Vous êtes sur la page 1sur 167

D ROIT INTERNATIONAL PRIVE

Master recherche de Droit international privé


et du Commerce international

UNIVERSITE PANTHEON-ASSAS (PARIS II)


BERTRAND ANCEL
(2009-2010)
 

 
 
  2 

L’ INSTITUTION EXORBITANTE .

L’usage en Droit international privé sollicite le qualificatif exorbitant pour


stigmatiser certains chefs de compétence juridictionnelle internationale ; il
considère ainsi que les articles 14 et 15 du code civil créent une
compétence exorbitante des juridictions françaises fondée sur la nationalité
du plaideur. Le terme suggère que ce privilège de juridiction échappe à
l’orbite des principes qui animent la compétence internationale de droit
commun. L’exorbitance est une anomalie. De fait, le privilège de juridiction
repose sur des considérations étrangères tant à la protection des intérêts du
défendeur, qu’au souci de renforcer la protection de ceux de la partie
faible, tant à l’exigence de bonne administration de la justice qu’à l’objectif
d’économie procédurale, lesquels constituent les quatre pôles à l’attraction
desquels est exposée la détermination des chefs de compétence
internationale des tribunaux.

Etendre dans le champ du droit international privé le qualificatif exorbitant


à une institution de droit matériel pourrait signifier que celle-ci n’est pas
conforme au modèle que met en œuvre le droit du for, le système juridique
du point de vue duquel on raisonne. Les institutions du droit du for sont les
institutions de droit commun à l’intérieur de l’ordre juridique du for. Une
institution devient exorbitante lorsque, consacrée à l’étranger, elle n’a que
trop peu de chose en commun avec les institutions du for. Le concept
antagoniste, celui par rapport auquel se définît l’exorbitance d’une
institution, c’est la notion de communauté juridique.

Cette notion de communauté juridique a été utilisée, semble-t-il, pour la


première fois par Karl Friedrich von SAVIGNY. Sans doute avait-on pu y être
sensible avant 1849, date de la parution du volume VIII du Traité de droit
romain contemporain ; sans doute même y avait-on été sensible dès le
Moyen âge ; peut-être d’ailleurs l’occasion se présentera-t-elle d’évoquer à
ce propos la notion de statut prohibitif qui a été promue par BARTOLE dès le
e
XIV siècle et qui désigne effectivement une législation dérogatoire du droit
commun. Mais admettons, ne serait-ce que par provision, que la notion de
 

 
 
  3 

communauté juridique soit fille de SAVIGNY. De fait, il lui revient d’avoir


souligné que cette notion recouvrait une exigence incontournable du
fonctionnement de la règle de conflit traditionnelle, règle indirecte, neutre
et bilatérale opérant le choix de la loi applicable pour résoudre la
question du conflit de lois. Si on se place du point de vue de l’ordre du for
qui met en œuvre une pareille règle, on découvre que celle-ci peut aboutir
à la désignation d’une loi étrangère et que cette loi étrangère devra donc
être appliquée aux lieu et place des règles que les juges du for ont
l’habitude de mettre en œuvre, aux lieu et place de la lex fori. De la sorte,
dans l’élaboration de la solution matérielle à apporter à la situation
considérée, l’institution conçue par la loi étrangère désignée prendra la
place l’institution du for ; d’une certaine manière, la règle de conflit
bilatérale estime que l’institution étrangère vaut bien l’institution du for et
qu’au vu des circonstances concrètes du cas et notamment de sa
configuration internationale, c’est-à-dire des liens que celui-ci entretient
avec l’ordre juridique étranger, il est préférable de solliciter l’institution
étrangère. A la base du raisonnement, il y a l’hypothèse de la permutabilité
des institutions, de l’équivalence des institutions.

De fait, il est clair que cette équivalence est une condition de


fonctionnement de la règle de conflit. Voici deux personnes de sexe
différent qui procèdent dans leur pays à une cérémonie au cours de
laquelle elles consentent à s’engager l’une envers l’autre à vivre en
commun pour une durée indéterminée, le cas échéant jusqu’au décès de
l’une d’entre elles. Saisi de la question de la validité de cet acte conclu à
l’étranger dans les formes et selon les conditions de fond de la loi
étrangère, le juge français y discernera un mariage en dépit du fait que les
exigences de forme et de fond diffèrent de celles qu’impose le code civil.
Parce qu’il discerne dans la situation qui lui est représentée les traits qui
sont distinctifs du mariage dans la conception que cultive le droit civil
français, il peut mettre en œuvre la règle française de conflit qui soumet les
conditions de fond du mariage à la loi nationale des intéressés. S’il n’avait
pas réussi à détecter ce qu’il y a de commun entre l’institution mise en
 

 
 
  4 

œuvre à l’étranger et l’institution française, il n’aurait pas aperçu que la


question dont il était saisi concernait un mariage et il se serait tourné vers
une autre règle de conflit.

Cette communauté de droit ne pèse pas seulement sur le processus de


choix de la règle de conflit, sur cette opération particulière qu’on dénomme
depuis BARTIN Qualification. Elle intervient aussi, non plus en amont, mais
bien en aval du fonctionnement de la règle de conflit. Il se peut en effet que
la loi qu’il y a lieu d’appliquer parce que désignée par la règle de conflit
fournisse un produit, un état de droit, une institution insusceptible d’être
accueilli dans l’ordre juridique du for, soit parce que cet état de droit est
incompatible avec les valeurs fondamentales que cultive l’ordre juridique
du for, soit parce que dans sa teneur ou dans son agencement, il ne s’ajuste
pas à l’environnement juridique constitué par l’ordre du for. NIBOYET disait
que, dans ce dernier cas, il y avait incompatibilité technique, tandis que
dans le premier cas, il décelait une incompatibilité sur le plan de
l’opportunité. Mais l’un et l’autre cas révélaient un défaut de communauté
juridique : l’institution étrangère était en somme exorbitante du droit
commun (qui s’entend ici comme la lex fori).

NIBOYET développe assez longuement cette idée spécialement au n°1022 de


son Traité. Saluant au passage SAVIGNY et son idée de communauté
juridique, il rappelle aussi avec un peu d’insistance que le droit
international privé est conçu pour respecter la diversité des systèmes
juridiques et qu’ « il se propose seulement d’établir une sorte de
collaboration possible entre les législations, les autorités et les
juridictions ». Ainsi les règles de la dévolution ab intestat de l’Etat étranger
du dernier domicile du défunt vont remplacer les règles françaises de
dévolution pour déterminer le sort des meubles successoraux se trouvant
sur le territoire français ; éventuellement le notaire ou le tribunal étranger
du dernier domicile interviendront pour établir le partage de ces meubles
entre le héritiers sans qu’il y ait à faire appel aux autorités françaises et, s’il
fallait, une décision judiciaire, celle-ci prise par le juge étranger du dernier
domicile, sera le cas échant reconnue et exécutée en France.
 

 
 
  5 

Dans la formule de NIBOYET, il faut avant tout retenir d’un côté la diversité
des droits, de l’autre la possibilité d’une collaboration entre ordres
juridiques. La condition de cette coopération inter-ordinale, le ressort de
cette possibilité est la communauté juridique. Au fond, cette coopération
inter-ordinale prend la forme d’un libre échange des institutions ; NIBOYET
précise que tout cela suppose que les institutions étrangères appelées de la
sorte à opérer dans l’ordre juridique du for

« ne soient pas trop distinctes des nôtres, afin que s’établisse ce qu’un vieil auteur
du XVIIIe siècle qualifiait un droit de parcours et d’entrecours1 entre les instituions
des divers pays. Il convient donc, de toute nécessité, qu’il existe un minimum de
parenté entre les législations, soit sur le terrain technique, soit sur celui des
conceptions sociales, c’est-à-dire de l’opportunité. En effet, toute institution se
ramène, en générale, à deux éléments : 1° soit des éléments constitutifs, absolument
comme le sont les rouages d’une mécanique ou le système circulatoire d’un être
humain, et qui obéissent généralement à des règles inéluctables, fonction du
progrès des sciences ; 2° soit des éléments qui découlent de l’idée sociale que le
législateur se fait des choses, compte tenu des influences religieuses, morales,
historiques, politiques ou économiques. La coexistence du technique et de
l’opportun est tellement évidente qu’on ne devrait pas avoir besoin d’y insister,
2
bien que parfois elle soit perdue de vue » .

Relevons aussitôt ici, sans nous y attarder toutefois, ce que cette distinction
de NIBOYET doit à François GENY et à son ouvrage Science et technique du
droit privé positif, qui oppose très clairement dans toute législation
l’élément technique et l’élément scientifique – ce dernier correspondant en
gros à cet élément d’opportunité, à l’ordre le l’opportun déterminé par les
valeurs de la tradition, les données religieuses, morales, politiques,
économiques etc.

Grand pédagogue, NIBOYET aussitôt illustre sa distinction par des


exemples :

- le transfert de propriété dans la vente de biens mobiliers qui requiert


selon le droit suisse une tradition dont dispense le droit français : c’est ici
une affaire de technique ;

                                                        
1
« Droit réciproque de deux ou plusieurs communautés voisines d'envoyer paître leur bétail sur leurs
territoires respectifs en temps de vaine pâture`` (MARION Instit. 1923)
2
NIBOYET, Traité de Droit international privé français, t. 3, p. 497
 

 
 
  6 

- en revanche, la licéité en droit suisse des pactes successoraux « obéit à un


concept d’opportunité » de même qu’en droit français la prohibition de ce
genre d’acte « part d’une tout autre conception de l’opportunité ».

Mais au fond, si exacte et pertinente que soit l’analyse sur laquelle repose,
la distinction n’a pas en elle-même une très grande portée. NIBOYET va
conclure en effet que les divergences sont plus graves, plus marquées sur
le terrain de l’opportunité (des valeurs essentielles) que sur celui de la
technique où tous les ordres juridiques modernes pratiquent à peu près les
mêmes procédés. Mais, de toute façon, d’un côté comme de l’autre, c’est la
divergence qui importe. Si celle-ci dépasse un certain seuil, l’exception
d’ordre public s’oppose à l’application de l’institution étrangère
exorbitante que la règle de conflit se propose d’introduire dans l’ordre
juridique du for.

Encore faut-il préciser que l’intensité du désaccord entre l’ordre juridique


étranger et l’ordre du for s’apprécie de manière différente selon que celui-
ci porte sur l’élément technique ou sur l’élément d’opportunité. Quant au
désaccord d’ordre technique,

« Il se manifeste en droit à l’occasion des trop grandes oppositions de construction


juridique. Là en effet, c’est absolument comme en matière de mécanique, où il
existe une limite mathématique de résistance. L’enclenchement du droit étranger
dans le mécanisme du droit français se fait dans les mêmes conditions de précision
que celui des diverses pièces d’un engrenage. Pour déterminer le point limite, il est
nécessaire de savoir où et comment le situer… »3 .

Ces lignes annoncent une certaine rigueur, mais en réalité, cette rigueur,
nous précise-t-on, ne concernera que certaines discordances techniques :
celles qui sont relatives au contenu des droits et non pas celles qui sont
relatives à leur mode d’acquisition.

En revanche, la rigueur ne paraît pas de mise lorsqu’est en cause l’élément


d’opportunité. L’auteur note que, sur ce terrain, les oppositions peuvent
être fréquentes et nettement marquées, que des idées très différentes
peuvent inspirer les institutions visant les mêmes situations, les mêmes
types de rapports. Le défaut de communauté juridique,
                                                        
3
NIBOYET, op.cit., p. 499
 

 
 
  7 

« la rupture du minimum d’équivalence des législations, produit historique de


chaque milieu, subit au maximum l’influence du phénomène de la frontière.
Néanmoins, la moindre variété dans les conceptions sociales ne sera tout de même
pas suffisante et une marge de tolérance se présentera, également à ne pas franchir,
toute de fait. On pourra aller jusqu’à un certain point et pas au delà »4.

Et d’ajouter :

« Tandis, cependant, qu’avec l’élément technique la liberté sera très limitée


puisqu’il présente un certain caractère d’absolue rigueur, l’élément d’opportunité
au contraire sera infiniment relatif et soulèvera des problèmes d’appréciation
essentiellement contingents »5.

Quoi qu’il en soit, la conclusion est que le défaut de communauté juridique


doit être sanctionné par l’exception d’ordre public et partant part l’éviction
de la loi étrangère applicable, autrement dit l’institution exorbitante
succombe devant les exigences tantôt techniques, tantôt axiologiques, de
l’ordre public du for.

Disons tout de suite que si cela était exact, si véritablement l’institution


exorbitante n’appelait d’autre réaction que celle qui prend la forme de
l’exception d’ordre public international, ce cours serait pratiquement
terminé ou, en tout cas, manquerait singulièrement de substance. En dépit
de toute la déférence admirative que l’on éprouve pour l’auteur, il est
permis ici de douter de l’exactitude de la conclusion de NIBOYET. Au
demeurant, a déjà été signalée une autre incidence de l’exorbitance : la
difficulté de qualifier, de parvenir à un choix de la règle de conflit à mettre
en action. Cette difficulté s’est rencontrée tout récemment avec le
problème du partenariat enregistré, mais elle s’est aussi rencontrée avec
d’autres institutions. Et cela a été l’occasion d’apercevoir les potentialités
d’autres modes de règlementation des rapports internationaux d’intérêt
privé. Il n’y va pas seulement de l’ordre public et que quelques autres
incidents du fonctionnement de la règle de conflit.

Enfin il faut ajouter que ces perturbations résultant de l’apparition dans le


paysage du for d’institutions exorbitantes ont augmenté dans des

                                                        
4
NIBOYET, op.cit., p. 502
5
NIBOYET, op.cit., eod. loc.
 

 
 
  8 

proportions significatives. Il en est ainsi en raison de la porosité toujours


plus grande des frontières, de la circulation toujours plus intense des
personnes, de l’internationalisation croissante des activités de toute nature,
de ce qu’on a appelé la globalisation ou la mondialisation. Ce mouvement
qui affaiblit l’emprise de l’ordre juridique sur l’individu porte celui-ci à
aller rechercher ailleurs ce qu’il ne trouve pas chez lui et alors soit il amène
avec lui des institutions parfois très exotiques de son pays d’origine, soit il
est poursuivi ou accompagné par les institutions du pays où il s’est rendu de
sorte que l’ordre du for, de plus en plus, est confronté à des institutions
exorbitantes.

Il n’est pas sûr que l’évolution du phénomène commande ici cette attitude
de fermeture caractéristique de l’emploi de l’exception d’ordre public ;
l’internationalisation a transformé en profondeur le « phénomène de la
frontière » et conduit à ne plus considérer que ce qui est exotique est
nécessairement inacceptable chez nous. Aussi bien ne faut-il pas être
surpris que soient proposées d’autres démarches que la démarche
traditionnelle de la règle de conflit complétée par l’exception d’ordre
public. Dans un autre monde, d’autres méthodes peuvent se révéler
adéquates.

Ceci dit, il n’est pas question dans ce cours de faire du droit prospectif, du
droit de demain. Le droit d’aujourd’hui, et même celui d’hier suffiront à
combler notre curiosité. L’institution exorbitante sera étudiée sur le mode
critique, si l’on veut bien conserver à ce terme critique son sens
fondamental.

L'adjectif critique renvoie au terme de crise, à la krisis des Grecs,  ; il


ne se rapporte pas ici, quoique dans un cours de « Master 2 Recherche », à
toutes ces indécisions théoriques que les auteurs détecteraient puis
trancheraient comme autant de nœuds gordiens lorsqu’ils s’attaquent à ce
qu’ils appellent parfois la « crise du conflit de lois ». La crise ici considérée
n'est pas une crise du discours doctrinal; le terme ne dénote pas une
 

 
 
  9 

impuissance des auteurs, un fait de morbidité intellectuelle ni un état


maladif de la discipline. La krisis, telle qu’ici entendue, renvoie beaucoup
plus banalement à un phénomène ordinaire, une donnée courante de la
réalité juridique, une composante naturelle, quotidienne et essentielle de la
vie juridique. Ce phénomène demande une examen sérieux ; c’est celui qui
alimente et en même temps justifie toute la machinerie du droit par cela
qu'il renferme une situation litigieuse concrète où se combattent des
individus dont les intérêts divergents s'affrontent, ce qui appelle une
décision propre à apaiser les rapports entre les parties. Essentiellement, il
s'agit des affaires très concrètes et très pratiques, des conflits d'intérêts qui,
tantôt sous les formes du procès, sont portés par les justiciables devant les
tribunaux ou qui, tantôt, dans le meilleur des cas, sont résolus par des voies
plus consensuelles. Le regard critique sur le droit international privé est
alors celui qui capte (entre autres) les questions de conflit de lois au travers
des décisions de justice, ou des décisions administratives individuelles ou
même de source privée comme les sentences arbitrales, en somme des
décisions individuelles tranchant un différend. Le regard critique déchiffre
non pas le droit écrit par le législateur ou par les spécialistes, non pas le
droit savant, mais le droit vivant. Pour mieux appréhender le sens donné ici
au mot critique, il suffit de se rappeler que le recueil des décisions
judiciaires en Belgique est dénommé de manière aussi judicieuse
qu'élégante Pasicrisie6 et qu'en France la publication qui défend l'idée que
tout le droit international privé n'est pas enfermé dans la loi et moins encore
dans la doctrine, s'appelle Revue critique de droit international privé,
laquelle en effet privilégie délibérément les données jurisprudentielles et à

                                                        
6
A l'origine, ce recueil portait le titre Pasicrisie ou Recueil général de la jurisprudence des cours de
France et de Belgique, en matière civile, commerciale, criminelle, de droit public et administratif, depuis
l'origine de la Cour de cassation, jusqu'à ce jour. Depuis 1814, la Pasicrisie belge est le recueil général de
la jurisprudence des cours et tribunaux de Belgique, à laquelle est venue se joindre la jurisprudence du
Conseil d'Etat. Depuis 1998, la Pasicrisie belge ne reprend cependant plus que les arrêts de la Cour de
cassation, rebaptisée ainsi : Pasicrisie belge, contenant les arrêts rendus par la Cour de cassation ainsi que
les discours prononcés devant elle.
 

