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DROIT COMMUN DES SOCIETES

(Professeur Laurent GODON)

Fascicule 7

Les mesures de protection de la société à l'initiative des associés

Points sensibles

L'expertise de gestion

- Remaniements effectués par la loi NRE au sein des sociétés par actions
(procédure distincte de celle concernant la SARL)
- Conditions de désignation (conditions de recevabilité de la demande -
procédure de désignation de l'expert)
- Concurrence de l'article 145 du code de procédure civile (recours au droit
commun de l'expertise en cas de non réunion des conditions de recevabilité de
la demande d'expertise de gestion propre au droit des sociétés)
- Mission de l'expert (simple mesure d'information : toute sanction concrète des
dirigeants suppose la mise en œuvre de mesures complémentaires : nullité de la
décision, responsabilité des dirigeants, révocation, etc.)

Document à lire sur l'ensemble de la question : I. Urbain-Parléani : Expertise


gestion et expertise in futurum, Rev. sociétés 2003, p. 223

L'abus de droit de vote


- L'abus de majorité
- L'abus de minorité
- L'abus d'égalité
L'administration provisoire
- Conditions de recevabilité (mésentente entre associés, atteinte grave à l'intérêt
social)
- Etendue de la mission de l'administrateur provisoire
- comparaison avec la désignation d'un "contrôleur" ou "observateur" de gestion

Documents

Document 1 : Expretise de gestion (Coexistence de l'expertiose de gestion et


de l'expertise préventive en droit des sociétés (Cass. com. 21 sept. 2005)

Document 2 : Abus de minorité (désignation d'un mandataire ad hoc chargé


de voter en lieu et place des minoritaires fautifs (Cass. com. 5 mai 1998)

Document 3 : Administration provisoire (conditions de désignation de


l'administrateur provisoire (Cass. com. 25 janv. 2005)

Document 4 : Personnes autrisées à agir en nomination d'un administrateur


provisoire.
Administrateur provisoire nommé :
- au sein d'une sous-filiale à la demande de la société mère (non) ; CA Paris
1er juin 2007
- à la demande d'un associé indivisaire agissant seul (oui) ; Cass. com., 17
janv. 2019

Document 5 : Administratuer provisoire vs contrôleur de gestion ; CA Paris


27 oct. 1999)

Réflexion à mener

Confrontés à une situtaion de crise venant plus ou moins entraver le


fonctionnement d'une société, vous devez être capable de présenter les voies à
emprunter pour résoudre une crise au sein d'une société et présenter une
réponse graduée entre les mécanismes suivants à la disposition d'un associé ou
actionnaire (mandataire ad hoc, administrateur provisoire, expertise gestion, abus
de majorité, dissolution de la société, observateur de gestion, convocation d'une
assemblée générale et dépôt de projets de résolution)
-------

Document 1

Expertise de gestion

Réaffirmation de la coexistence en droit des sociétés de l'expertise in


futurum (NCPC, art. 145) et de l'expertise de gestion (C. com., art. L. 225-
231).

En l'espèce, une société actionnaire minoritaire demandait en justice la désignation


d'un expert chargé de recueillir des éléments d'information sur un certain nombre
d'opérations de gestion susceptibles de léser gravement ses intérêts sur le
fondement de l'article L. 225-231 C. com. En appel, elle avait ajouté une demande
de mesure d'instruction in futurum sur une opération concernant une filiale.

Dès lors que la société demanderesse justifie d'un intérêt légitime de conserver ou
d'établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les
conditions d'application de l'article 145 NCPC sont remplies : la demande de
complément de l'expertise de gestion par une mesure d'instruction in futurum
concernant une opération effectuée par la filiale doit être accueillie, sans que la
société soit tenue de justifier d'un intérêt distinct de son intérêt d'actionnaire
minoritaire.

Fondement : C. com., art. L. 225-231 ; CPC, art. 145.

Cass. com., 21 sept. 2004, n° 00-21601, SCPC c/ Sté CDM

LA COUR

Sur le moyen unique :

Attendu, selon l'arrêt attaqué (CA Angers, 25 septembre 2000), que la Société des
praticiens de la clinique Pasteur (SCPCP), actionnaire minoritaire de la société
Cliniques du Maine (CDM), a assigné celle-ci devant le président du tribunal de
commerce sur le fondement de l'article 226 de la loi du 24 juillet 1966 afin de voir
désigner un expert chargé de recueillir des éléments d'information sur un certain
nombre d'opérations de gestion susceptibles de léser gravement ses intérêts ; que
cette demande n'a été accueillie que pour certaines des opérations de gestion
présentées comme litigieuses ; que la CDM ayant fait appel de cette décision, la
SCPCP a formé un appel incident en faisant valoir que les demandes portant sur
des actes de gestion de filiales devaient être accueillies sur le fondement de l'article
145 du nouveau Code de procédure civile ; que la cour d'appel a réformé
l'ordonnance du premier juge en décidant que l'expertise devait également porter,
par application de l'article 145 du nouveau Code de procédure civile, sur une
opération de crédit bail immobilier réglée par une filiale de la CDM, et a confirmé
pour le surplus l'ordonnance en toutes ses dispositions ;

Attendu que la CDM fait grief à l'arrêt d'avoir confirmé l'ordonnance ayant
ordonné une expertise sur le fondement de l'article 226 de la loi du 24 juillet 1966,
ajouté à celle-ci, et dit que sur plusieurs points elle était justifiée par l'article 145 du
nouveau Code de procédure civile, alors, selon le moyen que l'expertise prévue par
l'article 226 de la loi du 24 juillet 1966, devenu l'article L. 225-231 du Code de
commerce, ne peut porter sur des opérations de gestion d'une filiale ; que si des
associés minoritaires peuvent néanmoins solliciter une mesure d'expertise excédant
le cadre de ce texte, notamment en ce qu'elle porte sur une filiale, en invoquant les
dispositions de l'article 145 du nouveau Code de procédure civile, c'est à la
condition expresse que les juges du fond constatent que les conditions prévues par
ce dernier texte sont remplies ; que, dès lors, en ordonnant les mesures d'expertise
sollicitées sur le fondement, au besoin, de l'article 145 du nouveau Code de
procédure civile, sans caractériser un intérêt de la Société civile des praticiens de la
clinique Pasteur distinct de son intérêt d'associé minoritaire, la cour d'appel a violé
les textes susvisés ;

Mais attendu que dans son dispositif la cour d'appel a confirmé l'ordonnance du
premier juge en toutes ses dispositions, ne la réformant que pour étendre l'expertise
à une seule opération de gestion concernant une filiale sur le fondement de l'article
145 du nouveau Code de procédure civile ; que pour cette opération, la cour
d'appel, après avoir rappelé les raisons pour lesquelles la SCPCP souhaitait une
expertise, a souverainement estimé que cette dernière établissait l'existence d'un
intérêt légitime de conserver ou d'établir la preuve des faits dont pourrait dépendre
la solution d'un litige ; que dès lors, en décidant de fonder le complément
d'expertise qu'elle ordonnait sur l'article précité, la cour d'appel n'a méconnu aucun
des textes visés par le moyen ; que celui-ci n'est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

Rejette le pourvoi.

Note – Réaffirmation de la coexistence en droit des sociétés de l'expertise in


futurum (NCPC, art. 145) et de l'expertise de gestion (C. com., art. L. 225-
231).

Le présent arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 21


septembre 2004 pourrait passer inaperçu s'il n'intervenait pas dans un contexte
jurisprudentiel dominé ces derniers temps par la question des rapports entre deux
sortes d'expertises mises en uvre en droit des sociétés : l'expertise de gestion prévue
par l'article L. 225-231 du Code de commerce et l'expertise in futurum de l'article 145
du nouveau Code de procédure civile. On sait que, par un jugement du 27 juin
2002, le tribunal de commerce de Paris a relancé le débat relatif à l'application
concurrente de ces deux textes en adoptant une conception très stricte de l'accès à
l'article 145 du NCPC, considérant en substance que l'expertise de gestion,
lorsqu'elle est recevable, exclut l'expertise in futurum 1 . Quelques mois plus tard, la
cour d'appel de Paris, dans un arrêt du 25 octobre 2002 2 rendu dans une affaire
différente, prenait le parti opposé en estimant que l'actionnaire disposait, au
contraire, d'un libre choix entre l'une ou l'autre expertise. Dans ces conditions,
l'opinion de la Cour de cassation était forcément attendue sur cette question du
concours entre les deux expertises.

Il reste que la Cour régulatrice avait déjà eu l'occasion par le passé de faire savoir
que les deux expertises, celle de droit des sociétés et celle de droit commun
procédural, coexistaient et pouvaient l'une comme l'autre recevoir application dans
la vie des sociétés 3 . Cette opinion n'est pas démentie par le présent arrêt du 21
septembre 2004. La Chambre commerciale y réaffirme implicitement la coexistence
des deux expertises et, par conséquent, l'admission de l'expertise in futurum malgré la
présence d'une expertise autonome en droit des sociétés. Plus précisément, il
ressort nettement de l'arrêt sous examen que l'article 145 peut être utilisé lorsque les
conditions restrictives du recours à l'article L. 225-231 ne sont pas réunies.

En l'espèce, l'actionnaire minoritaire personne morale d'une société exploitant des


cliniques avait sollicité la désignation d'un expert de gestion chargé de recueillir des
éléments d'information sur plusieurs opérations de gestion litigieuses. Le président
du tribunal de commerce n'accueillit la demande que pour certaines de ces
opérations seulement. La société fit néanmoins appel de cette décision de
désignation de l'expert. De son côté, l'actionnaire minoritaire forma lui-même un
appel incident en réclamant que la demande qui n'avait pas été accueillie sur le
terrain de l'expertise de gestion, du fait qu'elle visait une opération accomplie par
une filiale dont le demandeur n'était pas actionnaire, le soit sur celui de l'expertise
préventive de l'article 145 NCPC. Au grand dam de la société mise en cause,
l'actionnaire minoritaire obtint satisfaction et la cour d'appel d'Angers accepta
d'ordonner un complément d'expertise sur le fondement de l'article 145, au lieu de
celui de l'article 226 de la loi du 24 juillet 1966 (devenu art. L. 225-231 C. com.) qui
ne permettait pas, à la date des faits, l'examen d'une telle opération effectuée par
une filiale

Par cet arrêt du 21 septembre 2004, la Chambre commerciale de la Cour de


cassation rejeta le pourvoi formé contre la décision des magistrats angevins. Après
avoir pris soin de vérifier que ces derniers avaient souverainement établi, comme le
commande l'article 145 NCPC, l'existence d'un « intérêt légitime de conserver ou
d'établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige », la Haute
juridiction approuva la nomination d'un expert de gestion pour la plupart des
opérations désignées par l'actionnaire demandeur, ainsi que le complément
d'expertise ordonné sur la base de l'article 145 NCPC pour l'opération qui n'entrait
pas dans le champ de l'expertise de gestion.

Par conséquent, en admettant qu'un même actionnaire puisse faire expertiser une
série d'opérations en empruntant la voie de l'expertise de gestion, pour certaines
d'entre elles, et la voie de l'expertise in futurum, pour d'autres, la Cour de cassation
indique très clairement que les deux types de mesures coexistent en droit des
sociétés et qu'elles sont complémentaires plutôt que concurrentes (I). Par cette
solution qui n'est pas nouvelle, l'expertise in futurum est donc susceptible d'occuper
les domaines du droit des sociétés sur lesquels l'expertise de gestion ne peut
aujourd'hui prospérer. Il reste que l'articulation des deux expertises continue de
poser un certain nombre de questions, en particulier celle relative au libre choix par
l'actionnaire de l'une ou l'autre mesure à son gré (II).

I. La coexistence de l'expertise préventive et de l'expertise de gestion

Alors même que le droit des sociétés n'est pas l'univers naturel de l'expertise de
l'article 145 NCPC 4 , la présente décision de la Chambre commerciale de la Cour de
cassation réaffirme la possible utilisation de ce texte par un actionnaire en manque
d'informations 5 . Loin d'être bannie, cette mesure d'instruction peut même être
d'un véritable secours pour l'actionnaire, lorsque celui-ci est débouté de sa demande
d'expertise de gestion, comme en témoigne la présente espèce. En l'occurrence,
l'actionnaire minoritaire n'avait pu voir l'ensemble de sa demande d'expertise
portant sur diverses opérations aboutir et, en particulier, l'une d'elles qui se
rapportait à une opération de crédit bail immobilier réalisée par une filiale. En effet,
à l'époque des faits de l'espèce, c'est-à-dire avant que la loi sur les nouvelles
régulations économiques (NRE) n'étende l'expertise de gestion aux opérations
accomplies par des filiales, une règle jurisprudentielle fondée sur la lettre de l'ancien
texte légal interdisait à l'actionnaire d'une société mère, n'étant pas actionnaire de la
filiale, de solliciter une expertise de gestion concernant une opération réalisée par
cette filiale 6 . Pareille restriction du domaine de l'expertise de gestion était au
demeurant critiquable du fait que, dans les groupes de sociétés, les abus se
commettent fréquemment par le biais de filiales 7 . Cette critique explique
probablement que la Cour de cassation avait admis parallèlement que l'obstacle
puisse être levé par une utilisation dans les groupes de l'article 145 ouvert à « tout
intéressé » justifiant d'un « motif légitime » aux fins de recueillir des informations
sur des opérations intervenues au sein de filiales, voire de sous-filiales 8 . Dès lors,
l'expertise du droit procédural est apparue en mesure de pallier les insuffisances de
l'expertise du droit des sociétés au sein des groupes et d'atteindre des opérations qui
sinon n'auraient pu être expertisées.

L'arrêt du 21 septembre 2004 confirme cette jurisprudence et démontre que les


deux expertises peuvent coexister de façon « pacifique » : l'expertise de gestion
étant sollicitée en premier lieu, si les conditions de recevabilité de la demande sont
remplies, l'expertise in futurum ne l'étant qu'à titre complémentaire, lorsque ces
conditions strictes font défaut. Au vu de cette chronologie, les deux mesures
apparaissent donc complémentaires, plutôt que véritablement concurrentes 9 .

Michel Jeantin s'était félicité de cette application de l'article 145 NCPC dans le
fonctionnement des sociétés. L'éminent auteur justifiait la position jurisprudentielle
par « l'intérêt supérieur de la bonne information des associés » 10 . « Là où cesse
l'application (des dispositions réglementant l'expertise de gestion), le relais doit être
pris par le droit commun de l'expertise, et notamment, de l'expertise in futurum de
l'article 145 du nouveau Code de procédure civile, qui devrait, sauf si les juges en
restreignent excessivement l'usage, permettre aux cotés de l'article 226 (C. com., art.
L. 225-231), mais sans concurrence réelle avec lui, aux associés minoritaires
d'obtenir l'information impartiale à laquelle ils ont droit » 11 .

A l'heure du « gouvernement d'entreprise » et de l'exigence de transparence que


véhicule ce courant de pensée, l'argument tiré de la bonne information des associés
est de poids. C'est pourquoi certains auteurs estiment aujourd'hui que « la
concurrence entre les deux actions doit rester ouverte. Cette concurrence offre aux
associés une chance de plus d'être informés » 12 .

Il reste que si le recours à l'expertise in futurum n'est pas soumis aux conditions
strictes de l'expertise de gestion, l'existence d'un juste motif conditionne la
recevabilité de la demande et constitue le pivot du régime des mesures d'instruction
préventives 13 . Il est bien évident en effet que la demande doit présenter une
légitimité, en l'absence de laquelle le fonctionnement des sociétés serait en
permanence perturbé par des demandes intempestives. De même, elle ne peut
briguer « une mesure générale d'investigation » afin de « découvrir un fondement
juridique pour une action en justice postérieure » 14 . En somme, le demandeur
d'une expertise préventive doit établir « d'une part l'existence d'une situation
litigieuse, et d'autre part que la preuve des faits qu'il cherche à mettre en lumière est
utile pour la solution du litige » 15 .

Le présent arrêt est une parfaite illustration de cette double démonstration. La Cour
de cassation approuve en effet le complément d'expertise ordonné sur le
fondement de l'article 145 au motif que la cour d'appel « après avoir rappelé les
raisons pour lesquelles [l'actionnaire minoritaire] souhaitait une expertise, a
souverainement estimé que [ce dernier] établissait l'existence d'un intérêt légitime
de conserver ou d'établir la preuve des faits dont pourrait dépendre la solution d'un
litige ». En procédant à une telle vérification des conditions de recevabilité propres
à l'expertise préventive, la Haute juridiction affirme donc l'autonomie de cette
mesure d'instruction, dont la fonction est de préconstituer des éléments de preuve,
dans la perspective d'un procès au fond 16 , et non pas tant de fournir aux
actionnaires des renseignements fiables sur des opérations suspectes.
En définitive, l'arrêt commenté montre que la Cour de cassation continue de rester
sourde aux réprobations d'une autre partie importante de la doctrine qui considère
que, par ses facilités de mise en uvre, l'article 145 livre une concurrence indélicate 17
ou déloyale 18 à l'expertise de gestion qui se trouve ainsi vampirisée 19 .

II. L'articulation entre les deux modalités d'expertise

Bien qu'ayant été rendue sous l'empire d'un texte antérieur à la loi NRE, la présente
décision conserve aujourd'hui encore un grand intérêt pratique compte tenu du
domaine finalement restreint de l'expertise « de groupe ». La reconnaissance par la
loi NRE d'une expertise de gestion extensible aux opérations de filiales ne sonne
pas pour autant le glas de l'expertise in futurum au sein des groupes de sociétés.

En effet, l'admission de l'expertise de gestion au sein des groupes n'est pas générale.
L'élargissement opéré par la loi du 15 mai 2001 résulte de la nouvelle rédaction de
l'article L. 225-231 du Code de commerce qui autorise qu'un actionnaire sollicite
l'examen des opérations passées par la société à laquelle il appartient, mais aussi
désormais par des sociétés contrôlées au sens de l'article L. 233-3. C'est là le
domaine réservé. La demande d'expertise est donc à sens unique : de la société-
mère vers la filiale, c'est-à-dire descendante. En revanche, l'analyse d'opérations
faites par la société-mère demeure inaccessible à l'actionnaire d'une filiale, de même
que celles accomplies par une société-sur 20 . Le recours à l'expertise de l'article 145,
validé par le présent arrêt du 21 septembre 2004, constitue donc dans ces
hypothèses le seul moyen de recueillir des informations impartiales.

Plus encore, ce dernier texte est le seul à pouvoir être appliqué lorsque la société-
mère revêt la forme d'une SARL. L'article L. 223-37 du Code de commerce n'ayant
pas été remanié par la loi NRE, l'expertise « de groupe » n'y est pas admise, ce qui
prive alors l'associé d'une SARL, société-mère, de la possibilité d'obtenir une
expertise de gestion portant sur des opérations passées par des filiales, quelle que
soit leur forme 21 .

On le voit, actuellement encore, l'expertise in futurum continue de présenter un vif


intérêt et d'apparaître comme étant« résiduellement utile » 22 .

En revanche, l'arrêt commenté n'apporte aucune réponse à la question si


controversée de savoir si le recours à l'expertise in futurum est possible lorsque
l'obtention parallèle d'une expertise de gestion est elle-même recevable, autrement
dit si l'actionnaire peut librement opter pour l'une plutôt que pour l'autre.

Un arrêt récent de la cour d'appel de Paris 23 a semblé admettre que l'actionnaire


dispose d'un choix discrétionnaire et qu'il peut solliciter à sa guise l'une ou l'autre
expertise selon ses préférences, à supposer bien évidemment qu'il en remplisse les
conditions d'ouverture. Cette solution n'est toutefois pas satisfaisante car il est à
craindre que le choix de l'article 145 ne soit motivé que par le désir de contourner
les strictes conditions de l'expertise de gestion, ce qui ferait planer un soupçon
d'utilisation frauduleuse de l'expertise préventive 24 . En particulier, le recours à ce
texte, s'il était admis, permettrait à l'actionnaire de passer outre la phase de
questionnement écrit des dirigeants imposée par la loi NRE préalablement à la
demande de désignation de l'expert de gestion 25 .

