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de Droit
Preuve des heures supplémentaires

L’arrêt du 22 mai 2020 de la Cour du travail de


Bruxelles : renversement de la charge de la preuve
en matière d’heures supplémentaires
Une fausse bonne idée ?

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Dr. Gautier BUSSCHAERT
Avocat, Van Olmen & Wynant

certain nombre de points. De manière plus importante


Par son arrêt du 22 mai 2020 (RG n° 2018/AB/424), la pour notre propos, réservant à statuer sur la demande
Cour du travail de Bruxelles considère qu’à la lumière relative au paiement de la rémunération pour les 34
de l’arrêt de la Cour de justice du 14 mai 2019, l’em- heures supplémentaires ainsi que sur d’autres de-
ployeur a l’obligation de mettre en place un système mandes, la Cour avait rouvert les débats notamment
d’enregistrement du temps de travail journalier de afin que les parties prennent position sur la question
chaque travailleur qui soit objectif, fiable et acces- de savoir si une obligation pesait sur l’employeur de
sible, et que la conséquence du fait que ce système mettre en place un système objectif, fiable et acces-
n’ait pas été mis en place est qu’il appartient à sible permettant l’enregistrement du temps de travail
l’employeur de démontrer quelles heures de travail journalier de chaque travailleur et quant aux consé-
ont été effectuées, ou à tout le moins que de telles quences éventuelles de l’absence d’un tel système sur
heures n’ont pas été prestées. À défaut de l’existence la demande de paiement de sursalaire.
de l’un de ces éléments, la Cour condamne l’em-
ployeur au paiement des heures supplémentaires 3. Dans son arrêt du 22 mai 2020, la Cour prend acte,
réclamées mais non prouvées. immédiatement après avoir procédé à un rappel des
rétroactes du dossier, du fait que l’employeur n’a pas
pris position sur les différentes questions posées en
TABLE DES MATIÈRES ce compris celle relative aux heures supplémentaires
dans les délais fixés.
I. Résumé 25
II. Analyse 26
4. La Cour souligne ensuite que le fondement de la
A. Droit européen 26
B. Droit belge de la preuve 27 demande peut être déduit de la collaboration manifes-
III. Conclusions 28 tement insuffisante de l’employeur à l’administration
de la preuve. Et la Cour de poursuivre en insistant sur
le fait que le juge peut sanctionner la partie au procès
qui se montre déloyale et faire droit à la demande en
I. Résumé s’appuyant sur une présomption de fait, déduite du
refus de collaborer à l’administration de la preuve1.
1. Par un arrêt du 22 mai 2020 (RG n° 2018/AB/424),
la Cour du travail de Bruxelles a été amenée à se pro- 5. Quant au salaire pour les 34 heures supplémen-
noncer sur un certain nombre de demandes (arriérés taires, la Cour fait référence à l’arrêt de la Cour de
de salaire, pécules, etc.), en ce compris une demande justice de l’Union européenne du 14 mai 2019 qui
portant sur le paiement de la rémunération relative à dispose que2 :
34 heures supplémentaires qui auraient été prestées « Afin d’assurer l’effet utile des droits prévus par la
par le travailleur. directive 2003/88 et du droit fondamental consacré
à l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, les États
2. Cet arrêt fait suite un appel formé contre un juge- membres doivent imposer aux employeurs l’obliga-
ment du Tribunal du travail de Louvain du 15 février tion de mettre en place un système objectif, fiable et
2018 (RG n° 17/3/A). Par un arrêt du 28 juin 2019, la accessible permettant de mesurer la durée du temps
Cour avait déjà réformé le jugement entrepris sur un de travail journalier effectué par chaque travailleur. »

1. Citant Cass., 12 janvier 1998, R.W., 1998-99, 1144.


2. C.J.U.E., Federación de Servicios de Comisiones Obreras (CCOO) c. Deutsche Bank SAE, aff. C-55/18, arrêt du 14 mai 2019, ECLI:EU:C:2019:402, § 60.

