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UNIVERSITE CHEIKH ANTA DIOP DE DAKAR

FACULTE DES SCIENCES JURIDIQUES ET POLITIQUES

DEPARTEMENT DROIT PRIVE

MASTER II RECHERCHE DROIT PRIVE/ SCIENCES


CRIMINELLES

SEMINAIRE DE PROCEDURE PENALE

Sujet : commentaire conjoint des arrêts n° 115 du 4 mai 2023 et n°


218 du 10 août 2023 de la chambre d’accusation

PRESENTE PAR: SOUS LA DIRECTION DU :

Amadou Coulibaly Professeur Babacar NIANG

Ndeye Mery Diop Agrégé des facultés de droit

Mame Libasse Gaye

Medoune Mbengue
Année académique : 2021-2022
1

SIGLES ET ABREVIATIONS

Al : Alinéa

Art : Article

CA : Cour d’appel

Ch. Acc. : Chambre d’accusation

CADHP : Charte africaine des droits de l’homme et des peuples

Coll. : Collection

CP : Code pénal

CPP : Code de procédure pénale

CS : Cour suprême

Ibid. : Ibidem

N° : Numéro

Op. cit. : Opere citato

PAIDCP : Pacte international relative aux droits civils et politiques

P: Page

V: Voir
2

SOMMAIRE

INTRODUCTION ……………………………………………………………………….……..3

I. L’IRRECEVABILITE DE LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTE PROVISOIRE ………7

II. LE POUVOIR D’APPRECIATION LIMITE DU JUGE D’INSTRUCTION ……..………14


3

INTRODUCTION

Il est évident que les lois répressives resteraient lettre morte s’il n’existait pas toute une
machinerie pour en assurer l’application1. Sous ce prisme, les autorités judiciaires peuvent
recourir à plusieurs mécanismes tendant à faciliter la manifestation de la vérité judiciaire. Parmi
ces mécanismes l’on peut citer la détention provisoire2. A l’analyse, quoiqu’étant une mesure
d’une extrême gravité3 dont la nécessité doit être justifiée4, la détention provisoire demeure régie
tantôt par des règles de droit commun tantôt par des règles dérogatoires. A telle enseigne que
les conditions en vertu desquelles la demande de mise en liberté provisoire pourrait être
recevable varient en fonction de la nature du régime juridique en cause. Il semble d’ailleurs que
les mesures conditionnant la recevabilité d’une telle demande sont plus draconiennes dans le
cadre du régime dérogatoire. Il suffit pratiquement de passer au peigne fin deux arrêts rendus
en 2023 par la chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar pour s’en convaincre5.

Alors si l’un de ces deux arrêts auxquels nous sommes censés commenter est rendu le 4 mai
2023 en plus d’opposer le ministère public à Mor Talla GUEYE dit Nit Dof, il en est autrement
de l’autre. D’autant que celui-ci est rendu le 10 aout 2023 et oppose le ministère public aux
sieurs Mohamed DIAW et Serigne Fallou NDIAYE.

En l’espèce, respectivement à la première décision, il s’agit d’un sieur qui a tenu, par des
publications sur les réseaux sociaux, des propos répréhensibles en s’attaquant notamment à un

1
SOYER Jean-Claude, Droit pénal et procédure pénale, L.G.D.J, 21e édition, 2012, p.279, n° 675.
2
« La détention provisoire consiste dans l’incarcération de la personne mise en examen, pendant une période
susceptible de se prolonger longtemps, parfois jusqu’à ce que la juridiction de jugement se soit prononcée »,
SOYER Jean-Claude, op. cit., p.374, n° 847.
3
Pour le magistrat Papa Assane TOURE « même lorsqu’elle est justifiée, une telle mesure est d’une exceptionnelle
gravité », La réforme de l’organisation judiciaire du Sénégal, Commentée et annotée, L’harmattan, 2016, p.79.; V.
BOULOC Bernard, Procédure pénale, Dalloz, 28e édition, 2022, coll. Précis, pp.836-837, n° 925.; V. aussi. KONATE
Moussa, Le temps et le procès pénal au Sénégal, Thèse soutenue le 11 novembre 2017, Université Cheikh Anta
Diop de Dakar, Ecole doctorale des sciences juridiques, politiques, économiques et de gestion, Faculté des
sciences juridiques et politiques, Sous la direction de Dieunedort NZOUABETH, p.178, n° 392.
4
La question de la nécessité de la détention provisoire est un des principes cardinaux gouvernant la privation de
liberté. Elle vise ainsi entre autres à contrecarrer les détentions arbitraires, V. MORTET Laurent, « Essai d’une
théorie générale des droits d’une personne privée de liberté », Thèse soutenue le 15 avril 2014, Université de
Lorraine, Faculté de droit, Sciences économiques et Gestions de Nancy, Ecole doctorale sciences juridiques,
politiques, économiques et de gestion (ED 79), Institut François Gény (EA 7301), Sous la direction de François
FOURMENT, pp. 68-73.
5
CA, Ch. Acc, l’arrêt n° 115 du 4 mai 2023, Ministère public c/ Mor Talla GUEYE et l’arrêt n° 218 du 10 aout 2023,
Ministère public c/ Mohamed DIAW et Serigne Fallou NDIAYE.
4

ancien procureur. En plus des menaces de mort adressées aux autorités judiciaires qui
décideraient de prendre des décisions contraires à leurs intérêts, il a aussi appelé à la
désobéissance et à la défiance aux lois et institutions de la République. Considérant ces propos
tenus comme constitutifs de menaces de mort et d’outrage à des magistrats dans l’exercice de
leurs fonctions, ainsi que de diffusion et de divulgation de fausses nouvelles tendant à discréditer
les institutions publiques ou leur fonctionnement, le Procureur de la République ordonna
l’ouverture d’une enquête. Interrogé, le sieur a reconnu les faits mais a nié toute intention de
commettre une infraction, arguant le fait d’avoir réagi à une série d’évènements ayant heurté ses
convictions morales et politiques. Ce dernier publia alors par la suite une vidéo pour s’excuser
auprès des personnes qui se sont senties atteintes ou visées par sa publication incriminée. Il a
néanmoins réitéré ses propos devant le magistrat instructeur. À la suite de cela il a été inculpé
par le juge d’instruction le 24 janvier 2023, conformément au réquisitoire du ministère public,
des chefs d’infraction punies par les articles 194 et suivants, 255 et suivants et 290 et suivants
du code pénal. Il a été placé en même temps par le juge d’instruction sous mandat de dépôt6 sur
la base de l’article 139 du code de procédure pénale, après que cette mesure ait été requise par
le ministère public.

