Vous êtes sur la page 1sur 9

LE THÉÂTRE DE BECKETT

PONCTUATION ET RYTHME DANS EN ATTENDANT GODOT ET


FIN DE PARTIE DE SAMUEL BECKETT
KARINE GERMONI

Pierre Larthomas constate la pauvreté de notre ponctuation linguistique par rapport aux ressources
dont dispose le langage parlé :
— en matière d’arrêt du débit vocal,
— de pause,
— de silence.
Il regrette que les dramaturges n’utilisent pas uns système plus précis, comparable à la notation
pausale musicale et usent surtout de sa fonction logique.
On croirait que c’est à Beckett que songe Larthomas.
Lorsqu’il se tourne vers le théâtre, Beckett continue à mettre à mal l’usage logique de la
ponctuation comme Beckett romancier et poète en bannissant de ses pièces, à de rares exceptions
près, le deux-point et le point-virgule, pour privilégier sa fonction rythmique.
Les didascalies font le jeu de véritables ponctuants rythmiques « Silence, Un temps ».
Ces indications servent autant à régler le début de paroles que les intermittences de l’éclairage ou de
la gestuelle.

Henry Meschonnic définit le rythme linguistique comme « l’organisation d’un discours par un
sujet et d’un sujet par son discours » et par suite comme « l’organisation du continu dans le
langage ». Si le rythme du discours déborde le discontinu du signe, c’est parce qu’il entre dans le
langage de l’extralinguistique et notamment du corporel, surtout dans le théâtre de Beckett où,
comme le dit Pierre Chabert : « la parole n’est jamais conçue en dehors du geste, du mouvement,
d’un lieu, d’une position physique, d’une posture corporelle ».

Malgré leur relative autonomie, les diverses partitions théâtrales et les « parties » des différents
personnages entrent en interaction dans le continuum de la pièce et l’utilisation de leur ponctuation
sur le mode de la complémentarité ou de l’opposition créé tantôt un rythme dense, tantôt un
rythme plat qui tend vers l’arythmie. Or le rythme n’opère que dans la différence et sous cette
rythmique paradoxale se trouve l’ « hypothèse rythmique », pour parler comme Deguy,
beckettienne, rythmique du creusement et des « sons fondamentaux », déjà en acte dans En
attendant Godot et Fin de partie.

**

Ce qui apparait dans les deux pièces, ce sont les échanges des couples Vladimir/Estragon, Hamm/
Clov qui se renvoient les mots comme des « balles ». Le tempo de ces échanges est d’autant plus
alerte que les répliques sont brèves voire monosyllabiques, comme les fréquents « oui » et « non »
de Clov.
Le rythme de de ces échanges est dense, poétique et « oralisé », car il s’appuie sur un
« accompagnement prosodique » soutenu, dont les phénomènes marqués sont l’allitération,
l’assonance, l’attaque consonantique chère Claudel et la rime, véritable ponctuation pour Aragon.

En attendant Godot est parsemé de ces micro-séquences dont voici un exemple :

Estragon: Et qu'a-t-il répondu?


Vladimir: Qu'il verrait.
Estragon: Qu'il ne pouvait rien promettre.
Vladimir: Qu'il lui fallait réfléchir.
Estragon: A tête reposée.
Vladimir: Consulter sa famille.
Estragon: Ses amis.
Vladimir: Ses agents.
Estragon: Ses correspondants.
Vladimir: Ses registres.
Estragon: Son compte en banque.

Comme des acteurs de la commedia dell’arte, les personnages usent de la technique du mot-
rebond : le mot qui sert de palier dans la réplique est repris avec des intonations différentes dont les
contrastes rythment ces échanges du « tic au tac » (Beckett) — stichomythie —, comme dans Fin
de partie :

Clov : Je regarde le mur.


Hamm : Le mur ! Et qu’est-ce que tu y vois, sur ton mur ? Man, man ? Des corps nus ?

Cette densité rythmique se retrouve dans la partie des personnages. Si la phrase est longue, la
virgule joue le rôle d’une barre de mesure qui sépare les cellules isosyllabiques, comme dans
cette réplique de Clov, qui compte respectivement 8, 7, 7 et 7 syllabes :
Clov : […] Ce sont de jolies dimensions, je m’appuierai à la table, je regarderai le mur, en attendant
qu’il me siffle.

