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Commentaire de texte 3, séquence 1 : Alfred de Musset (1810-1857),

Les Caprices de Marianne, 1833, Acte II, scène 1

Profondément blessé et échaudé par l’échec de la représentation en 1830 de la Nuit vénitienne, le


jeune Musset, poète et dramaturge romantique, décida alors que les pièces qu’il écrirait seraient désormais
destinées non pas à la représentation, mais - fait original et presque unique dans la littérature française -,
exclusivement à la lecture. Les pièces qu’il publia entre 1832 et 1834 furent regroupées sous le titre Un
spectacle dans un fauteuil, ce qui traduisait son choix d’écrire un théâtre destiné à être lu chez soi et non pas
représenté. Les Caprices de Marianne (1833), vit le jour sous la forme d’un livret qui fut conçu dans le même
esprit provocant. La pièce Les Caprices de Marianne ne fut d’ailleurs créée qu’en 1851 au prix d’une
importante réécriture.

Archétype du beau parleur servant d’intermédiaire amoureux à son triste ami Coelio, Octave a cherché
dans les premières scènes à exprimer à Marianne la flamme de son ami jusqu’à excéder celle-ci. A la scène 1
de l’acte II, Octave fait croire à la jeune fille que Coelio à présent se désintéresse d’elle. Marianne réagit alors
en se moquant de cet amour éphémère. S’ensuit un échange très vif…

PBM : Comment cette dispute révèle-t-elle l’attachement naissant entre les deux personnages ?

PLAN I : Une altercation virulente ….qui cache II : Un dépit amoureux

I : Une altercation virulente

1 : Un échange dynamique et insultant

Les deux personnages ont recours à l’attaque verbale ou au sarcasme. Marianne rabaisse Octave au
niveau d’un « interprète » ou « ambassadeur », termes connotés péjorativement dans sa bouche car mis au
même niveau qu’une « nourrice » maladroite (On note alors la féminisation méprisante appliquée à Octave qui
de ce fait perd sa virilité). Pour se venger, Octave traite alors la jeune fille de « rose sans épine et sans
parfum », ce qui ne peut qu’évoquer une femme froide sans beauté ni sentiments, ce qui est donc une remise
en cause de sa féminité. Ensuite, selon Marianne, les discours d’Octave sont du niveau d’une perruche, cette
image animalière concluant une série d’échanges et d’insultes méprisantes qui ridiculisent et dévalorisent les
cibles, victimes d’attaques ad hominem.

La vigueur de l’échange se traduit aussi dans l’enchaînement énergique des répliques qui se fait à plus d’une
reprise sur un seul mot, procédé caractéristique de la dispute. Ainsi les termes « sage nourrice » et « lait » sont
repris par l’un et l’autre et deviennent des termes pivots de l’articulation du dialogue. Ou bien l’expression
« cœur de Coelio » d’Octave est associée par Marianne à « un amour comme celui-là ». La dispute avance aussi
grâce à un jeu de questions-réponses très dynamique : « En vérité ? » ou « Comment s’appelle ce lait
merveilleux ? », questions qui ont pour but de pousser l’adversaire dans ses derniers retranchements en
stimulant ses réparties.

Marianne est sans doute la plus virulente car elle manie avec beaucoup d’esprit, à travers des exclamatives,
une ironie qu’Octave ne semble pas percevoir tout de suite. Son exclamation « En vérité ! » montre la surprise
dubitative du jeune homme et oblige Marianne à développer son antiphrase dans la réplique suivante sur un
ton sans aucun doute faussement désolé. Nous ne disposons pas de didascalies (peu utilisées par Musset qui
ne pensait pas à une représentation) mais on peut supposer le jeu d’une actrice prononçant ces quelques
mots sur le ton d’une joyeuse moquerie, ton nécessaire ici pour faire repérer l’ironie. Elle évoque la pseudo
imminence de ses sentiments en s’appuyant sur un faux serment solennel, « sur mon âme », et sur des indices
temporels invraisemblables (Comment dater et prévoir le début du sentiment amoureux ?). Octave, en colère,
sensible à l’exagération, perçoit alors la moquerie : « Raillez ! Raillez ! ». L’ironie de Marianne s’appuie aussi
sur des interrogatives rhétoriques sarcastiques qui laissent entendre combien elle cherche à humilier son
interlocuteur.
Cette dispute s’appuie donc sur des propos véhéments qui dévoilent des enjeux de pouvoir et des rivalités.