Un arrêt de la cour de Versailles montre en effet que cette phase de questions


écrites peut s'avérer particulièrement contraignante 26 . Dans cette espèce, deux
actionnaires sollicitaient en cause d'appel une extension de la mission de l'expert de
gestion antérieurement nommé, en raison de décisions de gestion litigieuses prises
en cours d'instance et révélées postérieurement à la clôture des débats devant le
premier juge. Or, les demandeurs ont été déboutés par la cour d'appel au motif
qu'ils n'avaient pas respecté, préalablement à cette demande d'extension, la phase de
questions écrites posées aux dirigeants sur ces opérations. L'affaire révèle donc que
le particularisme du processus de l'expertise de gestion peut faire échouer des
demandes, par ailleurs recevables du point de vue de la procédure civile et,
spécifiquement, de l'article 564 NCPC.

Malheureusement, le présent arrêt du 21 septembre 2004 n'offre pas à la Cour de


cassation la possibilité d'effectuer une clarification totale sur l'articulation entre les
deux types d'expertises. Si l'occasion lui est donnée de redire que l'article 145 peut
prendre le « relais » de l'expertise de gestion dans les circonstances où cette dernière
ne peut être obtenue, les faits de l'espèce ne lui permettent cependant aucunement
de régler la question de savoir si ce texte peut supplanter l'expertise de droit des
sociétés dans des cas où cette dernière est elle-même applicable.

Il faudra donc attendre de nouvelles décisions avant de savoir s'il existe une
véritable concurrence entre les deux expertises ou, au contraire, si la voie de
l'expertise de gestion est la seule à devoir être empruntée lorsque les conditions de
cette mesure sont réunies. Une coexistence « pacifique » entre ces deux mesures
voisines se dessine néanmoins. L'expertise de gestion pourrait fort bien être la seule
technique envisageable, à l'exclusion donc de l'expertise préventive, dès l'instant où
les strictes conditions d'ouverture exigées par l'article L. 225-231 sont présentes.
Quant à l'expertise préventive, elle redeviendrait applicable en droit des sociétés si
ces strictes conditions ne sont justement pas réunies. Tel pourrait être le fruit d'un
compromis entre « l'intérêt supérieur de la bonne information des associés » 27 et la
lutte contre le détournement de l'expertise de gestion par « un article 145 dévoyé
» 28 .

Laurent Godon

1 T com. Paris, 27 juin 2002 : Bull. Joly Sociétés, 2002, p. 942, note A. Couret ;
Rev. sociétés, 2002, p. 719, note P. Le Cannu ; JCP, éd. E, 2002, n° 1253, note A.
Viandier ; Banque et droit, juill. 2002, p. 36, obs. M. Storck ; N. Vignal, « Expertise
de gestion - expertise in futurum : la fin d'une cohabitation ? » : Lamy Sociétés
commerciales, G, Bull. n° 151.

2 CA Paris, 25 oct. 2002 : Bull. Joly Sociétés, 2003, p. 213, note A. Couret.

3 Cass. com., 7 déc. 1981 : Bull. civ., IV, n° 425, p. 338 ; Rev. sociétés, 1982, p. 519,
note S. Michelin-Finielz ; D., 1982, IR, p. 312 ; v. aussi Cass. 1re civ., 16 déc. 1992 :
Bull. Joly Sociétés, 1993, p. 349, note M. Jeantin ; JCP, éd. E, 1993, II, n° 440, note
Th. Bonneau ; Rev. sociétés, 1992, p. 508, note Y. Guyon ; Dr. sociétés, 1993,
comm. n° 54, obs. H. Le Nabasque.

4 A. Viandier : « Le juge, l'administrateur et l'actionnaire minoritaire » : Les Échos,


4 juill. 2002, p. 50, obs. sur le jugement du T. com. Paris, 27 juin 2002, précit.

5 Cass. com., 7 déc. 1981, précit. ; Cass. 1re civ., 16 déc. 1992, précit. Pour des arrêts
d'appel v. CA Paris, 4 sept. 1998 : Bull. Joly Sociétés, 1999, p. 250, note F.-X. Lucas
; CA Paris, 9 déc. 1994 : Rev. sociétés, 1995, p. 368 ; CA Reims, 7 janv. 1980 : D.,
1981, jur. p. 666, note J.-Cl. Bousquet ; CA Metz, 6 janv. 1982 : D., 1983, jur. p.
564, note Y. Reinhard.

6 Cass. com., 14 déc. 1993 : Rev. sociétés, 1994, p. 494, note Ch. Gavalda ; JCP, éd.
E, 1994, II, n° 567, note Y. Guyon ; RJDA, 1994/4, p. 325, n° 421. Adde P. Le
Cannu, « L'expertise de gestion et les filiales » : Bull. Joly Sociétés, 1994, p. 147.

7 P. Le Cannu, art. précit. ; H. Le Nabasque, « Commentaire des principales


dispositions de la loi du 15 mai 2001 sur les nouvelles régulations économiques
intéressant le droit des sociétés » : LPA n° 133, 5 juill. 2001, p. 3, spéc. p. 11 ; N.
Prod'homme, « Promotion de lege lata d'un organe de régulation : l'expert de
gestion » : RTD com., 2003, p. 639, spéc. p. 646.

8 Cass. 1re civ., 16 déc. 1992, précit.

9 En pratique, comme le recours à l'expertise de gestion ne prive pas l'actionnaire


d'une utilisation de l'expertise préventive, les deux demandes sont alors
généralement couplées, dès l'origine à titre de précaution, voire à la suite d'un appel
incident comme en l'espèce.

10 M. Jeantin, « Le rôle du juge en droit des sociétés » in Mélanges en l'honneur de


Roger Perrot, Dalloz, 1996, p. 151, spéc. p. 153.

11 M. Jeantin, note sous Cass. com., 19 nov. 1991 : JCP, éd. G, 1992, II, n° 21833.

12 I. Urbain-Parléani, « L'expertise de gestion et l'expertise in futurum » : Rev.


sociétés, 2003, p. 223, spéc. p. 232 ; v. aussi I. Després, Les mesures d'instruction in
futurum, Nouvelle bibliothèque de thèses, Dalloz, 2004, nos 569 et s.
13 L. Cadiet, « Brèves observations sur l'expertise préventive en droit des sociétés »
in Dialogues avec Michel Jeantin, Dalloz, 1999, p. 151.

14 T. com. Paris, 27 juin 2002, précit.

15 I. Urbain-Parléani, précit., spéc. p. 229.

16 I. Després, thèse précit., n° 570. V. également S. Michelin-Finielz, « L'expertise


de l'article 226 et l'expertise préventive dans la société anonyme » : Rev. sociétés,
1982, p. 33.

17 J. Moury, « Expertise de gestion : la concurrence indélicate de l'article 145


NCPC » in Dialogues avec Michel Jeantin, Dalloz, 1999, p. 297.

18 A. Viandier, note sous T. com. Paris, 27 juin 2002 : JCP, éd. E, 2002, n° 1253.

19 A. Viandier, « Le juge, l'administrateur et l'actionnaire minoritaire », précit.

20 Rép. sociétés Dalloz, v° « Expertise de gestion », par L. Godon, spéc. n° 12.

21 L. Godon, « La protection des actionnaires minoritaires dans la loi relative aux


nouvelles régulations économiques » : Bull. Joly Sociétés, 2001, p. 728, spéc. nos 13
et 14 ; Rép. sociétés Dalloz, précit., spéc. n° 12.

22 N. Vignal, précit.

23 CA Paris, 25 oct. 2002 : Bull. Joly Sociétés, 2003, p. 213, note A. Couret.

24 L. Cadiet, art. précit. ; E. Jeuland, « L'expertise commerciale » : D., 2000, chron.


p. 213, spéc. n° 13 : « S'il s'agit de détourner l'article (L. 225-231), il n'y a pas de
motif légitime mais une fraude ».

25 P. Le Cannu, « L'expertise de gestion à la suite de la loi NRE : de la chicane au


dialogue ? » : Droit21 .com, 2001, ER 047.

26 CA Versailles, 23 oct. 2002 : Bull. Joly Sociétés, 2003, p. 204, note P. Le Cannu.

27 M. Jeantin, art. précit.

28 J. Moury, art. précit.

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Document 2

Abus de droit de vote (abus de majorité, abus de minorité, abus d'égalité)


Abus de majorité : Selon la Cour de cassation, l'abus de majorité est caractérisé
lorsqu'une résolution a été "prise contrairement à l'intérêt général de la société et dans
l'unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment de la minorité" (arrêt
Schuman-Picard Cass. civ., 18 avril 1961apportant une définition de la notion).

Abus de minorité : Définition reposant, là aussi, sur deux conditions car il faut que
l'on soit en présence : 1) d'une opération "essentielle" pour la société (c'est-à-dire
vitale), 2) que l'associé minoritaire ait eu pour unique dessein de favoriser ses
propres intérêts (égoïstes) au détriment des autres associés. Sanctions : nullité de la
décision abusivement adoptée + Dommages-Intérêts versés aux minoritaires lésés,
voire à la société.

Attention : l'associé pas ou mal informé sur le caractère essentiel de l'opération


soumise au vote ne peut être considéré comme l'auteur d'un abus de minorité car il
est ignorant du caractère (Cass. com. 20 mars 2007, n° 05-19225 : "les actionnaires
devant se prononcer surt une augmentation du capital d'une société dont les capitaux propres sont
devenus inférieurs à la moitié du capital, doivent disposer des informations leur permettant de se
prononcer en connaissance de cause sur les motifs, l'importance et l'utilité de cette opération au
regard des perspectives d'avenir de la société et qu'en l'absence d'une telle information, ils ne
commettent pas d'abus en refusant d'adopter la résolution proposée".

Sanction : nomination d'un mandataire ad hoc (arrêt de principe Flandin de la


chambre commerciale de la Cour de cassation du 9 mars 1993 : "le juge ne peut se
substituer aux organes sociaux légalement compétents et il lui est possible de désigner un
mandataire aux fins de représenter les associés minoritaires défaillants à une nouvelle assemblée
générale et de voter en leur nom dans le sens des décisions conformes à l'intérêt social mais ne
portant pas atteinte à l'intérêt légitime des minoritaires"). Rejet de l'ancienne jurisprudence
dite des "arrêts valant vote", c'est-à-dire que la décision du juge valait en
prolongement adoption de la décision abusivement rejetée.

Une telle sanction est applicable en cas de défaillance (absence) de l'associé titulaire
de la minorité de blocage à l'assemblée, comme en cas de présence de ce dernier,
ayant effectivement participé au vote, lequel est abusif (v. arrêt du 5 mai 1998 ci-
dessous rapporté).

Attention : le juge ne peut fixer le sens du vote du mandataire ad hoc car il ne lui
appartient pas de s'immiscer dans le fonctionnement des sociétés (C ass. com. 4
fév. 2014, n° 12-29348). Position assez illusoire en pratique car quelle sera la marge
d'autonomie réelle du mandataire contraint de voter dans le sens des majoritaires et
de participer ainsi à l'adoption de la décisions collective en cause ?

Abus d'égalité : les principes sont les mêmes que pour l'abus d'égalité car un associé
bloque ce que l'autre propose
Cass. com., 5 mai 1998, n° 987 P, SA Arti Moul c/ Couvaud (cons. rapp.
Métivet)

Abus de minorité - Capitaux propres devenus inférieurs à la moitié du capital


social – Augmentation de capital – Actionnaire minoritaire – Refus de vote –
Abus – Convocation judiciaire d'une assemblée – Nomination d'un mandataire ad
hoc

La Cour

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué (Riom, 13 mars 1996) et du jugement qu'il a
partiellement confirmé, que les capitaux propres de la société Arti Moul SAAM (la
société SAAM) étant devenus inférieurs à la moitié du capital social, une assemblée
générale extraordinaire avait été convoquée afin de décider s'il y avait lieu à
dissolution anticipée et dans la négative de procéder à une augmentation de capital ;
que la dissolution ayant été repoussée, l'augmentation de capital n'avait pu être
adoptée à la majorité requise, par suite du refus de M. Couvaud, détenteur de 40 %
des actions, de la voter ; que la société l'avait alors assigné pour voir dire que son
attitude constituait un abus de minorité, obtenir la désignation d'un mandataire
chargé de le représenter et de voter à une assemblée générale à venir le principe de
l'augmentation de capital et sa condamnation au paiement de dommages et intérêts
;

Sur le moyen unique du pourvoi principal, pris en ses première et troisième


branches :

Attendu que la société SAAM reproche à l'arrêt d'avoir rejeté sa demande de


dommages et intérêts alors, selon le pourvoi, d'une part, qu'il résulte des propres
constatations de la cour d'appel que le refus par M. Couvaud de voter pour
l'augmentation de capital a constitué un abus de droit, celle-ci étant une opération
essentielle, indispensable à la préservation des intérêts sociaux, seule de nature à
assurer la survie de l'entreprise et son fonctionnement normal, aucun crédit ne
pouvant plus lui être accordé, à défaut, par les organismes bancaires ; qu'en
estimant néanmoins, après avoir ainsi caractérisé elle-même une entrave dans le
fonctionnement normal de la société, que l'existence d'un préjudice ne serait pas
établie, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales qui découlaient de ses
propres constatations au regard de l'article 1382 du Code civil qu'elle a violé ; et
alors, d'autre part, qu'il appartient aux juges du fond, s'ils ne s'estiment pas
convaincus par la démonstration chiffrée de la victime, d'évaluer eux-mêmes au
besoin en recourant, s'ils l'estiment nécessaire, à une expertise, le montant des
dommages et intérêts de nature à réparer le préjudice invoqué ; qu'en rejetant sa
demande en réparation, motif pris de l'impossibilité de vérifier son décompte, la
cour d'appel a violé l'article 1382 du Code civil outre les articles 12, 143 et 144 du
nouveau Code de procédure civile ;
Mais attendu qu'après avoir relevé que l'existence des frais financiers dont faisait
état la société SAAM au soutien de sa demande de dommages et intérêts ne
résultait pas du refus de M. Couvaud de voter l'augmentation de capital, c'est
souverainement que la cour d'appel a considéré que la réalité du préjudice financier
invoqué n'était pas établie ;

Sur le moyen unique du pourvoi incident :

Attendu que M. Couvaud reproche à l'arrêt d'avoir confirmé le jugement en ce qu'il


avait ordonné la convocation d'une assemblée générale extraordinaire pour voter le
principe d'une augmentation de capital et nommé un mandataire ad hoc afin de
voter le cas échéant en ses lieu et place dans l'intérêt de la société alors, selon le
pourvoi, que l'abus de minorité se définit comme l'attitude des associés minoritaires
qui porte atteinte à l'intérêt social, en empêchant la réalisation d'une opération
essentielle pour la société, et dans le but unique de favoriser égoïstement leurs
intérêts personnels ; qu'en l'espèce, en se bornant à affirmer que son opposition
apparaissait dictée par des considérations purement personnelles, sans indiquer en
quoi, selon elle, celui-ci agissait de la sorte dans le seul but de favoriser ses propres
intérêts, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382
du Code civil ;

Mais attendu que l'arrêt retient que le refus de M. Couvaud de voter l'augmentation
de capital indispensable à la survie de la société, avait eu pour seul but d'entraver le
fonctionnement de celle-ci et avait été dicté par des considérations purement
personnelles, notamment son éviction du conseil d'administration et les intérêts
qu'il possédait dans une société concurrente, dont son gendre, lui-même évincé de
la société SAAM, détenait la majorité du capital ; qu'en l'état de ces constatations et
énonciations, la cour d'appel a légalement justifié sa décision ; d'où il suit que le
moyen n'est pas fondé ;

Par ces motifs Rejette les pourvois tant principal qu'incident formés contre l'arrêt
rendu par la cour d'appel de Riom, ch. civ. et com., le 16 mars 1996.

Note – Abus de minorité : interprétation extensive des motifs « égoïstes »,


désignation d'un mandataire ad hoc mais refus de dommages et intérêts

Le présent arrêt est l'occasion de préciser la portée que peuvent avoir les solutions
exprimées par la Chambre commerciale de la Cour de cassation lors de la célèbre
affaire Flandin 1. En l'espèce, une assemblée générale extraordinaire avait été
convoquée afin de décider du sort de la SA Arti Moul (SAAM) dont les capitaux
propres étaient devenus inférieurs à la moitié du capital social (L. no 66-537, art.
241). La décision de poursuivre l'exploitation en repoussant la dissolution anticipée
de la société ayant été votée, la régularisation effective de la situation imposait une
augmentation du capital social. Or, cette dernière mesure n'avait pu être adoptée à
la majorité requise par suite du refus de M. Couvaud, détenteur d'une minorité de
blocage.

De façon classique, la société victime, menacée dans sa survie, invoque l'existence


d'un abus de minorité commis par cet associé aux fins d'obtenir le prononcé d'une
double sanction à son encontre : d'abord, la désignation d'un mandataire chargé de
représenter le minoritaire bloquant à une prochaine assemblée en vue de voter
l'augmentation de capital salvatrice ; ensuite, la condamnation dudit minoritaire au
paiement de dommages et intérêts.

La société SAAM n'obtient finalement qu'à moitié satisfaction car la Cour de


cassation, à l'instar de la cour de Riom, bien qu'ordonnant la désignation d'un
mandataire ad hoc, rejette la demande d'indemnité au motif que « la réalité du
préjudice financier n'était pas établie ».

L'arrêt commenté se place dans la continuité de la jurisprudence Flandin en ce qu'il


maintient la technique du recours à un administrateur ad hoc comme solution de
l'abus de minorité ; mais le procédé s'avère ici plus rigoureux pour l'associé
opposant même si ce dernier échappe au versement de dommages et intérêts (II).
En outre, une nouvelle fois, la Haute Juridiction se montre relativement peu
exigeante sur les mobiles personnels de l'auteur du vote abusif puisque la
démonstration d'une intention de nuire n'est pas exigée. Une conception souple du
critère subjectif de l'abus de minorité se dégage donc, au moins lorsque ce dernier
est commis lors du vote de mesures dont dépend la survie de la société (I).

I - L'appréciation des mobiles personnels de l'auteur d'un abus de minorité

La constatation d'un abus de minorité et la sanction du comportement d'un associé


sur ce fondement ne requièrent pas nécessairement la démonstration d'une
intention de nuire. L'arrêt commenté atteste à nouveau qu'il n'est pas besoin de
rechercher cet élément pour condamner l'auteur du vote abusif. Pour autant, la
Haute Juridiction n'abandonne pas la référence au critère subjectif de l'abus (se
rapportant aux motivations propres à l'associé minoritaire). L'existence de ce critère
est systématiquement vérifiée par la Chambre commerciale qui s'assure comme en
l'espèce que l'attitude du minoritaire a été dictée « par des considérations purement
personnelles ».

Cela étant, l'appréciation des motifs égoïstes de l'intéressé semble avoir été peu
rigoureuse dans l'affaire examinée. En effet, l'éviction de M. Couvaud du conseil
d'administration de la société victime ainsi que la possession d'intérêts dans une
société concurrente dominée par son gendre semblent avoir suffi à rapporter la
preuve que l'intéressé poursuivait la défense de ses intérêts personnels au détriment
de ceux de l'ensemble des associés. Or, on peut reprocher à ces éléments
d'information de s'apparenter davantage à de simples présomptions qu'à de
véritables mobiles prouvés. Mais, pour que la condition subjective de l'abus de
minorité soit remplie et en l'absence de déclarations de l'associé Couvaud pouvant
établir son intention de nuire, il est vrai que les juges n'avaient d'autre solution que
de spéculer sur ces éléments pour parvenir à déceler un esprit de revanche de celui
qui fut évincé de la société ou la poursuite d'intérêts familiaux égoïstes au travers
d'une tierce société concurrente appartenant à un gendre...