La virgule donne du mouvement à la phrase, notamment dans les nombreuses prolepses; dans les
exemples suivants, le pronom « toi » ou le groupe nominal « ta lumière » se trouvent mis en valeur
par l’accent rythmique qu’ils reçoivent :

Vladimir : Alors, te revoilà, toi.


Hamm : […] Eh bien, elle mourra tout aussi bien ici, ta lumière. Regarde-moi un peu et tu m’en
diras des nouvelles, de ta lumière.

Néanmoins, les phrases sont généralement brèves, morcelées en syntagme holophrastiques


(Dupriez) ou mots-phrases, ponctuées abondamment de points. Or, comme le note Roger Blin
« c’est la quantité de points et leur place dans les répliques qui donnent le rythme et la
respiration du texte, le rythme lyrique qui oblige le comédien à un travail très particulier ».
Si la ponctuation linguistique note la hiérarchie des pauses créatrices de rythme, il u a des
phrases que « les comédiens sont tentés de dire d’une seule traite » (Bellity-Peskine) parce qu’elles
se poursuivent au-delà du point qui, mis à la place de la virgule, n’a plus de fonction logique mais
pneumatique, comme dans cette réplique de Hamm :

Hamm : […] Si je dormais je ferais peut-être l’amour. J’irais dans les bois. Je verrais… le ciel, la
terre. Je courrais. On me poursuivait. Je m’enfuirais. […].

Par conséquent, les ponctuants forts (que sont les points, points d’acclamation ou d’interrogation)
sont fréquemment renforcés par les ponctuants didascalies dont la réitération oblige l’acteur )
marquer de vraies pauses, par un effet comparable à celui de la note pointée en musique, comme
dans cet exemple :

Nagg : Et maintenant c’est du sable. (Un temps.) De la plage. (Un temps. Plus fort.) Maintenant
c’est du sable qu’il va chercher à la plage.

La question de leur durée qui varie d’une représentation à l’autre se pose aux metteurs en scène.
Dans En attendant Godot, Silence qui peut durer plusieurs mesures, comme en musique, apparaît
plus long que Un temps qui est presque toujours une « coupure interne propre à un personnage »
(Ernst), contrairement à Silence. Dans Fin de partie, où est utilisé exclusivement Un temps, c’est le
passage à la ligne avec décentrement vers la droit qui semble indiquer une différence de durée
entre coupures internes et communes.

Le nombre de ces pauses est d’onction u temps de parole, des caractéristiques et préoccupations de
chaque personnage : la parution du penseur Vladimir compte 43 Un temps et 9 Silence, les trois
monologues du narrateur Hamm qui commencent par « A moi. (Un temps.) De jouer. » comptent
respectivement 12, 25 et 38 Un temps. Les pauses et les fréquents changement d’intonation ou de
voix donnent la parole en spectacle comme dans la description du ciel par l’acteur raté Pozzo :

Pozzo : Il y a une heure (il regarde sa montre, ton prosaïque) environ (ton à nouveau lyrique) après
nous avoir depuis (il hésite, le ton baisse) mettons dix heures du matin (le ton s’élève) sans faiblir
des torrents de lumière rouge et blanche, il s’est mis à perdre de son éclat, à pâlir, (geste des deux
mains qui descendent par paliers), à pâlir, toujours un peu plus, un peu plus, jusqu’à ce que (pause
dramatique, large geste horizontal des deux mains qui s’écartent) vlan ! fini ! il ne bouge plus !
(Silence.)

Dans cet exemple, le rythme gestuel figure le rythme du discours comme dans Pas et Va et vient :
les plier marqués par les deux mains sont des virgules gestuelles tandis que leur ouverture
horizontale, comme des tirets, interrompre simultanément la parole et geste. Toutefois, la gestuelle
est souvent autonome par rapport au discours ne serait-ce que dans le jeu des chapeaux hérité des
Marx Brothers ou dans l’inspection liminaire du propriétaire par Clov qui ponctue d’un « rire
bref » chacune de ses phrases corporelles. Cette dissociation se fait souvent sur le mode de la
rupture. Par un effet de syncope, la parole est démentie par le geste ou son absence : Clov, Vladimir
ou Estragon menacent souvent de quitter l’autre alors qu’ils ne bougent pas.
En outre, Clov et Nell sont spécialistes de la dissonance car ils interrogent souvent à contretemps,
de manière comique, comme ici :

Hamm : Tu n’en as pas assez ?


