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L’Union européenne confrontée à de

nouveaux défis

L’Union européenne traverse une période


difficile. S’ajoutant aux résultats négatifs des
référendums français et néerlandais, qui ont largement
obscurci la perspective de voir l’Union européenne se
doter d’une nouvelle charte fondamentale, les
discussions sur les prochaines perspectives ont, pour
l’instant, achoppé sur les égoïsmes nationaux. En ce
qui concerne l’ouverture des négociations avec la
Turquie en vue de son adhésion à terme à l’Union, les
divergences entre les Etats membres auront été
patentes jusqu’à la dernière seconde.
Or, les défis auxquels l’Union est confrontée,
nécessitent de sa part une action déterminée. C’est le
cas de la menace terroriste, comme en témoigne
l’étude exhaustive présentée par Alexandre Adam
dans une perspective comparée avec la situation des
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Etats-Unis. C’est également le cas du marché intérieur
et des questions liées au projet de directive services.
Dans cette optique, l’article de Stéphane Rodrigues
permet de pointer les principaux enjeux liés à
l’adoption du texte.
L’autre défi pour l’Union européenne est
d’arriver à articuler, en son sein, les différents niveaux
d’organisation institutionnelle et politique.
Aujourd’hui, les politiques communes concernent tout
autant l’échelon local que le niveau national. La mise
en œuvre de la politique régionale illustre cette
complexité, comme le montrent les deux contributions
de Jean-Philippe Peuziat et Guillaume Rey. L’objet de
cette politique est avant tout d’améliorer la cohésion
des territoires en Europe. Cet objectif est également
poursuivi dans le cadre de la politique agricole
commune. Cela laisserait-il présager, comme le fait
Philippe Velilla dans son article, un rapprochement à
terme entre ces deux politiques ? Par ailleurs, il faut
noter que l’échelon local de mise en œuvre des
politiques européennes ne concerne pas seulement les
collectivités territoriales. Certains Etats, à l’instar de
la République française, sont directement impliqués à
travers les responsabilités qu’exercent leurs

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représentants territoriaux en matière européenne. De
ce point de vue, le projet de traité constitutionnel
aurait pu apporter certains changements, comme le
rappelle Valérie Michel dans son étude.
Il faut souligner les trois points qui
permettraient d’apporter une touche d’optimisme dans
un paysage européen en demi-teinte, et quelque peu
brouillé encore par le résultat et la suite des élections
incertaines dans son plus grand pays, l’Allemagne. En
premier lieu, il faut souligner les progrès accomplis
par la démocratie en Europe, dans une période récente.
Le témoignage de François Freiderich sur le processus
de démocratisation de la Croatie à l’œuvre ces dix
dernières années est, de ce point de vue, très éclairant,
et il aide comprendre le changement d’attitude à
l’égard de la candidature croate. En second lieu, une
des grandes réussites de l’Union européenne est
d’avoir su bâtir une Communauté de droit. La Cour de
Justice des Communautés européennes n’est pas
étrangère à ce succès. Sa décision récente du 12 juillet
2005, Commission c. France, aff. C-304-02 (dite
« arrêt Merluchon »), en est un exemple
supplémentaire. En troisième lieu, plus généralement,
lors des pannes et des crises de la construction

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européenne, l’Europe des Juges tient de plus en plus
une place importante et sert de repère et de guide à
cette construction. A titre d’exemple, il faut citer la
consolidation de l’édifice judiciaire communautaire,
attestée par le tout récent démarrage du nouveau
Tribunal de la fonction publique, la protection des
libertés fondamentales, dans la grande Europe, par la
Cour européenne des droits de l’homme, enfin,
l’important arrêt de cette Cour dans l’affaire
Bosphorus c. Irlande : par cette décision de la Grande
Chambre - en date du 30 juin 2005, qui sera, à coup
sûr, fort commentée, la Cour de Strasbourg a
considéré qu’il y avait une présomption (qui peut être
renversée, mais qui ne l’a pas été en l’espèce) de
protection équivalente par le droit communautaire des
droits garantis par la Convention ; ainsi, en
s’acquittant de ses obligations au regard du droit
communautaire, l’Irlande n’a pas enfreint la
Convention européenne des droits de l’homme.

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La vraie rupture du XX –e siècle : la
mondialisation

Au-delà de comparaisons faciles entre la fin du


XIX –e et celle du XX –e siècle, il faut observer
combien la mondialisation économique diffère de
l’internationalisation du siècle précédent, par son
intensité et par sa complexité. Il faut analyser le choc
qu’a représenté - pour les économies de la fin du XIX
–e siècle - la convergence des prix et des salaires, liée
à l’internationalisation, et la réponse alors apportée
par les gouvernements. Comparant les mouvements
de rejet suscités par les deux phénomènes, il explique
pourquoi l’opposition contemporaine à la
mondialisation a mis plus longtemps à se manifester,
et souligne le rôle fondamental du contexte
institutionnel, national et international. A cet égard,
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les oppositions actuelles à la mondialisation placent
au cœur des préoccupations d’aujourd’hui les
conditions mêmes de sa gouvernance.
La mondialisation est-elle un phénomène
nouveau de la fin du XX –e siècle ou un simple retour
de ce processus d’internationalisation, qui caractérisa
la fin du XIX –e siècle ? Le monde était, en effet, déjà
très intégré à l’époque, à travers des échanges de
marchandises, des mouvements de capitaux et des
flux migratoires beaucoup plus importants
qu’aujourd’hui. Le parallèle historique suggère, en
tout cas, que la mondialisation contemporaine pourrait
bien être réversible.
Cette leçon poursuit deux objectifs. Les deux
premières parties précisent d’abord la comparaison
entre ces deux périodes de l’intégration économique,
l’internationalisation de la fin du XIX – e siècle et la
mondialisation contemporaine. Puis, une troisième
partie s’appuie sur l’analogie historique pour réfléchir
à l’avenir de la mondialisation. Car
l’internationalisation d’hier, comme la mondialisation
d’aujourd’hui, a suscité des réactions hostiles qui ont
conduit à certaines formes de rejet. Sans doute ne
s’agit-il pas ici d’évoquer le spectre de la grande

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dépression et des crises des années 30, occurrences
historiques uniques, imputables à la conjonction de
multiples causes, mais plutôt d’insister sur la nécessité
de gérer la mondialisation.

L’internationalisation de la fin du XIX – e siècle :


une première rupture
A partir de la seconde moitié du XIX –e siècle,
le développement des échanges internationaux
s’accélère et entraîne des conséquences notables sur
les économies nationales. La croissance des échanges
est alors régulièrement supérieure à la croissance de la
production, ce qui entraîne une internationalisation de
l’activité économique. Ces échanges concernent
surtout les biens agricoles et les produits primaires,
les secteurs industriels restant souvent protégés, mais
d’importants mouvements migratoires vont aussi
contribuer à l’intégration des marchés.
La convergence des prix à l’échelle
internationale témoigne de l’intégration croissante des
marchés. En 1870, le produit agricole le plus échangé,
le blé, est 60% en Angleterre qu’aux Etats-Unis, alors
que l’écart n’est plus que de 18% en 1895. A partir de
1870 et jusqu’à la fin du siècle, la convergence des

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prix est encore plus impressionnante pour les produits
animaux, dès lors que la diffusion de la réfrigération
facilite leur commerce.

Le moteur du progrès technique


Au XIX –e siècle, la drastique réduction des
coûts de transport constitue la principale force motrice
de l’intégration des marchés de biens agricoles et
industriels. Cette intégration concerne à la fois les
marchés intérieurs et les marchés internationaux. La
réduction des coûts s’explique par la construction
d’infrastructures (canaux, voies ferrées) et par la
diffusion d’innovations. Le bateau à vapeur,
innovation majeure, touche d’abord le trafic fluvial
puis, à la fin du second tiers du XIX –e siècle,
constitue une autre innovation d’importance : en 1876,
le premier bateau réfrigéré : le Frigorifique, transporte
du bœuf argentin vers la France ; et dès les années
1880, les pays du Nouveau Monde exportent des
quantités importantes de viande et de beurre vers
l’Europe.
La réduction des coûts de transport permet
aussi le développement de l’émigration de masse des
Européens. Vers 1850, 300 000 Européens quittent

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annuellement leur pays pour émigrer aux Etats-Unis
et, dans une moindre mesure, vers les autres pays
neufs. Ce flux ne cesse de croître pour atteindre plus
d’un million par an au tournant du siècle. Ces
émigrants qui fuient la pauvreté ne peuvent tenter
l’aventure que lorsque le coût du voyage a
suffisamment baissé ; en conséquence, les vagues
successives d’immigration viennent de régions plus
pauvres et reculées d’Europe. Vers la fin du siècle,
l’existence de communautés de migrants réduit, par
ailleurs, le risque de l’entreprise, en offrant un soutien
financier et moral aux nouveaux arrivants.
L’intégration des marchés de capitaux est
également influencée par le progrès technique. A
partir de 1860, la plupart des villes principales sont
reliées par le télégraphe. Le câblage des océans, à la
fin des années 1860, réduit le temps de transmission
transcontinentale d’informations : de plusieurs
semaines à quelques minutes. Mais l’impressionnant
développement de la finance internationale ne
concerne pas encore les flux de court terme. Les
exportations massives de capitaux du Royaume-Uni
vers l’Amérique servent surtout à financer
l’exploitation des matières premières et les

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infrastructures, opérations pour lesquelles les
informations sont relativement disponibles et
vérifiables. Les multinationales sont en revanche très
peu nombreuses, même si Singer commence à
fabriquer ses machines dans différents pays dès les
années 1850.
L’internationalisation de la fin du XIX –e
siècle est, par ailleurs, indissociable du régime de
l’étalon-or. Outre le fait que celui-ci supprime le
risque de change pour les pays participants, il joue
aussi le rôle d’un club offrant à ses membres l’aval
des investisseurs. En effet, l’appartenance à l’étalon-
or signifie un engagement formel à subordonner la
politique monétaire aux disciplines que nécessite le
maintien d’un taux de change fixe avec garantie de
convertibilité. Elle signifie donc l’adhésion à des
règles de conduite connues et prévisibles, inspirant la
confiance des investisseurs, alors même que les
informations disponibles sur les différents pays sont
limitées.

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Le choc de l’internationalisation : convergence et
redistribution
Le mouvement de convergence des prix,
suscité par l’intensification des échanges de biens
agricoles et industriels, a des répercussions sur les
revenus des producteurs, alors même que le
déplacement des travailleurs augmente brusquement
l’offre de travail dans les pays d’immigration.
Dans leur analyse détaillée des effets de ces
mouvements internationaux de biens et de facteurs sur
les économies américaines et européenne, Kevin
O’Rourke et Jeffrey Williamson mettent en évidence
un fort mouvement de convergence des prix des biens
échangés et des salaires. L’exportation de biens
agricoles par les pays neufs, correspond à leur
avantage comparatif fondé sur la possession de vastes
espaces fertiles. Les importations agricoles par les
pays européens, relativement pauvres en terre,
permettent un abaissement des prix des denrées et un
accroissement du salaire réel des ouvriers.
La dynamique de l’échange permet ainsi un
rattrapage des salaires réels européens par rapport à
ceux des pays neufs. Mais elle réduit aussi, suivant la
même logique, la rente de la terre dans les pays

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européens. Les importations agricoles entraînent une
réduction de la production locale et une pression sur
les prix, qui se traduit par une crise de production.
Cette crise constitue l’une des composantes
importantes de la crise économique du début des
années 1870 en Europe. De façon générale, les
échanges internationaux ont tendance à abaisser les
prix des facteurs de production rares (la terre en
Europe et le travail aux Etats-Unis) et à renchérir le
prix des facteurs de production abondants (le travail
en Europe et la terre aux Etats-Unis).
Ces mouvements de prix impliquent une
redistribution des revenus, qui constitue la cause
fondamentale des réactions hostiles de la fin du siècle :
en Europe, les propriétaires terriens réclament des
mesures protectionnistes pour réduire les importations
de produits agricoles ; aux Etats-Unis, les pressions
s’exercent en faveur de la protection des biens
manufacturés et de la fermeture des frontières aux
immigrants, afin de défendre le niveau des salaires.
Progressivement, les politiques nationales répondent
au choc de l’ouverture par diverses mesures de
protection.

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Puissance des politiques nationales
La libéralisation des échanges au XIX –e siècle
ne joue qu’un rôle d’amplificateur éphémère de la
diminution des coûts de transport dans la réduction de
la distance économique. Le coût de déplacer un bien
ou un service d’un marché à un autre, peut en effet
être décomposé, d’une part, en coûts de transport et de
communication que l’on peut qualifier de naturels ou
techniques et, d’autre part, en coûts de transaction
résultant des différentes réglementations, notamment
protectionnistes.
Le mouvement de libéralisation se développe
au Royaume-Uni à partir de 1815 et culmine en 1846,
avec l’abolition des Corn Laws. De 1846 à 1860, le
Royaume-Uni a joué un rôle de leader en éliminant
unilatéralement diverses restrictions aux échanges et
en tentant de susciter un mouvement de libéralisation
de la part de ses partenaires, la France notamment.
Cette stratégie contribue à la signature du traité de
libre échange bilatéral de 1860. Entre 1846 et 1860, le
continent est un « océan de protectionnisme entourant
quelques îles libérales ». Les partisans du libéralisme
exploitent la coïncidence entre libéralisation et
développement rapide de l’Angleterre, alors que le

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sens de la causalité est plutôt inverse, c’est-à-dire que
l’industrialisation anglaise engendre une opposition
au maintien de la protection de l’agriculture. En effet,
celle-ci permet le maintien de prix agricoles élevés et
exerce ainsi un frein à la baisse des salaires des
employés des manufactures – un prix du pain plus bas
permettrait une baisse des salaires nominaux, tout en
maintenant le salaire réel. Les intérêts des secteurs
industriels en plein développement finissent par
prévaloir.
L’année 1860 marque le début de l’interlude
libéral en Europe, qui ne dure que jusqu’en 1879 –
soit une vingtaine d’années. La fin du XIX –e siècle
est, en effet, caractérisée par l’adoption de mesures
protectionnistes dans la plupart des pays, à l’exception
du Royaume-Uni. Aux Etats-Unis, pays très
protectionniste pour les biens manufacturés,
l’opposition entre le Sud, agricole et libéral, et le
Nord, manufacturier et protectionniste, jalonne le
siècle, le Nord l’emportant à partir des années 1860.
Par ailleurs, l’immigration massive de
travailleurs non qualifiés aux Etats-Unis exerce une
pression à la baisse des salaires pour les emplois du
bas de l’échelle et accroît les inégalités. La question

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entraîne des débats nourris et suscite un important
rapport parlementaire en 1911. Une première loi
restrictive interdit l’immigration chinoise en 1862, et
d’autres textes étendent les restrictions à l’ensemble
de l’Asie. Dans les années 1890, les mesures
restrictives se combinent à une réduction des flux en
provenance d’Europe. Puis, l’immigration connaît un
nouveau boom au tout début du siècle, suscitant de
nouvelles restrictions : en 1917, une loi instaure un
test de connaissance pour l’entrée aux Etats-Unis et,
en 1921, le système de quotas entre en vigueur,
marquant la fermeture du pays à l’immigration.
L’internationalisation rapide de la fin du XIX –
e siècle constitue ainsi un choc pour les économies
nationales les plus impliquées. Schématiquement, les
gouvernements cherchent à y répondre en rétablissant
la distance économique entre les pays : ils remplissent
les coûts de la distance géographique par l’érection de
barrières aux frontières, à l’encontre des biens, mais
aussi des immigrants. L’adoption de mesures
protectionnistes freine les échanges et le mouvement
de convergence entre les deux rives de l’Atlantique,
effectivement stoppé de 1913 à 1950.

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Le mouvement d’internationalisation se trouve
donc enrayé bien avant la Première Guerre mondiale.
A l’issue de celle-ci, les Etats s’efforcent de revenir à
l’ordre antérieur, notamment en restaurant
progressivement le régime de l’étalon-or. Ainsi,
pendant les années 20, l’internationalisation progresse
à nouveau. La croissance économique est vigoureuse,
et l’on observe un cercle apparemment vertueux entre
croissance, innovation et hausse des cours boursiers,
qui sous-tend un optimisme généralisé. De cette
période datent les premiers débats et tensions sur la
coordination des politiques monétaires. Mais
l’euphorie se résorbe brutalement avec la crise de
1929, l’abandon progressif de l’étalon-or au début des
années 30, le retour à des politiques protectionnistes
avec la loi Smoot-Hawley aux Etats-Unis, en 1930, et
une décennie marquée par la stagnation et le repli sur
soi. Ce sont des erreurs de politique économique,
notamment monétaire, qui entraînent la crise de 29 et
alimentent les tentations de repli, beaucoup plus que
les coûts de l’intégration économique internationale.

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Mondialisation : l’intégration globale à la fin du
XX –e siècle
Dans l’après-guerre, l’interdépendance
économique se développe en deux étapes. La première,
1947 – 1980, peut s’interpréter comme le retour de
l’internationalisation par les échanges. Dans une
seconde étape, à partir des années 80,
l’interdépendance prend un tour nouveau et se
transforme en mondialisation, très différente par sa
nature et sa portée de ce qu’a connu le monde un
siècle auparavant : l’intégration économique
internationale s’intensifie et se complexifie,
notamment du fait de l’accroissement de la mobilité
des capitaux.

Institutionnalisation de l’internationalisation
Après 1945, ce sont les politiques qui mettent
en place le cadre multilatéral dans lequel le
mouvement d’internationalisation pourra trouver un
nouveau souffle. Les institutions de Bretton Woods
(Banque Mondiale, Fonds Monétaire International) y
joueront un rôle fondamental en organisant les
relations financières et monétaires pour éviter les
mouvements déstabilisants des années 30, tandis que

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l’accord général sur les tarifs douaniers et le
commerce fournit le cadre institutionnel d’une
libéralisation progressive des échanges. A partir des
années 80, la protection tarifaire moyenne des biens
manufacturés dans les pays industrialisés n’est plus
que de quelques pour-cents. Les pays industrialisés
continuent de protéger leur agriculture (et les textiles),
tandis que les pays en développement protègent leurs
industries manufacturières. Cependant, malgré le rôle
de la protection non tarifaire et du recours aux
procédures antidumping, les politiques commerciales
sont, dans les années 80, plus libérales que jamais.
Dans les années 90, la libéralisation se poursuit et
s’étend aux services.
Ainsi les politiques refont-elles largement ce
qu’elles ont défait à la fin du XIX –e siècle et dans les
années 30. Mais jusqu’aux années 80, l’intégration
internationale procède davantage de l’échange que du
mouvement des facteurs de production. Les politiques
de l’immigration sont devenues restrictives, et le FMI
admet les contrôles de capitaux. Cette intégration se
fonde, toutefois, sur des institutions multilatérales qui
l’ancrent dans un ensemble de règles du jeu acceptées
par les différents pays. Au mouvement d’intégration

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de la fin du XIX –e siècle, tiré par le progrès
technique, succède ainsi l’internationalisation
institutionnelle de l’après-guerre, soutenue par ce
qu’il a été convenu d’appeler « la grande politique »,
à savoir le souci de l’Alliance atlantique d’opposer
cohérence, coopération et prospérité face au bloc
soviétique.

Intensification des échanges


C’est à tort que des comparaisons statistiques
rapides entre les deux fins de siècle sont invoquées
pour affirmer que la mondialisation est du déjà-vu. La
proportion des échanges de marchandises dans le
produit intérieur brut (PIB) des principaux pays est
passée de 5, 9% en 1870 à 8, 2 % en 1913, puis de 5,
2% en 1950 à 10, 3% en 1973 et 12, 8% en 1987. Elle
augmente encore dans les principaux pays dans les
années 90. Ce ratio, qui croît modérément entre les
deux périodes, pourrait accréditer l’idée que la
première moitié du XX –e siècle est une grande
parenthèse dans le processus d’intégration de
l’économie mondiale. Mais il donne une image
incomplète de la réalité, car, du fait de la part accrue
des services, la valeur ajoutée de la production

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manufacturière représente moins du tiers du PIB. La
production de marchandises est donc soumise à une
concurrence beaucoup plus intense que par le passé.
Pour ces biens échangés, le ratio du commerce sur la
valeur ajoutée passe en effet de 20% à la fin du XIX –
e siècle à 40% en 1997 (Bordo et al., 1999).
Par ailleurs, la composition du commerce
change profondément, le poids des matières premières
baissant au profit d’échanges croisés de produits
similaires, dits « intra-industrie ». Les multinationales
jouent un rôle moteur dans ces évolutions. Elles
organisent notamment des réseaux internationaux de
production, et les échanges « intra-firmes »
représentent près du tiers du commerce mondial de
marchandises. Les structures productives des
différents pays s’en trouvent bien davantage
imbriquées qu’à la fin du siècle dernier. A partir des
années 80, en outre, la concurrence des pays en
développement (PED) dans la production et le
commerce des biens manufacturés s’accroît fortement,
amenant dans les pays industrialisés de nouveaux
débats sur l’évolution de la spécialisation et les effets
du commerce international sur les salaires et le
chômage des travailleurs non qualifiés.

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L’internationalisation du XX –e siècle, comme
celle du XIX –e siècle, doit beaucoup au progrès
technique, qui réduit sensiblement les coûts de
transport et de communication (TIC), indissociable de
la mondialisation, produit un nouveau saut qualitatif.
Le fait de pouvoir disposer en temps réel
d’informations détaillées sur les marchés et les
capacités de production, permet d’amplifier la
segmentation internationale de la chaîne de valeur.
Certains PED, notamment asiatiques, prennent une
place croissante dans ces réseaux internationaux de
production, et l’essor de l’Internet devrait amplifier
encore ce mouvement. En outre, l’information de la
part du commerce dans le PIB sous-estime-t-elle la
pression concurrentielle. La concurrence dans le
secteur des biens échangés constitue d’ailleurs un
facteur d’innovation, dans la mesure où son existence
même affecte les stratégies des entreprises. Ex post,
cette pression concurrentielle ne se traduit pas
nécessairement dans les ratios du commerce. Au total,
la densification des échanges et le développement du
commerce intra-industrie conduisent à un mouvement
de convergence des prix d’ampleur historiquement
inégalée.