Dans ces conditions, on peut s'étonner que l'argument classique de la dilution de la


participation du minoritaire au capital de la société n'ait pas été utilisé en renfort par
la société demanderesse pour établir le caractère abusif du refus de voter
l'augmentation de capital. A cet égard, la jurisprudence a tendance à considérer que
l'obstruction qui n'a d'autre objectif que la conservation d'une minorité de blocage
perd toute légitimité lorsqu'elle a pour résultat de mettre la société en péril 2 . En
l'espèce, compte tenu du risque de dissolution encouru par la société SAAM,
l'invocation de cet argument aurait pu être tentée aux fins de rapporter à l'encontre
du minoritaire la poursuite d'un but personnel directement contraire aux intérêts de
la société.

En définitive, il apparaît une fois encore que les mobiles de l'associé minoritaire
développant une attitude de refus sont particulièrement difficiles à cerner. En bref,
il semble que lorsque la survie de la société est en jeu, l'élément essentiel
d'appréciation de l'abus de minorité réside dans la violation de l'intérêt social. Le
blocage est en effet répréhensible dès lors que l'augmentation de capital projetée est
vitale pour la société 3 . Dans le cas contraire, il ne l'est pas 4 . Encore faut-il dans le
premier cas que le minoritaire ait conscience de provoquer par son attitude la
disparition de la société, ce qui suppose qu'il ait été suffisamment informé avant
d'émettre un vote éclairé (CA Paris, 26 juin 1990, précité). Cette dernière précision
est intéressante eu égard au présent litige. En effet, lors d'une première décision, la
Cour de cassation a refusé d'admettre que l'associé minoritaire Couvaud était
l'auteur d'un abus de minorité au motif qu'il lui manquait l'information adéquate
pour se prononcer en connaissance de cause sur l'augmentation de capital en
question 5 . La conscience d'empêcher l'adoption d'une mesure indispensable faisait
donc défaut.

Le problème se complique en l'espèce du fait de la non-rentabilité de la société


SAAM. A la différence de l'affaire Flandin, il ne s'agit pas tant ici de porter le
capital d'une société prospère au minimum requis par une loi nouvelle que de
recapitaliser une société en pertes. Doit-on alors contraindre l'associé minoritaire à
voter des mesures tendant à assurer la continuation d'une exploitation déficitaire ?
La réponse peut être affirmative si, dès la réunion de l'assemblée prévue à l'article
241 de la loi de 1966, l'associé repousse l'éventualité de la dissolution anticipée et
choisit la régularisation de la situation. En ce cas, l'intéressé doit certainement voter
les moyens de cette régularisation voulue par lui ; encore que d'autres voies que
l'augmentation de capital soient possibles, telles la réduction du capital social, voire
la transformation. La question est plus difficile si le minoritaire refuse d'emblée le
principe de la poursuite de l'activité en arguant des mauvais résultats économiques
de la société. Mais en l'absence de motifs légitimes de refus, l'attitude de blocage
peut devenir abusive.

En somme, force est de constater que dans la conception jurisprudentielle de l'abus


de minorité, le critère objectif prenant en compte l'intérêt de la société est
prédominant.

On notera enfin qu'une nouvelle fois la décision de la Cour est rendue au visa de
l'article 1382 du Code civil et non à celui d'un texte du droit des sociétés, tel l'article
1833 du Code civil visant la préservation de « l'intérêt commun des associés ». Il est
vrai que l'article 1382 rattaché au droit de la responsabilité civile attribue une grande
marge d'initiative au juge, notamment quant au choix de la réparation adéquate. A
cet égard, l'arrêt rapporté est particulièrement révélateur de la liberté d'appréciation
des modalités de la sanction d'un abus de minorité.

II - Le traitement de l'abus de minorité

Ayant abusé de son droit de vote, le minoritaire Couvaud doit être condamné à
réparer le préjudice subi par la société et les majoritaires. Après les sanctions
préconisées par l'arrêt Flandin, la cour était particulièrement attendue sur la
question. Et, fidèle à la solution qu'elle avait exprimée en 1993, la Chambre
commerciale approuve la cour de Riom d'avoir suivi scrupuleusement ses
recommandations en procédant à la désignation d'un mandataire chargé de
représenter le minoritaire fautif et de voter lors d'une prochaine assemblée générale
en ses lieu et place le principe de l'augmentation de capital. Quant à la réparation de
l'abus par l'allocation de dommages et intérêts, elle est repoussée, tant en appel que
devant la Cour de cassation, faute pour la société demanderesse d'établir la réalité
du préjudice financier invoqué. Par cet arrêt du 5 mai 1998, la Cour précise donc sa
conception en matière de sanction d'un abus de minorité.

1° Le mandataire ad hoc. En vérité, il ne fallait pas s'attendre à ce que la Cour de


cassation contredise si peu de temps après sa position du 9 mars 1993. Le pourvoi
incident formé par l'associé minoritaire Couvaud et critiquant la nomination d'un
mandataire ad hoc ainsi que la convocation d'une nouvelle assemblée semblait donc
voué à un rejet. La solution à nouveau retenue est au demeurant d'autant plus
remarquable, qu'à la différence de l'affaire Flandin, le minoritaire ne se contente pas
ici de s'enfermer dans l'abstention et la non-participation aux assemblées mais
s'oppose activement en votant contre la résolution proposée. Le mandataire ne
devra, par conséquent, pas « simplement » se substituer à un associé « défaillant »
(qui ne participe pas à l'assemblée, s'abstient ou vote blanc) mais devra de façon
plus brutale voter dans le sens inverse de celui voulu par l'associé. L'arrêt du 5 mai
1998 marque donc le franchissement d'un degré supplémentaire dans l'atteinte au
libre exercice du droit de vote des associés. La solution, certainement sévère,
s'inscrit toutefois dans la logique du recours à l'institution de l'administration ad hoc,
conçue pour corriger les suffrages jugés abusifs afin de préserver l'intérêt social et
celui de la collectivité des associés.

2° La réparation indemnitaire. La Chambre commerciale refuse d'octroyer des


dommages et intérêts à la société victime du comportement de l'associé minoritaire.
Par une application rigoureuse des principes de la responsabilité civile, la cour
distingue la faute prouvée du minoritaire (qui ouvre droit à la désignation judiciaire
d'un mandataire) et le préjudice financier souffert par la société, lequel n'est, en
l'occurrence, pas démontré. La cour de Riom avait estimé en effet que le décompte
établi par la société SAAM ne pouvait valoir preuve du préjudice allégué, certains
éléments étant invérifiables, et qu'il était impossible d'affirmer l'existence d'un
préjudice financier imputable à l'obstruction de l'associé minoritaire Couvaud. La
Cour de cassation prenant acte de ces constatations souveraines rejette ainsi la
demande d'indemnité.

La sanction prononcée laisse croire que les hauts magistrats, comme les juges du
fond ont préféré choisir un mode de réparation non pécuniaire propre à replacer la
victime dans la situation antérieure à l'acte dommageable du minoritaire et à tarir
ainsi la source du dommage invoqué 6 . De fait, la désignation du mandataire chargé
de voter à une nouvelle assemblée dans le sens de la survie de la société apparaît
comme un mode de compensation adéquat du préjudice. Cette préférence pour une
réparation en quelque sorte « en nature » peut se déduire de la démarche des juges
qui n'ont même pas estimé utile d'ordonner des mesures d'instruction
complémentaires, ainsi que les réclamait la société dans le pourvoi principal, aux
fins d'établir la réalité du préjudice financier (NCPC, art. 143 et 144). Il est vrai, du
reste, que le versement d'une indemnité n'est guère adapté à la réparation du
préjudice subi par la société menacée de dissolution par l'attitude du minoritaire 7 .

En outre, l'arrêt illustre une nouvelle fois le délicat problème d'appréciation du


préjudice. L'affaire examinée montre que la menace d'une dissolution n'est même
pas considérée comme un élément objectif suffisant pour obtenir le versement de
dommages et intérêts. Mais, en l'absence d'informations complémentaires sur des
données qui relèvent d'une analyse souveraine des juges du fond, il est difficile de
mesurer la portée exacte de l'arrêt du 5 mai 1998. Il semble en tout cas que
l'impossibilité pour le demandeur de parvenir à rapporter la preuve du préjudice
financier induit par le refus d'augmentation du capital social procède d'une
conception stricte lorsqu'on sait que la société victime risque de disparaître et que la
« perte d'une chance » (le sieur Couvaud privant ladite société de toute chance de
survie) aurait au moins pu être relevée par les juges pour lui accorder une
indemnité 8 . La position rigoureuse de la Cour de cassation s'explique sans doute
par le fait que la société SAAM faisait état de frais financiers qui n'étaient pas
directement imputables à l'obstruction du minoritaire. Au vrai, il est permis de
penser que c'est moins la réalité du dommage causé à la société par la perspective

d'une dissolution anticipée que l'absence de lien direct entre les frais financiers
allégués par SAAM et le vote de blocage du minoritaire que critique la Cour de
cassation et avant elle la cour de Riom.

Il reste qu'il est particulièrement difficile de démontrer toutes les implications


financières que peut générer le refus d'un associé de voter en faveur de
l'augmentation de capital nécessaire. Certes, la société se trouve de ce fait dans une
situation périlleuse, comportant le risque d'un dépôt de bilan, mais il apparaît
néanmoins délicat de déterminer précisément un chef de préjudice. Aussi, la rigueur
dont ont fait preuve les juges dans la vérification du « chiffrage » du préjudice
invoqué par la victime, ainsi que du lien de causalité entre ce préjudice et la faute de
l'associé, ne peut que freiner la tendance au versement de dommages et intérêts. A
moins que la jurisprudence ne décide simplement que la réparation « en nature »
que constitue l'intervention du mandataire judiciaire se suffit à elle-même
puisqu'elle permet de repousser définitivement la menace de dissolution de la
société et qu'il est de ce fait inutile d'y ajouter une condamnation pécuniaire dont
on s'accorde à penser qu'elle n'est pas satisfaisante en de telles circonstances.

Au total, par une distinction radicale de la faute et du préjudice, la Haute Juridiction


approuve les juges du fond d'avoir repris la solution du recours au mandataire ad
hoc, tout en rejetant l'allocation de dommages et intérêts à la société victime de
l'abus qui ne parvient pas à prouver la réalité chiffrée du préjudice invoqué.
L'actuelle solution montre ainsi l'évolution des sanctions en matière d'abus de
minorité et le chemin parcouru depuis l'arrêt Vitama où la Chambre commerciale
indiquait que « hormis l'allocation d'éventuels dommages-intérêts, il existe d'autres
solutions permettant la prise en compte de l'intérêt social » 9 . Aujourd'hui, non
seulement la théorie de l'administrateur ad hoc tend à devenir le principe, mais la
condamnation pécuniaire de l'auteur de l'abus ne s'impose plus comme une
évidence.

Laurent Godon

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Document 3

L'administration provisoire

La désignation d'un administrateur provisoire est une mesure exceptionnelle, qui


suppose rapportée la preuve de circonstances rendant impossible le
fonctionnement normal de la société et menaçant celle-ci d'un dommage
imminent

Note sous Cour de cassation (com.) 25 janvier 2005, Société Majestic MNC

Benoît Lecourt, Maître de conférences à l'Université de Cergy-Pontoise


La Cour,

Sur le premier moyen, pris en sa quatrième branche :

Vu les articles L. 223-18 du code de commerce et 873, alinéa 1er, du nouveau code
de procédure civile ;

Attendu selon l'arrêt attaqué que la société à responsabilité limitée Majestic hôtel
(la société), dont le gérant, M. Jean-Pierre Laugier, est titulaire avec son épouse et
ses enfants de 80 % du capital social, exploitait un hôtel à Nîmes ; qu'au cours
d'une assemblée générale extraordinaire tenue le 5 avril 1999, la cession de ce
fonds de commerce a été décidée par la majorité des actionnaires, seul M. Alain
Laugier, frère du gérant et détenteur de 10 % du capital social, s'étant opposé à
cette décision ; que reprochant au gérant de ne pas avoir réuni les assemblées
générales depuis 1990, de ne pas avoir communiqué et fait approuver les comptes
sociaux, d'avoir considéré qu'il pouvait s'affranchir des obligations légales et
statutaires au motif qu'il détenait directement ou indirectement la majorité du
capital social, et d'avoir obtenu abusivement l'accord de l'assemblée générale de la
société pour vendre le fonds sans donner aux associés, et notamment au
minoritaire, toutes informations utiles concernant la valeur du fonds, le prix
projeté et l'économie de l'opération, M. Alain Laugier a fait assigner la société en
référé devant le président du tribunal de commerce afin d'obtenir la désignation
d'un « administrateur provisoire » chargé de convoquer une assemblée générale
appelée à autoriser la vente du fonds avec indication d'un prix minimum ou
déterminé à dire d'expert ; que cette demande a été accueillie par une ordonnance
du 19 mai 1999, alors que le fonds avait été vendu par le gérant le 4 mai 1999 ;
que le 4 juin 1999, le gérant a convoqué les associés à une assemblée générale
ordinaire et à une assemblée générale extraordinaire devant se tenir le 29 juin
suivant, pour statuer sur les comptes annuels, et modifier l'objet social désormais
consacré à la numismatique, la cartophilie et la marcophilie ; que M. Alain Laugier
a saisi, le 15 juin 1999, le président du tribunal de commerce sur requête afin de
voir la mission de « l'administrateur provisoire » étendue à l'administration
provisoire de la société, d'obtenir l'annulation des convocations aux assemblées du
29 juin et de toutes les décisions qui pourraient y être prises ; que cette demande a
été accueillie par une ordonnance du 17 juin 1999, dont la société a sollicité la
rétractation, mais qui a été confirmée en toutes ses dispositions par une nouvelle
ordonnance de référé du 25 août 1999 ; que la société a, en outre, formé appel des
trois ordonnances précitées ;

Attendu que pour confirmer l'ordonnance de référé du 25 août 1999 en ce qu'elle


avait désigné M. Fabre en qualité d'administrateur provisoire avec mission
d'administrer et de gérer la société jusqu'à ce qu'il soit mis fin à tout litige ou
mésentente entre associés, la cour d'appel a retenu que la désignation d'un
administrateur provisoire était justifiée en raison du manque d'information des
associés révélé notamment par la teneur du procès-verbal d'assemblée générale du
5 avril 1999 et les courriers échangés entre MM. Alain et Jean-Pierre Laugier, de la
mésentente des associés, de l'attitude « cavalière du gérant », qui avait fait fi d'une
première procédure de référé, et avait décidé de soumettre à l'assemblée générale
extraordinaire du 29 juin 1999 un changement complet d'objet social passant de
l'hôtellerie à la numismatique, cartophilie et marcophilie, ce qui traduisait une
conception particulière de l'intérêt social ;

Attendu qu'en statuant ainsi, alors que la désignation d'un administrateur


provisoire est une mesure exceptionnelle, qui suppose rapportée la preuve de
circonstances rendant impossible le fonctionnement normal de la société, et
menaçant celle-ci d'un dommage imminent, la cour d'appel a violé le texte susvisé
;

Par ces motifs, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs :

Casse et annule, mais seulement en ses dispositions confirmant l'ordonnance du


25 août 1999, l'arrêt rendu le 14 septembre 2000, entre les parties, par la Cour
d'appel de Nîmes ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans
l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie
devant la Cour d'appel de Montpellier ;

M. Tricot, prés. ; Mme Gueguen, cons. référendaire rapp. ; M. Métivet, cons. doyen ; M.
Viricelle, av. gén. ; SCP Célice, Blancpain et Soltner, SCP Choucroy, Gadiou et Chevallier, av.

Note
1. L'absence ou la défaillance des organes sociaux constituent les motifs classiques
de désignation d'un administrateur provisoire. Or, de plus en plus, la nomination
d'un administrateur provisoire permet également de résoudre un conflit entre
associés. Il s'agit ici d'un des traits les plus marquants de la jurisprudence de ces
dernières années. En effet, depuis la célèbre décision Fruehauf de la Cour d'appel
de Paris du 22 mai 1965 (1), les juges reconnaissent la possibilité de désigner un
administrateur provisoire, à la demande des minoritaires. Mais c'est surtout dans
une période récente que les décisions en la matière se sont multipliées. Si cette
extension jurisprudentielle concrétise une attitude plus ouverte en faveur de
l'admission d'un administrateur provisoire, il n'en demeure pas moins que les
tribunaux veillent à ce que l'intérêt social soit toujours en jeu. On constate,
effectivement, que les minoritaires demandent souvent la nomination d'un
administrateur provisoire lorsqu'ils sont en désaccord avec la politique suivie par
les dirigeants majoritaires. Ils pourraient certes invoquer l'abus de majorité, et cela
semble plus logique, mais le droit de désigner un administrateur provisoire, dans
cette hypothèse, puisqu'il est désormais consacré par les tribunaux, constitue une
arme beaucoup plus redoutable vis-à-vis des dirigeants qui voient peser sur eux la
terrible menace d'être destitués de leurs fonctions. Une telle mesure ne manquera
pas d'ailleurs de porter atteinte à leur honneur et à leur réputation. Il est par
conséquent indispensable que la demande de désignation soit strictement encadrée
afin d'éviter qu'elle ne devienne un instrument au service des actionnaires
minoritaires pour contester la politique sociale régulièrement menée par les
majoritaires. La décision de la Chambre commerciale du 25 janvier 2005, tout en
rappelant ces principes, est riche d'enseignements.

2. La société à responsabilité limitée « Majestic hôtel » exploitait, à Nîmes, un


hôtel. Les associés majoritaires avaient décidé, au cours d'une assemblée (2), de
céder le fonds de commerce de la société, aux conditions légales exigées pour la
modification des statuts. Un associé minoritaire, frère du gérant et détenant 10 %
du capital, s'était opposé à cette décision. Il reprochait en particulier au gérant de
ne pas avoir réuni les assemblées depuis 1990, de ne pas avoir communiqué et fait
approuver les comptes sociaux, d'avoir considéré qu'étant majoritaire, il pouvait
s'affranchir des dispositions légales et statutaires et enfin, d'avoir obtenu
abusivement l'accord de l'assemblée pour vendre le fonds de commerce sans avoir
fourni des renseignements utiles aux associés.

Dans une première demande, qui fut accueillie, l'associé minoritaire sollicita la
désignation d'un « administrateur provisoire » (3) chargé de convoquer une
assemblée appelée à autoriser la vente du fonds avec indication d'un prix
minimum ou déterminé à dire d'expert. Or depuis un mois, le fonds avait déjà été
vendu. Le gérant se contenta de convoquer une assemblée afin de modifier, par
une décision extraordinaire, l'objet social désormais consacré à la numismatique, la
cartophilie et la marcophilie. Le minoritaire, dans une deuxième demande, saisit
alors le président du tribunal de commerce sur requête pour voir la mission de «
l'administrateur provisoire » étendue à l'administration de la société et afin
d'annuler toutes les décisions qui pourraient être prises au cours de cette deuxième
assemblée. L'ordonnance, qui accueillit cette demande et qui désigna un
administrateur avec pour « mission d'administrer et de gérer la société jusqu'à ce
qu'il soit mis fin à tout litige ou mésentente entre associés », fut confirmée par les
juges d'appel. Or, au visa des articles L. 223-18 du code de commerce et 873
alinéa 1er du nouveau code de procédure civile, la Cour de cassation opéra une
cassation partielle (seule la deuxième ordonnance étant annulée) au motif que « la
désignation d'un administrateur provisoire est une mesure exceptionnelle, qui
suppose rapportée la preuve de circonstances rendant impossible le
fonctionnement anormal de la société, et menaçant celle-ci d'un dommage
imminent ».

3. Par conséquent, la mésentente entre associés, rendant impossible le


fonctionnement de la société et menaçant celle-ci d'un dommage imminent,
justifie le recours à l'administrateur provisoire. Ce n'est que de manière
exceptionnelle que la désignation de l'administrateur provisoire peut être justifiée
par la seule atteinte à l'intérêt social.