2 : Les forces en présence

Marianne et Octave jaugent leurs forces réciproques lors de cet affrontement, de cette joute verbale
subtile et tendue. Marianne l’emporte si l’on considère que c’est elle qui parle le plus et que c’est elle qui met
le coup final (obligeant d’ailleurs Octave dans la suite de la scène à de laborieuses justifications). Musset lui-
même expliqua qu’à la suite de l’écriture de l’ensemble de la scène, il « resta étourdi de la force du
raisonnement [de Marianne] ». Il ajouta avoir pensé : « Il serait incroyable que je fusse moi-même battu par
cette petite prude. ». C’est que la jeune fille semble à la hauteur du libertin, habitué à manier le verbe pour
séduire. Ainsi c’est elle qui dans ce passage est à l’origine de toutes les images (comparaisons et métaphores
filées) : Octave est un ambassadeur ou une nourrice, l’amour est du chinois ou de l’arabe, ou un enfant à la
mamelle. Le jeune homme se contente de développer en associant naturellement la nourrice au lait, puis en
filant la métaphore : le lait devient indifférence. La seule image dont il est à l’origine est celle de la « rose sans
épines et sans parfum », image certes cruelle (Et Marianne la lui reprochera dans la suite de la pièce) mais qui
au fond n’est que la variation d’un topos amoureux.

Marianne dont l’art de la répartie semble abouti est celle qui manie avec le plus de conscience les mots.
Lorsqu’elle passe à une nouvelle image, elle le signale : « Ou peut-être que… ». Et elle se moque dans sa
dernière réplique de l’image avancée par Octave, lui déniant toute inventivité et toute spontanéité.

Marianne a compris que l’amour est d’abord échange verbal, ses mots sont affûtés et elle a démontré qu’elle
ne redoutait pas l’affrontement avec un séducteur patenté dont le lecteur-spectateur a déjà pu entendre
(voire admirer) au début de la pièce l’efficacité rhétorique.

II : Un dépit amoureux

1 : Le véritable sujet de la dispute

Le schéma actantiel de départ de la pièce place Coelio au cœur de l’intrigue. Il est le sujet qui demande
à Octave d’être l’adjuvant de son amour. Le mouvement même de la pièce, sa progression tend à effacer
Coelio. Progressivement l’intérêt dramatique va se déplacer sur les relations entre Octave et Marianne. Il en
est ainsi dans ce passage : si Coelio est nommé dans la première réplique d’Octave, il est ensuite évoqué à
travers le pronom de l’absence « il ». Octave dans un sursaut va ensuite utiliser une 1ère personne du pluriel
très ambigüe qui ne cache pas la disparition de Coelio comme sujet de l’entretien.

Le sujet de l’entretien, en effet, est véritablement l’amour en général et celui dont chacun des interlocuteurs
est capable (ou coupable ?). Deux conceptions opposées de l’amour s’affrontent ici et chaque personnage
incarne une conception différente. Marianne raille l’amour de Coelio dont Octave est le porte-parole et donc
le représentant : elle lui reproche d’être incapable de s’exprimer seul, et elle reproche à cet amour son
manque de limpidité (Chinois, arabe ?), sa fragilité et sa brièveté. L’expression « un amour comme celui-là »
montre le peu de cas qu’elle accorde à un sentiment qu’elle considère (sans doute à tort d’ailleurs, le lecteur-
spectateur a déjà pu constater la douleur du fragile Coelio) avec mépris car futile et éphémère. Elle en appelle
donc à un amour sincère et profond, vrai et authentique, un amour qui relève de l’évidence (celui qui
« s’explique tout seul »). Quant à Octave, il reproche à Marianne sa froideur lorsqu’il critique son indifférence
et la compare à une rose fade.