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Des interdépendances plus complexes
Au-delà de l’intensification des échanges, la
mondialisation se caractérise par une intégration plus
profonde et plus complexe des économies nationales,
qui s’explique par trois tendances : l’intégration
financière, le rôle moteur des multinationales, et la
diversification des sujets et des acteurs.
En termes nets, les mouvements des capitaux
ne sont peut-être pas plus importants qu’il y a un
siècle. Mais ils représentent des flux croisés beaucoup
plus volumineux et un va-et-vient incessant de capital
à court terme, à vocation principalement financière :
les volumes quotidiens échangés sur les marchés des
changes dépassent 1 500 de dollars. La structure des
financements a également changé. Alors que les
mouvements de portefeuille de la fin du XIX – e
siècle finançaient les dépenses publiques et les
dépenses d’infrastructures ou les activités minières, ils
se portent désormais sur les activités bancaires,
financières et industrielles d’une façon beaucoup plus
diversifiée.
L’intégration économique de la fin du XX –e
siècle procède largement de l’intégration financière

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liée à l’accroissement des mouvements de capitaux et
favorisée par l’essor des TIC, qui rendent certaines
réglementations désuètes et poussent à la
déréglementation, si bien que les gouvernements
semblent dorénavant impuissants à intervenir pour
« réguler » ces mouvements.
Cette mondialisation financière se manifeste
par de nombreuses crises monétaires et financières qui
illustrent la difficulté d’en faire l’apprentissage. Le
système monétaire international, devenu hybride et
désordonné, caractérisé par les fluctuations des taux
de change entre les grandes monnaies et ponctués de
crises récurrentes, témoigne bien de la complexité
introduite par la mobilité des capitaux. Mais surtout,
la crise asiatique de 1997, par son caractère imprévu
et son extension fulgurante, montre combien la
mobilité des capitaux et susceptible d’amplifier et
d’étendre au globe toute onde de choc, quelle que soit
son origine. Elle confirme aussi que les moindres
« erreurs » ou « déviances » des politiques
économiques sont susceptibles d’être très lourdement
sanctionnées. Certes, la spéculation n’est pas un
phénomène nouveau : les crises relèvent toujours
d’une même dynamique, faite d’une succession de

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périodes d’enthousiasme et de désillusion, et les coûts
de l’instabilité financière et monétaire ont été étudiés
par les historiens du XIX – e siècle. Mais le rythme et
la portée de la spéculation se sont accrus, amplifiant
ces coûts et faisant apparaître les marchés comme ces
censeurs parfois arbitraires de politiques publiques.
Corrélativement, le flux d’investissement direct
connaissant une très forte croissance à partir de la fin
des années 80, faisant des multinationales l’un des
moteurs de la mondialisation. Celles-ci sont
aujourd’hui plus développées et plus complexes que
leurs ancêtres du XIX –e siècle. Le progrès technique
et l’évolution des modes d’organisation évoqués plus
haut ont entraîné de véritables bouleversements dans
leur fonctionnement. L’organisation de réseaux de
production globaux explique, en partie, la
multiplication des alliances et des acquisitions trans-
frontières. Ces résultats constituent des canaux de
transferts internationaux de connaissance, que certains
pays émergents savent mettre à profit pour accélérer
leur développement. Les multinationales jouent aussi
un rôle important dans la production et les échanges
de services qui se sont beaucoup développés,
notamment parce qu’ils dépendent fortement des

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capacités d’échanges d’information. La concurrence
dans les services, liée à la fois au commerce et à
l’investissement direct, dépend aussi des dispositions
réglementaires, ce qui ajoute une nouvelle dimension
à la complexité de la mondialisation.
Plus fondamentalement, la mondialisation
place les systèmes nationaux en situation de
concurrence dans de nombreux domaines : politiques
économiques et fiscales, protection sociale, systèmes
éducatifs, systèmes d’innovation. Cette concurrence
conduit à rechercher des modèles : le modèle japonais
domine les années 80, jusqu’à l’explosion de la bulle
financière et son remplacement par le modèle
américain. Elle pose le problème de l’harmonisation
de certaines politiques et conduit à privilégier celles
qui semblent marcher. Deux tendances apparaissent
ainsi : le benchmarking, qui consiste à identifier les
mesures les mieux adaptées pour organiser la
convergence autour de ces mesures ; et la définition
de codes de bonne conduite, susceptibles de laisser
aux différents pays une marge de manœuvre tout en
respectant certaines normes. Mais la négociation sur
la libéralisation des échanges de biens et services dans
le cadre de l’Organisation mondiale du commerce

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(OMC) met en jeu bien d’autres aspects des politiques
publiques que les politiques tarifaires. Les réductions
successives des tarifs douaniers attirent en effet
l’attention sur l’ensemble des réglementations et des
subventions qui apparaissent comme autant de
distorsions. La négociation elle-même devient plus
complexe et met en jeu des décideurs autres que les
négociateurs commerciaux habituels.
Enfin, cette complexité accrue se retrouve dans
la montée de sujets de préoccupation « globaux » :
l’environnement, les droits de l’homme, les normes
sociales, la sécurité alimentaires, la stabilité financière,
les inégalités, etc. Certains de ces thèmes sont liés au
commerce, mais ne peuvent être réduits à cette seule
dimension. Ils sous-tendent les revendications de
multiples organisations non gouvernementales (ONG),
émanations désordonnées de la société civile et qui
deviennent les acteurs du débat sur la mondialisation
dont les positions, comme le montre la conférence
ministérielle de l’OMC à Seatle, en novembre 1999,
ne peuvent être ignorées.

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Gouverner la mondialisation
A la fin du XIX – e siècle, les conséquences de
l’internationalisation en matière de répartition des
revenus et de croissance des inégalités, ont alimenté
un phénomène de rejet, conduisant les politiques à
élever des barrières au commerce et aux flux
migratoires. Un nouveau phénomène de rejet est en
train de prendre forme vis-à-vis de la mondialisation,
dont l’émergence des ONG est un avatar. En réalité, il
est difficile de distinguer les effets de la
mondialisation de ceux du progrès technique, mais
l’interaction de ces deux phénomènes entraîne des
coûts d’ajustement élevés, surtout pour ceux qui ont le
moins de ressources intellectuelles et sociales. Le
commerce est ainsi en partie responsable de la baisse
des salaires réels relatifs des travailleurs non qualifiés,
dans une fourchette de 10 à 20 %. Les multinationales
sont l’une des cibles principales des oppositions :
outre les craintes relatives aux délocalisations, elles
sont accusées de diffuser une version anglo-saxonne
du capitalisme, qui rebute certains pays. Enfin, la
mondialisation alimente les inquiétudes sur la
réservation des cultures nationales, en soumettant

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l’ensemble des activités publiques et privées à la
concurrence.
Contrairement à ce que prédit la théorie
néoclassique, les revenus des différents pays ne
convergent pas systématiquement. Certains PED se
sont engagés dans un processus de rattrapage des pays
riches, mais d’autres, en particulier en Afrique
subsaharienne, font figure d’exclus de la
mondialisation. Ils ne disposent ni des infrastructures,
ni du capital humain, ni même des conditions
générales en termes de santé et d’organisation
institutionnelle pour bénéficier de transferts de
technologie. Ainsi, à la fin du XX –e siècle, la
problématique Nord-Sud se renouvelle, avec
l’apparition d’une sorte de fossé technologique qui
partage à nouveau le monde en trois : les pays qui
innovent, ceux qui sont susceptibles d’utiliser les
innovations à leur profit, et les exclus du processus
d’innovation et du progrès technique.
La comparaison avec le XIX –e siècle conduit à
se demander pourquoi un tel rejet ne s’est pas produit
plus tôt, car les économies occidentales et leurs alliées
ont connu près d’un demi-siècle d’intégration
croissante sans que les oppositions qu’elles génèrent

32
se cristallisent vraiment. Il est vrai que les institutions
multilatérales (Banque Mondiale, GATT, FMI),
créées pour mettre en œuvre et consolider
l’internationalisation, ont permis de gérer les
problèmes et les conflits internationaux, et qu’au
niveau national les politiques sociales ont redistribué
en partie les bénéfices de la mondialisation et facilité
des ajustements socialement coûteux.
Or, tant les institutions multilatérales que les
politiques sociales font face aujourd’hui à de
nouveaux défis. Le FMI, l’OMC et la Banque
Mondiale voient leurs rôles et leurs missions évoluer
avec l’intégration économique croissante, mais ils se
révèlent mal adaptés à la complexité de la
mondialisation. Quant aux politiques sociales, elles
s’épuisent peu à peu, car leurs sédimentations
successives les empêchent de répondre aux nouveaux
besoins. Leur financement fait aussi problème, dans
un contexte où la concurrence fiscale prive de recettes
les gouvernements trop généreux, qui doivent taxer
des facteurs de production de plus en plus mobiles.
Enfin, la mondialisation et le progrès technique
contribuent à la promotion de « l’individu-roi » et

33
aux évolutions idéologiques qui ne laissent plus
qu’une place réduite à l’impératif de solidarité.
Quels sont les risques ? L’expérience de la fin
du XIX –e siècle enseigne que la prise en compte
insuffisante des coûts de l’internationalisation
alimente la tentation de la fermeture et du repli sur soi.
L’économie politique de l’ouverture ne se fonde pas
tant sur l’analyse globale coûts/bénéfices, et il ne
suffit pas qu’elle penche en faveur des bénéfices pour
que la mondialisation soit acceptée. Car c’est la
répartition des coûts et des bénéfices qui détermine,
en définitive, les réactions et les réponses apportées
aux nouveaux enjeux.
La fragilité de la mondialisation contemporaine
ne tient donc plus directement à ses effets en termes
d’emplois et de revenus, comme au XIX –e siècle,
mais plutôt à la capacité des institutions qui la sous-
tendent, de s’adapter aux nouveaux défis :
l’élargissement des dimensions de la mondialisation,
accroissement de sa complexité, multiplication des
acteurs, nations tentées de s’arc-bouter sur des pans
de souveraineté illusoires qui doivent, peu à peu, être
mis en commun, etc. D’une certaine façon,
l’intégration européenne montre la voie. Mais elle en

34
illustre aussi la complexité. Et il n’est pas sûr que
l’Europe puisse servir de modèle à l’organisation de la
mondialisation, car le processus d’intégration
européenne se produit dans un contexte historique et
politique exceptionnel.
La mondialisation est fondamentalement liée
aux progrès technologiques. Ce que l’histoire
enseigne, surtout, c’est ce que la façon dont elle est
gérée et le contexte institutionnel national et
international qui l’encadre déterminent à la fois les
bénéfices que l’on peut en tirer de sa stabilité. A la fin
du XIX –e siècle, les gouvernants ignorent d’abord le
choc de l’internationalisation en termes de répartition
des revenus avant d’y répondre par des politiques de
fermeture. Dans l’entre-deux-guerres, des erreurs de
politique économique sonnent le glas de l’âge d’or.
Aujourd’hui, les mouvements de rejet qui se
manifestent amènent à se préoccuper davantage des
conditions mêmes de gestion de la mondialisation.

35
Vers une politique étrangère
commune en Europe:
mythe ou réalité?

Quelques mois après l’élargissement de


l’Union européenne, et alors que la crise irakienne a
montré les divergences pouvant exister entre les 25
Etats membres sur les questions de politique étrangère,
Christoph Heusgen a exposé les perspectives d’avenir
et les avancées déjà réalisées par l’UE dans ce
domaine. Fin 1998, le sommet franco-britannique de
Saint-Malo, par lequel le Royaume-Uni avait accepté
le principe d’une identité européenne de sécurité et de
défense, avait été un premier succès.
À plusieurs égards, l’année 1999 a constitué un
tournant décisif. La crise au Kosovo, qui a nécessité

36
l’intervention de l’OTAN, a été un nouveau signe de
l’impuissance de la politique étrangère de l’UE, mais
la prise de conscience qui s’en est suivie a été
salutaire. De plus, un large éventail d’institutions
civiles et militaires a été mis en place par le traité
d’Amsterdam, avec deux préoccupations majeures :
éviter les doublons par rapport aux initiatives de
l’OTAN et tenir compte des limites actuelles des
moyens européens. L’objectif prioritaire est d’assurer
la paix et la stabilité aux portes de l’UE, à savoir dans
les Balkans.
D’ailleurs, la politique menée en Macédoine
par le Haut représentant pour la PESC Javier Solana,
qui a abouti à la formation d’une coalition
gouvernementale, est un bon exemple de réussite. À
ce jour, l’UE s’est engagée dans six interventions,
allant de l’opération de police (Bosnie, Macédoine) au
rétablissement de l’État de droit (Géorgie) en passant
par l’envoi d’observateurs militaires (Soudan). Elle
fait également entendre sa voix dans des zones de
conflit par le biais de ses envoyés spéciaux.
Récemment, la Convention sur l’avenir de l’Europe
l’a dotée d’un ministre des Affaires étrangères, autour

37
duquel il va désormais s’agir de développer des
services appropriés, notamment de type diplomatique.
Dans les années à venir, l’UE se trouvera
confrontée à plusieurs défis : la recherche d’une
réaction commune aux conflits, plus longue à obtenir
dans une Union élargie ; la prévention, par le
développement des moyens civils et le règlement de la
question chypriote. Sur ces questions qui touchent au
cœur de la souveraineté nationale, la volonté politique,
l’action collective et l’implication des nouveaux États
membres permettront à l’UE d’assumer la
responsabilité qui est la sienne à l’égard de la stabilité
internationale.

La politique étrangère et de sécurité commune et


son impact sur les relations transatlantiques

Le 28 février 2003, M. Sascha Müller-Krämer,


directeur de la fondation Heinrich Böll, fondation
allemande proche des verts, est intervenu à l’Ifri dans
le cadre d’un séminaire sur la politique étrangère et de
sécurité commune (PESC) de l'UE, le rôle du tandem

38
franco-allemand et les relations germano-américaines
depuis l'arrivée au pouvoir du gouvernement rouge-
vert. Actuellement, le parti des Verts en Allemagne
s’intéresse principalement à trois dossiers au niveau
européen, à savoir les travaux de la Convention
européenne, les élections du Parlement européen
l'année prochaine, et la crise irakienne.
Le conflit irakien a mis en question l’idée
d’une politique étrangère commune de l'UE. Certaines
voix ont souligné l'importance de renforcer la
coopération commune à un moment où les points de
vue des gouvernants concernant la politique étrangère
sont diamétralement opposés. Mais une large partie de
l'opinion publique et de nombreux politiciens ont
conclu de cet échec que le projet d'une politique
étrangère commune était définitivement impossible.
Cette crise n'aurait pourtant pas dû être une
surprise. La politique étrangère est un processus en
marche, qui exige de modifier points de vue et
stratégies afin de s’adapter aux défis inconnus. Le
consensus entre les pays membres de l'UE est
l'exception plutôt que la règle : ce n'est que face aux
problèmes survenus dans les Balkans et vis-à-vis du
conflit israélo-palestinien qu'on a pu observer des

39
approches communes. En ce qui concerne l'Irak, un tel
consensus n'a jamais existé.
Face à un problème majeur comme une guerre,
il n'est donc guère étonnant que les gouvernements
soient loin de s’accorder sur une approche commune.
Mais chaque crise, par exemple le conflit des Balkans,
a jusqu'à aujourd’hui renforcé la politique étrangère
commune et la volonté de poursuivre une telle
politique. L'UE doit absolument trouver un point
d'accord dans cette crise. Sans cela, l'UE ne pourra
pas s'engager en Irak, que ce soit aux plans
économique, humanitaire, voire – mais alors dans un
cadre limité – militaire.
Les événements des dernières semaines ont en
tout cas montré qu'il ne sera pas aisé d'aboutir à une
position commune. Sur la crise irakienne, l'Allemagne
et la France ont une conception similaire, que les
autres pays de l'UE ne partagent pas. En publiant leur
lettre commune, « les 8 » ont profondément déçu ces
deux pays. Ils ont également manqué de tact en
omettant d'informer la Grèce, qui détient actuellement
la présidence de l'UE. Inversement, Jacques Chirac a
provoqué par ses remarques l’agacement des futurs
nouveaux pays membres, alors qu’il aurait dû savoir

40
que l'image d'un axe franco-germano-russe, et surtout
d'un axe germano-russe, évoquerait inévitablement
des souvenirs désagréables dans des pays comme la
Pologne.
Mais la crise actuelle révèle des problèmes qui
sont plus étendus et qui ne se limitent pas à l'Irak :
dans une Europe à 6, il était possible de formuler à
deux les principales décisions. A 25 et plus, cela ne
sera plus possible. M Schröder a pensé, au début de
son premier mandat, élargir l'axe franco-allemand à
un triangle : sa première visite d'Etat l'a ainsi guidé à
Londres. Depuis la crise irakienne, et même avant, il
ne reste visiblement plus rien de ce triangle. M. Kohl
avait déjà essayé d'élargir l'axe franco-allemand en
incluant Varsovie. Mais la France et l'Allemagne ne
sont ni assez représentatives, ni assez fortes d'un point
de vue économique ou politique pour imposer leurs
idées aux autres membres de l'UE. Le tandem a perdu
de son importance aux yeux de l'opinion publique
alors que d'autres pays gagnent en importance. Les
nouvelles générations ont aujourd'hui des approches
différentes.
Pour mentionner un exemple : seulement 20%
des Allemands apprennent le français à l'école et

41
seulement 2% le parlent couramment. La crise
actuelle montre la nécessité d'une communication
approfondie entre la "vieille Europe" et la "nouvelle
Europe". La France et l'Allemagne ne sont plus
capables de résoudre à elles seules l’ensemble des
problèmes. Une Europe bipolaire n'est plus possible :
aujourd'hui, l'heure est multipolaire. Néanmoins, les
relations franco-allemandes conservent une certaine
importance, car les problèmes au sein de l'UE ne
peuvent pas être résolus sans un accord entre la
France et l'Allemagne. Cependant, les deux pays ont
besoin de projets communs pour renouveler leurs
relations.
Une des questions principales au sujet de la
politique étrangère commune européenne est celle du
rôle et de la position des États Unis en Europe. Les
événements qui ont eu lieu à partir de 1989 ont
modifié la raison d'être de l'OTAN. Des journaux
américains comme le New York Times ou le
Washington Post ont remis en question la nécessité de
l'OTAN. Le débat sur les missiles Patriot livrés à la
Turquie, a soulevé des questions sur le
fonctionnement des décisions en son sein : les États-
Unis ont-ils encore besoin de l'OTAN ou vont-il

42
désormais préférer agir avec des alliés triés sur le
volet ?
Le rôle-clef de l'OTAN va-t-il être modifié,
comme ce fut le cas au Kosovo, pour fournir des
moyens de résolution des conflits un peu partout dans
le monde ? Aucune organisation n'a garanti la sécurité
en Europe aussi bien que l’OTAN. Et aucun homme
politique allemand ne songe à proposer son
affaiblissement. Mais une Europe élargie a besoin de
stratégies de sécurité approfondies. L'élargissement
est déjà un facteur de sécurité pour les nouveaux pays
membres. Mais les questions de sécurité doivent
également s'étendre aux questions de protection civile
et de police.
Pour cela, comme ce fut le cas lors des travaux
de la Convention, l'Allemagne et la France doivent
proposer des initiatives, sans vouloir pour autant
diriger. Depuis la réunification, l'Allemagne n'avait
participé à aucun engagement militaire autre que
national. Cela a changé en 1998 avec le nouveau
gouvernement social-démocrate en Allemagne. Et a
surpris les Américains, surtout dans la mesure où les
sociaux-démocrates étaient traditionnellement
pacifistes, les Verts étant eux-mêmes un produit du

43
mouvement pacifique en Allemagne au début des
années 1980. Composé par ces mêmes partis, le
gouvernement de coalition a ainsi participé aux
engagements militaires au Kosovo, en Macédoine
mais également en Afghanistan, dans le cadre de
l'action "Enduring freedom".
Ce processus a commencé sous M. Kohl.
L'Allemagne, devenue un pays riche, dotée de
nouvelles générations administratives et politiques, a
reconnu la nécessité pour elle de prendre davantage de
responsabilités. Non pas à des fins géostratégiques,
mais pour des questions morales. Depuis quatre ans,
l'Allemagne compte parmi les partenaires stratégiques
préférés des États Unis. En ce qui concerne l'Irak, les
Etats-Unis attendaient un soutien, sinon militaire du
moins politique, du gouvernement allemand. Le refus
allemand ne s'explique pas seulement par les
promesses électorales de M. Schröder, qui s'est
d'ailleurs ainsi rapproché de la ligne de M. Chirac et
de M. Fischer.
En 2001 déjà, M. Schröder et M. Fischer
avaient renoncé à un engagement en Irak. Le discours
actuel en Allemagne est marqué par des dimensions
morales, ainsi que par le souhait d'un système

44
international multilatéral. La politique actuelle de
l'Allemagne n'est donc pas seulement une politique
pacifiste : le pacifisme de gauche allemand n'existe
plus depuis Srebrenica. Les manifestations dans toutes
les grandes villes d’Europe occidentale ont été
également beaucoup plus politisées que les
manifestations en Allemagne en 1982/83, par exemple.
Elles ont exprimé à la fois la méfiance envers une
Amérique au pouvoir illimité, envers une idéologie de
préemption, et un soutien profond vis-à-vis de l'ONU.
A un moment où l'ONU et l'OTAN voient leur
rôle redéfini, si ce n’est même remis en question, la
Politique étrangère et de sécurité commune joue un
rôle primordial. Elle exige un véritable débat
européen, et non plus seulement la juxtaposition de
débats nationaux. La crise irakienne, malgré toutes ses
difficultés, offre ainsi la possibilité de débats, de
questionnements et de nouvelles approches, qui
permettront peut-être de parvenir à une véritable
politique étrangère commune.

45
Quelle géopolitique
au XX -e siècle ?

Les éditions <Complexes> nous livrent un livre


passionnant issu d’une thèse rédigée dans le cadre du
Centre d’analyse politique comparée de l’Université
Montesquieu de Bordeaux, sous la direction du
Professeur Henri Martres. En un temps où la règle
anglo-saxonne « publish or perish » conduit à la
multiplication d’ouvrages qui satisfont plus la vanité
de l’auteur qu’ils ne font progresser la connaissance,
le travail de Gérard Dussouy mérite d’être salué :
travail de fond nourri par un savoir encyclopédique,
mûri par de hautes lectures, il appartient à un genre
qui paraît presque désuet dans une université où

46
l’emportent les mirages de l’épistémologie externe
dénoncés par François Dagognet.
La géopolitique a connu une longue période de
disgrâce, en partie méritée, en raison de sa
compromission avec les politiques de puissance et
d’expansion territoriale des Etats. La naissance de la
géopolitique a été concomitante de la compétition
farouche des grandes puissances à la fin du XIX -e
siècle et de l’aventure impérialiste.
Les liens de la géopolitique allemande de
Ratzel à Haushoher, avec la notion d’« espace vital »
centrale dans la politique allemande, sont bien connus.
Plus près de nous, « le Grand Echiquier » de Zbignew
Breszinszki se présente ouvertement comme une arme
intellectuelle au service de la défense des ambitions
hégémoniques américaines. Plus surprenant, mais non
moins significatif, est la réactivation récente de la
notion d’espace vital par un membre du
gouvernement israélien responsable des colonies.
Hier encore confinée dans les lieux où l’on ne
pouvait se passer de l’usage des cartes - les écoles
militaires principalement -, la géopolitique connaît un
retour en grâce non dépourvu d’ambiguïtés. Elle est
devenue un phénomène médiatique avec la

47
multiplication des atlas stratégiques et des émissions
de télévision, dans lesquelles des cartes bien coloriées
à l’aide de logiciels performants tiennent lieu de
démonstration.
Il est vraisemblable que l’effondrement de
l’Union soviétique et la redistribution des cartes de la
puissance à laquelle elle a donné lieu, ont largement
contribué à cette promotion. Il en est sans doute de
même du retour de la guerre, de la première guerre du
Golfe à la seconde, en passant par l’effondrement de
la Yougoslavie dont les aspects ethniques et religieux
se prêtaient à merveille au coloriage. On peut
également penser que la crise de la discipline «
relations internationales » résultant de l’effondrement
du système international bipolaire, a ouvert pour la
géopolitique une fenêtre d’opportunité non
négligeable.
L’intérêt du travail de Gérard Dussouy réside
dans le fait que, loin des modes et des intérêts, il tente
de redonner un statut épistémologique à l’approche
géopolitique.
Quelle que soit l’appréciation que l’on puisse
porter sur les résultats auxquels il parvient, il convient
de souligner l’importance de la démarche et le sérieux

48
de l’entreprise conduite avec brio. Il est vrai qu’en
matière d’espace, de territoires et de réseaux, les
chantiers sont nombreux à une époque où la
mondialisation, la révolution de la communication,
mais aussi les bouleversements qui affectent tant le
système international que ses unités, contraignent à
une remise en question d’un grand nombre de
paradigmes.
L’originalité de Gérard Dussouy est de
travailler à la rencontre entre théorie de l’espace et
théorie du système international en mobilisant deux
notions : celle de morphologie géopolitique et celle de
configuration géopolitique. Gérard Dussouy désigne
par « morphologie » le lieu où les espaces
matérialisables de la vie internationale s’entrecroisent,
se superposent, s’associent ou s’affrontent. Il réduit
ces espaces à quatre : l’espace naturel ou physique,
l’espace diplomatico-stratégique, l’espace
démographique et l’espace économique.
C’est au niveau de cette morphologie - qui fait
une place essentielle à la stratégie des acteurs - que
sont mis au jour les réserves de puissance, les
corrélations de force et les grands équilibres. La «
configuration » du système international, elle, a ceci

49
de particulier qu’elle résulte de « l’interaction du réel
et de l’imaginaire » par la prise en compte des
idéologies. Cette approche, qui laisse place aux
stratégies des acteurs et aux perceptions, permet
d’éviter les déterminismes rigides qui accompagnent
trop souvent les études géopolitiques et d’inventorier
les trois configurations à ses yeux possibles et qui
présentent l’avantage de faire le tour des
problématiques géopolitiques actuelles : celle d’un
monde qui s’homogénéise de plus en plus sous
l’influence du marché et des valeurs occidentales ;
celle de ses divisions innombrables et de ses conflits
sous l’effet des tensions dominantes ; celle d’un
possible équilibre mondial.
L’examen minutieux des différentes formes de
la puissance dans l’espace ne conduit en tout cas pas
l’auteur à sortir du paradigme étatique : « en dépit de
tout ce qui a été écrit sur le recul ou la prétendue fin
de l’Etat, on peut admettre, écrit Gérard Doussouy, ce
constat essentiel: l’Etat forme un complexe de
capacités stratégiques et reste à ce jour l’unique siège
de négociation, de coercition ou d’influence. Tous les
autres centres de pouvoir, aussi persuasifs, extensifs
ou pugnaces soient-ils - même l’efficace pouvoir

50
économique, celui idéologique ou culturel - sont
frappés d’une infirmité : l’unilatéralisme ».
L’auteur est-il finalement parvenu à redonner
un nouveau statut théorique à la géopolitique ? Dans
une remarquable préface à l’ouvrage, Jean-Louis
Martres le pense. Il estime que la réussite de Gérard
Dussouy tient en particulier au fait que sa conception
circulaire du système international - avant d’imposer
ses règles de conduite aux acteurs, le système est lui-
même une résultante déterminée par le poids des
facteurs de puissance - permet d’incruster la lecture
géopolitique de la théorie des relations internationales
comme pivot incontournable de ses développements
ultérieurs.
Plus généralement, la force du travail de Gérard
Doussouy est de mobiliser et de mettre en relation, en
leur donnant leur pleine dimension spatiale, des
résultats obtenus dans différents domaines. A une
époque où les repères des différentes sciences sont
devenus problématiques, où les anthropologues font
de la sociologie, les politologues de la sociologie, les
sociologues de la science politique et les économistes
de la psychologie, les progrès de la connaissance

51
relèvent bien souvent de l’interdisciplinarité. Gérard
Dussouy excelle à établir des ponts entre disciplines.
Dans quelle mesure ce « pontage » constitue-t-
il les fondements d’une nouvelle géopolitique ? C’est
moins évident. On pourrait faire à la belle oeuvre de
Gérard Dussouy le reproche qu’il est possible de faire
à la géographie. Alors que les principales sciences
sociales se sont affirmées en se spécialisant, la
géographie a été ravalée au rang de science auxiliaire,
en raison même de sa prétention exagérée à être une
science englobant les autres sciences et susceptible de
penser tous les aspects du monde. L’activité de
synthèse présente toujours le risque de sauter par-
dessus les étapes d’une analyse aux visées plus
modestes.

