Alors pourquoi faisait-elle brusquement marche
arrière ? Et de quoi voulait-elle parler ? Que pouvait-il y avoir de plus important que
l’assouvissement de la passion qui les consumait l’un et l’autre ?

* * *

Sophie s’écarta de Nicolo. Ce baiser n’était qu’un moment d’égarement. Si Nicolo l’avait
embrassée c’était sous le coup de l’émotion qu’avait fait naître en lui l’évocation de l’incendie. Et si
elle lui avait rendu son baiser, c’était parce qu’elle était elle aussi perturbée par des souvenirs
pénibles. Il était temps de se ressaisir.
— Je pense qu’il vaudrait mieux nous concentrer sur la raison de ma présence ici. Les choses
deviendront encore plus compliquées si nous… si nous nous laissons distraire.
Au comble de la frustration, Nicolo crispa la mâchoire.
— Distraire de quoi ?
— Du problème de l’assemblée des actionnaires.
— Vous voulez discuter de ça maintenant ?
Soulagée d’avoir repris ses esprits à temps, Sophie ne décela pas la colère qui perçait dans le ton
posé de Nicolo.
— Oui. Nous nous sommes égarés, mais Christos m’a envoyée ici pour vous convaincre
d’assister à l’assemblée.
— Dio ! Vous m’avez aguiché dans l’espoir de me faire céder aux instances de Giatrakos ?

* * *

L’amertume broya le cœur de Nicolo.


— M’embrasser faisait partie de votre stratégie ?
— Non ! protesta Sophie, effarée. Et je ne vous ai pas aguiché. C’est vous qui m’avez
embrassée !
— Parce que vous m’y avez incité. Quand vous avez posé la main sur mon torse…
Dire qu’il avait cru voir du désir dans ses yeux ! Quel crétin ! Se détournant vivement de Sophie,
Nicolo sortit sur la terrasse et prit une profonde inspiration.

* * *

Sophie déglutit péniblement. Elle venait de commettre une grave erreur. Le moment était très
mal choisi pour aborder le sujet de l’assemblée. Mais le baiser dévastateur de Nicolo l’avait
complètement déstabilisée. Jamais elle n’avait éprouvé des sensations aussi intenses dans les bras de
Richard. Se sentant dépassée par la situation, elle avait préféré revenir sur le terrain professionnel, le
seul sur lequel elle se sentait sûre d’elle.
Elle rejoignit Nicolo sur la terrasse. Il avait le dos tourné, mais à en juger par la raideur de ses
épaules, il était furieux.
— Je vais servir le dîner. Les pommes de terre doivent être brûlées…
— Dînez si vous voulez, déclara-t-il sèchement. Moi je n’ai pas faim.
— Mais vous n’avez rien mangé de la journée. Je suis sûre que vous apprécierez le poulet…
— Dio ! Ça vous arrive d’écouter ce qu’on vous dit ? Allez dîner et laissez-moi tranquille.
Mieux encore, rentrez à Londres.
Elle déglutit péniblement.
— Je ne peux pas. Il faut que je continue à chercher les documents dans le bureau de votre père.
— Alors passons un accord.
Nicolo pivota sur lui-même.
— Chatsfield est une grande maison. Evitons de nous croiser. Ça vaudra mieux pour tous les
deux.
6.

A 3 heures, Sophie ne dormait toujours pas. Après réflexion, elle comprenait pourquoi Nicolo
l’avait accusée de l’avoir embrassé par calcul. En réalité, si elle avait mis fin à ce baiser passionné
c’était par peur de se laisser entraîner trop loin. En clair, dans le lit de Nicolo… Mais jamais elle
n’aurait dû mentionner Christos dans la foulée. Quelle maladresse ! Cependant, c’était le premier
prétexte qui lui était venu à l’esprit pour expliquer son brusque changement d’attitude. Comment
aurait-elle pu avouer à Nicolo qu’elle était effrayée par les sensations dévastatrices que son baiser
avait déclenchées en elle ? Jamais elle n’avait rien éprouvé de tel. D’ailleurs, elle ne s’en était pas
encore remise. Elle sentait encore ses bras autour d’elle, sa bouche mêlée à la sienne… Pourquoi
l’avait-il embrassée ? Il était furieux contre elle et il avait toutes les raisons de l’être. Il avait de toute
évidence la phobie du feu et elle n’avait rien trouvé de mieux à faire que d’allumer une bougie… Ce
baiser avait peut-être été pour lui un moyen d’évacuer son stress. Quelle autre explication pouvait-il y
avoir ? Il était peu probable qu’il soit attiré par elle, alors que de toute évidence elle ne lui inspirait
même pas de la sympathie. Le cœur de Sophie se serra. Pourquoi cette pensée était-elle aussi
déprimante ? La prochaine fois qu’elle le verrait elle lui présenterait de nouveau ses excuses pour
tous les impairs qu’elle avait commis. Mais il ne fallait pas se faire d’illusions. Elle n’avait plus
aucune chance de le convaincre d’assister à l’assemblée des actionnaires.
Elle fut réveillée 7 h 30 par la sonnerie de son téléphone. Une seule personne était susceptible de
l’appeler aussi tôt… Elle s’efforça de prendre une voix éveillée pour répondre à Christos.
— Je vais m’absenter du bureau et tous mes appels seront transférés sur votre portable, annonça-
t-il. Vous réglerez les problèmes depuis Chatsfield House pendant quelques jours.
Après lui avoir dicté plusieurs lettres à taper et à lui renvoyer par mail, il ajouta :
— Je vous ai envoyé un rapport et une liste de modifications à y apporter. Avez-vous trouvé les
documents que je vous ai demandé de chercher dans le bureau de Gene ?
— Pas tous. Je vais poursuivre mes recherches aujourd’hui.
Après une hésitation, elle avoua :
— Je n’ai pas beaucoup de chance avec Nicolo non plus. Il refuse catégoriquement d’assister à
l’assemblée.
— Je suis sûr que vous trouverez un moyen de le faire changer d’avis. Je compte sur vous,
Sophie. Si je vous ai engagée, c’est entre autres parce que je vous sais capable de résoudre les
problèmes les plus difficiles.
Elle raccrocha en soupirant et descendit au rez-de-chaussée. Aucun signe de Nicolo au rez-de-
chaussée. Sans doute travaillait-il dans son bureau, songea-t-elle. Mais à sa grande surprise elle
trouva la porte du bureau ouverte et la pièce vide. Autre mystère, une voiture inconnue était garée à
côté de la sienne dans l’allée, constata-t-elle quelques instants plus tard. A qui pouvait-elle bien
appartenir ? Pas à Nicolo, en tout cas. Pour se déplacer dans le domaine il conduisait une vieille Jeep
cabossée. Elle se rendit dans l’ancien bureau de Gene pour y taper les lettres que Christos lui avait
dictées, puis elle se remit à chercher les documents qu’il lui avait demandé de retrouver. A l’heure du
déjeuner, elle fit une pause et descendit dans la cuisine pour se faire un sandwich. Une nouvelle
surprise l’y attendait. En jetant un coup d’œil par la fenêtre, elle vit Nicolo en compagnie d’une
femme. « Et pas n’importe quelle femme », songea-t-elle lorsqu’ils entrèrent dans la cuisine. Une
femme d’une beauté saisissante… En la voyant, Nicolo plissa les yeux puis il se tourna vers la
superbe brune.
— Beth, je te présente Sophie Ashdown, qui séjourne ici quelques jours.
La femme tendit la main à Sophie avec un large sourire.
— Sophie, enchantée de faire votre connaissance. Je suis Beth Doyle, une vieille amie de Nicolo.
Dorcha fit irruption dans la cuisine et se précipita vers Beth, qui le caressa.
— Bonjour, mon chien. J’élève des lévriers irlandais dans une ferme en Irlande, expliqua-t-elle à
Sophie.
Puis elle se tourna vers Nicolo.
— Il faut que tu reviennes me voir. Amène Dorcha. Je suis sûre qu’il serait ravi de retrouver sa
mère.
— Je vais essayer de venir bientôt, répliqua Nicolo en passant un bras autour de ses épaules.
Sophie eut un pincement au cœur à la vue du regard affectueux qu’ils échangèrent. De toute
évidence, ils étaient très proches…
— Nous ferions bien de nous remettre au travail. Je ne suis que de passage, aujourd’hui,
murmura Beth.
Nicolo jeta un coup d’œil à Sophie.
— Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez dans les papiers de mon père ?
C’était une façon détournée de lui demander si elle partirait bientôt, comprit-elle.
— Malheureusement non, répondit-elle avec un sourire mielleux. Je crois que je vais être
obligée de rester ici encore un bon moment.
Sophie le suivit des yeux, tandis qu’il quittait la pièce en compagnie de son amie. Quelques
secondes plus tard, elle entendit la porte de son bureau se refermer. S’ils travaillaient ensemble, Beth
devait être une surdouée de la finance. En plus d’avoir l’allure d’un top model… Elle regagna le
bureau de Gene Chatsfield et se replongea dans la pile de dossiers qui l’attendait. Le manque de
sommeil se faisait sentir et elle avait toutes les peines du monde à se concentrer. La visite de Beth
était-elle une coïncidence ? Ou bien Nicolo avait-il invité sa superbe amie pour lui faire comprendre
que le baiser qu’il lui avait donné la veille était une aberration qu’il n’avait pas l’intention de
renouveler ?
En milieu d’après-midi, le soleil entrait à flots par la fenêtre et le bureau de Gene Chatsfield
avait tout d’une serre. Sophie décida de s’installer dans le parc avec son ordinateur portable pour
travailler sur le rapport que Christos lui avait envoyé. Elle monta dans sa chambre pour se changer.
Sa jupe et son corsage lui collaient à la peau, elle se sentirait beaucoup mieux en short et en haut de
maillot. Se baigner dans la piscine pleine d’algues était hors de question, mais hier elle avait
découvert un coin isolé dans le parc, où elle serait très bien.
Quelques minutes plus tard, elle ouvrit un portail qui donnait sur un jardin entouré d’un grand
mur. Des haies de buis entre lesquelles serpentaient d’étroites allées gravillonnées formaient un
labyrinthe végétal. Au centre, une mare rectangulaire était remplie d’une eau si limpide qu’on pouvait
voir des poissons filer comme des flèches entre les feuilles des nénuphars. Contrairement au parc, ce
jardin était parfaitement entretenu. Par qui ? se demanda-t-elle. Sans doute Nicolo, puisqu’il était le
seul occupant du domaine. Mais pourquoi prenait-il tellement soin de cet endroit alors qu’il
négligeait le reste du domaine ? Une nouvelle question à ajouter à la liste de toutes celles qu’elle se
posait à son sujet… La lavande plantée dans des pots de terre cuite exhalait un parfum capiteux, et seul
le bourdonnement des abeilles en quête de nectar troublait le silence. Sophie s’assit sur un banc et
offrit son visage au soleil. Une minute de détente et elle se mettrait au travail…

* * *

Nicolo marchait à grands pas dans le parc. Où avait disparu Sophie ? Sa voiture était garée dans
l’allée. Elle n’était donc toujours pas partie. Il lui avait pourtant fait clairement comprendre que sa
présence était indésirable… Dio, non seulement elle l’avait poussé dans la piscine envahie par les
algues, mais elle avait réveillé sa peur panique du feu en allumant une bougie ! Cette femme était un
danger public. Mais le plus rageant, c’était qu’elle avait une fâcheuse tendance à monopoliser ses
pensées. Beth avait remarqué son manque inhabituel de concentration et elle l’avait taquiné. Elle avait
suggéré qu’il ne trouvait peut-être pas Sophie aussi exaspérante qu’il le disait et qu’en réalité il était
attiré par elle. Il avait nié, bien sûr, mais Beth était une de ses amies les plus proches et elle le
connaissait mieux que personne. Ils s’étaient rencontrés à l’unité spécialisée dans les soins aux grands
brûlés, où elle était venue rendre visite à Michael, son frère. Elle avait douze ans quand Michael, âgé
de dix-sept ans, avait été gravement brûlé dans l’incendie qui avait détruit leur maison. Sa mère et elle
étaient absentes et Michael avait confié à Nicolo qu’il s’en réjouissait tous les jours. C’était la
dernière conversation qu’ils avaient eue avant sa mort. Beth avait eu le cœur brisé par la mort de son
frère, mais elle avait continué à rendre visite à Nicolo à l’hôpital. Par la suite ils étaient restés en
relation, et elle avait soutenu activement l’association d’aide aux grands brûlés qu’il avait créée huit
ans plus tôt et appelée Fondation Michael Morris à la mémoire de son frère.
Au moins, l’incendie du Chatsfield de Londres avait eu une répercussion positive, songea
Nicolo, le cœur lourd. Ce qui ne l’empêcherait pas de rester à jamais harcelé de remords pour avoir
déclenché le feu et détruit la vie de la femme de chambre. Tout l’argent qu’il récolterait pour la
fondation ne suffirait jamais à racheter sa faute. Il poussa un profond soupir. Ruminer le passé ne
servait à rien. Sauf que l’anniversaire de l’incendie approchait… Cette période était toujours difficile,
mais cette année elle le perturbait encore plus que d’habitude. A cause de Sophie Ashdown. Elle avait
réveillé des sentiments qu’il avait soigneusement enfouis au plus profond de lui-même. Elle l’avait
obligé à penser à sa famille, au groupe Chatsfield… et à son père. Pendant des années il avait rendu
son père responsable de tous ses problèmes. Mais selon Sophie, Gene aimait ses enfants et voulait les
aider. Nicolo eut une moue de dérision. Il était vrai que — comme lui — tous ses frères et sœurs
s’étaient écartés du droit chemin d’une manière ou d’une autre et qu’ils avaient des problèmes à
régler. Mais nommer un étranger à la direction générale du groupe n’avait servi qu’à aggraver la
situation.
Le portail du jardin clos était entrebâillé, constata-t-il en passant devant. Il le poussa et
s’immobilisa, transpercé par une flèche de désir. Sophie ne réveillait pas en lui que des sentiments
liés à son passé… Avec ce short minuscule et ces deux triangles de tissu qui peinaient à recouvrir ses
seins, elle était particulièrement sexy… La tête appuyée contre le dossier du banc sur lequel elle était
assise, elle avait les yeux fermés. Avait-elle aussi peu dormi que lui ? La raison de Nicolo lui souffla
de s’en aller sans faire de bruit, mais ses pieds faisaient déjà crisser le gravier.

* * *

Une ombre passa devant le soleil et les paupières de Sophie s’ouvrirent. A la vue de la haute
silhouette qui se dressait devant elle dans le contre-jour, elle éprouva une grande frayeur. Puis elle se
réveilla complètement et reconnut Nicolo. A son grand dam, une bouffée de désir l’assaillit.
— Vous m’avez fait peur.
Elle tâta ses joues en feu et s’empressa d’ajouter :
— Je crois que je suis restée trop longtemps au soleil. C’est une chance que vous m’ayez
réveillée.
Nicolo esquissa un sourire narquois, puis il s’assit à côté d’elle, décuplant son trouble.
— Je vous ai cherchée partout. Je croyais que Giatrakos vous avait demandé de chercher des
documents dans le bureau de mon père ?
— Je ne tire pas au flanc si c’est ce que vous insinuez, rétorqua-t-elle, piquée au vif. J’ai passé
des heures à éplucher les dossiers de Gene sans résultat, et je suis venue ici pour travailler sur mon
ordinateur portable. Je sais que vous avez hâte de me voir partir. Je vous promets de m’en aller dès
que vous aurez accepté d’assister à l’assemblée des actionnaires.
— Eh bien, nous allons être obligés de nous supporter indéfiniment. Comme je vous l’ai déjà
dit, je n’ai pas l’intention de jouer le jeu de mon père et de Giatrakos.
Curieusement, il n’y avait pas de colère dans la voix de Nicolo. Il semblait même plutôt détendu,
constata-t-elle. Sa perplexité s’accrut lorsqu’il étendit le bras sur le dossier du banc derrière elle et
saisit une mèche de ses cheveux pour l’enrouler autour de son doigt. Il portait comme souvent un jean
noir et des bottes de cuir. Les premiers boutons de sa chemise étaient défaits, révélant la peau mate de
son cou. Avec ses cheveux bruns bouclés et sa barbe naissante, il était dangereusement sexy. Pourvu
qu’il ne remarque pas les battements frénétiques de son cœur…
— Vous semblez nerveuse, murmura-t-il.
— Pas du tout. Pourquoi le serais-je ?
Elle tenta de s’écarter de lui, mais elle se retrouva coincée contre l’accoudoir tandis qu’il
étendait nonchalamment les jambes. Le contact de sa cuisse contre la sienne la mit au supplice.
— Ce jardin est un piège à soleil, dit-elle en fuyant son regard amusé.
— C’était le jardin de ma mère. Elle l’a conçu elle-même et elle l’appelait son petit morceau
d’Italie.
La tristesse était perceptible dans la voix de Nicolo. Sophie lui jeta un coup d’œil furtif avant de
demander :
— C’est pour ça que vous vous en occupez ? Parce qu’il vous rappelle votre mère ?

* * *

Nicolo se raidit. Sophie était beaucoup trop perspicace à son goût… Il ne parlait jamais de sa
mère. Ces souvenirs étaient trop douloureux. Pourquoi se torturer inutilement ? Malgré sa
détermination à éluder la question, il fut étrangement touché par la douceur des yeux noisette posés
sur lui et se surprit à déclarer :
— J’imagine qu’elle est très différente de la personne dont je me souviens. Ça fait presque vingt
ans que je ne l’ai pas vue. C’est une femme âgée, aujourd’hui. Si elle vit encore.
Sophie eut le souffle coupé.
— Vous ne le savez pas ?
— De nombreuses démarches ont été entreprises pour tenter de la retrouver. D’abord par mon
père, puis par moi et mes frères et sœurs. Mais je crains que le mystère de la disparition de ma mère
ne soit jamais résolu.
— C’est triste.

* * *

La gorge de Sophie se noua. L’incertitude devait miner tous les enfants Chatsfield, bien sûr, mais
c’était sans doute Nicolo qui en souffrait le plus. Non seulement il avait adoré Liliana, mais il avait
été privé de son soutien au moment où il avait eu le plus besoin d’elle, après l’incendie. Elle n’osait
même pas imaginer à quel point sa mère lui avait manqué…
Elle aussi avait vécu une séparation déchirante quand son père était parti s’installer en Ecosse.
Mais du moins avait-elle pu lui rendre visite. Le lien n’avait jamais été rompu. Alors que Nicolo avait
dû se sentir complètement abandonné. Cela expliquait peut-être pourquoi il était aussi renfermé.
Soucieuse de lui montrer qu’elle comprenait sa peine, elle posa la main sur son bras.