I La mésentente entre associés rendant anormal le fonctionnement de la société et


menaçant celle-ci d'un dommage imminent, justifie le recours à l'administrateur
provisoire

4. Lorsque la désignation d'un administrateur provisoire est sollicitée dans le cadre


d'un conflit entre associés, la jurisprudence se montre précautionneuse. La Cour
de cassation veille effectivement à ce que les juges du fond aient constaté la
réunion de deux conditions, à savoir le fonctionnement anormal de la société et
l'intérêt social gravement compromis. A la lecture des nombreuses décisions en la
matière, il apparaît que ces deux conditions sont renforcées dans l'hypothèse d'une
mésentente.

A. Le fonctionnement anormal de la société

5. La jurisprudence exige que la mésentente entre les associés fasse obstacle au


fonctionnement normal de la société ou la mette en péril (4). Ainsi, dans la
décision de la Chambre commerciale du 5 janvier 1976, la nomination d'un
administrateur provisoire était justifiée car les cohéritiers s'étaient manifestement
opposés sur les mesures à prendre quant à la gestion et l'administration des biens
dont ils étaient copropriétaires indivis et que le grave désaccord entre eux et les
sentiments d'animosité qu'ils manifestaient rendaient difficile la gestion des parts
de la SARL dont ils avaient hérité (5). Dans le même ordre d'idées, le juge des
référés peut procéder à la nomination d'un administrateur provisoire lorsque la
mésentente sérieuse entre le président et quatre administrateurs est susceptible,
entre autres, de perturber le fonctionnement normal de la société (6). En outre, un
conflit « irréductible » entre associés et une carence du fait de la gérance justifient
la désignation d'un administrateur provisoire (7). Enfin, dans la décision de la
Cour d'appel de Paris du 12 octobre 1989 (8), la désignation d'un administrateur
provisoire était envisageable à la suite de désaccords entre les actionnaires
majoritaires et l'actionnaire minoritaire fondateur de la société de haute couture
Loris Azarro (9).

6. La condition relative au fonctionnement défectueux de la société, si elle


demeure essentielle, a toutefois été nettement assouplie par la jurisprudence. En
effet, dans une décision de la Chambre commerciale du 17 janvier 1989, la Cour
de cassation a admis que le fonctionnement de la société soit anormal et non
irrégulier (10). « Anormal » ne signifie donc pas « irrégulier ». Dans cette décision,
la nomination d'un administrateur était envisageable dans la mesure où « la
mésentente existant entre les associés rendait anormal le fonctionnement de la
société » et où « l'annulation, prévisible à brève échéance, de la désignation des
dirigeants sociaux entraînerait de très graves conséquences pour la société
auxquelles il fallait immédiatement porter remède ». Ainsi, comme le précise le
Professeur Yves Guyon, « dans le langage juridique, l'adjectif normal désigne aussi
et surtout ce qui est en fait le plus fréquent ou le plus habituel. Dès lors, les
dirigeants peuvent, tout en prenant des décisions qui ne violent ni la loi ni les
statuts, avoir un comportement anormal. Le juge ne doit pas pour autant accepter
de les suspendre, à la demande des minoritaires, car son rôle n'est pas de
s'immiscer dans la gestion de la société ou d'apprécier l'opportunité de celle-ci »
(11). Les arrêts qui ont suivi cette décision de la Chambre commerciale du 17
janvier 1989 révèlent bien cette pensée (12).

7. Dans la présente affaire, la Cour d'appel de Nîmes a estimé la demande de


désignation d'un administrateur provisoire justifiée par le manque d'information
des associés révélé par la teneur du procès-verbal de l'assemblée ayant décidé la
cession du fonds de commerce. De même, la mésentente des associés et l'attitude
« cavalière du gérant » qui n'avait pas pris en considération la première procédure
de référé et qui avait décidé un changement complet d'objet social, nécessitait,
selon les juges du fond, une telle nomination. La cour d'appel a donc pris en
compte tant le caractère irrégulier de certaines opérations - une information
incomplète des associés - que le caractère anormal du fonctionnement de la
société. Elle n'est pourtant pas suivie par la Cour de cassation qui considère que
n'a pas été rapportée la preuve de circonstances rendant impossible le
fonctionnement normal de la société. Il est vrai que seul un associé minoritaire, le
frère du gérant, s'était opposé à la cession du fonds de commerce de la société.
Dès lors, il ne semble pas excessif de penser que le conflit prenait des allures de
règlement de compte familial. De plus, le gérant avait cédé légalement le fonds
puisque la vente avait été décidée par une délibération extraordinaire de
l'assemblée et que la modification de l'objet social avait été acceptée, dans les
mêmes conditions, par un deuxième vote à l'assemblée. Ce point mérite d'être
souligné car si le gérant avait cédé le fonds sans autorisation des organes
compétents, il aurait dépassé ses pouvoirs. Soulignons d'ailleurs que l'arrêt est
rendu sous le visa de l'article L. 223-18 du code de commerce, disposition relative
aux pouvoirs des gérants de SARL. Certes, l'associé minoritaire avait pu obtenir,
dans une première demande, la désignation d'un administrateur ad hoc chargé
précisément de convoquer une assemblée dans le but de fournir toutes
informations utiles concernant la valeur du fonds et le gérant avait fait fi de cette
première ordonnance. Mais ne pouvait-on pas excuser cette attitude du gérant
dans la mesure où il avait immédiatement convoqué une assemblée afin de
modifier les statuts, assemblée au cours de laquelle, d'ailleurs, l'associé minoritaire
a dû obtenir les informations qu'il désirait ? Par conséquent, on ne pouvait pas
déduire que le fonctionnement de la société se trouvait totalement entravé. La
mésentente entre les associés, si elle était manifeste, n'empêchait pas effectivement
la société de fonctionner, même s'il est vrai qu'un tel fonctionnement aurait pu se
dérouler dans des conditions beaucoup plus harmonieuses. Surtout, il apparaissait
que l'intérêt social n'était pas gravement compromis. Or, la jurisprudence veille
tout particulièrement au respect de cette condition, et la renforce même, dès lors
que la désignation d'un administrateur provisoire est sollicitée dans le cadre d'un
conflit entre associés.

B. Le renforcement de la condition relative à l'intérêt social gravement compromis

8. La solution consistant à désigner un administrateur provisoire, si elle apparaît


concevable pour protéger efficacement les minoritaires, doit être entourée de
conditions strictes dans la mesure où elle ne doit pas non plus être motivée par les
craintes des minoritaires suscitées par la politique menée par les majoritaires. Cela
implique que la condition relative à l'intérêt social gravement compromis ne doit
pas être perdue de vue. Il convient donc de rapporter que le dissentiment sérieux
entre associés entraînant la paralysie du fonctionnement menace l'intérêt social.

9. De l'étude des très nombreuses décisions rendues en matière de désignation


d'administrateurs provisoires, on peut tirer les conclusions suivantes. Soit la
deuxième condition concernant l'atteinte à l'intérêt social découle de la première
quant au fonctionnement anormal de la société : en effet, souvent le
fonctionnement anormal des organes sociaux est de nature à mettre en péril
l'intérêt social (13). Il existerait donc un lien de connexité entre ces deux
conditions (14). Soit les décisions sont plus exigeantes en imposant la réunion des
deux conditions. Ces décisions sont majoritaires et l'arrêt que nous commentons
s'y rallie. Ainsi, dans l'arrêt du 5 novembre 1993 (15), la Cour d'appel de Paris
exige dans un considérant de principe que les deux conditions sont cumulatives.
C'est de façon implicite que la Cour d'appel de Toulouse admet une solution
similaire en affirmant que la désignation d'un administrateur provisoire ne trouve
sa justification que dans des « circonstances exceptionnelles entraînant la paralysie
du fonctionnement de la société et mettant gravement en péril ses intérêts sociaux
» (16).

10. En l'espèce, la Chambre commerciale exige donc la réunion des deux


conditions que sont le fonctionnement anormal de la société et la mise en péril de
l'intérêt social. C'est parce qu'elles ne sont pas réunies que la demande de
désignation d'un administrateur a été rejetée. On notera toutefois que dans l'arrêt,
il est question, non pas d'intérêt social gravement compromis, mais d'un «
dommage imminent » pour la société. A notre avis, les deux notions se rejoignent,
le caractère imminent du dommage menaçant inéluctablement l'intérêt social, avec
cette précision, cependant, que l'adjectif « imminent » évoque le futur proche,
l'événement qui va se produire dans très peu de temps. Par là même, la décision
pourrait mettre l'accent sur le rôle préventif de l'administrateur provisoire, les
juges prenant en considération l'existence d'un péril imminent et donc futur. Par
conséquent, il n'est plus nécessaire qu'une situation anormale et grave ait été créée
pour autoriser l'intervention du juge, il suffit que la mésentente soit susceptible de
donner naissance à une situation désastreuse. Cette solution a déjà été admise par
la Chambre commerciale (17). La mesure prend alors un aspect préventif. On
remarquera que la Cour de cassation a rendu ces derniers temps plusieurs arrêts
où il est question d' « imminence » du dommage (18). S'il est opportun que
l'administrateur provisoire puisse agir « avant qu'il ne soit trop tard », il faut
cependant espérer que son intervention soit limitée aux menaces sérieuses.

11. La Cour de cassation estimant, dans cette décision, non réunies les conditions
relatives au fonctionnement anormal de la société et à l'existence d'un dommage
imminent, il restait alors à se demander si la désignation d'un administrateur
provisoire aurait pu être justifiée par la seule atteinte à l'intérêt social.

II. La seule atteinte à l'intérêt social peut justifier exceptionnellement la


désignation d'un administrateur provisoire

12. La nomination d'un administrateur provisoire doit demeurer exceptionnelle :


en effet, elle ne se fonde sur aucun texte ; de plus, elle porte atteinte au principe
de souveraineté des associés. Seule l'assemblée générale est effectivement
compétente pour désigner ou révoquer les dirigeants. Par conséquent, les
conditions de désignation d'un administrateur provisoire sont en principe
d'interprétation stricte et si elles ne sont pas réunies, d'autres alternatives,
auxquelles ont recouru en l'espèce les juges du fond, sont concevables. Toutefois,
dans de rares hypothèses, un administrateur provisoire pourra être désigné, sans
que soit rapportée la preuve que le fonctionnement de la société s'en trouve
paralysé : la condition relative à la mise en péril de l'intérêt social serait alors
autonome.
A. Le caractère exceptionnel de la nomination d'un administrateur provisoire

13. La jurisprudence rappelle le caractère exceptionnel de la mesure, même si elle a


entendu ces dernières années en faciliter l'exercice (19). D'ailleurs, l'existence de
conditions restrictives montre que la mesure revêt un caractère que l'on pourrait
qualifier presque de subsidiaire : les juges ne doivent faire droit à la désignation
que si aucune autre mesure n'est envisageable (20). Il s'agit donc d'une mesure rare
et temporaire.

14. Conformément à cette jurisprudence constante, le caractère exceptionnel de la


mesure est rappelé, dans notre affaire, par la Cour de cassation qui considère que
le simple dissentiment entre les associés ne pouvait donner lieu à la nomination
d'un administrateur provisoire : ce cas classique de conflit social doit se dénouer
selon les règles du droit des sociétés, entre autres, par la loi de la majorité. En
effet, la mésentente entre les associés doit entraîner un blocage de la société pour
justifier la nomination d'un administrateur provisoire car à défaut, la sauvegarde
de l'intérêt social n'est pas réellement en cause et d'autres solutions demeurent
envisageables, à commencer par l'application des statuts qui régissent le
fonctionnement de la société (21). On comprend alors qu'une simple suspicion,
quand bien même se nourrirait-elle du refus, passé ou actuel, réel ou supposé,
opposé par l'un des administrateurs d'accepter ou de prêter son concours à la
mission des mandataires, ou de dissensions entre les associés, ne puisse être
significative de l'existence d'un grave blocage des organes sociaux susceptible
d'occasionner un préjudice irrémédiable aux intérêts de la personne morale et
justifiant la nomination d'un administrateur provisoire (22). Dans le même ordre
d'idées, l'existence de relations personnelles conflictuelles entre certains associés
n'est pas de nature à elle seule à démontrer que la gestion de la société met en péril
son existence ou compromet son fonctionnement et à justifier la nomination d'un
administrateur provisoire (23). Enfin, il a été jugé dans un arrêt de la Cour d'appel
de Paris du 2 juillet 2002 (24), que malgré le différend entre actionnaires
susceptible d'avoir des répercussions sur le devenir de la société, il faut une
défaillance des organes sociaux pour justifier la désignation d'un administrateur
provisoire. Dans cette affaire, il apparaissait que les organes de gestion
fonctionnaient normalement, que les assemblées étaient réunies régulièrement et
que les comptes avaient été approuvés. Les intérêts sociaux n'étaient donc pas
compromis.

15. Si les conditions de désignation d'un administrateur provisoire ne sont pas


réunies, d'autres possibilités s'offrent au juge, à savoir, entre autres, la possibilité
de désigner un contrôleur de gestion, un enquêteur conciliateur ou encore un
mandataire ad hoc. En l'espèce, l'actionnaire minoritaire avait obtenu, dans une
première demande, la nomination d'un mandataire ad hoc chargé de convoquer une
assemblée appelée à autoriser la vente du fonds de commerce avec indication d'un
prix minimum ou déterminé à dire d'expert.

16. Ce mandataire n'est pas une notion inconnue en droit des sociétés puisque L.
223-27 et L. 225-103 du code de commerce précisent que peuvent être désignés
en justice des mandataires chargés de convoquer une assemblée générale ou une
assemblée spéciale (l'article L. 235-7 du code de commerce visant, quant à lui, le
mandataire qui a pour mission d'accomplir la formalité de publicité omise ou
irrégulièrement opérée par les représentants légaux de la société). Le mandataire
devra alors convoquer l'assemblée et il devra également en assurer la tenue dans
des conditions régulières. En dehors de ces hypothèses légales, le juge peut
décider de la désignation d'un mandataire ad hoc, la jurisprudence rappelant que le
mandataire ad hoc ne dessaisit pas les dirigeants sociaux qui continuent d'exercer
toutes leurs attributions (25). Le juge lui confie ainsi une mission ponctuelle :
convoquer une assemblée (26) ; assister le conseil d'administration pour mettre fin
à un conflit (27) ; vérifier des comptes (28). Si le mandataire ad hoc doit convoquer
une assemblée générale, il peut prendre part au vote et voter dans l'intérêt social
au cas où sa mission, et plus précisément le sens de son vote, ne sont pas
spécifiquement délimités et que l'absence de vote entraînerait un blocage de la vie
sociale (29).

17. Par conséquent, la seule possibilité qui s'offrait en l'espèce au juge consistait à
désigner un mandataire chargé de convoquer une assemblée afin que des décisions
fussent prises quant à la modification de l'objet social et que toutes informations
utiles fussent fournies à l'ensemble des associés.

18. Toutefois, il est des hypothèses pour lesquelles la désignation d'un


administrateur provisoire sera envisageable alors même que la mésentente entre
les associés n'entrave pas le fonctionnement de la société. Une telle hypothèse
aurait pu être possible, dans notre affaire, si le gérant avait détourné l'objet social
ou s'il avait vendu le fonds sans avoir sollicité le consentement de l'assemblée.

B. L'atteinte à l'intérêt social, condition autonome de la désignation d'un


administrateur provisoire

19. Le conflit entre associés, sans qu'il ait réellement des répercussions sur le
fonctionnement normal de la société, peut exceptionnellement justifier la
nomination d'un administrateur provisoire. Il en est ainsi lorsque, par exemple, il
nuit dangereusement à l'image de marque de la société dans son secteur d'activité.
Il s'agissait, ici, d'une société de haute couture et la révélation des dissentiments
entre le minoritaire, ex-dirigeant, ancien propriétaire des marques et créateur de
collection et le majoritaire pouvait nuire gravement à l'image de marque de la
société. Mais cela implique alors que la preuve soit rapportée que l'intérêt social
est gravement compromis. En effet, à la lecture de certaines décisions, on a pu
considérer que cette dernière condition était autonome. L'arrêt Fruehauf (30) est
d'ailleurs le premier à admettre qu'une politique nuisible à l'intérêt social pouvait
justifier la désignation d'un administrateur alors que la société fonctionnait
normalement. En effet, dans cette affaire, la direction de la société fonctionnait
dans des conditions normales. Or le respect de la décision prise par la majorité du
conseil d'administration aurait mené la société à déposer son bilan. Ce sont donc
les conséquences de la décision qui ont justifié la nomination d'un administrateur
provisoire car la décision de la direction mettait de manière évidente en péril la
société (31).

20. Si donc la preuve est rapportée que l'intérêt social est gravement compromis,
la jurisprudence peut tolérer qu'il s'agisse d'une condition autonome (32). Ainsi,
dans la décision de la troisième civile du 27 février 2001 (33), les organes sociaux
n'étaient pas paralysés : la gérante avait parfaitement le pouvoir de régler des
créances importantes de la société ; un seul associé pouvait valablement approuver
les comptes lors de l'assemblée puisque selon les statuts, l'assemblée pouvait
valablement délibérer, quel que soit le nombre de parts représentées. Pourtant,
même si la condition de blocage n'était pas remplie, les tribunaux ont admis la
désignation d'un administrateur provisoire. En effet, en l'espèce, il y avait péril en
la demeure car la gérante violait gravement l'intérêt social : face à la situation
déficitaire de la société, la gérante s'était contentée de régler des créances
importantes à des sociétés, dans lesquelles elle avait des intérêts personnels.

21. Dans notre affaire, la Chambre commerciale, on l'a vu, ne se contente pas de
conditions alternatives mais cumulatives. La seule mise en péril des intérêts
sociaux ne saurait donc suffire. La jurisprudence récente est en ce sens : en effet,
dans les dernières décisions, les juges exigent, en plus de la preuve de l'existence
d'une mise en péril de l'intérêt social, celle du caractère anormal du
fonctionnement de la société (34).

22. Cependant le changement complet d'objet social, passant de l'hôtellerie à la


numismatique, cartophilie et marcophilie, traduisait une conception bien originale
de l'intérêt social. Ne pouvait-on pas alors considérer qu'un tel changement
compromettait gravement l'intérêt social et donc se satisfaire de cette seule
condition ?