52
L’Etat-Nation

Fondement des relations internationales et


principal cadre d'existence et d'exercice de la
souveraineté et de la démocratie des communautés
humaines contemporaines, l'Etat-nation est, en cette
fin de XX -e siècle, remis en question par les
phénomènes de régionalisation comme de
mondialisation.
Comment le modèle politique et administratif
de l'Etat-nation s'est-il diffusé dans le monde ? L'Etat-
nation, tel qu'il se retrouve aujourd'hui dans le droit
international, est un système politique singulier
inventé par l'Europe occidentale, et qui a mis six
siècles pour s'affirmer, entre le XIII -e et le XIX -e
siècle, à l'échelle de l'Europe entière. Car lorsque
l'Etat est né en France, en Espagne, en Angleterre, il
coexistait encore avec d'autres formes de systèmes

53
politiques, à savoir les cités, l'Empire et la papauté,
par rapport auxquels il a eu à s'émanciper. Après quoi,
il a pénétré les espaces de culture occidentale que sont
les Amériques, avec l'indépendance des Etats-Unis et
celle des sociétés d'Amérique latine, où l'Etat-nation a
triomphé comme mode d'organisation politique au fur
et à mesure des accessions à l'indépendance.
« On voit se constituer de nouvelles formes de
solidarités transnationales »
La troisième vague a été la diffusion partielle,
mais forte, du modèle stato-national, vers des empires
situés à la périphérie proche ou lointaine de l'Europe
et victimes de la puissance montante du modèle
européen. Ces empires ont eu précisément pour
politique d'introduire, de manière sélective, la recette
du vainqueur pour se rétablir ou pour tenter de se
rétablir. C'est ainsi que s'est opérée très lentement, au
tournant du XIX -e siècle, la lente étatisation de
l'Empire ottoman, qui a abouti à la Turquie kémaliste
des années 20. C'est vrai également de la Perse, de
l'Afghanistan, et de systèmes plus lointains - tels que
le Royaume birman, le royaume de Siam et surtout le
Japon du Meiji, au XIX -e siècle qui, pourtant, lui, ne
fut jamais vaincu avant 1945.

54
Enfin, il y a une dernière vague -
quantitativement la plus importante -, qui est la vague
de la décolonisation en Asie et en Afrique, tout au
long des années 50 et surtout 60. Elle a consacré la
naissance d'Etats-nations reflets du modèle stato-
national occidental et principalement du modèle stato-
national français.
Quels sont les effets du phénomène actuel de
mondialisation sur les fondements et les fonctions de
l'Etat-nation ? Est-il voué à disparaître devant la
concurrence de ces nouveaux acteurs infra- ou supra-
nationaux ? La mondialisation n'est pas, comme on le
dit trop souvent aujourd'hui, un phénomène
principalement économique. A la base de la
mondialisation, il y a une révolution technique
extrêmement importante, qui est l'abolition de la
distance par les progrès de la communication. Cela a
eu un effet extrêmement important sur le plan
politique, puisque la distance a cessé de devenir cette
ressource de gouvernement qu'elle a été pendant des
siècles. L'autorité de l'Etat-nation reposait en partie
sur la distance, car elle donnait un sens au territoire
national - la juste mesure de la communication
possible à l'intérieur d'une communauté humaine - et

55
une fonction médiatrice à l'Etat, dès que les individus
cherchaient à communiquer entre eux.
Or, étant donné l'extraordinaire prolifération de
relations transnationales qui s'opèrent entre les
individus par-delà les frontières et en contournant le
contrôle de l'Etat, cela n'a plus de sens aujourd'hui.
D'où le redéploiement des fonctions de l'Etat-nation
dans la mesure où ce dernier a pour nouvelle
perspective politique de gouverner dans un système,
où la communication lui échappe et où il doit assurer
la régulation de cette explosion de relations
transnationales.
« Le grand défi sera d'organiser différents
niveaux de citoyenneté »
La mondialisation a, bien sûr, été mise à profit
par tous les acteurs potentiels, à commencer par les
acteurs économiques, d'où effectivement cette poussée
de néolibéralisme, conséquence de la capacité des
individus à investir et à commercer directement en
dehors de l'Etat et hors de son contrôle. Mais, on voit
aussi se constituer, à côté du marché, d'autres formes
de solidarités transnationales. Par l'immédiateté de
l'image, de l'information et de la communication, tous

56
les individus se trouvent directement impliqués dans
les affaires intérieures des Etats voisins ou lointains.
La mondialisation permet l'émergence d'un très
grand nombre d'acteurs, qui vont avoir leur propre
action internationale, leur propre volonté politique -
c'est le cas des ONG - ou qui vont faire pression sur
l'Etat pour qu'il intervienne sur la scène mondiale -
c'est le cas de l'opinion publique internationale. On
assiste donc à la constitution d'un vaste espace public
qui prend en charge les questions internationales, à
côté du système interétatique et hors du contrôle des
Etats.
L'Etat constitue-t-il un cadre indépassable à
l'exercice de la souveraineté ?
Il n'est pas facile de répondre à la question du
devenir de l'Etat, car avec le progrès technologique,
l'Etat renforce aussi ses moyens d'action, de coercition
et de communication. Plutôt que de parler de fin de
l'Etat, je parlerai donc d'une transformation profonde
de l'Etat, qui perdure à côté d'autres acteurs
internationaux non étatiques, tout en perdant l'une de
ses marques essentielles, à savoir le principe de
souveraineté.

57
Justement, quel rôle joueront, à l'avenir, ces
nouveaux acteurs, et de quelle manière leur rôle
s'articulera-t-il avec celui joué par l'Etat-nation ?
L'articulation entre ces deux types d'acteurs
devient l'enjeu majeur de nos relations internationales
contemporaines. L'Etat a plusieurs atouts dans son jeu.
Il bénéficie des vertus du partenariat privilégié : il est
beaucoup plus facile de négocier avec un Etat que de
négocier avec un flux transnational. On peut à la
rigueur négocier avec une firme multinationale, car
c'est le type d'acteur transnational le plus proche de la
rationalité étatique, mais pas avec un flux migratoire,
ou avec des investisseurs individuels, ni a fortiori,
avec des organisations mafieuses.
C'est l'un des drames des nouveaux conflits
internationaux : les milices ou les seigneurs de guerre
ne se prêtent ni à la négociation ni aux logiques de
pacification, tandis que l'Etat-nation est, lui, reconnu
par le droit et les organisations internationales, tous
deux inter-étatiques. Or ces acteurs, bien que non
institutionalisés, sont souvent des partenaires décisifs
du jeu international.
Mais, sur un autre plan, des réseaux
transnationaux de communication se constituent et

58
font circuler l'information, souvent au grand dam des
Etats, dont les responsables aimeraient bien que l'on
taise telle ou telle violation des droits de l'Homme qui
est cependant divulguée par les ONG et vient ainsi
rendre honteuse la diplomatie économique de certains
Etats.
Un jeu de frottement entre ces différents types
d'acteurs s'opère donc à travers la dynamique de cet
espace public international. Mais ce dernier n'est pas
que le procureur général d'un ordre international
souvent éthiquement contestable. C'est aussi
l'entrepreneur de causes humanitaires, l'un des grands
initiateurs de cette évolution sensible des diplomaties
stato-nationales : grâce à quoi la diplomatie des droits
de l'Homme commence à prendre un sens et les
diplomaties d'Etat acceptent maintenant de se saisir
des guerres civiles, des conflits intérieurs, des
processus d'épuration ethnique sous la pression de
cette opinion publique internationale. L'ensemble de
ces interactions restant encore, malgré tout,
imprévisibles.
Ce cadre politique d'exercice de la démocratie
qu'est l'Etat-nation en Europe vous, paraît-il périmé
ou perfectible ? L'avènement de la citoyenneté a

59
conféré à la communauté politique nationale le statut
de communauté délibérative. Et, dans le contexte du
XIX -e siècle et de la majeure partie du XX -e siècle,
ceci était nécessaire pour construire et parachever la
démocratie. Force est d'admettre aujourd'hui que les
communautés politiques nationales sont de moins en
moins délibératives parce que les grandes décisions ne
s'opèrent plus à l'échelle des communautés politiques
nationales ; certaines d'entre elles se prennent déjà à
l'échelle de l'Union européenne, ou même à l'échelle
mondiale. Or, s'il est évident que l'intégration
régionale ainsi que des formes d'intégration mondiale
apparaissent, celles-ci peinent à produire de nouvelles
communautés politiques délibératives. Il faut donc
construire une nouvelle citoyenneté à l'échelle de
vastes ensembles régionaux. D'où le caractère
fondamental de la citoyenneté européenne.
De plus, cette citoyenneté déconnectée du
territoire national s'accompagne du regain d'une
citoyenneté de proximité. Il existe donc plusieurs
strates de citoyenneté : locale, nationale bien entendu,
régionale mais, également, transnationale. Le grand
défi va donc être d'organiser ces différents niveaux de
citoyenneté. Car dans notre esprit français et jacobin,

60
la citoyenneté ne peut correspondre qu'à une
allégeance hiérarchiquement supérieure à toutes les
autres : le citoyen est d'abord citoyen d'un Etat. Or
dorénavant cette citoyenneté multiple va devoir être
crédible et démocratique. Sinon le niveau
d'intégration régional et mondial sera abandonné à la
technocratie et le niveau national restera celui du
citoyen, mais sa faculté de délibération deviendra
totalement illusoire.
Existe-t-il une spécificité française en matière
de compréhension et d'analyse de ces différents
phénomènes ? En France, nous sommes très sensibles
au problème de l'Etat et de son devenir, car, si la
France n'a pas inventé l'Etat, elle est à l'origine d'un
modèle d'Etat-nation, qui a eu un effet de diffusion
très important à travers le rayonnement des Lumières
et de la Révolution française. Maintenant que ce
modèle de l'Etat-nation se trouve défié, nous sommes
en première ligne.
Mes collègues étrangers ont souvent tendance à
considérer que mes analyses traduisent davantage une
obsession française qu'un enjeu majeur et déterminant
de l'évolution planétaire. Il est vrai que nous avons
peut-être plus de mal à penser un monde post-

61
souverainiste, dans lequel l'Etat devrait abandonner à
la société civile et aux réseaux transnationaux des
responsabilités nouvelles. Mais fondamentalement, la
question de l'articulation entre l'espace public
international et le domaine des Etats concerne tout le
monde. Les crispations souverainistes ne sont pas le
fait exclusif de la France. Après tout, les Etats-Unis,
qui se veulent pourtant très émancipés par rapport à
cette culture de l'Etat, sont le principal contestataire,
avec la Chine, de la création de cette Cour criminelle
internationale qui est peut-être l'une des premières
productions institutionnelles post-souverainistes.
De même, les pays du tiers-monde, qui
n'appartiennent que très superficiellement à cette
culture stato-nationale, sont eux aussi attachés à
certains des attributs que la mondialisation vient
aujourd'hui directement mettre en cause. Il s'agit là de
courants fondamentalement conservateurs. Mais, au-
delà de cette réponse réactionnaire, il y a des réponses
novatrices. Le rôle de la France dans l'Europe et dans
le monde, est peut-être de montrer la voie de ces
innovations, sur un point qui m'est cher et sur lequel
je crois que nous avons, au nom des Lumières et de la
Révolution française, des choses très importantes à

62
dire, à savoir la substitution progressive de l'idée
d'Etat responsable à celle d'Etat souverain.

63
Maîtriser la mondialisation.
La régulation sociale internationale

L’ouvrage collectif que dirige Pierre de


Senarclens prolonge et approfondit sa réflexion, qu’on
entrevoyait déjà dans son ouvrage Mondialisation,
souveraineté et théorie des relations internationales,
présenté dans l’AFRI 2000. Dans ce premier ouvrage,
P. de S. relevait les difficultés qu’éprouvent les Etats
à mettre en cohérence leurs politiques économiques,
de plus en plus tributaires de mouvements globaux et
leurs politiques sociales qui ne peuvent ignorer les
demandes de « communautés de base ». Il relevait
aussi que les conséquences sociales de la
mondialisation sont équivoques, expansion d’un côté,
mais un coût social d’un autre côté. L’ouvrage
collectif que dirige Pierre de Senarclens se donne pour
64
objectif de répondre à la question de la possibilité
d’une mise en cohérence et à la question d’une
possible « maîtrise » de la mondialisation.
Dans l’Introduction, P. de Senarclens assigne à
l’ouvrage une ambition : explorer selon une logique
transdisciplinaire, les espaces propices à la
construction de cadres de régulation par la mise en
oeuvre de nouvelles institutions capables d’encadrer
les effets de la mondialisation, capables de susciter
une réaction contre les processus d’exclusion et de
paupérisation. Dès le départ, l’auteur lance un
avertissement : il ne s’agit pas de se ranger dans le
camp des thuriféraires de la mondialisation, ni
d’appeler à la reconstruction d’un quelconque espace
technocratique, il s’agit, en partant d’une analyse du
mouvement complexe que constitue la mondialisation,
d’étudier son impact sur la protection sociale des
travailleurs. L’ouvrage se situe dans une logique de
régulation, c’est-à-dire l’exploration des « possibles »
afin de produire « un ensemble de normes, de
principes, de procédures juridiques assurant un ordre
politique favorable à la société et au bien-être
économique et social des individus et des peuples ».

65
Dans le premier chapitre, P. de Senarclens jette
les jalons d’un bilan de la mondialisation au regard de
ces impacts sociaux. Celle-ci est illusoire, dans la
mesure où elle ne concerne qu’une faible partie de la
population mondiale. Le ratio capitaux-mouvements
de population penche très largement en faveur d’une
volatilité des capitaux, il en est de même en ce qui
concerne la création d’emplois dans les pays
concernés par le mouvement de mondialisation. Non
seulement il y a une forte mobilité des structures de
production, mais il y a un appauvrissement corrélatif
du stock des emplois disponibles. Plus l’insertion dans
l’espace mondialisé est forte, plus la part des emplois
requérant une main-d’oeuvre abondante et faiblement
qualifiée, tend à diminuer.
Or l’absence de ce type d’emplois explique la
crise des années 1970-1980 dans la plupart des pays
développés. Face à cette situation, l’auteur déplore la
défaillance des instances de régulation : les Etats et
les organisations internationales. Les premiers, en
visant un objectif de stabilité monétaire, ont limité de
facto leur propre marge d’intervention dans le
domaine social. Les politiques de lutte contre les
dépenses, de diminution des déficits budgétaires

66
constituent des vecteurs d’adaptation à la
mondialisation, tout en produisant des effets inverses :
« les budgets des Etats sont en voie ascendante, car
leur intervention est indispensable à l’expansion des
marchés », les politiques d’adaptation aux exigences
de la mondialisation tournent le dos aux programmes
sociaux, principal axe des politiques suivies
jusqu’alors dans la plupart des pays développés.
Dès lors, Pierre de Senarclens rejoint les
analyses de A.-J. Arnaud et de B. Jobert : le premier
pense que la globalisation produit de l’intervention ;
on assisterait alors, non pas à une diminution du poids
de l’Etat, mais à son augmentation. Le second pense
qu’il n’y a pas obligatoirement un mouvement de
mondialisation totalement subi, mais plutôt un
mouvement d’auto-évidement des Etats. Défaillances
des Etats, mais aussi défaillance des Organisations
internationales, celles-ci n’ont jamais pu jouer leur
rôle, car selon P. de S., dès le départ, les Etats-Unis et
leurs alliés se sont efforcés de promouvoir le
développement des pays pauvres dans le cadre de
rapports bilatéraux ou par l’intermédiaire
d’organisation qu’ils contrôlent.

67
Au terme du premier chapitre, Pierre de
Senarclens énonce un certain nombre de solutions. A
court terme, l’élargissement des missions du FMI à
des questions de développement durable et d’emploi,
recherche de solutions immédiates pour la question de
l’endettement, création d’un fonds destiné à aider les
pays les plus pauvres. A long terme : engager une
réforme de l’architecture financière internationale
(transformation du rôle du FMI, création d’une
nouvelle autorité monétaire internationale.). P. de
Senarclens ne cache pas son pessimisme, car les
solutions préconisées impliquent, pour les Etats-Unis,
un abandon de prépondérance au sein des institutions
financières internationales.
Dans le deuxième chapitre, « La régulation
sociale au-delà de la souveraineté», B. Badie, montre,
dans une approche fonctionnaliste, que la
mondialisation signifie un mouvement irrépressible de
changement dans le système planétaire. Si, dans un
premier temps, le concept de régulation est étranger à
la théorie des relations internationales, c’est parce
qu’on se situait volontiers sous le règne de « l’inter-
étatique », vision réfractaire à toute forme de
régulation qui se veut un dépassement du pouvoir des

68
Etats comme acteurs uniques de la scène
internationale. Dans le cadre de cette vision réaliste, la
seule régulation possible, c’est la recherche de
l’équilibre.
Cette base sera invalidée par nombre de
modifications de la scène internationale, qui, tout en
affaiblissant la logique souverainiste, tissent un réseau
d’interdépendances. La mondialisation, résultante de
ces modifications, a entraîné - selon B. Badie -
l’apparition d’un « espace public international ». C’est
un espace similaire à celui de J. Habermas. Dans les
espaces nationaux, l’intensification de la
communication a permis aux collectivités de se libérer
du monopole des souverains dans la construction du
sens.
Corrélativement, toujours selon Badie,
l’intensification de la communication au niveau
planétaire, va susciter l’apparition de communautés
participant à la construction du sens au niveau
planétaire. Cet espace retire aux Etats le monopole
des agendas ; dans sa démonstration, B. Badie prend
appui sur l’action des ONG, qui ont pesé d’un certain
poids sur l’orientation des grandes conférences
organisées par les Nations Unies, notamment celles

69
qui avaient des prolongements sociaux ou
environnementaux immédiats. En présence de cet
espace public international, il convient de s’interroger
sur la capacité actuelle des Etats à engager des actions
de régulation, de protection sociale et à encadrer les
effets de la mondialisation.
Dans le chapitre 3, François-Xavier Merrien
nuance quelque peu cette perspective de l’évidement
des Etats et leur sujétion à des logiques, des stratégies
et des flux sur lesquels ils n’ont aucune prise. L’Etat
social n’est pas mort, nous dit F.-X. Merrien, il n’y a
pas un dessaisissement total ni un abandon complet
des politiques sociales. Il existerait des registres où le
dessaisissement est complet, dans d’autres registres, la
marge de manoeuvre des Etats reste entière. La thèse
de François- Xavier Merrien est très intéressante : la
mondialisation n’a pas condamné définitivement
l’Etat-providence : elle a invalidé la base d’un régime
particulier, un autre émerge et se dessine, dans des
configurations inédites. Dès lors, il n’existe pas un
cheminement unique, mais des modèles particuliers
qui constituent autant de nouveaux régimes d’Etat-
providence (régime de la réorientation contrainte,
régime de la réorientation choisie, régime de la

70
réorientation consensuelle, régime de la réorientation
consensuelle).
Michel Kotecki, dans le chapitre 4, élargit la
perspective. Pour lui, à mesure que l’intégration
économique progresse, à mesure que s’élargit l’espace
économique, la convergence internationale des droits
des travailleurs et des prestations apparaît comme une
condition nécessaire pour édifier une économie
mondiale socialement plus juste. Michel Kotecki
explore deux voies, celle de l’intégration de la
question sociale dans les négociations commerciales
pour susciter à la base un mouvement modérateur des
effets sociaux de la mondialisation. Une seconde voie,
celle du renforcement des canaux actuels par lesquels
transite la question sociale dans ses rapports avec la
mondialisation.
Francis Maupain répond à cette interrogation
dans le chapitre 5, en démontrant que l’Etat reste la
seule enceinte au sein de laquelle doit être recherchée
une voie permettant de construire un cadre de
protection des droits sociaux. Il s’inscrit en faux
contre les thèses néo-libérales qui imputent le
chômage aux rigidités des législations sur le travail. Il
conteste aussi l’effectivité des initiatives « spontanées

71
» mues par des considérations morales, consistant en
la mise en oeuvre de codes de bonne conduite ou de «
labels » sociaux.
Francis Maupain pense que ce modèle
d’inspiration privée est loin de constituer une solution
de régulation satisfaisante. Il plaide en faveur d’un
cadre « régulationniste », fondée sur une forme de
subsidiarité, énonçant un certain nombre d’objectifs à
atteindre, en laissant aux Etats le soin d’y parvenir. Il
s’agit de conjuguer contrainte et souplesse nécessaire
à une meilleure adaptation aux réalités locales.
Dans le chapitre 6, Laurence Boisson de
Chazournes explore les raisons d’un intérêt que
manifestent certaines institutions internationales pour
les questions de régulation sociale. « Lutte contre la
pauvreté, participation populaire, justice sociale » ont
fait leur entrée dans la vulgate de la Banque mondiale
et du FMI, institutions sur lesquelles Laurence
Boisson de Chazournes a axé son analyse. Elle
s’interroge sur cette conversion. Alors que, durant les
années 1960-1970, les questions sociales et de
développement étaient appréhendées à travers un
prisme macro-économique, l’irruption de ces
nouvelles thématiques dénoterait à la fois d’une

72
volonté de corriger l’impact des options défendues par
la Banque mondiale - notamment au cours des années
1980-1990. Laurence Boisson de Chazournes ne
cache pas son optimisme de voir les préoccupations
de régulation sociale de la Banque mondiale coexister
avec les activités traditionnelles.
Enfin, dans le chapitre 7, Jean-Pierre Faugère
se penche sur la régulation sociale dans le processus
de la construction européenne. Il souligne le hiatus
entre, d’une part, la protection sociale qui reste du
ressort des Etats et, d’autre part, la libre circulation
des capitaux que consacre la construction européenne.
Cette échéance pourrait même constituer un des biais
par lequel pourrait être mise en oeuvre une véritable
harmonisation des politiques sociales européennes.

