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Ktèma : civilisations de l'Orient,

de la Grèce et de Rome antiques

Anomalies municipales en Afrique romaine ?


Marcel Benabou

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Benabou Marcel. Anomalies municipales en Afrique romaine ?. In: Ktèma : civilisations de l'Orient, de la Grèce et de Rome
antiques, N°6, 1981. pp. 253-260;

doi : https://doi.org/10.3406/ktema.1981.1849

https://www.persee.fr/doc/ktema_0221-5896_1981_num_6_1_1849

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Anomalies municipales en Afrique romaine ?

Durant quelques années, l'expression «anomalies municipales» a connu une incontestable fortune
parmi les historiens de l’Afrique romaine. T. R. S. Broughton semble avoir été le premier à lui
donner droit de cité, en en faisant le titre du dernier chapitre de son livre The Romanization of Africa
Proconsularis (*) ; le chapitre ainsi intitulé présentait l’étude des divers points suivants :
— extra municipal units (type, basic character, development),
— double communities,
- attribution and contribution.
Mais à aucun moment l’auteur ne semblait s’inquiéter de la cohérence ou de l'exhaustivité de cet
inventaire. La notion d’anomalies municipales était ainsi lancée, comme un cadre commode, mais
particulièrement vague et flou. C’est sans doute ce double caractère qui lui valut d’être plusieurs fois
reprise. Ainsi P. Veyne l'utilise-t-il à propos du problème juridique que pose l’existence d'un
magister pérégrin à Vina (2). C. Poinssot, évoquant «la fiction juridique qui consiste, de la part de
Rome, à ignorer l’organisation administrative des cités tout en l’utilisant», affirme que c’est cette
fiction juridique qui «explique bon nombre des «municipal african anomalies» qui ne sont que des
survivances puniques (3)». Et c’est une expression analogue, celle de «municipal irregularity»,
qu'utilise aussi Sherwin-White pour parler des communes doubles en Afrique (4). Il m’a semblé utile
d’examiner sur quelques exemples si cette expression était encore recevable, si elle pouvait aujour¬
d’hui - compte tenu des progrès qui ont été faits dans la connaissance de la société de l’Afrique
romaine - avoir encore un sens, un contenu ou une quelconque utilité.
Mais d’abord, quelles sont les raisons qui ont pu rendre nécessaire le recours à cette notion ? Pour
le comprendre, il est indispensable de rappeler brièvement quelques faits bien connus sur le rôle des
cités dans le processus de romanisation (5). La cité étant la cellule de base du système romain - tant
au plan politique qu’au plan économique ou religieux - c'est bien entendu en prenant appui sur un
intense réseau urbain que Rome va assurer sa domination dans ses provinces africaines. Mais le
réseau urbain de l’Afrique romaine n’est pas une création pure et simple de Rome. Il est le résultat de
deux processus bien distincts : l’un, qui consiste à établir des communes romaines par l’implantation
d’un groupe de colons sur un site donné ; l’autre qui consiste à transformer en cités de droit romain
d’anciennes communautés indigènes, lorsque leur évolution interne rend la chose possible, souhai¬
table ou nécessaire, tant aux yeux de leurs habitants qu’aux yeux de l’administration impériale. Le
recours à l’un ou l’autre de ces processus est fonction d’au moins deux facteurs : la politique
générale, à tel ou tel moment, des maîtres de l’Empire ; la prise en considération du caractère plus ou
moins favorable des conditions locales. Il est clair que le second processus, qui est lié à l’évolution
interne de chaque communauté, ne peut progresser qu’avec une certaine lenteur. Lenteur qui peut
s’expliquer tantôt par l’attachement de telle ou telle communauté à ses traditions ou à ses
institutions, tantôt par la volonté délibérée de l’administration impériale d’éviter, à certains
moments, la multiplication trop rapide des cités de statut privilégié. Il en résulte que, tout au long des
deux premiers siècles, le paysage municipal de l’Afrique romaine se caractérise par une grande

(1) T. R. S. Broughton, The Romanization of Africa Proconsularis, Baltimore-Londres, 1929.