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Doctrine
6. La Cour rappelle ensuite qu’elle avait demandé II. Analyse
aux parties de prendre position sur les conséquences
de cet arrêt quant à la demande relative aux heures 10. Cet arrêt innove dans la mesure où c’est la pre-
supplémentaires mais que seul le travailleur y a mière fois, à notre connaissance, qu’une décision des
donné suite en faisant valoir que cet arrêt impliquait cours et tribunaux belges fait application de l’arrêt
une atténuation de la charge de la preuve à son pro- « CCOO » du 14 mai 2019 pour en tirer des consé-
fit de sorte que l’employeur devait être condamné au quences importantes pour les employeurs en Bel-
paiement des heures supplémentaires. gique. En effet, les employeurs qui ne disposeraient

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pas d’un système objectif, fiable et accessible d’enre-
7. En principe, selon la Cour, une partie pourrait li- gistrement du temps de travail journalier presté par
miter sa défense à la contestation des faits juridiques chaque travailleur violeraient une obligation tout
allégués, mais de bonne foi, une partie peut être tenue droit tirée du droit européen avec comme sanction
de contester les faits juridiques allégués de manière rien de moins qu’un renversement de la charge de
précise et motivée, indépendamment de la personne prouver le nombre exact d’heures supplémentaires
qui supporte la charge de la preuve ou le risque d’ap- réclamées par le travailleur ou à tout le moins leur
porter des preuves sur ce point. Et la Cour de pour- inexistence5.
suivre en soutenant que chaque partie doit contribuer
à l’administration de la preuve3. 11. À plus d’un titre, cet arrêt, qui a déjà fait couler
beaucoup d’encre6, pose question. Il nous paraît utile
8. Dans les affaires civiles, continue la Cour, il est en de formuler plusieurs remarques à cet égard, tantôt
effet supposé que la charge de la preuve ne devrait tirées du droit européen tantôt du droit belge de la
pas dépendre uniquement de la situation des par- preuve, qui s’inspirent d’un article précédemment
ties au procès en tant que demandeur ou défendeur, publié dans cette revue et qui fournit une analyse ap-
mais peut être déterminée par la capacité d’une par- profondie de l’arrêt « CCOO » et de ses conséquences
tie à fournir la preuve des faits allégués. Ce faisant, pour la Belgique7.
le juge, lorsqu’il répartit la charge de la preuve, doit
entre autres attribuer une importance particulière à A. Droit européen
la question de savoir pour laquelle des parties cette
charge est la moins onéreuse au vu des circonstances 12. Avant tout, l’on peut regretter la nature succincte
de l’espèce4. du raisonnement de la Cour sur une question aussi
fondamentale que celle de savoir si l’enregistrement
9. À la lumière de l’arrêt de la Cour de justice du du temps de travail est devenu obligatoire par la seule
14 mai 2019, la Cour du travail considère donc que force de l’arrêt « CCOO » en l’absence d’une quel-
l’employeur a l’obligation de mettre en place un sys- conque obligation générale en ce sens en droit belge.
tème d’enregistrement du temps de travail journalier La Cour reprend un passage de l’arrêt « CCOO » qui
de chaque travailleur qui soit objectif, fiable et acces- fait état de la nécessité d’assurer l’effet utile de la di-
sible, et que la conséquence du fait que ce système rective « temps de travail » et du droit fondamental
n’ait pas été mis en place est qu’il appartient à l’em- à une limitation de la durée maximale du travail et
ployeur de démontrer quelles heures de travail ont à des périodes de repos journalier et hebdomadaire
été effectuées, ou à tout le moins que de telles heures consacré à l’article 31.2 de la Charte des droits fonda-
n’ont pas été prestées. mentaux de l’Union8.

À cet égard, la Cour du travail constate que l’em- 13. L’effet utile n’est pourtant qu’un principe d’inter-
ployeur ne démontre l’existence d’aucun de ces prétation sur lequel la Cour de justice se repose très
deux éléments, de sorte que la demande en paiement souvent pour garantir l’effectivité des droits reconnus
d’heures supplémentaires doit être considérée comme par le droit de l’Union. Ce principe a été déterminant
fondée. dans le raisonnement de la Cour de justice mais ne
pourrait suffire pour imposer aux employeurs une
obligation qui, selon la Cour de justice, repose avant
tout sur les États membres et non sur les employeurs9.
De même, le principe d’interprétation conforme in-
voqué par la Cour de justice dans son arrêt est dénué