73
Les enjeux de la mondialisation

L'échéance que constituait la réunion de la


conférence ministérielle de l'Organisation mondiale
du commerce (OMC) à Seattle, a accéléré la
cristallisation, autour des questions commerciales,
d'un phénomène qui déborde largement la sphère
économique : la mondialisation. De là a émergé la
prise de conscience de la nécessité d'une gouvernance
mondiale fondée sur un principe démocratique, et
orientée vers le développement durable dans le
respect de la diversité des peuples et des droits des
individus.
L'Accord de Marrakech, signé le 15 avril 1994,
concluant les négociations commerciales
multilatérales du cycle d'Uruguay, prévoyait une
reprise des négociations au plus tard le 1er janvier

74
2000. Elles devaient être lancées lors de la troisième
conférence ministérielle de l'OMC réunie à Seattle
(Etats-Unis) du 30 novembre au 3 décembre 1999,
dont l'objet était de définir la durée, le contenu et les
modalités de négociation du prochain cycle.
Après quatre jours de discussions, les
délégations des 134 Etats membres se sont séparés,
sur le constat de l'impossibilité de rapprocher leurs
points de vue. Parallèlement se déroulaient, dans la
rue, des manifestations d'une très grande ampleur.
Un certain nombre de questions se posent à
nous aujourd'hui avec force. Comment peut-on
analyser ce qui s'est passé à Seattle ? Quelles étaient
les positions des différents « acteurs » présents ?
Quelles leçons devons-nous tirer du déroulement
inattendu de cette conférence ? Comment faire vivre,
dans l'avenir, cette promesse de démocratie planétaire ?
Trois débats se sont développés et enchevêtrés
à Seattle, sous le regard des caméras du monde entier :
le classique affrontement euro-atlantique - mais avec
un rapprochement du Japon vers la position
européenne ; la non moins habituelle
incompréhension Nord - Sud, dont le fait nouveau
résidait dans la prise de conscience des pays en voie

75
de développement quant à leur pouvoir de blocage des
négociations ; enfin, l'irruption dans la sphère
économique de préoccupations non marchandes,
portées bruyamment, et avec une forte revendication
de transparence, par les opinions publiques, à travers
près de 750 ONG (organisations non
gouvernementales).

L'éclosion de la mondialisation citoyenne


Le choc frontal des tenants de telle ou telle
vision de ces trois questions, a transformé la
conférence de Seattle en un moment proprement
révolutionnaire, au sens premier de l'inversion d'une
situation établie. C'est de ce désordre, né des tensions
entre les forces de changement et les résistances de
l'ordre ancien, que pourra émerger enfin une
démocratie planétaire.
A la tête de la Confédération paysanne, le
Français José Bové, devenu en quelques mois le
symbole de la lutte contre l'uniformisation,
notamment alimentaire, du monde entraînée par la
libéralisation du commerce, a noué des liens avec des
mouvements paysans et politiques du monde entier.
Ici, lors d'une rencontre avec un agriculteur américain.

76
La vision ancienne de ces trois questions peut
se résumer en une défense du libéralisme, selon lequel
le marché est le seul garant des meilleurs produits aux
meilleurs prix, et donc de l'accroissement des
richesses globales. Ce postulat repose sur deux
prémisses fausses, car il sous-entend que tous les
produits (ou services) sont de même nature et que tous
les partenaires de l'échange sont à égalité.
C'était la position défendue par les Etats-Unis
et le groupe dit « de Cairns » (Australie, Nouvelle-
Zélande et pays d'Amérique latine, tels le Brésil et
l'Argentine), grands pays exportateurs de produits
agricoles, et qui avait présidé aux huit cycles de
négociations du GATT (Accords généraux sur les
tarifs douaniers et le commerce), de 1947 à 1994,
presque exclusivement consacrés à l'abaissement des
droits de douane.
Les partisans du changement - Union
européenne, pays en voie de développement et
opinions publiques - se sont exprimés différemment
sur le fond comme sur la forme, sans qu'apparaisse, à
ce stade, de consensus pour donner une forme à ce
changement.

77
Que disait l'Union européenne ? Elle défendait
l'idée selon laquelle la liberté des échanges ne peut
être un facteur de développement que si elle est
encadrée par des règles destinées à corriger les
déséquilibres nés à la fois de la non-équivalence des
produits et services et de l'inégalité des acteurs de
l'échange. Appuyée sur un projet politique global
cohérent, plus solidaire, moins libéral et, en particulier,
sur une politique agricole réformée, prenant en
compte des valeurs non marchandes
(multifonctionnalité de l'agriculture), l'Europe a su
résister aux pressions.

Les pays en voie de développement, quant à


eux, refusaient désormais les termes d'un échange
commercial le plus souvent inégal, celui dans lequel
les plus forts l'emportent systématiquement ; ils
posaient comme préalable à toute ouverture d'un
nouveau cycle, la renégociation en leur faveur de
l'Accord de Marrakech. Ils exigeaient des pays riches
l'abaissement de leurs propres barrières douanières,
avant toute nouvelle libéralisation.
Enfin, les nombreux manifestants anti-OMC
présents à Seattle dénonçaient, quant à eux, l'absurdité

78
consistant à accorder une valeur marchande à des
biens ou services porteurs de valeurs
fondamentalement non marchandes : les supports de
la culture, la sécurité alimentaire, la protection de
l'environnement, le génome humain, etc.
L'affrontement de ces références économiques
d'un côté, des aspirations sociales et sociétales de
l'autre, dans la plus totale confusion, tant à l'intérieur
qu'à l'extérieur de la conférence, ne pouvait qu'aboutir
à une impasse. Faut-il pour autant se désespérer après
l'échec de la conférence ministérielle de Seattle ? Non,
car un principe y a triomphé : la transparence. Certes,
un bon accord eût été souhaitable, mais la démocratie
y a gagné, pour peu que soient réunies les conditions
de sa mise en œuvre. Il y en a au moins deux : une
profonde réforme de l'OMC et, pour l'Union
européenne, un travail considérable à accomplir.

La nécessaire réforme de l'OMC


En attendant la mise en place d'une
gouvernance mondiale autour de l'ONU, il faut utiliser
l'outil le plus performant dont nous disposons, c'est-à-
dire l'OMC. Cet organisme est le plus universel (il
rassemble 134 pays, et 36 autres en sont membres «

79
observateurs », pour la plupart, candidats à l'adhésion),
il est aussi le seul à posséder les moyens de faire
appliquer les règles internationales à travers son
Organe de règlement des différends - instance quasi
juridictionnelle ayant pouvoir d'édicter des sanctions.
Reste à lui donner un caractère plus démocratique, un
fonctionnement plus transparent et à clarifier les
règles sur lesquelles l'Organe de règlement des
différends doit s'appuyer.
La transparence : le principe en est aujourd'hui
acquis. Reste à l'organiser pour éviter la paralysie.
Cela suppose l'élaboration, elle-même démocratique,
de règles de fonctionnement acceptées par tous, tant
dans la préparation des négociations commerciales,
que dans celle des jugements de l'Organe de
règlement des différends.
La démocratie : chacun a compris (à Seattle)
que la règle du consensus n'avait jusque-là fonctionné
que de manière fictive. Il convient donc de substituer
au jeu des « zones d'influence » qui prévalait, un
système de type représentatif librement consenti,
permettant de prendre des décisions avec un nombre
raisonnable de négociateurs habilités à le faire par
leurs mandants. L'une des pistes à creuser repose sur

80
une articulation entre les organisations régionales,
existantes ou à créer, et l'OMC. L'expérience acquise
par l'Union européenne a prouvé, de ce point de vue,
sa pertinence. Ainsi pourrait naître une instance à la
fois mondiale et multipolaire.
Enfin, dans l'attente d'une « gouvernance
mondiale » plus intégrée, il faut appliquer à l'OMC le
principe de spécialité des organisations internationales
défini dans la Charte des Nations unies. L'OMC ne
doit édicter des règles que dans son seul domaine de
compétence : le commerce. Pour le reste, son Organe
de règlement des différends, à la différence d'une cour
suprême, ne doit pas être autorisé à faire
jurisprudence. Il doit clairement trancher les
différends sur la base des normes établies dans les
organisations internationales compétentes : OMS
(Organisation mondiale de la santé), BIT (Bureau
international du travail), OMPI (Organisation
mondiale de la propriété intellectuelle), UNESCO
(Organisation des Nations unies pour l'éducation, la
science et la culture), ou encore, en matière
d'environnement pour lequel un organisme reste à
créer.

81
Le rôle décisif de l'Union européenne
L'Union européenne doit travailler davantage et
plus concrètement afin de faire reconnaître le sens de
sa démarche politique globale en faveur de la
régulation et du développement.
Lors de la conférence ministérielle de Seattle,
l'Union européenne a clairement montré son unité et
la qualité de son négociateur, le Français Pascal Lamy.
Le texte de négociations proposé par les Européens,
seul texte mis sur la table et discuté par tous à Seattle,
a d'ailleurs rassemblé autour de lui des pays
représentant, avec l'Union européenne, plus de la
moitié du commerce mondial (Corée du Sud, Hongrie,
Japon, Suisse, Turquie...). Toutefois, force est de
constater que cette initiative n'a pas entraîné une
adhésion suffisante pour aboutir à un accord.
La leçon à tirer est claire : l'Union européenne
doit encore prouver à tous ses partenaires la sincérité
de son projet de cycle du développement et la solidité
de son engagement.
Elle doit, tout d'abord, prouver son attachement
aux pays en voie de développement, qui ont souvent
été séduits par sa prise en compte de la question de
l'échange inégal et des dimensions non marchandes du

82
commerce, sans pour autant être totalement
convaincus de l'absence de calcul protectionniste dans
sa volonté de cycle global qui, dans une logique de
développement, ne se limiterait pas à l'agriculture et
aux services.
Des mesures concrètes doivent ainsi être prises
rapidement, telles que l'extension du principe du
traitement douanier spécial aux pays les moins
avancés, et en même temps, la préparation d'une
nouvelle convention de Lomé 3, avec les pays
d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ; la
réorientation de l'aide et de la coopération, tant
communautaire que nationale, par les quinze Etats
membres, vers la formation juridique et le soutien à la
participation effective aux organismes internationaux ;
la réaffirmation des principes d'incitation et de
progressivité pour les pays en voie de développement,
dans l'examen des questions d'environnement et de
normes sociales, par exemple.
Elle doit également démontrer aux Américains
sa volonté, non de substituer une domination à une
autre, mais de bâtir avec eux et les autres grandes
puissances actuelles (Japon) ou futures (Inde, Chine,
Russie) un monde multipolaire, dans lequel

83
l'accroissement de la richesse de tous, dans le respect
des différences, est la seule garantie de la richesse
future de chacun.
Faute d'une réforme de l'OMC, faute pour
l'Union européenne et pour chacun des Quinze, au
premier rang desquels, la France, d'apporter des
preuves concrètes de leur volonté de réorienter le
commerce mondial, à travers des règles acceptées par
tous, vers le développement durable dans le respect de
la diversité des peuples, la conférence de Seattle
n'aura été qu'une occasion manquée, en lieu et place
de l'émergence pourtant visible de la démocratie
planétaire.

84
La Mémoire, l’histoire, l’oubli

« Sous l’histoire, la mémoire et l’oubli. Sous la


mémoire et l’oubli, la vie. Mais écrire la vie est une
autre histoire. Inachèvement ».

L’ouvrage de Paul Ricoeur est composé de


trois parties majeures séparées par trois thèmes et
épousant des méthodologies différentes. La première
partie met en lumière, au travers de la
phénoménologie husserlienne, la mémoire et les
phénomènes mnémoniques. La seconde partie est
consacrée à une épistémologie des sciences
historiques. Enfin, la dernière partie, beaucoup plus
ontologique, s’élève à une méditation sur l’oubli,
s’encadrant dans une herméneutique de la condition
historique des êtres humains.
Paul Ricoeur présente sa recherche comme le
fruit de multiples préoccupations :
85
La première privée, « pour ne rien dire du
regard porté sur une longue vie (...) il s’agit ici d’un
retour sur une lacune dans la problématique de
Temps et Récit et dans Soi-même comme un autre, où
l’expérience temporelle et l’opération narrative sont
mises en prise directe, au prix d’une impasse sur la
mémoire et, pire encore, sur l’oubli, ces niveaux
médians entre temps et récit ».
La seconde professionnelle, car cette recherche
témoigne du lien ininterrompu tissé avec des
historiens, au cours de colloques ou de séminaires.
Pour ces historiens de métier, le problème du rapport
entre mémoire et histoire demeure fondamental.
Enfin, dernière préoccupation, publique, le
trouble de l’auteur quant au trop de mémoire ou le
trop d’oubli de notre société. En quelque sorte, au
travers de « l’influence des commémorations et des
abus de mémoire et d’oubli », la volonté de
développer l’idée d’une « politique de la juste
mémoire » est, à cet égard, un des thèmes civiques
avoués de Paul Ricoeur.
Chacune des trois parties de l’ouvrage rejoint
continuellement chacune des trois préoccupations

86
énoncées par l’auteur, au travers d’un parcours orienté,
qui se trouve assumer chaque fois un rythme ternaire.
La phénoménologie de la mémoire se structure
autour de deux questions, de quoi y a-t-il souvenir ?
de qui est la mémoire ?, puis se développe autour
d’une analyse tournée vers l’objet de mémoire, le
souvenir que l’esprit en a. La phénoménologie de la
mémoire rejoint ensuite un autre palier, celui de la
quête du souvenir, de l’anamnèse, du rappel. Le
passage est alors effectif entre la mémoire donnée et
exercée à la mémoire réfléchie, à la mémoire de soi-
même.
Pour ce qui est de l’épistémologie des sciences
historiques, elle se déroule, dans le parcours orienté
de Paul Ricoeur, autour des phases de l’opération
historiographique, passant du stade du témoignage et
des archives, elle traverse les usages du « parce que »
dans les figures de l’explication et de la
compréhension et se termine au plan scripturaire de la
représentation historienne du passé.
L’herméneutique de la condition historique
connaît, de même, trois phases. La première est celle
d’une philosophie critique de l’histoire, « d’une
herméneutique critique, attentive aux limites de la

87
connaissance historique que transgresse de façons
multiples une certaine hybris du savoir ». La seconde
est celle d’une « herméneutique ontologique attachée
à explorer les modalités de temporalisation qui,
ensemble, constituent la condition existentielle de la
connaissance historique ; creusé sous les pas de la
mémoire et de l’histoire, s’ouvre alors l’empire de
l’oubli, empire divisé contre lui-même entre la
menace de l’effacement définitif des traces et
l’assurance que sont mises en réserve les ressources
de l’anamnèse ».
Ces trois parties, loin d’être totalement divisées
et divisibles les unes des autres, ne font qu’une seule
et même trame de recherche. La problématique qui
unit et qui traverse, de part en part, l’ouvrage de Paul
Ricoeur, de la phénoménologie de la mémoire au sens
husserlien, à l’épistémologie des sciences historiques
jusqu’à l’herméneutique de la condition historique, est
celle de la représentation du passé. « La question est
posée dans sa radicalité dès l’investigation de la face
objectale de la mémoire : qu’en est-il de l’énigme de
l’image, d’une eikôn - pour parler grec avec Platon et
Aristote - qui se donne comme présence d’une chose
absente marquée du sceau de l’antérieur ? ».

88
Il s’agit de la même interrogation qui traverse
l’épistémologie du témoignage, puis celle des
représentations sociales prises pour objet privilégié de
l’explication/compréhension, pour se déployer au plan
de la représentation scripturaire des événements,
conjonctures et structures qui ponctuent le passé
historique. « L’énigme initiale de l’eikôn ne cesse de
se renforcer de chapitre en chapitre. Transférée de la
sphère de la mémoire à celle de l’histoire, elle est à
son comble avec l’herméneutique de la condition
historique, où la représentation du passé se découvre
exposée aux menaces de l’oubli, mais aussi confiée à
sa garde ».

L’épilogue que propose Paul Ricoeur centré sur


le pardon, donne une nouvelle dimension à la
recherche, autour d’une double interrogation, qui est,
d’une part, « l’énigme d’une faute qui paralyserait la
puissance d’agir de cet ‘homme capable ’, que nous
sommes ; et, en réplique, l’éventuelle levée de cette
incapacité existentielle, que désigne le terme de
pardon. Cette double énigme traverse de biais celle
de la représentation du passé, dès lors que les effets
de la faute et ceux du pardon recroisent toutes les

89
opérations constitutives de la mémoire et de l’histoire
et mettent sur l’oubli une marque particulière. Mais si
la faute constitue l’occasion du pardon, c’est la
nomination du pardon qui donne le ton à l’épilogue
entier. Ce ton est celui d’une eschatologie de la
représentation du passé ».
Il est question alors, dans la trajectoire du
pardon, selon le degré d’intériorisation de la
culpabilité prononcé par la règle sociale, d’une
problématique pratique du pardon, en particulier au
niveau judiciaire. L’orientation de l’auteur, au travers
de la culpabilité criminelle, puis au travers de la
culpabilité politique et morale, inhérente au statut de
citoyenneté partagée, pose ainsi la question de la
place du pardon dans la marge d’institutions en charge
de la punition.
La thèse de Ricoeur quant à la conduite de
l’action est la suivante : « une dissymétrie
significative existe entre le pouvoir de pardonner et le
pouvoir de promettre, comme en témoigne
l’impossibilité d’authentiques institutions du pardon.
Ainsi se trouve mis à nu, au coeur de l’ipséité et au
foyer de l’imputabilité, le paradoxe du pardon aiguisé
par la dialectique de la repentance dans la grande

90
tradition abrahamique. Il ne s’agit pas moins que du
pouvoir de l’esprit de pardon de délier l’agent de son
acte ».
L’auteur, ensuite lie l’ensemble de son étude au
travers d’un récapitulatif des stades parcourus dans La
Mémoire, l’Histoire et l’Oubli, à la lumière de l’esprit
de pardon. L’enjeu est la projection d’une sorte «
d’eschatologie de la mémoire » et, à sa suite, de
l’histoire et de l’oubli. « Formulée sur le mode optatif,
cette eschatologie se structure à partir et autour du
voeu d’une mémoire heureuse et apaisée, dont
quelque chose se communique dans la pratique de
l’histoire et jusqu’au coeur des indépassables
incertitudes qui dominent nos rapports à l’oubli ».

91
Penser les relations
internationales

Engagé depuis plusieurs décennies dans une


phase de transition due à la conjonction de la
mondialisation et de la fin de la guerre froide, le
système international d'aujourd'hui se caractérise par
l'instabilité, la complexité et la fragmentation. En
cette fin de XXe siècle, les crises et les ruptures se
succèdent sur le plan diplomatico-stratégique sans que
l'on voie se dessiner des recompositions pérennes.
Dans le domaine économique et social, chaque
nouveau problème se subdivise en quantité de sous-
questions à la fois interdépendantes et spécifiques,
que nul ne saurait prétendre entièrement maîtriser : les
récentes querelles autour de la « vache folle » ou des

92
organismes génétiquement modifiés (OGM) en sont
une illustration.
Pour les responsables politiques, la possibilité
de définir et d'appliquer une vision universelle de
l'ordre international semble s'éloigner au fur et à
mesure que se diversifient les acteurs, les rôles, les
modes d'énonciation du politique sur la scène
mondiale : l'atmosphère tendue des débats sur la
notion d'intervention à l'Assemblée générale de l'ONU,
en octobre 1999, l'a montré une fois encore.
Cette fluidité de la sphère internationale n'a pas
commencé avec l'effondrement du communisme à
l'est de l'Europe. On pouvait en voir les prémices dès
les années 70 avec la crise monétaire, l'échec du
dialogue Nord-Sud, la montée des forces
transnationales (légales et illégales), la multiplication
de conflits armés non maîtrisés par les grandes
puissances, etc. La fin de la guerre froide a amplifié
les tendances à l'œuvre et accéléré les processus de
désorganisation.

Deux ébranlements majeurs


Avec la chute du mur de Berlin, les derniers
barrages qui contrariaient encore la jonction de deux

93
phénomènes majeurs de cette fin de siècle ont cédé :
une mondialisation sans précédent des échanges, une
crise générale des modèles traditionnels
d'identification politique.
Qu'on la loue ou qu'on la déplore, la
mondialisation a ébranlé presque partout les
compromis sociaux sur lesquels repose tant bien que
mal le fragile équilibre entre les trois sphères
imbriquées de la vie collective : économique,
politique et sociale. Elle a introduit une mutation
profonde du rapport des populations à l'espace et au
temps. La dispersion des lieux de décision
économique a affaibli la territorialité, principe de
contrôle sur les hommes et sur les choses dans un
espace délimité par des frontières.
Non seulement les corps intermédiaires
organisés sur des bases nationales (syndicats,
collectivités territoriales, municipalités, parlements,
etc.) n'ont plus de prise sur les grandes mutations qui
les touchent, mais la montée de l'économie informelle
n'est plus l'apanage des pays en voie de
développement.
Une grande partie des échanges échappe à tout
contrôle officiel et se joue des frontières, réduisant

94
d'autant les capacités de régulation associées au
territoire. Le temps mondial de l'économie et de la
transaction financière se superpose au temps local de
la cité, de la région, de l'Etat, et le domine. Le temps
long de la démocratie est bousculé.
Si le choc est rude pour les populations
d'Europe occidentale ou du Japon en dépit de tous les
amortisseurs sociaux dont elles disposent, que dire de
la population des pays plus pauvres ou des pays dits «
en transition » projetée sans aucun filet de sécurité
dans ce «capitalisme de casino» ?
Faute d'en connaître les règles et de savoir en
tirer avantage, les exclus de la mondialisation se
retrouvent déboussolés, sans repères et sans espoir. La
tentation est forte de rejeter tout ensemble : un
système qui les laisse au bord du chemin, un Occident
qui n'a rien su leur proposer d'autre. C'est sur cette
toile de fond que se négocie, entre autres,
l'élargissement de l'Organisation du traité de
l'Atlantique nord (OTAN) et de l'Union européenne,
que se jouent à terme les relations des pays du G 8
avec la Chine et les pays émergents.
L'apprentissage des règles de l'économie de
marché et la construction de la démocratie demandent

95
du temps et un accompagnement. L'entreprise est
d'autant plus délicate que, de tous côtés, sont proposés
des modes culturels d'identification politique qui,
contrairement au libéralisme et à l'Etat de droit, ne se
définissent pas en termes universels mais jouent sur
les particularismes. Partout on parle de démocratie et
d'aspiration à l'expression politique. Mais la nature de
l'entité à laquelle on souhaite faire allégeance, ne se
confond pas toujours avec l'idée d'Etat.
La montée des identifications communautaires
sur des bases linguistiques, ethniques, religieuses,
l'affirmation de micro-particularismes à des échelles
de plus en plus réduites conduisent à un émiettement
du politique, dont l'exemple du Caucase, de l'ex-
Yougoslavie ou de l'Afrique des Grands Lacs montre
à l'heure actuelle tout le potentiel destructeur.
Dans le même temps, le renouveau du sacré,
ses dévoiements par les sectes et par des
fondamentalismes de toute nature ont une fonction
politique grandissante sur la scène mondiale (la Chine
elle-même n'est pas épargnée par les mobilisations
sectaires).
Enfin, l'augmentation des flux migratoires et
des personnes déplacées dans leur propre pays vient

96
accentuer ces phénomènes de multiplication et
diversification des appartenances politiques,
déconnectées de l'idée de souveraineté nationale.
L'Etat n'est plus qu'un acteur parmi d'autres, en
concurrence avec des acteurs « libres de souveraineté
» qui cherchent les moyens d'assurer leur bien-être et
leur sécurité par d'autres voies que la citoyenneté.