(2) P. Veyne, «Deux inscriptions de Vina», Karthago, IX, 1958, p. 107.
(3) C. Poinssot, «Suo et Sucubi», Karthago, X, 1959-1960, p. 126.
(4) A. N. Sherwin-White, The Roman Citizenship 2, Oxford, 1973, p. 270.
(5) Sur les rapports entre urbanisation et romanisation, M. Benabou, La Résistance Africaine à la Romanisation, Paris,
1976, pp. 394-425.
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diversité de statuts. Diversité fort embarrassante, puisqu'elle contredit l'aspiration naturelle de


l’historien aux reconstitutions cohérentes et harmonieuses. Le recours à la notion d’anomalies muni¬
cipales n'a d'autre fonction, semble-t-il, que de témoigner de cet embarras.
Cette diversité, comment se traduit-elle ? Là où nous la saisissons, c’est-à-dire au niveau des
sources littéraires ou épigraphiques, elle se traduit d’abord par l'usage d’une terminologie municipale
particulièrement riche et différenciée. Ainsi, pour s’en tenir au vocabulaire qui couvre la gamme des
organisations communales ou quasi communales africaines, on rencontre les désignations suivan¬
tes : la confédération de colonies (comme à Cirta), la colonie, le municipe, la civitas, la gens, le vicus,
le pagus, le castellum, sans parler de l’ oppidum, de la res publica. Or tous ces termes n’ont pas une
définition juridique également précise, ce qui est une première source de difficultés ; ils sont souvent
utilisés avec une certaine désinvolture par nos sources, ce qui nous met parfois en présence de
données inconciliables. Bien des «anomalies municipales» sont ainsi nées de l’ambiguïté du voca¬
bulaire ou de la contradiction des sources, confrontées au désir de l’historien de trouver - fût-ce à
coup d’hypothèses risquées - l'ordre et la cohérence (6).
Mais les difficultés liées à la terminologie n'expliquent pas tout, et elles ont elles-mêmes besoin
d’être expliquées. Elles sont en effet le résultat d’une situation particulière, née de la rencontre, dans
certaines cités africaines, de divers types d'institutions, de divers systèmes de dénomination : celui de
Rome, celui de Carthage, celui de l'Afrique pré-punique. Rencontre qui a abouti, selon les lieux et les
moments, à des types d’organisation différents : tantôt maintien dans un cadre romain d’institutions
africaines intactes ou modifiées, tantôt incorporation, dans un cadre «africain», d’institutions ou
peut-être simplement de dénominations romaines (car il arrive que la terminologie anticipe quelque
peu sur le droit). Cette imbrication - ou, pour employer un terme cher aux anthropologues, ce
«bricolage» institutionnel - est évidemment générateur de situations originales ou singulières qui ne
concordent pas toujours exactement avec les catégories usuelles du droit municipal romain. Ce n'en
sont pas pour autant de simples aberrations qui seraient détachables de l’ensemble de la politique
romaine en Afrique. A la limite même, ce sont ces cas qui donnent peut-être le meilleur éclairage sur
cette politique.

1 . Quelques exemples d’accommodements institutionnels

Tout le monde a en mémoire certains des cas les plus frappants de ces accouplements d’institu¬
tions, accouplements qui semblaient sans doute moins choquants à l'administration romaine du
Ier ou du iie siècle qu’aux spécialistes du droit municipal romain au xixe et au xxe siècles. On peut
évoquer quelques exemples de ces «anomalies municipales» :
a) Le cas du «municipe à sufète» : on sait qu’à Lepcis Magna, le sufétat continue d’être mentionné
comme magistrature suprême postérieurement à l’élévation de la cité au statut de municipe. Ce qui
signifie que Lepcis, tout en bénéficiant des privilèges attachés au statut de municipe, n'entendait pas
pour autant rompre avec ses traditions : elle a donc utilisé le droit, reconnu aux municipes, de
conserver à leurs magistratures leurs dénominations anciennes. C’est le sens du texte fameux
d’Aulu-Gelle, c’est aussi ce que J. Guey et W. Seston ont très clairement démontré (7). On devrait