3. Citant Cass., 6 octobre 2014, J.T.T. 2015, 43.


4. Citant J. LAENENS, K. BROECKX, D. SCHEERS, Handboek gerechtelijk recht, Intersentia, Anvers, Oxford, 500, n° 1084-1085.
5. Voir toutefois Trib. trav. Brabant Wallon (div. Nivelles), 9 janvier 2020, R.G. 17/30/A, inédit, abordé au point 29 de la présente contribution.
6. Voir notamment Arbh. Brussel 22 mai 2020, N.J.W., 2020, afl. 430, 801, note P. PECINOVSKY et M. EECKHOUT ; A. BRIES, « Prikklok voortaan verplicht ? », SOCWEG, 2020,
liv. 16, 13-15 ; Chr. D.S., 2020, liv. 8-9, 326 ; F. BLOMME, « ‘Tempus fugit’: gebruik en misbruik van tijdsregistratiesystemen », Oriëntatie, 2020, liv. 8, 276-297.
7. G. BUSSCHAERT, « L’arrêt de la Cour de justice ‘CCOO c. Deutsche Bank’ du 14 mai 2019. Vers un système général d’enregistrement du temps de travail en Bel-
gique ? », Orientations, 2020, liv. 6, 2-15.
8. C.J.U.E., CCOO, § 60.
9. En ce sens, CCOO, § 50, 60, 63, 71, qui rappellent l’obligation pour les Etats membres d’imposer un système d’enregistrement du temps de travail aux employeurs.

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d’utilité en l’espèce puisque le juge national ne pour- procédurale et institutionnelle veut que la Belgique
rait interpréter le droit national contra legem ou extra puisse mettre en œuvre le droit européen dans le
legem. Ceci est confirmé par la Cour de cassation se- respect de ses spécificités institutionnelles et pro-
lon laquelle il appartient au pouvoir judiciaire d’in- cédurales, tant qu’elle ne rend pas l’exercice de ces
terpréter les lois et non de les faire ou de suppléer à droits impossible ou excessivement difficile (principe
leurs carences10. d’effectivité) ou traite de manière moins favorable les
réclamations basées sur le droit européen que celles
14. Au vu de ce qui précède, le seul principe permet- qui concernent des réclamations semblables de na-
ture interne (principe d’équivalence)13. Même en cas

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tant au juge national d’imposer aux particuliers dont
les employeurs des obligations directement tirées du d’effet direct, l’on voit difficilement comment il serait
droit européen est celui de l’effet direct. Or, les di- possible de tirer une quelconque règle procédurale re-
rectives dont celle sur le temps de travail n’ont pas lative à la charge de la preuve d’un arrêt de la Cour de
d’effet direct, à tout le moins horizontalement dans justice qui met l’emphase sur la marge d’appréciation
les rapports entre particuliers dont ceux entre un em- des États membres dans la mise en œuvre de règles
ployeur et son travailleur. Ce n’est que si la directive européennes qui ne contiennent aucune obligation
« temps de travail » est lue en combinaison avec l’ar- procédurale.
ticle 31.2 de la Charte des droits fondamentaux qu’un
effet direct horizontal pourrait être reconnu, pour B. Droit belge de la preuve
autant que l’obligation imposée soit claire, précise et
inconditionnelle. 18. Ni la Directive « temps de travail » ni l’article 31.2
de la Charte des droits fondamentaux ne prévoient de
15. Dans notre précédente contribution, nous écri- règles procédurales de sorte qu’il convient unique-
vions qu’il est difficile d’identifier les raisons qui ment de vérifier si le renversement de la charge de
pourraient amener la Cour de justice à refuser l’effet la preuve opéré par la Cour du travail est conforme
direct du droit à une limitation de la durée maximale au droit belge de la preuve. Or, tant l’article 870 du
du travail et à des périodes de repos journalier et Code judiciaire que l’article 1315 du Code civil en vi-
hebdomadaire tandis qu’elle a accepté l’effet direct gueur au moment des faits (actuel art. 8.4 du nouveau
du droit à un congé annuel payé consacré au même Code civil) prévoient que chaque partie a la charge
article 31.2 de la Charte des droits fondamentaux. de prouver les faits qu’elle allègue. Ce n’est que dans
L’Avocat général PITRUZELLA, dans ses conclusions certaines circonstances spécifiques, du reste explici-
rendues dans le cadre de l’affaire CCOO, a d’ailleurs tement prévues par la loi, qu’un renversement de la
abondé dans ce sens11. charge de la preuve devient possible (ex. discrimina-
tion, harcèlement ou autres protections contre le li-
16. Toujours est-il que la Cour de justice n’a pas pris cenciement, etc.)14.
position sur cette question pourtant explicitement
abordée par son Avocat général de sorte qu’une cer- 19. En vertu de ces dispositions, la Cour de cassation,
taine incertitude subsiste. Cette incertitude persiste même si elle a reconnu l’existence d’un principe gé-
d’autant plus que dans l’arrêt CCOO, la Cour de jus- néral de droit selon lequel les parties sont obligées de
tice insiste sur l’obligation pour les Etats membres de collaborer à l’administration de la preuve, estime en
mettre en œuvre les obligations tirées de la directive même temps que cette obligation ne peut avoir pour
« temps de travail » et de la Charte et leur reconnaît la conséquence de renverser la charge de la preuve15.
liberté, dans le cadre de l’exercice de la marge d’ap-
préciation dont ils disposent à cet égard, de définir 20. À cet égard, une doctrine autorisée considère qu’il
les modalités concrètes de mise en œuvre du système convient de faire une distinction nette entre, d’une
d’enregistrement, en particulier la forme que celui-ci part, l’administration de la preuve à laquelle toutes
doit revêtir, et cela en tenant compte des spécificités les parties doivent collaborer de sorte que si elles ne
sectorielles voire de celles de certaines entreprises le font pas elles peuvent y être contraintes sur la base
dont les PMEs12. de l’article 871 du Code judiciaire même si les pièces
concernées leur sont défavorables et, d’autre part,
17. En conséquence, la Cour du travail de Bruxelles la charge de la preuve, qui intervient lorsque l’ins-
aurait été, selon nous, bien avisée de poser une nou- truction du dossier est terminée et que le juge doit
velle question préjudicielle. Indépendamment de la déterminer sur qui repose le risque de la preuve et
question de l’effet direct, le principe de l’autonomie qui a pour conséquence que le juge devra débouter