Trois défis pour une gouvernance mondiale


Pour les artisans de la politique internationale,
le défi à relever est triple. D'une part, il s'agit de
construire un ordre régissant les relations entre les
grandes entités : Etats-Unis, Russie, Chine, Union
européenne et, pour simplifier, zone du Sud-Est
asiatique et pays du Mercosur. A bien des égards, ce
défi est classique. Il relève de la sphère diplomatico-
stratégique et de la problématique bien connue des
rapports de puissance.
Pourtant, la grande différence avec les
systèmes internationaux antérieurs, est l'extraordinaire
hétérogénéité des unités en présence. Il ne s'agit plus
uniquement d'Etats au sens classique (un territoire,
une population, un gouvernement effectif) comme au
temps du concert européen, mais aussi d'ensembles

97
régionaux aux frontières imprécises et de pays
destructurés dont il faut organiser non seulement la
coexistence, mais aussi l'existence (Russie, par
exemple). La situation est radicalement nouvelle.
Le deuxième défi est celui d'une régulation de
la mondialisation et particulièrement de la
mondialisation financière. La crise de 1997 en Asie,
les difficultés du Brésil et de la Russie, la faillite du
fonds spéculatif américain LTCM ont mis en lumière
les dysfonctionnements d'un système livré à lui-même
et les menaces permanentes qu'il faisait peser sur
l'économie mondiale. Les grands gourous de
l'économie et l'élite du business mondial, qui
s'expriment à la réunion annuelle de Davos (Suisse),
commencent à s'inquiéter des effets d'une
déréglementation effrénée. Une surveillance accrue de
la circulation des capitaux et une libéralisation mieux
maîtrisée des marchés nationaux commencent à être
demandées.
Aucun consensus n'existe encore sur la nature
des réformes à entreprendre, mais on sait que la
construction d'une « nouvelle architecture financière
internationale » supposera la refonte d'un certain
nombre d'organisations internationales : Fonds

98
monétaire international (FMI), Banque des règlements
internationaux (BRI), Organisation de coopération et
de développement économique (OCDE), etc.
Une réflexion est en cours sur ces questions,
tandis que la consolidation des règles du commerce
international, autre volet de la régulation, fait l'objet
de négociations intenses avec le round du Millenium
qui s'est ouvert à Seattle (Etats-Unis), en décembre
19995.
Le troisième défi est celui que posent les
acteurs réfractaires aux principes d'un ordre mondial,
soit qu'ils ne se trouvent pas dans les conditions
historiques permettant de s'y soumettre (Etats pauvres,
en transition, etc.), soit qu'ils le récusent au fond
(Etats tricheurs, qui bafouent les règles internationales
en s'engageant dans des conflits interétatiques ou
civils, en acquérant des armes de destruction
massive..., réseaux mafieux, etc.). Il oblige à repenser
les dispositifs de coopération, la façon dont se
combinent les flux d'aide, les « conditionnalités »,
mais aussi les conditions d'un dialogue politique qui
permettrait de toucher les populations et de favoriser
leur participation à la vie internationale autrement que

99
par la fraude, la violence et les effets délétères du
sous-développement.

100
Maintien de la paix :
les nouveaux défis pour le l’ONU
et le Conseil de sécurité

Dans les décennies qui ont suivi son


« invention » en 1948, le maintien de la paix est resté
l’apanage de l’Organisation des Nations Unies (ONU),
de ses Casques bleus et de ses Bérets bleus. Depuis
une décennie, il est manifesté que ce monopole a
éclaté, et la réalité d’aujourd’hui est toute différente :
en 2003, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord
(OTAN), déjà présente en Bosnie et au Kosovo, a
étendu son champ d’action à l’Afghanistan ; l’Union
européenne a repris l’opération de police de l’ONU
en Bosnie et assisté la mission de l’ONU en
République démocratique du Congo (RDC), en

101
attendant de lancer sa propre opération dans
l’Ancienne République yougoslave de Macédoine
(ARYM) ; la Communauté économique des Etats de
l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a déployé ses
troupes aux côtés de la France et en Côte-d’Ivoire,
puis s’est engagé au Libéria ; d’autres Etats ont
également été amenés à assumer des responsabilités
en matière de maintien de la paix sans inscrire leur
action dans le cadre de ces organisations.
Le développement de l’offre dans le domaine
du maintien de la paix est un phénomène récent : il
remonte approximativement à la fin de la guerre de
Bosnie. A cette époque, plusieurs facteurs ont
contribué à cette évolution : la fin de la guerre froide,
qui a permis à l’OTAN de s’émanciper des contraintes
politiques ayant pesé sur elle pendant quarante ans ;
les progrès de la construction européenne ; et, en
creux, les échecs subis par l’ONU en Bosnie, en
Somalie et au Rwanda – même s’il est douteux
qu’avec le même mandat et les mêmes moyens, une
autre organisation eût obtenu davantage de succès
dans ces trois conflits.
Au cours de cette dernière décennie, les
menaces sur la paix et la sécurité internationale se

102
sont elles aussi transformées : la multiplication des
conflits internes, l’effondrement des structures
étatiques dans nombre de pays du Sud, en Afrique, au
Caucase, en Afghanistan ou aujourd’hui au Moyen-
Orient, ont provoqué la réapparition de « zones
grises » sur la carte du monde – des zones de non-
droit propices à la prolifération des armes, aux trafics
de toute espèce et au terrorisme. Ceci au eu
d’importantes conséquences sur le contenu des
opérations de maintien de la paix : rétablir
l’administration de territoires sans loi, bâtir l’Etat de
droit, présider à l’installation de pouvoirs politiques
stables et légitimes, tels sont les nouvelles priorités,
les nouveaux défis. Ces activités se sont aussi révélées
plus complexes que les tâches du maintien de la paix
« traditionnel » : la supervision de cessez-le-feu
conclus entre des Etats ex-belligérants.
Pour répondre à ces nouveaux défis, quel doit
être le rôle des acteurs du maintien de la paix et,
parmi eux, des Nations Unies ? Faut-il un partage des
tâches en fonction de leurs compétences respectives ?
De quoi l’ONU a-t-elle besoin pour pouvoir
pleinement s’acquitter de ses responsabilités ?

103
Quelles responsabilités pour le Conseil de sécurité ?
Affecter de douter du rôle central des Nations
Unies dans le domaine du maintien de la paix peut
surprendre : l’ONU n’est-elle pas forte de quelque 32
000 Casques bleus, 8000 policiers et 10 000 employés
civils, à l’œuvre dans quinze opérations de paix sur
quatre continents ? Le Conseil de sécurité ne vient-il
pas à l’autoriser à déployer un contingent de 15
000 militaires, moins de deux mois après avoir
autorisé une augmentation notable du plafond de ses
troupes en RDC et placé la totalité de leur mandat
sous le chapitre VII de la Charte ? Pourtant, tous ces
chiffres doivent êtres rapprochés des effectifs
déployés par d’autres organisations ou des coalitions
d’Etats dans des opérations placées hors du
commandement opérationnel des Nations Unies :
l’OTAN entretient toujours plus de 20 000 soldats au
Kosovo et plus de 12 000 en Bosnie ; la France et la
CEDEAO maintiennent plus de 5 000 militaires dans
leurs dispositifs en Côte-d’Ivoire. Comment s’effectue
l’allocation des moyens entre l’ONU et les
organisations régionales ou les coalitions ad hoc ?
Premièrement, le recours aux moyens de
l’ONU est toujours soumis à une contrainte, qui est en

104
même temps une force : le consensus entre les
membres du Conseil de sécurité et, en particulier, ses
cinq membres permanents. Les Etats se déterminent
en fonction de leurs conceptions, de leurs objectifs et
de leurs priorités ; mais s’ils n’apportent pas une
réponse commune à une crise, les Nations Unies
seront dans l’incapacité d’agir. Deux écueils peuvent
surgir : d’une part, le temps passé à la recherche d’un
compromis incertain implique le risque de réagir trop
tard pour empêcher une tragédie ; d’autre part, la
conclusion d’un arrangement de façade peut ne pas
donner à l’ONU les moyens de remplir son mandat ou
lui fixer des objectifs irréalistes. Les Etats qui siègent
au Conseil de sécurité ont donc la responsabilité de
prendre ces dangers au sérieux, d’empêcher toute
paralysie et de ne pas concocter la recette d’un échec
connu d’avance. La réponse est entre leurs mains et
relève de la volonté politique. Quand le Conseil de
sécurité se rassemble, quand la communauté
internationale surmonte ses divisions, et aussi parfois
son indifférence, l’ONU est bien placée pour faire
respecter la volonté commune sur la base d’un mandat
clair et réaliste et avec les ressources adéquates.

105
Deuxièmement, le contexte militaire influe
aussi sur le choix entre le recours à l’ONU et le
recours à une coalition d’Etats. Est-il avisé de
déployer des Casques bleus dans n’importe quelle
situation ? Faut-il leur demander d’intervenir quand il
n’y a pas de paix à maintenir ? Les Casques bleus ont
vocation à soutenir un processus politique dont les
contours ont déjà été définis et agréés par les parties.
En d’autres termes, la mise en place d’une opération
de maintien de la paix de l’ONU suppose qu’il y ait, à
tout le moins, un consensus minimal entre les parties
sur les conditions et les modalités de la sortie de crise.
Lorsque ces conditions sont réunies, le
déploiement de Casques bleus est envisageable. Mais
que faire si ces critères ne sont pas respectés ? Faut-il
se résigner à l’impuissance ? S’il n’y a pas de paix à
maintenir, un tel déploiement n’est pas la solution et
d’autres options sont à portée de main de la
communauté internationale. Si la paix et la sécurité
internationales sont menacées, le Conseil de sécurité
peut, en en particulier, donner mandat à une force
multinationale pour intervenir en son nom et rétablir
la paix. Ces forces multinationales sont constituées
soit de façon ad hoc par des groupes d’Etats

106
(« coalition de volontaires ») soit par des
organisations régionales. L’International Force East
Timor (INTERFET), la force déployée sous
commandement australien pour contribuer à stabiliser
la situation au Timor oriental après les destructions et
les violences qui ont suivi le référendum sur
l’indépendance de 1999, à correspondre à ce schéma.
Toutefois, la répartition des tâches entre l’ONU
et les autres organisations se fait-elle invariablement
selon ces principes ? Hélas non, et les Nations unies
doivent en subir les conséquences. L’un des
principaux échecs imputés à l’ONU au cours de la
décennie écoulée, est le déroulement de la guerre de
Bosnie. Là, le Conseil de sécurité a autorisé le
déploiement de la Force de protection des Nations
unies (FORPRONU) avec un plafond de 30 000
soldats, en lui demandant de « maintenir la paix » au
plus fort du conflit ; mais, une fois les accords de paix
de Dayton signés, c’est à l’OTAN que l’on a demandé
de déployer des effectifs deux fois plus nombreux – et
bien mieux équipés – pour contribuer à stabiliser la
situation. L’inverse n’aurait-il pas été plus logique ?
Ne vaut-il pas mieux mandater une coalition pour
assurer une présence militaire énergique pendant la

107
guerre et charger l’ONU de gérer la délicate transition
vers la paix ?
Dans son rapport sur la réforme des opérations
de maintien de la paix, le groupe de travail de l’ONU,
présidé par Lakhdar Brahimi, a clairement énoncé les
conditions dans lesquelles des opérations des Nations
unies doivent être créées. Le Secrétariat des Nations
unies est attentif à ce que ces principes soient
respectés : à plusieurs reprises dans la période récente,
le secrétaire général est intervenu au Conseil de
sécurité pour indiquer que le déploiement de Casques
bleus n’était pas un instrument adapté pour gérer telle
ou telle crise. S’agissant de l’Afghanistan, notamment,
Kofi Annan a fait valoir, dès la signature de l’accord
de Bonn, que la stabilisation du pays devrait relever
d’une force multinationale plutôt que de l’ONU.
Pour chaque crise cependant, c’est au Conseil
de sécurité qu’il appartient - en dernier ressort - de
décider des modalités d’intervention de la
communauté internationale. Mais il est important que
le Conseil prenne ses décisions au vu d’une évaluation
précise de leurs conséquences, et notamment après
s’être demandé si le mandat agréé a des chances
raisonnables d’être appliqué. N’expose-t-on pas le

108
personnel civil et militaire chargé de sa mise en œuvre,
à des risques disproportionnés ? Il est désormais rare
que les Etats qui rédigent les résolutions prennent
directement part à leur mise en œuvre sur le terrain.
Dans ce contexte, la prise en compte par le Conseil de
sécurité des risques encourus devient une question
sensible pour les pays contributeurs de troupes qui n’y
sont pas représentés. Dans les opérations de maintien
de la paix de l’ONU, les principaux décideurs au
Conseil de sécurité sont les pays du Nord, et les
Casques bleus viennent de pays du Sud. L’autorité de
la communauté internationale est toujours beaucoup
plus grande quand l’unité du Conseil se reflète sur le
terrain et que, côte à côte, riches et pauvres, puissants
et moins puissants, portent le fardeau et les risques du
maintien de la paix dans des situations difficiles.
Chaque Etat membre doit se sentir impliqué dans les
succès ou les échecs de l’ONU et manifester son
soutien à l’Organisation par des actes.

Quel partage des tâches entre l’ONU et les acteurs


régionaux ?
En lançant l’opération « Licorne » pour
appuyer la mise en œuvre de l’accord de Linas-

109
Marcoussis en Côte-d’Ivoire, puis en mettant en place
l’opération « Artémis » sous l’égide de l’Union
européenne dans l’est de la RDC, la France a aidé la
paix et les Nations unies. L’ONU lui en est
reconnaissante, ainsi qu’à l’Union européenne. Avec
ces deux opérations, et pour la première fois depuis
l’intervention britannique de 1999 en Sierra Leone
aux côtés de la Mission des Nations unies en Sierra
Leone (MINUSIL), un Etat occidental a déployé ses
forces sur le terrain pour empêcher une tragédie et
stabiliser la situation dans un pays africain.
Les opérations en Côte-d’Ivoire et en RDC ont
rompu avec une tendance de fond, ces dernières
années, en matière de maintien de la paix : la plupart
des Etats qui se sont investis dans cette activité, ont
privilégié les interventions dans leur région. C’est
ainsi que les Européens ont été les principaux
contributeurs aux forces de stabilisation dans les
Balkans ; les Australiens et les Néo-Zélandais ont été
très actifs sur le plan militaire pour faire face aux
crises à Timor et aux îles Salomon ; et les Africains
sont intervenus dans les opérations de l’Union
africaine ou de la CEDEAO en Sierra Leone, au
Liberia, en Côte-d’Ivoire et au Burundi, ainsi que

110
dans les opérations de l’ONU sur leur continent.
Exception notable à cette règle, les pays d’Asie
méridionale n’ont pas restreint leur champ d’action. A
elles seules, les troupes fournies par trois pays, le
Pakistan, le Bangladesh et l’Inde, représentent
aujourd’hui le tiers des Casques bleus déployés dans
le monde et la moitié de ceux qui sont présents en
Afrique.
L’intérêt des Etats pour la stabilisation de leur
environnement géographique immédiat est logique. Il
est souvent bénéfique : il faut se réjouir de voir
l’Europe contribuer à l’intégration régionale dans les
Balkans, l’Afrique du Sud participer aux efforts de
paix au Congo, ou l’Australie mettre en place une
force de stabilisation aux îles Salomon. Toutefois,
cette gestion de proximité des crises se heurte au
moins à un inconvénient de taille : alors que l’Europe
ne manque pas de troupes formées et équipées,
capables de se déployer avec rapidité et efficacité,
d’autres régions, en particulier l’Afrique, souffrent de
carences dans ce domaine.

111
Quelles réactions de la communauté
internationale ?
Dans les Balkans, l’ONU est un acteur parmi
d’autres, aux côtés de l’OTAN, de l’Union
européenne et de l’Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe (OSCE). Ces organisations ont
pu compter sur d’énormes moyens pour accomplir
leur mission sur des territoires ayant tout au plus la
taille de quelques départements français. En Afrique,
en revanche, l’ONU s’est longtemps retrouvée seule,
avec des ressources parfois dérisoires. Souvenons-
nous des premiers temps de la Mission des Nations
unies en RDC (MONUC). Peu après la signature des
accords de Lusaka, en 1999, on a demandé aux
Nations unies de déployer quelques centaines
d’observateurs militaires dans un pays aussi vaste que
l’Europe occidentale pour contrôler le respect d’un
cessez-le-feu précaire et le désengagement des forces
en présence sur une ligne de 2000 kilomètres ! Et
lorsque les effectifs de la MONUC ont été augmentés
jusqu’au plafond des pays du Sud qui ont accepté de
fournir des troupes.
Comment interpréter ce choix de la
communauté internationale ? Il est essentiel de ne pas

112
laisser se développer un « maintien de la paix du
riche » qui s’épanouirait au Nord avec des moyens
considérables, par opposition à un « maintien de la
paix du pauvre » qui serait abandonné à l’ONU et
trouverait son champ d’élection sur le continent
africain. A cet égard, le réengagement de la France en
Afrique, l’opération « Artémis » et l’opération
« Licorne » ont envoyé un signal fort. Il faut former
des vœux pour que d’autres pays industrialisés
empruntent le même chemin et aillent même plus loin,
en s’engageant sous la bannière des Nations unies. La
présence d’une unité suédoise en RDC, le
déploiement d’une force de réaction rapide irlandaise
au Liberia sont des signes encourageants de la
solidarité européenne avec l’Afrique.
A ce stade, toutefois, un nouveau type de
partage semble s’esquisser. Il ne s’agit plus d’une
répartition des zones d’intervention dans le monde
selon des critères géographiques, mais plutôt d’un
partage des tâches. Avec des opérations telles que
celles du Royaume-Uni en Sierra Leone, de la France
en Côte-d’Ivoire et en RDC, ou dans une moindre
mesure, des Etats-Unis au Liberia, l’Occident ne
tourne plus le dos à l’Afrique. Mais cette disposition

113
nouvelle – et encore limitée – à s’investir dans des
opérations militaires sur ce continent ne
s’accompagne pas d’un regain d’intérêt pour
l’engagement sous le casque des Nations unies.
Pourquoi ? Le souvenir d’événements passés, comme
en Somalie, peut jouer un rôle ; mais, en dix ans, les
Nations unies ont profondément changé, le maintien
de la paix et l’Afrique aussi. La préférence pour des
opérations menées à titre national ou dans le cadre de
coalitions d’Etats s’explique plus probablement par le
souhait de s’exposer le moins possible à des
problèmes de coordination avec des contingents
étrangers, avec lesquels l’interopérabilité est limitée.
En contrepoint, la plupart des opérations de
maintien de la paix actuellement gérées par l’ONU,
sont sujettes à des défis beaucoup plus importants que
précédemment. La principale caractéristique des
opérations en Afrique, est d’avoir été établies dans
des « Etats faillis » (failed states) ou affaiblis par de
longs conflits, des Etats dans lesquels la police, la
justice, la sécurité ne sont plus que l’ombre d’elles-
mêmes. Les cessez-le-feu qui ont pu y être conclus
avec des groupes armés, n’ont pas la même autorité
que des accords signés avec des Etats souverains. Ils

114
sont en eux-mêmes plus fragiles, parce que des
bandes de brigands ne s’exposent pas aux mêmes
conséquences qu’un Etat - si elles n’honorent pas leur
signature. Ces groupes peuvent aussi se fragmenter
sous l’effet de dissidences multiples, fluctuer au gré
d’intérêts contradictoires et changeants. Au cœur de
ces territoires morcelés où peut se rallumer à tout
moment la guerre de tous contre tous, le rôle des
« acteurs du maintien de la paix », ONU ou autres, est
de stabiliser la situation, de bâtir l’Etat de droit, de
protéger la paix. Ce sont des tâches immenses, d’où
leur appellation d’opérations complexes. Elles
nécessitent des moyens conséquents et sophistiqués.
Mais ces moyens, d’où proviennent-ils, actuellement,
sur le plan militaire ? Pour l’essentiel, des pays du
Sud !
Le maintien de la paix a dû s’adapter à cette
situation nouvelle et tirer les leçons d’échecs passés.
Il se doit d’être plus robuste et il est fondamental que
les Etats membres apportent aux Nations unies les
capacités qui permettront aux Casques bleus non de
faire la guerre – ce n’est pas leur rôle – mais de se
faire respecter, et donc d’interdire qu’on leur fasse la
guerre. Il est vital de disposer d’une capacité de

115
dissuasion suffisante vis-à-vis de groupes incontrôlés
ou de responsables prêts à exploiter défaillances et
faiblesses de la communauté internationale. La
volonté politique, telle qu’elle est exprimée dans les
instances internationales, ne suffit pas : les enjeux
principaux sont sur le terrain ; c’est là que l’on réussit
ou que l’on échoue, et c’est donc là qu’il faut
s’imposer. A Bunia, 800 Casques bleus uruguayens
ont protégé près de 20 000 personnes déplacées de
toute la province congolaise de l’Ituri pendant
plusieurs semaines, au milieu du chaos et des attaques,
avant le déploiement de l’opération « Artémis ».
Grâce à eux, 20 000 vies ont été sauvées. Ces
Casques bleus n’étaient pas considérés comme des
troupes d’élite : ils provenaient d’une unité de gardes
qui formait la seule réserve de la MONUC. Face aux
milices, ils ont rempli leur mission au-delà de leurs
forces, jusqu’à ce qu’enfin l’Union européenne vienne
les relever. Mais le chaos se serait-il installé si des
Etats européens « au standard OTAN » avaient eu en
permanence des troupes aguerries, chevronnées,
dotées des équipements nécessaires, en réserve dans
des opérations de l’ONU ? Les groupes armés
auraient-ils cherché à tenir le haut du pavé à Bunia, si

116
la MONUC avait eu des hélicoptères d’attaque pour
les tenir en respect ?
En d’autres termes, lorsqu’il n’y a plus de paix
à maintenir, une force multinationale paraît plus
appropriée que des Casques bleus ; mais, avant même
que la paix soit rompue, le déploiement des Casques
bleus hautement qualifiés et solidement équipés peut
élever le coût du déclenchement des hostilités, voire
dissuader les partisans du chaos de passer à l’action.
Le retour des troupes des pays du Nord dans les
opérations de maintien de la paix des Nations unies en
Afrique, constitue donc un enjeu important. Ce
continent y est prêt et le demande ; sa stabilité y
gagnerait.
L’ONU est forte lorsque ses Etats membres -
ayant les capacités requises - lui donnent les moyens
dont elle a besoin. Une formule qui a fait ses preuves,
consiste à établir la présence de la communauté
internationale dans une situation difficile – quand il
n’y a pas encore de paix à maintenir – au moyen
d’une force multinationale, puis à poursuivre avec une
force de Casques bleus dont le noyau est formé
d’éléments de la force multinationale qui a ouvert la
voie. Cet enchaînement envoie un message de

117
continuité politique, tout en garantissant aussi la
continuité opérationnelle. En octobre 1999, une partie
des soldats australiens déployés dans le cadre de
l’INTERFET, sont restés au Timor oriental en
revêtant le casque bleu lorsque cette coalition ad hoc
a transmis le relais à l’administration transitoire des
Nations unies au Timor oriental (ATNUTO). Ce
contingent a renforcé la capacité de l’ONU à
s’imposer contre les milices ; et l’armée australienne,
quant à elle, s’est réjouie des conditions de son
déploiement sous le contrôle opérationnel des Nations
unies, y compris concernant les règles d’engagement.
S’agissant de la RDC, le rehaussement du plafond de
troupes de la MONUC par le Conseil de sécurité, un
mois avant le retrait de l’opération « Artémis », a
aussi été l’occasion de renforcer les capacités
opérationnelles de la brigade de l’ONU en Ituri,
même si aucun des éléments participant à l’opération
« Artémis » n’a été transféré à la brigade de l’Ituri
sous commandement des Nations unies. La MONUC
a assuré la relève d’ « Artémis » le jour dit,
conformément aux engagements pris ; elle en a
préservé les acquis et s’est déployée, début novembre
2003, avec des moyens renforcés mais néanmoins

118
limités, en dehors de Bunia, au-delà de la zone
sécurisée par la force multinationale.