(6) Un bon exemple de l’imprécision du vocabulaire est donné par J. Gascou, «L’emploi du terme respublica dans
l'épigraphie latine d’Afrique», MEFRA, 91, 1979, pp. 383-398.
(7) Aulu-Gelle, Nuits A niques , 1 6, 1 3 , 4 : les municipes á'ltalica et d’Utique ayant demandé à Hadrien de les faire accéder
au statut de colonie, l'empereur répond en évoquant le privilège que les municipes possèdent de pouvoir conserver leurs
usages et leurs lois (cum suis moribus legibusque uti possent ). Sur le municipe de Lepcis, une abondante bibliographie, dont on
retiendra principalement: J. Guey, «L'inscription du grand-père de Septime Sévère à Lepcis Magna», MSA F, 82, 1951,
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d’ailleurs plutôt s'étonner, si l’on souscrit à la thèse du «conservatisme» africain, que ce type
d’attitude n’ait pas été plus fréquent. Il faut cependant noter que le cas inverse est plus répandu :
celui de cités de statut non romain donnant à leurs magistrats des noms romains. Usurpation de titre
qui n'était souvent qu'une anticipation, une sorte d'option sur l’avenir (8).
b) Le cas des undecemprimi , institution tribale qui s’intégre progressivement dans le cursus
municipal, comme le montre l’examen des emplois de ce terme (9). En effet les divers textes qui
mentionnent ce «Conseil des Onze» permettent de faire l’hypothèse suivante : il s’agit sans doute à
l’origine d'un conseil exerçant ses compétences dans le cadre d'une tribu, en corrélation avec le
princeps (10) ; mais on trouve aussi des undecemprimi dans certaines cités de constitution punique
comme Bisica (n) ; on les trouve enfin dans des cités en voie de romanisation comme Furnos Minus
ou Vazi Sarra (12). Dans ce dernier cas, il semble bien que la fonction ait été intégrée au cursus
municipal et quelle n’ait plus comporté que des pouvoirs religieux (l’undecemprimat est sur divers
textes identifié avec le flaminat). Il est intéressant de noter au passage que le flaminat semble avoir
été le débouché naturel de quelques-unes des fonctions issues de l’héritage pré-romain (principes,
undecemprimi , mais aussi dans certains cas sufètes).
c) Le cas des principes et des praefecti gentis : c'est-à-dire la possibilité de rencontrer à la tête des
tribus deux types d’autorités : le princeps , chef indigène traditionnel, ou le praefectus , officier romain
- nouveauté. Cette coexistence est, encore une fois, caractéristique de la politique romaine, qui se
réserve d’exercer son contrôle par deux voies : soit en imposant une institution nouvelle, celle du
praefectus , dont le profil ne se précise qu’à l’usage, soit en maintenant une institution ancienne, celle
du princeps (u).
L’évolution de ces deux institutions est d’ailleurs intéressante à suivre. D’une part, les praefecti ,
d'abord officiers romains, ont été peu à peu choisis parmi les notables indigènes. D’autre part, les
principes ont suivi le destin des tribus auxquelles ils appartenaient : en Césarienne et en Tingitane,
où les gentes gardent le plus souvent leurs structures traditionnelles (que l’on pense aux Baquates,
Bavares, Macénites, Zegrenses ), le princeps subsiste, mais accède de plus en plus souvent à la
citoyenneté romaine (Iulianus, chef des Zegrenses , Iulius Matif, Aurelius Carnatha chez les Ba¬
quates). En Numidie et en Proconsulaire, certaines gentes reçoivent des institutions municipales au
sein desquelles le princeps est amené à s'intégrer. Il se charge même à l’occasion de fonctions
nouvelles, comme le fait A. Larcius Macrinus, qui devient flamine perpétuel à Thubursicu Numi-
darum (JLAig ., I, 1297) - Sir R. Syme, Studies in honor of A. C. Johnson , p. 125.

pp. 161-226 ; «Epigraphica Tripolitana», REA , 55, 1953, pp. 334-358 ; W. Seston, «Sufètes et duumviri en Afrique romai¬
ne», RIDA, 15, 1968, p. 51 1, et plus récemment G.-Ch. Picard, «Une survivance du droit public punique en Afrique romai¬
ne : les cités sufétales», I diritti locali nelle province romane, con particulare riguardo alle condizioni giuridiche del suolo (Ac¬
cademia Nazionale dei Lincei, Problemi attuali di Scienzia e di cultura, Quaderno 94), pp. 125-133.
(8) C'est le cas, entre autres, de la civitas de Biracsaccar , qui se dénomme respublica et possède des décurions (CIL , Vili,
23849 et 23876).
(9) Voir les éclaircissements apportés par Brent D. Shaw, «The Undecemprimi in Roman Africa», Museum Africum, 2,
1973, pp. 3-10.
(10) A Cirta, en 195, nous connaissons encore un princeps de la gens Saboidum qui est en même temps undecemprimus
(ILAIg, II, 626).
(11) Bisica : CIL, VIII, 12302, 23885, 25853.
(12) Furnos Minus : CIL, VIII, 25808b ; Vazi Sarra : 12006, 12007. J. Gascou, La politique municipale de l'Empire
romain en A frique Proconsulaire de Trajan à Septime Sévère, Rome, 1 972, p. 1 88 et n. 2, a remarqué qu’à l’exception de Vazi
Sarra et de la gens Saboidum, toutes les autres localités où apparaissent des undecemprimi sont groupés entre le Bagrada et
l’oued Miliane, spécialement dans les environs de Sululos.
(13) Sur ces problèmes, M. Benabou, op. cit., pp. 446-469.
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2. Les «communes doubles» : de la réalité politique à l'hypothèse d’école