La Cour aurait pu effectivement considérer que le changement complet d'objet


social mettait en péril l'intérêt social. Une décision de la Cour d'appel de Toulouse
du 13 septembre 1999 (35) soulève ainsi la question du détournement de l'objet
social. L'objet social demeurant un élément important du champ contractuel de la
société, sa violation pourrait justifier la nomination d'un administrateur provisoire.
Ainsi, dans la décision du 6 novembre 2002 de la Cour d'appel de Paris (36), la
nomination d'un administrateur provisoire, qui intervenait dans le cadre d'un
conflit successoral entre associés, s'expliquait par le risque d'accomplissement
d'actes contraires à l'objet social. L'affaire, qui n'était pas commune, concernait la
succession de l'artiste « César ». En 1977, une société civile dite « de l'Atelier de
César », avait été fondée par le célèbre sculpteur et par une associée. A son décès,
César possédait 510 parts et son associée, 490. Mais cette dernière devait hériter
de 225 des 510 parts du de cujus en vertu d'un legs dont elle bénéficiait. Les deux
héritiers du sculpteur attaquèrent ce legs et c'est dans l'attente que les juges
rendent leur décision qu'un administrateur provisoire fut nommé. Pourtant, il
n'était pas allégué que les intérêts sociaux étaient en péril, ni même que la société
connaissait une paralysie sociale. Les juges parisiens auraient donc fait ici preuve
d'un grand libéralisme puisqu'ils ont été jusqu'à écarter la condition relative à la
mise en péril de l'intérêt social. Si les juges se sont montrés ainsi très libéraux, c'est
en raison des circonstances de l'espèce : la société avait en effet pour objet
principal une « bonne gestion artistique » de l'oeuvre de César. Ils ont donc pris en
considération l'existence d'un péril imminent et donc futur, ce qui revient à dire
finalement que l'intérêt social risquait d'être mis en péril. Sans doute pourrait-on
craindre un gouvernement des juges. La critique nous semble cependant excessive
car le juge ne peut se fonder sur une simple faute de gestion (37), ni même sur une
situation que l'on pourrait considérer comme simplement contraire à l'intérêt
social. De plus, l'hypothèse devrait rester circonscrite et surtout se limiter à un
risque de détournement de l'objet social. Les quelques décisions en la matière
insistent d'ailleurs sur ce point. Ainsi, dans la décision de la Cour d'appel d'Amiens
du 11 février 2003 (38), la nomination était justifiée car le président du conseil
d'administration avait perdu la confiance de l'associé porteur de la majorité des
parts en nue-propriété et que ses décisions, notamment celle de vendre le fonds de
commerce, mettaient gravement en péril les intérêts sociaux. Dans la présente
décision, l'atteinte à l'objet social ne pouvait être caractérisée puisque son
changement avait été décidé par une assemblée statuant aux conditions requises
pour la modification des statuts. Il n'était donc plus question de détournement de
l'objet, tout comme il n'était pas prouvé que le gérant avait accompli des actes
ayant eu ou susceptible d'avoir des répercussions sur la réalisation de l'objet social
tel que redéfini par l'assemblée. En revanche, s'il s'était avéré impossible de réunir
une assemblée et que cette absence de réunion avait menacé les intérêts sociaux, la
désignation d'un administrateur aurait été envisageable. En effet, l'impossibilité de
réunir le quorum a été retenue comme une cause de désignation d'un
administrateur judiciaire (39). Mais tout dépend encore des changements envisagés
par la décision extraordinaire. On sait que cette dernière n'intervient que dans le
cadre d'actes modifiant les statuts, donc a priori, d'actes non ordinaires susceptibles
de modifier le cours de la vie sociale. Il devrait donc être possible de désigner un
administrateur dans toutes les hypothèses où une assemblée ayant le pouvoir de
prendre une décision extraordinaire n'a pu se réunir. Pourtant, il semble encore
possible d'opérer une différence de degré entre les décisions extraordinaires. En
effet, un changement de dénomination sociale est, par exemple, sans aucune
mesure avec une modification de l'objet social, même s'il appartiendra finalement
aux juges du fond de vérifier si, dans chaque espèce, l'intérêt social est menacé
d'un dommage imminent.*

23. Il restait alors une dernière arme entre les mains du minoritaire : prouver
l'abus de majorité. En effet, on a vu que la modification de l'objet social avait été
décidée, en toute légalité, par l'assemblée. La loi de la majorité impliquait donc que
les minoritaires se soumettent à la décision de l'assemblée, celle-ci étant seule
maître pour décider si la mesure exceptionnelle envisagée est adéquate et
inévitable. Invoquer l'abus de majorité impliquait de prouver que la délibération
de l'assemblée générale extraordinaire avait été adoptée « contrairement à l'intérêt
social et dans l'unique dessein de favoriser les membres de la majorité au
détriment de la minorité ». Ainsi, a été considéré comme un abus de majorité le
fait de changer totalement d'objet social afin d'apporter à une autre société, dont
seuls sont membres les associés majoritaires, un fonds de commerce, activité
essentielle et prospère de la première société (40). Dans notre affaire, l'abus de
majorité n'a pas été invoqué par l'associé minoritaire. Mais force est de constater
que la demande aurait eu peu de chance d'aboutir dans la mesure où l'abus est
subordonné à l'existence d'une décision contraire à l'intérêt social. Or, selon la
Cour de cassation, les juges du fond n'avaient pas ici constaté l'existence d'un
dommage imminent pour la société. Implicitement, c'était considérer que la
modification de l'objet ne compromettait pas l'intérêt social. Peut-être alors le juge
aurait-il pu désigner un enquêteur conciliateur. Qualifié par certains d'«
administrateur aux petits pieds » (41), cet enquêteur aurait été chargé de faire un
rapport sur les causes de la crise, sur la situation du groupement et inviter les
parties, sous sa médiation, à trouver une solution amiable (42).

Par conséquent, malgré certains assouplissements, la Cour de cassation reste très


réticente face aux demandes d'administrateurs provisoires, même si la
jurisprudence récente se montre plus nuancée que par le passé. Faut-il déplorer ou
approuver ce scrupule ? C'est un fait qu'en tout cas, les juges refusent la plupart du
temps de se substituer à l'appréciation de la majorité quand elle est clairement
exprimée. La règle n'est pas absolue, l'arrêt Fruehauf le démontre, mais depuis une
quarantaine d'années, les grands principes en ce domaine, s'ils ont connu une
évolution, demeurent néanmoins très respectueux de la liberté de gestion des
entreprises.
---------------------------
(1) JCP 1965, II, 14274 bis, conclusions av. gén. Nepveu ; D. 1968, p. 147, note R.
Contin, RTD com. 1965, p. 631, obs. R. Rodière ; Grands arrêts du droit des affaires,
Dalloz, 1995, n° 44, p. 487, R. Contin, L'arrêt Fruehauf et l'évolution du droit des
sociétés, D. 1968, chr., p. 45.

(2) L'arrêt commet ici un double abus de langage. D'une part, il est question
d'assemblées générales ordinaires et extraordinaires. Or, s'agissant d'une SARL, et
non d'une société anonyme, il semble plus adéquat d'opérer une distinction entre
les assemblées suivant qu'elles adoptent des décisions ordinaires ou
extraordinaires. D'autre part, on comprendra que la cession du fonds de
commerce a été décidée par la majorité des associés, et non par celle des
actionnaires.

(3) Il s'agit alors plutôt d'un mandataire ad hoc.

(4) Cass. com. 3 juillet 1984, Rev. sociétés 1985, p. 628, note P. Didier ; CA Paris
5 octobre 1988, Bull. Joly 1988, § 307, p. 936.

(5) Cass. com. 5 janvier 1976, Bull. civ. IV, n° 4; Rev. sociétés 1976, p. 635, note
M. Guilberteau.

(6) Trib. com. Toulouse 24 mai 1972, D. 1973, p. 196, 2e esp., note D. Schmidt ;
Rev. sociétés 1973, p. 83, 2e déc., note C. de Buttet.

(7) Cass. com. 3 mai 2000, Bull. Joly 2000, § 194-195, p. 811, note P. Le Cannu.

(8) Bull. Joly 1989, § 333, p. 965, note D. L. ; D. 1989, IR, p. 288.

(9) V. également CA Paris 5 octobre 1988, Bull. Joly 1988, p. 936; RTD com.
1989, p. 86, obs. E. Alfandari et M. Jeantin.

(10) Rev. sociétés 1989, p. 209, note Y. Guyon ; Bull. Joly 1989, p. 321, note Y.
Chartier.

(11) note sous Cass. com. 17 janvier 1989, Rev. sociétés 1989, p. 209.

(12) V. Cass. com. 24 mai 1994, Bull. Joly 1994, § 211, p. 789 ; RJDA 1994, n°
1031 et 1035 ; Dr. sociétés 1995, comm. 3, note Th. Bonneau ; CA Paris 22
novembre 1996, Dr. sociétés 1997, comm. 47, obs. D. Vidal ; Trib. com. Paris 30
avril 2002, Gaz. Pal. 2003, p. 27.

(13) Cass. com. 26 avril 1982, Bull. civ. IV, n° 136 ; Cass. com. 24 mai 1994, Bull.
Joly 1994, p. 789 ; RJDA 1994, n° 1031 et 1035 ; Dr. sociétés 1995, comm. n° 3,
note Th. Bonneau.

(14) Cass. com. 23 mars 1981, Rev. sociétés 1981, p. 784, note J.-L. Sibon.

(15) Bull. Joly 1994, § 6-7, p. 59, note M. Germain.

(16) CA Toulouse 13 septembre 1999, Dr. sociétés 2000, n° 44, p. 16, obs. D.
Vidal ; v. également Cass. com. 3 juillet 1984, Rev. sociétés 1985, p. 628, note P.
Didier.
(17) Cass. com. 26 avril 1982, Rev. sociétés 1984, p. 93, note J.-L. Sibon ; JCP
1982, IV, 239 ; CA Rouen, 19 mars 1974, Rev. sociétés 1974, p. 718, note J.-J.
Burst.

(18) Cass. com. 7 janvier 2004, n° 01-10.034, inédit ; Cass. 1re civ. 11 janvier 2005,
n° 01-13.936, inédit.

(19) CA Douai 18 janvier 1980, D. 1980, IR, p. 440 ; CA Paris 22 novembre 1996,
Dr. sociétés 1997, comm. n° 47, obs. D. Vidal ; CA Paris 5 septembre 1997, Bull.
Joly 1998, § 3, p. 18, note J. J. Daigre ; JCP E 1997, I, 710, spéc. n° 3, obs. A.
Viandier ; CA Toulouse 13 septembre 1999, Dr. sociétés 2000, n° 44, p. 16, obs.
D. Vidal ; CA Paris 27 octobre 1999, Bull. Joly 2000, § 65, p. 338, note B.
Saintourens.

(20) Cass. com. 3 juillet 1984, Bull. civ. IV, n° 210; JCP 1984, IV, 296, Rev.
sociétés 1985, p. 628, note P. Didier ; Cass. com. 26 novembre 1996, RJDA 1997,
n° 210.

(21) V. CA Paris 5 novembre 2003, Bull. Joly 1994, § 6-7, p. 59. En d'autres
termes, la mésentente doit provoquer une crise grave au sein de la société : v. CA
Paris 26 juillet 1991, Rev. sociétés 1991, p. 826 ; CA Paris 17 mars 1999, Bull. Joly
1999, § 182, note P. Scholer.

(22) CA Paris 29 novembre 2002, Bull. Joly 2002, § 110-111, p. 554, obs. P.
Scholer.

(23) CA Paris 27 octobre 1999, Bull. Joly 2000, § 65, p. 338, note B. Saintourens.

(24) Bull. Joly 2002, § 256-257, p. 1204, note P. Le Cannu.

(25) Cass. com. 14 février 1989, JCP 1989, IV, 143 ; Rev. sociétés 1989, p. 633,
note D. Randoux.

(26) V. Cass. com. 13 novembre 2003, n° 99-19.201, inédit ; fixer un ordre du jour
; voter à la place d'un associé défaillant (Cass. com. 9 mars 1993, Bull. Joly 1993, §
152, p. 537, note P. Le Cannu ; Dr. sociétés 1993, n° 95, obs. H. Le Nabasque).
(27) CA Paris 7 juin 1990, D. 1990, IR, p. 194 ; Bull. Joly 1990, § 222, p. 760, note
P. Le Cannu.

(28) CA Paris 14 juin 1994, Bull. Joly 1994, p. 1228 ; BRDA 1994, n° 15-16, p. 4 ;
RJDA 1994, n° 1025, p. 808.
(29) Arrêt Flandin, Cass. com. 9 mars 1993, Rev. sociétés 1993, p. 403, note Ph.
Merle ; Bull. Joly 1993, § 152, p. 537, obs. P. Le Cannu ; JCP E 1993, p. 547, obs.
A. Viandier ; D. 1993, p. 541, note sous A. Couret.

(30) Préc. note 1.

(31) V. également, CA Paris 15 mars 1968, JCP 1969, II, 15814.

(32) Pour une société qui connaissait des difficultés financières, v. Cass. 3e civ. 15
novembre 1995, n° 93-13.451, inédit ; CA Paris 3 avril 1998, Bull. Joly 1998, §
361-362, p. 1185, note Th. Granier ; CA Paris 14 mai 1999, RTD com. 1999, p.
680, obs. C. Champaud et D. Danet ; Bull. Joly 1999, § 203-204, p. 866, obs. P.
Scholer ; TGI Carpentras, ord. référé, 12 janvier 2000, RTD com. 2001, p. 155,
obs. J.-P. Chazal et Y. Reinhard ; CA Paris 5 septembre 1997, Bull. Joly 1998, § 3,
p. 18, note J.-J. Daigre ; CA Versailles 18 juin 1998, RTD com. 1999, p. 124, obs.
Cl. Champaud et D. Danet

(33) Dr. et patrimoine 2001, p. 113, obs. D. Poracchia.

(34) V. Cass. com. 25 juin 2002, n° 00-17.497, inédit ; Cass. com. 7 janvier 2004,
n° 01-10.034, inédit ; Cass. com. 9 juin 2004, n° 02-19.858, inédit.

(35) Dr. sociétés 2000, n° 44, p. 16, obs. D. Vidal.


(36) RTDcom. 2003, p. 320, obs. Cl. Champaud, D. Danet .

(37) V. M. Armad-Prevost, Les attentes du juge, RJ com. 2000, hors-série, n° 9, p.


7 et s.

(38) Bull. Joly 2003, § 87-88, p. 440, note A . Constantin.

(39) CA Lyon 1er février 1892, Journ. Sociétés 1893, p. 515 ; Cass. com. 23 mars
1971, Bull. civ. IV, p. 83.

(40) V. CA Lyon 29 janvier 1970, JCP 1971, II, 16606, note Bernard ; Y. Chaput,
De l'objet social des sociétés commerciales, th. Clermont-Ferrand, 1973, spéc. n° 88.

(41) G. Bolard, Administrateur provisoire et mandataire ad hoc, JCP E, 1995, I,


509.
(42) Cass. com. 7 mars 1990, Rev. sociétés 1990, p. 256, note J.-J. Daigre ; V.
notre rubrique, Rép. Dalloz Sociétés, v° Administrateur provisoire.

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Document 4

Personnes autirisées à agir en nomination d'un administrateur provisoire

Cas n° 1 : l'hypothèse de la nomination, au sein d'une sous filiale, d'un


administrateur provisoire à la demande de la société mère.

CA Paris, 1re ch., sect. B, 1er juin 2007, SA GHM c/ SA Socpresse)

L'essentiel

L'administration provisoire, qui ne se justifie que si le fonctionnement normal


d'une société ne peut être assuré par ses organes statutaires ou si les intérêts sociaux
sont mis en péril par une gestion défaillante, ne peut être demandée par un tiers
dépourvu de lien de droit avec la société concernée. Considérant que la société
mère n'est pas associée de la sous-filiale, elle n'a donc aucun lien de droit direct
avec celle-ci. Ainsi, la société mère n'a pas qualité à solliciter la désignation d'un
administrateur provisoire.

La Cour,

Considérant qu'il ressort des écritures et des pièces versées aux débats que la
société Socpresse, dépendant du Groupe Dassault, a décidé de mettre en vente, au
début de l'année 2005, la société Delaroche et ses filiales, propriétaires d'un grand
nombre de titres de presse régionale du sud-est de la France, dont le Progrès et le
Dauphiné libéré ;

Qu'un contrat de cession a été établi le 10 avril 2006 au profit d'une société Est
Bourgogne Rhône Alpes (Ebra) constituée par la société l'Est Républicain et le
Crédit Mutuel, sous la condition suspensive de l'autorisation du ministre de
l'Economie, s'agissant d'une opération de concentration soumise à cette formalité
par les articles L. 430-1 et suivants du code de commerce ;

Que le groupe Hersant, qui, par sa filiale la société Grande chaudronnerie Lorraine,
détient 27 % du capital social de la société l'Est Républicain avec la famille Lignac
laquelle détient, au travers de la société Renaudot Investissements (SRI), 34% de ce
capital, s'est désolidarisé de l'opération ;
Que le ministre ayant autorisé l'opération le 17 mai 2006, l'acquisition par Ebra de
la société Delaroche a été réalisée le 8 juin 2006 ;

Que, sur le recours de la société France Antilles devenue Groupe Hersant Média
(GHM) (ci-après groupe Hersant), la décision du 17 mai 2006 du ministre de
l'Economie, des Finances et de l'Industrie a été annulée par arrêt du Conseil d'Etat
du 31 janvier 2007 ;

Que par ailleurs, pour participer à la constitution de la société Ebra, les consorts
Lignac ont dénoncé, le 14 février 2006, le pacte d'actionnaires du 30 avril 1997 qui
les liait à la filiale du groupe Hersant ; que, saisi par le groupe Hersant, le président
du tribunal de grande instance de Paris, après avoir tenté en vain de rapprocher les
parties, a ordonné la suspension des effets de cette dénonciation et des
modifications statutaires adoptées le 27 mars 2006 jusqu'à décision définitive des
juges du fond, par ordonnance du 15 décembre 2006 soumise à la cour par une
procédure distincte plaidée le même jour ;

Que c'est dans ces conditions que le groupe Hersant a saisi le juge des référés du
tribunal de commerce d'une demande en désignation d'un administrateur provisoire
pour les sociétés Ebra et Delaroche et que l'ordonnance entreprise a été rendue ;
que, postérieurement, une nouvelle demande d'autorisation a été adressée au
ministre de l'Economie qui a décidé de saisir le Conseil de la concurrence pour avis
;

Considérant qu'au soutien de leur recours, les appelantes font valoir que
l'annulation de l'autorisation du ministre de l'Economie et des Finances fait peser
de graves incertitudes sur le devenir de la société Ebra et du groupe Delaroche,
puisque le transfert des actions et le paiement du prix sont intervenus alors que
l'autorisation ministérielle, condition nécessaire à la réalisation de l'opération
n'existe plus ; que, tant qu'une nouvelle décision du ministre n'est pas
définitivement acquise, l'opération devrait être suspendue et ne produire aucun
effet afin de permettre d'assurer la remise en l'état antérieur à la concentration qui
serait la conséquence d'un refus parfaitement possible et plausible des autorités
compétentes en matière de contrôle des concentrations ; que seule, la désignation
d'un mandataire de justice dans l'attente d'une décision définitive est susceptible de
limiter les effets pouvant être négatifs de cette situation inédite, d'en réduire les
incertitudes et de préserver les intérêts de toutes les parties en cause ;

Considérant que les sociétés intimées opposent une fin de non-recevoir tirée du
défaut de qualité et d'intérêt à agir des sociétés du groupe Hersant ;

Considérant que si le Conseil d'Etat a reconnu que la société GHM avait, en sa


qualité d'actionnaire de la SA le Journal de l'Est Républicain, un intérêt à contester
la décision ministérielle autorisant l'opération de concentration, cette circonstance
ne suffit pas, au regard des règles gouvernant le droit des sociétés, à conférer aux
sociétés appelantes intérêt et qualité à demander la nomination d'un administrateur
provisoire pour les sociétés Ebra et Delaroche ;

Qu'une telle mesure, qui ne se justifie que si le fonctionnement normal d'une


société ne peut être assuré par ses organes statutaires ou si les intérêts sociaux sont
mis en péril par une gestion défaillante, ne peut être demandée par un tiers
dépourvu de lien de droit avec la société concernée ;

Considérant que le droit de demander la désignation d'un administrateur pour


veiller à l'intérêt social d'Ebra et du groupe Delaroche, préserver leurs actifs et
assurer leur bonne administration, appartient aux organes sociaux et aux associés de
ces deux sociétés ;

Considérant que la société GHM n'est associée dans aucune d'elles ; qu'elle n'a
donc aucun lien de droit direct avec ces sociétés ;

Que sa qualité d'actionnaire de l'Est Républicain, ne lui permet pas d'exercer les
droits que cette société détient dans la société Ebra pour demander la nomination
d'un administrateur provisoire auprès de ladite société ; qu'elle ne peut non plus se
substituer au représentant légal de la société Ebra pour exercer le droit appartenant
à celle-ci de faire nommer un mandataire judiciaire pour la société Delaroche dont
elle est actionnaire ;

Que sa qualité de partie au pacte d'actionnaires signé le 30 avril 1997 avec la famille
Lignac ne lui donne pas plus le droit de s'immiscer dans la gestion des sociétés
Ebra et Delaroche pour la sauvegarde de ses intérêts propres que les dites sociétés
n'ont pas vocation à assurer ; qu'au demeurant, les droits qu'elle détient en vertu de
ce pacte se trouvent préservés par la suspension des effets de sa dénonciation par
les consorts Lignac prononcée par l'ordonnance de référé du 15 décembre 2006
confirmée par la cour selon arrêt de ce jour ;

Qu'ainsi la société GHM et ses filiales n'ont pas qualité à solliciter la désignation
d'un administrateur provisoire des sociétés Ebra et Delaroche ni celle d'un
administrateur ad hoc auquel elles voudraient que soient conférés des pouvoirs
d'ingérence quasiment identiques dans le fonctionnement de ces sociétés ;

Qu'elles n'ont pas enfin qualité à demander le séquestre des actions Delaroche
cédées à Ebra, le droit de demander cette mesure conservatoire appartenant aux
représentants légaux des sociétés parties à la cession ;

Qu'il convient, dans ces conditions, d'infirmer l'ordonnance et de déclarer les


demandes irrecevables ;

Considérant que les appelantes qui échouent en leur recours et à qui incombe la
charge des dépens seront condamnées à payer à la Socpresse la somme de 5 000 €
et aux autres intimés ensemble la somme de 10000 € en application de l'article 700
du nouveau code de procédure civile ;

Par ces motifs

Infirme l'ordonnance en ce qu'elle a déclaré "l'assignation recevable" ;

Statuant à nouveau :

Déclare la société Groupe Hersant Média (GHM), la société La Grande


Chaudronnerie Lorraine (GCL) et la société Groupe Hersant Média irrecevables en
leurs demandes ;

Condamne in solidum la société Groupe Hersant Média (GHM), la société La


Grande Chaudronnerie Lorraine (GCL) et la société Groupe Hersant Média à payer
à la société Socpresse la somme de 5 000 € et à la SAS Est Bourgogne Rhone Alpes
dite Ebra, la société Delaroche, la société du Journal Est Républicain (L'Est
Républicain), la Banque fédérative du Crédit Mutuel (Crédit Mutuel), la société
Renaudot Investissement (SRI) et à M. Gérard Lignac, ensemble, la somme de 10
000 € sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Condamne in solidum la société Groupe Hersant Média (GHM), la société La


Grande Chaudronnerie Lorraine (GCL) et la société Groupe Hersant Média aux
dépens qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du nouveau code de
procédure civile.