Des perspectives pour la coopération ONU – Union


européenne
Chaque Etat appartient à différents cercles de
solidarité. Les Nations unies ne sont que l’un d’eux, le
seul qui englobe toute la collectivité humaine, mais
aussi celui qui est malheureusement perçu comme le
plus lointain. La solidarité régionale est une réalité
émergeante. Notre région, c’est l’Europe, et notre
citoyenneté relève – notamment – de l’Union
européenne. Comment pouvons-nous imbriquer les
cercles de nos appartenances multiples ? Comment
l’Union peut-elle renforcer le lien entre l’ONU et ses
Etats membres dans le domaine du maintien de la
paix ?
En marge de l’Assemblée générale, l’ONU et
l’Union européenne viennent de confirmer leur accord
sur le développement de leur coopération en matière
de gestion des crises. Surtout, cette coopération entre
les deux organisations s’appuie sur des acquis
concrets. L’intervention européenne en RDC en
donne l’exemple le plus récent et le plus notable. A un

119
moment où les Etats européens sont encore peu
présents dans le maintien de la paix de l’ONU, que ce
soit de façon directe ou dans un rôle d’appui
opérationnel, l’Union européenne peut les inciter à se
réengager dans ce domaine.
En Afrique, l’intervention de l’Union
européenne est le signe que les deux principales
puissances occidentales actives sur le continent, la
France et le Royaume-Uni, ont pu parvenir à un
consensus et obtenir l’appui du Conseil de sécurité.
Elle est donc un gage de détermination, d’unité et
d’impartialité de la communauté internationale.
Lorsqu’elle s’est déployée à Bunia, l’Union
européenne n’a pas été accusée de
« néocolonialisme ». Sur le terrain, une opération dans
laquelle le drapeau bleu aux rameaux d’olivier et le
drapeau bleu aux douze étoiles flottent côte à côte, est
nettement mieux acceptée qu’une opération sous un
drapeau national. Ainsi, grâce à l’Union européenne,
un obstacle à l’engagement d’Etats européens en
Afrique peut être surmonté. Dans les Balkans,
l’apport de l’Union est différent. Qu’elle intervienne
dans le prolongement d’une mission de l’ONU -
comme en Bosnie, ou sous son égide - comme au

120
Kosovo, l’Union européenne renforce la légitimité du
travail des Nations unies. L’avenir des Balkans, c’est
l’arrimage à l’Europe, et les activités de l’ONU sont
influencées par cet objectif commun à toutes les
parties concernées. En s’engageant avec les Nations
unies dans les Balkans, l’Union européenne a
conscience de ses responsabilités et de la nécessité
d’offrir une perspective politique à toute la région.
C’est bien entendu sur le continent africain que
l’ONU a le plus grand besoin de l’appui européen. La
coopération de l’Union européenne avec l’ONU en
Afrique est-elle vouée à s’inspirer de l’opération
« Artémis », une opération ponctuelle menée pour une
durée courte en dehors de la chaîne de
commandement des Nations unies ? Ou d’autres
options sont-elles possibles ?
Vu depuis les Nations unies, certaines
possibilités mériteraient d’être explorées. Il pourrait
notamment être intéressant d’envisager la création
d’une force européenne, en attente « au-delà de
l’horizon », prête à intervenir sur des théâtres
d’opération africains pour épauler les forces de
l’ONU. Ce serait essentiellement une force de
dissuasion qui, à ce titre, ne grèverait pas lourdement

121
les capacités militaires européennes. La force « au-
delà de l’horizon » mise en place par le Royaume-Uni
après son retrait de Sierra Leone, pourrait servir de
modèle.
On peut aussi, à terme, espérer que les progrès
de la construction européenne faciliteront, grâce à une
meilleure coordination des rotations de troupes, le
déploiement d’unités européennes sous la bannière
des Nations unies. Certaines capacités seraient
particulièrement utiles, par exemple la disposition
d’un état-major – comme ce que la Standing High-
Readiness Brigade (SHIRBRIG) a fait au Liberia – ou
d’une brigade susceptible de se déployer rapidement
lors du lancement ou de l’extension d’une opération
de maintien de la paix de l’ONU. Si ces efforts sont
menés parallèlement à un renforcement des capacités
africaines de maintien de la paix, la coopération entre
pays africains et européens en sortira renforcée,
autour d’un objectif que l’Union africaine considère
comme essentiel.

***

122
Malgré les divisions de la crise irakienne, le
Conseil de sécurité des Nations unies est resté uni et
mobilisé sur la plupart des questions où sa
responsabilité était engagée, en particulier dans les
opérations de maintien de la paix. Cet engagement est
indispensable, mais il ne va jamais de soi. Le risque
de l’indifférence est au moins aussi grand pour la
communauté internationale, que le risque de la
division. Et la participation équitable de l’ensemble de
ses membres aux risques du maintien de la paix, est
sans doute la manière la plus concrète et la plus
directe de faire vivre le multiculturalisme. Dans un
monde fragmenté et compartimenté, les Casques bleus
du Nord et du Sud sont l’expression de la solidarité au
niveau mondial.
Si cette solidarité s’efface, si le Nord ignore le
Sud et si celui-ci nourrit de la rancœur vis-à-vis du
Nord, c’est l’espérance que représente pour tous les
hommes la Charte des Nations unies qui sera mise en
cause : le souci patient de construire un espace
commun à tous les hommes, quelles que soient les
différences de richesse, de religion et d’horizon
politique ; l’ambition de définir collectivement des

123
objectifs partagés ; la volonté de s’engager ensemble
pour leur réalisation.

124
Visions françaises et
allemandes de l’Europe

« Parler du rapport franco-allemand est une


chose facile, car il fait référence à de nombreux
malentendus. » C’est en ces termes que le co-
président des Verts européens, Daniel Cohn-Bendit, a
ouvert sa conférence. L’évocation de certains
passages de l’histoire commune franco-allemande fut
l’occasion pour le député européen de mettre en relief
la différence de perception qui sépare l’Allemagne et
la France quand elles envisagent l’Europe, avant
d’analyser l’état actuel des relations entre Paris et
Berlin et de livrer son sentiment sur l’avenir de
l’Europe.

125
« Une nation pas comme les autres » v. s « une
nation parmi les autres »
Afin de donner un éclairage sur les visions de
la France et de l’Allemagne sur l’Europe, Daniel
Cohn-Bendit choisit deux figures emblématiques
d’après-guerre pour illustrer ses propos : Konrad
Adenauer et Charles de Gaulle. A l’époque, dit-il, il
semble que prime la dynamique des liens entre les
deux pays, davantage que le contenu. Malgré des
visions totalement asymétriques et des intentions
différentes, les deux chefs d’Etat et de gouvernement
sont parvenus à poser les fondements d’une union qui
persiste aujourd’hui.
Alors que la France du Général de Gaulle,
explique-t-il, espère retrouver sa puissance à travers
l’Europe, les Allemands voient en elle l’occasion de
s’ancrer à l’Ouest. A ce qu’il qualifie de « version
post-moderne de la conception napoléonienne », il
met en parallèle le rôle « salvateur » de
l’Europe guérissant l’Allemagne du souvenir des
horreurs du nazisme ou des excès belliqueux connus
sous Bismarck. De ce fait, la possibilité d’une
conception de l’Europe à l’image de l’Allemagne, est
complètement exclue. D’un côté, on trouve une

126
aspiration à la liberté et à la démocratie, de l’autre, on
sent une conception plutôt « hexagonale » tendant à
appliquer notamment un modèle social à l’ensemble
du continent. L’évocation du symbole du service
public français EDF, que Daniel Cohn-Bendit qualifie
de « symbole du gaullo-communisme », montre à quel
point il est cher à l’imaginaire français. EDF incarne,
en effet, l’image du service public-type, que les
Français souhaiteraient voir appliqué dans toute
l’Europe. Cette démarche serait identifiable, selon lui,
à travers le refus des politiques français de gauche de
débattre sur le modèle social européen.
Incarnant à lui seul les liens entre la France et
l’Allemagne, Daniel Cohn-Bendit poursuit sa
réflexion en déclarant qu’après la Deuxième Guerre
Mondiale, l’Allemagne a cherché à sortir de son
isolement et s’est construite avec un système politique
qui la définit comme une « nation parmi les autres ».
Par conséquent, il explique qu’elle s’est formée autour
de deux éléments : une vie économique forte, le
Deutschmark est devenu le symbole d’une Allemagne
pacifique, et un certain apolitisme.
Au contraire, à la même époque, la France tend
à se définir comme « une nation pas comme les autres

127
», en construisant son système sur le rejet d’une
nouvelle défaite. Dans ce sens, elle table sur le
renforcement de son autonomie. Daniel Cohn-Bendit
voit ainsi, dans le développement de l’arme nucléaire
française, la nouvelle « ligne Maginot » devant
assurer son statut à la France. Elle cristalliserait la
quête de sécurité et de puissance propre à l’imaginaire
français, en occultant tout souvenir de défaite.
Après ce rappel de la dimension historique, le
député européen se penche sur l’actualité et constate,
malgré les divergences qu’il vient d’évoquer, une
totale « acceptation » de l’autre, en Allemagne
comme en France. Il souligne aussi le rôle des
manifestations officielles qui ont eu leur importance
dans l’évolution des perceptions.

Vers l’émergence d’un imaginaire franco-


allemand ?
La récente crise irakienne marque, selon lui, un
vrai rapprochement entre Paris et Berlin, sans «
malentendu ». En effet, opposés à la décision des
Etats-Unis d’attaquer l’Irak, Jacques Chirac et
Gerhard Schröder se sont retrouvés avec la crainte
d’être isolés. Si Paris redoutait que l’Allemagne

128
atlantiste ne cède aux pressions américaines, à Berlin,
c’est l’ambition française de jouer un grand rôle sur la
scène internationale qui faisait craindre aux autorités
allemandes un fléchissement en faveur de Washington.
Uni dans l’adversité, le moteur franco-allemand a,
depuis, retrouvé un nouveau souffle. Quelques points
demeurent problématiques et restent sujets à
discussion. En effet, Daniel Cohn-Bendit observe,
dans l’hexagone, la tentation de voir à travers le
rapprochement franco-allemand, une occasion de
renforcer le poids de la France. Cette tendance a été
particulièrement visible lors de l’intervention du
Président de la République concernant la Pologne,
alors fraîchement intégrée dans l’Union.
De leur côté, ajoute-t-il, les Allemands y voient
une manière de renforcer le poids de la politique
étrangère européenne. Mais, selon le député européen,
la conception française, déjà ébranlée avec la
réunification de l’Allemagne, ne pourra plus être
concrétisée. Quelle que soit l’issue du référendum sur
le Traité constitutionnel, il marque la fin de l’idée que
l’Europe est une « France élargie ». Elément
révélateur, le débat sur le budget et les perspectives
financières, notamment liées au financement de

129
l’élargissement, marque la fin du souhait et de la
possibilité d’un véritable moteur franco-allemand.
Daniel Cohn-Bendit se veut optimiste.
Beaucoup d’illusions, sur l’Europe notamment, ont
disparu, explique-t-il. Toutefois, il garde des doutes
en attendant l’émergence de ce qu’il appelle un «
imaginaire franco-allemand ». Favorable à un
renforcement de la dynamique franco-allemande, il se
demande qui sera en mesure d’en prendre un jour
l’initiative. Pourtant, il existe selon lui, de nombreuses
occasions de renforcer un tel duo. Evoquant la
demande de Berlin pour obtenir un siège permanent
aux Nations Unies, il regrette que la France ne
propose pas de partager son propre siège. Cela révèle,
selon lui, le manque d’intérêt et de motivation des
administrations et des dirigeants. Il estime qu’une
telle association serait un «choc positif ». Réduire la
coopération à une seule initiative, militaire par
exemple, est trop réducteur.

130
Comment continuer si la France dit « non » ?
Comment surmonter le complexe de la ligne
Maginot ?

Aujourd’hui, la coopération entre la France et


l’Allemagne se situe au coeur d’une logique
européenne. Mais le député européen s’interroge sur
les conséquences d’un non français au projet de
Constitution. Citant Jacques Delors, il rappelle que les
institutions européennes continueraient certes de
fonctionner, malgré le refus de la France. Mais il
ajoute qu’une nouvelle initiative constituante est à
exclure, car cela repousserait la discussion pendant de
nombreuses années et ne serait pas du goût des
partenaires européens. S’inspirant du discours de J.
Fischer à l’Université Humboldt, il estime que le
moteur franco-allemand pourrait être un nouveau
point de départ pour un autre projet européen,
valorisant davantage la coopération. Cette conception
pourrait être présentée en alternative à l’idée d’une
Europe communautaire, telle qu’elle a, par exemple,
été défendue par K. Lamers et W. Schäuble. Il ajoute
qu’un aménagement du traité de Nice serait alors à
envisager. Il constate cependant qu’il n’existe pas,

131
aujourd’hui, les cadres ni les fonctionnaires pour
travailler au rassemblement des Etats de l’Union
autour d’un noyau franco-allemand.
Interrogé sur les conséquences d’un refus du
Traité constitutionnel par les Français, le député Vert
propose, en conclusion, plusieurs scénarii d’avenir.
Evoquant le « complexe de la ligne Maginot » pour
expliquer la recherche de protection et d’autonomie
inhérente aux décisions des autorités françaises, il
élargit cette théorie pour en faire un facteur explicatif
d’un non potentiel, craint par les dirigeants européens.
Quant aux conséquences sur les relations franco-
allemandes, il envisage une coopération renforcée
entre les deux pays, voire un élargissement de leurs
relations comme la création d’un espace fiscal
commun pouvant, par la suite, être élargi à d’autres
pays. D’une manière plus large, il suppose qu’un
aménagement institutionnel du traité de Nice serait
effectué, autour duquel se grefferaient des partenariats.
Enfin, Daniel Cohn-Bendit pose une question
en guise d’avertissement. A ceux qui ont décidé de
voter non au projet de constitution, il demande quel
projet ils espèrent obtenir à l’avenir.

132
L’entrée au XXI –e siècle

Au moment où l’Institut Français des Relations


Internationales - créé par Thierry de Montbrial - fête
ses vingt ans d’existence, les éditions Dunod publient
le « Rapport Annuel mondial sur le Système
Économique et les Stratégies » (RAMSES 2000). À
l’occasion de cet anniversaire qui, par un hasard de
calendrier, se combine avec le passage à l’an 2000,
Thierry de Montbrial et Pierre Jacquet donnent au
public une version encore plus affinée du RAMSES,
afin de mieux expliquer enjeux et processus liés à
l’entrée dans le XXI -e siècle.
Le premier contact avec l’ouvrage peut
surprendre et déconcerter, puisque les concepteurs
adoptent le noir intégral pour leur jaquette... Ni signe
de deuil quant à un XX -e siècle considéré par Eric

133
Hobsbawm comme « l’âge des extrêmes », ni reflet
d’une mort à venir eu égard aux dangers que
comportent les développements technologiques, ce
noir semble plutôt renvoyer à l’imprévisibilité du
futur, à la fois facteur de civilisation et déclencheur
éventuel de barbarie.
Dans cette dernière édition, le lecteur
retrouvera les rubriques habituelles telles que les
cartes et les chronologies offrant une mine
d’informations. Mais l’édition 2000 comporte une
nouveauté: la présence d’un panorama sur les
évolutions politiques, stratégiques et économiques
internationales de plus de cinquante entrées sur des
zones géographiques, des États, des institutions
internationales et des thèmes transversaux. «
Encyclopédie d’actualités », ce panorama livre des
faits, mais également des problématiques dans
lesquelles s’inscrivent ces derniers, le tout agrémenté
de références bibliographiques des plus récentes. Ces
annexes classiques complétées par ces nouvelles
fiches synthétiques, font du RAMSES une source de
données descriptives très utile et toujours aussi
précieuse pour l’analyse en relations internationales.

134
Parallèlement, le rapport propose cette année
une réflexion prospective sur les interdépendances et
ses effets sur le comportement des acteurs
internationaux. On ne peut que louer ce choix,
puisque la croissance des interdépendances ainsi que
l’adaptation ou les résistances des États résultant de
cette croissance, constituent certainement le noyau de
l’analyse politique. À cet égard, Marcel Merle
signalait en 1984 : « compte tenu du découpage de
l’espace en collectivités indépendantes, et de la
densité des flux qui mettent chaque jour à l’épreuve la
souveraineté étatique, on peut même se demander s’il
ne s’agit pas là du problème central de la science
politique contemporaine.
Car ce qui est en jeu n’est pas seulement la
marge de manoeuvre dont disposent réellement les
gouvernants ou encore l’efficacité comparée des
différents types de régime politique, mais bien la
capacité d’adaptation sinon la faculté de survie du
modèle étatique ». RAMSES 2000 regroupe les
contributions de seize spécialistes en quatre parties :
constances de l’interdépendance, science et
interdépendance, réponses à la mondialisation et
dépassement des États-nations. Cette structure permet

135
de mieux qualifier la nature des interdépendances
actuelles, mais également de saisir la façon dont les
États, les institutions internationales et certains
acteurs comme les Firmes multinationales réagissent à
ces phénomènes.
L’introduction de Thierry de Montbrial donne
le ton de l’ouvrage. En traitant du monde au tournant
du siècle, le directeur de l’IFRI souligne les trois
processus qui façonnent l’actuel système international.
Tout d’abord, il perçoit une transformation de nature
et non pas seulement de degré quant aux
interdépendances. Cette transformation favorise
l’émergence de la mondialisation. Celle-ci correspond
alors à « un phénomène selon lequel les unités actives,
en proportion croissante, élaborent leurs objectifs et
leurs stratégies en référence à des théâtres
d’opération de plus en plus étendus
géographiquement.
Le choix d’un concept nouveau suggère que le
phénomène se distingue suffisamment des interactions
caractéristiques des années 1945-1980 pour opérer
une véritable mutation du système international »
(p.14). Cette mondialisation se manifeste par
l’extension de l’économie de marché, mais également

136
par l’importance accrue des organisations non
gouvernementales. Le second processus résulte
directement du premier: il s’agit de l’élargissement de
la société civile. La mondialisation rime, selon
Thierry de Montbrial, avec désétatisation et contribue,
par là, à renforcer les marges de manoeuvre des
sociétés civiles - tant nationales que transnationale.
Enfin, la recherche de la meilleure
«gouvernance » incarne le troisième processus. L’idée
de gouvernement est de moins en moins adaptée aux
réalités politiques contemporaines. Il convient alors
de mettre en place des mécanismes de régulation « qui
ne sont pas articulés autour d’une unité centrale de
décision, mais qui font intervenir des arrangements de
coordination ad hoc et à géométrie variable à la fois
dans le temps et dans l’espace » (p. 16). Ces trois
processus amènent irrémédiablement à repenser la
notion de souveraineté et à reconfigurer les fonctions
de l’État dans une perspective de coopération encore
plus substantielle. Mais ils ne signifient pas pour
autant une effectivité empirique du « village mondial»,
dans le sens où la mondialisation ne créé pas encore
une communauté telle que la définissait Tönnies au
XIX -e siècle à l’échelon national (p. 34).

137
Ces vingt pages introductives trouvent dans les
développements des autres parties successives, une
texture détaillée et assez éclairante. Parmi toutes ces
contributions, on lira avec intérêt l’étude
démographique de Jean-Claude Chesnais insistant sur
la baisse tendancielle à l’échelle mondiale du taux de
fécondité. Pour l’auteur, le doublement de la
population actuelle (6 milliards) à horizon 2050,
paraît alors de moins en moins réaliste. Autres
analyses méritant attention: celles de Pierre Hassner
fixant les différents scénarios envisageables à moyen
terme (optimistes, pessimistes ou bien mixtes); de
Daniel Cohen sur les inégalités tant mondiales que
nationales au sein des pays développés (notamment la
segmentation de plus en plus saillante entre salariés
qualifiés et les autres); de Frédérique Sachwald sur les
firmes multinationales qui met en relief la
transformation des rapports jusqu’à présent très
conflictuels entre ces entreprises et les États et ce, au
profit d’un jeu «normal» (pp. 165- 178); de
Dominique Moïsi sur la superpuissance américaine et
ses vulnérabilités.
Enfin, les spécialistes de la question
européenne trouveront dans l’analyse de Jean-Marie

138
Guéhenno des pistes de réflexion sur le modèle
européen hésitant entre projet d’espace et projet de
puissance à l’aube du XX -e siècle.
Outre la richesse des différents thèmes abordés
- à laquelle RAMSES a déjà habitué son lectorat, la
principale force de cette réflexion prospective réside
dans la volonté de mettre l’accent sur les mutations
scientifiques comme conditions substantielles de
mutation internationale. Toute la seconde partie
relative à « science et interdépendance » livre un état
des lieux quant aux enjeux scientifiques notamment
en biotechnologie et en communication très
stimulante. Dans cette perspective, c’est à une lecture
des relations internationales sur la base de l’évolution
technique qu’invite le rapport.
Toutefois, RAMSES comporte quelques
faiblesses. La première tient aux dimensions retenues
par les auteurs quant au concept d’interdépendances.
La question du culturel, à titre d’exemple, n’est
appréhendée ni dans sa réalité marchande ou
économique, ni dans son acception identitaire. Or,
malgré les tendances à la surdétermination excessive
de ce facteur par certains auteurs tels que Samuel
Huntington, il convient de noter l’importance de cet

139
aspect à l’échelle internationale: importance que
semblent écarter les contributions du rapport.
La seconde faiblesse correspond à deux
omissions. L’une concerne l’évolution du concept de
sécurité. Actuellement, l’un des débats au sein de la
discipline des relations internationales relève de
l’extension des questions relatives à la sécurité. Dans
le monde anglo-saxon et scandinave, de plus en plus
d’experts, d’agences internationales et de think tanks
traitent de la sécurité en termes de valeurs ou fondent
leur analyse sur la sécurité humaine (Groupe de
Copenhague, Chaire Raoul Dandurand de Montréal).
Le rapport semble évacuer ces études. Il ne fait pas
référence à ces concepts, lesquels conditionneront
certainement les objectifs et modalités des politiques
étrangères en matière de sécurité collective d’ici les
vingt prochaines années. La seconde omission porte
sur la reconfiguration du rôle de l’État.
Dans son introduction, Thierry de Montbrial
souligne la pluralité des acteurs étatiques - « failed
states, troubled states, quasi states » - et considère
comme particulièrement utile la notion d’État
incomplet pour l’analyse du système international
contemporain (p. 32). Or, dans les deux dernières

140
parties de la réflexion prospective, aucune étude ne
porte sur ce type d’États, ce qui aurait permis de saisir
la spécificité, relative ou non, des réponses que
donnent les États occidentaux à la croissance des
interdépendances. À l’exception du chapitre de
François Godement consacré aux États-nations et
régions en Asie orientale, l’accent est mis sur les États
membres d’un système international homogène
composé de démocraties (États-Unis, Europe
essentiellement). Peu de développement est accordé à
la réception de la mondialisation au sein d’États
africains ou du pourtour sud de la Méditerranée.

141
Impact de l'élargissement
sur la localisation
et la compétitivité des
entreprises en Europe

Première conférence organisée par l'Ifri et sa


nouvelle unité à Bruxelles, EUR-IFRI avec le soutien
du CESE (Comité économique et social européen) et
la participation de Frédérique Sachwald, responsable
des Etudes Economiques (Ifri), Pierre Lepetit,
directeur exécutif de l'Ifri et Pierre Defraigne,
directeur de EUR-IFRI.
Cette conférence analyse l'impact de
l'élargissement sur la compétitivité des entreprises
européennes en tenant compte du contexte de la
mondialisation. Les contributions générales et les

142
analyses sectorielles permettront de comprendre dans
quelles conditions l'élargissement peut représenter
une opportunité pour renforcer la compétitivité des
entreprises et mieux tirer parti du dynamisme
économique des nouveaux membres.
La dernière vague d'élargissement doit
parachever la transition des pays de l'accession vers la
démocratie et l'économie de marché. Pourtant, l'écart
de niveaux de vie avec les nouveaux candidats fait
craindre que les nouveaux arrivants ne représentent un
fardeau pour le budget européen et une menace pour
certains secteurs des Quinze. Le débat public porte
notamment sur les écarts de coûts salariaux et le
"dumping fiscal", que les nouveaux membres
utiliseraient pour attirer des capacités de production et
des emplois.
L'importance prise par les débats sur les
délocalisations à l'Est s'explique en partie par le fait
que l'élargissement s'est produit dans un contexte
mondial de durcissement de la concurrence. Les
pressions concurrentielles tendent à accroître les
exigences en matière d'innovation, mais aussi de
baisse des prix. D'où la tendance à la réorganisation
des chaînes de valeur visant à tirer parti des avantages

143
concurrentiels des différentes localisations à travers le
monde. L'émergence de nouvelles zones de croissance
explique aussi la concentration des nouvelles unités
de production dans ces zones.
Si l'intégration des nouveaux membres dans des
réseaux de production pan-européens a commencé
depuis les années 1990, elle doit désormais s'inscrire
dans un environnement mondial, où les capacités de
production sont devenues particulièrement mobiles.
Les contributions générales et les analyses sectorielles
permettront de comprendre dans quelles conditions
l'élargissement peut représenter une opportunité pour
renforcer la compétitivité des entreprises et mieux
tirer parti du dynamisme économique des nouveaux
membres.