Mais, parmi les prétendues anomalies municipales africaines, la vedette appartient incontestable¬
ment aux «communes doubles», dont la longue vie dans rhistoriographie de l’Afrique antique est un
phénomène frappant.
Il n’est pas nécessaire de rappeler la liste de ceux qui ont eu à s’occuper de ce problème : elle
comporte pratiquement tous les historiens de l'Afrique romaine depuis le siècle dernier (Marquardt,
Kornemann, Barthel, Poinssot, Merlin, Cuq, Châtelain, Dessau, Gsell). Plus récemment, grâce à P.
Quoniam et à L. Teutsch, une relative clarté s’était finalement faite et un consensus était né pour
admettre qu’il n'existe pas à proprement parler de «commune double» en Afrique, c’est-à-dire une
agglomération où coexisteraient deux cités, l’une {colonia ou municipe) de droit romain, l’autre
(civitas ) pérégrine (u). En fait, comme on l’a plusieurs fois montré, la coexistence, incontestable, d'un
pagus de citoyens romains avec une civitas indigène ne peut être considérée comme un cas de
«commune double» ; car le pagus n’est pas lui-même une commune : il n’est qu'un district d'une
colonie. La plupart des pagi que nous connaissons sont ainsi des districts de la colonie de Carthage,
et les habitants du pagus sont des citoyens de Carthage.
Quel est le sens politique de cette structure qui fait coexister dans une même localité une civitas et
un pagus ?
C’est un problème qui a été quelque peu passé sous silence, comme si la singularité de la situation
juridique avait polarisé l’attention des chercheurs, en les détournant de s’interroger sur l’utilité
pratique de cette formule (1S). Or, me semble-t-il, la formule du pagus vise à maintenir un certain
statu quo, car le pagus a en quelque sorte deux faces :
1 . Il fonctionne, à un premier niveau, comme district d’une grande colonie (Carthage, mais aussi
d’autres cités comme Caesarea). A ce titre, il relève clairement d'une conception politique dont le but
est d’éviter la prolifération d’unités urbaines pleinement autonomes.
2. Il fonctionne, à un second niveau, comme partenaire (et comme partenaire doté de privilèges
juridiques et économiques) d’une civitas. A ce titre, il fait obstacle aux possibilités d’amélioration du
statut de la civitas.
L’évolution normale du groupe civitas-pagus est celle-ci : une très longue coexistence des deux
entités, qui ne fusionnent que tardivement (à partir de Septime Sévère).
Faute d'avoir replacé ce type d’organisation municipale dans son contexte, on a parfois été amené
à proposer des évolutions différentes, reposant sur des hypothèses particulièrement fragiles. En effet,
par le biais du pagus , la notion de commune double, que l'on croyait définitivement chassée du
paysage municipal africain, se réintroduit plus ou moins clandestinement et sous des formes
inattendues. Lorsqu'il apparaît par trop difficile de concilier les informations contradictoires de nos
sources sur le statut d’une cité donnée, ou sur l'évolution de ce statut, la tentation est grande
d’imaginer une cité jumelle et homonyme à laquelle correspondraient les informations qui ne
s’appliquent pas à la première.

(14) P. Quoniam, «A propos des «communes doubles» et des «coloniae Iuliae» de la province d'Afrique: le cas de
Thuburbo Maius», Karthago, X, 1959-1960, pp. 67-79 ; L. Teutsch, «Gab es «Doppelgemeinden» in romischen Afrika ?»
RIDA , 8, 1961, pp. 281-356.
(15) D’une bibliographie fort abondante, on retiendra les mises au point de G. Ch. Picard, «Le pagus dans l'Afrique
romaine», Karthago , XV, 1969-1970, pp. 3-12, et de G. Luzzato, «Nota minima sulla struttura dei pagi nell’ Africa romana»,
Festschrift Pan. J. Zepos , I, Cologne, 1973, pp. 527-546 (qui passe en revue les diverses hypothèses émises sur la nature du
pagus).
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a) Le cas d'Uchi Maius.