* * *

— J’espère que vous la retrouverez un jour. Et vous savez, votre père vous aime vraiment,
ajouta-t-elle après une hésitation.
Nicolo laissa échapper un rire amer et dégagea son bras. Quel idiot ! Pendant quelques instants,
il avait vraiment cru que sa compassion était sincère.
— C’est une nouvelle tactique pour me convaincre d’aller à l’assemblée des actionnaires ? Vous
perdez votre temps.
— Pas du tout…
Sophie soupira. A quoi bon protester ? Il ne la croirait pas.
— Pourquoi en voulez-vous tellement à votre père ?
— J’ai mes raisons, éluda sèchement Nicolo.
Il n’avait jamais parlé à personne de ce qu’il avait découvert sur son père quand il avait treize
ans et ce n’était pas à Sophie qu’il allait révéler ce secret qu’il gardait depuis si longtemps. Il jeta un
coup d’œil à sa montre.
— Je vous cherchais pour vous dire que Beth et moi nous dînons dehors ce soir. Par conséquent,
si vous avez l’intention de cuisiner, ne prévoyez qu’une seule part.
— Très bien, répliqua-t-elle sur le même ton que lui.
Elle avait oublié l’amie de Nicolo… Combien de temps la splendide Beth avait-elle l’intention
de passer à Chatsfield House ? Et où allait-elle dormir ? Mais ça ne la regardait pas, se rappela-t-elle
avec humeur. Si Beth était la maîtresse de Nicolo, quelle importance ?
— Beth avait l’intention de rester quelques jours, mais son mari a téléphoné pour annoncer
qu’un des garçons a la varicelle, déclara Nicolo, répondant à ses questions sans le savoir. Elle essaie
de trouver un vol pour rentrer à Dublin ce soir.
— Son mari ?
— Elle a épousé un Irlandais. Liam a beaucoup de travail à la ferme à cette saison et il est resté
dans le Connemara avec leurs deux fils.
— Je pensais que vous et elle…
Sophie s’interrompit brusquement, les joues en feu. Que lui prenait-il de penser tout haut ? Elle
était en train de se trahir…
— Vous pensiez que nous avions une liaison, Beth et moi ? Je ne l’aurais pas invitée ici
aujourd’hui après vous avoir embrassée hier. Pour qui me prenez-vous ?
— Il y a quelques années vous aviez une réputation de séducteur. Aujourd’hui on ne vous voit
plus en photo dans les magazines avec une femme différente chaque semaine, mais ça ne prouve pas
que vous avez changé de vie. Vous prenez peut-être davantage de précautions pour éviter les
paparazzi.
La mâchoire de Nicolo se crispa.
— Il y a beaucoup de choses dans mon passé dont je ne suis pas fier. J’ai changé.
Sophie plissa le front. Mais alors…
— Pourquoi m’avez-vous embrassée ?
— A ton avis ?
La voix de Nicolo était devenue très douce, tout à coup. Et ce tutoiement soudain… Le cœur
battant à tout rompre, elle tressaillit lorsqu’il posa la main sur son épaule.
— Regarde-moi.
Elle tourna lentement la tête vers lui. Il y avait dans ses yeux la même lueur que la veille, juste
avant qu’il l’embrasse. Envahie par une vive chaleur, elle retint son souffle.
— Tu n’es pas stupide, Sophie. Tu sais bien ce qui se passe entre nous, murmura-t-il.

* * *

Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, obsédé par le souvenir de leur baiser. Un baiser partagé. Elle
lui avait répondu avec une passion qui n’était pas simulée. Il n’y avait aucun doute là-dessus. Et c’était
bien du désir qu’il avait vu dans ses yeux. Comme en ce moment même. Il glissa la main sous ses
cheveux et la referma sur sa nuque. Ce frisson qui la parcourait, il ne pouvait pas être simulé non
plus…
— Tu partages l’attirance que j’éprouve pour toi, insista-t-il avant de se pencher sur elle pour
l’embrasser.

* * *

Un gémissement étouffé s’échappa de la gorge de Sophie quand les lèvres de Nicolo se posèrent
sur les siennes. Comment nier qu’elle partageait son attirance ? Il suffisait qu’il la touche pour que
tout son corps s’enflamme… Fermant les yeux, elle lui répondit avec ferveur tandis qu’il
approfondissait son baiser.
Quelques instants plus tard, il quitta sa bouche pour tracer un sillon de baisers le long de son
cou, puis sur son épaule nue. Un long frisson la parcourut lorsqu’il dénoua les liens de son haut de
maillot et fit glisser ce dernier jusqu’à sa taille.
— Tu es incroyablement belle, murmura-t-il d’une voix rauque qui l’électrisa.
Il la fit pivoter face à lui contre l’accoudoir du banc, puis il referma les mains sur ses seins et se
pencha sur eux pour donner un coup de langue furtif à chaque téton. Avec un gémissement étranglé,
elle enfonça les doigts dans ses cheveux tandis qu’il aspirait une pointe durcie, la suçant et la
mordillant tour à tour. Jamais elle n’avait éprouvé des sensations aussi inouïes. Et jamais elle n’avait
eu envie d’un homme à ce point… Nicolo referma les lèvres sur la pointe de l’autre sein et elle
creusa les reins en laissant échapper un cri aigu.

* * *

Nicolo changea de position. Ce banc devenait de plus en plus inconfortable. Il avait trop envie
d’elle… Et son désir était partagé. Les réactions de Sophie ne laissaient aucun doute à ce sujet. Elle ne
jouait pas la comédie. D’ailleurs elle en était incapable. Elle avait le don de le mettre hors de lui avec
ses commentaires déplacés, mais elle était toujours sincère. Pourquoi en était-il certain ? Il l’ignorait
mais c’était comme ça… Quittant son sein, il s’empara de nouveau de sa bouche. Elle lui répondit
avec une passion mêlée de tendresse qui le bouleversa. Cette femme le rendait fou… Pourquoi ne pas
lui faire l’amour ici ? La maison était loin et ils seraient si bien dans l’herbe…
Nicolo était sur le point de céder à la tentation quand une réflexion de Sophie lui revint à l’esprit.
Quelques minutes plus tôt elle lui avait rappelé son passé de séducteur. Quand il avait répondu qu’il
avait changé, il n’avait pas menti. Sa conduite passée lui faisait honte. Il ne traitait plus les femmes
comme des jouets. Alors comment pouvait-il envisager de coucher avec Sophie ? Elle était
incroyablement sexy, certes. Mais ce n’était pas une raison pour renier ses nouveaux principes. Il
n’avait rien d’autre à lui offrir qu’une aventure sans lendemain. Mais il avait l’intuition que de son
côté, elle ne prenait pas le sexe à la légère. Pour elle, coucher avec un homme devait impliquer une
forme d’engagement. Elle partageait visiblement son désir et elle était sans doute prête à faire
l’amour avec lui ici et maintenant. Mais par la suite, elle le regretterait. Surtout quand elle
comprendrait qu’il n’y avait rien d’autre à attendre de lui.
S’arrachant à sa bouche, il la contempla et faillit oublier ses bonnes résolutions devant la lueur
tentatrice qui brillait dans ses yeux noisette. Dio, pourquoi tous ces scrupules ? Pourquoi s’interdire
un moment de bonheur partagé ? Jamais il n’avait désiré une femme à ce point… Il ferma les yeux et
l’image de Marissa s’imposa à lui. Son visage avait été brûlé au troisième degré dans l’incendie du
Chatsfield et elle était défigurée à vie. Par peur du regard des autres, elle était devenue agoraphobe et
vivait en recluse dans son appartement. Seul le besoin désespéré d’argent l’avait obligée à surmonter
son angoisse et à venir jusqu’à Chatsfield House pour lui demander son aide.
Sophie ne connaissait pas ce terrible secret. Il ne serait pas loyal de lui faire l’amour sans lui
avouer la vérité. Or une fois qu’elle la connaîtrait, il ne lui inspirerait plus que du dégoût. Le cœur de
Nicolo se serra. Comment pourrait-elle comprendre son tourment ? La culpabilité qui le rongeait ? A
en juger par sa nature enjouée, elle n’avait jamais subi d’épreuve traumatisante. Elle était comme une
lumière pure et dorée qui avait brièvement éclairé les ténèbres dans lesquelles il vivait. Comment se
résoudre à assombrir son beau regard noisette en lui révélant la noirceur de son âme ?
Il aurait mieux fait d’écouter sa raison et de ne pas entrer dans ce jardin. Faisant appel à toute sa
volonté, Nicolo se redressa et s’écarta de Sophie. La confusion qu’il lut sur son visage l’accabla de
remords.
— Je suis désolé, dit-il d’un ton brusque en se levant. Tu n’y es pour rien.
Il la contempla encore un instant, déchiré par son air abasourdi, puis il pivota sur lui-même et
quitta le jardin à grands pas.
7.

Le déclic du portail qui se refermait serra le cœur de Sophie. Il était vraiment parti… Elle avait
beau être au comble de l’humiliation, une part d’elle-même était prête à courir après Nicolo pour le
supplier de revenir et de reprendre là où il s’était arrêté.
« Tu n’y es pour rien. » Elle laissa échapper un petit rire amer. Quel mensonge ! Il n’y avait
qu’une seule explication à ce brusque revirement. Elle le laissait froid. Il l’avait rendue folle de désir
avec ses baisers, mais de son côté il n’avait rien ressenti. Peut-être lui manquait-il quelque chose
d’essentiel pour retenir les hommes. Richard avait rompu parce qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfant,
mais peut-être y avait-il également une autre raison.
Elle baissa les yeux sur ses seins nus et fut submergée par la honte. Avec des doigts tremblants,
elle remit son haut de maillot en place et noua étroitement les liens sur sa nuque. Comment avait-elle
pu s’abandonner avec une telle impudeur aux baisers de Nicolo ? Elle avait failli coucher avec un
homme qu’elle connaissait à peine ! Oui, mais quand il l’embrassait passionnément elle avait le
sentiment étrange de l’avoir connu dans une autre vie et de lui être destinée depuis toujours. Elle sentit
son cœur se serrer. De toute évidence, il ne partageait pas ce sentiment. Jamais elle n’aurait le
courage de se retrouver en face de lui. Il ne restait plus qu’à rentrer à Londres et à dire à Christos
qu’elle avait échoué dans sa mission. Son amour-propre en souffrirait, mais pas autant que si elle
restait à Chatsfield House une heure de plus…
Rien que l’idée de retourner dans la maison pour prendre ses affaires la rendait malade… A son
grand soulagement, elle ne vit pas Nicolo quand elle se glissa dans la cuisine. Seule Beth était là.
— Ma visite a été encore plus brève que prévu, déclara la jeune femme en indiquant sa valise.
Mon fils cadet a attrapé la varicelle et mon mari vient de me rappeler pour m’annoncer que Connor,
l’aîné, commence lui aussi à présenter des symptômes.
— Je suis désolée, commenta Sophie avec sincérité.
Beth sourit.
— Les joies de la vie de parents ! Il faut que j’y aille, sinon je vais rater mon avion. Si vous vous
demandez où est passé Nicolo, il a emmené Dorcha faire un tour.
Après une hésitation, elle ajouta :
— Il m’a dit que vous deviez rester encore quelques jours. Je suis heureuse que vous soyez là.
C’est bientôt la date anniversaire de l’incendie. Il dit que ça va aller, mais je sais que cette période
reste très pénible pour lui. Je suis soulagée de savoir qu’il ne sera pas tout seul ici.
— Je…
Sophie s’interrompit. Que dire ? Rien ne l’obligeait à rester, se dit-elle en regardant Beth
s’installer au volant de sa voiture. Sans compter que sa présence serait sans doute encore plus
indésirable à cette période douloureuse pour Nicolo. Mieux valait partir avant qu’il revienne. Tandis
qu’elle montait dans sa chambre pour se changer et faire sa valise, une image s’imposa à elle. Le
regard hanté de Nicolo lorsqu’il lui avait parlé de l’incendie. Il était impossible de ne pas rester
traumatisé à vie par une expérience aussi horrible. Surtout quand on gardait sur le corps des
cicatrices aussi visibles…
Mais comment pourrait-elle se résoudre à le revoir après ce qui s’était passé entre eux dans le
jardin ?

* * *

Alors qu’il approchait de la maison, Nicolo sentit une bonne odeur provenant de la cuisine. Rôti
d’agneau aux herbes, devina-t-il. Mais Beth était sur le point de partir quand il avait quitté la maison
une heure plus tôt. Que faisait-elle encore là ? Elle allait rater son avion…
Alléché par l’odeur, Dorcha sautait déjà devant la porte de la cuisine en gémissant. Celle-ci
s’ouvrit et Nicolo resta interdit. Sophie ? Il était persuadé qu’elle était repartie pour Londres depuis
un moment… Elle était toujours en short, mais elle avait remplacé son haut de maillot par un T-shirt.
Ce dernier était ample, mais on devinait qu’elle ne portait pas de soutien-gorge en dessous. Au
souvenir de ses seins nus et frémissants sous ses mains et ses lèvres, Nicolo fut transpercé par une
flèche de désir.
Il ne lui arrivait pas souvent d’être à court de mots, mais là il ne savait vraiment pas quoi dire…
Mais de toute façon, parler avait tendance à compliquer les choses. Si seulement la situation était
différente ! Il prendrait Sophie dans ses bras et il l’embrasserait. Elle lui rendrait son baiser, il la
porterait jusqu’à sa chambre et il lui ferait l’amour jusqu’à ce que la nuit tombe. Mais tout cela était
impossible, bien sûr. Dommage…

* * *

Quand Nicolo entra dans la cuisine, Sophie faillit perdre contenance. Non seulement elle ne
savait pas où se mettre, mais il la troublait toujours autant ! C’était vraiment infernal… S’efforçant de
se ressaisir, elle se risqua à le regarder en face. A sa grande surprise, il fuya son regard et ses
pommettes s’enflammèrent. Apparemment, il était aussi mal à l’aise qu’elle. Dommage pour lui. Elle
avait décidé de rester jusqu’à ce que la date anniversaire de l’incendie soit passée. Mais pas question
de lui expliquer qu’elle s’inquiétait pour lui et qu’elle ne voulait pas le laisser seul avec ses souvenirs.
— J’ai préparé un rôti d’agneau avec des pommes de terre nouvelles et des haricots verts,
déclara-t-elle d’un ton neutre. Et j’ai pensé que nous pourrions dîner dans la cuisine.
En servant le rôti, elle chercha quelque chose à dire pour rompre le silence tendu.
— Beth a l’air très sympathique. Elle m’a dit que vous étiez amis depuis des années.
Nicolo hésita. Il détestait évoquer son passé, mais curieusement il avait envie de parler de
Michael à Sophie.
— Nous avons fait connaissance quand elle rendait visite à son frère au service des grands
brûlés de l’hôpital où j’étais traité moi aussi. Michael avait été gravement brûlé dans un incendie
causé par une bougie qu’il avait laissée allumée une nuit. Beth et sa mère étaient parties pour quelques
jours chez des parents et à leur retour elles avaient trouvé leur maison calcinée et Michael aux soins
intensifs. Lui et moi sommes devenus amis à l’hôpital, mais malheureusement il n’a pas survécu à ses
blessures.
— C’est terrible, murmura Sophie.

* * *

Voilà pourquoi il avait réagi aussi vivement quand elle avait mis des bougies sur la table. Dire
que le sourire de Beth cachait une telle tragédie… Si elle avait su, elle aurait choisi un autre sujet de
conversation. Une fois de plus, elle venait sans le vouloir de lui rappeler cette période noire de sa vie.
Son visage était fermé. Impossible de savoir ce qu’il pensait.
— Je viens de me rappeler que j’ai acheté une bouteille de vin au village, dit-elle alors qu’elle
venait de s’asseoir en face de lui. Vous en voulez ?
— Je ne bois jamais d’alcool.
— Même pas du vin ? J’aurais pourtant cru qu’étant à moitié italien vous apprécieriez le vin.
Vous n’aimez pas ça ?
— J’ai beaucoup trop aimé ça autrefois.

* * *

La mâchoire de Nicolo se crispa. Il avait passé la plus grande partie de sa jeunesse à boire pour
oublier. A l’époque, aucune fête n’était réussie sans lui et les femmes faisaient la queue pour passer la
nuit dans son lit. Pendant des années, il avait vécu dans un tourbillon de frivolité.
Il refoula ses souvenirs — une vieille habitude — et il regarda Sophie. Pourquoi était-il tenté de
lui dire la vérité sur son passé ? Elle ne comprendrait pas pourquoi il était toujours tourmenté si
longtemps après l’incendie.

* * *

— Mais vous posez beaucoup de questions, reprit-il d’un ton brusque. Laissez-moi vous en
poser à mon tour, pour changer un peu.
— Que voulez-vous savoir ?
Elle n’avait pas de secrets. Enfin si, elle en avait un. Mais sa stérilité n’était pas un sujet
susceptible d’intéresser Nicolo…
Il termina son assiette et se renversa contre le dossier de sa chaise.
— Pourquoi avez-vous appris le taekwondo ?
— Il y avait un club d’arts martiaux à l’université. Pour être très franche, si mes amies et moi
nous nous sommes inscrites au cours c’est uniquement parce que le prof nous plaisait beaucoup.
Richard m’a trouvée douée et il m’a proposé de me donner des cours particuliers.
— Le beau prof s’est-il contenté de vous enseigner les arts martiaux ?
— Non. Entre les séances d’entraînement et les compétitions, nous passions beaucoup de temps
ensemble et notre relation est devenue plus personnelle.

* * *

Pourquoi éprouvait-il une antipathie irraisonnée pour cet homme ? se demanda Nicolo avec
irritation. Un homme qu’il n’avait jamais rencontré ! Si Sophie craquait pour son prof de taekwondo,
qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ?
— Vous êtes toujours ensemble ? demanda-t-il d’un ton désinvolte.
— Non.
— Votre choix ou le sien ?
— Le sien, si vous tenez vraiment à le savoir.
Sophie se leva et ramassa les assiettes.
— Si vous voulez un dessert, il y a de la glace dans le congélateur.
— Vous étiez amoureuse de M. Prof de Taekwondo ?
Elle mit les assiettes dans l’évier, le dos très raide.
— Ça ne vous regarde pas.
— Ah, donc vous l’étiez.
Mais pourquoi s’intéressait-il autant à sa vie amoureuse ? se demanda Nicolo. C’était idiot…
Mais c’était plus fort que lui.
— Pourquoi a-t-il rompu avec vous ?
Elle pivota sur elle-même et le foudroya du regard.
— Parce que…
Prenant une profonde inspiration, elle poursuivit d’un ton plus calme.
— Parce qu’il y avait entre nous des problèmes qui faisaient qu’envisager l’avenir ensemble
était impossible.

* * *

Sophie se mit à faire la vaisselle tout en se remémorant le soir où Richard avait rompu. Il avait
évoqué la possibilité d’un avenir commun et elle avait décidé de lui dire que sa chimiothérapie avait
compromis ses chances d’avoir des enfants.
Sa réaction l’avait anéantie.
« Je veux des enfants. Il est inconcevable pour moi de ne pas fonder une famille. Je suis désolé,
Sophie, mais c’est comme ça. Je regrette que tu ne m’aies pas dit plus tôt que tu ne pouvais pas avoir
d’enfants. »
Ils n’avaient même pas fini de dîner. Ils avaient quitté le restaurant aussitôt et Richard l’avait
conduite directement chez elle. Le choc avait été si grand qu’elle n’avait même pas pleuré. L’homme
qu’elle aimait et dont elle croyait être aimée s’était révélé incapable de l’accepter telle qu’elle était. Il
l’avait rejetée, comme son père avant lui.
Déglutissant péniblement, Sophie s’efforça de chasser ces souvenirs de son esprit. Elle se
concentra sur les assiettes qu’elle rinçait.
— Je vais les essuyer.
La voix profonde de Nicolo la fit tressaillir. Il était juste derrière elle… A son grand regret, elle
fut envahie par une vive chaleur.
— Le dîner était succulent, ajouta-t-il. Votre petit ami a été stupide de rompre.
— Malheureusement, mes talents de cuisinière n’ont pas suffi à sauver notre relation, ironisa-t-
elle.