 
 
  10 

travers celles-ci le traitement des situations ou rapports critiques dans


l'ordre du droit privé7.
Cependant, il faut ajouter que cette option sémantique et même
épistémologique n'est pas exclusive d'un examen critique, c'est-à-dire d'une
analyse qui n'accepte aucune assertion sans contrôler la valeur de son
contenu, la réalité de son objet et l’identité de son origine et qui soit
suffisamment raisonnée, objective et approfondie pour fonder un jugement
de valeur. En effet, ce cours ne peut ni renoncer à cette ambition, ni
échapper à sa nature de discours professoral délivré dans un Master 2
Recherche…
Son développement se fera donc à partir, non pas des théories élaborées
par les auteurs, si précieuses et si éclairantes soient-elles parfois ; il se fera
à partir des données de la jurisprudence, majoritairement et non
exclusivement française, en essayant de visiter, autant que les affaires
judiciaires traitées en offriront l’occasion, tous les compartiments de la
discipline des conflits de lois et de juridictions. Mais le but de pareille
entreprise n’est pas et ne peut être purement descriptif. Il ne s’agit pas de
répertorier et présenter les cas singuliers que les tribunaux ont dû
résoudre. Critique, le propos sera aussi démonstratif. Il s’articulera autour
de la distinction des configurations de la rencontre entre l’institution
exorbitante et l’ordre juridique français. Cette rencontre peut survenir
parce qu’on se demande si l’institution étrangère peut être mise en œuvre à
l’intérieur de l’ordre juridique du for ou (brevitatis causa) de l’ordre
juridique français (Ch. 1er) ; la perspective est celle dite de l’acquisition
d’un droit en France. Mais la rencontre peut aussi survenir parce qu’on se
demande si, de la mise en œuvre à l’étranger de l’institution exorbitante, il
peut être tiré des effets de droit en France ; il s’agit alors de ce qu’on

                                                        
7
"Notre Revue sera Critique en ce sens qu'elle ne présentera pas les solutions de la pratique sans un
examen doctrinal destiné à les passer au crible de la discussion, et à bien fixer l'importance relative de
chacune d'elles. Pour obéir à cette préoccupation, elle donnera des chroniques de jurisprudence
française et étrangère. Véritables fresques du travail de nos tribunaux, celles-ci porteront sur : la
nationalité, la condition des étrangers, les conflits de lois enfin sur les conflits de juridictions…" J.-P.
NIBOYET, Rev. crit. DIP, 1934, p. VI. Les successeurs de Niboyet ont veillé tout à la fois à adapter la forme
aux évolutions de l'objet et à maintenir l'orientation du projet éditorial, qui se veut doublement critique
par la matière comme par la manière, selon ce qu'indique la suite du texte.
 

 
 
  11 

appelle, de manière un peu imprécise, de la reconnaissance en France des


situations constituées à l’étranger (Ch. 2).
 

 
 
  12 

Chapitre 1 e r . – L’acquisition d’un droit en France.

D’emblée il faut préciser que cette expression recouvre aussi bien


l’hypothèse où il s’agit d’acquérir un droit que celle où il s’agit d’accéder à
un statut (tel celui de conjoint par mariage)…

La première démarche que doit entreprendre l’interprète, l’agent


d’application, qu’il soit juge ou fonctionnaire officier public ou
professionnel du droit, consiste dans le choix de la règle de conflit à mettre
en œuvre pour déterminer la loi qui régira les conditions d’acquisition de
ce droit ou statut. Ce choix, opéré en amont, avons-nous dit, du
fonctionnement de la règle de conflit, résulte d’une opération qui doit être
effectuée dans toutes les branches du droit dès lors qu’on veut appliquer ou
s’assurer de la vocation à s’appliquer d’une règle de droit. Cette opération
est dénommée qualification (BARTIN) ; dans une présentation sommaire, il
s’agit du « raisonnement par suite duquel on décide que tel fait ou telle
série de faits relèvent du champ d’application d’une règle de droit
déterminée et d’une seule ». Il faudra sans doute préciser cette définition
pour comprendre la difficulté que peut opposer l’institution exorbitante à la
règle de conflit française. Si cette difficulté est maîtrisée, la règle de conflit
pourra être choisie et remplir son office en désignant la loi applicable.
Cette désignation acquise, si elle a tourné en faveur d’une loi étrangère,
l’institution exorbitante peut réapparaitre et créer des difficultés non plus
en amont mais en aval du fonctionnement de la règle de conflit; c’est ce que
NIBOYET signalait dans ses développements sur l’ordre public. Il sera
démontré qu’en réalité si l’ordre public peut effectivement être sollicité, il
existe en droit positif d’autres moyens d’affronter le problème de
l’institution exorbitante.

C’est sur la base de cette distinction de l’aval et de l’amont du


fonctionnement de la règle de conflits que seront traités successivement ces
deux ordres de difficultés.
 

 
 
  13 

Section 1 r e . – L’amont ou l’institution exorbitante face au


système de règles de conflit.

Pour comprendre ici le problème et mesurer son importance – qui, disons-


le tout de suite, est considérable par l’enjeu qu’il comporte plus que par la
difficulté qu’il renferme – il faut essayer de se représenter exactement
l’opération de choix de la règle de conflit, c’est-à-dire l’opération de
qualification.

Cette opération peut se décomposer en deux phases, encore que bien


souvent la première suffise à obtenir le résultat recherché : l’identification
de la règle de conflit à mettre en œuvre.

La première phase est celle de la subsomption (parfois ramenée à un


syllogisme) Cette subsomption requiert l’existence d’un système de
catégories. Ces catégories assemblent chacune selon des figures
différenciées (les définitions) un certain nombre d’éléments discriminants,
c’est-à-dire constitués de concepts évoquant sur le mode synthétique et à
des niveaux variables de généralité, des faits de l’homme ou de la nature et
des rapports institués à l’occasion de ces faits ; ainsi définit-on la vente, en
droit civil et de manière très hexagonale, par un enchaînement type de
concepts : « contrat par lequel l’une des parties transmet la propriété d’une
chose et s’engage à livrer celle-ci à l’autre partie qui s’oblige à en payer le
prix » (Vocabulaire Capitant) ; grâce à la combinaison des éléments que
réalise cette définition, il est possible de repérer dans le flux des situations
de la vie sociale réelle celles qui constituent pour le juriste des ventes et,
partant, il est possible d’identifier le régime juridique, l’ensemble des
règles qu’ils convient de leur appliquer.
 

 
 
  14 

Le concept ou la catégorie établissement de la filiation utilisé par le droit


international privé français correspond à cette présentation ; il relie entre
eux divers éléments discriminant, que sont la procréation, voire même la
relation sexuelle entre deux personnes suivie d’une fécondation et du
développement d’un embryon, d’une gestation etc. qui rattache l’enfant à
se sauteurs lesquels en assumeront la subsistance et l’éducation. Lorsque
tous ces éléments sont articulés devant le tribunal, celui-ci reconnaît grâce
à leur valeur discriminante, une demande de déclaration judiciaire de
paternité ou de maternité, c’est-à-dire d’établissement de la filiation ; il peut
alors se tourner vers l’article 311-14 du code civil.

Mais le système des catégories qui a cours dans l’ordre juridique français
est imparfait ; il n’a pas été élaboré de manière rigoureusement scientifique
comme cela a été fait pour les classifications des êtres animés ou des corps
chimiques. C’est l’expérience qui l’a constitué sur un mode plutôt
pragmatique, sans doute informé par la culture romaniste diffusée par les
universités mais aussi éprouvé par les nécessités de la pratique ; il s’est en
quelque sorte mis en place progressivement au fur et à mesure de
l’évolution de la vie sociale et l’apparition de besoins nouveaux qui n’ont
pas manqué d’entraîner des modifications et des innovations. Par ailleurs il
faut aussi relever que les catégories ainsi élaborées l’ont été dans la vue de
structurer la vie sociale interne ; le droit international privé les emprunte au
droit interne, non pas en raison d’une carence, mais parce que la mission
de la règle de conflit comporte la charge d’introduire dans la vie sociale
gérée par l’ordre du for des situations correspondant le cas échéant à des
institutions étrangères. Il ne lui est pas demandé de bousculer les structures
de la vie sociale interne, mais au contraire et en quelque sorte d’y
acclimater les institutions étrangères. Dans ces conditions, les institutions
exorbitantes qui procèdent d’expériences étrangères à cette vie sociale et
à ses transformations vont produire des situations qui pourraient ne pas
répondre à nos catégories et résister à l’opération de subsomption ; en
effet, bâties sur des modèles inédits en France, ces situations en
 

 
 
  15 

reproduiront pas les éléments discriminants qu’assemblent les catégories


du droit français.

Pourtant, il ne faut pas désespérer. La pratique des tribunaux démontre que


la qualification est possible. C’est que l’échec de la subsomption ouvre la
deuxième phase de l’opération. Cette seconde phase n’est pas à opposer à
la première, quoiqu’elle s’en distingue assez clairement. L’opération de
subsomption a quelquechose de quasi-mécanique ; on parle d’ailleurs
volontiers ici le langage de la logique et même de syllogisme : une
opération qui consiste à vérifier qu’un objet particulier offre les
caractéristiques constitutives d’une classe. La seconde phase en diffère en
ce qu’elle ne s’effectue pas sur le plan de l’extension (ou du « champ ») du
concept, mais sur celui de sa compréhension, c’est-à-dire des raisons pour
lesquelles ce concept ou cette catégorie ont été construits. Ces raisons ont
tout aussi bien commandé la sanction de la règle qui utilise cette catégorie.
S’agissant des règles de conflit, cette sanction consiste en la désignation de
la loi qui présente les liens les plus significatifs avec les situations que
couvre la catégorie. C’est le sens de la règle de conflit qu’il faut alors
interroger lorsque la première phase reste infructueuse.

Pour rendre tangible cette analyse, il suffit de sortir du monde du droit et de


s’aventurer dans celui du sport ou plus exactement des compétitions
sportives ; penchons-nous un instant sur le tournoi de Roland-Garros,
l’Open de France… Dans cette compétition s’affrontent des joueurs issus de
deux groupes différents. Le premier rassemble les concurrents que
désignent leurs caractéristiques acquises et reconnues sur la base de leurs
résultats antérieurs ; ils remplissent un certain nombre d’exigences,
éléments discriminants qui les font entrer dans la cohorte des champions.
Le second groupe est peuplé de joueurs plus laborieux, en tout cas ne
pouvant se prévaloir d’un palmarès susceptible de les faire figurer dans la
première cohorte ; il leur faut passer par la voie dite précisément des
qualifications ; c’est-à-dire qu’ils doivent se soumettre à une procédure
préalable destinée à vérifier qu’ils pourront se comporter honorablement
dans la compétition et qu’ils sont susceptibles de la remporter. Ils doivent
 

 
 
  16 

démontrer les qualités que l’expérience n’a pas permis de révéler jusqu’à
présent. Cette vocation à triompher dans le tournoi est la compréhension de
la catégorie dont les éléments discriminants (les points du classement ATP)
circonscrivent l’extension.

La distinction en deux phases ne compromet pas la cohérence de


l’opération. Faisant confiance aux critères dégagés par l’expérience et
assemblés en la forme canonique de la catégorie, la subsomption fournit un
indice autorisant une présomption de qualité ; la qualification au sens strict
s’efforce, de son côté, de déceler, par une procédure ad hoc, les
caractéristiques du sujet (ou du cas, de la situation) et d’apprécier
directement la qualité en question sans passer par le filtre de la forme
canonique.

Ce raisonnement en compréhension, conduit sur la signification de la règle


de conflit et constituant la qualification stricto sensu, est ce qui permet dans
les cas difficiles le choix de la règle de conflit à mettre en œuvre. Il est à
noter qu’il donne à la catégorie une certaine élasticité ou plutôt qu’il
augmente l’élasticité inhérente aux notions synthétiques que sont les
catégories; cette élasticité absorbe les singularités des situations modelées
sur les institutions étrangères exorbitantes. Le problème avait été abordé
assez volontiers dans des Cours généraux de l’Académie de droit
international sous un angle assez restreint ; il s’agissait de la qualification de
l’institution inconnue8. Il est ici conçu de manière plus large. Une institution,
avons-nous dit après NIBOYET, peut revêtir un caractère exorbitant soit en
raison des différences d’ordre axiologique (quant aux valeurs
fondamentales), soit en raison des différences d’ordre technique. Dans le
premier cas, l’institution exorbitante n’est pas une institution inconnue, mais
une institution réprouvée par l’ordre du for, une institution qu’il refuse, qu’il
condamne parce qu’elle sert des objectifs contraires aux valeurs qu’il
défend et c’est bien alors, précisément parce qu’il la connaît, qu’il s’y
oppose. Tandis que dans le second cas, il s’agit d’institutions qui ne
                                                        
8
V. J. MAURY, Règles générales de conflit de lois, Rec. cours La Haye, 1936 III, n. 150 et s., p. 496 et s., R.
AGO, Règles générales de conflit de lois, Rec. cours La Haye, 1936 IV n°16 et s. p. 330 et s.
 

 
 
  17 

méconnaissent pas les valeurs du for, mais qui, par leur structure et les
moyens qu’elles emploient, n’ont pas d’homologue dans l’ordre du for et ne
s’ajustent pas au droit du for ; il s’agit bien d’institutions inconnues, mais qui
sont seulement des institutions exorbitantes. Il y a ainsi deux espèces
d’institution exorbitante. Ni l’une, ni l’autre n’oppose d’elle-même une
résistance à la qualification du for.

§1er Le désaccord axiologique

§2 Le désaccord technique.
 

 
 
  18 

§1er Le désaccord axiologique

Le désaccord axiologique n’entraîne aucune impossibilité de qualifier,


d’identifier par le moyen des catégories du for la règle de conflit qu’il
conviendra de mettre en œuvre. Sur ce point, l’examen critique peut se
contenter de quelques exemples.

 Il n’est pas discuté que l’union polygamique constitue, de manière


typique, une institution exorbitante du point de vue de l’ordre juridique
français ; elle est même une institution réprouvée puisque la violation de
l’article 147 du code civil est en somme constitutive d’une infraction, d’un
délit, pénalement réprimée (art. 433-20 c. pén.).

Les juges français ne semblent pas s’être heurtés à une difficulté de


qualification dans les affaires de polygamie au plan international ; il y ont vu
spontanément ou même parfois s’en se rendre compte du problème, une
affaire de mariage. Cela ressort clairement de la première décision
habituellement signalée en la matière. Il s’agit de l’arrêt Zermati Souissa
prononcé par la Cour d’appel d’Alger le 9 février 19109. Sans doute faut-il
aussitôt souligner que cette cour était la juridiction qui, parmi ses missions,
avait reçu celle d’examiner les recours en révision qui pouvaient être
formés contre les décisions prononcées selon le droit musulman dans des
contentieux concernant le statut personnel des indigènes d’Algérie ; elle
était donc, à l’occasion, tribunal de droit musulman, gardienne de
l’orthodoxie coranique, et, dans cette fonction particulière, elle était
naturellement appelée à connaître des litiges matrimoniaux obéissant à ce
droit. Chacun sait que ce droit d’obédience coranique autorise la
polygamie et chacun peut en déduire légitimement que la Cour d’Alger
avait une certaine familiarité avec l’institution. De fait, en général, le
« système colonial » préservait les statuts personnels des populations qui
étaient établies avant la colonisation sur le territoire subjugué. De sorte que

                                                        
9
Alger, 9 février 1910, Rev. dr. int., 1913. 113, note anonyme
 

 
 
  19 

l’union polygamique, pour la Cour d’Alger, était certainement moins


exorbitante qu’elle pouvait l’être pour le tribunal de Guéret ou de
Fontenay-le-Comte, par exemple. Mais, dans l’affaire Zermati-Souissa, il
n’était pas question de droit colonial ; il s’agissait d’unions qui avaient été
contractées entre israélites marocains au cours du XIXe siècle, c’est-à-dire
en un temps où le protectorat français n’avait pas encore été imposé au
Royaume du Maroc et où celui-ci constituait donc un Etat étranger comme
un autre. Il ne s’agissait, pas d’un cas colonial, mais d’un cas international. Il
était soutenu en l’espèce que ces unions pesaient sur la dévolution
d’immeubles situés en France laissés par un Marocain. Or la Cour d’Alger
d’emblée traite ces unions comme des mariages, quoique dans le droit du
for, le droit français, le mariage soit conçu de manière tout à fait différente.

Voici les faits intéressant cette question de qualification :

- 17 septembre 1850, Abraham Souissa, israélite ressortissant marocain,


domicilié à Tanger, épouse à Oran Hanna Kalfon more mosaïco (règles de
la coutume de Castille, « Les expulsés ») ; une ketouba est établie qui
constate les engagements du mari envers son épouse ;

- 21 juin 1885, Abraham Souissa souscrit à Tanger une ketouba à l’adresse


de Freha Zaouï, ressortissante marocaine ; selon le rite mosaïque, il s’agit
d’un second mariage licite quoique la première union du mari n’ait pas été
dissoute ;

- 9 octobre 1905, Abraham Souissa décède, laissant ses deux épouses et


des enfants issus de ses deux unions. Une contestation s’élève à propos de
la vocation des épouses et des différents enfants à la succession à un
immeuble situé en France, à Oran. Cet immeuble a été vendu après le
décès pour être plus commodément partagé et Freha Zaouï prétend
exercer les droits du conjoint survivant sur le prix de licitation.