Uchi Maius ( = Hr Douamis, 8 km à l'Ouest de Thugga) présente une évolution intéressante. Dès
l'époque augustéenne, on voit s’effectuer une opération qui semblerait a priori donner raison aux
tenants de la commune double. Le nommé Phileros, connu par ailleurs comme magistrat de
Carthage (CIL, X, 6104), procède à la division du castellum inter colonos et Uchitanos (CIL, VIII,
26274), ce qui fait penser à futraque pars civitatis de Thignica (CIL, VIII, 15212). Il semble
raisonnable de penser que nous avons là une répartition qui est faite entre les colons (romains) et les
habitants (pérégrins) de la civitas d'Uchi. Il s'agit donc d'une structure qui ressemble au groupe
pagus-civitas. Or nous savons qu’à l’époque de Marc Aurèle, Uchi est encore un pagus (CIL, VIII,
26250, 26252). Comme Thugga, Uchi a donc toutes chances d’être un pagus de Carthage (CIL, VIII,
26255). Sous Sévère Alexandre est créée à Uchi une colonie qui s’intitule colonia Mariana Augusta
Alexandriana. Si l’on s’en tient à ces données, on retrouve là l’équivalent du cas de Thugga : une
civitas et un pagus qui coexistent très longtemps avant de se fondre. A ceci près que, dans le cas de
Thugga, nous connaissons une étape intermédiaire, celle du municipe, contemporaine de Septime
Sévère.
Mais les données épigraphiques ne sont pas seules. Nous avons aussi la fameuse liste plinienne
dont on a tant de mal à interpréter les données. Or Pline, NH, V, 29, dit que les deux Uchi sont des
oppida c.R . Supplément de précision qui eût été fort utile si l’on pouvait être sûr du sens à donner à
cette désignation. Récemment J. Desanges a tenté de montrer que l’expression oppidum c.R . désigne
toujours en Afrique un municipe de citoyens romains (16). Il lui a donc fallu caser ce municipe dans
l'histoire d'Uchi. Ce ne pouvait, bien entendu, être un municipe issu de la fusion du pagus et de la
civitas (comme à Thugga et ailleurs), puisque le pagus est attesté jusque sous Marc Aurèle (donc bien
après le document plinien). J. Desanges a donc proposé le schéma suivant :
- au départ, pagus et civitas ;
- sous Auguste, la civitas deviendrait municipe (ce qui justifierait l’ oppidum c.R. de Pline) tandis
que le pagus subsisterait à côté du nouveau municipe ;
- sous Sévère Alexandre, le pagus et le municipe se fondraient en une colonie (17).
Ce schéma est imité d’une tentative de reconstitution par H.-G. Pflaurn de l'histoire municipale de
Thuburbo Maius (,8). Or la démonstration de Pflaurn à ce sujet, pour minutieuse et argumentée
quelle soit, n'est peut-être pas convaincante.
Nous allons voir en effet que le détour par Thuburbo Maius n'aide guère à éclairer le cas d'Uchi
Maius.

b) Thuburbo Maius n’est pas un exemple recevable.


Avant d’examiner la démonstration de H.-G. Pflaum, il est utile de rappeler brièvement les
diverses hypothèses qui ont été formulées sur l’histoire de la cité de Thuburbo Maius (19).

(16) J. Desanges, «Le statut des municipes d'après les données africaines», RHD, L, 1972, pp. 353-373.
(17) La même reconstitution de l'histoire municipale d'Uchi Maius est reprise par J. Desanges dans son édition de Pune
l’Ancien, Histoire Naturelle, V, 1-46, lere partie : l’Afrique du Nord, Paris, 1980, p. 296 sq.
(18) H.-G. Pflaum, «La romanisation de l’ancien territoire de la Carthage punique à la lumière des découvertes épigraphi¬
ques récentes». Antiquités Africaines, 4, 1970, pp. 75-118 (voir en particulier, pp. 1 11-117, l'appendice intitulé : «Encore la
«commune double» de Thuburbo Maius»).
(19) Voir la claire mise au point de J. Gascou, op. cit-, ρ. 127 sq., au sujet des thèses respectives de A. Merlin, «L’histoire
municipale de Thuburbo Maius», Cinquième Congrès International d’Archéologie (Alger, 14-16 avril 1930), Alger, 1933,
pp. 205-225, et de P. Quoniam, loe. cit. (n. 14).
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- On a cru d'abord que c'était une colonie julienne, parce qu'elle porte le nom de Colonia Iulia
Aurelia Commoda Thuburbo Maius (les surnoms Aurelia Commoda auraient indiqué que cette
colonie julienne avait reçu une seconde déduction de colons sous Commode), ce qui semblait
confirmé par Pline, qui cite Thuburbi parmi les colonies (NH , V, 29). Mais d’autres inscriptions
mentionnent une civitas et un municipium , et désignent Hadrien comme conditor municipii. Pour
concilier toutes ces données, L. Poinssot, CRAI, 1915, suivi par A. Merlin, «L’histoire municipale de
Thuburbo Maius», Ve Congrès International d ’Archéologie, Alger, 1930, p. 212, a eu recours à
l’hypothèse de la «commune double» : à côté de la colonie d'Auguste aurait existé une civitas et c’est
cette civitas qui serait devenue municipe sous Hadrien.
- P. Quoniam a montré que l'hypothèse de la commune double est inutile : le Thuburbi de Pline
n'est pas Thuburbo Maius mais Thuburbo Minus ; l’épithète Iulia, qui n’apparaît dans la titulature
qu’au début du me siècle, s’expliquerait par le fait qu ’Octave aurait procédé à des assignations
viritanes au profit de colons. L’histoire serait donc fort simple : civitas devenue municipe sous
Hadrien et colonie sous Commode (20).
Pflaurn a repris le problème et a voulu montrer qu’il y avait eu à Thuburbo une structure du type
pagus-civitas (ce qu’il appelle improprement «une commune double»). Son raisonnement est le
suivant : il part d’une constatation intéressante, la mention, dans diverses inscriptions de Carthage et
de sa pertica, d’un praefectus iuris dicundi ou iure dicundo (i.e. : envoyé par Carthage dans le pagus
pour y dire le droit) (21). Or de tels praefecti i.d., originaires de Carthage, sont mentionnés à
Thuburbo Maius (22). Il y aurait donc là la preuve de l’existence d’un pagus à Thuburbo Maius. C’est
là le point fort du raisonnement de Pflaurn.
Mais on sait d’autre part que sous Hadrien Thuburbo Maius est devenu municipe {JLAfr , 247 : un
praef. i.d. est en même temps sacerdos genii municipii). Il y aurait donc à ce moment, d’après
Pflaurn, coexistence du pagus avec le municipe.