* * *
Elle plaisantait, mais de toute évidence son ex lui avait brisé le cœur… Nicolo fut assailli par
une bouffée de colère. Comment ce Richard avait-il osé la faire souffrir ? Il ne la connaissait que
depuis peu, mais il avait été frappé par sa compassion et sa générosité. Elle n’avait certainement pas
mérité ça. D’un geste très doux il écarta une mèche de cheveux de sa joue, effleurant sa peau du bout
des doigts. Elle s’écarta vivement de lui et il réprima une moue de dérision. Après la façon dont il
l’avait quittée dans le jardin, il ne pouvait pas lui en vouloir…
Sophie était au supplice. Nicolo la troublait toujours autant et sentir son corps si près du sien
était une véritable torture. Alors si en plus il s’amusait à lui caresser la joue ! Mais ce n’était pas tout,
malheureusement. Cette petite scène de la vie domestique lui rappelait cruellement qu’elle avait peu de
chances de vivre un jour en couple. Bien sûr, il n’était pas complètement exclu qu’elle rencontre un
homme ne souhaitant pas avoir d’enfants. Cependant, elle s’était habituée à l’idée qu’elle ne se
marierait jamais. La plupart du temps elle n’en souffrait pas, mais ce soir, curieusement, cette
perspective lui était insupportable…

* * *

— Je vous laisse finir, dit-elle brusquement. Il est tard, je vais me coucher.


— Il est 20 h 30.
— J’ai mal dormi la nuit dernière.
— Le remords sans doute. Après tout, vous avez failli me noyer dans la piscine.
Elle s’empourpra.
— Je vous ai déjà dit que je le regrettais.
La lueur malicieuse qui brillait dans les yeux de Nicolo acheva de lui serrer le cœur. Sa colère
était moins déstabilisante…
— Pour être franche, je regrette carrément d’être venue à Chatsfield House.
Allons bon, sa voix tremblait… Si elle ne s’éloignait pas immédiatement de Nicolo, elle risquait
de fondre en larmes… Sans un mot de plus, elle se dirigea vers la sortie.
— Sophie…
La voix de Nicolo était rauque… Mon Dieu ! Comme elle avait envie de faire demi-tour, de
courir se jeter dans ses bras ! Faisant appel à toute sa volonté, elle continua de marcher dans la même
direction et quitta la cuisine.

* * *

Cette pièce ne lui manquerait pas lorsqu’elle quitterait Chatsfield House, songea Sophie, en
promenant son regard sur le bureau de Gene Chatsfield. Depuis dix jours, elle s’y enfermait toute la
journée pour éviter Nicolo. Seul point positif, elle avait enfin déniché les documents relatifs à la
propriété en Italie. Curieusement, ce n’était pas un hôtel comme elle le pensait, mais une propriété
privée. Ça ne la regardait pas, de toute façon. Aujourd’hui, c’était la date anniversaire de l’incendie.
Plus qu’une soirée à passer à Chatsfield House, et ensuite elle n’aurait plus de raison de prolonger
son séjour.
Après ce qui s’était passé dans le jardin clos, elle n’avait pas pu se résoudre à tenter de
convaincre Nicolo d’assister à l’assemblée des actionnaires. Elle avait l’impression de vivre entre
parenthèses. Retrouver son appartement à Covent Garden et son travail au Chatsfield lui ferait le plus
grand bien. Sa vie reprendrait son cours normal et elle oublierait sans doute très vite Nicolo.
Elle secoua la tête en soupirant. Pourquoi se raconter des histoires ? Il occupait ses pensées jour
et nuit. Heureusement, il semblait décidé à l’éviter lui aussi et passait des heures à travailler dans son
bureau. Ils ne se voyaient qu’au dîner, chaque soir. Confectionner des plats compliqués était une
distraction bienvenue. Obligée de se concentrer, elle ne pensait pas trop à Nicolo. Mais dès qu’il la
rejoignait dans la cuisine elle était envahie par le trouble et elle devait se surveiller en permanence
pour le cacher.
De toute évidence, leurs conversations contraintes pendant le dîner lui étaient aussi pénibles qu’à
elle. Parfois elle surprenait son regard sur elle sans pouvoir définir la lueur qui y brillait. Toutefois,
leur attirance mutuelle était toujours palpable, si bien que dès le dîner terminé elle le laissait
débarrasser la table et se retirait dans sa chambre sous un prétexte quelconque.
Ce soir, en revanche, elle devrait rester avec lui. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il se confie à elle,
mais il n’était pas question de le laisser seul avec ses souvenirs de l’incendie.
Une heure plus tard, elle mit la marmite de chili con carne au four. Passer une minute de plus
dans le bureau de Gene était au-dessus de ses forces, décida-t-elle en sortant dans le parc. C’était une
belle soirée d’été. Sous les rayons du soleil déclinant, les briques rouges prenaient des reflets dorés et
la maison ressemblait un peu moins à une sévère institution victorienne.
En passant à proximité de la piscine, Sophie constata avec surprise qu’elle était vide, propre et
en train de se remplir. Elle ne serait pas pleine avant son départ, cependant. Dommage. Nicolo avait-il
l’intention de l’utiliser ? Elle l’imagina en maillot de bain et une vive chaleur l’envahit. A la
réflexion, c’était une chance qu’elle s’en aille demain, avant que cette fixation stupide lui fasse perdre
la tête…
Alors qu’elle revenait vers la maison, elle entendit de la musique. La porte-fenêtre du salon était
ouverte et quelqu’un jouait du piano avec une technique et une émotion exceptionnelles. Elle retint
son souffle. Ce morceau, elle l’avait souvent entendu quand elle était enfant, joué par son père dont
Chopin était le compositeur favori… Elle traversa la terrasse et jeta un coup d’œil furtif dans la pièce.
Les yeux mi-clos, Nicolo était visiblement perdu dans la musique, habité par elle. Des larmes
montèrent aux yeux de Sophie. C’était bouleversant de l’entendre jouer avec une telle sensibilité.
— Vous pouvez venir. Vous n’êtes pas obligée de vous cacher.
La voix de Nicolo la fit tressaillir et elle s’empourpra. Elle entra dans la pièce, tandis que Nicolo
continuait de jouer, enchaînant sur quelques airs modernes avant de revenir à la musique classique
avec un Nocturne de Chopin.
— La musique vous émeut toujours autant ?
Il joua les dernières notes, puis il fixa sur elle un regard pénétrant.
— Ou bien est-ce moi qui joue si mal que ça vous afflige ?
— Bien sûr que non. J’ignorais que vous jouiez aussi bien du piano. Vous entendre m’a rappelé
mon père. C’est un pianiste extraordinaire. Quand j’étais enfant, il jouait pour moi quand il rentrait du
travail. Je m’asseyais à côté de lui et j’écoutais. Il a essayé de m’apprendre, mais je crains de n’avoir
hérité ni de son talent ni de sa patience.
— Vous a-t-il appris à jouer ça ?
Nicolo joua les premières notes d’un air qu’elle reconnut immédiatement. Elle le jouait autrefois
à quatre mains avec son père.
— C’est l’un des premiers morceaux que m’a appris mon professeur de piano, dit Nicolo quand
elle hocha la tête. Jouez-le avec moi.
Il lui fit de la place sur le tabouret, et après une légère hésitation elle s’assit à côté de lui.
— Je ne me rappelle pas comment on le joue.
— Ce n’est pas difficile. Vous jouez ces notes, expliqua-t-il en lui montrant, et je jouerai
l’accompagnement à l’octave. Prête ?
Après quelques faux départs, Sophie parvint à jouer sa partie. Des souvenirs d’enfance affluèrent
à sa mémoire.
— Papa et moi nous faisions comme si nous jouions dans une salle de concert. A la fin du
morceau, nous nous levions, il me prenait par la main et nous saluions le public.
Elle rougit.
— Ça paraît stupide, mais c’était très amusant.
— Ce n’est pas stupide. C’est bien d’avoir de beaux souvenirs d’enfance. Vous êtes proche de
votre père ?
— Autrefois je l’étais.
Sophie se mordit la lèvre. Entendre Nicolo jouer du piano de manière aussi extraordinaire avait
réveillé des émotions qu’elle gardait d’ordinaire enfouies au plus profond d’elle.
— Quand j’étais petite, j’adorais mon père. Ma mère était très prise par sa carrière d’avocat et je
passais beaucoup de temps avec lui.
Elle sourit.
— Pour mon neuvième anniversaire, il m’a offert une magnifique maison de poupée qu’il avait
conçue et fabriquée lui-même. Il m’a aussi appris à jouer au tennis et aux échecs.
Sa gorge se noua.
— Mais tout a changé quand mes parents ont divorcé.
Le jour où son père avait quitté définitivement la maison, elle s’était senti trahie et elle avait
failli courir derrière lui pour le supplier de rester. En regardant s’éloigner la voiture, elle avait dû se
rendre à l’évidence. Sa vie insouciante d’avant la maladie était terminée pour toujours.
— Je traversais une période difficile et j’en voulais à mon père de s’en aller alors que j’avais
besoin de lui. Nous ne nous sommes plus parlé pendant longtemps. Il me téléphonait, mais je refusais
de lui parler. Je devais avoir l’air d’une enfant gâtée, mais je souffrais trop de son départ.
Sophie se tut. Pourquoi avait-elle éprouvé le besoin de se confier à Nicolo ? Elle s’apprêtait à se
lever lorsqu’il déclara :
— Je trouve votre réaction compréhensible. Vous deviez vous sentir abandonnée.
Sa voix se durcit.
— Croyez-moi, je sais ce que c’est. Après le départ de ma mère, j’étais un adolescent perturbé,
plein de hargne. Où vit votre père aujourd’hui ?
— En Ecosse avec sa seconde femme. Il a eu deux filles avec Janice. Kirsty et Laura, qui ont huit
et quatre ans.
Elle avait beaucoup de mal à les considérer comme ses sœurs. Mais elle n’avait aucune envie de
le reconnaître. Elle avait déjà du mal à s’avouer à elle-même qu’elle était jalouse de ces petites filles
qui avaient pris sa place auprès de son père… Et elle préférait ne pas savoir s’il leur apprenait à jouer
du piano.
— Les filles de votre père doivent être contentes d’avoir une demi-sœur plus âgée. Vous devez
être quelqu’un de très important pour elles, comme l’était Lucilla pour moi, ainsi que pour mes frères
et ma sœur plus jeunes.
— Je ne les vois pas très souvent, dit-elle en haussant les épaules. Travailler pour Christos est
très prenant et je n’ai pas souvent l’occasion d’aller à Edimbourg.
Elle éprouva une pointe de remords au souvenir de sa dernière visite à la famille de son père, à
Noël. En apparence, tout s’était bien passé. Les adultes étaient courtois et les petites filles adorables.
Mais pas un seul instant elle n’avait réussi à se débarrasser de la tension qui l’habitait. Celle-ci n’était
pas passée inaperçue et elle s’était reflétée dans le sourire contraint de Janice. Si bien que son père et
sa femme avaient été visiblement aussi soulagés qu’elle, lorsque Christos l’avait appelée pour lui
demander de reprendre le travail plus tôt que prévu.
La voix de Nicolo ramena Sophie à la réalité.
— C’est Lucilla qui m’a incité à apprendre à jouer du piano. Ma sœur s’était beaucoup
documentée sur les brûlures et elle a pensé que jouer du piano pouvait être un bon exercice pour mes
doigts. Tout de suite après l’incendie, je ne pouvais pratiquement plus les bouger. Jouer du piano s’est
révélé extrêmement bénéfique pour les muscles de ma main, mais également pour mon moral. Ça
m’a donné un objectif et ça m’a aidé à supporter la douleur.
Les traits de Nicolo s’altérèrent imperceptiblement et le cœur de Sophie se serra.
— Je sais que c’est aujourd’hui la date anniversaire de l’incendie.
Devant son air surpris, elle précisa :
— C’est Beth qui me l’a dit. Elle ne voulait pas que vous soyez seul ce soir.
Elle venait de commettre une erreur, comprit-elle aussitôt.
— C’est Beth qui vous a demandé de rester ? s’exclama-t-il, les yeux étincelant de colère. Vous
êtes restée à Chatsfield House parce que vous vous êtes imaginé que j’aurais besoin d’une épaule sur
laquelle pleurer ? Dio !
Il se leva d’un bond.
— Pour qui vous prenez-vous ? Pour Mère Teresa ? Je ne veux pas de votre pitié, bon sang !
8.

— Je n’ai pas pitié de vous, protesta-t-elle en se levant à son tour. Mais je ne vous comprends
pas. Pourquoi vous terrez-vous ici ? Pourquoi vous êtes-vous coupé de votre famille ? De votre père
et de sa société ? Vous avez vécu une expérience terrifiante. Mais vous avez survécu. Vous savez
mieux que quiconque à quel point la vie est précieuse, non ?
Devant le silence de Nicolo, elle poursuivit.
— Vous avez accompli un acte très courageux. Vous avez sauvé la vie d’une femme de chambre.
Vous êtes un héros et vous devriez être fier de ce que vous avez fait.
— Fier ?
Nicolo eut un rire amer. Il était accablé de honte, au contraire ! Malgré le temps, ses souvenirs
ne s’estompaient pas. Et ce soir, le dégoût de lui-même qui ne le quittait pas depuis vingt ans était plus
intense que jamais.
— Je vous ai déjà dit que vous posiez trop de questions, répliqua-t-il sèchement.
Il contempla le beau visage de Sophie et son cœur se serra. Il n’avait pas envie qu’elle soit là. Il
n’avait pas envie qu’elle le regarde avec cette compassion qui le bouleversait…
— Vous voulez savoir la vérité ? Je n’ai jamais été un héros. C’est moi qui ai déclenché
l’incendie. C’est ma faute si la femme de ménage s’est retrouvée piégée par le feu et si nous avons
failli tous les deux y rester.

* * *

Sophie se remémora les paroles de Betty, la femme de ménage.