Clov ; Si ! (Un temps.) De quoi ?
La discordance, le contretemps sont créateurs de tension comme en musique et de la
« ponctuation de déhiscence » que Beckett trouve idéalement chez Beethoven.
L’aposiopèse « si particulière de Malone meurt », comme le note B. Clément, produit fréquemment
une dirythmie, comparable à la dissymétrie. Sur un fond régulier et continu, tranchent de soudaines
interrogations et exclamations obtenues par une forte accentuation et un allongement des syllabes
comme dans l’exclamation lyrique de Clov « Autrefois! », ou « élégiaque » de Nell : « Ah hier ! ».
Le visage devient alors l’écran de la voix comme dans cet autre exemple où les points de
suspension laissent à peine le temps à l’acteur interprétant Vladimir de moduler sa voix et sa
physionomie pour produire l’effet cascando requis par les didascalies :

Estragon : Et maintenant ?
Vladimir : (s’étant consulté) Maintenant… (joyeux) te revoilà… (neutre) nous revoilà… (triste) me
revoilà.

Bien que ces ruptures soient « organiquement » impossibles à effectuer d’après Blin, Beckett « ne
voulait pas le comprendre, cet impératif physiologique » car il « se moquait de ceux qui réclament
le droit aux harmoniques », qu’ils soient acteurs ou spectateurs. De fait, en saturant le texte de
ruptures, la parole se brise et entre deux séquences de répliques au tempo rapide, le silence
s’installe souvent et menace de durer, rendu absolu par l’immobilité, silence gestuel ; ainsi, les
différents rythmes s’aplatissent pour produire une sensation d’arythmie.

***

Dans les deux pièces, « Le temps s’est arrêté ». Or, le rythme ne se créé que dans le temps et le
mouvement. L’immobilité s’accentue entre Godot et Fin de partie, où Clov est le seul personnage
mobile et dans cette dernière pièce, elle s’intensifie encore entre la mise en scène berlinoise de 1975
et londonienne de 1970. Dans le cahier préparé par Beckett pour cette mise en scène, après « Then
move ! » Et « Then open it », Clov ne fait entendre que le bruit des pas et reste sur place ; les
phrases de sa gestuelle s’aplatissent, réduites au point. (Aparté : les romans de Beckett suivent cette
même progression dans l’immobilité : de Molloy à L’Innommable, on assiste à une trilogie qui tend
vers une réduction du mouvement à son minimum.) D’ailleurs, dès la mise en scène berlinoise, sa
place n’est plus derrière le fauteuil mais à O, point à mi-chemin entre le fauteuil de Hamm et la
porte de la cuisine. Le point, spatial ou linguistique rassure, car de même que la paronomase et
l’isosyllabique, il apparait comme un repère, garant de l’identité et du sens : Hamm est obsédé par
le « centre » tandis qu’Estragon s’agrippe à sa pierre. Cet attrait pour l’inertie du point gagne aussi
bien les objets que les corps qui chutent ou « s’agglutinent » en tas ou tels deux pions d’échec,
comme Vladimir et Estragon. Comme les corps, le rythme s’aplatit lorsque les points ou les mots
s’empilent, comme les grains de sable dans la valise de Lucky. Dans Fin de partie, après la
première réplique de Clov, « il ne se passe plus rien », a dit Beckett à Blin : « il y a un remuement
vague, il y a un tas de mots mais il n’y a pas de drame ». Ainsi, les « bicyclette » qui ponctuent ces
quatre répliques isosyllabiques, s’entassent dans la verticalité textuelle :

Hamm : Va me chercher deux roues de bicyclette.


Clov : Il n’y a plus de roues de bicyclette.
Hamm : Qu’est-ce que tu as fait de ta bicyclette ?
Clov : Je n’ai jamais eu de bicyclette.
Ailleurs, c’est un tas de « lunettes » ou de « bouillie » qui se constitue. Or, « La répétition d’un seul
et même événement (un, un, un, un, etc.), identité sans altérité » est « l’annulation du rythme »
(Dessons & Meschonnic) comme dans l’écho.
Ainsi, en est-il de la berceuse de Vladimir qui répète la même note « Do » ou des appels de Hamm.
Beckett, en effet, concevait l’appel « Clov » « comme une note de la partition » de. Hamm que
l’acteur devait reproduire à l’identique d’une voix neutre.