Ayant contesté les faits, l’inculpé a saisi le juge d’instruction, sur la base de l’article 130 du
code de procédure pénale, d’une demande de mise en liberté provisoire le 28 mars 2023. Il a
motivé sa demande par des excuses postérieures ainsi que la présentation de sa garantie de
représentation en justice. Il a argué en plus de cela, l’absence de trouble à l’ordre public, de
réitération des faits, ou de collusion frauduleuse. Enfin, il a évoqué son engagement à se
présenter à toutes convocations de justice et ainsi l’inopportunité de son maintien en détention
provisoire.

Cette demande a été rejetée par le juge d’instruction conformément aux réquisitions du ministère
public. Ce dernier a estimé que l’article 139 du code de procédure pénale devait s’appliquer du
fait que non seulement le requérant a été inculpé des faits prévus et punis par les arts 56 à 100

6
Art. 113 du CPP : « Le mandat de dépôt est l’ordre donné par le juge au directeur de l’établissement pénitentiaire
de recevoir et de retenir l’inculpé. Ce mandat permet également de rechercher ou de transférer l’inculpé lorsqu’il
lui a été précédemment notifie ».
5

et 255 du code pénal, mais aussi en raison de l’opposition du ministère public par requisitions
dûment motivées.

L’inculpé interjeta alors appel de cette ordonnance. Il requiert l’infirmation de cette ordonnance
en ce que le ministère public n’a pas dûment motivé son réquisitoire visant à s’opposer à la
demande de mise en liberté provisoire. Il estime en outre que le parquet est dans une logique de
répression judiciaire, que les infractions retenues sont très graves, mais aussi que l’inculpé a
présenté ses excuses, enfin que l’information a été bouclée par le juge d’instruction et que
l’inculpé présente des garanties classiques de représentation en justice.

S’agissant de la seconde décision, force est de constater que les agents pénaux sont poursuivis
et inculpés pour des chefs de manœuvres et d’actes de nature à compromettre la sécurité
publique ou à occasionner des troubles politiques graves ou à simplement enfreindre les lois, de
participer à un rassemblement et à des actions divers ayant causé des dommages à des biens et
à des personnes. Sous le couvert de ces poursuites et inculpations, un mandat de dépôt est
décerné à l’encontre des mis en examen. Ces derniers ont, malgré tout, formulé une demande
de mise en liberté provisoire.

Ainsi, après que le juge du quatrième cabinet ait par la suite ordonné la mainlevée du mandat
de dépôt contre les inculpés et donc de les placer sous contrôle judiciaire le 11 juillet 20237, le
ministère public a subitement interjeté appel notamment le 13 juillet de la même année contre
l’ordonnance prise. Il saisit de ce fait la chambre d’accusation aux fins d’infirmation de
l’ordonnance entreprise. Arguant par la même occasion que l’ordonnance du magistrat
instructeur consistant à placer sous contrôle judiciaire les inculpés n’est pas fondée. A cet effet,
le parquet allègue que ces dits inculpés ne présentent pas une garantie suffisante de leur
représentation en justice. Tandis que cette condition se veut sine qua non préalablement à toute
décision ayant vocation à accorder la liberté provisoire. Toujours au soutien de sa demande, le
Procureur de la République a invoqué l’art 139 du code de procédure pénale qui selon lui ôtait

7
Le juge d’instruction a estimé que premièrement les inculpés ont nié les faits, et qu’en outre le ministère public
n’a pas présenté de réquisitions dûment motivées contrairement aux exigences de l’art 139 du code de procédure
pénale. Il a en effet relevé que les inculpés semblent présenter des garanties sérieuses de représentation du fait
de la connaissance de leur domicile, et que donc leur maintien en détention n’était pas nécessaire.
6

toute liberté d’appréciation au juge d’instruction sur la détention rendue obligatoire par ledit
article.

Du reste, compte tenu des états de fait découlant des deux décisions à commenter, il sied
d’inférer sans risque de se tromper que la question pendante tournerait autour de l’application
de l’article 139 alinéa 2 du code de procédure pénale. De telle sorte que tout porterait à croire
que la question à laquelle les juges de la chambre d’accusation étaient censés répondre est la
suivante : un juge d’instruction peut-il répondre favorablement à la demande de mise en
liberté provisoire introduite par une personne inculpée pour les infractions prévues aux
articles 56 à 100 et 255 du code pénal malgré l’opposition du ministère public ?

A cette interrogation, il semble que les juges de la chambre d’accusation ont répondu par la
négative. A juste titre, ils considèrent que dans de telles occurrences 8 l’on risque de filer tout
droit vers l’irrecevabilité de la demande de mise en liberté provisoire (I) à condition que
l’opposition du ministère public soit corroborée par une réquisition dûment motivée. De toute
façon, il s’avère que le juge d’instruction n’a en l’occurrence qu’un pouvoir d’appréciation
limité (II).

8
C’est-à-dire lorsque les poursuites sont intentées sous le couvert des infractions prévues et punies par les articles
56 à 100 et 255 du code pénal.
7

I. L’IRRECEVABILITE DE LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTE


PROVISOIRE

Cette irrecevabilité se justifierait non seulement par la caractérisation sans faille d’une
inculpation faite sur la base des infractions prévues aux articles 56 à 100 et 255 du code pénal
(A) mais aussi par la pertinence des réquisitions du ministère public (B).

A. LA CARACTERISATION D’UNE INCULPATION FAITE SUR LA


BASE DES INFRACTIONS PREVUES AUX ARTICLES 56 A 100 ET 255
DU CODE PENAL

Aussi pléthoriques que puissent être les chefs d’inculpation soulevés à l’endroit de Mor Talla
GUEYE, de Mohamed DIAW et de Serigne Fallou NDIAYE, il parait que toutes les infractions
pour lesquelles ils sont poursuivis rentrent quasiment dans le landerneau des crimes et délits
prévus par l’article 139 du code de procédure pénale. Eu égard à cette disposition, deux
situations sont à faire remarquer.

En premier lieu, il faut noter que « sur les réquisitions dûment motivées du ministère public, le
juge d’instruction est tenu de décerner mandat de dépôt contre toute personne inculpée de l’un
des crimes prévus par les articles 56 à 100 et 255 du code pénal »9. Alors certainement c’est sur
la base de ce qui précède que respectivement aux affaires opposant Nit Dof au ministère public
ainsi que ce dernier aux inculpés Mohamed DIAW et Serigne Fallou NDIAYE que des mandats
de dépôt ont été décernés contre les mis en cause. De ce fait, si l’un des mandats de dépôt est
décerné par le doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance hors classe de Dakar,
les autres restent l’œuvre du juge d’instruction du quatrième cabinet de la même juridiction.