M. Nicolo faisait les quatre cents coups dans sa jeunesse. Les journalistes n’ont jamais su toute la
vérité sur l’incendie…
Elle regarda Nicolo. Son visage torturé lui déchira le cœur.
— Je ne comprends pas. Comment avez-vous pu déclencher l’incendie ?
Il passa la main dans ses cheveux et malgré la tension qui régnait dans la pièce, elle fut assaillie
par une bouffée de désir. Avec son regard farouche il avait toujours un air de bandit, mais elle avait
eu plusieurs fois l’occasion de deviner une grande sensibilité chez lui. Une vulnérabilité très
touchante. Elle mourait d’envie de nouer les bras autour de sa taille et de poser la joue contre son
torse puissant.
— J’étais ivre, dit-il d’un ton brusque.
— Ivre ? Vous aviez treize ans !
— J’avais bu le whisky de mon père.
Il poussa un profond soupir.
— Je m’étais introduit en cachette dans sa suite avec l’intention de vider sa bouteille de scotch
dans l’évier. Puéril, je sais, mais j’étais encore un enfant. Je lui en voulais terriblement à cause de…
Il crispa la mâchoire. Quelques jours plus tôt, il avait surpris son père au lit avec une femme de
chambre de l’hôtel…
— A cause de quelque chose qu’il avait fait. Je voulais le contrarier. Gene avait plusieurs
bouteilles de single malts très anciens et très chers. J’ai dû boire le quart d’une bouteille, puis j’ai
vidé les autres dans le lavabo et j’ai voulu fumer un de ses cigares. Ça m’a écœuré. Je l’ai jeté à la
poubelle et j’ai failli vomir. J’ai dû m’endormir peu de temps après, à cause de tout l’alcool que
j’avais bu. Quand je me suis réveillé, la suite était en flammes et il était impossible de traverser la
pièce pour sortir.
— Ça devait être terrifiant.
— Mon seul espoir de m’échapper, c’était de descendre le long du tuyau d’évacuation qui court
le long de la façade de l’hôtel. J’étais au sixième étage, mais ça valait la peine d’essayer.
Nicolo secoua la tête.
— En fait, je ne crois pas que je m’en serais sorti. Mais au moment où j’enjambais la balustrade
de la terrasse, j’ai entendu quelqu’un crier à l’intérieur de la suite. Je suis retourné dans la chambre de
mon père et j’ai trouvé une des femmes de chambre de l’hôtel dans la salle de bains. Je n’arrêtais pas
de lui dire de sortir, mais elle était en état de choc, incapable de bouger. Nous commencions tous les
deux à tousser à cause de la fumée et je savais que nous allions mourir. Et puis j’ai eu une idée. C’était
très risqué, mais il n’y avait pas d’autre solution. J’ai rempli la baignoire d’eau et j’ai mouillé une
pile de serviettes que j’ai enroulées autour de nous. Puis j’ai entraîné la femme de chambre à travers
la pièce en feu. Mon côté gauche est resté découvert et c’est là que j’ai été brûlé le plus gravement. Je
ne sais pas comment nous avons réussi à atteindre la sortie. Je me souviens juste de la fumée, des
flammes et du bruit assourdissant des meubles qui brûlaient.
— Mais vous avez réussi. Sans votre courage, la femme de chambre serait morte. Vous avez
peut-être déclenché accidentellement l’incendie, mais ensuite vous vous êtes conduit en héros. Vous ne
voyez pas ça ?
— J’étais un héros aux yeux des médias, mais parce qu’ils ignoraient la vérité. Seule ma famille
sait ce qui s’est passé. Naturellement, mon père était furieux. Quant à mes frères et sœurs, ils ont
trouvé que j’avais été stupide.
Nicolo réprima un soupir. Il se demandait parfois si ses frères et sœurs auraient été un peu plus
compatissants s’il leur avait dit qu’il avait surpris leur père avec une femme de chambre. Mais
dévoiler un fait aussi humiliant pour sa mère lui avait paru trop déloyal. Il était convaincu que sa
mère avait découvert l’infidélité de son mari et que c’était la cause de son départ. Mais certain qu’elle
finirait par revenir, il n’avait jamais parlé à personne de sa découverte.
— Lucilla s’est bien occupée de moi. Je lui dois beaucoup. Mais au bout de quelques années, elle
ne pouvait plus me contrôler. Je me suis mis à boire pour ne plus penser à ce qui s’était passé. Les
médias étaient fascinés par le « héros du Chatsfield » comme ils m’appelaient. Ma vie privée est
devenue un feuilleton sentimental dans lequel les femmes étaient nombreuses à vouloir tenir la
vedette.
Il eut une moue sarcastique.
— Vous seriez surprise par le nombre de femmes qui étaient curieuses de voir mes cicatrices et
qui éprouvaient une excitation perverse à l’idée de coucher avec un monstre.
— Arrêtez ! supplia Sophie en se bouchant les oreilles. Vous n’êtes pas un monstre et je ne peux
pas croire que ces femmes vous considéraient comme tel. Pourquoi avez-vous une si mauvaise
opinion de vous-même ? Vous avez commis une erreur quand vous étiez encore un jeune garçon.
Allez-vous vous punir toute votre vie ?
— Votre compassion vous honore. Mais vous changerez peut-être d’attitude quand vous saurez
ce qui est arrivé à la femme de chambre. Sa vie est fichue. Elle souffre de problèmes respiratoires dus
à l’inhalation de la fumée, ainsi que de crises d’angoisse qui l’ont rendue inapte au travail. Elle est
également défigurée par de graves brûlures au visage. Pendant des années je suis resté sans savoir ce
qu’elle était devenue. J’étais tellement centré sur moi-même que je ne lui accordais pas une seule
pensée. Mais un jour je l’ai revue… et j’ai pris conscience des conséquences terribles de mon acte, de
la détresse dont j’étais la cause.
Nicolo se dirigea vers la fenêtre et regarda les ombres qui s’allongeaient dans le parc tandis que
la nuit tombait. Pourquoi racontait-il à Sophie ce dont il n’avait jamais parlé à personne ? Il n’en avait
aucune idée. Mais contre toute attente, il se sentait soulagé.
— Un soir, il y a environ huit ans, elle est venue ici. Il y avait une fête et comme d’habitude
j’avais trop bu. Quand le maître d’hôtel m’a prévenu qu’une femme du nom de Marissa Bisek voulait
me voir, ça ne m’a rien dit du tout. Après l’incendie, je n’avais même pas cherché à savoir son nom.
Sophie l’avait rejoint, mais il poursuivit sans la regarder.
— Je l’ai à peine reconnue. Elle semblait avoir vieilli de trente ans et son visage, brûlé d’un
côté, était difforme. Elle m’a dit que son mari l’avait quittée parce qu’il ne supportait pas son
apparence. Et comme elle ne pouvait plus travailler, elle avait beaucoup de mal à élever ses deux
enfants toute seule.
Il secoua la tête.
— Depuis des années, elle lisait le récit de mes exploits dans les journaux. Nicolo Chatsfield, le
play-boy héroïque. Et le pire, c’était que Marissa elle-même me considérait comme un héros. Elle
ignorait que c’était moi qui avais mis le feu et qui avais détruit sa vie. Je n’avais jamais pensé à elle
jusqu’à ce qu’elle vienne ce soir-là me demander un peu d’argent.
Nicolo jeta un coup d’œil à Sophie.
— Beau héros, n’est-ce pas ?
— Oui, vous étiez un héros, affirma-t-elle avec feu. Sans votre courage, les enfants de Marissa
n’auraient pas grandi avec leur mère. La vie de Marissa a peut-être été affectée par l’incendie, mais je
suis sûre qu’elle vous est reconnaissante de l’avoir sauvée. Et qu’elle tient d’autant plus à la vie
qu’elle a failli la perdre.
De toute évidence, son vibrant plaidoyer laissait Nicolo perplexe.
— Qu’est devenue Marissa après sa visite ?
— Je me suis occupé d’elle et de ses enfants. J’ai également fait en sorte qu’elle touche à ma
place la rente dont j’étais bénéficiaire dans le cadre de la fiducie familiale.
Nicolo poussa un profond soupir.
— Je savais qu’il fallait que je change de vie. Je méprisais le séducteur buveur de champagne
que j’étais devenu, et je détestais cette étiquette de héros que je ne méritais pas.
Il eut une hésitation. Pouvait-il parler à Sophie de la fondation qu’il avait créée ? Personne ne
connaissait l’identité du mystérieux bienfaiteur qui donnait des millions de livres à l’association
d’aide aux grands brûlés, et il préférait ça.
— Je me suis bien regardé et ce que j’ai vu ne m’a pas plu. Je ne parle pas de mes cicatrices,
précisa-t-il alors que Sophie ouvrait la bouche. Mais de l’homme que j’étais. Par ailleurs, puisque
j’avais renoncé à ma rente en faveur de Marissa, il fallait que je travaille. Créer un fonds spéculatif
était une démarche logique.
— Et vous avez rapidement fait fortune, commenta Sophie.
Après tout ce qu’il avait enduré, il semblait normal qu’il trouve plus facile de vivre en reclus et
de se concentrer sur les transactions financières plutôt que sur les relations personnelles. Mais gagner
tout cet argent le rendait-il heureux ? Il était toujours tourmenté par son passé, en tout cas… Dans un
élan de pitié, Sophie prit la main de Nicolo dans la sienne.
— Je souhaite que vous puissiez vous pardonner, murmura-t-elle, la gorge nouée.
Nicolo tressaillit en sentant une goutte tomber sur sa peau. Il prit le menton de Sophie et lui fit
lever la tête vers lui.
— Des larmes, Sophie ? Vous croyez qu’elles vont réparer mes cicatrices ?
Elle secoua la tête.
— Pas celles qui sont visibles. Quant aux autres, vous seul pouvez les effacer. Nicolo… la vie est
si précieuse. Je suis mieux placée que la plupart des gens pour le savoir.
— Vous ?
Il laissa échapper un rire incrédule.
— J’apprécie votre compassion, Sophie, mais comment pourriez-vous comprendre ce qu’on
ressent quand on est en danger de mort ?
— Je le comprends parce que ça m’est arrivé à moi aussi. Pas d’être prisonnière d’un incendie.
Mais d’affronter la mort.
— Que voulez-vous dire ?
Sophie prit une profonde inspiration.
— J’ai eu un cancer à seize ans. J’ai failli mourir.
Nicolo eut le souffle coupé. Sophie était si enjouée, si pleine de vie… Il était impossible
d’imaginer qu’elle avait eu une maladie grave.
— Un cancer ?
— Un cancer des os. Ç’a commencé par une boule au genou. Comme je jouais beaucoup au
tennis, j’ai cru que je m’étais blessée. Mais j’étais fatiguée en permanence et ma mère a insisté pour
que j’aille voir le médecin. Elle pensait que je manquais de vitamines. Une prise de sang a révélé des
anomalies et on m’a envoyée à l’hôpital pour des examens plus approfondis. C’était une tumeur. Ont
alors commencé de longs mois de chimiothérapie. A un moment, l’amputation de la jambe a été
envisagée, ce qui n’avait rien de réjouissant.
Sophie s’efforçait de garder un ton léger, mais sa voix tremblait légèrement, constata Nicolo. Il
aimerait tellement la prendre dans ses bras et la serrer contre lui pour la réconforter ! Mais mieux
valait la laisser parler. Visiblement, elle en avait besoin.
— Ç’a été une période difficile, non seulement pour moi mais aussi pour mes parents. Ma mère
a ralenti son rythme de travail pour pouvoir rester auprès de moi à l’hôpital. Mais j’ai eu de la
chance, le traitement a été efficace. Deux ans plus tard les médecins m’ont libérée. J’ai pu reprendre
ma vie et aller à l’Université. Je me réjouirai toujours d’avoir eu droit à une seconde chance et je suis
déterminée à savourer pleinement chaque jour de ma vie.
Après une pause, Sophie ajouta :
— Vous avez été gravement blessé, mais vous êtes vivant. Je souhaite que vous puissiez vous
aussi profiter de chaque jour, de chaque instant de votre vie.
— Vraiment ? demanda Nicolo d’une voix vibrant d’émotion.
Comme lui, Sophie avait été confrontée à la mort à peine sortie de l’enfance. Voilà pourquoi elle
était capable d’une telle sensibilité. Et si elle avait survécu à cette terrible épreuve, c’était certainement
dû en partie à sa détermination et à son courage. Elle s’était battue farouchement contre la maladie. Il
n’y avait aucun doute là-dessus. Dire qu’il avait traité sa bonne humeur par le mépris… Comme il
comprenait à présent sa détermination à profiter de chaque instant !
— Et si je te disais que je meurs d’envie de savourer l’instant et de te faire l’amour, Sophie ?
J’en meurs d’envie depuis ton arrivée.
Electrisée par le regard étincelant de Nicolo, Sophie sentit son cœur s’affoler dans sa poitrine.
— Le jour de mon arrivée tu m’as jetée dehors, rappela-t-elle d’une voix rauque.
— Parce que j’étais conscient du danger que tu représentais pour ma raison.
Il l’attira contre lui.
— Je ne suis pas un homme pour toi, mais bon sang, je suis incapable de résister plus
longtemps, Sophie.
Quand il l’avait vue marcher vers la maison un peu plus tôt, silhouette éthérée dans sa robe de
soie grise, avec ses cheveux blonds ondulant sous la brise, il avait su que la bataille était perdue.
Réprimer son désir pour elle était devenu impossible. Surtout à présent qu’il savait qu’elle avait failli
mourir. La vie était si fragile… Il était heureux que la sienne ait été épargnée.
Sophie n’avait rien à voir avec les innombrables femmes avec qui il avait couché autrefois. Elle
faisait naître en lui une émotion qu’il n’avait jamais ressentie auparavant… Enfonçant les doigts dans
ses cheveux, il se pencha vers elle et s’empara de sa bouche avec fougue.

* * *

Même si elle en avait eu l’intention, Sophie aurait été incapable de résister à la passion qui la
submergea dès que les lèvres de Nicolo se posèrent sur les siennes. Son esprit lui souffla qu’elle
commettait une folie, mais son corps n’en tint aucun compte. Une chaleur se répandit entre ses
cuisses, tandis que Nicolo approfondissait son baiser tout en la couvrant de caresses fébriles.
Quelques minutes plus tard, il la souleva de terre et quitta le salon à grands pas.

* * *

La chambre était plongée dans la pénombre du crépuscule. Par la fenêtre ouverte, Sophie
entendit vaguement un merle qui faisait ses dernières vocalises de la journée. Mais ce chant fut
étouffé par les battements frénétiques de son cœur lorsque sa robe glissa à terre, bientôt suivie par
son soutien-gorge. Nicolo l’allongea sur le lit, puis il la rejoignit et captura de nouveau sa bouche
avant de parsemer son cou de baisers et de poursuivre lentement sa descente vers ses seins. Il donna
un coup de langue furtif à une pointe frémissante, puis il l’aspira entre ses lèvres avec avidité. Elle se
mit à onduler des hanches en gémissant, tandis qu’il suçait et mordillait tour à tour ses tétons. Elle
avait trop envie de lui… Impatiente de s’unir à lui, elle déboutonna sa chemise et la lui enleva.
La pénombre ne lui permettant pas de voir distinctement ses traits, elle tendit la main et trouva
l’interrupteur de la lampe de chevet. Nicolo se raidit lorsque la lumière les éclaira.
— Eteins. Je suis sûr que tu n’as pas envie de voir mes cicatrices. Tu ne veux pas que je garde
ma chemise ?
Le cœur de Sophie se serra et elle caressa son torse et son bras.
— J’ai déjà vu tes cicatrices.
Prenant le visage de Nicolo à deux mains, elle plongea son regard dans le sien.
— Tu es l’homme le plus sexy que j’aie jamais rencontré et je n’ai jamais été aussi excitée de ma
vie. Je veux te regarder pendant que tu me fais l’amour.
— Mon Dieu, Sophie…
Nicolo déglutit péniblement. Il promena les doigts sur ses épaules, ses seins, son ventre, le
triangle soyeux de son sexe… Un juron lui échappa et il retira vivement sa main.
L’estomac de Sophie se noua. Que se passait-il ? Allait-il la rejeter de nouveau ? Peut-être ne la
trouvait-il pas excitante… Comment expliquer autrement le fait que la lueur de désir s’était estompée
dans ses yeux ?
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle d’une voix mal assurée.
S’il la laissait en plan une seconde fois, elle ne le supporterait pas…
— Je n’ai pas de préservatif, répliqua-t-il d’un air contrit. Désolé, mais je suis sûr que tu n’as
pas plus envie que moi d’une grossesse.
— Oh.
Sophie fut submergée par un immense soulagement. Le baiser gourmand qu’il déposa sur sa
bouche et le contact de sa virilité pleinement éveillée contre sa cuisse achevèrent de la rassurer.
— Quelle plaie ! marmonna-t-il en roulant sur le dos.
Puis il lui prit la main et la porta à ses lèvres, lui embrassant les doigts avec une tendresse
inattendue qui affola son cœur.
— La pharmacie du village est fermée, mais il y a un garage sur la route principale. On y trouve
peut-être des préservatifs. Je peux faire l’aller-retour en un quart d’heure, si tu peux attendre aussi
longtemps.
Il fut parcouru d’un long frisson.
— Pour ma part, je ne suis pas sûr d’en être capable.
— Tu n’es pas obligé d’attendre, ni de partir à la recherche d’une pharmacie de garde. En fait…
Je ne risque pas de tomber enceinte. Les traitements m’ont rendue stérile.
Nicolo eut un étrange pincement au cœur. Il écarta une mèche de cheveux du visage de Sophie.
— Ç’a dû être très dur d’apprendre ça.
— Pour être honnête, après avoir survécu au cancer, m’entendre dire que je n’aurais sans doute
jamais d’enfants n’a pas été la fin du monde.
Nicolo admira une fois de plus l’optimisme de Sophie et son refus de se lamenter sur son sort.
— Tu es fantastique, murmura-t-il avant de capturer sa bouche dans un baiser brûlant.

* * *

Sophie lui répondit avec ferveur, puis elle s’abandonna avec volupté aux sensations délicieuses
qui la submergeaient tandis qu’il honorait de nouveau ses seins, puis la couvrait de caresses. Ses
doigts se glissèrent sous l’élastique de sa culotte et elle souleva le bassin pour qu’il puisse la lui ôter.
Sous son regard admiratif, elle sentit une chaleur se répandre entre ses cuisses. Il l’effleura, puis
enfonça un doigt dans son sexe et lui prodigua des caresses diaboliques qui mirent le comble à son
excitation.
Lorsque sa bouche prit le relais de ses doigts, elle laissa échapper un petit cri étranglé, à la fois
surprise et submergée par des sensations dévastatrices. Elle se mit à onduler des hanches en
gémissant, les doigts crispés sur ses épaules. Prise dans un tourbillon irrésistible, elle fut bientôt
secouée par une explosion de plaisir pur. A peine eut-elle repris son souffle qu’elle murmura d’une
voix suppliante :
— S’il te plaît…
C’était bon, c’était fantastique, mais elle voulait Nicolo. En elle. Maintenant. Il ne se fit pas prier.
Plongeant son regard dans le sien, il prit place entre ses cuisses et s’enfonça au plus profond d’elle
d’un coup de reins puissant. Elle était destinée à ça, songea-t-elle confusément. S’unir avec cet homme
énigmatique et blessé, hanté par son passé…
Leurs deux corps confondus entamèrent une danse lascive dont le rythme, d’abord nonchalant,
s’accéléra peu à peu. Emportés dans une spirale vertigineuse, ils atteignirent ensemble le sommet de
la volupté.
9.

Lorsque les étoiles s’éteignirent pour laisser place au point du jour, Nicolo se décida à se lever.
Pourquoi s’éloigner du corps tout chaud de Sophie lui demandait-il un tel effort ? se demanda-t-il
avec agacement.
Il ne se souvenait pas s’être endormi hier soir. S’il avait eu les idées claires, il se serait levé
immédiatement après l’amour. Non, s’il avait vraiment eu les idées claires, il n’aurait pas couché avec
elle… Il enfila son peignoir, mais au lieu de gagner la salle de bains pour prendre une douche froide,
il contempla Sophie, son visage au teint de pêche et ses cheveux blonds étalés sur l’oreiller. Son cœur
se serra. Elle était si belle… Au-dedans et au-dehors. La beauté de Sophie n’avait rien de superficiel.
Comment avait-il pu être irrité par sa nature enjouée ?
Il aurait mieux valu pour elle comme pour lui qu’elle ne revienne pas à Chatsfield House après
sa première tentative. Quand il s’était réveillé vers minuit et l’avait trouvée blottie contre lui, il avait
compris qu’il avait un problème. Certes, Sophie se disait partisane de savourer l’instant. Mais il
soupçonnait que même en dormant elle faisait déjà des projets d’avenir avec lui. Or, il n’avait rien à
lui offrir. Il traînait derrière lui un passé trop lourd. Il avait fait souffrir trop de monde et il ne voulait
plus prendre le risque de faire souffrir qui que ce soit. Il n’était pas disponible pour une relation avec
Sophie.