L’amour est donc le sujet de la dispute (En latin, disputatio : échange, débat d’idées, débat), un amour brûlant
et quasi-sensuel avec ces références très osées à la mamelle et aux lèvres, ou cette référence à un enfant, fruit
d’un futur amour…

C’est donc à une sorte de guerre des sexes que se livrent ici les personnages ; d’ailleurs, ils utilisent le lexique
de la guerre et de la diplomatie : « interprète », « ambassadeur », « craignons ».
2 : Les formes d’un attachement naissant

En définissant en creux l’amour idéal, chaque personnage se place dans une demande amoureuse
implicite. Octave demande à Marianne de faire preuve de sentiments (Pour lui…) et Marianne souhaite
qu’Octave ne soit pas l’interprète d’un autre mais lui parle, en son nom, d’amour. Le discours amoureux est ici
de l’ordre du sous-entendu, de l’allusion. Il nécessite un décodage, un décryptage que l’on ne peut qu’associer
au badinage amoureux, au marivaudage, mais une sorte de marivaudage cruel et sans concession, romantique.

Cette dispute est donc l’aveu réciproque d’un intérêt naissant et cet aveu échappe aux interlocuteurs, qui en
disent sans doute plus qu’ils ne le voudraient. Derrière les insultes se cachent paradoxalement les
compliments. Ainsi Octave commence l’échange avec Marianne par l’interpellation (le vocatif) clairement
élogieuse : « Belle Marianne ». Certes, les propos ne sont pas toujours aussi explicites. « Qui pourrait ne pas
réussir avec un ambassadeur tel que vous ? » est un compliment déguisé. Quant à la comparaison à une rose
sans épines et sans parfum », c’est bien une comparaison amoureuse détournée. Et l’usage de la 1ère personne
du pluriel trahit l’implication d’Octave, qui semble être plus qu’un simple ambassadeur…

D’ailleurs cet art des images est tout à fait caractéristique d’une esthétique de la langue amoureuse, qui par
nature se nourrit de détours, de chemins de traverse. Coelio utilise un porte-parole, Octave et Marianne sont
engagés dans le même type de démarche en utilisant des comparaisons et métaphores ambigües qui disent
indirectement leur dépit amoureux.

Conclusion : Le théâtre se nourrit de mots. C’est un art de la parole qui suppose l’écoute, l’art de la
réponse, plus que celui de l’attaque. Se disputer nécessite donc une forme d’entente dont font bien preuve ici
Octave et Marianne pour le plus grand plaisir du lecteur-spectateur qui assiste avec plaisir à ce feu d’artifice
verbal. Cette entente, même dans la dispute, aurait pu être le prélude d’échanges plus tendres si le
dramaturge avait écrit une comédie à la Marivaux et non un drame romantique, porteur d’une vision
pessimiste et douloureuse de l’amour. Octave est lié par un serment d’amitié à Coelio, Marianne par le
serment du mariage à Claudio. Les obstacles à leur amour naissant sont nombreux….

En complément, l’avis au lecteur de Musset paru dans Un Spectacle dans un fauteuil :

Figure-toi, lecteur, que ton mauvais génie


T'a fait prendre ce soir un billet d'Opéra.
Te voilà devenu parterre ou galerie,
Et tu ne sais pas trop ce qu'on te chantera.

Il se peut qu'on t'amuse, il se peut qu'on t'ennuie;


Il se peut que l'on pleure, à moins que l'on ne rie;
Et le terme moyen, c'est que l'on bâillera.
Qu'importe? C’est la mode, et le temps passera.

Mon livre, ami lecteur, t'offre une chance égale.


Il te coûte à peu près ce que coûte une stalle;
Ouvre-le sans colère, et lis-le d'un bon œil.

Qu'il te déplaise ou non, ferme-le sans rancune;


Un spectacle ennuyeux est chose assez commune,
Et tu verras le mien sans quitter ton fauteuil.

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