En second lieu, il faut souligner qu’il résulte de l’article 139 du code de procédure pénale que
la demande de mise en liberté provisoire d’une personne détenue provisoirement pour l’un des
crimes ou délits susmentionnés sera déclarée irrecevable. Mais pourvu que le ministère public
s’y oppose sur le fondement d’une réquisition sérieusement motivée10. Et ainsi, à regarder de

9
Art. 139 al. 1er du CPP.
10
Art. 139 al. 2 in fine du CPP.
8

plus près les deux arrêts laissés à notre appréciation, on observera que le parquet s’est opposé
énergiquement à toutes les demandes de mise en liberté provisoire découlant des cas de l’espèce.
Parce que tout simplement, dans ces circonstances de l’espèce nous sommes au cœur des
infractions prévues au niveau de l’article 139 sus évoqué. Donc, en suivant ne serait-ce que
littéralement la teneur de cette disposition, toutes les demandes aux fins de mise en liberté
provisoire émises pour le compte des différents inculpés doivent être déclarées irrecevables.
Pour la bonne et simple raison que d’une part dans l’affaire Nit Dof les juges de la chambre
d’accusation ont bien considéré « que la motivation du premier juge tendant à refuser la
demande de mise en liberté provisoire introduite par Mor Talla GUEYE est conforme au droit ».
A ce propos, ils martèlent expressément « qu’en effet la sanction d’irrecevabilité frappe toute
demande de mise en liberté provisoire dans le cas des poursuites intentées sous l’empire des
articles 56 à 100 et 255 du code pénal selon l’article 139 du code de procédure pénale ». Par
conséquent, ayant estimé que « tel étant le cas des poursuites intentées contre Mor Talla
GUEYE », ils concluent au nom d’une bonne application de la loi que c’est à bon droit que
l’ordonnance querellée ait déclaré irrecevable la demande formulée par l’inculpé et ses conseils.

Toujours dans le même sillage, les magistrats de la chambre d’accusation n’ont pas manqué
d’autre part de réitérer leur position quant à l’application de l’article 139 alinéa 2 in fine du code
de procédure pénale. Tant et si bien qu’ils soulignent sans ambages : dès l’instant que « les
infractions pour lesquelles Mohamed DIAW et Serigne Fallou NDAIYE ont été inculpés sont
prévues et punies par les articles 80, 93 et 98 du code pénal et donc rentrent bien dans le champ
d’application de cet alinéa 2 de l’article 139 susvisé », l’irrecevabilité de la demande de mise en
liberté provisoire doit être actée par le juge d’instruction. Quoi qu’il en soit, il semble que la
chambre d’accusation ne tergiverse pas dans sa position. Fort justement, on peut constater à
travers un autre arrêt qu’elle a rendu le 17 juillet 202311que la chambre d’accusation ne fait que
conforter sa position à cette effervescence. Il s’agit en fait de l’affaire opposant le ministère
public au sieur Pape Abdoulaye TOURE en vertu de laquelle ce dernier était poursuivi pour des
faits prévus et punis par les articles 80, 85 et 98 du code pénal. Ce qui fait par contrecoups que
ce sont des infractions prises en considération par l’article 139 alinéa 2 du code de procédure

11
CA, Ch. Acc. Arrêt n° 222 du 17 aout 2023, Ministère public c/ Pape Abdoulaye TOURE.
9

pénale d’où en l’espèce le refus ou du moins l’irrecevabilité de la demande aux fins de mise en
liberté provisoire introduite par monsieur TOURE.

Par ailleurs, s’il y a bien une chose qu’il ne faudrait pas perdre de vue s’agissant de la
caractérisation des chefs d’inculpation n’échappant pas au champ d’application de l’article 139
qui précède, c’est bien la logique de répression excessive dans laquelle s’inscrirait le parquet.
En vérité, au risque même de tâtonner ou de naviguer à l’aveugle, on voit le parquet se targuer
très souvent à poursuivre des inculpés sur la base d’une myriade d’infractions dans l’ultime but
d’obliger le magistrat instructeur à décerner mandat de dépôt. On constate cette situation surtout
dans le cadre des infractions qui ont une certaine coloration politique12. Telles par exemple
celles contre la sureté de l’Etat13. Entrent également dans cette catégorie celles dites
d’attroupements, de réunions et de rassemblements14. Aussi, toute proportion gardée, certaines
infractions commises par des moyens de diffusion publique ne sauraient être laissées en rade15.

En tout état de cause, cette volonté hardiment répressive qui anime par moments le ministère
public ne devrait pas lui pousser à mettre en avant des « simulacres » de chefs d’inculpation.
Pourtant nul n’ignore que « la qualité première du magistrat, particulièrement du représentant
du ministère public, est la franchise de ses opinions, se traduisant par la clarté et la précision de
ses réquisitions »16. Cependant, la gravité des infractions pour lesquelles les inculpés sont
poursuivis devrait -t- elle justifier assez suffisamment leur détention provisoire ? Il semble que
non. Car si l’on se retranche derrière le magistrat Youssoupha DIALLO pour ces types
d’infractions qui jalonnent les affaires soumises à notre appréciation « outre la matière, ce sont
plus les réquisitions du parquet qui lient le juge »17.

Ceci étant, il parait opportun de relever qu’en plus de la présence d’une inculpation faite sur la
base des infractions prévues aux articles 56 à 100 et 255 du code pénal, il appert de relever que

12
« L’infraction est politique dès que l’intéressé a eu la volonté de la commettre pour des raisons d’ordre
politique », TOURE Papa Assane, Droit pénal général, Tome 1 : L’infraction pénale, L’harmattan-Sénégal, 2023, p.
147, n 125 ; V. aussi p.148, n° 127.
13
V. Les articles 56 à 91 du CP.
14
V. Les articles 92 à 100 du CP.
15
« La jurisprudence assimile aux infractions commises par tous moyens de diffusion publique les infractions
politiques du point de vue de leur régime », TOURE Papa Assane, Droit pénal général, Tome 1 L’infraction pénale,
op. cit., p.157, n° 134.
16
Extrait de la lettre circulaire n° 5816/MJ/ACG du 03 novembre 1994 cité par Youssoupha DIALLO dans son
ouvrage intitulé Le Procureur de la République, La pratique du parquet, L’harmattan-Sénégal, 2018, p.284.
17
DIALLO Youssoupha, Le Procureur de la République, La pratique du parquet, L’harmattan-Sénégal, 2018, p.281.
10

la pertinence des réquisitions du ministère public est un élément cardinal. C’est un élément
cardinal voire primordial du moment où il est susceptible de justifier l’irrecevabilité de la
demande de mise en liberté provisoire introduite alors que l’on se situe dans les circonstances
décrites par l’article 139 du code de procédure pénale.