* * *

Dès qu’elle ouvrit les yeux, Sophie sut où elle était. Le souvenir des moments passés avec
Nicolo s’imposèrent aussitôt à elle et un délicieux bien-être l’envahit. Il lui avait fait l’amour avec
passion, mais aussi avec une tendresse inattendue. Mais elle était seule dans le lit, à présent… Elle se
redressa sur un coude et vit Nicolo debout devant la fenêtre, en jean noir et chemise blanche. Elle eut
un pincement au cœur. Se réveiller dans ses bras aurait été si agréable… Une bouffée de désir
l’assaillit. Si seulement il pouvait la rejoindre et lui faire l’amour comme cette nuit… Mais quelque
chose dans son attitude indiquait que ce n’était pas du tout son intention. L’estomac de Sophie se noua.
— Bonjour.
Nicolo se tourna vers elle, mais sans répondre et sans lui rendre son sourire. Son visage était
inexpressif.
— Je t’ai fait du thé, dit-il en avançant vers le lit.
Un plateau chargé d’une théière et d’une tasse était posé sur la table de chevet, constata-t-elle. En
principe elle aurait dû être touchée par cette attention, mais quelque chose lui disait que malgré son
calme apparent, Nicolo était très tendu.
— Je te sers une tasse ?
— Dans une minute, répondit-elle, la gorge nouée.
Pourquoi son amant tendre et passionné avait-il disparu pour laisser la place à un étranger froid
et distant ? Elle jeta un coup d’œil au réveil. Presque 10 heures ! Elle n’avait jamais dormi aussi tard
de toute sa vie. Mais après la nuit sportive qu’elle avait passée avec Nicolo, ça n’avait rien
d’étonnant…
— Il faut que je me lève.
Elle rabattit le drap et se raidit aussitôt. Quelle idiote ! Elle avait oublié qu’elle était nue… Elle
baissa les yeux sur ses seins et s’empourpra. Leurs pointes hérissées ne laissaient aucun doute sur
l’effet que lui faisait Nicolo. Elle lui jeta un coup d’œil furtif. Electrisée, elle eut le temps de
surprendre dans ses yeux une lueur de désir ardent avant qu’il reprenne un air impassible. Mais y
avait-il vraiment de quoi se réjouir ? Et si pour lui seul le sexe avait compté cette nuit ?
— J’ai décidé d’assister à l’assemblée des actionnaires, dit-il tandis qu’elle remontait le drap
jusqu’à son menton.
— Oh !
Elle ouvrit de grands yeux.
— C’est une bonne nouvelle. Je suis sûre que tu ne regretteras pas ta décision.
— Ça reste à voir. En tout cas, ça signifie que tu n’as pas besoin de rester plus longtemps ici. Tu
avais dit que tu rentrerais à Londres dès que tu aurais réussi à me convaincre.
Le cœur de Sophie se serra douloureusement.
— Nicolo, qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi fais-tu cela ?
Il s’écarta du lit, comme s’il voulait éviter son regard.
— La nuit dernière c’était bien, mais passer une deuxième nuit ensemble serait stupide.
Elle garda le silence.
— Quand tu auras eu le temps d’y réfléchir, je suis certain que tu partageras mon avis.
Elle fut tentée de discuter, puis elle renonça. A quoi bon lui dire que la nuit dernière était né entre
eux un lien très spécial ? Ce lien n’avait peut-être existé que dans son imagination. Comme avec
Richard… Stupide Sophie ! Ne comprendrait-elle donc jamais qu’il ne fallait pas faire confiance aux
hommes ? Elle avait aimé trois hommes dans sa vie. Mais son père, Richard, et aujourd’hui Nicolo
l’avaient laissée tomber. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Mais à quoi pensait-elle ? Elle n’était
pas amoureuse de Nicolo. « Alors pourquoi te sens-tu trahie ? » demanda une petite voix intérieure.
— Tu as raison, bien sûr, déclara-t-elle d’une voix ferme. Christos a besoin de moi au bureau et
comme tu le dis, je n’ai plus aucune raison de prolonger mon séjour. Je m’en irai dès que j’aurai
terminé mes valises.
Pas question de le supplier de la laisser rester. Elle avait sa fierté. Et de toute façon, pourquoi
voudrait-elle s’engager dans une relation avec un homme si traumatisé par son passé qu’il s’était
coupé du monde et refusait même de voir son père ? Elle regarda Nicolo et fut assaillie par un
mélange de colère, de souffrance et de frustration. Pourquoi ne parvenait-elle pas à percer la cuirasse
qui entourait son cœur ?
— Je suis désolée pour toi. Pas à cause de tes cicatrices, s’empressa-t-elle de préciser, mais
parce que tu ne peux pas ou tu ne veux pas te pardonner d’avoir déclenché l’incendie. Personne ne
peut changer le passé. La vie continue. Tu as eu droit à une seconde chance, mais au lieu de profiter
pleinement de ta vie, tu te caches dans cette maison en te lamentant sur ton sort.
La colère fit étinceler les yeux de Nicolo.
— C’est la vérité ! insista-t-elle. Tu as commis une erreur il y a vingt ans et tu n’as pas cessé de
te punir depuis. Ta vie vaut mieux que ça, Nicolo. Tu as accompli beaucoup de choses, mais tu
pourrais en accomplir bien davantage encore. Je ne crois pas du tout que tes frères et sœurs te
considèrent toujours comme responsable de ce qui s’est passé quand tu étais un enfant. Mais si tu veux
qu’ils soient fiers de toi, et si tu veux te sentir fier de toi, il faut que tu arrêtes de t’accabler de
reproches.

* * *

Ça paraissait facile, présenté comme ça, songea-t-il avec amertume. Mais Sophie n’avait détruit
la vie de personne. Certes, il était venu en aide à Marissa Bisek, après avoir découvert ce qu’elle avait
enduré à cause de l’incendie. Mais il avait l’impression que l’argent qu’il lui donnait servait avant tout
à soulager sa conscience.
Il regarda Sophie. Elle avait plaqué le drap sur elle, mais au lieu de dissimuler son corps il en
soulignait les courbes sensuelles… Des souvenirs de la nuit précédente s’imposèrent à lui et il sentit
sa virilité s’éveiller. Dio ! Si seulement elle ne lui faisait pas un effet aussi redoutable ! Mais bon,
c’était purement sexuel, se dit-il sans trop y croire.
— C’est fini la psychologie de comptoir ? demanda-t-il d’un ton vif.
Il jeta un coup d’œil à sa montre.
— J’ai du travail.
Sur ces mots il quitta la pièce. S’il restait une minute de plus, il risquait de céder à la tentation
d’arracher ce drap et de se jeter sur elle…

* * *

L’e-mail arriva dans la messagerie de Nicolo juste avant 17 h 30. D’ordinaire il ne lisait pas ses
e-mails avant d’avoir fini de travailler pour la journée, mais le nom de l’expéditeur attira son
attention. Il y avait cinq semaines que Sophie était partie et ils n’avaient pas communiqué une seule
fois. Pourquoi prenait-elle contact avec lui aujourd’hui ?
Le message était bref et s’en tenait à l’essentiel.

Christos Giatrakos a dû partir à l’impromptu à l’étranger, par conséquent l’assemblée des


actionnaires prévue pour demain est reportée à son retour.
S. Ashdown

Il le lut deux fois. Pourquoi était-il déçu ? Même la signature était impersonnelle. Ils avaient
passé une nuit de folle passion ensemble, mais elle n’avait pas pris la peine de signer de son prénom.
Il fut assailli par une bouffée de colère. De toute évidence, cette nuit ne représentait rien pour elle. Nul
doute qu’elle n’avait pas pensé une seule fois à lui depuis son retour à Londres. Alors que de son
côté, il s’était surpris à penser à elle beaucoup trop souvent à son goût.
Et maintenant que l’assemblée était reportée, il n’avait plus de prétexte pour aller à Londres et la
revoir. Il pivota dans son fauteuil et regarda la pluie qui cinglait les vitres. Dorcha se leva du tapis où
il était allongé. Il trottina jusqu’à Nicolo et posa la tête sur ses genoux avec un petit gémissement.
Nicolo poussa un profond soupir.
— D’accord, j’avoue. Elle me manque, dit-il en caressant le chien. Que suis-je censé faire ? Tu
as des suggestions ?
Il ne trouva aucune réponse dans le regard du chien. Marmonnant un juron, il se retourna vers la
rangée d’écrans qui affichaient des colonnes de chiffres.

* * *

Sophie se pencha sur l’évier et s’aspergea le visage d’eau froide. Ces vomissements l’avaient
épuisée. Jetant un coup d’œil dans le miroir, elle grimaça devant son teint gris. Heureusement, ces
toilettes étaient réservées au personnel administratif du Chatsfield de Londres. Il n’y avait aucun
danger qu’une cliente prestigieuse de l’hôtel l’ait entendue… Avant de partir pour la Grèce, Christos
lui avait dit qu’elle avait une mine épouvantable.
— Pendant mon absence, je veux que vous consultiez un médecin, avait-il décrété. D’après vous
c’est un virus, mais ça devrait déjà être terminé. Vous avez peut-être quelque chose de plus grave.
Elle avait répliqué par une boutade, mais en réalité elle était inquiète. Au début elle avait mis sa
fatigue sur le compte de la déception. Depuis que Nicolo l’avait chassée de Chatsfield House elle était
terriblement malheureuse. Elle avait pensé que son humeur en dents de scie et son manque d’appétit
étaient dus à la même raison. Mais depuis deux semaines elle avait des nausées, et il lui était arrivé
plusieurs fois de vomir. A seize ans aussi, elle avait été mal fichue pendant des mois. « Je t’emmène
chez le Dr Williams, avait décrété sa mère. Ce n’est pas normal, tu as un problème. »
Sa mère avait vu juste. Mais aujourd’hui, son cancer n’était tout de même pas en train de
récidiver ? Elle avait palpé tout son corps à la recherche de grosseurs anormales et elle n’avait rien
trouvé. Malgré tout, il fallait qu’elle aille voir son médecin pour en avoir le cœur net. Elle regagna
son bureau et jeta un coup d’œil à l’horloge. Seulement 16 heures. Cette journée était interminable…
mais ça, c’était parce qu’elle était déçue de ne pas avoir vu Nicolo. Quelle idiote !
En proie à une forte migraine, elle n’arrivait pas à se concentrer sur le rapport qu’elle était
censée modifier. Elle se leva en soupirant et se rendit dans le bureau voisin.
— Jessie, peux-tu prendre les appels pour Christos jusqu’à la fin de l’après-midi ? Je rentre chez
moi.
— Bien sûr, répondit l’assistante de Lucilla d’un air compatissant. Tu es bien pâle depuis
quelques jours. Tu devrais peut-être voir un médecin ?
— Oui, je prendrai rendez-vous avec mon généraliste en arrivant chez moi.
Arrivée dans son appartement, elle s’allongea dans l’intention de faire une courte sieste et se
réveilla plusieurs heures plus tard, affamée. Elle réchauffa le ragoût qu’elle avait dédaigné la veille et
se sentit beaucoup mieux après avoir mangé. Le problème quand on dormait le jour, c’était qu’on
n’avait plus sommeil le soir. Elle se fit couler un bain dans l’espoir que la mousse parfumée l’aiderait
à se détendre. La nuit était tombée quand elle s’enveloppa dans un peignoir en éponge après avoir
vidé la baignoire et s’être enduite de lotion pour le corps. On sonna à la porte. N’ayant pas l’habitude
de recevoir des visites à cette heure, elle mit la chaîne de sûreté avant d’ouvrir.
— Nicolo !
Il était appuyé nonchalamment contre le chambranle, les bras croisés. Vêtu d’un costume gris
pâle et d’une chemise noire au col ouvert, autour duquel flottait lâchement une cravate grise, il était
incroyablement sexy. Les jambes tremblantes, elle s’agrippa au bord de la porte et s’efforça de
prendre un air indifférent.
— Que fais-tu ici ? Tu as reçu mon e-mail au sujet du report de l’assemblée des actionnaires,
j’espère ?
Il hésita. Il était tentant de nier… Et le temps qu’il réfléchisse, Sophie avait dû conclure de son
silence qu’il ne l’avait pas reçu… Il haussa les épaules.
— Maintenant que je suis ici, vas-tu m’inviter à entrer ?

* * *

Alors qu’il ne lui avait pas donné une seule fois des nouvelles depuis cinq semaines ? Il ne
manquait pas d’aplomb ! songea-t-elle avant de demander d’un ton brusque :
— Pourquoi ?
— Il faut que nous parlions, répondit-il à sa grande surprise.
Le cœur de Sophie se mit à battre la chamade. Elle avait parfaitement le droit de l’envoyer au
diable, se rappela-t-elle tout en dégageant la chaîne avec des doigts tremblants. Dès qu’il pénétra dans
le hall minuscule, elle fut submergée par une bouffée de désir. Il était trop grand, trop viril, trop tout,
se dit-elle en le conduisant dans le salon. Elle n’aurait jamais dû l’inviter à entrer. Elle allait lui
donner cinq minutes pour dire ce qu’il avait à dire et ensuite elle lui demanderait de partir.
Nicolo promena son regard sur les murs jaune pâle, le canapé crème, la table et les deux chaises
situées devant la fenêtre, la télévision qui occupait un coin de la pièce, la porte qui ouvrait sur une
minuscule cuisine.
— C’est mignon, murmura-t-il pour tenter de détendre l’atmosphère.
Sophie avait les nerfs à fleur de peau. Se retrouver si près de lui, alors qu’un gouffre les
séparait, était insupportable. Il fallait absolument qu’elle mette un peu de distance entre eux, le temps
de se ressaisir.
— Tu veux du café ? demanda-t-elle d’un ton crispé.
Il la contempla un instant en silence, le visage impénétrable. S’attendait-il à un accueil plus
enthousiaste ? se demanda-t-elle. Après lui avoir fait clairement comprendre qu’il ne voulait pas
d’une relation avec elle ? Ça ne serait pas logique.
— Pourquoi pas ? Un café, c’est une bonne idée.
Nicolo suivit Sophie dans la cuisine à peine plus grande qu’un placard. Depuis qu’il l’avait
regardée sortir de Chatsfield House et monter dans sa voiture sans un regard en arrière, il avait fait
tout son possible pour l’oublier… et il avait échoué. Son image et les dernières paroles qu’elle lui
avait dites restaient gravées dans son esprit. Cinq semaines plus tôt, il avait décidé qu’il ne serait pas
loyal de commencer une relation avec elle, parce qu’il n’était pas capable de lui offrir ce qu’elle
attendait. Mais aujourd’hui, à quelques centimètres d’elle dans cette minuscule cuisine, se rappeler ses
bonnes résolutions était difficile. D’autant plus qu’elle était plus sexy que jamais dans ce peignoir en
éponge qui bâillait légèrement, révélant la naissance de ses seins… Nicolo fut transpercé par une
flèche de désir qui lui coupa le souffle.
Sophie s’affairait, cruellement consciente du regard de Nicolo sur elle. Au moment où elle
venait de finir de préparer deux mugs de café instantané, elle fut prise de nausée. Ses craintes au sujet
de sa santé se réveillèrent. Mais pas question d’en parler à Nicolo, bien sûr. Elle se tourna vers lui et
croisa les bras.
— Qu’as-tu à me dire de si important que ça ne pouvait pas attendre une heure plus raisonnable ?
demanda-t-elle d’un ton crispé. Il est 22 heures. Je voudrais aller me coucher.
— J’ai changé d’avis, murmura Nicolo d’une voix profonde.
Son regard s’attarda sur l’échancrure de son peignoir.
— Tu ne veux pas de café ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.
— Non.
Il referma les mains sur les revers de son peignoir et l’attira vers lui.
— Je ne veux pas de café. C’est toi que je veux.
Furieuse, elle serra les dents. S’imaginait-il vraiment qu’il pouvait arriver à l’improviste chez
elle et qu’elle allait enlever sa culotte parce qu’il avait envie de sexe plutôt que de café ?
Elle n’avait pas de culotte, se rappela-t-elle soudain. A cette pensée, une vive chaleur l’envahit.
Oh ! mon Dieu, elle était furieuse, vulnérable… et terriblement excitée ! Nicolo se pencha lentement
vers elle. Lorsque sa bouche effleura la sienne, ses lèvres s’entrouvrirent d’elles-mêmes tandis qu’un
flot de chaleur se répandait entre ses cuisses.
— Sophie…
La voix profonde altérée par le désir acheva de l’enflammer. Elle répondit avec ardeur au baiser
vorace de Nicolo. Pour la première fois depuis cinq semaines, l’étau qui lui broyait le cœur se
desserra et elle se sentit de nouveau vivante.

* * *

Nicolo la souleva de terre et trouva facilement la chambre dans le petit appartement. Il la posa
sur ses pieds, dénoua la ceinture de son peignoir et fit glisser ce dernier sur ses épaules. La vue de ses
seins frémissants lui arracha un grognement extatique. Il les caressa longuement, pinçant
délicatement, puis moins délicatement, les deux tétons érigés entre ses doigts. Fou de désir, il
allongea Sophie sur le lit avant de se déshabiller en toute hâte. La lumière des lampes de chevet
éclairait ses cicatrices, mais il n’éprouvait pas le besoin de les cacher. Sa peau ne gênait pas Sophie.
Dans son regard il n’y avait que du désir. Il la rejoignit sur le lit et l’embrassa avec fougue.
— Nicolo…
Elle creusa les reins, tandis qu’il glissait la main entre ses cuisses. Il effleura son sexe et un
nouveau grognement lui échappa. Oui, elle le désirait, il n’y avait aucun doute… Et de son côté, il
n’avait jamais éprouvé une attirance aussi irrésistible pour une femme. D’ailleurs, il ne pouvait plus
attendre. Répondant aux prières de Sophie qui ondulait des hanches les doigts crispés sur ses épaules,
il plongea en elle d’un seul coup de reins. Puis il l’emporta dans un tourbillon de sensualité débridée.
Donnant libre cours à la passion qui les dévorait, ils s’envolèrent vers des sommets vertigineux
avant de basculer ensemble dans le gouffre sans fond de la volupté.
10.

Oh ! quelle folie avait-elle commise ? Ce fut la première pensée de Sophie le lendemain matin
quand elle ouvrit les yeux et vit la tête de Nicolo sur l’oreiller à côté d’elle. Son lit double était trop
petit et elle avait une conscience aiguë de son corps nu pressé contre le sien. Dire qu’elle n’avait pas
esquissé le moindre geste pour lui résister ! Il lui avait suffi de claquer des doigts et elle lui était
tombée dans les bras… Elle contempla son visage. Ses traits étaient plus doux dans le sommeil. Mais
il était toujours aussi beau, toujours aussi sexy… A son grand dam, une vive chaleur l’envahit. Stop !
Elle n’allait pas rester dans le lit à attendre que monsieur se réveille. Elle se redressa vivement et
s’assit au bord du lit. Prise de nausée, elle eut tout juste le temps de saisir son peignoir, de se
précipiter dans la salle de bains et de fermer la porte derrière elle avant de vomir.
Lorsqu’elle regagna la chambre dix minutes plus tard, Nicolo était assis dans le lit, adossé à un
oreiller, couvert par le drap jusqu’aux hanches. Il la regarda d’un air interrogateur. Détournant les
yeux, elle traversa la chambre et se mit devant la fenêtre. Un employé passait le balai sur les pavés de
Covent Garden.
— Que se passe-t-il ? demanda Nicolo. J’ai parlé à une certaine Jessie, à ton bureau. Elle m’a dit
que tu étais malade depuis plusieurs semaines. Et elle pense que tu ne manges pas assez.
— Je n’arrive pas à croire que tu as discuté de problèmes personnels me concernant avec une
employée du bureau.
— Hier soir, j’ai remarqué que tu avais maigri, reprit Nicolo, ignorant sa remarque. Et tu
sembles avoir moins d’entrain.

* * *

Etait-ce à cause de lui ? Il l’avait blessée quand il l’avait renvoyée de Chatsfield House. Nicolo
réprima une moue amère. Il n’était pas fait pour elle et son abattement manifeste l’accablait de
remords.
Elle eut une hésitation.
— C’est vrai que je suis mal fichue depuis quelque temps. Ce n’est probablement rien… Ce sont
les mêmes symptômes que lorsque j’avais seize ans.
Serrant les bras contre sa poitrine, elle se tourna vers Nicolo.
— J’ai peur que le cancer récidive.
Nicolo resta un instant sans voix. Santa Madre, non ! Pourvu que ça ne soit pas ça ! Mais ce
n’était pas en montrant sa peur qu’il risquait d’aider Sophie.
— Tu as vu un médecin ? demanda-t-il d’un ton calme.
— J’ai rendez-vous à la fin de la semaine. Le cabinet est surchargé.
— Ça ne va pas. Tu ne peux pas attendre trois jours de plus.
Nicolo bondit hors du lit, enfila son pantalon et prit son portable.
— Il faut que tu voies un spécialiste aujourd’hui.
— Je ne veux pas faire d’histoires.
— Peut-être, mais moi je suis prêt à en faire un maximum pour découvrir ce que tu as. J’ai un
ami dans Harley Street. Hugh est un médecin fantastique et je peux te garantir qu’il te trouvera une
place entre ses rendez-vous de la matinée.