10. Busschaert, op. cit., p. 13.


11. Busschaert, op. cit., p. 14.
12. C.J.U.E., CCOO, § 63.
13. Voir not. C.J.U.E., Andrea Francovich et Danila Bonifaci et autres contre République italienne, aff. C-6/90 et C-9/90, arrêt du 19 novembre 1991, § 42-43 et jurispru-
dence y citée.
14. Pour plus de détails sur l’administration de la preuve en droit du travail, voir S. GILSON, F. LAMBINET, H. PREUMONT, « La preuve en droit du travail : évolutions et
questions particulières », Orientations, 2020, liv. 10, 4-37.
15. Cass. (1re ch.), 4 juin 2015, (M.B./Kident), RG C.14.0479.F, disponible sur www.cass.be. Voir aussi Cass., 25 septembre 2000, R.W., 2000-01, p. 1590.

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celle des parties sur qui repose cette charge et qui ne la base d’un arrêt de la Cour de justice dont la por-
prouve pas les faits allégués16. tée exacte reste encore à déterminer. En venir à dé-
duire de cette absence d’enregistrement un refus, qui
21. Quant au renversement de la charge de la preuve plus est fautif, de collaborer à l’administration de la
à titre de sanction d’un comportement déloyal dans preuve ? Cela nous paraît aller un peu loin, d’autant
l’administration de la preuve, la question était jusqu’à plus que la Cour de justice n’a pas encore statué sur
l’adoption du nouveau droit de la preuve, délicate et la nature directement applicable des dispositions sur
controversée. Si un renversement pouvait être opéré, lesquelles elle fonde sa jurisprudence.