B. LA PERTINENCE DES REQUISITIONS DU MINISTERE PUBLIC

Dans le cadre de notre analyse sur l'irrecevabilité de la demande de mise en liberté provisoire,
il est essentiel d'examiner en profondeur la pertinence des réquisitions du ministère public. Cette
partie revêt une importance cruciale dans la mesure où les réquisitions du ministère public
constituent l'un des principaux facteurs pris en compte par le juge d'instruction dans sa décision
finale. Dans ce contexte, nous nous pencherons donc sur la nature, le contenu et l'impact des
réquisitions du ministère public, en mettant en lumière leur rôle dans le processus décisionnel
de la mise en liberté provisoire. En effet, une personne placée en détention provisoire, par
définition, n’est pas encore définitivement condamnée mais à ce stade de la procédure, elle n’est
plus considérée comme une personne innocente dont la détention serait inacceptable mais
comme une personne « présumée innocente » dont la détention provisoire, selon les conditions
imposées par la loi, peut s’avérer nécessaire18.

Sur la pertinence des réquisitions du ministère public dans le processus de mise en liberté
provisoire, il est essentiel de se pencher en détail sur la nature de ces réquisitions, conformément
à l'article 139 du code de procédure pénale. Les mesures coercitives « ne peuvent être prescrites
que si elles sont justifiées, ou exigées, par les nécessités de l’enquête ou de l’information »19.
Cette exigence est maintes fois rappelée au sein du Code de procédure pénale notamment à
propos de la garde à vue20.

Tout d'abord, il convient de souligner que les réquisitions du ministère public ne sont pas de
simples opinions ou recommandations, mais elles revêtent un caractère juridique contraignant

18
VERNY Edouard, Procédure pénale, Dalloz, 6ème édition, 2018, p.35.
19
DESPORTES Fréderic et LAZERGES-COUSQUET Laurence, Traité de procédure pénale, Economica, coll. «
Corpus-Droit privé », 2e éd., 2012, n° 267, p.173.
20
V. Art. 55 du CPP.
11

dans le cadre de la procédure pénale21. En vertu de l'article 139 du code de procédure pénale, le
ministère public a le droit de s'opposer à toute demande de mise en liberté provisoire par des
réquisitions dûment motivées. Cette disposition confère au ministère public un rôle
prépondérant dans le processus décisionnel de la mise en liberté provisoire, en lui permettant
d'influencer la décision du juge d'instruction par ses réquisitions. La charge de la preuve
incombe au ministère public qui doit renverser la présomption d’innocence dont bénéficie la
personne poursuivie22. Il appartient au ministère public ou à la partie civile de faire la preuve de
l’intention coupable de l’auteur de l’infraction. Cette exigence, traditionnelle dans notre
procédure pénale est une garantie pour tout justiciable23.

En outre, les réquisitions du ministère public doivent être dûment motivées, c'est-à-dire qu'elles
doivent être étayées par des arguments juridiques solides et des éléments de fait pertinents24. Le
ministère public ne peut pas simplement s'opposer à une demande de mise en liberté provisoire
de manière arbitraire ou injustifiée, mais il doit fournir des motifs valables et sérieux pour
justifier son opposition. Cette mesure doit être justifiée par «les nécessités de l’instruction »
(possibilité d’entrave à la manifestation de la vérité, influence sur des témoins...) ou comme «
mesure de sûreté » (plus rarement)25.

Ces motifs doivent être clairs, précis et en conformité avec les dispositions légales et
réglementaires applicables. Dans le cadre du réquisitoire écrit daté du 5 juillet 2023, le procureur
de la République a formulé une opposition à la demande de mise en liberté provisoire des
inculpés, invoquant expressément la nécessité d'assurer leur représentation en justice. Cette
démarche du ministère public découle d'une analyse minutieuse des éléments de la procédure,

21
« Que dès lors que le procureur de la république ayant fondé son refus sur la nécessité d'assurer la
représentation en justice des inculpés a dûment motivé son opposition à la mise en liberté de l'inculpé.
Considérant que dans de telles conditions, le juge d'instruction ne pouvait s'arroger de quelconques autres
considérations que celles exigées par cet article 139 susvisé pour décider de leur mise en liberté provisoire ainsi
que de leur placement sous contrôle judiciaire » cité dans L’arrêt n°218 10/08/2023.
22
VERNY Edouard, op. cit., p.33.
23
BORRICAND Jacques et SIMON Anne-Marie, Droit pénal, Procédure pénale, SIREY, 6e édition, 2008, Coll. Aide-
mémoire, p.123.
24
« Considérant que par l'ordonnance querellée, le juge d'instruction a rejeté la demande conformément aux
réquisitions prises le 30 mars 2023 par le ministère public aux motifs que le requérant a été inculpé de faits prévus
et punis par les articles 56 à 100 et 255 du code pénal » cité dans l’arrêt n° 115 DU 04/05/2023.
25
BORRICAND Jacques et SIMON Anne-Marie, op. cit., p.377.
12

qui n'ont pas révélé la présence d'une élection de domicile dans le ressort de la juridiction de la
part des inculpés pour étayer leur requête.

L'élection de domicile constitue un aspect essentiel dans le processus judiciaire, car elle permet
d'établir un lieu officiel où les communications et notifications judiciaires peuvent être
valablement adressées à une personne. En ne fournissant pas cette élection de domicile, les
inculpés ont omis de fournir une information cruciale à la cour, compromettant ainsi la capacité
du tribunal à les convoquer et à les notifier efficacement tout au long de la procédure.

Le fait que les inculpés n'aient pas pris cette mesure nécessaire pour désigner un domicile dans
le ressort de la juridiction peut être interprété comme un manque de coopération ou une
négligence de leur part dans le processus judiciaire. En l'absence d'une adresse officielle où les
documents judiciaires peuvent être délivrés, il devient difficile pour le tribunal de garantir que
les inculpés seront informés des développements de l'affaire et des dates d'audience,
compromettant ainsi le bon déroulement de la procédure.

Par conséquent, en tenant compte de cette lacune dans la procédure, le procureur de la


République a légitimement estimé que l'opposition à la demande de mise en liberté provisoire
était justifiée afin de prévenir tout risque de non-représentation des inculpés devant la justice.
Cette mesure vise à garantir que les inculpés demeurent accessibles et disponibles pour
participer pleinement au processus judiciaire et pour faire face aux accusations portées contre
eux, dans le respect des principes fondamentaux de la justice et de l'équité.