La répétition concerne également les coupures du discours. Quand les Silence et les Un temps se
multiplient, les intermittences naturelles de la parole deviennent des béances que les italiques
superposés font sauter aux yeux et pendant lesquelles nous voyons et écoutons le vide. La partition
du silence, tissée entre les marqueurs de suspens, ralentit la lecture à moins d’ignorer les (Un
temps.). Dans cet exemple, le dialogue est jeté aux quatre coins de la page :

Hamm : S’il existe il viendra ici ou il mourra là.


Et s’il n’existe pas ce n’est pas la peine.
Un temps.
Clov : Tu ne me crois pas ? Tu crois que j’invente ?
Un temps.
Hamm : C’est fini, Clov, nous avons fini. Je n’ai plus besoin de toi.
Un temps.
Clov : Ça tombe bien.

Dans En attendant Godot, les coupure communes, signe de la « divine aphasie », sont de plus en
plus nombreuses dans l’acte II, plus silencieux que l’acte I : alors qu’il y a un Repos pour 31
répliques dans la micro-séquence que nous citions, dans les 34 renvois grippés de balles au sujet des
« voix mortes », on compte 5 Silence et deux Long Silence pour lesquels Beckett, dans une lettre à
Peter Hall du 14 décembre 1955, demande qu’ils soient pleins, full, pour faire ressortir l’angoisse
des personnages, immobiles.

Non seulement, « ça avance pas » mais lorsque « ça avance », c’est à reculons comme Lucky —
Lucky entre à reculons — ou ile paralytique B dans Fragment de théâtre I :

B. — Un seul problème : le demi-tour […] Par exemple, je suis à A. (Il avance un peu, s’arrête.)
J’avance jusqu’à B. (Il recule un peu.) Et je reviens à A.

Sur la scène de théâtre comparable à un espace géométrique, les mouvement s’annulent


mécaniquement. Ainsi en est-il dans la pantomime initiale de Clov, qui monte puis descend de son
escabeau, fait quelques pas puis retourne chercher l’escabeau qu’il a oublié, ou dans la promenade
de Hamm : dans la mise en scène de Berlin, le second tour d’effectue dans le sens inverse des
aiguilles d’une montre contrairement au premier. Ce mouvement de reflux est également
caractéristique de la progression palinodie des phrases car, comme le remarque Blin, « ce qui st
dit après le point va en général dans le sens de la négation de ce qui précède et une autre phrase
arrive qui nie encore […] ». C’est le cas dans cette réplique de Hamm, par exemple :

Hamm : Non, tout est a- (bâillements)- bsolu, (fier) plus on est grand et plus on est plein. (Un
temps. Morne.) Et plus on est vide.
Ce vide ou « absence de vie intérieure », comme l’appelle Ionesco, dont témoignent la répétition à
l’identique et le refus des personnages que « ça avance », culmine avec le psittacisme provenant de
la dislocation syntaxique et de la suppression des signes de ponctuation.

****

Dans le discours de Lucky, l’absence de ponctuation ne signifie pas l’absence de construction mais
la volonté, comme dirait Hugo, de « démantibuler » la période française, construite sur des rythmes
rhétoriques artificiel et qui de parenthèse en parenthèse opacifie le sens « inachevé[s],
inachevé[s] », comme dit Lucky dans sa fatrasie. La jargonaphasie de ce « knouk », atteint d’une
aphasie sensorielle de Wernicke, aboutit à un flux verbal brut, délivré d’une « voix monotone »
qui s’accompagne d’un tremblement incessant de parkinsonien qu’imitait de manière hallucinante
Jean Martin, « personnage d’une cruauté formidable » d’après Blin, à tel point que certains
spectateurs quittaient la salle du théâtre de Babylone.
La monotonie implique, sinon un tempo rapide comme dans le pnigos (Le pnigos ou
« suffocation », finale brillant, emporté par un rythme rapide, clôt le développement.) du coryphée,
un flot uniforme, « a steady flow » comme le précise Alvin Epstein, autre interprète de Lucky.