La Cour situe sans hésiter le rapport entre A. Souissa et Freha Zaouï sur le
terrain conjugal ; il s’agit manifestement pour les magistrats d’Alger d’un
mariage. En effet, après avoir méthodiquement distingué tous les éléments
d’un contentieux complexe, ils en viennent au quatrième point litigieux
pour s’exprimer de la façon suivante :

Quatrième point litigieux. – Freha Zaouï, avec qui Abraham [Souissa] a


contracté son second mariage, est-elle femme légitime ? Au cas affirmatif,
quels sont ses droits sur le prix des immeubles de la succession Abraham
Souissa, licités à Oran ? […] ;
 

 
 
  20 

Il s’agit donc d’une question de validité du mariage et il va de soi dans


l’esprit de la cour que cette question de la validité d’un second mariage
contracté « avant la dissolution du premier » (art. 147 c. civ.) concerne une
condition de fond de formation du mariage à laquelle il convient
d’appliquer la loi personnelle. Il n’est pas précisé s’il s’agit de la loi
personnelle d’Abraham Souissa ou celle de Freha, car en l’espèce cela était
inutile puisque les deux intéressés partageaient le même statut personnel,
celui que leur réservait la loi nationale commune, la loi marocaine. Mais si
la cour discerne aussitôt une question de mariage qui fait de l’union
polygamique si l’on peut dire un mariage comme un autre, sa décision
laisse transparaître tout de même comme l’ombre d’une inquiétude qui
semble la faire hésiter un instant avant d’aboutir à la règle de conflit
relative au statut personnel et aux conditions de fond de formation du
mariage comme si elle avait éprouvé la tentation de se dérober à
l’application du statut marocain autorisant la polygamie. En effet, aux
questions qu’elle se pose la Cour commence par répondre en appliquant
une règle française qui empêcherait ici de mettre en cause la validité du
mariage :

Attendu que Freha Zaouï est femme légitime ; qu’elle a valablement


épousé Abraham Souissa ; qu’étrangère elle a pu contracter mariage à
l’étranger avec Abraham Souissa, étranger ; - Attendu que le premier juge
l’a admis avec raison ; que, sur ce point, il échet de confirmer la décision
entreprise ; - Attendu que pour faire disparaître les effets légaux de cette
seconde union d’Abraham Souissa, il aurait fallu en demander la nullité ;
que personne n’a demandé la nullité de ce mariage comme entaché de
bigamie ; - Attendu qu’on distingue généralement le mariage inexistant et
le mariage nul ; que le mariage inexistant est celui qui n’a pas besoin
d’être annulé en justice et dont toute personne est fondée, en tout temps, à
repousser les effets ; que tel serait le mariage contracté entre personnes du
même sexe et dont l’identité de sexe serait certaine ; celui qui aurait été
célébré par une personne n’ayant aucune qualité à cet effet, par exemple
un notaire, un prêtre […] ; que le mariage nul est celui dont la nullité doit
être prononcée par les tribunaux, qui ne peut être annulé que sous
certaines conditions déterminées par la loi, et, qui, jusque là produit tous
ses effets légaux ; - Attendu que la bigamie fait partie de ces nullités ; -
Attendu que cette raison suffit à elle seule pour décider qu’il faut retenir les
effets légaux du mariage d’Abraham Souissa et de Freha Zaouï ;

Ainsi dans l’esprit de la cour, cette longue argumentation devrait couper


court à toute discussion. Elle n’est pourtant pas décisive.
 

 
 
  21 

La distinction de l’inexistence et de la nullité est caractéristique du droit


français interne gouvernant le contentieux de l’union conjugale ; elle a été
inventée, sinon exclusivement du moins principalement, pour les besoins
de la cause et la cause pour laquelle elle combat est celle de la laïcité du
mariage au dix neuvième siècle. L’arrêt l’expose assez fidèlement le
principe et les conséquences : l’union qui serait célébrée par une personne
qui n’aurait pas la qualité d’officier de l’état civil ou qui n’aurait pas reçu
délégation de l’officier d’état civil n’est pas nulle, elle est nous dit-on
inexistante ; la solution se cherchait une justification formelle du côté de
l’adage pas de nullité sans texte ; en réalité, il s’agissait de pénaliser les
catholiques qui conservaient la pratique du mariage religieux et
négligeaient de faire précéder celui-ci par le mariage civil à la mairie : du
point de vue de la loi civile, les intéressés n’étaient pas mariés, les enfants
étaient naturels et donc étaient exposés à souffrir toutes les infériorités,
notamment successorales, attachées alors à cette condition. L’inexistence,
par sa brutalité, par sa pérennité (imprescriptibilité) et par l’impossibilité
d’y porter remède (pas de mariage putatif) était dissuasive. La distinction
est ici appliquée, mais elle ne débouche pas sur l’inexistence, elle
débouche sur la nullité pour non-dissolution du premier mariage, laquelle
est bien prévue par un texte et n’est effective qu’autant qu’un jugement la
constatant est intervenu. Comment la cour en est-elle arrivée à évoquer ces
solutions ? En supposant la vocation de la loi française. Serait-ce que les
problèmes que le droit français résout de cette manière relèvent de la
procédure et, partant, obéissent à la lex fori ?

Pourtant il n’est pas sûr que l’on soit en présence d’un problème de
procédure. L’éradication de la pratique des catholiques traditionnalistes de
l’époque n’est pas une simple question de procédure, c’est une affaire qui
engage la conception même du mariage ; pas davantage la méconnaissance
de l’article 147 du code civil qui proscrit la conclusion d’un second mariage
avant la dissolution du premier n’est réductible à une simple question de
procédure. C’est bien la régularité au fond du mariage qui est en cause.
Vue sous cet angle, celle-ci n’offre en l’espèce où les intéressés sont
 

 
 
  22 

Marocains aucun titre d’application à la loi française. L’arrêt à cet égard


encourt la critique et le motif qu’il juge suffisant ne l’est pas vraiment. Il se
comprend dans ces conditions que la Cour ait ajouté un second motif

« Attendu du reste que, si la nullité de ce mariage était même demandée, cette


demande ne saurait être accueillie ; - Attendu que dame Freha Zaouï, étrangère,
s’est mariée avec Abraham Souissa, étranger, à Tanger (Maroc), c’est-à-dire à
l’étranger ; qu’il s’agit de l’état des personnes, qu’il convient […] de tenir compte
de la loi des étrangers ; que le mariage est valable d’après la loi nationale des
contractants ; - Attendu qu’à bon droit le premier juge a décidé que Freha Zaouï est
l’épouse légitime d’Abraham Souissa ; …»

L’exactitude de la solution (désignation de la loi personnelle) dépend ici de


la qualification donnée aux faits et actes sur la base desquels l’union s’est
formée entre Abraham et Freha. Il s’agit dans l’esprit de la cour et sans la
moindre hésitation, sans la plus petite équivoque, d’un mariage et l’affaire
concerne les conditions de fond de formation, celles qui relèvent de la loi
nationale des intéressés.

C’est là l’apport essentiel de l’arrêt et même, malgré l’intention de ses


auteurs, son apport explicite en ce qui concerne l’institution exorbitante
qu’est l’union polygamique. Celle-ci est un mariage et si la qualité d’époux
est discutée, il faut recourir à la règle de conflit relative aux conditions de
formation du mariage ; en somme, la question de la qualification est résolue
alors même qu’on évite de se la poser.

Bien sûr, le régime colonial en vigueur en Algérie orientait vers cette


solution ; mais il faut aussi tenir compte d’un autre facteur. La Cour d’Alger
peut faire preuve d’audace d’autant plus facilement que, de l’accueil de
l’union polygamique au sein de la catégorie mariage du droit français, elle
ne tirera, en l’espèce, aucune conséquence concrète : il n’y aura pas deux
conjoints survivants appelés en concours l’un avec l’autre à prendre part
dans la distribution du prix de licitation de l’immeuble. Certes, la seconde
union est valable et Freha est bien l’épouse du défunt. Mais, après avoir
constaté que celle-ci s’était mariée sous un régime dotal qui ne lui confère,
au titre du régime matrimonial, aucun droit (de communauté) sur
l’immeuble d’Oran, la Cour lui dénie le bénéfice de l’article 767 du code
 

 
 
  23 

civil qui à l’époque accordait au conjoint survivant, à titre successoral, un


quart en usufruit des biens du prédécédé.

Cet article 767 du code civil avait certainement vocation à s’appliquer


puisqu’étaient en cause les droit successoraux à exercer sur un immeuble
situé en France : la loi de la succession était la loi française de la situation du
bien. Toutefois, nous révèle l’arrêt, un élément venait ici faire obstacle à la
réalisation de cette vocation de l’article 767 à s’appliquer : dans un écrit
appelé ketouba dressé à l’occasion de son mariage en 1885, Freha Zaouï
aurait selon la Cour d’Alger renoncé à son usufruit et, partant, elle ne
pouvait aujourd’hui venir le réclamer.

« Attendu qu’il échet d’infirmer sur ce point la décision entreprise et de dire que,
quant à Freha Zaouï, il n’y a pas lieu à application de l’article 767 ; - Attendu en effet
que Freha Zaouï a renoncé à l’usufruit ; que dans la Ketouba de 1885, elle déclare
expressément qu’elle ne pourra réclamer en dot que 3000 francs et pas autre
chose ; - Attendu que Freha Zaouï pouvait d’ailleurs valablement renoncer à
l’usufruit ; que l’article 767 n’est pas une disposition d’ordre public ; - Attendu que,
relativement à l’usufruit de Freha Zaouï, deux appels incidents ont été relevés de la
décision entreprise, l’un par les cinq consorts Souissa, enfants mâles du premier lit,
l’autre par la dame Lasry, enfant du premier lit également ; - Attendu qu’il y a lieu
de faire droit à ces deux appels incidents […] »

Il faudra revenir sur cet écrit, la ketouba, qui est aussi une institution
exorbitante. Mais pour l’instant il suffit de constater que Freha ne recevra
pas plus que si elle n’avait jamais été mariée à Abraham. La qualification
mariage ne tire pas à conséquence ; elle ouvre sur le vide. C’est à une
observation semblable que se prête l’arrêt qui pourrait bien dans la
chronologie de la polygamie internationale devant les tribunaux français
être le second en date.

 Cette deuxième décision a été prononcée par la Cour d’appel de Hanoï le


24 mars 194910 dans une affaire concernant des Chinois installés sur le
territoire de la ville de Haïphong, alors concession française au Tonkin.
Voici les faits :

A Haïphong, le 16 avril 1918, Kam Yoei Tche a contracté, selon les coutumes
chinoises, une union avec Tsai In Hoa, sa compatriote, dont il aura six enfants

                                                        
10
Hanoï, 24 mars 1949, Rev. crit., 1950.399, note André Ponsard
 

 
 
  24 

Mais sans doute assez tôt après cette première union, Kam Yoei Tche doute de
la capacité de son épouse à satisfaire pleinement ses ambitieux désirs de
paternité ; aussi bien, contracte-t-il, toujours à Haïphong et selon les coutumes
chinoises, une seconde union, le 5 avril 1924, avec Lin Che, dite Lin Chau
Tchen, également sa compatriote, qui lui donnera dix enfants supplémentaires.

M. Kam Yoei Tche ayant été victime d’un accident mortel, ses épouses et ses
enfants ont au procès pénal demandé réparation contre Wei You Tching,
auteur de l’accident, et Kuo Tchin dit Ke Tchieng, civilement responsable.

La phalange des demandeurs est emmenée par Tsai In Hoa, la première


épouse qui, en cette qualité, est devenue le chef de la famille du défunt, Lin
Chau Tchen étant seulement femme de deuxième rang, selon une hiérarchie
particulière aux coutumes chinoises observées par la communauté chinoise
établie au Tonkin. La procédure initiée au pénal devant le tribunal de
Haïphong ne fait droit, par jugement du 30 décembre 1948, que très
partiellement aux prétentions des parties civiles en leur allouant une
réparation de $20000 après avoir déclaré irrecevable la constitution de partie
civile de Mme Tsai In Hoa en tant qu’elle disait représenter des enfants
mineurs issus de la seconde union. L’affaire est portée en appel
- tant par les parties civiles qui réclament 532000$ de dommages-intérêts,
- que par les défendeurs qui protestent qu’aucun lien n’est juridique établi
entre le défunt et les demandeurs qui puisse autoriser une action à leur
encontre.

Voici donc des Chinois qui, en territoire français, pratiquent des usages
chinois – comme cela leur est permis par le décret du 3 octobre 1883 – et
qui prétendent être traités comme mari et femmes alors que la conception
même des unions contractées est passablement éloignée de la conception
que l’ordre juridique français cultive du mariage.

Les éléments discriminants dans cette conception française sont la


complémentarité des sexes, l’égalité des époux qui implique la mutualité
et l’exclusivité et enfin la durée indéterminée (consortium omnis vitae). La
polygamie telle que rencontrée dans l’affaire Zermati-Souissa vérifiait sans
doute la complémentarité des sexes, mais non assurément l’égalité, pas
plus que la mutualité ni l’exclusivité. En effet, il ne faut pas voir dans ce
genre d’union polygamique un simple empilement de mariages
monogamiques, la multiplication des lits ne constituant pas un millefeuille
conjugal dans lequel se démultiplierait le mari ; il n’y a qu’un seul mari qui
est simultanément le mari de toutes les épouses et qui, partant, ne peut se
consacrer exclusivement à aucune d’entre elles. Il doit se partager
 

 
 
  25 

équitablement entre ses épouses, lesquelles, par ailleurs, ne sont pas


tenues de subvenir aux charges du mariage qui incombent exclusivement
au chef de la famille en contrepartie de quoi elles lui doivent toutes et
chacune la fidélité, évidemment sans réciprocité. C’est là un modèle très
différent de celui du code civil et non pas seulement un multiple de celui du
code civil. En réalité, l’union polygamique s’organise sur une structure
holistique en forme d’étoile, une structure stellaire où chaque nouvelle
union ajoute une branche au module central que pilote le mari. Toute cette
construction révèle un profond désaccord sur les données comme sur les
solutions du problème de la complémentarité des sexes.

En assimilant au mariage de la tradition romano-canonique ce genre


d’institution exorbitante, l’arrêt Zermati-Souissa soit en forçait la nature, soit
déformait la catégorie en faisant abstraction du paramètre de l’égalité-
mutualité–exclusivité. Néanmoins, l’impératif colonial pesait sans doute trop
fortement sur les mentalités pour s’opposer à ces altérations. Mais la
polygamie chinoise pratiquée par le sieur Kam Yoei Tche atteint un niveau
encore supérieur d’exorbitance : non seulement un homme vaut plusieurs
femmes, ce qui, dans l’ordre arithmétique comme dans l’ordre juridique,
dénonce une inégalité entre les sexes, mais de plus les femmes elles-
mêmes ne sont pas égales entre elles (prior tempore, potior jure).

La Cour de Hanoï n’a, semble-t-il, pas même songé à l’objection qui pouvait
se tirer de cette aggravation de l’inégalité, de cette discrimination portée
au carré ; l’égalité civile, l’égalité des sexes, l’égalité des âmes (si on se
souvient des origines canoniques de l’union conjugale recueillie par la loi
civile), tout cela est sans importance. Le mariage polygamique à la chinoise
est réduit au gabarit des catégories du droit international privé français. La
cour déclare :

« Attendu que les unions dont se prévalent les dames Tsai In Hoa et Lin Che sont
respectivement du 16 avril 1918 et du 5 avril 1924 ; que ces dates ne sont pas
contestées ; - Attendu que en application de la théorie de droit international du
respect des droits acquis, c’est en considération de cette date que la cour doit
apprécier la nature et la valeur des unions contractées par le sieur Kam Yoei Tche ; -
Attendu que ces unions devaient se faire selon les prescriptions du décret du 3
octobre 1883, alors applicable aux Chinois ; qu’en application de ce décret, les
fêtes rituelles chinoises, pour constituer des mariages légitimes devaient
 

 
 
  26 

s’accompagner d’une déclaration à l’officier de l’état civil annamite selon les


prescriptions de l’article V du décret du 3 octobre 1883 ; qu’en l’espèce, il appert
qu’il n’y a eu aucune célébration conforme aux prescriptions de l’article 1er du titre
V de ce décret ; qu’en tout état de cause, les dames Tsai In Hoa et Lin Che ne
rapportent pas la preuve de leur mariage selon la seule forme permise par ce
décret, à savoir par la production d’un acte de mariage ; que la production d’un acte
notarié est insuffisante et ne peut être opposée aux tiers pour établir leur qualité
d’épouses légitimes ; que, par conséquent, elles ne peuvent être considérées que
comme des concubines »

En soumettant ainsi les unions successivement formées aux dispositions du


décret de 1883 et aux formalités que celles-ci imposaient, la cour, sans
hésiter sur la nature des actes de 1918 et 1924, applique le droit du
mariage ; elle admet sans autre forme de procès que ces actes sont des
actes de célébration du mariage. C’est une chose de déclarer que les
unions pouvaient se nouer sur le mode de fêtes rituelles chinoises ; c’en est
une autre que d’admettre que ces unions, qui avaient vocation à se
multiplier du chef du mari, étaient justiciables des règles du mariage, c’est-
à-dire recevaient la qualification de mariage, entraient dans la catégorie
mariage.

Il est vrai que la question de la nature de l’institution a pu effleurer la cour,


puisqu’elle déclare devoir « apprécier la nature et la valeur des unions
contractées par le sieur Kam Yoei Tche » ; mais son enquête sur la nature se
réduit à la référence au décret du 3 octobre 1883. Texte de droit colonial
qui a pesé sur la qualification et conduit ainsi à un nouvel élargissement de
la catégorie mariage du droit international privé français pour y
comprendre cette polygamie hiérarchisée où toutes les branches de l’étoile
conjugale ne sont pas sur le même plan, mais à des niveaux différents, se
dégradant à chaque adjonction nouvelle comme s’il s’agissait de descendre
les marches d’un escalier en colimaçon.