Par ailleurs, les réquisitions du ministère public doivent respecter les droits fondamentaux des
inculpés, tels que le droit à un procès équitable et le principe de présomption d'innocence. En
effet, le ministère public ne peut pas fonder ses réquisitions sur des présomptions ou des
conjectures, mais il doit se fonder sur des éléments de preuve tangibles et des faits avérés. Les
réquisitions du ministère public doivent donc être équilibrées, impartiales et conformes aux
principes de justice et d'équité.

Enfin, il est important de souligner que les réquisitions du ministère public ne lient pas le juge
d'instruction, qui conserve une certaine marge de manœuvre dans l'exercice de son pouvoir
décisionnel. Toutefois, le juge d'instruction est tenu de prendre en considération les réquisitions
du ministère public et de les intégrer dans son raisonnement. Les réquisitions du ministère public
13

peuvent ainsi influencer la décision du juge d'instruction, mais elles ne la déterminent pas
entièrement. Le juge d'instruction doit exercer son pouvoir discrétionnaire en toute
indépendance et en tenant compte de l'ensemble des éléments de l'affaire.

Le contenu et l'impact des réquisitions du ministère public dans le cadre de la mise en liberté
provisoire sont d'une importance capitale dans le déroulement de la procédure pénale. Ces
réquisitions, en tant qu'éléments centraux de l'argumentation du ministère public, ont un impact
significatif sur la décision du juge d'instruction.

Tout d'abord, le contenu des réquisitions du ministère public consiste généralement en une
analyse approfondie des éléments de l'affaire, des charges retenues contre l'inculpé et des
circonstances de l'infraction. Le ministère public expose les faits et les preuves à charge de
manière à démontrer la nécessité de maintenir l'inculpé en détention provisoire. Ces réquisitions
mettent en lumière les éléments susceptibles de compromettre la sécurité publique, de troubler
l'ordre social ou de compromettre la manifestation de la vérité.

En outre, les réquisitions du ministère public ont un impact considérable sur la décision du juge
d'instruction si les infractions sont prévues et punis par les articles 56 à 100 du code de procédure
pénale26. En vertu de l'article 139 du code de procédure pénale, le juge d'instruction est tenu de
prendre en considération les réquisitions du ministère public lorsqu'il statue sur une demande de
mise en liberté provisoire. Les réquisitions du ministère public fournissent au juge d'instruction
des arguments juridiques et des éléments de fait qui peuvent influencer sa décision. Le juge
d'instruction examine attentivement les réquisitions du ministère public et les intègre dans son
raisonnement lorsqu'il rend sa décision.

Les réquisitions du ministère public dans le cadre d'une demande de mise en liberté provisoire
revêtent une importance capitale dans le processus décisionnel du juge d'instruction.
Conformément à l'article 139 du code de procédure pénale, ces réquisitions doivent être
obligatoirement prises en compte par le juge lorsqu'il statue sur une telle demande. Elles sont
généralement étayées par une argumentation juridique solide, reposant sur les dispositions

26
Cour suprême, 02 février 2017, n°7 Aa C, n Ab Ad, Ag B, contre Procureur général près la cour d’appel de
Ac, contre l’arrêt n°194 rendu le 30 juin 2016 par ladite cour, dans la cause
l’opposant à Aa C et 23 autres.
14

légales pertinentes et les éléments de fait de l'affaire. En tant que représentant de la société
chargé de veiller à l'application de la loi, le ministère public bénéficie d'une autorité certaine
auprès du juge, ce qui confère à ses réquisitions un poids considérable. Ces réquisitions visent
à influencer l'appréciation du juge quant au risque de récidive et de fuite de l'inculpé, en mettant
en lumière les charges retenues contre lui et les circonstances de l'infraction. Elles contribuent
ainsi à éclairer le juge dans son analyse de l'affaire et dans sa décision finale quant au maintien
en détention provisoire de l'inculpé. En résumé, les réquisitions du ministère public jouent un
rôle crucial dans le processus décisionnel du juge en matière de mise en liberté provisoire, et
leur contenu, leur argumentation et leur légitimité institutionnelle en font un élément
déterminant du processus judiciaire.

II. LE POUVOIR D’APPRECIATION LIMITE DU JUGE D’INSTRUCTION

En déclarant irrecevable, sur la base des réquisitions du ministère public, la demande de liberté
provisoire des personnes inculpées pour les infractions 56 à 100 et 255 du code pénal, le juge
d’appel a confirmé implicitement l’annihilation du pouvoir d’appréciation du juge d’instruction
devant les réquisitions du ministère public (A). Ce déficit de marge d’appréciation pourrait
cependant éventuellement porter atteinte à la liberté des inculpés (B).

A. UNE ANNIHILATION DU POUVOIR D’APPRECIATION DU JUGE


D’INSTRUCTION DEVANT LES REQUISITIONS DU MINISTERE PUBLIC

L’appréciation de l’opportunité de mise en liberté provisoire revient en principe au juge


d’instruction. « Gardien des libertés »27, l’appréciation de la nécessité du maintien en détention
provisoire d’un inculpé constitue en effet un de ses attributs principaux28. Néanmoins dans
certains cas de figure le législateur sénégalais a ôté au juge d’instruction son pouvoir
d’appréciation. Il en est ainsi en cas d’inculpation pour l’un des crimes et délits prévus par les
articles 56 à 100 et 255 du code pénal. Dans ce cas, le juge d’instruction doit déclarer irrecevable

27
DIAKHOUMPA Cheikh, Traité théorique et pratique de la procédure pénale, Tome 1 : La phase préparatoire du
procès pénal, 1er édition 2015, p.280.
28
Art. 129 du CPP.
15

la demande de liberté provisoire ipso facto, dès lors que le ministère public s’y oppose par
réquisitions dûment motivées. En d’autres mots, les réquisitions du parquet lient le juge
d’instruction. En l’espèce, les juges de la chambre d’accusation après avoir préalablement relevé
la caractérisation de l’inculpation faite sur la base des articles précités, et la bonne motivation
des réquisitions du Procureur de la République tendant à s’opposer à cette demande, ont affirmé
que « dans de telles conditions, le juge d’instruction ne pouvait s’arroger de quelques autres
considérations que celles exigées par cet article 139 susvisé pour décider de leur mise en liberté
provisoire »29. Il a ainsi confirmé implicitement l’annihilation du pouvoir d’appréciation du juge
d’instruction devant les réquisitions du ministère public. La gravité des infractions visées semble
justifier cette mesure dérogatoire. Ces infractions portant atteinte à l’ordre public sociopolitique
et à la stabilité de l’État30, ont apparemment conduit le législateur à prendre le parti de la
répression31.