* * *

Une heure plus tard, Sophie eut l’impression d’être une fraudeuse quand elle entra dans le
bureau somptueux de Dr Hugh Bryant, qui n’avait rien à voir avec les salles d’hôpital stériles et
déprimantes où elle avait passé tant de temps adolescente.
— J’ai mauvaise conscience d’avoir demandé à être reçue en urgence alors que je n’ai sans
doute rien du tout, docteur Bryant.
— Appelez-moi Hugh, répliqua-t-il avec un sourire. Nicolo m’a expliqué au téléphone que vous
ressentiez une grande fatigue et que vous aviez des nausées depuis quelques semaines. Il m’a
également dit que vous aviez été traitée avec succès pour un cancer il y a dix ans.
— Oui.
Elle jeta un coup d’œil à Nicolo, assis à côté d’elle. Elle avait été surprise qu’il tienne à
l’accompagner et très touchée par son soutien. Elle décrivit brièvement au médecin quel traitement
elle avait suivi et précisa que les chimiothérapies massives l’avaient rendue stérile.
— Les symptômes que vous présentez font penser à une grossesse. Mais bien sûr, il semble peu
probable que vous soyez enceinte. Cependant, il serait utile de faire un test afin de pouvoir éliminer
définitivement cette hypothèse.
— D’accord, mais je suis sûre que le résultat sera négatif. Il y a quelques années j’ai subi des
examens. Les résultats indiquaient que je n’avais pas d’ovulation.
Sophie se rendit dans une autre pièce avec une infirmière pour donner un échantillon d’urine
avant de revenir dans le bureau du médecin, qui lui posa d’autres questions. Il s’interrompit pour
répondre au téléphone. Quand il raccrocha, son air était grave. Sophie eut une bouffée d’angoisse.
Hugh Bryant eut un petit sourire.
— Préparez-vous à recevoir un choc.
— Que veux-tu dire ? demanda Nicolo d’un ton crispé en prenant la main de Sophie.
— Le test de grossesse est positif.
Sophie eut l’impression que le monde basculait. Elle s’était préparée à l’éventualité de subir de
nouveaux examens pour détecter des signes de cancer. Mais pas une seconde elle n’avait imaginé
qu’elle pourrait être enceinte.
— C’est impossible, dit-elle d’un ton vif. On m’a dit que la chimio m’avait rendue stérile.
— Il arrive que des femmes qui n’ovulent plus suite à une chimiothérapie aient de nouveau des
ovulations plusieurs années plus tard. S’il y a une chose que j’ai apprise depuis que je suis médecin,
c’est que parfois des miracles surviennent. Cette grossesse n’ayant pas été prévue, je suppose que
vous allez avoir tous les deux besoin d’un peu de temps pour réaliser. Nicolo, je suggère que tu
raccompagnes Sophie chez elle, afin qu’elle puisse se reposer. Vous êtes manifestement en état de
choc.

* * *

En état de choc ! Nicolo faillit s’esclaffer. C’était un euphémisme ! Il avait l’impression qu’un
étau s’était refermé sur ses poumons. Quant à Sophie, elle était livide… Pourvu qu’elle ne
s’évanouisse pas… Il n’aurait jamais dû prendre le moindre risque. Il aurait dû attendre d’avoir
acheté des préservatifs. Mais les regrets ne servaient à rien.

* * *

Hébétée, Sophie eut à peine conscience que Nicolo l’entraînait hors du cabinet puis jusqu’à la
voiture. Ils gardèrent le silence pendant le trajet de retour. Une fois chez elle, elle se rendit
machinalement dans la cuisine pour mettre la bouilloire à chauffer.
— Laisse-moi faire, dit Nicolo. Je suppose que tu veux une tasse de thé ?
— Non, ça ne me dit plus rien le thé…
Elle pâlit. Bien sûr… Elle comprenait mieux à présent pourquoi ses goûts avaient changé
dernièrement…
— Je vais prendre un cordial au cassis chaud.
Quelques minutes plus tard, Nicolo posa un plateau avec leurs boissons sur la table du salon et il
jeta un coup d’œil à Sophie, debout devant la fenêtre. Elle avait l’air fragile et vulnérable, songea-t-il
avec un étrange pincement au cœur.
— Hier soir, quand j’ai dit que nous devions parler, je n’imaginais pas que cette conversation
serait aussi urgente… ni quel serait son sujet, commenta-t-il d’un ton pince-sans-rire.
Son visage impénétrable ne laissait rien deviner de ses pensées, songea Sophie. Etait-il en
colère ? Du moins n’avait-il pas demandé si l’enfant était de lui. Mais même s’il assumait la
responsabilité de la grossesse, ça ne signifiait pas qu’il envisageait d’être présent. Il avait pris ses
distances avec son père et les autres membres de la famille, et rien dans son attitude n’indiquait qu’il
voulait de son bébé.
Elle laissa échapper un petit rire amer.
— Quelle ironie… Richard a rompu avec moi parce qu’il voulait des enfants. Alors que toi, au
contraire, tu n’as sûrement qu’une hâte. Partir d’ici et t’éloigner le plus possible de moi et de notre
enfant.
La souffrance qui teintait la voix de Sophie serra le cœur de Nicolo.
— Je n’ai pas l’intention d’aller où que ce soit.
— Tu ne vas pas me dire que tu n’es pas furieux.
— Non, je ne suis pas furieux.
Sophie le regarda avec perplexité.
— Comment te sens-tu ?
Sans doute comme la plupart des hommes quand ils apprenaient qu’ils allaient être pères,
songea-t-il. Incrédule, stupéfait, désarmé… Mais il avait également un sentiment étrange,
indéfinissable. Le sentiment d’être confronté à l’inéluctable. Pendant toute sa vie d’adulte il avait
rejeté les responsabilités, mais il ne pouvait pas rejeter son enfant.
— Ce qui est fait est fait, dit-il calmement. A présent, il y a des décisions à prendre. Toi, que
ressens-tu ?
— Je ne sais pas. Je crois que je ne réalise pas encore tout à fait. Quand Hugh nous a annoncé la
nouvelle, j’ai été tellement soulagée de ne pas avoir de cancer que je n’ai pas vraiment pensé aux
implications d’une grossesse. Ça paraît irréel. Les résultats des examens que j’ai subis il y a quelques
années indiquaient qu’il n’y avait pratiquement aucune chance que je tombe enceinte.
Sophie soupira.
— Je suis consciente que cette grossesse est un miracle et je sais que je devrais être aux anges,
mais… je suis assommée. Je n’ai jamais imaginé avoir un enfant. Au lieu d’une famille, j’avais prévu
une vie de voyages et d’aventures.
Elle eut une moue de dérision.
— J’ai réservé un vol en ballon au-dessus du parc national du Serengeti au printemps prochain,
mais je ne pourrai pas y aller enceinte de huit mois.
Une bouffée de panique assaillit Sophie.
— Je me sens prise au piège. Je ne sais pas comment on fait pour être mère.
Pour Sophie, qui était fière de son efficacité et de sa capacité à affronter n’importe quelle
situation dans le cadre de son travail, le sentiment de ne pas être à la hauteur du rôle de mère était tout
simplement terrifiant. Pour la première fois depuis ses seize ans, elle fondit en larmes.
— Si tu veux la vérité, Nicolo, je suis terrorisée. Je ne sais pas quoi faire, dit-elle dans un
sanglot.

* * *

Il sentit un grand froid l’envahir. Envisageait-elle d’interrompre la grossesse ? Mais pourquoi


cette idée lui répugnait-elle autant ? se demanda-t-il aussitôt. Il n’avait jamais envisagé d’avoir un
enfant. Pourtant, l’idée que son bébé était en train de se développer dans le ventre de Sophie, faisait
naître en lui un instinct protecteur qu’il ne se connaissait pas.
— Je vais être obligée de chercher un autre travail. Christos voyage tout le temps, alors que moi
je vais être obligée de me fixer quelque part. Il va falloir également que je déménage pour que le bébé
puisse avoir sa chambre.
— Chut, murmura-t-il en caressant les cheveux de Sophie.
Comment avait-il pu douter d’elle ? Après tout ce qu’elle avait enduré, il était compréhensible
que cette grossesse soit un choc pour elle. Mais elle serait une mère dévouée. C’était une évidence.
Elle ne ferait pas comme sa mère à lui. Elle n’abandonnerait jamais son enfant. Mais pensait-elle
vraiment qu’il allait la laisser élever leur enfant seule ? Vu son style de vie passé et présent, ça n’avait
rien d’étonnant… Mais pour son enfant, il était prêt à affronter les démons de son passé une fois pour
toutes et à prendre son avenir en main.

* * *

— Ça va mieux.
Sophie se dégagea des bras de Nicolo et essuya ses larmes. Comme elle était bien la joue contre
son torse ! Pendant quelques instants, elle avait imaginé comment serait la vie s’ils étaient un vrai
couple. Ce serait merveilleux de se sentir aimée et protégée par le père de son bébé. Mais mieux valait
éviter de se bercer d’illusions…
— Je crois que je suis encore en état de choc, dit-elle en souriant. Mais ça va aller.
— C’est normal que tu sois émue.
Il la souleva de terre et la porta dans la chambre. Il l’allongea sur le lit et remonta le drap sur
elle.
— Je veux que tu saches que tu peux compter sur moi, Sophie. Je vais prendre soin de toi.
S’il disait ça c’était parce qu’il se sentait responsable d’elle, se rappela-t-elle aussitôt. Pour rien
d’autre.
— Je n’ai pas besoin qu’on prenne soin de moi. Les nausées devraient passer au cours des
prochaines semaines et je peux tout à fait continuer à travailler comme d’habitude.
Nicolo ouvrit la penderie et en sortit sa valise.
— Que fais-tu ? s’exclama-t-elle alors qu’il prenait des vêtements sur des cintres pour les mettre
dans la valise.
— Je prépare ta valise pour Chatsfield House. Tu ne pourras pas effectuer le trajet jusqu’à
Londres tous les jours et ce break te fera le plus grand bien.
Il se pencha sur elle et lui prit le menton.
— Il faut que nous discutions et que nous décidions comment nous allons élever notre enfant.
— Nous allons élever notre enfant ? répéta-t-elle, stupéfaite.
— Notre bébé mérite d’être aimé et élevé par ses deux parents, tu ne crois pas ?
Le souffle de Nicolo effleura les lèvres de Sophie. Elle attendit son baiser, le cœur battant, mais
à sa grande déception il se redressa et se dirigea vers la porte.
— Je vais te préparer à déjeuner, et ensuite je te ramène chez moi.
Il hésita, puis se retourna vers elle.
— Ta grossesse est peut-être imprévue, mais je te promets que je vais prendre soin de toi et de
notre enfant.
Le cœur de Sophie se serra. Leur enfant avait été conçu pendant une nuit de passion, mais le
lendemain matin, Nicolo l’avait renvoyée de Chatsfield House parce qu’il ne voulait pas de relation
avec elle. Aujourd’hui, à cause du bébé, il se sentait lié à elle par le devoir. Et cette pensée était
profondément déprimante…

* * *

Sur le chemin conduisant à Chatsfield House, la Jeep fut secouée par un cahot. Nicolo jura. Il
fallait absolument faire réparer la route ! Il jeta un coup d’œil à Sophie. Après avoir dormi pendant
presque tout le trajet, elle venait d’ouvrir les yeux.
— Qui s’est occupé de Dorcha pendant que tu étais à Londres ? demanda-t-elle en étouffant un
bâillement.
— Betty est restée dans la maison avec lui.
Nicolo sourit.
— Tu lui manques. Il s’assoit souvent devant la porte de ta chambre en hurlant.
— Il m’a manqué aussi, reconnut-elle.

* * *

La maison de brique rouge était aussi austère que dans son souvenir, mais elle était heureuse
d’être de retour dans le Buckinghamshire. Nicolo ouvrit la porte du manoir et ils furent accueillis par
un Dorcha fou de joie.
— Je vais l’emmener dans le parc, annonça Sophie. J’ai besoin de me dégourdir les jambes
après le trajet en voiture.
La pelouse était toujours en friche, mais la piscine était propre et pleine d’une eau bleue et claire
très tentante.
— Il fait encore assez chaud pour utiliser la piscine, déclara Nicolo en la rejoignant. Nous
pourrions nous baigner maintenant, si tu veux ?
— Peut-être demain, répondit-elle précipitamment. Je suis fatiguée.
En réalité, elle préférait ne pas voir Nicolo en maillot de bain. Ce serait trop perturbant…
— Je n’arrive toujours pas à y croire, poursuivit-elle. J’ai l’impression que je vais me réveiller
et me rendre compte que c’était un rêve.
— Tu préférerais que ce soit un rêve ? demanda Nicolo d’une voix douce. Tu ne veux pas ce
bébé ?
Etait-il très égoïste d’avoir envie de retrouver son ancienne vie ? Carrière intéressante, voyages
aux quatre coins du globe, amis aventuriers qui n’avaient pas encore fondé de famille ? Sa grossesse
était un miracle, mais une part d’elle-même ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter de l’avenir.
— Je ne sais pas, répondit-elle avec honnêteté. Que veux-tu que je prépare pour le dîner ?
demanda-t-elle après un silence.
— Du steak, je le crains. C’est tout ce qu’il y a dans le réfrigérateur.
— Oh… eh bien, le fer est sûrement bon pour le bébé, commenta-t-elle d’un ton narquois.
Nicolo secoua la tête.
— Il faut que j’apporte des changements à Chatsfield House. Je vais commencer par engager une
gouvernante et une cuisinière. Nous aurons besoin d’aide quand le bébé sera là.
Elle chancela.
— Je ne sais pas où je vivrai après la naissance du bébé, mais il est peu probable que ce soit dans
le Buckinghamshire. J’aurai besoin d’être plus près de Londres pour mon travail. Il faudra que je
trouve une bonne crèche.
Sophie se frotta le front.
— Je n’ai pas eu le temps de réfléchir à la façon dont je vais m’organiser. Tu as des
suggestions ? demanda-t-elle d’un ton vif.
— Oui. Tu peux vivre ici avec moi.
Le cœur de Sophie se serra. Si seulement il lui avait fait cette proposition le lendemain de leur
nuit passionnée… Malheureusement, il avait cinq semaines de retard.
— Tu aimes vivre seul, rappela-t-elle.
Si c’était vrai, pourquoi était-il revenu la chercher ?
— A partir de maintenant tout va changer, et chacun de nous devra faire des compromis.
Plus tard dans la soirée, alors qu’ils mangeaient des steaks béarnaise dans la salle à manger,
Sophie se remémora la réaction violente de Nicolo quand elle avait voulu allumer des bougies.
Parviendrait-il un jour à se pardonner d’avoir déclenché cet incendie ?
— Pourquoi étais-tu aussi furieux contre ton père quand tu es allé dans sa suite à l’hôtel ?
Après un long silence, il déclara :
— Je n’ai jamais dit à personne — même pas à mon père — ce que je suis sur le point de te
révéler. Une semaine avant l’incendie, j’étais venu au Chatsfield de Londres pour y séjourner. Gene y
était installé de manière plus ou moins permanente. C’était un an après le départ de ma mère. Lucilla
faisait de son mieux pour s’occuper des plus jeunes ici, parce que mon père était visiblement trop
occupé à gérer ses hôtels pour consacrer du temps à ses enfants. Je ne l’ai pas prévenu de ma visite. Je
voulais le surprendre. En réalité, la surprise a été pour moi. J’avais une clé de la suite, je suis entré.
J’ai entendu la voix de mon père dans la chambre… et une voix de femme. J’aurais dû m’en aller,
mais j’étais curieux. La porte de la chambre était entrouverte. J’ai regardé par l’entrebâillement et j’ai
vu mon père au lit avec une des femmes de chambre de l’hôtel.
— Oh ! non !
— Ils ne m’ont pas remarqué et je suis reparti. Personne n’a su ce que j’avais vu. Mais j’ai
compris que les rumeurs que j’avais entendues — mais pas crues — concernant les aventures de mon
père étaient vraies. J’étais convaincu que ma mère avait découvert les infidélités de mon père et que
c’était la raison de son départ. Elle adorait mon père, mais il lui avait brisé le cœur. Je comprenais sa
décision de s’en aller loin de la souffrance et de l’humiliation qu’il lui avait infligées.
Je l’ai haï pour ce qu’il avait fait. Je me sentais trahi. Gene était mon héros et je m’apercevais
tout à coup que c’était un menteur et un tricheur. Je voulais le faire souffrir comme il avait fait
souffrir ma mère.
— Mais le passé est le passé, et ton père un vieil homme. Il est peut-être temps que tu lui
pardonnes.

* * *

Une semaine plus tôt, un jour plus tôt, il aurait rejeté la suggestion de Sophie, songea Nicolo.
Mais à présent qu’il allait devenir père, il se sentait plus indulgent envers Gene. Tout le monde faisait
des erreurs. Son père avait peut-être des regrets. Il avait toujours refusé de l’écouter quand Gene avait
tenté de lui parler. Dio, pendant presque vingt ans, il avait repoussé son père. Si lui-même commettait
des erreurs à l’avenir, il fallait espérer que son enfant serait plus compréhensif avec lui.
— Je veux être un bon père.
Nicolo prit la main de Sophie sur la table.
— Nous avons le devoir de faire du mieux que nous pourrons en tant que parents. Tu es
d’accord ?

* * *

Sophie regarda leurs mains jointes et son cœur se serra. Il ne voulait pas d’elle pour elle-même.
Il se sentait obligé de prendre soin d’elle parce qu’elle était enceinte de lui…
— Tu as raison, bien sûr, murmura-t-elle en se levant. Mais le bébé n’arrivera que dans huit
mois et nous avons tout le temps de décider comment nous nous organiserons. La journée a été
longue.
Elle avait envie de pleurer. Et que ce soit dû au bouleversement hormonal ou pas, elle n’avait
aucune envie de fondre en larmes devant Nicolo.
— Je vais me coucher.
Sophie fouilla la chambre d’amis qu’elle avait occupée lors de son précédent séjour. Où Nicolo
avait-il mis sa valise ? S’imaginerait-il que… ? Le cœur battant, elle alla frapper à la porte de sa
chambre. Sa valise était ouverte par terre, vide.
— Où as-tu mis mes affaires ? demanda-t-elle à Nicolo, étendu sur le lit.
— Dans ma seconde garde-robe, répondit-il en dardant sur elle un regard brûlant.
— Tu as dit que passer une deuxième nuit ensemble serait stupide, rappelle-toi.
— Alors nous sommes sans doute stupides l’un et l’autre. Parce que hier nous avons passé notre
deuxième nuit ensemble.
Il était plus sexy que jamais avec sa chemise blanche ouverte et ses cheveux bruns qui bouclaient
autour de son visage… Elle sentit sa résolution vaciller.
— Et une troisième nuit, ce serait quoi ?
Nicolo sourit.
— Inévitable.
Il se leva, la rejoignit, mais se contenta de la regarder, comme s’il attendait que ce soit elle qui
prenne la décision.
— Si tu m’as amenée ici, c’est uniquement parce que je suis enceinte de toi, murmura-t-elle.
— Quand je suis allé chez toi hier, j’ignorais que tu étais enceinte. Tout ce que je savais c’était
que tu m’avais terriblement manqué. Crois-le ou pas, j’avais l’intention de te demander de revenir ici.
Il posa la main sur sa joue dans un geste si tendre qu’elle ne put s’empêcher de faire un pas
minuscule vers lui. Avec un grognement étouffé, il la prit dans ses bras et l’embrassa avec passion
avant de l’entraîner vers le lit.
11.