Mais cet élargissement si peu sensible à l’égalité, derechef, reste stérile


pour les prétendues épouses, pour l’épouse de second rang et même aussi
pour l’épouse de premier rang : faute, dans l’un et l’autre cas, en 1918 et en
1924, d’avoir été déclarés à l’officier de l’état civil annamite comme le
demandait le décret de 1883, les actes rituels de la coutume chinoise sont
inopérants et la preuve du mariage n’est pas rapportée - aut non probari aut
non esse idem est . La conséquence en est que Tsai In Hoa et Lin Che sont
 

 
 
  27 

ramenées à l’état et condition de concubines de M. Kam Yoei Tche ; elles


perdent ainsi tout espoir d’être indemnisées du dommage résultant pour
elles du décès de leur mari11. Au fond, dans les circonstances où elle se
produit, l’absorption de ce type de polygamie par le concept français ne
compromet pas la règle de conflit française qui ne peut conduire en fait à
l’acquisition du statut de conjoint ni partant à la consécration des effets
attachés ou des suites inhérentes à l’union conjugale.

 De cette position, qu’on pourrait juger un peu hypocrite, il faut


rapprocher l’arrêt Hyde v. Hyde and Woodmansee, prononcé en 1866 par la
Matrimonial Court anglaise. Cette décision est intéressante parce que si elle
est lue dans une perspective euro-continentale, elle paraitra
particulièrement rigoureuse et sans doute plus franche en ce qu’elle refuse
– de manière catégorique, pourrait-on dire – d’assimiler l’union
polygamique à un mariage. Voici dans quelles circonstances :

En 1853, est célébré à Salt Lake City par Brigham Young le mariage Mr
Hyde et Miss Hawkins, fidèles de l’Eglise des Mormons ; les époux sont
originaires d’Angleterre et ils se sont expatriés pour mieux vivre leur foi
auprès du fondateur de l’Eglise des Mormons qui les marie selon le rite
mormon.

Après 3 ans de vie conjugale et quelques enfants, Mr Hyde part en 1856


pour une mission aux Iles Sandwich – où il abjure sa foi mormone.

                                                        
11
« Attendu que les dames Tsai In Hoa et Lin Che étant des concubines au sens des us et coutumes
annamites, c’est en considération de cette qualité que la cour doit rechercher si ces dames ont subi un
préjudice de par l’accident mortel du sieur Kam Joei Tche – Attendu que cette qualité de concubine ne
peut être écartée en considération du principe que cette institution est contraire à l’ordre public, c’est-à-
dire contraire aux principes du droit civil français ; qu’en l’espèce d’après le coutumes annamites, il est
à retenir que la famille annamite ne fait aucune différence entre les enfants légitimes et naturels, qui
viennent tous à la succession à égalité de parts ; qu’il faut donc en conclure que la concubine s’associe,
sinon en droit, du moins en fait, à la famille annamite ; qu’invoquer le principe de l’ordre public français
serait méconnaître les engagements pris par la France de respecter les us et coutumes des pays placés
sous notre protectorat ; - Attendu qu’il a notamment été jugé que la concubine constituant avec le
concubin une véritable association de fait, cette dernière peut solliciter de la succession une indemnité
du fait de la mort du concubin (Cour d’appel de Hanoï, 4 mai 1938, J.J. janvier 1938, p. 15) ; - Attendu que
ce droit que possède la concubine est un droit d’action en dommages-intérêts contre la succession de
son concubin dont elle ne fait pas partie, et non vis-à-vis des tiers ; le préjudice subi est éventuel et non
certain, et lorsque il provient du fait d’un tiers, il n’est pas direct ; il ne découle pas du droit de
succession qui n’appartient qu’aux héritiers lesquels succèdent aux actions appartenant au de cujus en
l’espèce l’action en dommages intérêts qui a appartenu à Kam Joei Tche, en raison de l’accident qui a
entrainé sa mort… - Attendu que les dames Tsai In Hoa et Lin Che ne pouvant exciper que de la qualité
de concubines, ne peuvent donc réclamer à ce titre, des dommages-intérêts à Wei You Tching et à Kuo
Tchin pour l’accident mortel dont fut victime leur concubin Kam Joei Tche… »
 

 
 
  28 

Informées de cette défection, les autorités religieuses (et civiles) du


Territoire de l’Utah excommunient en 1857 M. Hyde et rendent à Mme
Hawkins sa liberté matrimoniale ; ce qui semble répondre à ses vœux
puisqu’elle refuse de rejoindre son mari qui la presse d’abandonner l’Utah
et l’église des Mormons pour reprendre la vie conjugale avec lui de retour
en Angleterre.

En 1859 (ou 1860), Mme Hawkins épouse à Salt Lake City le sieur
Woodmansee dont elle aura d’autres enfants.

Persuadé de ne pouvoir jamais récupérer son épouse, M. Hyde demande


aux tribunaux d’Angleterre la dissolution de son union avec Mme Hawkins
en raison de l’adultère de celle-ci.

Il faut relever immédiatement que le mariage dont la dissolution est


demandée n’est pas effectivement ou actuellement polygamique ; il se
trouve seulement qu’il a été formé selon une loi qui considère avec faveur
la polygamie ou plus exactement la polyginie. Néanmoins, ce mariage en
fait monogamique va être réputé polygamique ; c’est l’institution (avec son
régime) qui est prise en compte in abstracto, ce n’est pas la relation
matrimoniale vécue.

Appelé à connaître de cette demande en divorce, Sir J.P. Wilde (futur Lord
Penzance) remarque qu’il ne peut accorder le divorce que s’il y a un
mariage valable et non dissous entre Mr Hyde et Mrs Hawkins et que, si tel
est le cas, la conduite de la femme doit être évaluée en tant que cause de
divorce dans son rapport avec le comportement de Mr. Hyde. Or, à y bien
réfléchir, il lui semble qu’il est difficile d’admettre que

« l’union de l’homme et de la femme telle que pratiquée et adoptée par les


Mormons [soit] vraiment un mariage dans le sens retenu ici, à la Matrimonial Court
d’Angleterre, et [que] des personnes ainsi unies pouvaient être considérées mari et
femme au sens que reçoivent ces mots dans la loi sur le divorce ».

Pour établir son opinion, Sir J.P. Wilde s’applique d’abord à définir la
conception du mariage dans la législation anglaise : le mariage est un
contrat, mais aussi une institution, laquelle confère un statut impliquant
droits et devoirs respectifs pour ceux qui l’ont fait naître et dont les
éléments essentiels conduisent à la définir comme

« une union volontaire et pour la vie d’un homme et d’une femme, à l’exclusion
de tous les autres ».

Ceci acquis, à la surface du globe, une large fraction de l’humanité établit


entre hommes et femmes des relations d’un autre type ; ce type différent est
inégalitaire quoique cette inégalité soit masquée par les mots puisque, pour
 

 
 
  29 

désigner les sujets de la relation qu’elle caractérise, sont utilisés les termes
mari et femme. Cependant, il ne faut pas succomber à la magie des mots, il
y a mariage et mariage et

« l’emploi d’un terme commun pour exprimer ces deux relations distinctes ne les
transformera pas en une seule et même chose, quoique ceci puisse entrainer la
confusion chez un observateur superficiel… » ;

Le régime juridique du mariage selon la loi anglaise dessine la catégorie et


c’est donc en détaillant et en examinant les droits et devoirs des époux que
détermine ce régime que l’on pourra constater qu’il n’y a aucune possibilité
de faire entrer une union polygamique dans la catégorie anglaise ; ceci est
démontré dans les termes suivants :

« il est évident que le droit du mariage en ce pays [l'Angleterre] est adapté au


Christian marriage et est absolument inapplicable à la polygamie.
Le droit du mariage est ajusté au droits et devoirs que le contrat de mariage a, du
commun accord des parties, créés. Ainsi les engagements conjugaux peuvent être
ramenés à exécution au moyen d’un decree for restitution of conjugal rights, d’une
ordonnance de rétablissement des droits conjugaux. L’adultère de l’une des parties
donne à l’autre le droit d’obtenir une séparation judiciaire ; et l’adultère de la
femme donne droit au divorce tandis que celui du mari, associé à la bigamie,
encourt la même sanction. La violence physique, le concubinage public, la
débauche, l’atteinte à l’égalité sociale de la femme avec son mari dans son foyer,
son éviction à la tête du ménage constituent chez nous des offenses matrimoniales,
car elles violent les engagements du mariage. Une épouse ainsi bafouée peut
demander une séparation judiciaire et le soutien financier permanent de son mari à
titre d’aliments à proportion d’environ un tiers du revenu de celui-ci.
Si ces dispositions et remèdes étaient appliqués à des unions polygamiques, la cour
serait amenée à créer des devoirs conjugaux et ne se bornerait pas à en ordonner
l’exécution et elle prescrirait des remèdes là où il n’y a pas d’offense. Car il serait
vraiment injuste et plutôt absurde de rechercher un homme qui, au sein d’une
communauté polygame, a épousé deux femmes, parce que selon notre conception
du mariage, son comportement équivaudrait à un adultère couplé à une bigamie,
alors même qu’il serait désormais divorcé de la première. Et il ne serait ni plus
juste ni plus sage de s’efforcer de le contraindre à traiter celles avec lesquelles il a
contracté mariage, au sens polygamique de ce terme, comme le prévoit le statut
que confère le Christian mariage ».

On relèvera ne serait-ce qu’en passant que la démonstration tendant à


établir l’incompatibilité entre Christian marriage et union polygamique
tourne autour du sort fait à l’épouse, alors qu’en la cause ce n’est pas Mme
Hawkins qui se plaint d’être bafouée, mais c’est M. Hyde qui dénonce
l’adultère. Par rapport à l’espèce, le raisonnement est un peu déconcertant.
La conclusion s’impose néanmoins : l’ordre juridique anglais est réfractaire à
l’union polygamique ; le désaccord axiologique détermine une
incompatibilité technique qui tient ce type de relation exotique à l’écart de
 

 
 
  30 

la catégorie mariage, Christian marriage ou, plus exactement et britannico


modo, lui interdit d’entrer dans la « machinerie matrimoniale des cours
d’Angleterre », comme le dit J.D. MCLEAN12. C’est bien ce qu’exprime le
futur Lord Penzance :

« Si, alors, les dispositions adaptées de notre système matrimonial ne sont pas
applicables à une union telle que la présente, y en a-t-il quelque autre à laquelle la
Cour puisse recourir ? Nous n’avons pas en Angleterre de loi conçue à l’échelle de
la polygamie ou ajustée à ses exigences. Et il est permis de douter qu’il arrivera
aux tribunaux de ce pays de sanctionner les devoirs (même ceux que nous
connaissons) inhérents à un système si complètement en désaccord avec la
conception chrétienne du mariage et si révoltant du point de vue des idées que
nous cultivons sur la position sociale qu’il convient d’accorder au sexe faible ».

On perçoit bien l’obstacle : le droit anglais n’est pas équipé pour traiter ce
genre d’union et dès lors ceux qui, comme M. Hyde, demandent un remède
judiciaire ne peuvent que s’adresser ailleurs. Il faut le souligner : le juge
Wilde, en bon anglais, préfère l’approche analytique en ce qu’elle conduit à
accorder la priorité aux éléments techniques : les droits et devoirs
composant en Angleterre le statut du mariage sont la réalité de ce statut qui,
en lui-même, n’est qu’une abstraction commode et opératoire sur le plan du
raisonnement ; ce n’est pas à ce statut que s’ajuste le pouvoir du juge
anglais, c’est aux spécificités des droits et des devoirs incombant à ceux qui
sont husband and wife ; aussi bien ceux qui prétendraient à cette qualité de
gens mariés alors que leur relation s’est organisée sans imposer des droits
et devoirs correspondant à ceux que connaît la loi anglaise n’obtiendront
rien du juge anglais, lequel ne dispose pas de l’outillage adéquat et doit
donc opposer une fin de non recevoir à toute demande qui tendrait à la mise
en œuvre de l’institution étrangère.

Cette posture foncièrement nominaliste est caractéristique de la culture


juridique anglaise qui se méfie des mots, certainement, mais surtout des
concepts que les mots véhiculent. En se limitant à l’arsenal judiciaire
assurant la protection juridique du mariage dans l’ordre juridique anglais,
Sir J.P. Wilde refuse d’exploiter la caractère synthétique du concept de

                                                        
12
DICEY and MORRIS, Ch. 17 § 137
 

 
 
  31 

mariage13 et donc se prive délibérément des ressources de l’élasticité que


ce caractère synthétique confère à ce concept de mariage.

Mais cette posture n’empêche pas de manier l’abstraction. En effet, l’union


entre M. Hyde et Mme Hawkins n’était pas effectivement polygamique ; le
caractère polygamique n’était pas réalisé, pas concrétisé et M. Hyde
paraissait d’ailleurs n’être en rien enclin à prendre une seconde épouse
avant d’être dégagé des liens de sa première union : il demandait le
divorce. Aussi bien ce que stigmatise le juge Wilde c’est le mariage célébré
aux conditions d’une législation autorisant la polygamie, c’est l’institution et
non pas la pratique polygamique, laquelle peut aussi bien se développer
hors de l’institution matrimoniale monogamique (délit de bigamie) comme la
pratique monogamique peut être adoptée dans l’institution matrimoniale
polygamique.

« … il est suggéré que le droit matrimonial de ce pays peut être convenablement


appliqué à la première d’une même série d’unions polygamiques ; que cette cour
serait fondée à traiter pareille première union comme un mariage chrétien et, le cas
échéant, les unions subséquentes comme nulles ; [également fondée à traiter] la
première femme prise pour épouse comme l’ « épouse» au sens de la loi sur le
divorce et toutes les autres comme des concubines. Les incohérences qui
résulteraient d’une tentative de ce genre sont assez déconcertantes. D’après les
dispositions de la loi sur le divorce, le devoir de cohabitation est sanctionné à l’égard
de l’un à la demande de l’autre, dans un procès en rétablissement des droits
conjugaux. Mais ce devoir n’est jamais imposé à l’un si l’autre a commis l’adultère.
En conséquence, un mari mormon qui a épousé une seconde femme serait inéligible
à ce remède et cette cour ne pourrait d’aucune manière l’aider à recouvrer la
compagnie de son épouse si elle choisit de le quitter ».

Donc, pas d’action en divorce pour M. Hyde ; le juge d’Angleterre n’a pas à
modifier l’institution dans laquelle le demandeur a choisi d’entrer lorsqu’à
Salt Lake City, il a obtenu de Bringham Young, fondateur et pasteur de
l’église des Mormons, d’être marié à Mme Hawkins. Ainsi l’incompatibilité
technique entre droit anglais des causes matrimoniales et droit mormon du
Territoire de l’Utah permet de sanctionner le désaccord axiologique, le
désaccord sur le terrain de l’opportunité, comme disait NIBOYET. De cette
manière, la situation concrète est escamotée. Le juge s’appuie sur une
                                                        
13
A vrai dire c’était aussi la position de Bartin que son particularisme accentué portait clairement au
nominalisme : « une institution étrangère dont la lex fori est hors d’état de fournir la qualification est une
institution qui répugne à son esprit et dont le juge par conséquent n’a pas à tenir compte, à raison de ce
qu’on a si improprement appelé l’ordre public international » BARTIN, « De l’impossibilité d’arriver à la
suppression définitive des conflit de lois », JDI 1897, p. 468.
 

 
 
  32 

incompatibilité technique qui, en la cause, ne se vérifie pas : pour autant que


le « divorce » de Mme Hawkins n’est pas reconnu (et il ne doit pas l’être, la
compétence étant en la matière réservée au juge du domicile du mari, en
Angleterre), il y a bien eu adultère de la femme attesté par la multiplication
de sa progéniture en contravention avec l’engagement de fidélité propre à
l’épouse, même d’obédience mormone ; la sanction de l’adultère de la
femme ne rencontrait dès lors aucun obstacle technique et elle n’aurait en
rien altéré l’institution exorbitante ni l’institution du for. L’argument de la
modification de l’institution étrangère ne valait pas en l’espèce alors qu’en
effet il aurait pu valoir en d’autres circonstances et justement en celles
qu’évoque Sir J.P. Wilde. C’est ce qui explique pourquoi celui-ci, dans sa
démonstration, considère de manière presque exclusive le sort de l’épouse
in genere et non pas celui de M. Hyde, in specie. Il y a là une espèce de
dénivellation du discours qui permet la censure de l’institution étrangère au
prétexte de ses caractéristiques techniques. Et cette censure rejaillit sur la
relation particulière entre M. Hyde et Mme Hawkins.

De la sorte, l’opposition du technique et de l’opportun en prend un coup.


Mais le coup est moins douloureux pour NIBOYET que pour M. Hyde qui, au
plan international, se trouve irrémédiablement marié à la femme d’un autre –
lequel autre occupe une position symétrique, quoique peut-être plus
confortable puisqu’en possession de l’épouse. Le droit anglais censure la
polygamie en son sein, mais il la favorise à l’échelle internationale. La
solution n’est pas satisfaisante. Au demeurant, le refus de considérer comme
un mariage l’union polygamique qui ne serait même que potentiellement
polygamique, cèdera devant la gravité des conséquences qui s’y attachent :
les enfants nés de l’union de M. Hyde et de Mme Hawkins au cours de leurs
trois années de vie conjugale ne seraient pas nés du mariage et, à vrai dire,
resteraient sans filiation à l’égard de leur père, ce qui à terme les écarterait
de la succession de celui-ci, tandis que M. Hyde pourrait contracter en
Angleterre de premières noces avec une seconde épouse sans être libéré
de sa première union… La jurisprudence anglaise n’est jamais allée jusqu’au
bout de ces conséquences ; elle a admis les enfants à la succession de leur
 

 
 
  33 

père, en qualité d’enfants légitimes (The Sinha Peerage Claim, [1946] I All
E.R. 348) et elle a aussi accepté la recevabilité de la demande de divorce
que la seconde épouse, Anglaise d’origine domiciliée en Angleterre, avait
formée contre son mari devant les tribunaux anglais lorsqu’elle eut
découvert par hasard que celui-ci était encore dans les liens d’une première
union au moment où il l’épousait (Bandail v. Bandail, [1946] P. 122). Le
législateur emboîtera le pas et aujourd’hui la solution de Hyde v. Hyde qui
interdit l’accès aux remèdes du droit anglais aux parties à une union
polygamique est abandonnée du fait de son abolition par le Matrimonial
Proceedings (Polygamous mariages) Act 1972 (devenu section 47 du
Matrimonial Causes Act 1973) et on peut considérer que les unions
polygamiques sont reconnus comme mariage de manière générale par le
droit international privé anglais (for most purposes). Le concept de mariage
s’est élargi et déborde les limites du Christian marriage pour absorber des
formes d’union indifférentes au paramètre de l’égalité des époux et
obéissant non pas à la structure du millefeuilles mais à la structure stellaire
caractéristique de la polygamie.