Cette mesure est une suite logique de l’obligation faite au juge d’instruction de délivrer un
mandat de dépôt en cas d’inculpation pour les infractions 56 à 100 et 255 du code pénal32.Cette
dernière déroge à la règle selon laquelle la délivrance du mandat de dépôt relève de l’impérium
du juge d’instruction33 . La détention provisoire incarne en principe une règle cherchant à
trouver l’équilibre entre la liberté qui est le principe et la sécurité qui constitue parfois une
nécessité. Mais dans le cadre de cette mesure spéciale le législateur tend à faire primer la sécurité
reléguant ainsi au second plan les libertés individuelles34.

En théorie, comme préalablement souligné, cette soumission du juge d’instruction aux


réquisitions dûment motivées du ministère public tient à la gravité de ces infractions
constitutives de trouble social35. Autrement dit, l’atteinte à l’ordre public et à la sécurité
inhérente à la commission de ces infractions doit justifier une réaction vive de la part de
l’autorité judiciaire. Néanmoins, dans la pratique le constat est tout autre. Malmener

29
CA, Ch. ACC., Arrêt °218 du 10/08/2023, Ministère Public c/ Mohamed DIAW et Serigne Fallou NDIAYE.
30
DIAKHOUMPA Cheikh, op.cit., p.280
31
DIAKHOUMPA Cheikh, op.cit., p.279.
32
Art 139 al 1.
33
DIALLO Youssoupha, op. cit., p.280.
34
PINEL Valerine, op.cit., p.9, n°18.
35
PHI Thi Thuy Linh, La détention provisoire, Etude de droit comparé, Droit français et droit vietnamien, Thèse
soutenue le 10 décembre 2012, Université MONTESQUIEU-BORDEAU XIV, Faculté de droit et sciences politiques,
Ecole doctorale de droit (E.D. 41), Dirigée par M. Yves BIANCO-BRUN, p.128.
16

l’indépendance du juge en le dépouillant de son imperium36, est la conséquence directe de la


mise en œuvre de cet article destiné à faire prévaloir l’avis du ministère public sur celui du juge
d’instruction. De surcroit, elle porte atteinte au principe même de la séparation des fonctions de
poursuite et d’instruction37. Elle vient bouleverser ainsi les bases des limites de pouvoir entre le
juge d’instruction et le parquet. Il convient de noter que cela pourrait avoir des conséquences
désastreuses sur le respect des libertés car « l’objectivité des décisions relatives à la détention
provisoire consiste d’une part à la qualité indépendante et impartiale de la personne qui prend
la décision …»38. Bâillonner le juge d’instruction en lui exigeant de se plier aux réquisitions du
ministère public, n’est pas une bonne posture dans un système qui veut assurer aux citoyens
une « justice équitable et crédible »39. « Ces dispositions draconiennes subordonnant la
délivrance du mandat de dépôt aux réquisitions motivées du ministère public sont à prohiber
dans un État de droit ou le juge devrait être le dernier rempart des libertés »40.

En outre cette mesure est une porte ouverte à l’utilisation de la détention provisoire à des fins
politiques41. En effet, dans le système sénégalais au vu des liens entre le parquet et l’exécutif,
cette mesure pourrait avoir comme conséquence une immixtion considérable de l’exécutif dans
l’organe judiciaire. D’ailleurs dans la pratique il est constaté de manière flagrante que cette
mesure est utilisée quasi-automatiquement contre des personnes exprimant leur désaccord avec
le pouvoir en place comme c’est le cas en l’espèce et dans d’autres affaires42.

Cette probable instrumentalisation de la détention provisoire pourrait porter lourdement atteinte


aux libertés.

B. UN DEFICIT DE MARGE D’APPRECIATION EVENTUELLEMENT


ATTENTOIRE A LA LIBERTE DES INCULPES

36
DIAKHOUMPA Cheikh, op.cit., p.281.
37
DIALLO Youssoupha, op.cit., p.282.
38
PHI Thi Thuy Linh, op.cit., p.138.
39
DIAKHOUMPA Cheikh, op.cit., p.281.
40
DIAKHOUMPA Cheikh, op.cit., p.280.
41
DIAKHOUMPA Cheikh, ibid.
42
CA, Ch. Acc., Arrêt n°222 du 17 août 2023, Ministère public c/ Pape Abdoulaye TOURE et autres, CA, Ch. Acc,
Arrêt n°225 du 22 août 2023, Ministère Public c/Cheikh Bara NDIAYE.
17

Il est regrettable de le constater mais lorsque l’on s’attarde un tant soit peu à lire les deux
décisions de la chambre d’accusation, l’impression qui se dégage à première vue reste ce déficit
flagrant de pouvoir d’appréciation qui frappe les juges d’instruction en l’espèce. Et, on le sait,
cette carence remarquable et remarquée à l’endroit des magistrats instructeurs pourrait avoir des
imbrications fâcheuses sur la liberté des inculpés.

Seulement, avant de s’appesantir sur cette menace qui pèse sur la liberté des mis en cause
s’attardons nous tant s’en faut sur celle des juges d’instruction qui, compte tenu des
circonstances de l’espèce, ne sont plus sûrs de leur liberté d’appréciation. En effet, quand les
juges de la chambre d’accusation estiment (à travers l’affaire impliquant les sieurs DIAW et
NDIAYE) que dans de telles conditions43, le juge d’instruction ne pouvait s’arroger de quelques
autres considérations que celles exigées par l’article 139 susvisé on peut rester dubitatif à bien
des égards. Puisque les considérations dont ils font écho et auxquelles ils jugent exigées par
ledit article 139 se résument dans le cas de figure à travers la vérification des motivations des
réquisitions du ministère public. Hélas, semble-t-il, c’est dans cette épreuve de vérification que
l’on se rendra mieux compte de l’étroitesse ou du moins de l’inanité voire de l’annihilation de
la marge d’appréciation du juge d’instruction en la matière. Car passés en revue plus
minutieusement, ces deux arrêts soumis à notre réflexion ne laisseront planer qu’une chose : la
capitulation des magistrats instructeurs à chaque fois que les infractions en cause sont prévues
per les articles 56 à 100 et 255 du code pénal. Autrement dit, devant les circonstances dont fait
écho l’article 139 du code de procédure pénale, ces derniers juges ont, sans l’ombre d’un doute,
les mains liées. Toutefois, il faut savoir que « de plus en plus, ces dispositions légales qui
instaurent des réquisitions du ministère public qui lient le juge d’instruction sont critiquées en
ce qu’elles portent atteinte à l’indépendance de ce dernier et à la séparation des fonctions de
poursuite et d’instruction »44.