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ce n’était pour les partisans d’une telle solution que
dans des circonstances exceptionnelles, par exemple 24. La Cour du travail se repose également sur un ar-
lorsque l’acheteur met le vendeur dans l’impossibilité rêt de la Cour de cassation du 17 décembre 1998, erro-
de prouver la conformité de la marchandise vendue nément référé comme un arrêt du 12 janvier 1998 en
en la faisant disparaître ou encore si la partie défen- page 5 de l’arrêt. D’après la Cour, il serait possible de
deresse refuse de collaborer à la mesure d’expertise déduire d’un refus de collaborer à l’administration de
ordonnée, notamment en refusant de consigner la la preuve une présomption de fait permettant de faire
provision17. droit à la demande de l’autre partie. La Cour de cas-
sation a toutefois considéré que l’arrêt qui « décide
22. Depuis l’entrée en vigueur du nouveau droit de que le fait de se soustraire à l’examen du sang suscite
la preuve, cette faculté est expressément prévue par la présomption de l’homme que le demandeur désire
l’article 8.4 du Code civil mais se trouve soumise à dissimuler son lien génétique avec la première défen-
des conditions strictes et non équivoques destinées deresse » et qui « décide que le demandeur est le père
à empêcher les abus18. Ainsi, le juge ne pourra faire de la première défenderesse sur la base des indices
usage de cette faculté qu’en motivant spécialement que l’arrêt admet à titre de preuve, conjointement
son jugement. Ensuite, seules des circonstances ex- avec la présomption suscitée par le refus de subir
ceptionnelles pourront justifier un renversement. l’examen du sang » justifie légalement sa décision21.
Selon les travaux préparatoires, « la simple impossi-
bilité matérielle de rapporter la preuve n’est pas au- 25. Le refus de collaboration fait donc naître une pré-
tomatiquement un motif pour renverser la charge de somption de l’homme mais qui dans l’arrêt critiqué
la preuve ». En revanche, le refus fautif d’une partie n’aurait pu suffire à elle seule à faire droit à la de-
de collaborer à l’administration de la preuve pourrait mande. C’est un examen conjoint de cette présomp-
justifier un tel renversement19. En outre, l’application tion avec les autres indices retenus par la Cour qui ont
des principes généraux devrait être manifestement emporté sa conviction. En l’espèce, l’on peut se de-
déraisonnable. Enfin, le juge ne peut en faire usage mander si la présomption déduite du refus de collabo-
que s’il a ordonné toutes les mesures d’instruction rer était suffisante pour conclure à la nature fondée de
utiles et a veillé à ce que les parties collaborent à l’ad- la demande. En effet, il n’apparaît pas de l’arrêt que la
ministration de la preuve, sans pour autant obtenir de Cour aurait disposé d’autres indices susceptibles de
preuve suffisante. conforter cette présomption. Cette position nous pa-
raît critiquable au vu de l’actuel article 8.29 du Code
23. Il ne nous semble pas qu’en l’espèce, des circon- civil qui prévoit que la valeur probante des présomp-
stances exceptionnelles répondant aux critères préci- tions de fait est laissée à l’appréciation du juge, qui ne
tés auraient pu être identifiées. En effet, aucune me- doit toutefois les retenir que si elles reposent sur un
sure d’instruction ne semble avoir été ordonnée voire ou plusieurs indices sérieux et précis. Un seul indice
envisagée et l’employeur ne semblait pas non plus est ici retenu. L’on peut également douter que celui-ci
avoir fait disparaître des moyens de preuve suscep- soit suffisamment sérieux et précis.
tibles de donner raison au travailleur ou disposer de
moyens de preuve quant auxquels il aurait fait preuve
de rétention. Le travailleur, quant à lui, ne paraît pas III. Conclusions
avoir produit le moindre élément de preuve à l’ap-
pui de sa prétention alors qu’une grande variété de 26. Selon nous, l’arrêt aurait gagné en cohérence
moyens de preuve sont généralement acceptés par les à rappeler la jurisprudence bien établie selon la-
cours et tribunaux en matière d’heures supplémen- quelle il revient au travailleur de prouver l’existence
taires20. Tout au plus l’employeur ne disposait pas des heures supplémentaires ainsi que leur nombre,
d’un système d’enregistrement du temps de travail et que ces heures ont été prestées à la demande de
dont la Cour lui a imposé la tenue a posteriori sur

16. D. MOUGENOT, « Les incidents relatifs à la preuve », in X, Droit judiciaire. Commentaire pratique, Kluwer, 2008, VI.1-1 - VI.1-75, p. 19.
17. MOUGENOT, op. cit., p. 23.
18. F. GEORGE, « Le nouveau droit de la preuve. Quand le huitième wagon devient locomotive ! », J.T., 2019, vol. 32, n° 6786, p. 641.
19. Projet de loi portant insertion du livre 8 « La preuve » dans le nouveau Code civil,, Doc. parl., Chambre, 2018-19, n° 3349/001, pp. 14-15.
20. Pour un aperçu, voir F. BLOMME, « De bewijslast bij de vordering van overuren », Oriëntatie, 2018, liv. 3, 54-76.
21. Cass., 17 décembre 1998, ECLI:BE:CASS:1998:ARR.19981217.4, disponible sur jurportal.be.