Note par Laurent Godon

1. Cet arrêt de la Cour d'appel de Paris ne saurait passer inaperçu. S'il porte sur le
thème récurrent des conditions de désignation d'un administrateur provisoire pour
résoudre une situation de crise grave au sein d'une société, son intérêt est de
préciser quelles sont les personnes qui, au sein d'un groupe de sociétés, ont qualité
pour agir en vue d'obtenir une telle nomination dans l'une des sociétés groupées. Il
est inutile d'insister sur l'importance de la question de savoir si les organes d'une
société membre d'un groupe sont admis à requérir la mise sous administration
provisoire d'une autre société du groupe, toute autre condition réunie par ailleurs.

2. En l'espèce, une société Ebra, sous-filiale du groupe de presse Hersant, avait


acquis une société Delaroche membre du groupe Socpresse. Dans l'attente d'une
décision du ministre de l'Economie et des Finances autorisant cette opération de
concentration, la société mère du groupe Hersant sollicita la nomination judiciaire
d'un administrateur provisoire aux fins de prendre en mains la gestion des sociétés
Ebra et Delaroche et de préserver les intérêts des parties en cause. Observant que la
demande émanait d'une société mère qui n'était personnellement associée dans
aucune des sociétés concernées, la Cour d'appel de Paris contesta la qualité à agir de
celle-ci. En effet, si la société mère était bien associée, ce n'était que de la société
contrôlant la société Ebra ; de sorte que vis-à-vis de cette dernière, la holding n'était
détentrice d'aucune participation directe qui aurait permis de voir en elle un associé
disposant du droit d'agir en vue de la désignation d'un administrateur provisoire.
C'est ce défaut de « lien de droit direct » existant entre la société mère et la sous-
filiale visée par la demande de désignation, qui a été relevé par les magistrats
parisiens pour considérer juridiquement la première comme une tierce société
dépourvue du droit de s'immiscer dans les affaires de la seconde.

3. A première vue, une telle analyse est parfaitement conforme au principe de


l'autonomie juridique de chaque société membre d'un groupe. Cette indépendance
juridique explique en effet que l'actionnaire d'une société soit vu comme un
étranger par rapport aux autres sociétés du groupe et que, ce faisant, il ne puisse
disposer à l'intérieur de celles-ci des droits attachés à la qualité d'associé et
notamment de ceux conférant des moyens de contrôle de la gestion. Cependant,
s'agissant d'une mesure d'administration provisoire, on peut dans le même temps
estimer qu'une telle action, issue d'une construction purement prétorienne, n'est pas
« attitrée » et qu'elle peut être reconnue au profit de toute personne, même non
associée, dès lors qu'elle se prévaut d'un intérêt légitime conformément à l'article 31
du code de procédure civile (1). C'est ainsi qu'une action intentée par un tiers
créancier a pu être déclarée recevable (2).

Dès lors, au sein d'un groupe de sociétés, il est aisé de comprendre que les
différents liens existant entre les sociétés membres puissent parfois fonder l'intérêt
des dirigeants ou des associés de l'une d'elles à s'intéresser de près aux affaires d'une
autre, surtout si cette autre est une société contrôlée placée sous domination. Un
remarquable exemple de la prise en compte de la dimension du groupe peut être
rapporté par la décision de la Chambre criminelle de la Cour de cassation
d'admettre la recevabilité d'une action sociale ut singuli exercée par l'actionnaire
minoritaire d'une société mère à l'encontre des dirigeants d'une filiale auteurs d'abus
de biens sociaux (3).

C'est précisément cette prise en compte d'une certaine communauté d'intérêts qui a
aussi conduit la Chambre commerciale à consacrer, il y a longtemps maintenant,
l'administration provisoire « de groupe » (4).

4. L'arrêt rapporté constitue cependant un recul par rapport à cette évolution


jurisprudentielle favorable à un déploiement au sein du groupe de certaines mesures
de protection et, en l'occurrence, de celle que représente le recours à un
administrateur provisoire. La conception restrictive qui ressort de la présente
décision semble pouvoir trouver une explication dans la gravité de la mesure de
l'administration provisoire qui ne saurait être largement accordée.
I. Le recul de l'administration provisoire « de groupe »

5. L'arrêt rapporté peut être interprété comme marquant un déclin de


l'administrateur provisoire « de groupe », c'est-à-dire de celui désigné à la demande
d'associés ou d'organes sociaux d'une tierce société membre du groupe.

Cette affirmation se fonde sur le constat, qu'en l'espèce, la demande de la société


mère fût fermement rejetée au motif que cette dernière n'était pas associée de la
sous-filiale visée, ni a fortiori de la société acquise par cette dernière, et qu'un lien de
droit qualifié de « direct » faisait ainsi défaut. Selon les juges du fond, l'obstacle
tenait explicitement au fait que la société mère du groupe Hersant « n'est associée
dans aucune des sociétés concernées ; qu'elle n'a donc aucun lien de droit direct
avec ces sociétés ».

La décision de la cour d'appel impose par conséquent l'exigence d'un lien « direct »
entre le demandeur et la société devant accueillir la mesure sollicitée. Encore faut-il
s'entendre sur la notion de « lien direct », pour le moins susceptible de multiples
interprétations.

6. L'on peut se féliciter ici que les magistrats parisiens aient apporté des
éclaircissements sur le sens de cette expression qui détermine rien moins que la
qualité à agir du demandeur.

De leur point de vue, « le droit de demander la désignation d'un administrateur


appartient aux organes sociaux et aux associés de ces deux sociétés », à savoir des
deux sociétés visées par la demande d'administration provisoire.

Et les juges du fond d'ajouter que le fait que la société mère soit actionnaire dans la
filiale, et non dans la sous-filiale, ne lui permet pas d'exercer au sein de cette
dernière les droits conférés par la qualité d'associé pour demander la nomination
d'un administrateur provisoire, ni de se substituer au représentant de la sous-filiale
pour exercer le droit appartenant à celle-ci de faire nommer cet administrateur.

Dès lors, au terme de cette analyse, la demande formulée par une société associée «
indirecte » n'avait de chance d'être accueillie, faute pour celle-ci d'être
personnellement et directement associée de la société susceptible d'accueillir
l'administrateur judiciaire. L'existence d'un lien de droit « indirect » est donc jugée
manifestement insuffisante pour fonder un intérêt à agir. Le demandeur qui ne peut
arguer que d'un tel lien l'unissant à la société concernée apparaît même aux yeux
des magistrats de la Cour d'appel de Paris comme « un tiers dépourvu de lien de
droit avec la société concernée » et, pour cette raison, privé du droit d'exercer une
demande d'administration provisoire.
Force est alors de constater que la notion de lien direct, seule susceptible de fonder
la qualité et l'intérêt à agir, est étroite et qu'elle ne permet pas, comme en l'espèce, à
une personne détentrice d'une participation indirecte dans une société, par
l'entremise d'une autre société, de formuler une demande de nomination d'un
administrateur provisoire. A l'évidence, une telle conception réduit
considérablement le nombre des demandeurs potentiels (5).

7. La solution affirmée dans l'arrêt sous examen marque probablement un recul par
rapport à la position adoptée par la Cour de cassation dans son arrêt du 5 février
1985 (6).

En l'occurrence on se souvient que la société Prisunic, actionnaire minoritaire de la


société Sogar, avait obtenu l'intervention d'un administrateur provisoire, non
seulement au sein de cette dernière société, mais également à l'intérieur de
l'ensemble des autres sociétés du groupe. Autrement dit, la nomination d'un même
administrateur judiciaire avait été étendue à plusieurs sociétés vis-à-vis desquelles le
demandeur apparaissait bien comme un tiers, faute d'y avoir personnellement la
qualité d'associé...

Les circonstances de l'affaire étaient cependant très particulières dans la mesure où


le dirigeant dessaisi était l'animateur du groupe et que sa présence était « nécessaire
» aux sociétés dans leur ensemble puisque « aucune société du groupe ne jouissait,
en fait, d'une administration autonome ». Dès lors, au regard de ces éléments
particuliers, on peut éventuellement justifier la solution rendue dans l'affaire ayant
conduit à l'arrêt de la Cour de Paris par l'impossibilité pour la société mère
demanderesse d'avoir légitimé sa demande par une « unité économique et une
communauté d'intérêts indissociables », comme tel était le cas dans l'affaire de 1985
soumise à la Cour de cassation.

II. La restriction de l'accès à l'administration provisoire

8. En reconnaissant la qualité à agir en désignation d'un administrateur provisoire


aux seules personnes titulaires d'un « lien de droit direct », soit en qualité d'associé,
soit en celle d'organe social, la Cour d'appel de Paris en arrive à réduire
sensiblement le périmètre du groupe de sociétés, voire à nier la réalité même du
groupe, au moins du point de vue de la technique de l'administration provisoire.

En effet, si l'interprétation minimaliste qui consiste à subordonner la qualité à agir à


la détention de la qualité d'associé de la société visée par la demande devait être
confirmée, elle ne réserverait alors à la société mère d'un groupe de sociétés pas
plus de droit en la matière que n'en dispose n'importe quel associé de toute société
considérée isolément. Par l'exigence de liens directs, c'est même l'appréhension de
la véritable dimension du groupe qui se trouverait remise en question dans la
mesure où celui-ci ne se résume nullement à de tels liens.

9. De surcroît, l'exigence d'un lien de droit direct fondé sur l'état d'associé conduit
également à s'interroger sur les chances d'un associé minoritaire d'une société mère
d'obtenir la désignation d'un administrateur provisoire au sein d'une filiale dans la
mesure où c'est évidemment la société mère, et non lui-même, qui se trouve être
associée de la filiale. Pourrait-il, à tout le moins, agir ut singuli ?

10. Quant à l'expression « lien de droit direct », elle est évidemment ambiguë. Aux
termes de l'arrêt, la notion semble devoir être reliée à la qualité d'associé («
considérant que la société GHM [société mère] n'est associée dans aucune d'elles [les
sociétés visées par la mesure] ; qu'elle n'a donc aucun lien de droit direct avec ces
sociétés »).

A cela, s'ajoute aussi le lien de droit direct ressortissant à une fonction de


représentation (voire d'administration ou de surveillance) de la société
demanderesse. Cette affirmation découle d'un renvoi fait par les juges du fond aux
« organes sociaux » et au « représentant légal » parmi les titulaires du droit d'agir.

Au-delà, le lien de droit évoqué peut-il s'entendre d'un lien « contractuel » ? Dans
l'éventualité où les problèmes d'exécution d'un contrat peuvent justifier la
nomination d'un administrateur provisoire, l'hypothèse n'est pas inenvisageable,
surtout au moment où la notion de domination contractuelle, « exercée en vertu
d'un contrat ou de clauses statutaires », a fait son entrée dans la définition du
contrôle telle qu'elle résulte de l'article L. 233-16 du code de commerce. Il reste que
la lecture du présent arrêt n'incline pas à la prise en compte d'un simple lien
contractuel pour fonder la qualité à agir du cocontractant, sauf si ce dernier revêt
simultanément le statut d'associé ou celui de membre d'un organe social, ainsi qu'il
a été vu. Cependant, le rejet du lien « contractuel » n'apparaîtrait-il pas alors en
contradiction avec les décisions ayant accordé à de simples créanciers le droit d'agir
en désignation d'un administrateur provisoire (7) ?

11. Au final, c'est une conception assurément restrictive qui ressort de l'arrêt
commenté. Celle-ci paraît pouvoir être expliquée par la particulière gravité de la
mesure en cause qui implique un dessaisissement des organes légaux de gestion et
un risque de discrédit jeté sur la société. Une comparaison suggestive peut d'ailleurs
être effectuée avec le dispositif, distinct, de l'expertise de gestion (C. com., art. L.
225-231).

Cette autre mesure de protection de l'intérêt social est elle-même soumise à des
conditions de mise en œuvre très rigoureuses (8) compte tenu de l'effet
perturbateur qui résulte des investigations menées au sein d'une société et qui sont
destinées à mettre en lumière la réalité de la gestion des dirigeants ainsi mis en
cause. Ce risque n'a pourtant pas dissuadé le législateur d'étendre le dispositif de
l'expertise de gestion à l'intérieur des groupes de sociétés, en le restreignant
toutefois strictement puisque l'expertise ne peut être mise en œuvre qu'au sein de
sociétés « contrôlées » (9). Il reste qu'un lien de contrôle direct ou indirect suffit
dans la mesure où le contrôle retenu par la loi est celui défini à l'article L. 233-3 du
code de commerce. En conséquence, rien n'interdit à l'actionnaire minoritaire d'une
société contrôlante de solliciter l'expertise d'une opération de gestion décidée par
les organes d'une société indirectement contrôlée (sous-filiale) envers laquelle le
demandeur comme la société dont il est membre sont juridiquement des tiers.

Replacé dans cette perspective, le présent arrêt rendu par la Cour d'appel de Paris
peut donc être interprété comme un refus d'accorder à un tiers un droit
d'intervention dans la gestion d'une société par la mise en oeuvre d'une mesure
d'administration provisoire dont les effets envers la société mise en quelque sorte
sous « tutelle », ainsi qu'envers ses dirigeants et associés, sont beaucoup plus graves
que ceux résultant d'une expertise de gestion.

Cependant, l'action en désignation d'un administrateur provisoire n'étant pas


attitrée, à la différence de celle en désignation d'un expert de gestion, rien ne
s'oppose, en droit, à ce qu'une société membre d'un groupe, ou même à ce que l'un
des associés de celle-ci, réclament l'intervention d'un administrateur provisoire au
sein d'une autre société du groupe, sans considération de leur qualité d'associés ou
de dirigeants. A tout le moins, faudrait-il alors qu'une telle solution, contraire à celle
exprimée dans l'arrêt rapporté, soit justifiée par l'existence d'une unité économique
et d'une communauté d'intérêts convergents, ainsi que l'avait précédemment admis
la Cour de cassation elle-même (10).
---
(1) M. Cozian, A. Viandier et Fl. Deboissy, Droit des sociétés, Litec, n° 397.
(2) Com. 14 févr. 1989, JCP E 1989. II. 15517, n° 2, obs. Viandier et Caussain ;
Com. 7 juin 1988, Bull. Joly 1988. 581.

(3) Crim. 4 avr. 2001, D. 2002. 1475, note E. Scholastique ; JCP E 2001. 1817, note
J.-H. Robert.
(4) Com. 5 févr. 1985, Bull. civ. IV, n° 44 ; JCP 1985, n° 20492, note A. Viandier. :
"Une société actionnaire minoritaire d'une autre société, dont le président faisait
l'objet de poursuites pénales, est recevable et bien-fondée à faire désigner un
administrateur provisoire non seulement à cette société mais aux autres sociétés du
groupe auquel elle appartient
(5) V. infra, n° 8.
(6) V. références nbp 4.
(7) V. nbp 2.
(8) L. Godon, v° Expertise de gestion, Rép. Dalloz Sociétés.
(9) C. com., art. L. 225-231, tel que remanié par la loi sur les nouvelles régulations
économiques du 15 mai 2001.
(10) Com. 5 févr. 1985, préc.
-----------------------

Cas n° 2 : L'hypothèse de la demande émanant du nu-propriétaire indivis de


parts sociales

Cour de cassation (3e civ.), 17 janvier 2019, n° 17-26.695 (FS-P+B+I), Société


27/33 Baie des Anges c/ S.

Note : Laurent Godon, Professeur à l'université de Rennes 1 ; Centre de droit des


affaires
La Cour,

Sur le moyen unique, pris en sa première branche :

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 29 juin 2017), rendu en référé, que
la SCI 27/33 Baie des Anges (la SCI) a été constituée entre Fernand S., associé
majoritaire et gérant de la société, et Mme C. ; que Mme C. épouse S. a ensuite été
désignée en qualité de co-gérante ; qu'à la suite du décès de Fernand S., ses trois
enfants nés de son union avec Mme C., Marc, Eric et Patricia, sont devenus nus
propriétaires indivis de ses parts, Mme C. en ayant l'usufruit ; que, faisant valoir
qu'ils n'avaient pas été informés de la tenue d'une assemblée générale au cours de
laquelle M. Marc S. avait été désigné en qualité de gérant unique de la SCI, Mme
Patricia S. et M. Eric S. ont assigné la SCI et Mme C. à l'effet d'obtenir la désignation
d'un administrateur provisoire avec mission de convoquer une assemblée générale
afin de désigner un nouveau gérant et d'examiner les comptes ; que Mme C. est
intervenue volontairement en première instance et M. Marc S. en appel ;

Attendu que M. Marc S. et la SCI font grief à l'arrêt de déclarer Mme Patricia S.
recevable en sa demande de désignation d'un administrateur provisoire, alors que,
selon le moyen, la qualité d'associé des indivisaires de parts sociales ne leur
accordant individuellement des droits d'associé que dans la mesure où l'exercice de
ceux-ci demeure compatible avec les droits des autres indivisaires, la demande de
nomination d'un administrateur provisoire est une mesure grave qui, conduisant à
dessaisir le gérant de ses pouvoirs de gestion de la société, ne peut pas être
présentée par un seul des indivisaires, associé minoritaire et qu'en se fondant sur la
qualité d'associé de Mme Patricia S. pour juger que cette associée minoritaire était
recevable à solliciter la désignation d'un administrateur provisoire de la SCI, la cour
d'appel a violé l'article 815-9 du code civil et 873 du code de procédure civile ;

Mais attendu qu'ayant constaté que Mme Patricia S., nue propriétaire indivise de
droits sociaux, avait la qualité d'associée, la cour d'appel en a déduit à bon droit
qu'elle était recevable à agir en désignation d'un administrateur provisoire ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

Et attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur
les deuxième et troisième branches du moyen, qui ne sont manifestement pas de
nature à entraîner la cassation ;

Par ces motifs :

Rejette le pourvoi ;

M. Chauvin, prés. ; Mme Djikpa, cons. référendaire rapp. ; M. Maunand, cons. doyen ; MM. P.,
N., Bureau, Mmes F. N., G. B., MM. Jacques, Bech, cons. ; Mmes Guillaudier, Georget, Renard,
cons. référendaires, M. Brun, av. gén. ; SCP Potier de La Varde, Buk Lament et Robillot, SCP
Garreau, Bauer Violas et Feschotte Desbois, Me Laurent Goldman, av. ; M. Brun, av. gén.