(20) On sait que c'est sous Hadrien que fut érigé le Capitole de la cité (JLAfr , 244).
(21) A Carthage : CIL, VIII, 12585 ; JLAfr, 384 ; 390 ( -ILS , 9406) ; kThugga ■. CIL, VIII, 26519 ; 26615 ( = ILS, 9404) ;
à Udii Maius ■. CIL, Vili, 26244.
(22) Thuburbo Maius.
1. CIL, Vili, 12370.
M(arco) Fannio M(arci) filio) | Papiria Vitali (centurioni) coHortis) | //// Sygambrorium), coh(ortis) I Hispianorum), misso
honesta missione a diuo Ha\driano, praeflecto) iuris diciundi), flam(ini) p(erpetuo), qui o[b ho]\norem flamiinatus)
\

(sestertium) X m(ilia) n(ummum) | reip(ublicae) intulit et ampli\us ludorum scae\nicor(um) diem et epu \ Ium dedit, cui cum ||
ordo statuam decre | u isset titulo contentus s(ua) p(ecunia) posuit.
\

2. ILAfr, 238 (date: 135)


Frugifero A ug(usto) [sacrium)] pro salute Imp(eratoris) Caes(aris) T(iti) Aeli Hadriani Antonilni Aug(usti) PiiJ \ L(ucius)
\

Decianus M(arci)filOus) Arniensi) Extricatus praeflectus) i(uris) dGcundi) [-8 lettres-] | Sacerd(os) Cerierum) an(ni) CLXXHl
nomine suo et Iulliae ...uxo]\ris et Decianorum Extricati Maniliani Honorati fllilorum cum om]\nibus ornamentis s(ua)
p(ecunia)Kecit) d(ono) d(edit) idemq(ue) dedicaui(t).
3. ILTun, 730
L(ucio) Iulio Secundo | Botriano praeflecto) iuris | dicundi (Coloniae) C(oncordiae) Kuliae) K(arthaginis) | Cn(aeus) Cornelius
Felix Aeeta | quaestor ...V... lulius Cnfaei) filius) Secundus Botri \anus-f-J.
\

4. ILAfr, 247.
Libero AugCusto) | sacrum \ pro salute Imp(eratoris) Caes(aris) | trois lignes martelées, la première regravée : M(arci) Aureli
Commodi A nto \[nini-- | --- \. Fjabius Victor Sestianus | [-] prae(fectus) iuriis) diciundi), sacer | [dos-] Geni municipiü) su[o
\

et--] MOR.S. [nomine—].