Dès lors, si tenté que ces principes phares de la procédure pénale soient galvaudés et foulés
tristement aux pieds, il n’en découlera éventuellement qu’une compromission choquante des
libertés individuelles chères aux personnes inculpées. Pourtant, malgré l’obstacle qui se dresse
devant eux, relativement à l’appréciation des réquisitions du parquet et plus généralement des

43
C’est-à-dire dans le sillage des poursuites intentées sous le couvert de faits punis par les articles 80, 93 et 98 du
code pénal.
44
DIALLO Youssoupha, op. cit., p.282.
18

éléments ou pièces du dossier en jeu, les juges d’instructions sont tenus de bien motiver leurs
décisions. Justement, si l’on se fie à la rectitude et bien évidement à la sagesse de la haute
juridiction sénégalaise ne justifierait pas légalement sa décision une chambre d’accusation qui,
pour confirmer la mise en liberté d’un inculpé se targue à se fonder sur des motifs vagues et
imprécis45. Ainsi, c’est cette même rigueur que fait montre la cour suprême vis-à-vis de la
motivation des décisions de la chambre d’accusation qui devrait inspirer l’appréciation par les
juges d’instructions des réquisitions émises par les parquetiers. Etant donné que les valeurs
sociales protégées et auxquelles les mis en examen ont transgressé auront beau constituer des
atteintes graves à la sureté de l’Etat entre autres et auront beau nécessiter des mesures urgentes,
fermes et efficaces mais ne sauront justifier un quelconque acharnement contre la liberté des
personnes poursuivies. A proprement parler, « l’opportunité de la prise de telles mesures devrait
résulter de l’appréciation souveraine du juge, gardien des libertés. Dans ce cas, nul ne songerait
à une décision téléguidée par le pouvoir politique »46.

Au surplus, il est légitime de penser qu’une chambre d’accusation qui a osé, par le biais de deux
arrêts décisifs47, porter au pinacle la liberté des inculpés au nom de leur droit d’être jugé dans
un délai raisonnable, jusqu’à même faire application sans filtre des dispositions de la CADHP48
et du PIDCP49, ne devrait guère se montrer indifférente face à ce déficit de pouvoir
d’appréciation qui affecte le juge d’instruction. D’autant plus que ce dernier est censé être le
dernier rempart des libertés. Sous ce rapport, il convient de signaler qu’à l’image du droit d’être
jugé dans un délai raisonnable, le droit d’être jugé par un juge indépendant et impartial est aussi
un droit fondamental. En revanche, à partir du moment où l’on prive un juge d’instruction du
substrat de son pouvoir d’appréciation50, il urge d’inférer qu’il ne resterait plus grande chose de
son indépendance. Ce qui serait, à la vérité, une façon d’attenter au droit des inculpés à être
jugés par un tribunal indépendant. A cet effet, il parait qu’en l’espèce l’attitude de la chambre

45
CS, arrêt n° 71 du 18 juin 2015, Ministère public c/ Yalla Lamine SADIO, Bulletin des arrêts n° 9-10, Année
judiciaire 2015, Décembre 2016, pp.51-52.
46
DIAKHOUMPA Cheikh, op. cit., p.280.
47
CS. Ch. crim, n° 85 du 7 novembre 2013, MP c/ Madior CISSE et autres, inédit et CA, Ch. Acc, n° 31du 4 février
2014, MP c/ Maimouna BOIRO, inédits, Cités par Papa Assane TOURE (La réforme de l’organisation judiciaire du
Sénégal, Commentée et annotée, op. cit., pp.81-82.
48
Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples.
49
Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques.
50
En l’espèce de la possibilité d’apprécier librement et de fond en comble la motivation des réquisitions du
ministère public.
19

d’accusation à l’égard des juges d’instructions à qui elle dénie pratiquement toute marge
d’appréciation devant les réquisitions du ministère public ne favoriserait pas le respect des droits
et libertés fondamentaux propres aux inculpés.

En marge de ces considérations, il faut ajouter, à tout le moins, que le principe de la présomption
d’innocence51 serait ici farouchement malmené, et ce, au détriment de la liberté des personnes
mises sur la sellette. Ce faisant, accroitre les pouvoirs d’appréciation du juge à chaque fois que
l’on se trouve au Sénégal dans les situations décrites par l’article 139 du code de procédure
pénale serait en parfaite osmose avec la garantie et la protection des libertés individuelles. A cet
égard, ce serait une véritable bouffée d’oxygène pour les inculpés. Néanmoins, dans le procès
pénal où tout doit être rédigé de façon concise et précise afin d’éviter toute équivoque52, il n’est
pas normal que l’on laisse le juge d’instruction dans une impasse criarde et inouïe à chaque fois
que l’occasion se présente pour lui de scruter à la loupe les réquisitions du parquet. Car très
souvent il ne sait, dans ces situations-là, à quel saint se vouer parce que ne sachant ni là où
commence encore moins là ou s’arrête sa liberté d’appréciation si tant est qu’il en dispose même.
C’est pourquoi l’intervention du législateur en la matière ne pourrait être qu’une aubaine et par
ricochet salvatrice53.

Au demeurant, il est judicieux, quoi qu’il advienne, de se garder à l’esprit que la procédure
pénale sénégalaise à l’instar des autres pays démocratiques est au cœur d’un conflit. Ce conflit
se traduit plus prosaïquement par le fait qu’elle se situe entre la protection des droits
fondamentaux et la nécessité de garantir l’efficacité des investigations54. En tout cas, tel est
l’avis du professeur Dieunedort NZOUABETH, qui ajoute très clairement que la recherche de
la « vérité judiciaire doit prendre en compte certains paradigmes à savoir la nécessaire protection

51
«La détention provisoire est très critiquée en raison de sa contradiction avec le principe de présomption
d’innocence, un principe fondamental de la procédure pénale, un instrument indispensable de protection de la
liberté individuelle », PHI Thi Thuy Linh, op. cit., p.6.
52
KANDJI Demba, « Le procès pénal », Nouvelles annales africaines, Revue de la faculté des sciences juridiques et
politiques, n° 2-2008, p.284.
53
En effet l’intervention du législateur consistera ici à édifier expressément le juge d’instruction par rapport à ses
pouvoirs et limites devant les réquisitions du parquet particulièrement dans les situations décrites par l’article
139 du code de procédure pénale.
54
NZOUABETH Dieunedort, « Les preuves pénales à l’épreuves de la métamorphose des règles de la procédure
pénale sénégalaise », Annales africaines, Revue de la faculté des sciences juridiques et politiques de l’Université
Cheikh Anta Diop de Dakar, Volume 2, Décembre 2018 n° 9, p.117.
20

de l’ordre public et la sécurité publique ainsi que la sauvegarde des droits et libertés des
personnes mises en cause »55.