Note

1. L'indivision est une situation très fréquente en pratique, ne serait-ce que parce
qu'elle peut être la conséquence d'une transmission successorale, comme dans
l'espèce ici rapportée (1). Chacun sait que cette figure de la propriété collective
aboutit à ce que les indivisaires soient titulaires de droits de même nature portant
sur des mêmes biens. Or, lorsque ces biens sont constitués de parts sociales ou
d'actions, l'indivision s'inscrit dans le cadre plus vaste des rapports à l'intérieur
d'une société, lieu d'exercice des droits sociaux. Dès lors, les règles de droit des
sociétés doivent trouver à s'articuler avec celles du régime légal de l'indivision
ordinaire. Et de fait, la situation est caractéristique d'une superposition de deux
groupements : celui constitué par la société au sein de laquelle chaque indivisaire se
voit reconnaître l'exercice de droits sociaux et celui constitué par l'indivision qui a
pour objet ces mêmes droits sociaux (2). Ces deux collectivités ne sont à l'évidence
pas nécessairement composées des mêmes personnes, bien d'autres pouvant
participer à la vie de la société sans être contraintes par l'existence d'une indivision,
ce qui est source de difficultés supplémentaires.

Cependant, le code civil, non plus que le code de commerce, ne contient des
dispositions qui déterminent de manière complète et détaillée les modalités
d'exercice des prérogatives attribuées à chaque indivisaire (3). Cette situation est
d'autant plus embarrassante que, précisément, la problématique principale du
régime de l'indivision des droits sociaux est relative à la façon dont l'indivisaire peut
mettre en oeuvre les prérogatives attachées aux parts ou actions indivises. Car si
l'indivisaire dispose assurément de la qualité d'associé (4), il subit néanmoins une
restriction de l'exercice des droits liés à cette qualité en raison du fait, qu'à l'égard
des autres coindivisaires, il ne peut se voir attribuer des droits exclusifs sur les parts
sociales ou actions indivises qui sont l'objet d'une véritable propriété commune,
mais uniquement des droits concurrents. Il s'ensuit que la question essentielle est de
savoir quelles sont parmi les multiples prérogatives inhérentes à la qualité d'associé
celles qu'un indivisaire est autorisé à initier seul par dérogation au principe
d'unanimité voire, depuis la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des
successions et libéralités, par dérogation aux possibilités d'une majorité qualifiée (5).

Cette question étant ignorée par le législateur dans la plupart des cas, c'est sans
surprise au juge qu'est revenu le soin d'apporter, au cas par cas, les solutions
attendues. Le présent arrêt rendu le 17 janvier 2019 rejoint ainsi la liste des
décisions venues compléter le régime de l'indivision portant sur des droits sociaux
en déterminant les actes qu'un indivisaire est admis à accomplir individuellement
ou, au contraire, collectivement avec l'accord de ses coindivisaires. L'affaire
rapportée est d'un intérêt particulier en ce que, pour la première fois, la Cour est
conduite à se prononcer sur le droit d'agir en désignation d'un administrateur
provisoire, ce qui justifie que l'arrêt soit soumis à la plus large publicité.

2. La présente espèce s'inscrit dans le contexte d'un litige successoral, comme


souvent en matière d'indivision. M. Fernand X avait constitué une SCI avec sa
première épouse, Mme G, avec laquelle il a eu trois enfants, Marc, Éric et Patricia. Il
en était associé majoritaire et gérant. Il se remarie ensuite avec Mme Z qui est alors
désignée cogérante. Au décès de M. Fernand X, ses trois enfants recueillent, en
indivision, la nue-propriété des parts de la société et son épouse, Mme Z, en a
l'usufruit. Une assemblée générale se tient par la suite et l'un des trois enfants du
premier lit, Marc, est désigné gérant unique de la société. Les deux autres enfants,
Patricia et Éric, ne l'entendent pas ainsi et, prétextant n'avoir pas été informés de la
tenue de cette assemblée, sollicitent en justice la désignation d'un administrateur
provisoire avec mission de convoquer une nouvelle assemblée générale afin de
désigner le gérant et d'examiner les comptes. Entre-temps, Eric ayant cédé ses
droits, seule sa soeur nue-propriétaire indivise poursuit l'action et obtient gain de
cause devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence, aux termes d'un arrêt rendu en
référé qui ordonne la nomination d'un administrateur.

La Cour de cassation confirme la solution en rejetant le pourvoi. La décision se


contente d'énoncer par une formule lapidaire que « ayant constaté que Mme Patricia
X..., nue-propriétaire indivise de droits sociaux, avait la qualité d'associée, la cour
d'appel en a déduit à bon droit qu'elle était recevable à agir en désignation d'un
administrateur provisoire ».

3. La vigueur de cette affirmation générale donne à penser qu'il s'agit là d'une


solution de principe extensible à l'ensemble des sociétés civiles et commerciales.
L'origine prétorienne de la mesure d'administration provisoire, consacrée en dehors
de textes légaux, explique en effet que celle-ci puisse être sollicitée quelle que soit la
forme de la société en cause.

De plus, on ne peut manquer de souligner que l'arrêt déborde le strict cadre de


l'indivision (imposé par les circonstances de l'affaire et par le choix de l'article 815-9
du code civil au soutien du pourvoi) pour concerner également la situation du nu-
propriétaire de droits sociaux, lequel se voit au passage officiellement reconnaître
par la haute juridiction la possibilité d'exercer une action en nomination d'un
administrateur provisoire. Sous l'angle du régime complexe de l'usufruit des droits
sociaux, cet arrêt du 17 janvier 2019 apporte donc aussi une contribution
essentielle. En somme, indivisaire comme nu-propriétaire tiennent l'un comme
l'autre leur droit d'agir de leur qualité propre d'associé. A fortiori en est-il ainsi
lorsque, comme en l'espèce, ces deux qualités sont concentrées sur une même
personne.

Pour autant, cet arrêt n'emporte pas pleinement l'approbation car si la recevabilité
de la demande judiciaire de désignation d'un administrateur provisoire est
incontestable (I), il en va différemment du bien-fondé de cette demande qui suscite
davantage de réserves (II).

I. L'incontestable recevabilité de la demande de nomination d'un administrateur


provisoire

4. Dès lors que le nu-propriétaire indivis de droits sociaux est considéré comme un
associé, il est recevable à agir en désignation d'un administrateur provisoire. Tel est
l'enseignement de cet arrêt de principe qui établit, fermement, une telle corrélation.
Que la qualité d'associé fonde le droit d'agir, nul n'en a jamais douté au regard de
l'intérêt qu'à le demandeur dans la société. Pour autant, la formulation choisie par la
troisième chambre civile de la Cour de cassation ne doit pas laisser croire que
l'action dont il est ici question serait une action attitrée, réservée à ceux qui
possèdent la qualité d'associé. En effet, parce que cette mesure d'origine purement
prétorienne ne se fonde sur aucun texte, elle n'est expressément attribuée à aucune
personne en particulier mais a priori à toute personne qui se prévaut d'un intérêt
légitime (C. pr. civ., art. 31) (6). Néanmoins, la volonté de canaliser l'immixtion du
juge dans la vie des sociétés conduit la jurisprudence à apprécier, au-delà de l'intérêt
à agir du requérant, l'utilité véritable de l'intervention d'un administrateur provisoire
dont on rappelle qu'elle constitue une mesure grave qui s'inscrit, comme on le
verra, dans un contexte de crise qui affecte dangereusement le fonctionnement de
la société, en menaçant celle-ci d'un péril imminent.

5. Quoi qu'il en soit, l'existence du droit d'agir de la demanderesse résultait


suffisamment de sa qualité d'associée, dont on peut dire qu'elle instaure une sorte
de présomption d'intérêt à agir aux fins de préserver l'avenir d'une société dont le
fonctionnement normal n'est plus assuré. À l'évidence, l'associé présente
effectivement ce « lien de droit » avec la société qu'une jurisprudence restrictive a
pu exiger du demandeur (7). Or, la qualité d'associé reconnue au nu-propriétaire de
droits sociaux détenus en indivision ne laisse aujourd'hui plus guère de place au
doute. En l'espèce, qu'une indivision se superpose à la nue-propriété ne modifie en
rien l'analyse. Que l'on envisage la situation du nu-propriétaire ou celle de
l'indivisaire, l'un comme l'autre sont incontestablement investis du titre d'associé.

La Cour de cassation a très explicitement pris parti en faveur de l'attribution de la


qualité d'associé au nu-propriétaire de droits sociaux, d'abord dans un arrêt du 5
juin 1973 (8) puis, plus nettement encore, aux termes du célèbre arrêt De Gaste en
date du 4 janvier 1994 (9). La reconnaissance du statut d'associé au nu-propriétaire
de droits sociaux résulte de ce que, des parties au rapport usufructuaire, il est le seul
à pouvoir être qualifié de propriétaire des parts sociales ou des actions
conformément à la formulation de l'article 578 du code civil (10) ; et ce, même s'il
faut bien admettre que, pendant la durée de l'usufruit, il fait figure d'associé
diminué car amputé des droits d'usage et de perception des fruits (dividendes),
réservés à l'usufruitier en vertu de son droit réel autonome (11).

Quant à l'affirmation de la qualité d'associé de l'indivisaire de droits sociaux, elle a


fini par être consacrée par un arrêt de la première chambre civile du 6 février 1980
aux termes duquel « les héritiers d'un associé décédé ont, lorsqu'il a été stipulé que
la société continuerait avec eux, la qualité d'associé » (12) ; avant que la chambre
criminelle n'énonce la même solution (l'indivisaire « a nécessairement, en sa qualité
de coindivisaire, celle d'associé » (13)), puis la chambre commerciale à son tour («
les copropriétaires indivis de droits sociaux ont la qualité d'associé ») (14). Ainsi,
quoique la question de l'attribution à chaque indivisaire de la qualité d'associé ait été
autrefois discutée (15), nul n'envisage plus aujourd'hui de remettre en cause la
solution consacrée au plus haut niveau jurisprudentiel par différentes chambres de
la Cour de cassation.

6. En réalité, le débat est désormais ailleurs et se concentre, plus techniquement,


sur la façon dont un indivisaire peut exercer les droits qu'il tient de sa qualité
d'associé afin de savoir s'il peut les exercer seul, personnellement, ou si la situation
d'indivision le contraint à les exercer collectivement en accord avec ses
coindivisaires. Étant rendu au visa de l'article 815-9 du code civil, l'arrêt sous
examen pose donc principalement une question qui ressortit effectivement au droit
de l'indivision, même si, accessoirement, il renseigne aussi sur le régime de l'usufruit
des droits sociaux en démontrant que la demande de nomination d'un
administrateur provisoire fait partie des prérogatives d'associé qui restent à la
disposition du nu-propriétaire, de celles qui peuvent être qualifiées de «
prérogatives de contrôle » destinées à prévenir une atteinte excessive à la «
substance » des droits sociaux soumis à l'usufruit.

Il demeure que, du strict point de vue de l'articulation du régime légal de


l'indivision avec les prérogatives d'associé, l'arrêt s'avère décevant en ce qu'il ne
prend pas soin de répondre à la question que le pourvoi avait pourtant
expressément soulevée relative à l'exercice, individuel ou collectif, de la demande
d'administration provisoire. Il était en effet soutenu par l'auteur du pourvoi que
cette demande n'est pas un acte qu'un indivisaire est admis à accomplir seul compte
tenu de la gravité des conséquences de cette mesure qui emporte dessaisissement
du dirigeant en fonction. L'importance du sujet aurait mérité que la Cour justifie
véritablement, au fond, en quoi la demande pouvait être exercée par un indivisaire
agissant isolément. Au lieu de cela, la troisième chambre civile se situe sur un plan
purement procédural en se fondant uniquement sur la qualité d'associé de la
demanderesse pour considérer que c'est « à bon droit » que les juges du fond en ont
déduit qu'elle était recevable à agir en désignation d'un administrateur provisoire.
administrateur provisoire.

7. Cependant, même sans le dire, la Cour exprime bien implicitement l'idée que le
droit de recourir à une administration provisoire est de ceux qui peuvent être
reconnus à chaque indivisaire et mis en oeuvre individuellement. Or, le pourvoi
rejeté par les hauts magistrats soutenait exactement l'inverse, à savoir que la
demande de nomination d'un administrateur provisoire « ne peut pas être présentée
par un seul des indivisaires ». L'auteur du pourvoi espérait ainsi convaincre de ce
que la mesure demandée porte atteinte aux droits des coindivisaires et s'appuyait
pour cela sur l'article 815-9, alinéa 1er, du code civil, selon lequel « chaque
indivisaire peut user et jouir des biens indivis conformément à leur destination,
dans la mesure compatible avec le droit des autres indivisaires ». L'argument est
balayé. Comment admettre alors que la Cour de cassation n'ait pas eu conscience de
libérer par voie de conséquence le recours à pareille mesure en donnant l'indication
qu'elle s'avère parfaitement compatible avec les droits des autres membres de
l'indivision ?

Est-ce à dire, par conséquent, que la demande de nomination d'un administrateur


provisoire constituerait une mesure conservatoire que le droit commun de
l'indivision permet à tout indivisaire d'initier sans être soumis à l'obligation de
recueillir le consentement des autres (C. civ., art. 815-2) ? L'on avait défendu cette
qualification à propos d'une expertise de gestion (16) qu'un indivisaire s'était vu
autorisé à solliciter individuellement sur la base du même article 815-9 (17). La
comparaison entre ces deux mesures réclamées sur un fondement textuel identique
est intéressante car leur mise en oeuvre, loin de porter atteinte aux droits des
coindivisaires, tend au contraire à préserver les intérêts de la société personne
morale, et en retour les droits de tous les associés, indivisaires ou non. Par
conséquent, la demande formulée individuellement apparaît non seulement «
compatible », au sens de l'article 815-9, avec le droit identique des coïndivisaires,
mais aussi avec l'intérêt commun des associés et l'intérêt social lui-même (18).
Certes, l'administration provisoire est d'une tout autre dimension que l'expertise de
gestion puisqu'elle emporte en principe un effet radical : le dessaisissement des
dirigeants en fonction et l'immixtion d'un tiers judiciairement habilité prenant
temporairement en main la direction de la société pour tenter de résoudre une
situation de crise. Par ses conséquences autrement plus intrusives que l'expertise de
gestion, qui s'analyse en un mécanisme seulement orienté vers l'information des
associés sur une ou plusieurs opérations de gestion suspectes au regard de l'intérêt
social, l'administration provisoire pourrait donc faire douter du caractère
conservatoire qu'on lui prête volontiers. Cependant, si la délimitation des pouvoirs
de l'administrateur est une question délicate, source de contentieux, compte tenu du
caractère exorbitant de la mesure, l'on voit bien que cette dernière n'en revêt pas
moins une finalité protectrice essentielle puisqu'elle n'est dictée que par la
préservation de l'avenir de la société (19). La jurisprudence exprime sans surprise
cette idée, notamment dans un arrêt de la Cour de cassation du 3 mai 2007,
affirmant « la nature conservatoire de la mission » confiée à un administrateur
provisoire (20).

Dès lors, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'un indivisaire se voie ici reconnaître le droit
d'agir individuellement dans l'espoir de mettre fin au dysfonctionnement de la
société. Et notre arrêt de se situer logiquement dans la lignée de ceux ayant
précédemment admis l'action d'un indivisaire pour obtenir, outre une expertise de
gestion (21), l'engagement de la responsabilité d'un dirigeant auteur d'actes d'abus
de biens sociaux dans le cadre d'une action sociale ut singuli (22). Dans le même
ordre d'idée, d'autres droits ressortissent à des prérogatives de contrôle de la
direction justifiant ainsi qu'ils puissent encore être exercés par un associé indivisaire
sans même le consentement de ses pairs, comme le droit à la communication de
documents sociaux (23), à la convocation judiciaire d'une assemblée générale (24),
de participer à l'assemblée (25) (bien que le droit de vote doive, lui, être exercé par
un mandataire unique).

Si l'arrêt de la Cour de cassation est ainsi digne d'être pleinement approuvé quant à
la solution de principe qu'il porte, c'est sur le terrain du bien-fondé de la mesure
ordonnée qu'il se révèle critiquable.

II. Le bien-fondé contestable de la demande de nomination d'un administrateur


provisoire

8. En délaissant la question de la recevabilité de la demande de nomination d'un


administrateur provisoire pour aborder celle de son bien-fondé, la décision
rapportée laisse malheureusement prise à la critique en ce qu'elle semble établir une
confusion entre les deux mesures pourtant bien distinctes que sont la nomination
d'un administrateur provisoire et celle d'un mandataire ad hoc. Ces deux mécanismes
de résolution des difficultés internes d'une société se différencient nettement quant
à leurs effets puisque l'administration provisoire se substitue entièrement aux
dirigeants dessaisis (provisoirement), là où le mandataire ad hoc est simplement
nommé pour accomplir une mission particulière et ponctuelle, telle que la
convocation d'une assemblée générale. Dès lors, on comprend que le recours à
l'administration provisoire constitue une « mesure exceptionnelle » - selon
l'expression même des juges - qui requiert des conditions bien plus strictes tenant à
« la preuve de circonstances rendant impossible le fonctionnement normal de la
société et menaçant celle-ci d'un péril imminent », suivant une formulation
classique. Tout au contraire, l'intervention d'un mandataire ad hoc n'implique pas la
réunion de ces conditions. C'est dire si les deux mesures s'inscrivent dans des
contextes différents et correspondent à des besoins propres : d'un côté confier la
gestion à autrui pour tenter d'écarter un péril qui plane sur la vie même de la
société, de l'autre côté vaincre une difficulté ponctuelle en conférant à un
mandataire le soin d'accomplir une formalité précise sans que les dirigeants soient
évincés de leurs fonctions d'administration courante (26).

9. Or, justement, en l'espèce, l'administrateur provisoire s'était vu confier le soin de


convoquer une assemblée générale (afin de désigner un nouveau gérant) et
d'examiner les comptes, soit des actes particuliers qui semblent manifestement
relever d'un mandataire ad hoc plutôt que d'un administrateur provisoire
dessaisissant entièrement le gérant en raison de circonstances exceptionnelles. L'on
peut d'autant plus s'étonner d'une telle assimilation entre les deux termes que la
troisième chambre civile a tout récemment validé dans un contexte proche de celui
ici en cause la nomination d'un mandataire ad hoc chargé de réunir une assemblée
destinée à statuer sur les comptes annuels après avoir expressément indiqué, en
pareil cas, l'inutilité d'une recherche portant sur le dysfonctionnement de la société
et l'existence d'un péril imminent (27). Dès lors, n'y a-t-il pas une certaine
incohérence à ce que la même chambre désigne, ici, un administrateur provisoire
pour accomplir une mission comparable à celle qui avait, ailleurs, justifié la
nomination d'un simple mandataire ad hoc ? Afin d'éviter toute confusion, la
qualification d'administrateur provisoire devrait être réservée au cas de
remplacement total des dirigeants. Faudrait-il donc en conclure à un abus de
langage, les tribunaux utilisant parfois le terme d'administrateur provisoire au lieu
de celui d'administrateur ad hoc (28) ? Et ce d'autant plus que la présente décision de
la Cour était à l'évidence focalisée sur la qualité à agir du demandeur, non pas sur
les circonstances et les suites de la mesure d'administration provisoire prononcée,
bien que le pourvoi mettait quant à lui en relief le dessaisissement du gérant pour
dénier à un indivisaire le droit de formuler seul une telle demande.