Même ainsi démenti par l’évolution ultérieure, cet arrêt de 1866 reste
intéressant dans son rapport avec les décisions émanées des cours d’appel
françaises précédemment étudiées. Il est intéressant par la similitude des
résultats pratiques atteints, mais il est intéressant surtout par tout ce qui le
sépare des décisions françaises :

- assimilation, d’un côté, et non-assimilation, de l’autre, des deux types


d’unions qui peuvent être perçus ou non comme deux réponses possibles au
même problème, ou comme un effort tendant aux mêmes fins de part et
d’autre, mais aboutissant à des solutions variant en fonction des données
locales - ces fins étant toujours de régler les relations que la différenciation
sexuelle rend inévitables et ce règlement se faisant sur le mode
institutionnel, de manière à discipliner les sujets et à prévenir, autant que
faire se peut, les désordres que ne manquerait pas de provoquer dans la vie
sociale une compétition libre et ouverte en permanence dans la recherche
 

 
 
  34 

du partenaire… et qui risquerait fort d’être préjudiciable à l’entretien et à


l’éducation des enfants.

- d’un côté, exploitation du caractère synthétique du concept de mariage,


par réduction de sa compréhension qui ne couvre plus que l’implication par
le moyen d’un acte solennel de socialisation de deux personnes de sexe
opposé dans une relation à durée indéterminée; seule subsiste, avec l’acte
de socialisation, la complémentarité des sexes, sont éliminées l’égalité, la
mutualité, la réciprocité… De l’autre côté, approche analytique de
l’institution du for, décomposée en ses divers éléments saisis selon la
configuration spécifique que leur donne le droit interne du for, dont il
apparaît alors clairement qu’ils ne sont pas fongibles avec ceux de
l’institution exorbitante et qu’ils se conjuguent pour constituer un verrou
interdisant l’accueil de celle-ci dans l’appareil juridique mis en place par le
for.

Avec cette approche « victorienne », pourrait-on dire, le concours de l’ordre


juridique du for à la mise en œuvre ou à la sanction de l’institution
exorbitante devient impossible et il faut donc rejeter la demande formée
devant la juridiction anglaise. Avec l’exploitation du caractère synthétique,
au contraire, l’ordre juridique du for prend le risque d’avoir à doter la
relation étrangère d’effets juridiques dont la teneur et l’économie n’ont pas
été conçues pour celle-ci ; la difficulté se présentera à chaque fois que les
conditions de formation et les effets, comme en matière de mariage,
obéiront à des lois distinctes. Pour conjurer le danger, les juges peuvent
parfois s’abandonner à la tentation d’interpréter les faits de la cause de telle
manière qu’ils se sentent autorisés à conclure que la relation exorbitante n’a
pas été valablement constituée : quod nullum est, nullum effectum producit…
La menace est ainsi neutralisée.

 Mais il ne faut pas trop accuser les différences relevées sur les deux rives
de la Mer Manche. La jurisprudence française a aussi pratiqué à l’occasion
l’approche « victorienne ». Le cas est célèbre ; il s’agit de l’affaire De Cousin
de Lavallière qui a donné lieu à un arrêt de la Cour de Nîmes du 17 juin
 

 
 
  35 

192914, lequel a résisté à un pourvoi en cassation, rejeté par la Chambre des


requêtes le 14 mars 193315. M. le Professeur FADLALLAH a consacré dans sa
thèse de doctorat16 à cette affaire quelques pages particulièrement
éclairantes qu’il faut recommander à la lecture de quiconque s’intéresse au
sujet ; il est probable qu’elles auront inspiré ce qui suit.

Henri de Cousin de Lavallière était, au début de 20e siècle, administrateur


aux colonies, en poste à Kankan, en Guinée française. Le 6 novembre 1904
(approximativement, car la date n’a pas été enregistrée au moment des
faits), il épouse dans les formes de la coutume locale devant le cadi et avec
versement d’une dot, Mlle Kondié Kaba, « appartenant à la race nègre »17.
L’intensité des félicités conjugales dépasse sans doute toutes les espérances
de M. de Cousin de Lavallière ; comme Mlle Fantou Diana Kaba, sa belle-
sœur, est disponible sur le marché matrimonial, il pense à redoubler son
bonheur et, à moins d’un mois de sa première union, il épouse la cadette,
toujours selon le rite de la coutume indigène qui paraît fortement islamisée.
De ces deux unions naissent trois enfants Jean, Gaston et Paulette, qu’on ne
songe pas à répartir entre les deux lits – qui peut-être n’en faisaient qu’un.
Au décès de l’heureux père qui les a institués légataires universels, les trois
enfants se heurtent aux appétits de leur grand-mère – qu’ils ne connaissent
guère, bien qu’ils aient été éduqués en France où celle-ci réside. Mme mère
de Cousin de Lavallière prétend recevoir le huitième de la succession de
son fils, ce qui constitue la part de réserve que l’article 915 de l’époque
attribue à l’ascendant en présence d’enfants naturels du défunt. Jean, Gaston
et Paulette protestent qu’ils sont enfants légitimes et qu’en conséquence, ils
priment leur grand-mère dans la succession qui ne peut se prévaloir
d’aucune réserve.
Il s’agit donc de savoir s’il y a bien eu mariage entre M. l’administrateur aux
colonies et les demoiselles Kaba.
A vrai dire, il n’est pas contesté qu’à supposer la preuve de leur célébration
rapportée, les unions sont frappées de nullité, car les conditions de
formation du mariage posées par le droit français et applicables à M. Cousin
de Lavallière n’ont pas été respectées. Mais les enfants de Cousin de
Lavallière prétendent que ces mariages nuls doivent être assortis du
bénéfice de la putativité en raison de la bonne foi des demoiselles Kaba lors
de leur conclusion; il en résulterait que les demoiselles Kaba devraient être
considérées comme des épouses légitimes et que les enfants devraient être
réputés tout autant légitimes.
Mme de Cousin de Lavallière étant décédée en cours d’instance, celle-ci est
reprise par sa fille, épouse de Bernardie, qui soutient, d’une part, que la
preuve des mariages n’est pas rapportée et, d’autre part, que la bonne foi
des demoiselles Kaba faisait défaut.

                                                        
14
S. 1929. 2. 129, note Solus, RTDciv, 1929. 1069, obs. E. Gaudemet
15
S. 1934. 1. 121, concl. Pilon, note Solus, RTDciv 1933. 452, obs. G. Lagarde
16
I. FADLALLAH, La famille légitime en droit international privé, Dalloz, 1979, n. 16-21
17
Nîmes, 17 juin 1929, préc.
 

 
 
  36 

Après le Tribunal d’Avignon, la Cour de Nîmes donne raison à Mme de


Bernardie. Les consorts de Cousin de Lavallière sont des enfants naturels qui
doivent supporter la réserve héréditaire attribuée à leur grand-mère.

La cour liquide d’abord la question de preuve. Il n’y a pas d’actes de


mariage, ce qui s’explique par l’absence d’organisation de registre de l’état
civil à Kankan au moment des prétendues célébrations. Il y a sans doute des
certificats de mariage établis sur témoignages par les autorités
administratives de la colonie, mais délivrés 24 ans après les faits, ces
certificats sont jugés non fiables par la cour, qui refuse par ailleurs
d’ordonner la mesure d’instruction que sollicitent les enfants. Il n’y a pas
lieu, dit-elle, de prouver les mariages car ce qui est allégué être des
mariages n’en seraient pas en réalité et ne pourraient servir de support à la
putativité.

Pour fermer à ces unions l’accès à la catégorie mariage, la Cour de Nîmes se


réfère aux règles du droit civil français du mariage ; il n’y a pas eu
célébration par l’officier de l’état civil, il n’y a pas eu publication des bans à
la mairie du domicile de M. de Cousin de Lavallière, il n’y a pas eu
« consentement à mariage » des demoiselles Kaba et la condition de
monogamie a été violée. Pour la cour, ces unions contractées selon le rite
musulman devant le cadi et avec versement de la dot, mais qui ne satisfont
pas les conditions fondamentales du droit français ne peuvent être
considérées comme de véritables mariages.

« … il s’agit en réalité d’apprécier si les formalités diverses auxquelles a pu se


prêter de Lavallière en novembre et décembre 1904 peuvent être considérées
comme constitutives d’un véritable mariage, quels que soient les vices qui
pourraient en permettre l’annulation ; - Attendu que l’ignorance complète dans
laquelle se trouvaient les dames Kaba d’un état des personnes tout différent du leur
permet d’avoir la certitude qu’elles n’envisageaient nullement la fondation d’une
famille au sens de la loi française ; qu’elles n’attendaient de leurs unions qu’un
établissement plus ou moins durable, leur assurant des avantages matériels et une
protection personnelle ; qu’elles n’avaient pas été préalablement consultées et
qu’ainsi faisait défaut le consentement sans lequel il ne saurait y avoir de mariage
(article 146, c. civ.) ; qu’en cette matière l’ordre public est particulièrement
intéressé ; que le respect de ses prescriptions s’impose à toute personne, et qu’à
l’évidence, il n’aurait pu tolérer qu’un haut fonctionnaire donnât l’exemple
scandaleux de la bigamie ; que l’intention commune des parties contractantes était
assurément de laisser leur portée restreinte à ces unions , que ne constatait aucun
acte, et dont la dissolution était toujours possible par simple répudiation sous la
seule condition de non restitution de la dot ».
 

 
 
  37 

C’est la même technique que celle de mise en œuvre par Sir J.P. Wilde dans
l’arrêt Hyde v. Hyde : en entrant dans une institution dont les composantes
ne correspondent pas aux exigences du droit français de la formation du
mariage, les intéressés n’ont pas consenti à un véritable mariage ; dès lors,
faute de mariage il n’y a pu y avoir de mariage putatif.

Jean, Gaston et Paulette se pourvoiront en vain devant la Cour de cassation.


La Chambre des requêtes rejettera le pourvoi, mais sans adhérer tout à fait
au raisonnement de la Cour de Nîmes. Son arrêt énonce en effet que

« la cour d’appel, se fondant sur les faits et documents de la cause qu’elle énumère
et apprécie souverainement, a considéré que les dames Kaba n’avaient pu croire,
de bonne foi, contracter des unions produisant, notamment au regard des enfants,
les effets de mariages légitimes ; d’où il suit, abstraction faite de certains motifs
critiqués par le pourvoi, qui sont surabondants, que l’arrêt attaqué, lequel est
motivé et ne contient pas de contradiction dans ses motifs, n’a violé aucun des
textes visés au moyen »

Ce n’est pas dire ici qu’il n’y a pas eu mariage, c’est dire seulement qu’en
raison du défaut de bonne foi détecté par la Cour de Nîmes, il n’y a pas pu y
avoir mariage putatif ; la Cour de cassation n’exclut pas que le mariage
contracté more islamico soit un véritable mariage, et elle l’exclut si peu en
la cause qu’elle relève seulement de défaut de bonne foi des dames Kaba,
or ce défaut de bonne foi n’a de portée que s’il y a eu mariage – ce que nie
la Cour de Nîmes ; néanmoins, elle a eu raison de rejeter les prétentions
des enfants de Cousin de Lavallière qui, d’après ses appréciations de fait,
ne bénéficient pas de la légitimité dont les aurait doté la putativité des
mariages célébrés en la forme coutumière locale.

Ainsi la Chambre des requêtes sauve l’arrêt de Nîmes sans l’approuver


entièrement (« motifs critiqués…surabondants ») et elle reste sur la ligne
qui se tend entre l’arrêt Zermati-Souissa de la Cour d’Alger de 1910 et
l’arrêt de la Cour d’appel de Hanoï de 1949 : il y a bien mariage, mais
dénué de conséquences pratiques et, il est vrai ici, d’autant plus dénué de
conséquences pratiques que le mariage est nul.

 Mais la Cour de cassation n’a pu en rester là. Elle a fini par admettre
qu’un mariage polygamique contracté à l’étranger en conformité avec la loi
nationale des intéressés non seulement constitue un véritable mariage et
 

 
 
  38 

doit être déclaré valable dan s la mesure où il respecte les exigence des
lois applicables aux conditions de formation du mariage, mais encore
produit en France tous les effets qui ne sont pas contraires à l’ordre public.
Le pas a été franchi avec l’arrêt Chemouni du 24 janvier 1958.

Un israélite tunisien, Félix Chemouni, épouse en Tunisie, en la forme


religieuse mosaïque, Esther Valensi, Française, le 30 juillet 1940 ; puis, il
célèbre à sa manière la fin de la seconde guerre mondiale en épousant
toujours en Tunisie la veille de l’armistice, le 7 mai 1945, Henriette Krieff, sa
coreligionnaire et compatriote. Il s’agit d’un mariage polygamique autorisé
par la loi tunisienne qui s’en remet sur ce point à un usage
confessionnel local ; la polygamie ne sera interdite en Tunisie qu’en 1956.

Avec ses deux épouses et les enfants issus des deux unions, Chemouni
s’établit en France où l’entretien d’un double ménage lui parut assez vite
déraisonnable ; aussi et peut-être animé du désir se conformer aux mœurs
de son pays d’accueil, il abandonne une de ses épouses : il conserve la
première - prior tempore, potior jure - et rejette la Tunisienne Krieff. Celle-
ci est alors contrainte de demander à plusieurs reprises aux juridictions
parisiennes de condamner Felix Chemouni à contribuer aux charges du
mariage. Statuant en appel contre une décision qui n’avait fait droit à la
demande de Mme Krieff que dans des proportions trop limitées, le Tribunal
civil de la Seine (30 mars 1955) s’avise de ce que Felix Chemouni, en
s’installant en France, aurait perdu son statut personnel tunisien et de ce
que la loi française ne pouvait donner effet à une union contraire à l’ordre
public ; le tribunal en conclut que Mme Krieff ne peut réclamer des
aliments.

Le jugement est cassé sur pourvoi de Mme Krieff au motif principal que

« la demande de la dame Chemouni-Krieff tendait uniquement à se voir


reconnaître en France une créance alimentaire découlant de sa qualité d’épouse
légitime, qualité acquise sans fraude, en Tunisie, en conformité avec sa loi
nationale compétente ».

Ce serait une interprétation incomplète, réductrice de l’arrêt que de


restreindre celui-ci au traitement d’un problème de reconnaissance d’une
 

 
 
  39 

situation constituée à l’étranger. La question delà validité de l’union


polygamique n’est pas oubliée ; elle est même résolue et elle est résolue –
c’est ce qui importe ici – par application de la loi personnelle des
intéressés. Autrement dit le problème de reconnaissance renferme la
question de la validité de la seconde union. Et cette question de la validité
est immédiatement perçue par la Cour de cassation comme une question de
loi applicable aux conditions de fond du mariage. C’est dire que
l’hypothèse polygamique n’offre end épit de son exotisme aucune
résistance à la qualification mariage ; elle se loge sans difficulté dans la
catégorie. Les précédents émanés des Cours d’appel (Alger 1910 et Hanoï
1949) comme d’ailleurs celui que constitue l’arrêt de Cousin de Lavallière, le
laissaient prévoir. Mais la différence est ici que cet accueil de l’union
polygamique dans la catégorie mariage n’est pas un simple coup d’épée
dans l’eau, une pure abstraction ; en effet, il porte à conséquence puisque la
Cour de cassation censure le jugement qui avait refusé les aliments.

Assurons-nous rapidement de cette consécration de la qualification


mariage.

La Cour vise l’article 3, alinéa 3 du code civil. Par quoi elle ne se contente
pas d’annoncer que le ressort de la cassation qu’elle prononce est
l’atténuation de l’exception d’ordre public. Sans doute aussitôt après le visa
reprend-elle dans un « chapeau » la formule de l’arrêt Rivière18 :

« Attendu que la réaction à l’encontre d’une disposition contraire à l’ordre public


n’est pas la même suivant qu’elle met obstacle à l’acquisition d’un droit en France
ou suivant qu’il s’agit de laisser se produire en France les effets d’un droit acquis
sans fraude à l’étranger et en conformité avec la loi ayant compétence en vertu du
droit international privé français »

Mais il faut relever que le visa mentionne expressément l’alinéa 3 de


l’article 3. Pareille indication n’est pas inspirée par le jeu de l’ordre public
qu’il intervienne avec effet plein ou avec effet atténué. S’il ne s’était agi que
de cela, la mention de l’article 3, sans précision d’un quelconque alinéa,
aurait suffi – l’article 3 jouant un rôle un peu particulier, puisqu’il est la
disposition emblématique sous la quelle la Cour place les censure fondées
                                                        
18
Cass. civ. 17 avril 1953, Grands arrêts , n° 26
 

 
 
  40 

sur le règles relevant, comme l’exception de l’ordre public, de la théorie


générale des conflit de lois. A la limite, la cour aurait encore eu la
possibilité de viser l’article 3, alinéa 1er qui a beaucoup servi pour les lois
qu’on appelait parfois d’ordre public ou de police lesquelles étaient censées
ne s’appliquer que sur le territoire ; en l’espèce, le rejet de la polygamie
entre étrangers auxquels elle n’est pas interdite par leur loi personnelle se
cantonne au territoire national… Le jugement du Tribunal de la Seine aurait
violé l’article 3, alinéa 1er.