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l’employeur, par toute voie de droit présomptions de système d’enregistrement du temps de travail et qu’il
fait comprises22. met ce faisant le travailleur dans l’impossibilité de
prouver ces heures supplémentaires24.
27. En l’absence d’une telle preuve, celui-ci aurait
pu se limiter à reconnaître une faute dans le chef de 30. La réponse de la Cour de justice à cette question
l’employeur – après renvoi préjudiciel à la Cour de pourrait s’avérer d’un intérêt limité dans la mesure
justice et pour autant que la réponse ait été positive où, comme le tribunal le souligne d’ailleurs, elle porte
quant à l’effet direct de l’article 31.2 de la Charte – sur le droit de la preuve avant la réforme entrée en
vigueur le 1er novembre 2020. Or, la possibilité d’un

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et évaluer le dommage du travailleur à un montant
forfaitaire ex aequo et bono destiné à réparer la perte renversement est maintenant prévue. De plus, la
d’une chance de prouver les heures supplémen- question ne porte pas sur l’effet direct horizontal de
taires. Ce raisonnement n’est pas inconnu en matière l’article 31.2 de la Charte. Le Tribunal part en effet
d’heures supplémentaires23 et aurait pu trouver appui du présupposé que la Directive « temps de travail »
dans l’article 882 du Code judiciaire qui dispose que n’ayant qu’un effet direct vertical, il n’y a pas lieu de
« la partie ou le tiers qui s’abstiennent, sans motif lé- s’en inquiéter.
gitime, de produire le document ou sa copie, selon la
décision du juge, peuvent être condamnés à tels dom- 31. Ceci est incorrect selon nous à un triple titre. La
mages-intérêts qu’il appartiendra ». Directive « temps de travail » n’a pas par principe un
effet direct vertical. Néanmoins, certaines de ses dis-
28. Cet arrêt a en tout cas mis en évidence la néces- positions pourraient en avoir un si elles rencontrent
sité d’une intervention législative à bref délai, afin les exigences de clarté, de précision et d’incondition-
d’assurer la sécurité juridique. Dans l’attente, les em- nalité. Par ailleurs, ces exigences si elles sont ren-
ployeurs sont invités à encadrer strictement les heures contrées impliqueraient un effet direct tant horizon-
supplémentaires. Celles-ci pourraient ainsi être inter- tal que vertical par le truchement de l’article 31.2 de
dites dans le règlement de travail afin d’éviter toute la Charte. Le Tribunal semble enfin considérer que,
discussion. Une alternative serait de les soumettre à même en l’absence d’effet direct horizontal, celui-ci
une autorisation expresse préalable tout en obligeant pourrait prendre des dispositions particulières en
les travailleurs à remettre à la fin du mois leur état vue d’assurer l’effectivité du droit de l’Union, no-
de prestations. Ceci obligerait ainsi les travailleurs à tamment via un revirement de jurisprudence. Ce
matérialiser leurs prétentions au cours de la relation faisant, il tombe dans le même travers que l’arrêt
de travail et ce de manière régulière, plutôt qu’en une annoté puisqu’à défaut d’effet direct, il ne serait pas
fois après la rupture avec toutes les difficultés que conforme au droit de l’Union d’imposer des obliga-
l’on sait en matière d’administration de la preuve. tions aux particuliers, sauf à interpréter le droit na-
tional en conformité avec le droit de l’Union, ce qui
29. Pour terminer, il convient de porter à l’attention dans le cas de l’article 1315 du Code civil s’avèrera
du lecteur une nouvelle question préjudicielle rela- impossible à moins de statuer contra legem.
tive à l’enregistrement du temps de travail qui émane
du Tribunal du travail du Brabant Wallon, division 32. Cela étant, l’on peut toujours espérer que la Cour
Nivelles. Celle-ci porte sur la compatibilité avec l’ar- de justice saisisse l’opportunité présentée par cette
rêt CCOO de l’article 1315 du Code civil en ce qu’il question, pour prendre enfin position sur l’effet di-
ne prévoit pas la possibilité d’un renversement de la rect horizontal de l’article 31.2 de la Charte. En ef-
charge de la preuve dans l’hypothèse où un travailleur fet, celle-ci reste libre de reformuler la question et d’y
réclame le paiement d’heures supplémentaires, ce apporter toute réponse qu’elle estime nécessaire pour
qui selon le tribunal pourrait poser problème lorsque que le juge puisse statuer sur le litige dont il est saisi.
l’employeur n’a pas mis en place spontanément un Affaire à suivre donc…

22. Voir BLOMME, op. cit., pp. 55-56.


23. Voir Arbh. Brussel, 4 juin 2010, R.G. n° 2008/AB/051541, disponible sur www.jurportal.be.
24. Trib. trav. Brabant Wallon (div. Nivelles), 9 janvier 2020, R.G. 17/30/A, inédit.

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