Les semaines suivantes, Sophie évita de penser à l’avenir, trop incertain. Hugh Bryant lui
prescrivit une échographie précoce.
— Rien n’indique que la chimiothérapie que vous avez subie représente un risque pour le bébé,
mais il vaut mieux surveiller votre grossesse de près, expliqua-t-il.
Nicolo la conduisit à l’hôpital à Londres pour l’examen. Le bébé était encore minuscule, mais
on percevait déjà les battements de son cœur. Sophie s’efforça d’être enthousiasmée par le miracle de
cette petite vie qui grandissait en elle, mais elle se sentait toujours prise au piège à l’idée de devenir
mère célibataire. Nicolo et elle n’avaient plus reparlé de leur future organisation, depuis qu’il avait
affirmé vouloir participer à l’éducation de leur enfant. Sans doute envisageait-il une aide financière et
peut-être un droit de visite. Elle devrait se réjouir de pouvoir compter sur son soutien, mais elle ne
pouvait s’empêcher de regretter qu’ils ne forment pas un vrai couple…
De retour à Chatsfield House, elle fit le vide dans son esprit et contre toute attente elle parvint à
se détendre. Christos était toujours en Grèce et Jessie ne semblait pas avoir de problèmes à traiter ses
appels en plus de ceux de Lucilla.
Nicolo avait engagé une nouvelle cuisinière très sympathique, Joan, et son mari, George, un
jardinier qui avait transformé le parc de façon spectaculaire. Les derniers jours de l’été s’écoulèrent
paisiblement. Même s’il lui arrivait encore d’être malade au réveil, Sophie n’avait presque plus de
nausées. Grâce aux succulents dîners confectionnés par Joan, elle commençait à se sentir à l’étroit
dans ses jeans.
Pas de doute sa grossesse progressait. Il fallait affronter la réalité. Elle ne pouvait pas continuer
à vivre indéfiniment avec Nicolo. Il restait toujours enfermé pendant des heures dans son bureau,
mais à sa grande surprise il passait également beaucoup de temps avec elle. Le temps était beau et ils
nageaient dans la piscine tous les jours. Parfois ils faisaient l’amour sur un lit de plage ou dans
l’herbe tendre. Et chaque nuit était une fête des sens pour Sophie dans les bras de Nicolo.
La grossesse n’avait pas affecté sa libido. Les longues nuits d’amour laissaient son corps repu et
son cœur vide. C’était sa faute, se répétait-elle. Elle n’aurait pas dû tomber amoureuse de lui. Il s’était
confié à elle, sans doute plus qu’à n’importe qui, mais il restait un homme énigmatique et solitaire,
qui s’évertuait à réprimer toutes ses émotions. Il y avait sans doute peu de chances pour qu’il change.

* * *
Nicolo ouvrit le portail du jardin clos et son cœur fit un petit bond familier. Sophie était assise
sur un banc sous le saule. Il se doutait qu’il la trouverait là. Elle venait presque tous les matins lire
dans le jardin que sa mère avait créé des années auparavant. Il la contempla un instant avant de
prendre l’allée de graviers pour la rejoindre. Elle leva la tête en entendant ses pas. Son ordinateur
portable était allumé, constata-t-il.
— Je croyais qu’une des secrétaires de l’hôtel se chargeait de traiter ce que Giatrakos envoie
depuis la Grèce.
— Jessie me remplace, mais elle ne peut pas continuer indéfiniment à travailler pour Christos.
Après tout, elle est la secrétaire de Lucilla. Il n’y a pas de raison que je ne reprenne pas mon travail,
surtout maintenant que je n’ai plus de nausées matinales. J’ai eu de la chance. Certaines femmes en
souffrent pendant des mois.
Nicolo jeta un coup d’œil à l’écran du portable de Sophie.
— Je consulte les sites d’agences immobilières, expliqua-t-elle. Il faut que je vive près de
Londres pour mon travail, mais les loyers sont moins chers en banlieue. Je devrais trouver un deux
pièces pour le même prix que mon appartement actuel.
Malgré la chaleur de cette journée d’été, Nicolo sentit un grand froid envahir son cœur.
— Si tu déménages en banlieue, tu passeras plus de temps dans les transports, commenta-t-il.
— C’est vrai. Mais je ne vois pas d’autre solution.
Nicolo contempla les haies de buis du labyrinthe végétal. C’était sa mère qui les avait plantées.
Elle avait mis tout son amour dans ce jardin. Ça paraissait l’endroit idéal pour tourner la page sur son
passé et regarder vers l’avenir.
— Tu n’es pas obligée de travailler. Il y a une solution évidente, qui nous permettra à tous les
deux de rester auprès de notre enfant. Je pense que nous devrions nous marier.

* * *

Le silence qui suivit parut assourdissant. Sophie déglutit péniblement. Nicolo ne l’avait pas
demandée en mariage. Il avait juste suggéré le mariage comme une solution qui, selon lui, servirait
les intérêts de leur enfant.
— De mon point de vue, un mariage précipité n’est pas une bonne solution, dit-elle d’un ton
crispé. C’est une idée extravagante.
— Ça ne serait pas un mariage précipité. Et pourquoi l’idée de nous marier serait-elle
extravagante ?
— Pourquoi ? Eh bien… parce que… Nicolo, quand tes parents se sont mariés je suppose qu’ils
étaient amoureux. Sur leur photo de mariage ils ont l’air très heureux. Et pourtant, leur mariage n’a
pas duré. Celui de mes parents non plus, alors qu’ils étaient éperdument amoureux quand ils se sont
mariés.
— Pourquoi tes parents ont-ils rompu ?
— Sans doute pour la même raison que les tiens. Mon père avait une liaison.
Sophie se mordit la lèvre.
— C’est arrivé pendant ma maladie. Maman passait beaucoup de temps avec moi à l’hôpital
quand j’étais en chimio. Mon père venait me voir, bien sûr. Mais il était obligé de continuer à
travailler à temps plein.
Elle soupira.
— Ç’a dû être une période très stressante pour tous les deux. Papa n’aimait pas trouver la
maison vide en rentrant du travail. Il a pris l’habitude d’inviter sa nouvelle secrétaire au restaurant. Il
a dit qu’au départ ils étaient juste amis, mais qu’ensuite il est tombé amoureux.
Elle se tourna vers Nicolo, les yeux brillant de larmes.
— Mon père a reconnu que ma maladie lui a fait prendre conscience de sa propre mortalité. Il
s’est rendu compte qu’il n’avait pas été heureux avec ma mère, alors il a décidé de saisir sa chance et
d’essayer d’être heureux avec sa maîtresse.
Elle laissa échapper un petit rire sans joie.
— Tu ne peux pas imaginer ce que je ressentais à l’idée que si mes parents avaient divorcé et si
ma mère était malheureuse, c’était ma faute. Si je n’avais pas eu le cancer, papa serait peut-être resté
avec nous. Tu n’es pas le seul à avoir un complexe de culpabilité.
— C’est ridicule, tu n’y étais pour rien. Ta maladie a peut-être joué un rôle catalyseur, mais si
ton père n’était pas heureux avec ta mère, il serait parti un jour ou l’autre.
— Ce que je veux dire, c’est que ce serait une mauvaise idée de nous marier parce que je suis
enceinte, alors que…
Elle hésita. Il ne fallait surtout pas qu’elle se trahisse…
— Alors que nous n’éprouvons pas de sentiments l’un pour l’autre. Si les mariages fondés sur
l’amour ne durent pas, quel espoir peut-il y avoir pour nous ? Je pense qu’il vaut mieux rester amis
plutôt que risquer d’infliger un jour un divorce à notre enfant.
— C’est une attitude très négative.

* * *

Nicolo plissa le front. Il ne s’attendait pas du tout à ce refus ! Mais quand Sophie avait-elle déjà
réagi comme il s’y attendait ? Il était tellement épaté d’être prêt à s’engager à long terme vis-à-vis de
Sophie et de son enfant qu’il n’avait pas envisagé un seul instant qu’elle pourrait rejeter sa
proposition. Et cela n’était pas bon pour son ego, songea-t-il avec autodérision.

* * *

— Je suis juste réaliste, dit Sophie.


En réalité, la vérité était très simple. Elle ne voulait pas épouser un homme qui ne l’aimait pas.
Mais alors, pourquoi mourait-elle d’envie d’accepter la proposition de Nicolo en espérant qu’avec le
temps il finirait pas éprouver quelque chose pour elle ?
— Je ne suis pas convaincue que le mariage soit vraiment ce que tu veux, poursuivit-elle d’une
voix rauque. Tu es toujours prisonnier de ton passé. Tu te coupes du monde extérieur et surtout des
gens qui tiennent à toi. Ta famille. Ton incapacité à te pardonner pour des faits datant de plusieurs
années, finira par te rendre amer. Comment peux-tu croire que tu aimeras notre enfant, alors que rien
ne m’a jamais prouvé que tu étais capable d’amour ?
— Dio, Sophie !
Nicolo se leva d’un bond.
— C’est injuste. Bien sûr que j’aime notre enfant. Je ne suis plus celui que j’étais. Je reconnais
que j’étais si empêtré dans ma culpabilité que je ne pouvais pas regarder vers l’avenir. Mais j’ai
changé. C’est toi qui m’as changé.
Sa voix devint plus grave.
— Tu m’as aidé à me voir différemment. Ce n’est pas vrai que je me coupe du monde extérieur.
Il hésita. Il n’avait pas encore parlé à Sophie de l’association qu’il soutenait. Ni de sa décision
d’en devenir la figure de proue. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Malheureusement, il n’avait plus le
temps de lui en parler maintenant. Il était important qu’il arrive à Londres à temps pour la conférence
de presse où il devait expliquer le travail et les objectifs de la fondation.
— Tu te souviens de la réunion à Londres à laquelle je devrais assister ? C’est aujourd’hui. Je
passerai la nuit en ville et je reviendrai demain matin. Nous reprendrons cette conversation.
Devant le visage tendu de Sophie, il fut tenté de tout annuler. Mais tout était prêt pour la
conférence de presse et il espérait que la publicité favoriserait les dons.
— Ça va aller ? George et Joan sont partis chez leur fille pendant quelques jours et tu seras seule
ici.

* * *

Sophie haussa les épaules, tandis que Nicolo consultait une nouvelle fois sa montre. De toute
évidence, il était impatient de s’en aller. Il n’avait pas tenté de la persuader de l’épouser et il devait
être soulagé qu’elle ait refusé.
— J’ai Dorcha avec moi.
Elle regarda le chien allongé dans l’herbe à ses pieds.
— Il ferait fuir n’importe quel intrus.
— Toi, il ne t’a pas fait fuir, rappela Nicolo avec un sourire amusé.
Il se pencha sur elle pour effleurer sa bouche dans un baiser à la fois tendre et passionné.
— J’ai rapidement découvert que tu étais unique, Sophie. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un
comme toi.

* * *

Plusieurs heures plus tard, Sophie se demandait toujours si le commentaire de Nicolo était un
compliment ou une critique. Mais quelle importance ? Il ne l’aimait pas. C’était tout ce qui comptait.
C’était pour ça qu’elle avait refusé de l’épouser.
Il faisait chaud et humide dans le jardin et pas beaucoup plus frais dans la maison. Le bulletin
météorologique avait annoncé des orages, et à en juger par les nuages menaçants qui s’amoncelaient
à l’horizon, la vague de chaleur tardive était sur le point de prendre fin. Elle était trop barbouillée
pour avoir faim, mais il fallait nourrir le bébé, se rappela-t-elle. Elle se confectionna une salade au
fromage.
Demain, quand Nicolo rentrerait ils devraient discuter de la façon dont ils s’organiseraient. Où
vivrait leur enfant, où il passerait ses anniversaires et ses Noël. Elle sentit son cœur se serrer au
souvenir du dernier Noël très tendu qu’elle avait passé avec son père et sa nouvelle famille. Elle posa
la main sur son ventre. Pour la première fois depuis qu’elle avait appris qu’elle était enceinte, elle
imaginait le bébé comme une petite personne. Se le passer comme un paquet était-il vraiment une
bonne solution ? Mais un mariage sans amour, était-ce mieux ? Pour tenter d’occuper son esprit, elle
alluma la télévision pour regarder le journal du soir.

* * *
En traversant le hall du Chatsfield de Londres, Nicolo fut assailli par les souvenirs. C’était la
première fois qu’il revenait dans l’établissement depuis l’incendie. Malgré des travaux de rénovation
récents, le sol en marbre italien et les imposants lustres de cristal, restituaient une atmosphère proche
de celle qui régnait dans l’établissement vingt ans plus tôt.
Lorsqu’il monta dans l’ascenseur, le parfum emblématique des hôtels Chatsfield, — un mélange
de cèdre, de cuir, de rose blanche et de lavande diffusé par le circuit de climatisation — le ramena
vingt ans en arrière. Il sentit sa tension s’accroître tandis que la cabine montait vers les étages
supérieurs. La dernière fois qu’il avait emprunté cet ascenseur, il était un gamin déterminé à faire des
sottises. Il n’imaginait pas que cette nuit-là, sa vie et celle d’une jeune femme de chambre seraient
bouleversées à jamais.
Après la conférence de presse, il était allé voir Marissa Bisek. Il avait décidé qu’il était temps de
lui avouer que c’était lui qui avait déclenché l’incendie et il n’osait pas imaginer sa réaction. Elle
avait été heureuse de le voir et l’avait fait entrer chez elle. A sa grande surprise, après sa confession,
au lieu de le jeter dehors elle l’avait serré dans ses bras en lui disant qu’elle n’avait rien à lui
pardonner. Elle lui serait éternellement reconnaissante de lui avoir sauvé la vie, avait-elle ajouté. Sans
son courage, elle n’aurait jamais assisté à la remise de diplôme de sa plus jeune fille, qui était tout
bébé à l’époque. Elle lui avait également révélé qu’elle était sur le point de se marier à un homme
merveilleux qui l’aimait et se moquait de ses cicatrices.
— Je suis très heureuse, avait-elle insisté. J’espère que vous pourrez tourner la page et trouver
vous aussi l’amour et le bonheur.
Ses paroles l’avaient libéré d’un poids énorme. Comme Sophie, Marissa savait combien la vie
était précieuse et elle en savourait chaque minute. Elles avaient raison toutes les deux. Il était temps de
tourner la page. C’était d’autant plus important qu’il allait devenir père. Mais avant de pouvoir se
tourner vers l’avenir, il devait parler à son père et lui dire qu’il était au courant de ses infidélités. Il
dut rassembler tout son courage pour entrer dans la suite. Son père se leva du canapé et l’accueillit
avec un sourire hésitant. Il avait paru surpris en recevant son coup de téléphone. Gene était un vieil
homme aujourd’hui, constata-t-il en s’avançant vers lui. Il était toujours aussi charismatique et ses
yeux bleus n’avaient rien perdu de leur éclat, mais ses cheveux étaient argentés et son dos légèrement
voûté.
— Nicolo.
Gene tendit les bras.
— J’ai vu ta conférence de presse. J’ignorais que tu avais créé une fondation pour aider les
grands brûlés. Pourquoi as-tu gardé cette activité secrète jusqu’à aujourd’hui ?
Il posa les mains sur les épaules de Nicolo.
— Je suis très fier de toi. Comme le reste de la famille. Ta mère aurait été très fière elle aussi,
mon fils, ajouta-t-il d’une voix rauque.
Santa Madre ! Nicolo était submergé par l’émotion. Il était venu demander des réponses à son
père. Il avait prévu de lui révéler qu’il l’avait surpris au lit avec la jeune femme de chambre, qu’il
s’était senti trahi, qu’il lui en avait voulu terriblement. Mais les paroles de Sophie s’imposèrent à lui.
« Le passé est le passé. Il est peut-être temps que tu pardonnes à ton père. »
Il y avait même très longtemps qu’il aurait dû lui pardonner. Que savait-il du couple de ses
parents ? Les relations amoureuses étaient beaucoup plus complexes que ne pouvait l’imaginer un
garçon de treize ans…
Déglutissant péniblement, Nicolo serra son père dans ses bras.
— Papa, j’ai quelque chose à te dire. Dans quelques mois tu seras grand-père.
* * *

A Chatsfield House, Sophie regarda le journal télévisé, le cœur lourd. Elle était sur le point de
changer de chaîne quand la vue d’un visage familier la fit tressaillir. Que faisait Nicolo à la
télévision ?
Il donnait apparemment une conférence de presse et il était sublime. Vêtu d’un costume
anthracite et d’une chemise bleu clair, il était conforme à l’image d’un trader milliardaire. Cependant,
avec son visage taillé à la serpe et ses cheveux un peu trop longs, il lui rappelait toujours un bandit de
grand chemin… Il parlait en fixant la caméra.
— J’ai créé la Fondation Michael Morris d’aide aux grands brûlés avec l’aide de la sœur de
Michael, Beth Doyle. Depuis huit ans, Beth occupe le poste de directrice de la fondation et elle fournit
un travail remarquable pour faire connaître au public les différents aspects de l’aide que la fondation
apporte aux grands brûlés. Cependant, Beth a décidé de renoncer à ce poste pour être plus disponible
pour sa famille. Désormais, je cumulerai donc mon rôle de responsable de la collecte de fonds et les
fonctions de directeur général. Je continuerai à travailler inlassablement pour le développement de la
fondation et j’assumerai avec enthousiasme le rôle de figure de proue.
Sophie continua de fixer l’écran sans le voir bien après que l’image de Nicolo eut été remplacée
par celle de la présentatrice météo. Il était la nouvelle figure de proue d’une association caritative !
Dire qu’elle l’avait accusé de se couper du monde ! Et d’être prisonnier de son passé ! Alors qu’il se
servait de son expérience pour aider les autres victimes de brûlures… Quant à sa carrière de trader,
elle était également au service de sa fondation. Mais pourquoi ne lui en avait-il jamais parlé ? Certes,
c’était un homme très secret. Mais c’était blessant d’avoir été exclue d’une partie de sa vie aussi
importante… Sans doute le méritait-elle. Sophie fut accablée de remords. Elle l’avait jugé durement et
elle avait refusé de croire qu’il avait changé. Pourquoi ? Le remords de Sophie s’accrut. La réponse
semblait évidente. Elle attendait qu’il lui dise qu’il l’aimait. Et comme son attente avait été déçue, elle
avait été agressive avec lui, parce qu’elle avait voulu le faire souffrir à son tour. Quelle attitude
déplorable ! Sophie se coucha le cœur lourd. N’ayant toujours pas trouvé le sommeil au bout d’une
heure, elle prit son lecteur mp3, sélectionna de la musique, mit ses écouteurs et se rallongea.