Ce n’est pas ainsi que la Cour voit les choses. La référence à l’alinéa 3
marque clairement le parti de la Cour : l’ordre public étant bridé par le jeu
de son atténuation, ne reste active pour soutenir la cassation que la règle de
conflit de lois relative au statut personnel. Il y a d’autant moins d’équivoque
sur ce point que, parmi les conditions justifiant le jeu de l’effet atténué de
l’ordre public, l’arrêt rappelle en termes exprès l’exigence formulée et
déjà mise en œuvre par l’arrêt Rivière, d’une acquisition d’un droit à
l’étranger qui soit « en conformité avec la loi ayant compétence en vertu
du droit international privé français ».

Satisfaire cette condition ne demande rien d’autre que l’appréciation de la


validité de l’acquisition de la qualité d’épouse selon la loi que désigne la
règle de conflit française. La reconnaissance de l’union polygamique
incorpore la question de la validité du mariage. Et cette question appartient
aux yeux de la Cour de cassation à la loi nationale compétente, loi
nationale des intéressés, qui est la loi tunisienne au moment de la
célébration. Il n’y a pas de doute, l’union polygamique est bien, comme
cela avait été annoncé, traitée par le système français de règlement de
conflit comme un mariage et l’arrêt n’hésite pas à lui laisser produire les
effets d’un mariage en France et spécialement l’effet alimentaire.

Cette affaire, on le sait, ne s’arrêtera pas là. Chemouni s’opiniâtrera et il


reviendra à la charge devant la juridiction de renvoi ; il soutiendra que
depuis le jugement du Tribunal de la Seine cassé en 1958, les données du
problème ont changé : il est devenu Français (étant parvenu à dissimuler ou
 

 
 
  41 

à faire oublier son état de bigamie qui aurait du faire obstacle à sa


naturalisation) et il prétendra qu’en qualité de français, il lui est interdit par
sa loi nationale d’entretenir simultanément deux épouses. L’argument ne
fera pas impression sur le Tribunal de Versailles19 et Chemouni sera
confirmé dans sa dette d’aliments. Il se pourvoira en cassation, mais sans
succès ; le 19 février 1963, la Cour de cassation rejette son pourvoi20. Il
n’est pas indispensable de revenir ici sur cette seconde décision de la Cour
de cassation, car « la messe est dite » : pour exorbitante qu’elle soit,
l’institution du mariage polygamique est prise en charge par le système
français de conflit au prix d’un rétrécissement de la notion de mariage qui
permet l’élargissement de la catégorie21.

Il n’est pas facile de trouver dans la jurisprudence française de droit


international privé des exemples d’institutions qui soient exorbitantes en
raison de différences axiologique et qui aient opposé une pareille
résistance à l’opération du règlement de conflit, et plus spécialement à
l’opération de subsomption nécessaire aux choix de la règle de conflit à
mettre en œuvre. D’ailleurs, même avec l’union polygamique la résistance
dans le droit français n’a pas été frontale et déterminée ; cette résistance
semble plutôt avoir été feutrée – au contraire de ce qui s’est passé en
Angleterre. Aussi bien il se pourrait que les péripéties auxquelles a donné
lieu l’union polygamique rendent justice à NIBOYET selon qui le désaccord
qui surgit dans le domaine axiologique, dans le champ de l’« opportun »,
profiterait d’une « marge de tolérance » qui permet habituellement
d’assurer le fonctionnement du système de conflit et spécialement de
l’opération de qualification, alors qu’à l’égard des différences de caractère
technique, « la liberté sera très limitée22 » parce que « là, en effet c’est
absolument comme en matière de mécanique, où il existe une limite

                                                        
19
Trib. gr. inst. Versailles, 2 février 1960, Rev. crit., 1960. 370, concl . Lemant, note Francescakis, JCP
1960. II. 11625, concl. Lemant, obs. Louis-Lucas
20
Grands arrêts, n° 31
21
Cet élargissement n’est pas admis pour l’union polygamique en matière de regroupement familial,
CESEDA art. L 411-6, mais il s’agit alors d’une question de reconnaissance.
22
NIBOYET, Traité, op. cit., p. 502.
 

 
 
  42 

mathématique de résistance…23 ». Cette dernière affirmation demandera


tout de même à être vérifiée même si il a pu être remarqué que le
verrouillage qui a été tenté à l’endroit de l’union polygamique par Hyde v.
Hyde ou par l’arrêt de Cousin de Lavallière cherchait son ressort du côté des
incompatibilités techniques24. Quoi qu’il en soit cela n’a pas suffi à mettre
l’union polygamique hors jeu.

 Au delà de cette institution et toujours dans les parages du mariage, il


faudrait mentionner le lévirat. Institution passablement exorbitante dont Cl.
LEVY-STRAUSS a repéré la pratique chez certaines tribus indiennes de
l’Amazonie brésilienne25, mais qui appartient aussi à l’Antiquité puisqu’elle
était familière aux Egyptiens, aux Babyloniens et aux Hébreux. D’ailleurs le
lévirat a survécu au Maghreb notamment chez les Israélites et c’est ainsi
que l’a rencontré la jurisprudence française. Il est encore vivace, plus au
Sud en Afrique, au Burkina-Faso, au Togo, au Tchad et au Sénégal et, bien
sûr, la présence française dans ces pays aurait pu favoriser les contacts du
droit français avec cette institution exorbitante.

A quoi tient ce caractère exorbitant ? Le lévirat consiste dans l’attribution


de l’épouse du défunt au frère de celui-ci à qui il revient de prendre le
relais en qualité d’époux : la veuve passe du frère mort au frère vif. Dans le
droit coutumier africain, cette attribution se fait à titre successoral. Voici
comment M. Serge BILLARANT présente l’institution dans sa thèse de
doctorat :

« Au décès de son mari, [la veuve] devient un élément de l’hérédité. La veuve est
une chose faisant partie de la masse successorale dont la gestion est partagée,
comme tout autre bien de la succession, entre les héritiers du de cujus. Autrement
dit, la veuve est une valeur patrimoniale transmissible à cause de mort ; elle est un
élément de l’actif successoral. Dès lors qu’il est inconcevable de partager la
veuve en nature, la dévolution de celle-ci est organisée de la manière suivante
[…] : L’Ahossi est attribuée en remariage, du moins si elle est encore jeune, aux
frères du défunt, par ordre décroissant dans l’échelle des âges ; si les frères du
défunt refusent, ou s’ils n’existent pas, alors un autre bénéficiaire peut être
désigné, comme un oncle du de cujus ou l’un de ses cousins »26.

                                                        
23
NIBOYET, op. cit., p. 499.
24
V. supra, p. 25-26, p. 30.
25
C. LEVY STRAUSS, Tristes tropiques, Plon éd., coll. Terrre Humaine, p. 422
26
S. BILLARANT, Le caractère substantiel de la réglementation des successions internationales. Réflexions sur
la méthode conflictuelle, Dalloz, 2004, n.348 et s. p. 394 et s.
 

 
 
  43 

Au regard de la loi mosaïque, cette dimension successorale est nettement


moins marquée. Il semblerait que le lévirat soit conçu dans l’intérêt mutuel
de la veuve, d’une part, qui a besoin d’un protecteur dans la vie civile pour
elle-même, et de la famille de son mari, d’autre part, qui porte intérêt à la
femme que le défunt avait attachée au lignage en l’acquérant dans la vue de
perpétuer celui-ci ; d’ailleurs si le décès est intervenu après que cette
fonction de perpétuation de la famille du mari a été satisfaite par la
naissance d’enfants, la veuve est libérée du devoir d’épouser son beau-
frère. Ce n’est que si le mariage n’a pas produit d’enfant que le mécanisme
du lévirat se déclenche. Il incombe alors au beau-frère de suppléer le mari
défunt.

Que ce soit la version africaine ou la version hébraïque, il est malaisé de


subsumer la relation établie par ce procédé du lévirat sous la catégorie
mariage. La difficulté apparaît aussitôt si on se souvient du rôle
prépondérant que remplit dans cette institution le consentement ou encore
celle d’égalité des époux. Il est clair que la liberté matrimoniale est
sérieusement entamée par ce mécanisme de répartition des femmes entre
les géniteurs et il est tout aussi clair que la femme qui se marie entre dans
une condition subordonnée à celle de son mari, dont elle est une espèce de
dépendance personnelle et éventuellement patrimoniale.

Aussi bien faut-il regretter avec M. BILLARANT que le corpus jurisprudentiel


français ne propose guère de décision affrontant la question de la
qualification que peut soulever le lévirat. Cette carence est avérée pour ce
qui est du lévirat africain, elle n’est pas totale pour le lévirat mosaïque. M.
BILLARANT cite trois décisions de juridictions du fond qui auraient esquivé la
difficulté en déclarant le lévirat contraire à l’ordre public, ce qui dans leur
esprit les aurait dispensé de rechercher la loi applicable et partant de
choisir la règle de conflit à mettre en oeuvre27. En réalité si les deux
premières décisions, des jugements d’Alger et de Tunis, peuvent être ainsi
interprétés, ce n’est pas tout à fait le cas du troisième arrêt, qui a été
                                                        
27
Trib. Alger 19 décembre 1845, Jurispr. alg., 1846. 22 ; Trib. Tunis, 5 juin 1907, JDI 1908 et dans la
même affaire sur appel, Alger 14 avril 1908, JDI 1909. 757, note J. P.
 

 
 
  44 

prononcé par la Cour d’appel d’Alger. Mais cet arrêt n’est que la
préfiguration28 d’une quatrième décision, émanée, elle aussi, de la Cour
d’Alger et qui est tout aussi intéressante ; la Cour d’appel d’Alger le 26
janvier 1911 avait à statuer sur l’espèce suivante :

Joseph Houri, Israélite tunisien, protégé italien, est mort en Tunisie sans enfant en
laissant une veuve et trois frères. Ceux-ci agissent contre la veuve qui au décès de
son mari a fait mettre sous scellés l’ensemble des biens de la succession. L’un des
trois frères exerce le lévirat qui est présenté par le tribunal comme
« une institution de droit mosaïque aux termes de laquelle lorsqu’un israélite
décède sans enfants, ses frères, par rang d’âge ont le droit d’épouser la veuve de
façon à continuer la famille ; et le frère qui exerce le lévirat hérite des biens du
défunt, pour les transmettre aux enfants à naître du nouveau ménage ; suivant la
même loi la veuve n’est libérée de cette obligation qu’après avoir mis
successivement, par ordre de primogéniture, ses beaux-frères en demeure de
l’épouser et avoir obtenu d’eux une espèce de mainlevée appelée Halitza (ou
déchaussement) »
Ainsi, en cas de résistance des beaux-frères, la veuve recouvre sa liberté
matrimoniale, mais non sa dot. Mais en l’occurrence la question de la dot se posait,
car le beau-frère dénommé Chaloum qui avait exercé le lévirat s’était ensuite
dédit. Cette dérobade emporta condamnation des frères en qualité de successeurs
à verser à la veuve 6000 frs à titre de dot et une pension de 100 frs par mois jusqu’à
répudiation. Quant à Chaloum, il fut condamné en première instance à payer un
augment de 3000 frs et une somme de 600 frs de dommages-intérêts et il lui fut
enjoint de répudier la veuve sous astreinte de 20 frs par jour29. La décision a été
confirmée en appel par la Cour d’Alger sauf à réduire de moitié les dommages
intérêts mis à la charge de Chaloum.

                                                        
28
Alger, 14 avril 1908, préc., : « LA COUR : - […] Sur le second moyen : - Attendu que Ruben Azoulaï
soutient que la succession de son fils, le mari de l’intimée [Pia Sarah Attias, Italienne, veuve de son fils
défunt], est régie par la loi de Moïse ; que ladite intimée s’étant mariée sous l’empire de ladite loi, ainsi
que cela résulte expressément de son contrat de mariage, elle ne peut exiger le paiement de sa dot, que
si, après s’être soumise à l’obligation du lévirat, elle en est libérée successivement par tous les frères de
son mari défunt ; - Attendu que le lévirat est uen disposition du droit mosaïque aux termes de laquelle
lorsqu’un israélite décède sans enfants, ses frères, par rang d’âge, ont le droit d’épouser sa veuve de
façon à continuer la famille, et le frère qui exerce le lévirat hérite de tous els biens du défunt pour les
transmettre aux enfants à naître de ce nouveau mariage ; - Attendu que , suivant la même loi, la veuve
n’est libérée de cette obligation qu’après avoir mis successivement en demeure chacun de ses beaux-
frères par ordre de primogéniture de l’épouser et avoir obtenu d’eux une sorte de mainlevée appelée
kalitza ou déchaussement ; - Attendu que le lévirat et la kalitza sont des prescriptions d’un autre âge de
la loi de Moïse que la morale universelle réprouve avec raison de nos jours ; -Attendu que ces instituions
sont aussi contraires à l’ordre public international et notamment à l’ordre public tel qu’il résulte de la loi
italienne qui exige expressément le consentement libre des époux pour la validité du mariage ; -
Attendu que la veuve Azoulaï qui est née et restée Italienne ne saurait être contrainte sous peine de
perdre sa dot à épouser contre son gré l’un quelconque de ses beaux-frères ; - Attendu en conséquence
que Ruben Azoulaï ne peut réclamer à la veuve Azoulaï l’exécution d’une obligation, qui aux yeux de
ladite intimée, doit être considérée comme n’ayant jamais existé ; - Attendu qu’il doit en être d’autant
plus ainsi qu’il est de règle générale que les tribunaux français ne peuvent sanctionner les lois
personnelles d’un étranger contraires aux principes de l’ordre public international […] ; - Par ces
motifs, - Confirme ».
29
Trib. Sousse 14 janvier et 8 juillet 1909, rapporté par D. BODEN, L’ordre public : limite et condition de la
tolérance. Recherches sur le pluralisme juridique, thèse Paris 1, 2002, p. 81 ad notam 140
 

 
 
  45 

L’intérêt de cette décision reste toutefois anecdotique dans la perspective


de l’accueil du lévirat par le système de conflit français. C’est par
application de la loi mosaïque que les condamnations furent prononcées,
mais la question de la qualification ne se posait pas dans les termes du droit
international privé; il s’agissait d’une affaire de droit interpersonnel surgie
dans le cadre du droit colonial dont les catégories étaient assez
différentes30. En principe, le statut personnel englobait non seulement l’état
et la capacité des personnes mais aussi les relations relevant du droit
patrimonial de la famille et donc les questions de succession. Aussi
comprend-on que le tribunal de Sousse (en Tunisie) ait appliqué la loi
personnelle des divers protagonistes en retenant la motivation suivante :

« Attendu que toutes les parties sont d’accord pour reconnaître que la succession
devait être régie suivant la loi mosaïque ; Que d’après les règles de la loi
mosaïque, le règlement de la succession dépend, dans le cas de l’exercice du
lévirat ou droit pour les frères du défunt d’épouser la veuve par ordre de
primogéniture, droit se manifestant par la remise du kebboudchine ou symbole du
mariage, et en prenant fin que par la halitza ou déchaussement ; que si l’un des
frères du défunt a exercé le lévirat par la remise du kebboudchine, il ne peut plus
exercer la halitza, sauf rupture de l’union, ainsi intervenue, par le guitt ou acte de
divorce »31.

Il y a donc application globale de la loi mosaïque, loi personnelle des


intéressés qui en sollicitent le bénéfice ; c’est là une solution conforme au
droit des conflits coloniaux interpersonnels qui conduit au mélange du droit
des personnes, au droit du mariage et au droit des successions comme à
celui des régimes matrimoniaux. Dès lors, il n’était pas nécessaire de
                                                        
30
V. Parlement de Bordeaux, 1788, Blanche Silva, Vve de Jacob Tellès Dacosta c. Daniel Tellès Dacosta,
rapporté par MERLIN, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence , 5e éd., Bruxelles, 1818 , v°
Divorce, p. 159 : « En 1788, une femme juive nommée Blanche Sylva, se présenta au parlement de
Bordeaux. Elle avait perdu son époux ; et cet époux avait un frère, nommé Tellès d’Acosta. Or, c’est une
loi parmi les Juifs que le frère d’un mari mort sans enfans, est tenu d’épouser sa veuve ; ou bien, s’il
refuse de faire ce mariage, il doit comparaître à la porte de la ville, s’asseoir sur une pierre ; et là, en
présence des vieillards, la belle-sœur dédaignée lui ôte ignominieusement son soulier, et lui crache au
visage. Cette femme demandait donc que son beau-frère l’épousât, ce que celui-ci [déjà marié de son
côté] ne voulait pas ; ou qu’il subît la peine de se voir ôter son soulier , et cracher au visage : ce qu’il ne
voulait pas davantage. Les rabbins jugèrent la punition nécessaire et indispensable ; mais le beau-frère
n’en tint pas compte, et l’affaire fut portée devant le parlement de Bordeaux.
Que fit alors le parlement ? S’il eût voulu suivre, dans cette affaire, les lois et les usages de la France, il
eût proscrit, sans examen, une demande qui y est essentiellement opposée, et rejeté avec dédain un
genre de punition qui n’a rien de commun avec nos mœurs. Mais c’était sur les lois, c’étaient sur les
usages, c’était sur les mœurs des Juifs, que ce tribunal voulait régler son opinion et fonder son arrêt ; en
conséquence, il ordonna que le beau-frère serait contraint, même par corps, de subir la punition portée
par la loi des Juifs, et prononcée d’après cette loi par les rabbins.
Voilà donc un tribunal souverain qui adopte les maximes et les usages Juifs, pour prononcer sur de
contestations qui s’élèvent entre les Juifs […] ».
31
Trib. Sousse 14 janvier et 8 juillet 1909, préc.
 