144
Russie/Union européenne :
ne pas se tromper de rendez-vous

Les relations russo-européennes sont propices


aux confusions. En Russie comme au sein de l’UE, de
multiples initiatives émanant des instances
européennes, des administrations nationales ou des
centres de recherche alimentent la réflexion sur leur
avenir.
Indiscutablement, cette effervescence est
positive. Elle témoigne non seulement d’un début de
maturité, mais aussi d’une volonté d’abattre les
frontières psychologiques. Elle favorise, en outre,
l’émergence d’une communauté d’expertise capable,
des deux côtés, de critiquer les orientations officielles
et de formuler des recommandations pratiques.
Cependant, cette effervescence dissimule mal une
145
méfiance persistante, de profondes incompréhensions
et, par conséquent, une difficulté à cerner les vrais
enjeux.
Depuis le sommet de Londres, le débat se
concentre sur l’avenir de l’APC (Accord de
Partenariat et de Coopération), qui constitue la base
juridique des échanges et arrive à échéance en 2007.
Les principales options sont les suivantes:
reconduction automatique, amendements partiels ou
renégociation complète. Signe du caractère inévitable
de leurs relations, aucune des deux parties n’envisage
de laisser cet accord sans suite.
Techniquement, les principales difficultés
résident dans l’insertion des « quatre espaces »,
l’élaboration de mécanismes de décision efficaces et,
enfin, la formulation d’objectifs communs à moyen
terme. Ces discussions sur l’APC sont nécessaires
sans être essentielles. En réalité, elles servent surtout
de paravent à une crise latente entretenue, de part et
d’autre, par des non-dits politiques et des réflexes
bureaucratiques. Deux repères chronologiques
illustrent le décalage entre le débat sur l’APC et l’état
réel des relations UE/Russie.

146
L’APC existe depuis 1994. A cause de la
première guerre de Tchétchénie, il n’est entré en
vigueur qu’en 1997. Sans revenir sur le déroulement
de ce conflit, une donnée fondamentale semble
absente de l’esprit des négociateurs : à l’instar des
Etats-Unis, les autorités russes se considèrent
aujourd’hui en guerre. Cette situation radicale a des
conséquences dans trois domaines principaux.
Premièrement, l’organisation du pouvoir : l’état de
guerre renforce la concentration des décisions au
niveau présidentiel, sans toutefois atténuer les fortes
rivalités entre ministères et services impliqués.
Deuxièmement, le coût de cette guerre oubliée :
aux lourdes pertes humaines s’ajoute un coût financier
impossible à maîtriser, en raison de l’opacité des
budgets militaires. Troisièmement, la stabilité
régionale : la guerre en Tchétchénie se fait ressentir
dans le Caucase du nord, mais affecte également la
politique étrangère de la Russie, en particulier ses
relations avec la Géorgie. Aujourd’hui, il n’est plus
possible de concevoir la relation transatlantique sans
l’intervention anglo-américaine en Irak.
De même, les relations russo-européennes ne
peuvent plus éluder la situation dans le Caucase du

147
nord. Il ne s’agit nullement d’une immixtion, mais
plutôt de l’acceptation réciproque d’une évidence : on
construit différemment un partenariat – qui plus est
stratégique – avec un Etat en paix ou en guerre.
Second repère chronologique : mars 2008. Les
relations UE/Russie restent tributaires d’une double
inconnue : le mode de gouvernance de l’Union et la
succession de Vladimir Poutine.
Sur ce dernier point, deux courants principaux
coexistent à Moscou. Le premier considère que les
relations UE/Russie sont cardinales et refuse de
dissocier développements économique et politique.
Dans cette optique, un accord solide, durable ayant de
profondes implications juridiques doit être trouvé
avant l’élection, afin de prévenir toute forme de «
retour en arrière ». Le second courant privilégie
davantage les aspects techniques pour maintenir le
statut spécial de la Russie (format 25+1), profiter des
échanges sans les contraintes communautaires et,
enfin, esquiver le débat sur les valeurs. En réalité,
l’UE et la Russie se heurtent au paradoxe suivant :
toute l’activité politique de la Russie gravite autour
Kremlin et, pourtant, la prochaine échéance
présidentielle est absente de leur agenda commun.

148
Insister sur mars 2008, revient à reconnaître
qu’une large part des relations russo-européennes
dépend des choix du peuple russe. De plus, sur le plan
intérieur, la nature des relations avec l’UE devrait être
un des thèmes de la campagne électorale – si elle a
lieu – dans la mesure où la voie de développement
suivie structure les discours politiques. De ce point de
vue, l’UE et la Russie se trouvent en position
asymétrique : le rapport à l’UE demeure discriminant
dans la classe politique russe, alors que le rapport à la
Russie, contrairement à la Turquie, ne créé pas de
clivage dans l’espace public européen. C’est pourquoi
l’expertise russo-européenne, devrait également
s’efforcer de toucher les forces politiques des deux
parties.
En se concentrant sur 2007, le dialogue
UE/Russie risque de s’enfermer dans une logique
administrative à un moment où, de part et d’autre,
l’implication des sociétés civiles n’a jamais été aussi
impérative. Cet enfermement se traduirait
probablement par un isolement de la Russie, une
routine administrative et, au final, une dangereuse
indifférence. Russes et Européens ne peuvent se

149
satisfaire des négociations sur l’APC pour envisager
leur avenir.
Pour se rapprocher durablement, ils ont rendez-
vous en 2008.

150
L’UE en crise :
des opportunités à saisir pour la
Russie ?

La Russie : « insider » ou « outsider » ?


Lors de la rencontre trilatérale de Kaliningrad
(juillet 2005), le président de la
République Française J. Chirac et le chancelier fédéral
allemand G. Schröder ont coupé court, quasiment à
l’unisson, à la tentative de leur homologue russe
d’exprimer ses préoccupations sur la situation
intérieure de l’UE. Selon eux, la crise politique de
l’UE, provoquée par les résultats des référendums en
France (29 mai) et aux Pays-Bas (1 juin), suivis du
sommet de l’UE à Bruxelles (juin 2005), n’ont aucune
conséquence sur les perspectives de coopération entre
la Russie et l’Europe unie. Plus tard, lors de la visite à

151
Moscou (juillet 2005), le ministre grec des Affaires
étrangères s’est exprimé dans le même sens.
De prime abord, cela peut paraître juste. Ceux
qui connaissent plus ou moins bien l’état réel des
relations politico-économiques entre la Russie et l’UE,
savent que le rapprochement bilatéral ne va pas, en
règle générale, au-delà des déclarations d’intention et
des échanges commerciaux limités par les faibles
capacités de transport des pipelines, dont la
construction date de l’époque soviétique. On connaît
aussi l’opinion de l’UE sur les processus politiques en
Russie depuis quelques années, ainsi que leur «
conformité » aux conceptions européennes de la
démocratie et du marché.
La Russie reste à l’écart du processus
d'intégration européenne, et la déclaration « nous
n’avons pas l’intention d’adhérer à l’UE » est devenue
l’un des principes structurants de sa politique
extérieure. Or, les limites de cette approche, véritable
« pierre angulaire » de sa diplomatie, apparaissent de
manière évidente, même aux fonctionnaires du
Kremlin.
Le principe de « rapprochement des normes
législatives russes et européennes », qui figure dans

152
un paragraphe sur trois de la « feuille de route » pour
l’espace économique commun (EEC), officiellement
approuvée au sommet du 10 mai 2005, offre une
interprétation très large.
La « feuille de route » n’est pas un document
juridiquement contraignant (comme le serait un traité
international) ; ce n’est qu’un document à usage
interne des
appareils administratifs à Moscou et à Bruxelles. Ce
n’est pas un hasard, si la disposition sur la possibilité
de création d’une « zone de libre échange », qui figure
dans l’Accord de partenariat et de coopération (1997-
2007), a disparu de la « feuille de route ».
Cependant, il faut accepter que l’objectif de «
construire un marché ouvert et intégré » (stipulé par la
« feuille de route » de l’espace économique commun)
implique un rapprochement sans précédent. Le travail
déjà engagé ou programmé, par les structures
administratives de la Russie et de l’UE, rend les
réformes russes de plus en plus dépendantes de
l’évolution du droit européen (acquis communautaire).
Dans cette optique, des moyens substantiels sont
investis dans le cadre des programmes d’assistance
technique, menés sous l’égide de la Commission

153
européenne. Il existe des exemples concrets de
rapprochement entre les normes russes et l’acquis
communautaire en matière financière, douanière et
pour certains aspects de la standardisation.
Dans le domaine de l’éducation supérieure, la
Russie est de plus en plus impliquée dans le «
processus de Bologne », ce qui, à terme, peut poser la
question de la libre circulation des diplômés. En outre,
des liens culturels étroits unissent la Russie et l’UE.
Malgré l’asymétrie des échanges commerciaux,
la part considérable des importations russes en
provenance des pays de l’UE est un argument « en
faveur » d’une intégration réciproque. Le facteur
énergétique – cette interdépendance existante et/ou
supposée entre la Russie et l’UE pour les ressources
naturelles énergétiques et leurs produits dérivés – pèse
aussi dans la balance en faveur de cette intégration.
L’activité de plusieurs compagnies russes dépend
directement non seulement de la conjoncture du «
marché commun », mais de l’activité régulatrice de la
Commission européenne.
Pour toutes ces raisons, même si certains voient
le « partenariat stratégique » comme « un rideau de
propagande » destiné à drainer les ressources

154
énergétiques russes (c’est une opinion qui existe), la
proximité géographique et l’attraction réciproque des
marchés russe et européen interdisent de se restreindre
aux échanges énergétiques. Compte tenu de l’objectif
officiellement annoncé de « construire un marché
ouvert et intégré », on peut – en guise de provocation
intellectuelle – mettre sérieusement en doute les
propos des deux « amis de Vladimir ».
Dans une large mesure, la Russie est déjà un «
insider » européen. Malgré leur ambiguïté juridique,
les « feuilles de route » pour l’espace économique
commun et pour celui de la culture, de la science et de
l’éducation consolident ce statut sur le papier, en
créant une base de référence.
Dire que la Russie est un « insider » peut
susciter du scepticisme dans les milieux officiels à
Moscou, aussi bien que dans les capitales de l’Union
européenne. En l’absence de signes d’«
européanisation » de l’espace russe depuis quinze ans,
cela revient à compliquer la situation politique
européenne (qui est déjà loin d’être simple). En outre,
accepter que la Russie soit un « insider » pourrait
logiquement signifier la nécessité d’admettre ses
représentants dans les mécanismes informels, voire

155
officiels, chargés d’élaborer les positions européennes.
Pour l’heure, personne n’y est prêt. Ni à
Bruxelles, ni dans les capitales européennes.
Cependant, parler « d’insider » peut ouvrir de
nouvelles opportunités, en particulier dans le nouveau
contexte créé par le double « non » des référendums
en France et aux Pays-Bas et le sommet « budgétaire
» de l’UE à Bruxelles (juin 2005).

Changement de contexte : crise de développement


et de confiance dans l’UE
Les événements historiques de mai-juin 2005
au sein de l’Union européenne ont créé des conditions
radicalement nouvelles pour les relations avec la
Russie. L’UE traverse aujourd’hui une double crise
systémique.
Premièrement, après une longue période
d’avancées, le processus d’intégration européenne
connaît une crise de développement. Selon les
observateurs, l’UE n’a plus de repères visibles pour
son développement. Aujourd’hui, ni les élites
politiques des pays membres, ni « Bruxelles » n’ont
d’idée claire sur les voies de développement à suivre.

156
De ce point de vue, l’élargissement de l’UE
aux dix pays de l’Europe centrale, orientale et
méridionale a été une étape cruciale, qui a introduit
dans une UE déjà peu homogène (en ce qui concerne
le niveau de développement socio-politique,
économique et les mentalités) une forte hétérogénéité.
Même s’il était exigé de la part des pays-candidats
une adhésion sans conditions à toutes les « politiques
communes » dans tous les domaines d’intégration, il
s’avère que leurs caractéristiques propres (rapport à la
souveraineté, à l’Etat, qualité du processus politique,
manque de culture du compromis, politique extérieure
relativement agressive) ne correspondaient pas
complètement aux principes, règles et normes de
l’Europe occidentale, forgés en plusieurs décennies.
Plus encore, le comportement de certains de ces
nouveaux pays membres s’est traduit par une
rhétorique conservatrice, qui a réveillé les « démons
du passé » dans certains pays fondateurs de l’UE.
Dans ce contexte, la décision, prise lors du
sommet du Conseil de l’UE en juin, de suspendre
pour un an le débat sur les perspectives du Traité
constitutionnel, était la seule solution possible.
Pendant un an, l’UE va demeurer dans l’incertitude,

157
en ce qui concerne, avant tout, le modèle et le rythme
de l’intégration. Pendant cette période, un large débat
devrait avoir lieu sur le projet européen et les
mécanismes de décision.
Deuxièmement, en même temps que cette crise
de développement, l’UE traverse une profonde crise
de confiance. Le double échec de la ratification de la
Constitution a modifié l’état de l’opinion publique.
Les adversaires au Traité constitutionnel se sont
multipliés, y compris dans les pays soutenant au
départ le projet et dont les dirigeants avaient déclaré
leur intention d’organiser des référendums « dans tous
les cas ».
Les instances bruxelloises, déjà en manque de
popularité, se sont retrouvées dans une situation
encore plus complexe et ambiguë. Le problème de
déficit démocratique dans la gestion des processus
d'intégration européenne, ainsi que l’écart entre la
bureaucratie supra-nationale, dont la Commission
européenne est le centre symbolique, d’une part, et les
« citoyens ordinaires », de l’autre, ont été mis en
évidence. Le processus d’intégration se déroule sans
encombres, tant que les décisions importantes prises à
Bruxelles sont entérinées par les élites politiques des

158
pays-membres qui, pour de multiples raisons, les
contestent rarement. Mais le processus se bloque à
partir du moment où les citoyens sont appelés à
prendre une décision de fond.
Malgré les tentatives, souvent réussies, de «
sauver les apparences » en laissant croire que rien de
particulier ne s’est passé, les crises de développement
et de confiance au sein de l’UE créent un nouveau
climat pour les rapports entre l’UE et la Russie. Les
conséquences des évolutions en cours sont visibles sur
deux plans : politique (débats sur l’avenir de l’Europe)
et technico-administratif (mécanismes de décision).
Sur les deux plans, la Russie est étroitement liée à
l’UE.

Le débat sur l’avenir russo-européen


La crise systémique ne signifie pas que le
processus d’intégration européenne se soit vidé de son
contenu et qu’il faille s’attendre à des processus de
désintégration. Il est impossible de démanteler les
réseaux de relations créés au sein de l’UE. Ni les
élites des pays membres, ni la majorité de la
population européenne, ni les influents acteurs
extérieurs n’y ont intérêt. Cependant, la discussion sur

159
un futur modèle d’intégration européenne, ainsi que
sur le rôle de l’Europe dans le monde, sera centrale
dans l’année à venir.
Trop absorbée par sa crise interne, l’UE sera
peu disponible pour discuter avec Moscou des
problèmes fondamentaux de leurs rapports, ainsi que
de travailler sur des objectifs stratégiques communs et
une vision à long terme de la place de la Russie. En
principe, l’UE devrait accorder moins d’attention à
son environnement extérieur. Le repli de l’UE sur ses
problèmes fondamentaux, pourrait éloigner la Russie
de son agenda politique.
On ne peut pas exclure les tentatives de la
Commission d’éviter la préparation d’un nouveau
Traité avec la Russie. Compte tenu de faibles attentes
des élites politiques européennes à l’égard d’une
progression de la Russie sur la « voie européenne »,
Bruxelles considère que les « feuilles de routes »
existantes constituent le meilleur outil pour aborder
les dossiers concrets (et faire avancer ses intérêts) en
conservant l’Accord de 1994 « mort » (par le biais de
prorogation annuelle). Cela donne l’impression de
repousser la question de la stratégie des rapports avec
la Russie à un avenir lointain, qui dépendra de la

160
situation politique intérieure russe et du déroulement
du cycle électoral 2007-2008.
Dans le même temps, les discussions au sein de
l’UE peuvent aussi porter sur des questions
fondamentales de politique extérieure. Or, la Russie
est avant tout intéressée par la révision de la politique
commune de l’Europe à l’égard des pays de leur
voisinage commun.
La conduite du plus vaste projet de politique
extérieure de ces dernières décennies – adhésion des
10 nouveaux membres – a été confiée à la compétence
quasi-exclusive de la Commission européenne, qui a
utilisé les méthodes et instruments, ayant déjà fait
leurs preuves dans les rapports entres les Etats-
membres. C’est le principe du « rapprochement des
législations », qui a servi de base à l’élargissement
comme instrument d’européanisation des partenaires
et d’influence sur leur situation politico-économique.
La politique de « nouveau voisinage », lancée
par la Commission sur une décision du Conseil,
repose sur le même principe et représente une version
« allégée » des critères de Copenhague.
Bien que les relations entre la Russie et l’UE ne
s’inscrivent pas dans le cadre de la politique de «

161
voisinage », l’approche de la Commission s’inspire du
même principe. A ce titre, les « feuilles de route »
UE-Russie sont une version encore plus allégée des
critères de Copenhague. Les programmes de
préparation des pays candidats à l’adhésion à l’UE
supposaient l’obligation de rapprochement des
législations pour ouvrir la perspective d’adhésion,
tandis que les « plans d’action » adoptés dans le cadre
de la politique de « voisinage » (par exemple, avec
l’Ukraine) exigent le rapprochement des législations
sans évoquer l’adhésion. Les « feuilles de route » UE-
Russie ne mentionnent ni le principe de
rapprochement obligatoire des législations, ni la
perspective d’institutionnalisation des relations (ce
qui convient, au fond, fort bien au gouvernement
russe).
Les rapports russo-européens se complexifient
en fonction du contexte international. « Nous allons à
Washington pour montrer au président américain la
puissance et la force de l’Europe en toute beauté », –
cette remarque acide est lâchée par Jean-Claude
Juncker lors d’une conférence de presse entre le
sommet de l’UE à Bruxelles et celui entre l’UE et les
Etats-Unis (20 juin 2005). L’incapacité des pays de

162
l’UE à trouver un accord sur la Constitution et le
budget se conjugue dans le temps avec les difficultés
évidentes rencontrées dans le cadre de la « stratégie
de Lisbonne ». Par conséquent, le monde extérieur est
de plus en plus convaincu que l’Europe s’essouffle et
ne peut pas envisager à long terme de devenir une «
puissance » mondiale, capable de concurrencer les
États-Unis ou la Chine.
En revanche, dans sa périphérie immédiate,
l’Union européenne va, au contraire, essayer de
renforcer son influence par le biais d’un projet
d’intégration alternatif au « projet de Moscou » dans
le cadre de la politique de « nouveau voisinage ».
L’activité de l’UE dans les pays de la CEI a pour
beaucoup un caractère « virtuel » ; même dans le cas
de pays « proeuropéens », comme l’Ukraine, elle
n’offre pas de perspective d’adhésion. Parallèlement,
dans le cas de la « dernière dictature d’Europe »
(Bélarus), elle se montre incapable de transformer les
paroles en actes.
En dépit de cette incapacité, les élites des
anciennes républiques soviétiques se tournent vers
Bruxelles. Il est significatif que pendant la période de
tensions russo-européennes au sujet de la Transnistrie

163
à l’été 2005, Chisinau exigeait de plus en plus
fortement le retrait du contingent russe de Transnistrie
et le transfert de la mission de maintien de la paix à
l’Union européenne. Malgré les réelles possibilités de
trouver une solution ensemble – qui existent, comme
l’écrit d’une manière très convaincante dans ses
travaux Dov Lynch – Moscou s’irrite de toute forme
de participation européenne aux affaires de la CEI. Il
est peu probable que Bruxelles compte sérieusement
inverser cette tendance. Les divergences entre les
deux parties sur l’évaluation de la situation dans
certains pays d’Asie centrale sont encore plus nettes.
Parallèlement, un minimum d’activité peut
aider la Russie à tirer avantage de l’incertitude
européenne. La faible probabilité pour l’Union
européenne de devenir rapidement un acteur
géopolitique crédible contribue à la diminution des
ambitions des représentants de l’UE, tout en
augmentant substantiellement les atouts de la Russie
comme partenaire géostratégique.
Dans ces circonstances, la Russie devrait tendre
la main de l’amitié à « l’Europe politique »
en lançant une initiative destinée à relancer le
partenariat géostratégique dans un contexte

164
paneuropéen. Une telle initiative pourrait être lancée
dans le cadre de la préparation d'un accord stratégique
Russie-UE (dans la mesure où l’échéance de
renégociation de l’APC approche).

Les perspectives de coopération pratique


Au premier abord, la crise systémique de l’UE
n'a pas de conséquence directe sur les relations de
travail entretenues par l’UE avec ses partenaires
extérieurs, y compris la Russie. Les résultats des
référendums en France et aux Pays-Bas, et le sommet
de juin 2005, n’ont entraîné ni de modifications de la
structure institutionnelle de l’UE, ni de restrictions
formelles des pouvoirs de la Commission européenne,
qu’il s’agisse de l’unification de l’espace normatif et
juridique de l’UE ou de la marge de manoeuvre de la
Commission dans ses négociations avec des
partenaires extérieurs. De toute évidence, la crise
politique n’a pas touché les échelons intermédiaires et
inférieurs de la bureaucratie européenne – la
principale base institutionnelle de l’UE – dont le
rythme de travail devrait non seulement rester soutenu,
mais aussi s’accélérer.

165
De plus, il est probable que le repli de l’UE sur
ses problèmes intérieurs entraîne une forme de «
laisser-aller » pour une grande partie des relations
extérieures et des processus de négociation. En effet,
l’attention des élites politiques des pays de l’UE est
retenue par les questions fondamentales de la
poursuite de l’intégration européenne ; de leur côté,
les représentants de la Commission européenne en
contact avec les partenaires extérieurs de l'UE
essayeront de se comporter comme si de rien n’était.
En ce qui concerne la Russie, l’adoption en mai
2005 des « feuilles de route » – instructions
technocratiques de la Commission européenne et du
gouvernement russe – laisse à la Commission la
possibilité de monopoliser les contacts courants avec
Moscou et de les soustraire à une discussion politique
ouverte. A cela s’ajoute la lassitude de la plupart des
leaders européens, déçus par les contacts avec leur
homologue russe, dont le discours ne coïncide pas
souvent avec les actes de son entourage. Selon la
formule recueillie par l’auteur auprès d’un haut
fonctionnaire européen, la Commission a une grande
expérience de travail avec les régimes autoritaires.

166
Une autre option est aussi envisageable :
Bruxelles peut essayer de compenser les échecs
politiques internes par des succès dans le domaine des
relations extérieures. L’approche musclée du
commissaire pour le commerce extérieur, Peter
Mandelson, au cours des négociations avec les
autorités chinoises sur les exportations textiles le 10
juin, en est la preuve. Cela pourrait aussi concerner
les négociations entre l’UE et la Russie dans le cadre
de la préparation de l’adhésion de cette dernière à
l’OMC, où la Commission conserve une compétence
exclusive. Après le sommet de juin, la Commission a
formulé à la Russie une série d’exigences fermes sur
les questions d’énergie et de transport aérien, qui
allaient au-delà des conditions élaborées de concert
lors de la conclusion du « marché sur l’adhésion de la
Russie à l’OMC » en mai 2004.
Dans le même temps, les événements politiques
ont entraîné une certaine redistribution des forces au
sein de l’UE entre différents pays et les institutions
supranationales (Commission européenne et
Parlement). La Commission européenne de J. Barroso
s’est trouvée affaiblie à la suite des difficultés de
nomination de certains commissaires. La défaite

167
politique, subie par J. Barroso au Parlement européen
(octobre 2004) a altéré l’image de la Commission. La
crise de l’été 2005 a fini d’affaiblir l’autorité
exécutive de l’UE tout en renforçant le Parlement –
seul organe supranational de l’UE directement élu. A
côté de chefs d‘Etat discrédités et d’une Commission
faible, le Parlement européen jouit, à juste titre, de sa
légitimité démocratique.
Aucune modification formelle n’est introduite
dans le système de répartition des pouvoirs.
Cependant, compte tenu de la « crise profonde »
traversée par l’UE, le processus de transfert de
nouvelles compétences à la Commission devrait subir,
de toute évidence, un coup d’arrêt, y compris dans les
domaines, où elle en aurait besoin pour atteindre les
objectifs fixés par les pays membres de l’UE.
L’exemple du dernier Conseil de l’UE consacré
aux questions de transport, de télécommunications et
d’énergie est significatif. La possibilité de donner à la
Commission un mandat « vertical » pour négocier
dans le domaine du transport aérien avec la Russie et
la Chine, a été discutée. La demande a été formulée
par la Commission en mars 2005, quand l’équipe de J.