10. L'erreur de qualification ne serait finalement pas si grave si ce n'étaient les


conséquences pratiques particulièrement lourdes de la désignation d'un
administrateur provisoire. Les effets de la mesure sont, il est vrai, loin d'être
anodins. Que l'on songe par exemple aux conséquences sur le crédit de la société
atteinte d'un grave dysfonctionnement interne au point d'être placée sous main de
justice, au bouleversement des orientations politiques de la société, à la durée
imprévisible, à la difficulté des cessions de parts sociales, à la pression des
minoritaires (29)...
11. De telles conséquences devraient donc conduire à un contrôle sans
complaisance des motifs justifiant la nomination d'un administrateur et il est
regrettable que l'arrêt rapporté ne contienne aucune indication en la matière. Ainsi,
malgré les brumes qu'il renferme, c'est avant tout la reconnaissance inédite d'une
prérogative admise au bénéfice de l'indivisaire (également nu-propriétaire) qu'il faut
retenir de l'arrêt du 17 janvier 2019 et qui, pour cette raison, fera date.

____

(1) Arrêt égal. publié : D. 2019. 623, note T. de Ravel d'Esclapon ; AJ fam. 2019.
341, obs. J. Casey ; RTD civ. 2019. 379, obs. W. Dross ; RTD com. 2019. 157, obs.
A. Lecourt.

(2) H. Hovasse et M. Noé, Indivison et droits sociaux, Actes pratiques et ingénierie


sociétaire, sept-oct. 2010, v. spéc. n° 1.

(3) C. Albigès, Indivision et droits sociaux, Mélanges J. Prieur, Litec 2014, p. 89.

(4) V. infra, n° 5.

(5) Très différente est la problématique en cas de droits sociaux, non plus indivis,
mais démembrés. Dans cette dernière hypothèse, il ne s'agit plus de savoir quel est
le mode d'exercice (individuel ou collectif) des prérogatives d'associé reconnues à
chaque indivisaire mais de déterminer qui d'entre le nu-propriétaire ou l'usufruitier
est titulaire de tel ou tel droit envisagé isolément.

(6) V. pour une étude d'ensemble, B. Lecourt, Administrateur provisoire, Rép.


Dalloz Sociétés, spéc. n° 86 s. Du même auteur, Questions autour de
l'administrateur provisoire, JCP E 2016. 1384.

(7) Com. 16 févr. 1988, BJS 1988. 270, note P. L. C.

(8) Civ. 3e, 5 juin 1973, Bull. civ. III, p. 291, « En cas de reprise, par une société,
d'un immeuble donné à bail rural, la loi exige seulement que l'exploitant soit
membre de cette société ; que la cour d'appel répondant aux conclusions qui lui
étaient soumises, a retenu à bon droit qu'un nu-propriétaire de parts sociales avait
cette qualité ».

(9) Com. 4 janv. 1994, n° 91-20.256 (« aucune dérogation n'est prévue concernant
le droit des associés et donc du nu-propriétaire de participer aux décisions collectives »),
Rev. sociétés 1994. 278, note M. Lecène-Marénaud ; RTD civ. 1994. 644, obs. F.
Zenati ; Dr. sociétés 1994, n° 45, obs. Th. Bonneau ; Defrénois 1994. 556, note P.
Le Cannu ; JCP E 1994. I. 363, n° 4, obs. A. Viandier et J.-J. Caussain ; v. égal. J.-J.
Daigre, Un arrêt de principe : le nu-propriétaire de droits sociaux ne peut être
totalement privé de son droit de vote (à propos de Com. 4 janv. 1994), BJS 1994.
249.

(10) L'art. 578 indique clairement que le nu-propriétaire garde la propriété du bien
objet d'un usufruit, v. not. F. Zenati-Castaing et Th. Revet, Les biens, PUF, 3e éd., n°
340 et 344 : « L'existence de l'usufruit n'enlève pas au propriétaire sa qualité » ; J.
Carbonnier, Droit civil, Les biens, PUF, 2004, n° 754.

(11) L. Godon, Un associé insolite : le nu-propriétaire de droits sociaux, Rev.


sociétés 2010. 143.

(12) Civ. 1re, 6 févr. 1980, n° 78-13.270, Bull. civ. I, n° 49 ; Rev. sociétés 1980. 521,
note A. Viandier ; RTD com. 1980. 353, obs. Alfandari et Jeantin ; Rev. sociétés
1981. 346, obs. J. G. ; D. 1981. IR. 36, obs. J.-C. Bousquet.

(13) Crim., 4 nov. 2009, n° 09-80.818, Rev. sociétés 2010. 379, note L. Godon ; BJS
2010. 498, note F.-X. Lucas.

(14) Com., 21 janv. 2014, n° 13-10.151, Rev. sociétés 2014. 487, note P. Le Cannu ;
D. 2014. 647, obs. A. Lienhard, note N. Borga ; ibid. 1844, obs. B. Mallet-Bricout et
N. Reboul-Maupin ; ibid. 2434, obs. J.-C. Hallouin, E. Lamazerolles et A. Rabreau ;
RTD civ. 2014. 413, obs. W. Dross ; BJS 2014. 212, note D. Poracchia et H.
Barbier ; Dr. sociétés 2014, comm. 27, note R. Mortier ; JCP E 2014. 1069, note A.
Couret.

(15) Ainsi, sous l'influence de certains auteurs (J. Escarra et J. Rault, Traité théorique
et pratique de droit commercial, Les sociétés commerciales, Sirey, 1951, t. 2, n° 588 ; J. Hamel
et G. Lagarde, Traité de droit commercial, Dalloz, 1954, n° 688 ; C. Champaud, RTD
com. 1969. 505), la Cour de cassation a pendant un temps refusé de voir en chaque
indivisaire un associé et préféré accorder cette qualité à l'indivision elle-même (lors
même que l'indivision est dépourvue de personnalité morale...), Civ. 1re, 19 nov.
1958, Bull. civ. I, n° 501 ; JCP 1959. II. 11023, note J. Derruppé ; Com. 9 oct. 1972,
n° 70-13.919, D. 1973. 273, note J.-J. Burst.

(16) Com., art. L. 223-37 (SARL) et L. 225-231 (sociétés par actions).

(17) Com., 4 déc. 2007, n° 05-19.643, D. 2008. 1251, note L. Godon ; ibid. 78, obs.
A. Lienhard ; AJDI 2008. 145 ; RTD com. 2008. 133, obs. P. Le Cannu et B.
Dondero ; BJS 2008. 205, note A. Lecourt ; Dr. sociétés 2008, comm. 46, note M.-
L. Coquelet ; JCP E 2008. 1280, obs. J.-J. Caussain, F. Deboissy et G. Wicker.

(18) À cet égard, la nouvelle rédaction de l'art. 1833 c. civ. issue de la loi Pacte du
22 mai 2019 (« La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en
considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ») pourrait-
elle élargir les conditions d'accès à l'administration provisoire au motif d'enjeux
sociaux et environnementaux ?

(19) Dans le même sens, J. Heinich, note sous le présent arrêt, JCP 2019. 237.

(20) Civ. 3e, 3 mai 2007, n° 05-18.486, Rev. sociétés 2007. 767, note B. Dondero ;
D. 2007. 1435 ; BJS 2007. 1057, note B. Saintourens ; Dr. sociétés 2007, comm.
127, obs. H. Lécuyer ; Dr. et patr. 2008, p. 110, note D. Poracchia

(21) Com. 4 déc. 2007, préc.

(22) Crim. 4 nov. 2009, n° 09-80.818, préc.

(23) Com. 5 mai 1981, n° 78-13.270, Rev. sociétés 1982. 95, note A. Viandier.

(24) Paris, 7 janv. 2009, n° 08/14713, Rev. sociétés 2009. 631, note L. Godon
(encore que le demandeur n'avait pu obtenir satisfaction faute, probablement,
d'avoir pu établir le caractère urgent de la convocation qu'exige l'art. 815-6 c. civ.
invoqué à l'appui de la demande).

(25) Com. 21 janv. 2014, n° 13-10.151, préc.

(26) B. Lecourt, Administrateur provisoire, Rép. Dalloz Sociétés, n° 6.

(27) Civ. 3e, 21 juin 2018, n° 17-13.212, Rev. sociétés 2019. 187, note B. Lecourt ;
D. 2018. 1381 ; ibid. 2056, obs. E. Lamazerolles et A. Rabreau ; RTD com. 2018.
932, obs. A. Lecourt ; ibid. 984, obs. M.-H. Monsèrié-Bon ; BJS 2018. 504, note J.-
F. Barbièri.

(28) B. Lecourt, Administrateur provisoire, préc., n° 155.

(29) P. Le Cannu, note sous Paris, 4 déc. 2002, BJS 2003. 416.

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Document 5

Administrateur provisoire VS contrôleur de gestion

L'existence de relations personnelles conflictuelles entre certains associés n'est pas


de nature à elle seule à démontrer que la gestion de la société met en péril son
existence ou compromet son fonctionnement, et à justifier la nomination d'un
administrateur provisoire.
Cependant, indépendamment de l'expertise de gestion, la protection des intérêts
sociaux et des droits des associés peut justifier la nomination d'un contrôleur de
gestion chargé de surveiller la régularité et l'effectivité des actes accomplis par le
gérant lorsque, comme en l'espèce, la situation ne nécessite pas un dessaisissement
total du dirigeant légal de la société mais implique la mise en place de mesures
conservatoires destinées à éviter la commission d'actes irréversibles.

CA PARIS 27 OCT. 1999, N° 1999/13848, SARL ATELIERS TECHNIQUES


GRAPHIQUES C/ MARIN

LA COUR

Considérant que le capital social de la société ATG, fixé à 550 000 F, est divisé en 5
500 parts, réparties comme suit :

– Michel Lehugeur 2 750 parts,

– Pierrette Lehugeur 1 375 parts,

– Josiane Marin 1 375 parts ;

Que Michel Lehugeur exerce les fonctions de gérant de la société tandis que Josiane
Marin revendique la qualité de salariée de l'entreprise, chargée de gérer le secrétariat
et les relations avec certains fournisseurs ;

Considérant que la procédure de référé a été mise en œuvre par Josiane Marin, qui
sollicitait à titre principal la désignation d'un administrateur provisoire de la société,
subsidiairement celle d'un contrôleur de gestion ;

Considérant qu'au soutien de sa demande Josiane Marin invoque les faits suivants :

– la décision prise au mois d'octobre 1998 par la société d'expertise comptable qui
traitait la comptabilité d'ATG de cesser toutes relations avec celle-ci,

– la suppression des concours bancaires accordés à la société par le Crédit agricole


et la clôture d'un compte ouvert à la Caisse d'épargne,

– l'absence prétendue de réponse du gérant d'ATG à des réclamations ou mises en


demeure de l'administration fiscale,

– des avances ou prélèvements qui seraient injustifiés, consentis au gérant ou


effectués par lui au détriment de la société ;

– l'obstacle qui serait mis à l'exercice par Josiane Marin de ses fonctions de salariée
et de ses droits d'associés ;
Considérant que la nomination d'un administrateur provisoire ne se justifie qu'en
cas de circonstances exceptionnelles entraînant la paralysie du fonctionnement du
groupement ou mettant gravement en péril les intérêts sociaux ; que si les pièces de
la procédure établissent à l'évidence l'existence, au sein de la société ATG, de
relations personnelles conflictuelles entre certains associés, elles ne sont pas pour
autant à elles seules, leur valeur et leur portée devant être précisées ou
approfondies, de nature à démontrer que la gestion de la société par Michel
Lehugeur met actuellement en péril son existence ou compromet son
fonctionnement ; qu'ainsi le premier juge a, à juste titre, écarté la demande de
désignation d'un administrateur provisoire ;

Considérant cependant qu'indépendamment de l'expertise prévue par l'article 64-2


de la loi du 24 juillet 1966, portant sur une ou plusieurs opérations de gestion
déterminées, la protection des intérêts sociaux et des droits des associés peut
justifier la nomination d'un contrôleur de gestion lorsque, comme en l'espèce, la
situation de fait constatée, sans nécessiter un dessaisissement total du dirigeant légal
de la société, implique la mise en place de mesures conservatoires destinées à éviter
la commission d'actes irréversibles ; qu'il convient dès lors de confirmer la décision
du premier juge, en ce qu'il a confié à un contrôleur de gestion la mission de
surveiller la régularité et l'effectivité des actes accomplis par la gérance ;

PAR CES MOTIFS CONFIRME EN TOUTES SES DISPOSITIONS L'ORDONNANCE


DÉFÉRÉE.

Note – Administrateur provisoire ou contrôleur de gestion : encore un effort


de clarification

A l'occasion de la présente décision, la cour d'appel de Paris est amenée à mettre un


peu d'ordre dans le chassé-croisé entre les diverses modalités de nomination d'un
mandataire judiciaire envisageables en cas de conflit entre associés, résultant des
demandes principales et accessoires présentées en première instance et en appel par
chacune des parties.

L'arsenal mis à la disposition de l'associé minoritaire pour faire assurer le respect de


ses droits est diversifié 1 et, pour éviter que l'abondance ne tourne à la confusion,
sans doute est-il opportun que chacune des mesures envisageables se voit attribuer
un domaine spécifique selon une échelle graduée en considération de la gravité des
actes fondant la demande. Malgré l'existence d'une jurisprudence fournie en la
matière, la présente espèce montre que l'application distributive ou cumulative des
mesures n'est pas toujours perçue très clairement.

Un certain nombre de faits et actes 2 étaient invoqués par un associé minoritaire au


soutien d'une demande principale en désignation d'un administrateur provisoire de
la société présentée devant le président du tribunal de commerce. A titre
subsidiaire, la nomination d'un contrôleur de gestion était sollicitée. L'ordonnance
du magistrat retient la demande subsidiaire en nommant un contrôleur de gestion
avec pour mission de « surveiller l'effectivité et la régularité des actes accomplis par
la gérance afin de sauvegarder l'intérêt de la société et des associés minoritaires ». La
confusion à laquelle il est fait allusion ci-dessus se manifeste dans les conclusions
d'appel qui, pour contester cette ordonnance, tout à la fois se situent sur le terrain
de l'article 64-2 de la loi (pour détermination de la mission en termes trop
généraux) et des conditions de désignation d'un administrateur provisoire
(l'administration de la société n'étant pas rendue impossible). Or, l'ordonnance
contestée ne relève ni de l'une ni de l'autre des deux mesures à propos desquelles
les moyens d'appel sont articulés. En outre, l'intimée, ne s'estimant pas satisfaite de
la mesure accordée par le président du tribunal, entend obtenir en appel la
nomination de l'administrateur provisoire qui lui avait été refusée par le premier
juge.

L'occasion est fort opportunément saisie par la cour d'appel de Paris de faire œuvre
pédagogique tout en exerçant sa fonction de justice, en restituant à chacune des
mesures envisagées de manière un peu confuse sa juste place.

Reprenant les acquis jurisprudentiels, la cour de Paris met en œuvre le critère de


proportionnalité qui doit guider la mesure d'intervention d'un mandataire judiciaire
en considération de la gravité de la situation que connaît la société. L'administrateur
provisoire, se substituant aux organes de gestion de la société, doit demeurer une
solution exceptionnelle réservée aux hypothèses de paralysie du fonctionnement du
groupement ou de péril pour les intérêts sociaux 3 . Lorsque, sans atteindre ce degré
de gravité, la situation dans laquelle se trouve la société justifie que des mesures de
préservation soient prises, la nomination d'un contrôleur de gestion, parfois
dénommé observateur de gestion, doit permettre d'éviter que des actes
préjudiciables à la société ou aux associés minoritaires ne soient commis 4 . La cour
d'appel, faisant application de ce critère de distinction 5 , considère qu'en l'espèce le
premier juge a fait une exacte appréciation des faits soumis en écartant la
nomination de l'administrateur provisoire et en nommant un contrôleur de gestion.
Sans être négligeable, la situation conflictuelle décrite n'est pas apparue comme
justifiant la mise à l'écart du gérant, la sauvegarde des intérêts de la société et des
associés minoritaires paraissant suffisamment assurée par la mission confiée au
contrôleur de gestion consistant à surveiller l'effectivité et la régularité des actes
accomplis.

En dernier lieu, la cour d'appel précise que la mesure prise laisse intacte la faculté
de recourir à l'expertise de gestion prévue par l'article 64-2 de la loi. L'associé
minoritaire, en complément de la nomination du contrôleur de gestion 6 , peut
demander en justice la désignation d'un expert chargé de présenter un rapport sur
une ou plusieurs opérations de gestion déterminées. Une telle expertise, menée sur
une opération particulière, peut être un complément efficace à la mission générale
de surveillance confiée au contrôleur de gestion. On peut ajouter enfin, même si la
cour d'appel n'y fait pas référence, qu'une mesure d'expertise fondée sur l'article
145 NCPC peut parachever l'ensemble puisqu'elle peut avoir un objet plus large
qu'une ou plusieurs opérations de gestion déterminées 7 , même si elle est limitée à
l'examen des seuls éléments de fait contestés 8 .

Si chacune des mesures de protection est maintenue dans son domaine propre,
comme y invite la cour d'appel de Paris, la diversité n'est plus alors une cause de
confusion, mais la manifestation de la richesse du droit des sociétés.

Bernard Saintourens

Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

1 V. notamment, D. Schmidt, Les conflits d'intérêts dans la société anonyme, Joly


éd., 1999, p. 43 et s. ; J.-C. Marin, « La mission du juge dans la prévention des abus
» : RJ com., 1991, n° spécial, La loi de la majorité, p. 110 ; J. Cavallini, « Le juge des
référés et les mandataires de justice dans les sociétés in bonis » : Rev. sociétés, 1998
p. 247.

2 Notamment : suppression de concours bancaires, avances ou prélèvements


injustifiés, obstacles mis à l'exercice des droits d'associé.

3 Pour des illustrations récentes, v. notamment, CA Versailles, 1er octobre 1998 :


Bull. Joly Sociétés, 1999, p. 61, § 11, note P. Scholer ; CA Paris, 14 mai 1999 : Bull.
Joly Sociétés, 1999, p. 866, § 204, note P. Scholer.

4 CA Paris, 7 juin 1990 : Bull. Joly Sociétés, 1990, p. 760, § 222, note P. Le Cannu ;
CA Paris, 24 janvier 1986 : Bull. Joly Sociétés, 1986, p. 389, § 114.

5 Critère qui n'est pas toujours d'une précision extrême. V. pour la nomination
d'un administrateur provisoire alors qu'il n'y avait pas péril pour la société mais
simple atteinte à son image de marque (CA Paris, 12 octobre 1989 : Bull. Joly
Sociétés, 1989, p. 965, § 334, note D. Lepeltier ; Rev. sociétés, 1990, p. 78 note Y.
Guyon) ou suspicion sur la gestion sociale (Cass. com., 17 octobre 1989 : Bull. civ.
IV, no 250).

6 Etant désormais acquis en jurisprudence que cette demande d'expertise ne


présente pas un caractère subsidiaire, v. Cass. com., 21 octobre 1997 : JCP, éd. G,
1998, II, no 10036, note Y. Guyon ; Bull. Joly Sociétés, 1998, p. 30, § 7, note P. Le
Cannu ; Rev. sociétés, 1998 p. 82, note P. Didier ; Dr. sociétés, 1998, comm., no 13,
obs. D. Vidal ; RTD com., 1998, p. 171, obs. D. Petit et Y. Reinhard ; sur une
hypothèse de cumul expert de gestion-contrôleur de gestion, v. CA Versailles, 12e
ch., 5 mai 1988 : Bull. Joly Sociétés, 1988, p. 595, § 197.
7 Cass. com., 18 février 1997 : Bull. Joly Sociétés, 1997, p. 441, § 181, note F.
Pasqualini et V. Pasqualini-Salerno.

8 CA Versailles, 14e ch., 4 juin 1999 : Bull. Joly Sociétés, 1999, p. 1123, § 264, note
M. Menjucq.

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