 
 
  46 

confronter le lévirat aux catégories du droit international privé français. Se


serait-il agi d’une affaire de pur droit international privé français, il aurait
fallu souligner la qualification succession qu’aurait impliqué les termes de la
première phrase des motifs ci dessus reproduits.

Ainsi le lévirat n’aura pas eu pour notre problème la fécondité de la


polygamie (avec laquelle il pouvait d’ailleurs se combiner) et les chances
de procurer des enseignements aussi précieux se dissipent avec le temps.
Le lévirat paraît en effet être une espèce en voie de disparition, que ce soit
en droit mosaïque ou dans la pratique des communautés africaines où il
subsiste32. On se contentera donc de rappeler, en y insistant, qu’il n’a pas
offert l’occasion de diagnostiquer une rigidité, à vrai dire inattendue, des
catégories du droit international privé français.

 Pour en finir avec ces figures surprenantes de la conjugalité face au


système de règles de conflit, il faut encore évoquer une décision qui vaut
par elle-même et par le commentaire qui en est fait au Journal de droit
international. Il s’agit d’un arrêt de la Chambre civile de la Cour de
cassation du 4 avril 1978 qui a réussi à enfouir la question de la qualification
à propos d’un maher de droit coranique tout en débouchant sur une solution
tout à fait digne d’approbation. Voici comment M. LEQUETTE, qui l’annote,
présente les faits de la cause :

Chabane Sadaoui, de nationalité française et de confession musulmane,


s’éprend d’Akila Benziane âgée de 18 ans et fille d’un coreligionnaire de
nationalité algérienne ; ayant demandé la main d’Akila à son père, Chabane
obtient l’accord de celui-ci à condition de lui verser une somme de 17 500
FF [env. 2668 €]. La « dot » acceptée en son principe et en son montant, le
mariage est fixé au 4 mars 1971 pour la cérémonie musulmane, au 17 juillet
1971 pour la cérémonie civile française. Au jour dit, Akila et Chabane
s’unissent à Denain (Nord) en la forme musulmane : les consentements sont
échangés devant témoins et en la présence (nullement obligatoire aux
                                                        
32
V., par exemple, Monique GESSAIN et Annabel DESGREES DU LOU, « L’évolution du lévirat chez les
Bassari », Journal des Africanistes 1998. 225, (Résumé : Chez les Bassari du Sénégal Oriental, le lévirat
(selon lequel la veuve est héritée par le frère de son mari) concernait en 1930 toutes les veuves. Depuis,
sa fréquence est passée de 91 % (de 1930 à 1959) à 65 % (de 1960 à 1979) et 17 % (de 1980 à 1995).
Aujourd'hui, les femmes non héritées ne se marient pas plus souvent qu'autrefois avec un autre homme
que le frère de leur mari mais choisissent de vivre soit chez un de leurs enfants, soit seules. Parmi les
faits démographiques, économiques et psychologiques qui peuvent contribuer à cette évolution, l'un
semble très important : la fréquence accrue des épouses âgées quittant le domicile de leurs maris pour
s'installer chez un de leurs enfants, chez qui, devenues veuves, elles resteront).
 

 
 
  47 

termes du droit musulman) d’un marabout ; la « dot » de 17500 FF est


remise par le « gendre » à son « beau-père ». Et, le soir même, Akila
s’installe chez son « époux ». Cependant, quelques jours avant la date
prévue pour le mariage civil, M. Benziane prévient son « gendre » qu’il ne
lui « donnera » sa fille que s’il abandonne la nationalité française au profit
de la nationalité algérienne. M. Sadaoui ayant refusé d’obtempérer, se
présente seul le 17 juillet à la mairie de Doullens : Akila est repartie vivre
chez ses parents ; elle y met au monde le 27 décembre 1971 une fille
reconnue puis pensionnée par M. Sadaoui. Poursuivi pour menaces de mort
sur les personnes des époux Benziane s’ils ne lui rendaient pas leur fille, M.
Sadaoui est condamné à une amende et à des dommages-intérêts.
Quelques mois plus tard, il demande en justice la restitution de la « dot ».
Si, faisant abstraction de la nationalité française et de la localisation en
France des diverses péripéties de l’affaire, on se place uniquement au point
de vue du droit musulman, pour comprendre ce qui s’est passé, il faut
considérer que Chabane et Akila sont mari et femme depuis l’échange des
consentements accompagné du versement du maher effectué le 4 mars
1971. En effet, pas moins que le consentement, le paiement du maher est un
élément essentiel de la formation du mariage coranique. Ce maher qu’on
appelle par commodité la dot n’est plus depuis longtemps – en dépit de la
diffusion persistante du sentiment contraire chez les pères – le prix à payer
pour obtenir la fille en mariage, comme s’il s’agissait d’une vente. Ce
maher forme une condition de fond du mariage et il peut être purement
symbolique ou au contraire représenter un effort financier très significatif ;
en effet, son montant peut être négocié comme ce fut le cas en l’espèce où il
fut convenu d’un chiffre modeste dans l’absolu quoique sans doute assez
important aux yeux des parties. Au demeurant, ce qui importe ce n’est pas
son montant, ni les modalités de son exécution (concomitante à la
célébration ou postérieure à celle-ci ou bien exigible au jour de la
dissolution), c’est son principe, lequel est intangible au point que si aucune
discussion n’a permis de convenir du montant au moment du mariage, il
faut, selon la tradition sunnite33, se tourner vers le maher coutumier fixé par
référence à la situation sociale et économique des familles respectives. Le
lien conjugal ne peut se nouer sans le versement, l’exécution pouvant être
différée, mais le lien conjugal repose autant que sur le consentement sur la
                                                        
33
Qui n’est pas dominante au Maghreb, où prévaut la tradition malékite de laquelle relève le droit
algérien qui, plus radicalement considère nul le mariage non assorti de la stipulation d’un mahr.
 

 
 
  48 

promesse du mari d’acquitter le maher – normalement entre les mains de la


fille mais, si celle-ci est mineure, entre les mains de son tuteur, c’est-à-dire
le plus souvent entre les mains de son père, comme en l’espèce. Cette
obligation du mari ne relève pas dans son essence de l’ordre patrimonial,
c’est un facteur d’équilibre dans un système matrimonial où se combinent,
au bénéfice du seul mari, la polygamie et la répudiation. Cette obligation
renferme et signale l’engagement du mari de bien peser sa décision s’il
décide d’exercer les prérogatives que lui confère ce type d’union. C’est, en
même temps qu’une promesse de sérieux34, une protection du lien conjugal
préalable et conditionnant tout autant la formation que la teneur de celui-ci
comme le montre le régime juridique de cette dot35.

Plusieurs hypothèses sont à examiner. D’abord, il se peut le mariage n’ait


pas été consommé (a) ou qu’au contraire, il l’ait été (b); dans l’un et l’autre
cas il faut ensuite distinguer selon que le mariage est valable ou non ; en
effet,

a)  - s’il est nul et non consommé, le maher n’est pas exigé du non-mari,
qui ne doit assumer aucune obligation et qui doit par conséquent être
restitué s’il a eu l’imprudence de s’acquitter ; en revanche,

- si le mariage est valable et non-consommé,

i) le maher est dû en totalité lorsque la rupture du lien procède du


décès du mari (soit qu’il ait présumé de ses forces, soit qu’il ait été surpris
par la mort avant d’avoir pu honorer sa nouvelle épouse), mais

                                                        
34
A cet égard le maher doit être rapproché de la dot ou du libellus dotis offert au Haut Moyen Age par le
futur à sa fiancée et qui était indispensable à la formation du mariage au point que son absence faisait
présumer le concubinage.
35
V. Y. LINANT DE BELLEFONDS, Traité de droit musulman comparé, II, p. 199 et s., P. GANNAGE, J.cl. Dr.
comp. V° Liban (mariage-filiation), fasc. 2, n. 21 et s., et note sous Cass. civ. 1re, 2 décembre 1997,
Kubicka, Rev. crit. 1998. 632, spéc. p. 634, DAVID A., note sous Cass. civ ; 1re, 7 avril 1998, Hamidou, Rev.
crit. 1998. 644, spéc. p. 646, M.-Cl. NAJM, note sous Cass. civ. 1re, 22 novembre 2005, Hamidou, JDI 2006.
1365, spéc. p. 1367 et Principes directeurs du droit international privé et conflits de civilisation. Relations
entre systèmes laïques et systèmes religieux, Thèse Paris II, préface Y. Lequette, Dalloz 2005, n°393 et s.,
qui, omettant la dos ex marito, souligne que l’emploi du terme dot pour traduire maher manquerait de
rigueur en ce qu’il suggère que le créancier est le mari et non la femme ; R. EL HUSSEINI-BEGDACHE, Le
droit international privé français et la répudiation islamique, thèse Paris II, LGDJ éd. 2002, n° 35 et n°63
adopte la traduction dot.
 

 
 
  49 

ii) il n’est dû qu’à concurrence de moitié si la rupture procède de la


répudiation auquel cas le mari conserve la moitié du montant s’il s’est
acquitté de son obligation, enfin

iii) le maher n’est pas dû si la rupture intervient à la demande de la


femme.

b)  - En cas de consommation du mariage valable, le maher est dû


intégralement, à moins que la rupture du lien ne soit imputable au
comportement de la femme, auquel cas l’obligation du mari est réduite et il
peut obtenir la restitution de la fraction retranchée.

 - En cas de consommation du mariage nul, le maher reste dû,


intégralement dans la tradition malékite (pretium virginitatis)36 alors que,
dans la tradition sunnite, la nullité permet au non-mari de limiter son
versement au montant de la dot coutumière.

Ce sont ces derniers cas, où il y a eu consommation, qui intéressent ici,


mais ils montrent aussi bien que les autres où il n’y a pas eu consommation,
que l’obligation assumée par le candidat au mariage et qui n’est que « la
contrepartie des pouvoirs exorbitants qu’exerce le mari sur l’institution
conjugale37 », s’intègre aux conditions de fond du mariage et non pas aux
rapports patrimoniaux vers quoi pourraient orienter certains arrêts qui font
de la promesse du mari un indice de choix par les époux de la loi coranique
comme loi de leur régime matrimonial38. Le lien avec la formation et la
substance du mariage est peut-être complexe, il n’en est pas moins
solidement établi.

En la circonstance la naissance d’un enfant dans les mois qui suivirent la


cérémonie traditionnelle atteste que l’union avait été consommée. Mais ceci
ne préjuge pas sa validité.

Cette question de validité ou de nullité du mariage est traitée par


prétérition. La prétention de M. Sadaoui est examinée dans la seule optique
                                                        
36
Y. LEQUETTE, note précitée, citant G. H. BOUSQUET, Précis de droit musulman, 3e ed., n°54, p. 109
37
P. GANNAGE, note préc. Rev. crit., 1998, p. 634.
38
V. notamment les arrêts cités à la note 31
 

 
 
  50 

du droit français – ce qui ouvre la voie la plus favorable au succès de la


demande de restitution. Le droit algérien aurait-il été déclaré applicable à
cette demande, il aurait fallu effectivement prononcer sur la validité du
mariage – valable et consommé, il aurait conduit à une restitution partielle
en raison du comportement ultérieur de la femme, nul et consommé il
aurait, selon la tradition malékite, conduit à refuser la restitution. Or il n’est
pas évident qu’une cérémonie traditionnelle, même en présence d’un
marabout, soit considérée lorsqu’elle se produit en France par le droit
algérien comme efficace et propre à nouer le lien conjugal. La règle locus
regit actum est reçue en droit international privé algérien et, appliquée à la
célébration du mariage (comme en droit international privé français39), elle
impose l’observation de la loi française et partant la célébration civile
prescrite par ladite loi française. En l’occurrence, cette exigence n’avait
pas été satisfaite. Il s’agissait donc d’un mariage nul, voire inexistant, faute
de célébration. Et si la loi algérienne devait régir la question de la
restitution du maher, c’est alors qu’il faudrait constater que la
consommation jointe à la nullité s’oppose, comme on l’a vu, à toute
restitution. Mais dans la cause, rien ne permet d’envisager ici l’application
de la loi algérienne.

D’abord, celle-ci n’est pas mentionnée par l’arrêt et il est donc à penser
que les parties ne l’ont pas invoquée devant les juges du fond. Or, en 1978,
la jurisprudence Bisbal40 relative à l’autorité de la règle de conflit à l’égard
du juge n’est pas encore renversée, il s’en faut de dix ans41. Le juge français
n’est donc pas tenu de relever d’office l’internationalité de la situation ni de
mettre en œuvre la règle de conflit :

« les règles françaises de conflit de lois, en tant du moins qu’elles prescrivent


l’application d’une loi étrangère, n’ont pas un caractère d’ordre public, en ce sens
qu’il appartient aux parties d’en réclamer l’application, et qu’on ne peut reprocher
aux juges du fond de ne pas appliquer d’office la loi étrangère et de faire, en ce cas,
appel à la loi interne française laquelle a vocation à régir tous les rapports de droit
privé »

                                                        
39
Cass. civ. 22 juin 1955, Caraslanis, Grands arrêts, n° 27
40
Cass. civ. 12 mai 1959, Grands arrêts, n°32
41
Cass. civ. 1re, 11 octobre 1988, Rebouh, Grands arrêts, n° 74
 

 
 
  51 

Dès lors la prétention à la restitution devait s’apprécier selon la loi


française.

Ensuite et c’est une raison tout à fait différente et qui, pas plus que la
première, n’est signalée dans l’arrêt de la Cour de cassation, en matière de
nullité de mariage, la règle est que la loi applicable à la condition violée
est celle qui régit la nullité et ses conséquences (comme les tempéraments
qu’il y a lieu de leur apporter)42 ; en l’espèce le mariage est nul faute de la
célébration requise par la loi française régissant la forme, c’est donc à la loi
française qu’il convient de s’adresser pour déterminer le sort du maher. Pas
un mot pourtant sur le fondement de l’application de la loi française.

Il est pourtant permis de penser que le rapporteur de l’arrêt qui, comme


c’est l’usage, en a été le rédacteur, connaissait parfaitement ces solutions
de droit international privé français. Avant de siéger pendant une vingtaine
d’années à la Cour de cassation, dont il devait présider la première
chambre civile, André PONSARD avait été agrégé des facultés de droit et
professeur pendant plus de vingt ans, d’abord à la Faculté de Hanoï43, puis
à la Faculté de Dijon, où il enseigna le droit international privé, matière
dans laquelle il laisse une œuvre de premier plan. S’il n’a soufflé mot du
titre d’application de la loi française, c’est que la question, n’ayant pas été
soulevée devant les juges du fond, n’avait probablement pas non plus été
soulevée par le pourvoi (et le moyen aurait sans doute été déclaré
irrecevable comme mélangé de fait et de droit). Il n’y avait donc rien à en
dire. Il convenait de se cantonner au droit français.

Néanmoins il est clair que dans la pensée de la Cour de cassation la liaison


entre mariage et maher appartient à la catégorie mariage.

Le pourvoi reprochait à la Cour de Douai d’avoir jugé que n’était pas


contraire à l’ordre public ni aux « bonnes mœurs françaises », c’est-à-dire
pas contraire à l’ordre public ni aux bonnes mœurs du droit interne

                                                        
42
Cass. civ. 6 mars 1956, Vve Moreau, Grands arrêts, n° 28
43
Il fut l’annotateur de l’arrêt de la Cour d’appel de Hanoï du 24 mars 1949, Kan Chang Hoei, étudié
supra
 

 
 
  52 

français, la « remise de fonds sous la condition implicite et certaine que


l’union qu[e Chabane Sadaoui] contracterait se réaliserait sur les deux
plans qu’elle devait comporter ». Personne ne parle de dot ou de maher.
L’analyse en termes de condition suggérait au pourvoi de dénoncer une
espèce de patrimonialisation ou, comme fâcheusement on l’entend parfois
aujourd’hui, une espèce de marchandisation de l’institution du mariage.
Plus exactement le moyen remontrait que « faire dépendre de la
célébration ou de la non-célébration d’un mariage selon la loi française le
sort d’une somme d’argent et [réduire] de ce fait ce mariage au rôle de
condition d’une obligation » était attentatoire à l’ordre public et aux bonnes
mœurs en ce que le mariage entrait ainsi dans la sphère patrimoniale pour
déterminer la consolidation de l’obligation souscrite et exécutée par le
futur.

Pareil moyen de cassation était voué à l’échec. Il n’est pas interdit en droit
civil français de poser en condition la célébration ou la non-célébration du
mariage. La condition se distingue précisément par cela qu’à la différence
de la charge, elle ne crée elle-même aucune obligation ; elle n’ajoute
aucune obligation à l’obligation qu’elle affecte mais conserve à celui qui
l’accepte son entière liberté. Je puis vous donner aujourd’hui la somme de
100 000 € sous la condition que vous ne vous mariez pas avant d’avoir
obtenu votre diplôme (clause de célibat, qui ne fait pas peser sur vous une
obligation de ne pas faire), ou encore sous la condition que vous vous
mariez avec la personne qui partage votre vie (donation propter nuptias, qui
ne vous impose pas de convoler). Si vous acceptez ces conditions, vous ne
renoncez pas à votre liberté matrimoniale, vous pimentez seulement son
exercice, dans la mesure où l’avènement de la condition dépend au moins
partiellement de votre volonté. Il est sûr que sur le plan psychologique la
condition peut agir comme une pression qui orientera l’exercice de votre
liberté dans un sens déterminé, mais vous n’êtes nullement exposé au
risque de l’exécution forcée : la condition n’a pas de force obligatoire et
vous ne pouvez être contraint au célibat (on n’annulera pas le mariage que
vous avez contracté au mépris de la clause de célibat) pas plus que vous ne
 

 
 
  53 

serez contraint au mariage (on ne vous mariera pas de force) ; simplement


en méconnaissant la condition imposée, vous perdrez le bénéfice de la
libéralité.