Dans nombre de pièces postérieures à l’étape décisive de Comment c’est en 1961, la platitude du
rythme, visuelle et verbale, se systématise, impliquant une tension impitoyable pour l’acteur : dans
Comédie, les voix sont « atones » et le « débit rapide » ; dans Pas moi (1972), le flux de Bouche
« breathless, urgent, feverish », est matérialisé par les points de suspension ; dans Cette fois (1974),
les « bribes » ponctuées ABC de la voix du « vieux visage blême » « s’enchaînent sans
interruption » ; dans Berceuse (1982), le visage doit être « sans expression » comme dans Comédie
et les yeux ne doivent pas ciller, comme dans Dis Joe (1965).

Néanmoins, le rythme « zéro » n’existe pas plus dans Godot et dans Fin de partie que dans les
pièces ultérieures qui tendent vers l’arythmie comme vers une limite, atteinte ponctuellement ou
artificiellement, par assistance mécanique, comme dans Cette fois ou Berceuse.

C’est à partir de l’alternance entre rythme, dirythmie et arythmie que s’élabore l’ « hypothèse
rythmique » beckettienne dont les contrastes tranchés sont destinés à exercer sur l’auteur et le
spectateur un effet cathartique et maïeutique, qui leur fait retrouver leur propre rythme, corporel
et langagier.

*****

Dans les pièces postérieures à Fin de partie, la rythmique dramatique beckettienne est de plus en
plus paradoxale car sur son apparente uniformité grisâtre, elle oscille entre les contraires, noir et
blanc, immobilité et mobilité ininterrompue, silence et flux langagier.
Ces contrastes impliquent la tension et l’attention du spectateur. Pour le faire entrer dans la durée
textuelle, Beckett retarde toujours l’entrée en scène de la parole soit par des « pantomimes »
liminaires qui créent l’attente comme dans Fin de partie ou La Dernière Bande ; soit par une image
forte, véritable « explosante fixe » bretonnienne obtenue par l’immobilité et qui, détachée par
l’éclairage sur un noir uniforme, exerce un effet hypnotique auquel contribue le flux langagier.
Inversement, les ruptures de rythme langagier ou gestuel, les noirs de l’éclairage coupent le
personnage et avec lui le spectateur du temps dramatique pour lui permettre de retrouver le temps
théâtrale et au-delà, « la durée propre au sujet parlant, qui se retrouve devant ses problèmes de
pensée et d’expression, sinon d’existence » (Dupriez). L’effet de de distanciation qui permet
d’éviter le pathos est encore plus brutal lorsque les pauses se raréfient comme dans Cette fois ou
dans Berceuse.
Ce mouvement de va-et-vient figuré dans la pièce du même nom, entre le spectateur et le spectacle
s’effectue grâce à cette rythmique paradoxale, ce « flux épanorthique » qui est là l’oeuvre dans
Bing, comme le montre B. Clément.

Cette creusée dans l’horizontalité discursive et scénique ne produirait pas chez le spectateur des
émotions si contrastées et simultanées, rire et émotion, si elle ne se doublait d’un mouvement de
va-et-vient vertical, figuré par l’anadiplose ou l’épiphore comme dans ces deux exemple :

1) Vladimir : En effet, nous sommes sur un plateau. Aucun doute, nous sommes servis sur un
plateau.
2) Clov: Plus de calmant. Tu n’auras plus de calmant.

Cette creusée de la parole est perceptible visuellement dans la disposition typographique où le