168
Barroso a présenté un plan ambitieux de création d’un
espace aérien commun avec ces deux partenaires.
La Commission a essuyé un refus auprès des
ministres des 25 pays membres. Ces derniers estiment
que les accords bilatéraux dans le domaine de
l’aviation civile sont, et resteront, la base des relations
avec les pays tiers. Le droit des Etats de l’UE de
mener des négociations autonomes et de passer des
accords avec les pays tiers a été renforcé. Cependant,
le Conseil a exigé que la Commission obtienne le
renoncement complet et sans condition de la Russie à
toutes les taxes versées par les compagnies aériennes
des pays de l’UE pour l’utilisation des couloirs
aériens transsibériens. Il a été également souligné que
ces exigences représentent une « condition préalable à
tout
progrès dans les négociations avec la Russie ». La
Commission est ainsi mise dans une situation
extrêmement délicate, qui la contraint à trouver un
terrain de coopération avec le gouvernement russe.

Comment saisir les opportunités ?


L‘Europe est en mouvement. Les deux
composantes de la crise systémique dans l’UE – crise

169
de développement et crise de confiance – alimentent
la discussion générale sur l’avenir de l’Europe et
rendent l’UE plus attentive à l’influence extérieure.
Par conséquent, la Russie peut profiter de ce nouveau
contexte, plus favorable à ses initiatives.
L’accentuation de l’hétérogénéité au sein de
l’UE, offre de nouvelles opportunités à ses partenaires
extérieurs et surtout à l’« étrange insider » qu’est la
Russie. Il est probable que les forces extérieures à
l’UE essayent d’exploiter la confusion européenne,
même si, à long terme, cela pourrait avoir des
conséquences négatives.
Cependant, cette nouvelle possibilité
d’influence ou, mieux encore, de participation, offre
des chances de développement positif. La Russie
peine toujours à mener sa politique extérieure en
dehors du carcan des « jeux à somme nulle ». La «
solution européenne », même dans les conditions de
crise, doit éviter ce type d’approche, où il y aurait des
perdants et des gagnants.
Dans les circonstances actuelles, la Russie n’a
pas besoin de « se jeter dans les bras » de Bruxelles.
Elle ne doit essayer ni d’exploiter l’instabilité

170
chronique, ni de se distancer de l’UE sous prétexte
qu’on n’y voit pas clair et qu’il vaut mieux attendre.
Au fond, les relations entre la Russie et l’UE
souffrent des mêmes problèmes que ceux qui ont
généré la crise systémique de l’UE : l’absence d’un
objectif commun aux deux parties et le déficit
démocratique. Le premier est souvent remplacé en
partie par la vision que se fait l’UE du chemin de
développement idéal pour la Russie, et en partie par
des termes vagues comme le partenariat stratégique.
Le second (déficit démocratique) est illustré par
l’absence de représentants du monde des affaires, de
la société civile et des experts lors de l’élaboration et
de la discussion des projets concrets. Chercher une
solution à ce double problème avec l’UE devrait être
l’objectif des initiatives russes pour les mois à venir.

Préparation d’un nouveau Traité (Accord) Russie–


Union européenne.
Avant tout, la Russie devrait clairement
indiquer que les quatre « feuilles de routes », malgré
leurs qualités, ne règlent pas les questions stratégiques
de sa place dans l’espace européen. Construire un
objet non identifié n’est pas un objectif valable pour

171
des relations stables. Il convient de travailler au futur
Accord entre la Russie et l’Union européenne, qui
doit remplacer l’Accord de partenariat et de
coopération de 1994. Moscou pourrait formuler des
propositions sur le format et le contenu de ce nouveau
document juridique, qui pourrait s’appuyer en partie
sur les résultats déjà acquis (« quatre espaces »).
La participation des représentants russes aux
discussions sur l’avenir de l’Europe et de sa structure
politique. La discussion sur l’avenir de l’Europe, avec
ou sans cette Constitution, ne peut pas être menée
sans la participation de la Russie, le plus grand pays
eurasiatique, qui demeure en dehors du cadre
institutionnel de l’UE. Des experts russes, des
représentants de la société civile et du monde des
affaires devraient pouvoir participer aux conférences,
tables rondes et forums européens.
L’élargissement du cadre formel du dialogue
politique. Dans la mesure où le niveau de
compréhension mutuelle des élites russe et
européenne est relativement faible, il n’y aurait guère
de sens à renforcer l’activité bureaucratique. Même si
le Gouvernement russe et la Commission s’entendent
sur les paramètres techniques de rapprochement, leur

172
mise en oeuvre dépendra des élites et des hommes
d’affaires. Par conséquent, les initiatives russes de
remplacer le format de « dialogue de travail » –
contacts réguliers des représentants russes avec la «
Troïka » du Comité pour les questions politiques et de
sécurité (CQPS) – par un nouveau mécanisme
permanent méritent d’être encouragées. Ce
mécanisme pourrait comprendre des acteurs non
étatiques (par exemple, unions des industriels et des
entrepreneurs).
Revoir le cadre de la coopération avec la
Commission européenne. Malheureusement, les
représentants russes ne sont pas encore en mesure de
coopérer efficacement avec la Commission et
surévaluent substantiellement ses capacités et ses
prérogatives réelles. La pratique des relations montre
que précisément l’activité des représentants de la
Commission est souvent à l’origine des situations les
plus conflictuelles, en particulier, pour ce qui touche
aux intérêts du business russe, comme, par exemple,
dans les domaines du transport aérien et de l’énergie.
Création de nouveaux mécanismes de dialogue
entre les sociétés civiles et de représentation des
intérêts du business russe. La représentation et la

173
défense des intérêts sont une des bases de la stabilité
du modèle européen d’intégration. Le niveau
d’interdépendance entre la Russie et l’UE est tel, que
les autorités officielles devraient entreprendre des
efforts pour élargir le cadre et les possibilités de la
représentation des intérêts économiques à Moscou et à
Bruxelles. Le lobbying moderne n’est plus seulement
une affaire privée ; il doit être relayé sur le plan
étatique. Sinon d’autres modes de protection des
intérêts risquent de s’y substituer. Dans ce domaine, la
Russie et l’UE ont besoin de créer une base législative
commune pour la représentation des intérêts privés
(une convention séparée assurant l’accès aux sources
d’information gouvernementale et la participation à
des consultations préalables) ; b) allouer une partie
des moyens publics pour soutenir l’activité des
représentations des unions des entrepreneurs à
Moscou et à Bruxelles ; investir dans la formation de
spécialistes russes de l’UE.
Paradoxalement, l’instabilité intérieure dans
l’UE peut avoir un impact positif sur ses relations
avec les partenaires extérieurs. La Russie, qui n’a pas
encore tranché sur son modèle de développement,
devrait pouvoir traiter plus facilement avec une UE

174
plus souple. La prise de conscience par les Européens
des difficultés internes de l’UE pourrait les inciter à
changer de regard sur leurs relations extérieures, y
compris avec cet « étrange insider » qu’est la Russie.
Il faut profiter de cette opportunité.

Le développement de la construction européenne


et les relations avec les États-Unis d’Amérique

Je suis très heureux d’être parmi vous


aujourd’hui. Je remercie l’un des centres les plus
influents de la « diplomatie intellectuelle » française
et européenne, de m’offrir l’opportunité d’exposer
devant un public particulièrement qualifié le point de
vue du gouvernement italien sur un thème qui, de
toute évidence, suscite un grand intérêt.
L’importance du sujet qui nous réunit
aujourd’hui est tout à fait évidente. Des rendez-vous
cruciaux se profilent à l’horizon de la construction
européenne et des relations entre l’Europe et les États-
Unis, qui nous imposent des responsabilités précises,
auxquelles nous ne pouvons nous soustraire.

175
Nous sommes confrontés à des défis de portée
historique et il nous incombe d’être prêts à les relever ;
il nous incombe surtout d’être optimistes quant à nos
possibilités de succès.
L’optimisme semble être devenu une
marchandise rare ces derniers temps, surtout en
Europe. Néanmoins, l’appel à l’optimisme à l’égard
de notre avenir ne saurait être un exercice de
rhétorique, ni encore moins le produit d’un élan
volontariste, insouciant de la raison. Nous devons être
optimistes quant à l’avenir de l’intégration
européenne si nous observons le chemin que nous
avons accompli jusqu’ici. Nous devons être optimistes
au vu des extraordinaires résultats remportés par
l’Europe au cours de ces décennies. Des conquêtes
naguère impensables font désormais partie de notre
quotidien au point de nous paraître souvent banales.
L’histoire récente de l’Europe est celle du
triomphe d’une vision, celle de Robert Schuman,
Alcide De Gasperi, Konrad Adenauer et Jean Monnet,
clairvoyante et généreuse.
Toute l’histoire de la réalisation de cette
expérience sans précédent est celle de la primauté

176
d’une politique incisive et pragmatique, mais capable
en même temps de regarder vers un futur plus éloigné.
C’est l’histoire de la construction progressive
d’un espace commun, où la fraternité des peuples ne
se heurte plus aux anciennes barrières de la rivalité et
des inimitiés entre les États : le marché intérieur ; la
coopération industrielle dont le succès est symbolisé
par cette réalisation futuriste qu’est l’Airbus 380 ; la
coopération culturelle et scientifique qui s’exprime
avec succès dans la multitude de laboratoires dont est
parsemée la scène européenne et dans l’efficacité des
programmes d’intégration et d’échanges universitaires;
les accords de Schengen; la monnaie unique; la
réunification d’un continent qui n’est plus défiguré
par les murs, réunification qui a été sanctionnée par
l’adhésion des pays situés au-delà de l’ancien rideau
de fer: ce ne sont que les chapitres les plus
significatifs de la réalisation concrète d’une Europe
sans frontières qui semblait une utopie il y a
seulement quelques décennies.
Ces résultats témoignent de la réalisation de la
prophétie de Victor Hugo sur l’avènement d’un jour
«où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi
impossible entre Paris et Londres, entre Vienne et

177
Turin, qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre
Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie » ; sa
vision d’« un jour où vous toutes, nations du continent,
sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse
individualité, vous vous fondrez dans une unité
supérieure » se reflète dans la réalité d’une Europe
«unie dans la diversité », selon la description efficace
et suggestive du Traité constitutionnel qui a été signé
à Rome, le 29 octobre 2004.
L’unité dans la diversité est la garantie que les
identités nationales des Européens soient préservées.
Les traditions ne sont pas effacées, les langues ne
meurent pas, les drapeaux ne disparaissent pas.
L’Union européenne ne signifie pas la mort de la
Patrie, car une Patrie sans État peut exister, mais pas
un peuple sans Patrie. Le Traité constitutionnel
représente une étape fondamentale de la réalisation
progressive de l’unité de l’Europe qui respecte les
différentes identités nationales.
Il donne une dimension institutionnelle et une
profondeur politique au dessein d’une Europe unie
dans un espace économique et monétaire, régie par
une communauté de droits et de valeurs, déterminée à

178
assumer des responsabilités globales de puissance
garante de la paix et de la liberté dans le monde.
Inutile de nous cacher que le nouveau « traité
de Rome » constitue une solution de compromis.
L’Italie aurait elle-même préféré un accord plus
ambitieux, encore plus conforme au legs de la
convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing et
auquel j’ai eu le privilège de contribuer
personnellement. L’accord qui a été conclu a retenu –
ne l’oublions pas – environ 90 % du texte
conventionnel. D’ailleurs, plusieurs des pays qui l’ont
signé auraient préféré des options différentes par
rapport à celles qui ont fait l’objet d’un accord final.
C’est la preuve qu’il s’agit d’un bon
compromis, qui introduit des innovations majeures
dans plusieurs aspects de la construction européenne.
Les exemples de la présidence du Conseil européen et
du ministre des Affaires étrangères de l’Union sont les
premiers qui me viennent à l’esprit ; mais pensons
également à l’attribution de la personnalité juridique à
l’Union, au rôle accru des parlements et des
collectivités locales, à la valorisation des prérogatives
du Parlement européen, à l’attribution d’une valeur
contraignante à la Charte des droits fondamentaux, au

179
renforcement de la politique de sécurité et de défense
par la définition d’une coopération structurée
permanente.
Le gouvernement italien est fier d’avoir fourni
un apport constructif à la réalisation d’un tel objectif,
notamment au cours de son semestre de présidence.
Nous sommes tout aussi fiers d’avoir accueilli la
cérémonie solennelle de la signature du traité. Un
événement dont la valeur symbolique va au-delà de
l’aspect purement protocolaire, puisque la signature
au Capitole marque la continuité idéale entre la
Communauté des fondateurs et l’Union d’aujourd’hui.
Fidèles à ce rôle, nous avons décidé de
travailler à une ratification la plus rapide possible du
traité. Nous nous étions promis d’être les premiers à le
ratifier, mais nous sommes heureux d’avoir été
devancés par d’autres dans une compétition qui sera
d’autant plus vertueuse qu’elle pourra faciliter l’entrée
en vigueur du traité à la date butoir de novembre 2006.
Demain, notre Chambre des députés se réunira
pour approuver la loi de ratification ; ce vote sera
suivi par celui du Sénat dans des délais aussi rapides.
Notre ratification entend également émettre un signal
convaincu d’optimisme. L’incertitude qui entoure

180
objectivement l’issue des procédures de ratification
dans plusieurs pays n’y fait nullement obstacle.
D’une part, la construction européenne se
caractérise par une évolution basée sur des
«déséquilibres dynamiques», où les crises ont toujours
engendrées non pas des régressions, mais des
réflexions et des élans vers une nouvelle évolution.
D’autre part, l’unité de notre continent a cessé
depuis longtemps d’être le lot exclusif des
chancelleries et des milieux académiques. Elle est
fortement voulue par nos peuples et surtout par les
jeunes générations, dont la conscience et
l’engagement à faire partie d’une famille commune
sont très forts.
Il y a donc lieu de paraphraser, en renversant
les termes, la célèbre expression de Massimo
D’Azeglio : « une fois faits les Européens, il faut faire
l’Europe ».
En effet, la construction européenne est loin
d’être achevée ; le Traité constitutionnel, dont l’entrée
en vigueur est un passage obligé pour assurer le bon
fonctionnement des structures de l’Union élargie, ne
peut pas représenter son point d’arrivée. Il faut
continuer à travailler afin que l’Europe de demain

181
dispose de formes institutionnelles et d’arguments
politiques adaptés aux ambitions de ses citoyens.
Il faut continuer à s’engager afin qu’elle sache
satisfaire les attentes de ceux qui aspirent à en faire
partie. La responsabilité principale de l’ultérieur
avancement du projet commun incombe surtout aux
pays fondateurs comme l’Italie et la France qui,
l’ayant promu dès le départ, partagent de manière plus
profonde son principe inspirateur.
C’est la méthode communautaire basée sur
l’inclusion, l’ouverture et le respect de la dignité
équivalente de tous les participants, qui explique
l’extraordinaire capacité d’attraction d’un modèle qui,
au niveau économique et social, sait comme peu
d’autres conjuguer la démocratie et l’État de droit, les
pulsions dynamiques du marché libre et les garanties
de solidarité et de répartition équitable de la prospérité.
À l’instar du défi de l’entrée en vigueur du
Traité constitutionnel, celui d’une stratégie de
croissance et de compétitivité de l’économie sur la
base de perspectives financières solides et d’une
gestion dynamique de la politique monétaire constitue
un investissement sur l’avenir. Un avenir que
l’Europe peut et se doit de regarder avec confiance.

182
La définition des frontières extérieures de
l’Europe constitue, elle aussi, un investissement sur
son avenir; le thème de l’ouverture des négociations
d’adhésion avec la Turquie y est étroitement lié. La
position favorable du gouvernement et du Parlement
italiens à cet égard est bien connue, tout comme les
perplexités et l’inquiétude qui animent le débat ouvert
au niveau de l’opinion publique française.
Je n’ai pas l’intention d’intervenir dans ce
débat; mais je ne peux que répéter que le choix de
l’ouverture à la Turquie est celui qui reflète le mieux
une vision des relations entre l’Occident et l’Islam
basée sur le dialogue et la collaboration, plutôt que sur
le conflit. L’éventuelle réponse positive à la
candidature turque est la réponse la plus cohérente
avec le caractère sérieux des engagements pris au
cours de ces années par l’Union européenne avec la
Turquie et par la Turquie avec l’Union.
La future adhésion de la Turquie serait la
preuve la plus évidente de la réussite totale du projet
d’intégration de notre continent ; une idée de l’Europe
vue non seulement comme une zone de libre-échange
repliée sur elle-même, mais aussi comme un acteur
mondial, avec des capacités proportionnées de

183
projection et d’intervention. La prise de plus grandes
responsabilités mondiales de la part de l’Union
européenne est un objectif ambitieux, mais qui est à
notre portée. C’est un objectif que nous pouvons et
que nous devons nous engager à atteindre avec
cohérence et jusqu’au bout.
En même temps, il faut approfondir la
solidarité transatlantique, qui est non seulement un
élément essentiel de l’identité européenne, mais
également la garantie la plus efficace de sa réalisation
totale.
Je sais bien que certains trouveront mon
affirmation paradoxale. Elle semblera contradictoire
avec les profondes discordances qui, au cours des
dernières années, ont été enregistrées dans les
relations euro-atlantiques, également sur des questions
d’importance non secondaire.
Je n’entends en aucune façon ignorer ces
différences, et encore moins sous-estimer leur portée.
Mais, en même temps, je n’ai aucunement l’intention
de les dramatiser. Le diagnostic d’un écart
irrémédiable des valeurs et des intérêts respectifs
d’une Europe et d’une Amérique appartenant à des
planètes différentes, pourra peut-être répondre à une

184
brillante trouvaille éditoriale, mais ne me semble pas
du tout correspondre à la réalité.
Qu’il existe, entre les deux rives de
l’Atlantique, des sensibilités et des intérêts qui ne
coïncident pas parfaitement est un fait, et il ne date
pas d’aujourd’hui.
La diversité d’un Monde qui, et ce n’est pas un
hasard, est connu comme Nouveau, peut être datée de
l’époque du Mayflower ; du reste, l’observation que
« l’égalité suggère aux Américains l’idée de la
perfectibilité indéfinie de l’homme » ou que « certains
Américains font voir un spiritualisme si exalté » n’est
pas tirée du scénario d’un film de Michael Moore,
mais se trouve dans les pages de la Démocratie en
Amérique de Tocqueville.
Toutefois, la prise de conscience nécessaire de
ce qui nous divise, ne peut nous faire oublier
l’ampleur extraordinaire de ce qui nous unit, la
communauté de principes fondamentaux et d’intérêts
stratégiques que l’Europe et les États-Unis partagent
et que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le
monde.
Nos frères français, les seuls en Europe qui
peuvent dater leur amitié avec les États-Unis à partir

185
de la déclaration d’Indépendance, le savent mieux que
quiconque. Ensemble, au nom des idéaux communs
de liberté et d’égalité, au cours du XX -e siècle,
l’Europe et les États-Unis ont anéanti l’ennemi
commun, le totalitarisme nazi et communiste.
Ensemble, au nom de ces mêmes idéaux, nous
sommes appelés, à l’aube du XXI -e siècle, à affronter
l’ennemi commun, sans patrie ni visage, mais non
moins insidieux, le totalitarisme terroriste.
Nous sommes appelés à travailler ensemble
pour renforcer l’autorité et l’efficacité des institutions
multilatérales qui, pour autant qu’elles soient
perfectibles, sont la meilleure garantie de
l’affirmation universelle de la paix et des droits de
l’homme.
L’efficacité de la collaboration transatlantique
ne s’arrête pas au passé. Le présent des Balkans, celui
de l’Afghanistan, la chronique de ces dernières
semaines des élections en Ukraine, sont autant de
témoignages éloquents de la maxime encore actuelle
du président Kennedy : « divisés, nous ne pouvons pas
faire grand chose ; ensemble, il y a peu de choses que
nous ne puissions pas faire ».

186
L’Europe et les États-Unis sont liés non
seulement par des idéaux, mais également par des
intérêts communs. L’alliance avec les États-Unis
présente un intérêt stratégique pour l’Europe qui,
autrement, se condamnerait d’elle-même à des
attitudes velléitaires et à des divisions internes.
En même temps, l’Europe en tant que
partenaire non subordonné, mais sérieux et
responsable, présente un intérêt pour les États-Unis
qui, autrement, se retrouveraient seuls face à des défis
mondiaux nécessitant, de par leur complexité, une
réponse concertée.
Il est vrai que l’Amérique n’a pas toujours
perçu complètement la profondeur et la portée des
transformations historiques qui ont eu lieu sur la scène
institutionnelle et politique de l’Europe de ces
dernières années. Il est vrai qu’en Amérique il y a
quelqu’un qui pense que l’Union européenne est le
nouvel ennemi ou l’ennemi du futur.
Mais nous devons toutefois reconnaître que la
plupart du temps c’est nous, les Européens, qui avons
amené les Américains à commettre cette erreur, en
leur offrant le spectacle fourvoyant et masochiste de
nos rivalités et de nos divisions.

187
L’Europe doit réussir à élaborer avec les États-
Unis un langage univoque et fiable d’un partenariat
loyal et constructif; les indications convergentes
provenant de Washington nous poussent à en déduire
que l’Administration américaine ne tardera pas à
saisir notre disponibilité, si elle sait se montrer
véritablement crédible.
Notre collaboration est indispensable au
Moyen-Orient où j’étais en mission la semaine
dernière et où j’ai pu percevoir l’opportunité, qui ne
se représentera pas facilement, de relancer les
négociations pour une paix juste, générale et durable.
Pour l’obtenir, l’apport des États-Unis et de l’Union
européenne se révèlera d’autant plus précieux qu’il
saura être harmonieux et déterminé.
Notre collaboration (la collaboration entre la
plus grande puissance militaire du monde et un grande
puissance civile) est vitale en Irak qui fait ses
premiers pas, encore chancelants, vers le
recouvrement de la pleine souveraineté et vers
l’objectif de la démocratie - dont les prochaines
élections sont un rendez-vous fondamental.
La région du Moyen-Orient demande surtout à
l’Europe de ne pas être abandonnée aux stratèges de

188
la terreur dont nous recevons, quotidiennement, des
confirmations de cruauté.
Notre aide continue à être demandée par les
Américains dans les Balkans, où l’Alliance atlantique
– surtout en vertu, il faut le reconnaître, de
l’impulsion des États-Unis – a apporté une
contribution essentielle à la pacification d’une région
tourmentée aussi bien que centrale pour les équilibres
stratégiques européens.
Dans les Balkans, en Bosnie tout d’abord, mais
également au Kosovo, l’Europe est confrontée à
l’impératif éthique et politique de prendre des
initiatives qui soient en mesure d’achever l’oeuvre de
stabilisation et d’intégration, des initiatives qui
seraient la mise en oeuvre de cette répartition
rationnelle des tâches entre les alliés – l’autre face du
partage du fardeau qui a été souhaité outre-Atlantique.
Je ne veux pas abuser davantage de votre
patience. Je souhaite conclure et laisser la place à vos
éventuelles questions par une dernière réflexion, pour
laquelle je m’inspire des conclusions du Conseil
européen du 17 décembre 2004.
À cette occasion, on a souligné le caractère «
irremplaçable » de la coopération transatlantique, à

189
côté de l’intégration européenne. Une observation
irréprochable : mais l’alliance entre l’Europe et les
États-Unis, et l’unité même de l’Europe, malgré
l’ampleur des principes et des intérêts partagés,
malgré la fréquence et l’intensité des échanges
réciproques, ne sont codifiées ni dans les lois de la
Nature ni dans les lois de l’Histoire. Elles sont issues
directement de nos décisions, des choix de
gouvernements et de peuples libres et démocratiques,
et elles dépendent d’eux.
Un maître de la pensée française et européenne
du XX -e siècle, Raymond Aron, nous rappelait que «
les hommes font l’histoire, même s’ils ne savent pas
l’histoire qu’ils font ».
C’est exact, mais, pour l’avenir de l’intégration
de l’Europe, et de ses relations avec les États-Unis,
nous ne pouvons pas dire que nous n’avons pas
clairement devant nous les éventuelles conséquences
de nos actions – et, plus encore, les conséquences de
notre inaction.
Si nous voulons que l’Occident soit
véritablement une médaille à deux faces, si nous
sommes effectivement convaincus que l’Europe n’est
pas vieille mais sage, et, par conséquent, si nous

190
croyons que l’Occident a besoin de l’équilibre, de la
mesure, de la capacité de dialogue de l’Europe, alors
ce n’est pas le moment de se demander ce que doit
faire Washington.
C’est le moment de se demander ce que doit
faire l’Europe. Et surtout, après avoir répondu à cette
question, il s’agit de le faire réellement.

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