* * *

L’orage éclata alors que Nicolo se trouvait sur l’autoroute sur le chemin du retour, tard dans la
nuit. Le tonnerre grondait et des éclairs striaient le ciel noir. Il ne pleuvait pas encore. A l’intérieur de
la Jeep dépourvue de climatisation, il faisait une chaleur étouffante. Nicolo accéléra. Sophie était
seule à Chatsfield House et cette idée ne lui plaisait pas du tout. Non qu’elle risque d’avoir peur. Elle
était courageuse comme une lionne… et malheureusement têtue comme une mule. Il aurait dû se
douter que la persuader de l’épouser ne serait pas facile. Cependant, il avait espéré qu’elle accepterait
pour le bébé.
En réalité, sa grossesse n’était qu’une excuse.
— Lui as-tu dit ce que tu éprouves pour elle, lui avait demandé Beth quand il lui avait téléphoné
après la conférence de presse.
— Pas exactement.
— Tu devrais peut-être essayer, avait conseillé Beth d’une voix encourageante. Pas la peine de
faire de grands discours. Trois petits mots devraient suffire.
Sauf qu’elle ne voulait pas l’épouser et proclamait qu’elle était parfaitement capable d’élever
leur enfant toute seule…
Nicolo quitta l’autoroute. Quelques minutes plus tard, il traversa le village. A 1 heure, le seul
signe de vie était un renard qui longeait furtivement le bas-côté. Au sommet de la colline, il regarda
vers la vallée et plissa le front. Quelle était cette lueur orange ? La lueur devint de plus en plus vive au
fur et à mesure qu’il avançait sur les routes de campagne. Lorsqu’il atteignit le chemin conduisant à
Chatsfield House, la vue du ciel teinté de rouge au-dessus des arbres lui noua l’estomac. Il accéléra
encore, prit le virage et écrasa la pédale de frein.
— Santa Madre di Dio !
12.

Chatsfield House était en feu. La tour ouest avait été frappée par la foudre à en juger par le mur
effondré et le toit dévoré par les flammes. Nicolo prit son portable, appela les pompiers et leur
expliqua la situation en quelques mots. Y avait-il quelqu’un dans le bâtiment ? lui demanda-t-on.
Lorsqu’il confirma qu’une personne se trouvait dans la maison, on lui conseilla de ne pas tenter d’y
pénétrer, mais d’attendre les pompiers.
— Bien sûr…
Il bondit de la Jeep et courut vers la porte d’entrée. Dorcha aboyait frénétiquement à l’intérieur.
Même si Sophie n’avait pas été réveillée par l’orage, elle ne pouvait pas ne pas entendre les
hurlements du chien… A moins qu’elle soit intoxiquée par la fumée ? Le sang de Nicolo se glaça
dans ses veines. L’épais nuage noir qui l’accueillit quand il ouvrit la porte décupla son angoisse.
— Sophie !
A travers la fumée, il constata que les pièces du rez-de-chaussée n’avaient pas encore été
atteintes. A l’étage, en revanche, le feu faisait rage.
— Sophie…
L’espace de quelques secondes, Nicolo fut écrasé de désespoir. Sophie et leur enfant étaient pris
au piège dans cet enfer. C’était le pire des cauchemars. L’enfer sur terre. Et peut-être son tombeau. S’il
ne parvenait pas à sauver Sophie, il mourrait en essayant. Tenant sa veste contre son visage, il
traversa le hall et leva les yeux vers les flammes qui s’enroulaient déjà autour de la rampe, en haut de
l’escalier. Il n’avait pas beaucoup de temps. Il monta les marches. La chaleur insupportable fit
resurgir des souvenirs atroces. Malgré la peur qui l’étreignait, il continua de monter. Le spectacle qui
l’attendait sur le palier était apocalyptique. Au bout du couloir le plafond s’était effondré. Guidé par
les aboiements de Dorcha, Nicolo se précipita dans le couloir, ignorant les débris enflammés qui
tombaient autour de lui. Sophie avait dû se barricader dans la chambre. Elle devait être terrifiée… Mû
par un instinct de protection féroce, il oublia sa peur et se précipita vers les flammes.

* * *

Que se passait-il ? Par quoi avait-elle été réveillée ? Sophie était complètement désorientée. Une
brume épaisse qui lui piquait les yeux flottait dans la pièce. Et curieusement, elle entendait de la
musique… Elle avait les écouteurs de son lecteur mp3 dans les oreilles, constata-t-elle soudain. Dès
qu’elle les retira elle entendit Dorcha aboyer derrière la porte. Il y avait un autre bruit… Comme un
grondement… Qu’est-ce que… ? Elle sentit l’odeur de la fumée et se mit à tousser. Le cœur battant à
grands coups, elle courut vers la porte et l’ouvrit. Le chien se jeta sur elle. Elle lui caressa la tête, le
regard rivé sur les flammes qui léchaient les murs du couloir, dévorant un tableau avant d’attaquer le
plafond.
— Mon Dieu !
Un mur de feu lui barrait l’accès à l’escalier. Et il n’y avait pas d’autre issue pour regagner le
rez-de-chaussée…
— Oh ! Dorcha, tu essayais de me prévenir, n’est-ce pas ? Et maintenant, nous sommes pris au
piège.
Elle tira le chien dans la chambre, referma la porte et courut jusqu’à la fenêtre. Elle l’ouvrit et se
pencha dehors. L’allée de graviers était très loin en dessous et il n’y avait rien pour amortir le choc si
elle sautait. Même si par un miracle extraordinaire elle survivait, qu’arriverait-il au bébé ? Elle fut
submergée par un besoin primitif, impérieux. Protéger son bébé. Son petit miracle. Comment avait-
elle pu penser un seul instant que sa grossesse était un désagrément ? Contre toute attente, elle avait eu
une chance de devenir mère. Mais à présent, il semblait bien que ni son bébé ni elle n’avaient plus
aucune chance. Elle ne reverrait jamais Nicolo. Elle ne pourrait jamais lui dire ce qu’elle aurait dû lui
dire depuis des semaines. Les yeux de Sophie se noyèrent de larmes. Son stupide orgueil l’avait
empêchée de lui dire qu’elle l’aimait, et maintenant il était trop tard.
— Sophie.
Elle crut avoir imaginé la voix de Nicolo. Mais lorsqu’elle pivota sur elle-même et scruta la
fumée, elle le vit dans l’encadrement de la porte.
— Dieu merci, tu n’as rien.
— Nicolo… Mais… Tu devais être à Londres…
— J’ai décidé de rentrer ce soir, par chance.
Il traversa la chambre et promena sur elle un regard indéfinissable.
— Dio, Sophie. J’ai cru que je vous avais perdus, toi et le bébé, dit-il d’une voix hachée en la
serrant contre lui. Quand je suis arrivé, le feu faisait déjà rage. Pourquoi n’es-tu pas sortie de la
maison pendant qu’il en était encore temps ?
— Je me suis endormie avec mes écouteurs dans les oreilles. Je n’ai même pas entendu Dorcha
aboyer. Mais toi, pourquoi es-tu entré dans la maison, si l’incendie était déjà violent. C’est de la
folie… Du suicide même. Nous ne pouvons pas sortir.
— Tu crois que je te laisserais en danger ? Pas question, mon ange. Je vais te sortir de là.
Le feu s’était propagé sur le toit et il était arrivé au-dessus de la chambre. Un chevron en
flammes creva le plafond et tomba dans la pièce, arrachant un cri épouvanté à Sophie.
— Tu n’aurais pas dû risquer ta vie pour moi.
Il lui prit le menton.
— Ma vie n’aurait aucun sens sans toi.
— Je regrette de t’avoir dit toutes ces choses horribles. J’ai vu la conférence de presse à la
télévision. Je suis désolée d’avoir douté de toi.
— Ça n’a aucune importance.
Par la fenêtre ouverte, Nicolo vit les lumières d’un camion de pompier. Submergé par un
immense soulagement, il appela les pompiers.
— Tu me fais confiance, mon ange ?
— Bien sûr.
Sophie se raidit en voyant l’échelle qui s’élevait vers la fenêtre.
— Nicolo… j’ai peur.
— Je sais, mais tout va bien se passer. Tu vas sortir la première.
— Pourquoi ne pouvons pas y aller ensemble ?
— Il n’y a pas assez de place sur la plate-forme. Ils me renverront l’échelle.
— Non, je ne veux pas te quitter.
— Tu m’as dit que tu me faisais confiance.
Nicolo déposa un baiser sur les lèvres de Sophie, puis il la souleva de terre et la porta jusqu’à la
fenêtre.
— Je te promets que je vais m’en tirer. Mais je veux d’abord te savoir à l’abri.
Tandis que l’échelle redescendait lentement, Sophie debout sur la plate-forme avec le pompier
ne quittait pas Nicolo des yeux. La lumière s’intensifiait derrière lui.
— Dépêchez-vous, je vous en supplie…
Un craquement horrible déchira la nuit et le plafond de la chambre s’effondra.
— Nicolo ! Nicolo ! cria Sophie en le cherchant frénétiquement du regard.
Il avait disparu.

* * *

Sophie garda un vague souvenir du trajet en ambulance jusqu’à l’hôpital le plus proche. Après
avoir été examinée par un médecin, elle fut conduite dans une petite pièce, dont le plafonnier
l’aveugla.
— Vos yeux sont irrités par la fumée, commenta une infirmière alors qu’elle clignait les yeux.
Peut-être, mais les larmes qui ruisselaient sur ses joues n’avaient rien à voir avec la fumée…
Elle se redressa sur le chariot et agrippa le bras de l’infirmière.
— S’il vous plaît, avez-vous des nouvelles de M. Chatsfield, l’autre personne qui était dans la
maison en feu ?
— Non, pour l’instant je ne sais rien. Mais j’ai quand même de bonnes nouvelles pour vous.
D’après l’échographie, votre bébé va très bien et il n’a pas du tout souffert de cette terrible
expérience.
Le soulagement de Sophie fut de courte durée et très vite balayé par une angoisse insurmontable.
Pas de nouvelles de M. Chatsfield…
— Mademoiselle Ashdown, que faites-vous ? s’exclama l’infirmière, tandis qu’elle bondissait
du chariot. Le médecin n’a pas encore autorisé votre sortie.
— Je ne peux pas rester ici. Où sont mes chaussures ?
— Mademoiselle Ashdown, j’insiste…
— Vous ne comprenez pas. Il faut que je sache ce qui est arrivé à Nicolo. J’ai besoin de savoir
s’il est vivant. Et s’il ne l’est pas…
Sophie s’interrompit et ferma les yeux. Non, elle ne pouvait pas envisager ça…
— Il faut que je trouve l’homme que j’aime, dit-elle à l’infirmière. Sans lui ma vie ne vaut plus
rien !
— Sophie ?
Elle pivota sur elle-même et laissa échapper un long soupir tremblant. Nicolo se tenait dans
l’encadrement de la porte. La chemise déchirée et noircie par la fumée, une coupure sur la joue, il
avait plus que jamais l’air d’un bandit diaboliquement sexy.
— Dieu merci, dit-elle d’une voix rauque.
— Je vous laisse tous les deux, murmura l’infirmière avant de s’éclipser.
Après un silence, Sophie déglutit péniblement.
— Depuis combien de temps es-tu là ?
— Assez longtemps pour avoir entendu ce que tu as dit.
Nicolo darda sur son visage pâle un regard scrutateur.
— Tu étais sérieuse ?
Elle contempla son visage taillé à la serpe et son cœur s’affola. Il avait risqué sa vie pour elle. Il
avait affronté sa pire terreur et il s’était précipité dans un bâtiment en flammes pour la sauver. Elle
plongea son regard dans le sien.
— Oui, bien sûr. Je t’aime de tout mon cœur.
Alors qu’il ouvrait la bouche, elle leva la main pour l’arrêter et ajouta d’une voix tremblante :
— Je sais que tu m’as demandé de t’épouser pour le bien du bébé et que tu ne partages sans doute
pas mes sentiments…
— Tu ne sais rien du tout. Pour une femme intelligente, tu mets vraiment un temps fou à
comprendre.
Il franchit la distance qui les séparait.
— Tu as fait irruption dans ma maison et tu m’as volé mon cœur, poursuivit-il d’une voix aussi
tremblante que la sienne quelques secondes plus tôt. Je sais que j’ai été très désagréable avec toi. Mais
je t’aime, Sophie. Je suis très heureux que tu sois enceinte, mais ce n’est pas pour ça que je veux
t’épouser. La vérité, c’est que l’idée de vivre sans toi m’est insupportable.
Il prit son visage entre ses mains et demanda d’une voix très douce :
— Veux-tu devenir ma femme, Sophie ? Et me laisser t’aimer jusqu’à la fin de mes jours ?
— Oui. Je t’aimerai toujours.
La voix de Sophie se brisa.
— J’ai cru que je t’avais perdu.
Nicolo frissonna.
— Moi aussi. L’idée que je ne pourrais peut-être plus jamais te serrer dans mes bras était
intolérable.
Sophie l’étreignit avec ferveur.
— Une fois encore, par miracle, nos vies ont été épargnées.
Elle se raidit.
— Et Dorcha ?
— Il va bien à part quelques poils roussis. Son pelage très épais l’a protégé. Il est chez le
vétérinaire et je dois le récupérer demain matin.
Nicolo fit une pause avant d’ajouter :
— Je suis allé voir mon père, hier et j’ai fait la paix avec lui.
Elle ouvrit de grands yeux.
— Tu lui as dit que tu l’avais vu avec une femme de chambre dans sa suite, il y a vingt ans.
— Non. J’ai suivi ton conseil et j’ai décidé de tourner la page. Gene est tombé amoureux d’une
femme charmante et ils vont se marier. J’espère qu’il a plusieurs années de bonheur devant lui. Il est
ravi à l’idée d’être grand-père. Il m’a proposé de faire don de Chatsfield House à la fondation, pour
en faire une maison de convalescence pour les enfants victimes de brûlures.
Nicolo déposa un baiser sur les lèvres de Sophie.
— J’aimerais que nous achetions une autre maison pour commencer notre vie de couple marié,
dans un endroit que nous aurons choisi ensemble.
— Moi aussi. C’est une très bonne idée.
Il écarta une mèche de sa joue, puis il captura sa bouche dans un baiser plein de passion et de
tendresse mêlées.

* * *

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— Bien sûr, dit-elle en tapotant la main de son grand-père. Si nous nous associons avec
Chatsfield, nous serons connus dans le monde entier. Il n’y a aucun doute là-dessus. Mais est-ce bien
le genre de publicité que nous voulons pour les vins Purman ? Chaque semaine, il y a un nouveau
scandale lié à cette famille. Regarde Lucca Chatsfield, surpris dans une situation… disons
« compromettante »… Est-il vraiment souhaitable que le nom de Purman soit associé au leur ? Nous
avons tous les deux travaillé très dur pour assurer le succès de nos vins. Je ne veux pas que notre nom
soit traîné dans la boue.
— Chatsfield est la chaîne hôtelière la plus prestigieuse du monde !
— Ça, c’était vrai autrefois. A une époque elle jouissait d’un grand prestige, en effet.
Aujourd’hui elle essaie de continuer à vivre sur sa réputation, mais son nom est davantage synonyme
de scandale que de prestige.
Gus ferma les yeux et secoua vivement la tête.
— Non, non, non ! C’est en train de changer. Il me l’a dit. Un nouveau directeur général vient
d’être nommé. Il a pour mission de réorganiser tous les hôtels afin de redorer le blason de la chaîne.
D’où la refonte de la carte des vins. Ils sont prêts à investir beaucoup d’argent pour obtenir les
meilleurs. Pourquoi n’en profiterions-nous pas ?
Holly eut un pâle sourire.
— Nous avons déjà eu affaire à de gros investisseurs qui nous promettaient monts et merveilles,
grand-père. Et je ne me souviens pas t’avoir vu aussi emballé.
Gus arqua les sourcils. Le regard de ses yeux bleu électrique était toujours aussi pénétrant,
même si la peau tout autour était ridée et tannée par une vie entière de travail au grand air.
— C’est ça le problème ? Une affaire vieille de dix ans ? Il n’a jamais été assez bien pour toi,
Holly, tu le sais !
— Oui, je le sais.
Elle déglutit profondément. La souffrance s’était atténuée avec le temps, mais elle était toujours
là, tapie au fond de son cœur. Prête à resurgir si elle l’y autorisait. Ce qui lui arrivait parfois, juste
pour se rappeler de ne plus jamais être aussi naïve…
— Mais ce n’est pas à ça que je pensais. Je me souviens surtout de ce qui s’est passé après que tu
l’as mis à la porte. Quand il s’est acharné à traîner le nom de Purman dans la boue. Tu ne te rappelles
pas tous ces articles venimeux qu’il écrivait dans les journaux sur la médiocrité des vins Purman ? De
tous ces clients qui téléphonaient pour annuler leurs commandes, parce qu’ils craignaient de ne
jamais être livrés ? De tous ces journalistes qui nous appelaient parce qu’ils nous croyaient au bord
de la faillite ? Est-ce que nous voulons vraiment revivre ça ?
— Là, ça n’a rien à voir. Ne serait-ce que l’argent qui…
— L’argent n’est pas tout. Notre image est en jeu ! Si Chatsfield essaie de redorer la sienne,
bravo à eux, mais si nous acceptons que notre nom et notre réussite leur servent de caution, nous
risquons de tout perdre.
Gus secoua la tête.
— Je sais bien que l’argent n’est pas tout. Accepte juste de lui parler, Holly. Il va bientôt arriver.
Ecoute ce qu’il a à dire. Donne-lui une chance. Donne une chance à Chatsfield.
Holly réprima un frisson. Comment pourrait-elle se résoudre à prendre un tel risque ?
— Pourquoi ne lui parles-tu pas toi-même si tu es tellement convaincu ?
— Je vais lui parler, bien sûr. Mais puisque je suis cloué dans cet engin inutile…
Gus frappa du plat de la main la roue de son fauteuil.
— … c’est toi qui devras lui montrer le vignoble et la cave. C’est toi qui présenteras tes
millésimes. Comme il se doit, d’ailleurs. Parce que c’est toi que tout le monde veut rencontrer.
L’œnologue, la disciple de Dionysos, la femme qui transforme l’humble grappe en nectar des dieux.
Ses yeux s’embuèrent.
— Ma Holly.
Elle lui pressa la main en soupirant.
— Ces critiques œnologiques disent beaucoup de bêtises.
— Non, tout cela est vrai. Tu as un don, ma petite fille. Un don de Dieu pour tout ce qui touche à
la vigne et au vin. Je suis très fier de toi.
Holly sourit tendrement à son grand-père avant de déposer un baiser sur sa joue parcheminée.
— Si je suis douée, c’est parce que tu m’as tout appris.
Il lui agrippa la main en clignant les paupières pour refouler ses larmes.
— Holly, cette proposition de Chatsfield pourrait être la chance de notre vie.
Elle réprima un soupir. Bien sûr, d’un point de vue financier, elle était plus qu’alléchante. Mais
vu l’image déplorable de la famille Chatsfield et de sa chaîne hôtelière, l’accepter pourrait bien être
une erreur fatale.
— Je lui parlerai, grand-père, dit-elle en souriant à l’homme qui était le centre de son univers
depuis si longtemps qu’elle ne se souvenait pas d’une époque, au cours de sa vie, où il n’aurait pas été
là pour elle. Je vais lui donner une chance et écouter ce qu’il a à dire.
« Et ensuite, je l’enverrai au diable. »
TITRE ORIGINAL : BILLIONAIRE’S SECRET
Traduction française : ELISABETH MARZIN

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© 2014, Harlequin Books S.A.
© 2015, Traduction française : Harlequin.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
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Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2803-3651-2

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