I

5. ILAfr, 282.
L(ucio) Candonio \ Saturo Flaui\ano aed(ili), prae|fec(to) i(uris) dGcundi) Iluirio) q(uin)q(uennali), sacerdoti) Ciereris) in
\

colon(ia)
/ // Il II| qui
II prifmjusin
II II II //.
patri\a sua N / / S CIV ! 1 1 1 I AIORIV / / A / / / / /' / / // 1 CVRIAE C////////////|///
ANOMALIES MUNICIPALES EN AFRIQUE ROMAINE ? 259

On s’aperçoit aussi que l’on trouve encore des praefecti i.d. après l’accession au statut colonial,
donc à un moment où ils ne devraient plus avoir de raison d’être, puisque le pagus est absorbé par la
colonie (JLAfr , 282).
Pour expliquer cette anomalie, Pflaum est obligé de déclarer : «nous supposons qu'une des con¬
ditions posées par les pagani lors de la fusion des deux communautés a consisté dans le maintien de
leur privilège de juridiction». Or l’argument que tirait Pflaum de l’existence des praefecti pour
postuler la présence d'un pagus devient caduc sitôt qu'on montre qu’il y a des praefecti dans un
municipe et même dans une colonie (c’est-à-dire dans une structure administrative qui par définition
est unitaire et exclut la présence d’une dualité de statut !). A l'extrême rigueur, l’hypothèse du
«maintien» d’une juridiction particulière par-delà la «fusion» aurait un sens si l’on était sûr, par
ailleurs, de l'existence du pagus. Ce qui n'est évidemment pas le cas (23).
On ne peut donc s’appuyer sur l’exemple de Thuburbo pour résoudre le cas à'Uchi Maius, où la
transformation de la civitas en municipe sous Auguste reste très douteuse.

c) Chiniava.
Le problème municipal posé par Chiniava est plus sérieux. Ici encore, les données épigraphiques
semblent contredites par les informations tirées de Pline. L’épigraphie fait apparaître, dans une
dédicace à un patron, Y ordo Chinifahensium peregrin[or(um)J (CIL, VIII, 25450). On a noté
plusieurs fois le caractère insolite de ce terme, mais Dessau, suivi par Pflaum et plus récemment par
Gascou, a postulé très justement l’existence d’un ordo Chiniavensium civium Romanorum à côté de
l’orafo Chiniavensium peregrinorum. Il ne peut donc s’agir, une fois de plus, que de l'organisation
pagus et civitas, du type de celle de Thugga (24).
Mais Chiniava figure comme oppidum c. R . sur la liste plinienne (V,29). Dans sa démonstration
pour sauvegarder le postulat que tout oppidum c. R. est un municipium, J. Desanges est obligé
d’imaginer une situation assez singulière : «la coexistence d'un municipium civium Romanorum
ayant pris la suite de l’ancienne cité indigène, et d'un pagus des citoyens romains de plus ancienne
origine, auxquels étaient rattachés des pérégrins ...». Il y aurait donc là une sorte de triple
communauté : le municipium issu de la civitas, le pagus et «l’ensemble de pérégrins rattachés au
pagus » (2S).

(23) Il ne semble pas que cette faille dans le raisonnement de H. -G. Pilaum ait été perçue : J. Gascou, op. cit ., p. 178,
jugeait l’hypothèse séduisante, mais souhaitait qu’elle fût confirmée par «la mention explicite d’un pagus dans une inscription
de Thuburbo Maius» ; J. Desanges, ap. Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, V, pp. 282-283, adopte sans réserve l’hypothèse du
pagus julien qui se fond avec un municipe d’Hadrien pour devenir colonie.
(24) H. -G. Pflaum, loc. cit., p. 83 ; J. Gascou, op. cit., p. 177.
(25) L’argumentation de J. Desanges, d'abord présentée dans son article de la RHD (voir supra, n. 16), est reprise et
précisée dans son édition de Pline, p. 290 sq. L’argument principal est qu'«un corps constitué ne s’affirme pas dans sa propre
cité pérégrin [...] Les Chiniavenses peregrini pourraient être des étrangers à la citoyenneté locale comme les peregrinae
mulieres que pouvaient être conduits à épouser les citoyens de Volubilis». Il semble surprenant que le terme de pérégrins ait
pu être employé ici seulement pour désigner des «étrangers à la citoyenneté locale» alors que son sens courant est évidemment
celui d'étrangers à la citoyenneté romaine. Même dans le cas évoqué des mulieres peregrinae de l’inscription de Volubilis
(ILM , 1 1 6), les femmes dont il s'agit sont celles qui n’ont pas la citoyenneté romaine, par opposition aux habitants de Volubilis
qui, eux, viennent d’obtenir cette citoyenneté. L’usage du mot pérégrin renvoie donc à une discrimination dans le statut
juridique de l’individu, et non à son origo. Il est remarquable que, dans la suite de son argumentation, J. Desanges se trouve
dans l’obligation de faire un pas de plus dans l’hypothèse, car il lui faut expliquer pourquoi ces peregrini - qu’il définit comme
étrangers à Chiniava - portent malgré tout l’ethnique Chiniavenses la justification proposée est que «l'ethnique ici indique
:

non V origo, mais le rattachement administratif». Nous aurions ainsi, dans l’expression apparemment transparente de
Chiniavenses peregrini, un très curieux échange de fonctions entre les termes le terme géographique - Chiniavenses - se
référerait en réalité au statut administratif, et le terme administratif - peregrini - se référerait, lui, à l’origine géographique.
:
260 M. BEN ABOU