silence creuse sont lit avec des marques suspensives dans et entre les parties des personnages pour
qu’émergent ces « mystérieuses poussées » qui s’enracinent dans « la peau détendue » dont il est
question dans Le monde et le pantalon.
Si le théâtre de Beckett s’inscrit dans la lignée du théâtre artaudien, c’est parce qu’il part de la
« nécessité de la parole beaucoup plus que de la parole déjà formée » (Artaud), régie par une
ponctuation logique et syntaxique, pétrie de rythmes culturels mécaniques qui en font, comme
le remarque M. Rooney, « une langue morte » (Beckett). Il s’agit donc, comme le souhaite
Beckett, d’y « percer dedans trou après trou jusqu’à ce qui ce cache derrière (que ce soit quelque
chose ou rien du tout) commence à spéculer au travers ».
Il faut, comme le réclame Artaud, que « les mots au lieu d’être pris pour ce qu’ils veulent dire
grammaticalement parlant, soient entendus sous leur angle sonore, soient perçus comme des
mouvements ».
C’est en effet avec une minutie extrême que Beckett fait ressortir un mot. Par le jeu de
l’accentuation linguistique — « naturellement » / « naturellement », accentués respectivement sur
la pénultième et première syllabes — l’allongement vocalique qui à la différence de l’anglais n’est
pas phonologique : « Estragon. […] (Rêveusement.) Les Anglais disent câââm. Ce sont des gens
câââms. […] ».
Estragon savoure avec autant de volupté qu’une carotte le mot « calme » de même que Krapp
savoure le mot « Bobiiine ! » comme une banane (Beckett) ; par le détachement syllabique et
accentuel induit par les tirets dans « li-és » ou « E-POU-VAN-TÉ ». Ces procédés, parmi d’autres,
permettent d’explorer gestuellement par une articulation exagérée, d’en habiter le sens par le
rythme et le plaisir phonatoire permet de retrouver les « sons fondamentaux » et les mots dans
leur corporéité. Ainsi dans les bâillements de Hamm, le rythme corporel devient rythme langagier
par l’entremise des tirets, véritables ponctuants dans la déhiscence :

Hamm : A – (bâillements) – à moi. (Un temps.) De jouer. […] Peut-il y a – (bâillements) – y avoir
misère plus … plus haute que la mienne ? […] Non, tout est a – (bâillements) – bsolu […]

Par conséquent, la ponctuation se corporéise : dans Berceau et Cette fois, c’est l’ouverture et la
fermeture des yeux qui ponctuent le flux verbal ; dans Impromptu d’Ohio, c’est le « toc » digital de
l’Entendeur qui oblige le Lecteur à des retours en arrière ; dans Comédie, c’est le hoquet qui
ponctue la parole de H (Beckett).
Bien plus, la ponctuation se choséifie de manière amusante car les objets, prolongement du corps,
ponctuent la parole et ses silences : Hamm joue avec son « vieux linge », Pozzo avec son fouet, son
vaporisateur, ses lunettes, sa pipe et Clov avec l’élastique de son pantalon, aussi sonore que les
boîtes métalliques que Krapp envoie valser et piétine.

******

Si le théâtre de Beckett est un théâtre de la cruauté métaphysique et physique, c’est parce que le
langage dans le mouvement même de sa naissance est lié aux nerfs et qu’il éprouve sans cesse le
corps des acteurs et des spectateurs. Lorsque l’apnée et le recto tono sont exigés de l’acteur,
lorsque le flux impitoyable et déréglé de la parole ou de la pensée figure un dérèglement sensoriel
ou va de pair avec l’atomisation du corps comme dans Comédie, Pas moi ou Cette fois, le
spectateur souffre, comme Pozzo devant Lucky, et chaque pause qui lui est octroyée est un
soulagement. La continuité, en effet, est insoutenable parce qu’antinaturelle. C’est le corps qui
affleure dans les bégaiements et les tâtonnements de la pensée, matérialisés par les pauses et les
points de suspension, matériel ponctuant de la déhiscence qui désigne l’ouverture naturelle, à
maturité, d’un organe clos. Se remettre au monde, comme Bouche ou dans Pas, May qui n’est
jamais née, c’est habiter son langage de manière immanente, en « refaisant toutes les opérations
par lesquelles le mot a passé » (Artaud), ce que figurent l’épanorthose, l’épanadiplose et les
syntagmes holophrastiques qui, tout en reposant sur le geste et les mimiques, reproduisent le
rythme de la pensée. La redécouverte du langage suppose une subjectivisation maximale du
discours, ce qui implique de soustraire le rythme à un schéma logico-syntaxique, de refuser aux
signes de ponctuation l’organisation du sens et d’accroître l’ambiguïté sémantique en
généralisant l’incertitude accentuelle. Ce à quoi tend l’usage d’une ponctuation minimale comme
dans Compagnie ou l’aponctuation qui oblige à trouver ses propres marques.

*******

Ainsi, par la nature et la fonction de sa ponctuation dramatique, Beckett semble donc avoir
répondu au souhait d’Artaud, d’abord en élaborant une « grammaire » (Artaud) de la scène qui
permet « des rapports nouveaux entre le son, le geste et la voix » (Artaud).
Puis, en donnant au spectateur éprouvé « un profit d’acteur » non « un profit artistique et statique,
un profit jouisseur » (Artaud).