Tout compte fait, on dénote là une volonté pour la procédure pénale sénégalaise de poursuivre
deux impératifs majeurs tout de même contradictoires56. Cependant, quand on sait que la
détention provisoire est vue quelques fois comme « un mal nécessaire »57, bien qu’elle soit taxée
par un auteur d’être « un mal irréparable, une atteinte grave aux droits fondamentaux »58, il est
loisible de penser que les autorités judiciaires essayent tant bien que mal de faire éclore l’idée
d’un équilibre entre les deux extrémités qui s’opposent et s’entrechoquent. A terme, pour garder
cet équilibre, il est fondamental que le parquet et les juges d’instructions évitent de recourir
arbitrairement à la détention provisoire.

55
NZOUABETH Dieunedort, op. cit., p.119.
56
De façon générale, « Quel que soit le modèle politique ou procédural, le régime de détention provisoire doit
répondre à un équilibre à la fois d’efficacité de la répression et de protection de la liberté individuelle », PHI Thi
Thuy Linh, op. cit. Résumé.
57
Expression empruntée à P. ROBERT, « Un « mal nécessaire»? La détention provisoire en France », In Déviance
et Société, 1986 vol 10 n°1 pp. 57–63.
58
PHI Thi Thuy Linh, ibid.
21

BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES

BORRICAND Jacques et SIMON Anne-Marie, Droit pénal, Procédure pénale, SIREY, 6 e


édition, 2008, Coll. Aide-mémoire, 460 pages.

BOULOC Bernard, Procédure pénale, Dalloz, 28e édition, 2022, coll. Précis, 1266 pages.

DESPORTES Fréderic et LAZERGES-COUSQUET Laurence, Traité de procédure pénale,


Economica, coll. « Corpus-Droit privé », 2e éd., 2012, 2368 pages.

DIAKHOUMPA Cheikh, Traité théorique et pratique de la procédure pénale, Tome 1 : La


phase préparatoire du procès pénal, 1er édition 2015, 339 pages.

DIALLO Youssoupha, Le Procureur de la République, La pratique du parquet, L’harmattan-


Sénégal, 2018, 547 pages.

SOYER Jean-Claude, Droit pénal et procédure pénale, L.G.D.J, 21e édition, 2012, 506 pages.

TOURE Papa Assane, Droit pénal général, Tome 1 L’infraction pénale, L’harmattan-Sénégal,
2023, 543 pages.

TOURE Papa Assane, La réforme de l’organisation judiciaire du Sénégal, Commentée et


annotée, L’harmattan, 2016, 432 pages.

VERNY Edouard, Procédure pénale, Dalloz, 6ème édition, 2018, 390 pages.

THESES

KONATE Moussa, Le temps et le procès pénal au Sénégal, Thèse soutenue le 11 novembre


2017, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Ecole doctorale des sciences juridiques,
politiques, économiques et de gestion, Faculté des sciences juridiques et politiques, Sous la
direction de Dieunedort NZOUABETH, 334 pages.
22

MORTET Laurent, « Essai d’une théorie générale des droits d’une personne privée de liberté
», Thèse soutenue le 15 avril 2014, Université de Lorraine, Faculté de droit, Sciences
économiques et Gestions de Nancy, Ecole doctorale sciences juridiques, politiques,
économiques et de gestion (ED 79), Institut François Gény (EA 7301), Sous la direction de
François FOURMENT, 1000 pages.

PHI Thi Thuy Linh, La détention provisoire, Etude de droit comparé, Droit français et droit
vietnamien, Thèse soutenue le 10 décembre 2012, Université MONTESQUIEU-BORDEAU
XIV, Faculté de droit et sciences politiques, Ecole doctorale de droit (E.D. 41), Dirigée par M.
Yves BIANCO-BRUN, 344 pages.

ARTICLES ET MEMOIRES

KANDJI Demba, « Le procès pénal », Nouvelles annales africaines, Revue de la faculté des
sciences juridiques et politiques, n° 2-2008, pp.283-290.

NZOUABETH Dieunedort, « Les preuves pénales à l’épreuves de la métamorphose des règles


de la procédure pénale sénégalaise », Annales africaines, Revue de la faculté des sciences
juridiques et politiques de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Volume 2, Décembre 2018
n° 9, pp.111-165.

PINEL Valerine, « La détention provisoire et son impact sur les droits des justiciables »,
mémoire, 2019, Université LAVAL, 115pp.

P. ROBERT, « Un «mal nécessaire»? La détention provisoire en France », In Déviance et


Société, 1986 vol 10 n°1 pp. 57–63.

JURISPRUDENCES

CS, Ch. crim, n° 85 du 7 novembre 2013, MP c/ Madior CISSE et autres, inédit.

CS, Arrêt n° 71 du 18 juin 2015, Ministère public c/ Yalla Lamine SADIO, Bulletin des arrêts
n° 9-10, Année judiciaire 2015, Décembre 2016, pp.51-52.
23

Cour suprême, 02 février 2017, n°7 Aa C, n Ab Ad, Ag B, contre Procureur général près la cour
d’appel de Ac, contre l’arrêt n°194 rendu le 30 juin 2016 par ladite cour, dans la cause
l’opposant à Aa C et 23 autres.

CA, Ch. Acc, n° 31du 4 février 2014, MP c/ Maimouna BOIRO, inédit.

CA, Ch. Acc. Arrêt n° 222 du 17 aout 2023, Ministère public c/ Pape Abdoulaye TOURE.

CA, Ch. Acc. Arrêt n°225 du 22 aout 2023, Ministère public c/ Cheikh Bara NDIAYE.
24

TABLE DES MATIERES

SIGLES ET ABREVIATIONS ……….………………….…………………………………….1

SOMMAIRE ………...………………………………………………………………………....2

INTRODUCTION ……………………………………………………………………...………3

I. L’IRRECEVABILITE DE LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTE PROVISOIRE …7

A. La caractérisation d’une inculpation faite sur la base des infractions prévues aux articles 56
à 100 et 255 du code pénal ..….....................................................................................................7

B. La pertinence des réquisitions du ministère public ………………...…………….................10

II. LE POUVOIR D’APPRECIATION LIMITE DU JUGE D’INSTRUCTION ….……14

A. Une annihilation du pouvoir d’appréciation du juge d’instruction devant les réquisitions du


ministère public ……………….……………………………………………………………....14

B. Un déficit de marge d’appréciation éventuellement attentoire à la liberté des inculpés …….16

BIBLIOGRAPHIE ……………………………...………………………………………….…21

TABLE DES MATIERES …………………………..…………………………………….….24

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