Il est évident qu'une organisation aussi singulière présente quelques difficultés. La présence d'un
ordo implique au moins un certain type de reconnaissance juridique. Si les peregrini étaient
seulement rattachés au pagus , auraient-ils droit à un ordo ? D’autre part la coexistence d'un
municipium et d’un pagus n'est pas envisageable, pour les raisons que nous avons vues à propos de
Thuburbo Maius. Rappelons que dans les cas connus la mention du pagus disparaît à partir de la
constitution du municipium.
Il est donc impossible de faire entrer Chiniava dans le cadre des municipia romains. Comme Uchi
Maius, Chiniava reste un obstacle incontournable pour les tenants d’une équivalence rigoureuse
entre oppidum c.R. et municipium , comme Vittinghoff (26). Ce qui nous conduit à revenir à une
définition plus souple : le terme plinien d 'oppidum est, comme le dit Gascou, «un terme non
technique désignant des villes où une forte présence romaine est attestée» (27). Il est intéressant de
noter que Sherwin-White, dans la deuxième édition de sa Roman Citizenship , se range partiellement
à l’avis de Schonbauer (28), pour qui «Pline utilise toujours le terme oppidum dans son sens primitif
de ville forte sans implication de statut ni de communauté, si bien que l’expression oppidum c.R . dit
bien ce quelle veut dire : une cité habitée par des personnes qui se trouvent être en totalité ou en
majorité des citoyens romains, tandis que la ville peut techniquement être le centre urbain soit d’un
municipium , soit d'une commune pérégrine» (29).
Ici, on le voit, l’«anomalie» est venue du fait que l’on a voulu extrapoler mécaniquement du statut
des personnes au statut de la cité. Ce qui signifie que le rédacteur du document administratif qui a
servi de source à la liste plinienne reflétait un moment de l’histoire municipale africaine où Rome
n’est pas possédée par cette obsession juridique qu’on lui suppose trop souvent. Le goût des
définitions claires pouvait ainsi momentanément passer au second plan quand l’imposait la nécessité
politique.

Ainsi, la notion d'«anomalie» nous apparaît-elle éminemment subjective et conjoncturelle : elle


dépend non seulement de l’état de l'information, mais aussi de l'idée que l’on se fait de la politique
romaine en Afrique.
On parle couramment de la tolérance, du pragmatisme romains, qui sont incontestables. Mais on
peut aussi exprimer la chose en des termes qui ne soient pas chargés ainsi de connotations psycholo¬
giques ou morales ; et puisqu'on parle de l’organisation municipale, on peut recourir à un
vocabulaire qui prenne en compte les réalités de la cité. Nous dirons donc qu’en Afrique, avant
qu’intervienne le ius romain, il y a un état de fait, un usus. Un certain décalage entre l'un et l'autre
n’est pas à prendre comme une anomalie. Les seules anomalies que nous ayons pu trouver, en
Afrique, proviennent des tentatives pour faire coincider dans l’abstrait ces deux étapes.
Abolir ce décalage était du ressort de l’administration impériale romaine. Ne nous substituons pas
rétrospectivement à elle.

Marcel Benabou (Paris VII)

(26) F. Vittinghoff, «Zur vorcaesarischen Siedlungs-und Stàdtepolitik in Nordafrika. Bemerkungen zu den «Stadtelisten»
des Plinius (NH, V)», Corolla memoriae Erich Swoboda dedicata , Graz-Cologne, 1966, ρ. 226 sq.) ; J. Desanges, ap. Pline
l'Ancien, V, pp. 285-288, maintient cette équivalence comme «hypothèse de travail» tout en étant conscient des «difficultés
considérables» auxquelles elle conduit, et dont nous venons de donner quelques exemples.
(27) J. Gascou, op. cit., p. 25 sq.
(28) E. Schonbauer, «Municipia und coloniae in der Prinzipatszeit», A nzeiger der Oesterreichischen Akademie der Wissen-
schaften , XVI, 1954, 2, p. 18.
(29) A. N. Sherwin-White, op. cit., p. 349.

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