BECKETT : L’ENTROPIE DU LANGAGE ET DE L’HOMME


A. DAVID BARRY

Au théâtre de Beckett, le spectateur ou le lecteur ne peut s’empêcher de ressentir un certain malaise


devant le langage et les gestes des personnages. Quelque chose se passe à travers les mots et les
gestes, souvent banals et quotidiens, toujours déroutants, que l’auteur lui-même refuse d’expliquer.
Or, c’est justement ce quelque chose qui sert de force motrice à la pièce, qui constitue et
« présentifie » tout ce qu’il y a, du début jusqu’à la fin, dans le drame. L’objectif, ici : esquisser le
fondement théorique du langage chez Beckett et qui démontre une progression entropique du
langage et de l’homme.

Au minimum, le théâtre beckettien présente un monde quelconque, des personnages en situation


dans ce monde, et un langage qui se reflète, se conteste et se fait à travers et à partir de cette
situation dramatique. Les personnages fond du langage leur existence : une existence sensiblement
humaine qui se fait et se défait en même temps au moyen du langage et des gestes. Il s’agit donc
d’un théâtre existentiel, cas d’une mise en scène dramatique de l’existence humaine qui évoque une
vision toute particulière de l’homme dans le monde. Or, Beckett, au cours de son théâtre, opère un
dépouillement méthodique de cette existence, enlevant peu à peu toutes les contingents sociales,
culturelles et métaphysiques de l’être humain pour faire éclater sur scène les deux grands modes
d’être fondamentaux de l’homme : le geste (le corps) et le langage.
Dépourvu de son sens usuel, mais se référant toujours d’une manière inattendue à la réalité vécue, le
langage, et le geste en tant que « langage » originel de l’homme dans le monde, reprennent le
phénomène tracassant pour la conscience de se trouver irrévocablement située dans le monde.
Ce qui gène chez Beckett n’est pas au fond la lente décomposition mesurée de ses personnages,
mais l’échec complet de leur part à retrouver une « signifiance » linguistique qui permettrait à
l’homme de s’affirmer comme puissance conscient devant le monde.
Justement, le fonctionnement du langage reste caché aux personnages beckettiens car la réalité
linguistique ne coïncide point à leur réalité d’être humain, mais à une réalité lointaine qu’ils n’ont
jamais connue.

La représentation théâtrale de Beckett n’est ni historique, ni géographique, mais elle se rattache


profondément aux zones inhérentes de l’existence humaine : le temps et l’espace. Profondément
dans la mesure où il s’agit d’une spatialité sans coordonnées explicites et d’une temporalité a-
temporelle, c'est-à-dire d’un rapport fondamental de la conscience humaine au monde extérieure de
l’Etre.
Cette conjonction de l’homme et du monde implique justement le lieu vécu de l’Autre et des
choses, le lieu où la conscience se fait exister et essaie de se faire signifier à travers son langage et
ses gestes.
Dans son théâtre, Beckett décrit ce lieu où ses personnages aspirent souvent à la totalité inerte des
choses, comme Clov qui désire un monde « où tout serait silencieux et immobile » et, en même
temps, reconnaissant aussi l’inévitabilité de l’existence comme Winnie qui avoue, « On fait tout.
Tout ce qu’on peut. Ce n’est qu’humain ».
L’homme beckettien, pris dans ce dilemme perpétuel, n’a d’autre recours que le geste et le langage
pour se sentir exister et ceci ne peut se faire qu’à travers l’Autre.

Cette nécessité intransigeante de l’Autre pour que le Sujet se saisisse comme être humain dans le
monde est la seule possibilité pour la conscience d’affirmer l’extériorité, la réalité, de son être, car
le personnage beckettien a besoin, comme tout le monde d’ailleurs, d’un témoin pour se vérifier
d’une part et, d’autre part, pour s’extérioriser comme être humain devant d’autres consciences. Que
cela soit le fameux « couple » ou un appareil inerte qui reflète la conscience à soi (le magnétophone
de Krapp, le projecteur de Comédie), il y a toujours la prémisse évidente chez Beckett d’un langage-
dans-le-monde, d’un lavage articulé qui devrait « communiquer » ou, au moins

Vous aimerez peut-être aussi