Il n’est donc pas surprenant que la Cour de cassation réponde au pourvoi


que

« le fait qu’une somme d’argent ait été versée par le futur mari au père de sa future
épouse en vue de cette célébration et sous la condition résolutoire de non-
célébration ne portait pas atteinte à l’ordre public ni aux bonnes mœurs ».

C’était là répliquer parfaitement au pourvoi et cela suffisait à justifier le


rejet et, par conséquent, le droit de M. Sadaoui à la restitution de la somme
versée puisque à la date fixée, la célébration n’a pu avoir lieu.

La Cour aurait pu en rester là. Pourtant, elle a cru devoir préciser que sa
solution, parfaitement classique, s’imposait

« en l’absence de toute allégation d’une atteinte à la liberté de l’un ou de l’autre des


futurs conjoints de donner ou refuser son consentement au mariage civil projeté ».

La cour prend ainsi l’initiative de mettre ainsi dans la cause la liberté du


consentement, élément fondamental de la conception du mariage que
cultive l’ordre juridique français. Ce faisant, elle indique que l’exigence
d’un maher – à laquelle s’était plié M. Chabane Sadaoui – ne fait pas d’elle-
même affront à la conception du mariage du droit interne français, ni donc
moins encore à la conception plus relâchée du mariage que retient le droit
international privé. La maher, qui mesure l’intensité de l’engagement
conjugal de l’homme envers la femme qu’il épouse, n’élève aucun obstacle
à l’absorption du mariage musulman par la catégorie du système français
de règlement de conflit qui d’ailleurs en saine logique ne pouvait le
refouler dès lors qu’elle accueillait d’ores et déjà l’union polygamique dont
il est (avec la liberté de répudier concédée au seul mari) une des pièces
essentielles. L’antagonisme axiologique que pouvait révéler ici le maher se
dissout dans la catégorie.
 

 
 
  54 

Le commentaire de M. LEQUETTE44 explique d’ailleurs clairement pourquoi


le demande de restitution de la somme versée aurait dû, si la question avait
été élevée au plan du droit international privé, être qualifiée condition de
fond du mariage. Et l’invocation de cette autorité doit être comprise comme
une recommandation pressante de lire cette note. Le conseil dispense de
prolonger davantage ici la démonstration45.

Il est temps de passer des affaires extrapatrimoniales aux affaires


patrimoniales. En ce domaine, toutefois, il n’est pas aisé de découvrir de
pareilles incompatibilités axiologiques entre droit étranger et droit
français. Il y a longtemps maintenant que la prohibition de la stipulation
d’intérêts a été levée en droit français et que l’anatocisme même n’est plus
radicalement condamné. Aussi le droit français ne se singularise pas par
rapport à ceux des pays avec lesquels les échanges économiques sont les
plus fréquents et les plus importants. Au demeurant, nul ne pourrait
imaginer aujourd’hui que la stipulation d’intérêts avec ou sans clause de
capitalisation, puisse offrir d’une manière ou de l’autre quelque résistance
face aux catégories du droit international privé français ; il s’agit clairement
de questions d’obligation, justiciables, par conséquent, des règles de
conflit relatives aux obligations. De fait, lorsqu’il s’agit d’affaires purement
patrimoniales, les discordances sur le plan des valeurs ne sont pas en
général si considérables qu’on ne retrouve pas dans les situations
constituées sur des modèles étrangers des éléments qui permettent la
subsomption sous les catégories du for.

Ce serait peut-être du côté du droit patrimonial de la famille que le


problème pourrait se poser. Du côté des rapports patrimoniaux entre
                                                        
44
Note précitée, JDI 1979, p. 355 et s.
45
La démonstration aurait pu se poursuivre avec la répudiation musulmane, mais il est trop connu que ce
mode de dissolution du mariage se loge sans difficulté dans la catégorie divorce du droit international
privé, pour qu’il soit nécessaire d’entreprendre un examen dont le résultat n’est pas douteux. V. sur la
question, les développements que lui consacre Mme R. EL HUSSEINI-BEGDACHE, Le droit international privé
français et la répudiation islamique, thèse Paris II, LGDJ éd. 2002, n°155 et s., et notamment n°175, 176 où
sont rappelés, contra, Tunis 10 mars 1951, Sitbon, Rev. crit., 1953. 119, note Jambu-Merlin : « s’il est exact
que la répudiation en droit rabbinique dissout le mariage, tout comme le divorce, dans d’autres pays,
aucune confusion n’est possible entre ces deux modes de dissolution… » et T.F. 8 février 1962, JDI 1965.
919, note P. Lalive ; v. aussi, pro, art. 13 Convention franco-marocaine du 10 août 1981 relative au statut
des personnes et de la famille et à la coopération judiciaire, et art. 57, Code belge de droit international
privé, (L. 16 juillet 2004)
 

 
 
  55 

époux, par exemple, on songerait à l’arrêt Vialaron46 de 1998. Mais nul


n’avait jamais douté que l’union des biens du droit suisse fût un régime
matrimonial, bien qu’il consacrât lors de la liquidation et du partage une
discrimination entre les époux. Cette violation du principe d’égalité ne
génère apparemment aucune difficulté de qualification et justifie seulement
en aval de la désignation l’intervention de l’exception de l’ordre public
international.

Il faut alors en venir aux pactes successoraux que NIBOYET avait choisis
comme exemple de divergence axiologique. L’expérience
jurisprudentielle récente en la matière est fournie par un jugement du
Tribunal de première instance de Monaco47. Mais dans la perspective du
problème de la qualification l’apport de cette décision est plutôt modeste.

 Voici les faits à l’origine du litige qu’elle tranche :

L’affaire commence en Allemagne entre Allemands ; elle est à l’origine purement


interne.

M. Lehmann a eu deux enfants de son mariage avec Mme Johanna


Staubwasser. Par acte du 29 avril 1963, ces enfants, un garçon et une fille,
renoncent à la succession du premier mourant de leurs parents – ce que la
loi allemande autorise.
Le 19 mai 1963, les époux Lehmann-Staubwasser font un testament
olographe conjonctif, par lequel ils s’instituent mutuellement légataires
universels et s’engagent, chacun au cas où il survivrait, à instituer leurs
deux enfants légataires universels : ceux-ci ont renoncé à la succession du
premier mourant pour recueillir au décès du dernier mourant le patrimoine
cumulé des leurs parents.
Mme Staubwasser décède en 1966 ; son mari recueille seul sa succession
par l’effet combiné de l’acte du 29 avril 1963 qui élimine les enfants et du
testament conjonctif du 19 mai 1963 qui l’institue légataire universel à
charge pour lui de léguer à son tour la totalité de ses biens aux deux
enfants.
Mais en 1973, Lore Spenzer, née Hammerschmidt apparaît pour contrarier
l’exécution de cette planification successorale. Le 28 septembre, M.
Lehmann lui cède à titre de donation une propriété qui lui vient de feue son
épouse et qui est située à Pöcking, dans la banlieue de Munich.
C’est un cadeau de fiançailles, puisque trois semaines plus tard, le 17
octobre il épouse la donataire, sous le régime légal allemand de la
communauté différée des augments. Entre temps il a vendu à une société

                                                        
46
Cass. civ. 1re, 24 février 1998, Vialaron, Rev. crit. 1998. 637, note G. Droz, JDI 1998. 730, note E.
Kerckhove, JCP 1998 II 10175, note T. Vignal, RTDciv, 1998. 347, obs. J. Hauser, 458, obs. B. Vareille et
520, obs. J.-P. Marguenaud
47
Trib. pr. inst Monaco, 23 février 1995, Lehmann, Rev. crit. 1996. 439, note B. Ancel
 

 
 
  56 

par actions l’immeuble qu’il possédait à Munich pour le prix de 3 740 000
DM.
En décembre 1973, l’affaire devient internationale puisque les époux
s’installent à Monaco où M. Lehmann acquiert un immeuble, la « villa
Bagatelle » qui sera bientôt divisée et vendue en appartements. En 1975,
avant que la vente ne soit complète, les époux changent de régime
matrimonial et adoptent la séparation de biens. En conséquence de quoi, ils
se partagent les appartements non vendus.
En juillet 1976, pour la somme de 874 000 DM, Mme Lehmann-
Hammerschmidt vend la propriété de Pöcking reçue en donation moins de
trois ans plus tôt selon un acte notarié où elle était déclarée valoir 24 200
DM (la plus value acquise serait donc de 750 000 DM !).
Le 30 août 1976, les enfants Lehmann, par un nouvel acte notarié, déclarent
renoncer à tout droit, notamment de réserve héréditaire dans la succession
future de leur père – tandis que celui-ci donne les actions d’une société
civile propriétaire d’un terrain à son fils, à charge pour ce dernier en cas
d’aliénation de reverser à sa sœur une fraction du prix. Le fils aliénera le
bien en question et il en retirera 136 000 DM pour son compte et 135 000
DM pour le compte de sa sœur.
La même année M. Lehmann établit une reconnaissance de dettes en faveur
de Lore, son épouse, pour un montant de 1 250 000 DM.
En 1985, par testament olographe, il institue son épouse légataire
universelle et réitère la reconnaissance de dette.
Il décède en 1990, laissant quelques biens mobiliers et un appartement de
58 m2 sis à Monaco estimé 1 100 000 F.
C’est alors que les hostilités commencent.
Les enfants demandent au Tribunal de première instance de Monaco, c’est-
à-dire au tribunal du lieu d’ouverture de la succession, de déclarer nul les
actes du 29 avril 1963 et du 30 août 1976 portant de leur part renonciation à
la succession du premier mourant puis à la succession du survivant. Quelle
règle de conflit mettre en œuvre ?
Il s’agit pour les enfants de convaincre le tribunal de ne pas se tourner vers
la loi allemande qui valide ces opérations, mais au contraire d’en apprécier
la validité au regard de l’article 985 du code civil de Monaco qui prohibe
toute renonciation à une succession non ouverte et interdit toute stipulation
relative à une pareille succession.

S’il faut en croire NIBOYET, la licéité des pactes successoraux admise en


Suisse ou en Allemagne « obéit à un concept d’opportunité » de même
qu’en droit français ou monégasque la prohibition de ce genre d’acte « part
d’une tout autre conception de l’opportunité ». On serait en présence d’un
désaccord axiologique.

Mais celui-ci ne présente pas pour le tribunal la moindre difficulté de


qualification.

« Attendu que l’action de Gehrard et Marianne Lehmann … tend manifestement à


remettre en cause le règlement, convenu par le parties, des successions respectives
de Johanna Lehmann et de Rudolf Lehmann, lesquelles, quel que soit le lieu de leur
ouverture, et selon la règle monégasque de conflit de lois applicable en la
 

 
 
  57 

circonstance, doivent être tenues pour exclusivement régies en matière mobilière


par la loi allemande, loi nationale des de cujus, laquelle est également appelée à
régir la succession immobilière de Johanna Lehmann, entièrement localisée en
Allemagne ».

On reconnaît ici la règle de conflit successorale qui s’applique en effet aux


questions de droit soulevées par le règlement de la succession et qui
distingue entre succession aux meubles et succession aux immeubles, la
première soumise en l’espèce par le droit international privé monégasque
à la loi nationale du défunt, la seconde à la loi du lieu de situation du bien.
Dans ces conditions, c’est la loi allemande admettant la validité des actes
qui doit être appliquée intégralement à l’acte de 1963 par lequel il était
renoncé à la succession de Mme Lehmann-Staubwasser, Allemande ne
laissant des immeubles qu’en Allemagne. Quant à l’acte de 1976, il est jugé
valable en tant qu’il porte renonciation à la succession aux meubles puisque
cette même loi allemande gouvernait la succession mobilière laissée par M.
Lehmann qui avait conservé sa nationalité allemande jusqu’à son décès.
C’est dire que, statuant ainsi, le tribunal n’a pas eu d’hésitation à retenir la
règle de conflit relative aux successions et donc la qualification successions
pour les pactes successoraux discutés devant lui. D’ailleurs, cette
qualification entraînera l’annulation, par application de l’article 985 du code
civil monégasque, de l’acte de 1976 en tant qu’il concerne la succession à
l’immeuble laissé par M. Lehmann à Monaco.

Au fond NIBOYET avait raison lorsqu’il enseignait que les conflits de valeurs
opposant institution du for et institution étrangère n’étaient pas les plus
difficiles à surmonter. Mais les prémisses de cette conclusion ne sont pas
forcément celles qu’il suggérait. En réalité, une institution étrangère
exorbitante sur le plan des valeurs et des principes est rarement inconnue
de l’ordre juridique du for ; elle est beaucoup plus souvent prohibée par
l’ordre du for. Précisément, si elle est prohibée c’est parce que elle est bien
connue et que ses vices et inconvénients ont été jugés tandis que si une
institution un tant soit peu exotique n’est pas prohibée, c’est que la
contrariété axiologique s’est révélée à l’examen, purement imaginaire. La
 

 
 
  58 

polygamie, le lévirat sont évidemment proscrits par le droit français, tandis


que le maher est, dans son principe, conforme aux valeurs et principes du
droit français.

Les choses pourraient être plus délicates lorsque l’institution exorbitante


tient ce caractère des ses éléments techniques. C’est ce qu’annonçait
NIBOYET et c’est ce que suggéraient les arguments du Juge Wilde ou encore
de la Cour de Nîmes lorsqu’ils s’efforçaient de repousser hors mariage
l’union polygamique au motif que son économie ne pouvait être prise en
charge par la « machinerie matrimoniale des cours d’Angleterre » ni par
l’appareil normatif français48.

                                                        
48
V. supra
 

 
 
  59 

§ 2 – Le désaccord technique

De nombreuses institutions étrangères sont marquées de caractères


originaux qui – sans que leurs fins ni les résultats qu’elles peuvent produire
ne les compromettent sur le terrain axiologique – font néanmoins douter
qu’elles soient réductibles à l’institution du for accomplissant la même
fonction ou en tout cas qu’elles soient assimilables par la machinerie
juridique du for. Il serait aisé d’en découvrir aussi bien du côté du droit des
personnes et de la famille que du côté du droit patrimonial. On se
contentera pourtant, brevitatis causa, de visiter ce dernier secteur (avec une
certaine célérité qui conduira à négliger beaucoup d’hypothèses).

Dans ce cadre restreint se présente aussitôt le problème du transfert du


droit de propriété par l’effet du contrat de vente que NIBOYET avait proposé
comme illustrant la discordance technologique. Dans le prolongement de
cette question, il faut aussi examiner celle que soulèvent les sûretés réelles
de facture étrangère que l’on envisagerait de constituer sur des biens qui se
trouvent en France. Et enfin, sur la même ligne, se rencontre l’inévitable
problème de la constitution d’un trust sur des biens situés en France.

I. – Le transfert de propriété par l’effet de la vente.

Ce transfert fait difficulté en droit international privé car précisément il ne


s’opère pas de la même manière dans les systèmes juridiques. Certains se
contentent de la conclusion du contrat de vente, qui de s’être formé opère
par lui même le transfert de la propriété alors que d’autres requièrent en
plus du contrat de vente une opération spécifique de transfert.

Soit, par exemple, un contrat de vente portant sur un bien corporel


mobilier, qui soit ou ne soit pas une marchandise49, par exemple, une
                                                        
49
Cette précision est seulement destinée à signaler que la Convention de Vienne du 11 avril 1980 sur les
contrats de vente internationale de marchandises à laquelle France et Allemagne sont l’une et l’autre
parties et qui s’applique donc aux ventes transfrontières de marchandises entre les deux pays ne
comporte pas de disposition matérielle uniforme relative à l’effet du contrat de vente sur le transfert de
la propriété de la marchandise vendue (art. 4, litt. b) ; en conséquence, même soulevée à propos d’un
contrat de vente internationale de marchandises, cette question reste du domaine du conflit de lois dans
lequel intervient du côté français la Convention de La Haye du 15 juin 1955 sur la loi applicable à la
 

 
 
  60 

voiture de collection. Le contrat est soumis à la loi allemande alors que la


voiture est stationnée en territoire français. Pour le droit français qui admet
le transfert solo consensu – comme le droit anglais ou le droit italien – il
suffit qu’il y ait eu un échange des consentements propre à sceller le contrat
pour que la propriété passe du vendeur à l’acheteur. En revanche, en droit
allemand prévaut la règle de la séparation dite Trennungsprinzip, qui
distingue, d’une part, l’accord de volonté créant un contrat générateur
d’obligations (Verpflichtungsgeschäft, acte d’engagement) et donc mettant à
la charge du vendeur l’obligation de transférer la propriété à l’acheteur et,
d’autre part, un second accord de volonté à la source d’un acte de transfert
(Verfügungsgeschäft, acte de disposition ou dinglicher Vertrag, contrat réel,
ou dingliche Einigung, accord réel), réalisant de manière autonome
(Abstraktionprinzip) l’exécution de l’obligation de vendeur envers
l’acheteur50.

La question est alors celle de savoir si le contrat conclu selon la loi


allemande a pu, comme le veut le droit civil français du situs rei, déplacer le
droit de propriété de la tête du vendeur vers celle de l’acheteur alors que
n’a pas été effectué le second acte, le contrat réel, requis par la loi
allemande.

L’hypothèse symétrique est aussi embarrassante : la voiture de collection


est stationnée en Allemagne, le contrat est soumis à la loi française, faut-il
pour que l’acquéreur reçoive la propriété conclure le
Verfügungsgeschäft bien que celui-ci ne soit pas exigé par la loi du contrat ?

La question peut se poser par exemple si la voiture a été endommagée par


cas fortuit après que la vente a été conclue mais avant qu’une quelconque
opération spécifique de transfert ait été effectuée. Si le contrat est régi par
la loi allemande et le bien situé en France, les risques et donc le dommage
en l’occurrence doivent-ils être supportés par le vendeur (qui germanico

                                                                                                                                                   
vente d’objets mobiliers corporels, laquelle se refuse également à résoudre la question du transfert de
propriété, qui reste donc dans l’orbite du droit commun des conflits de lois.
50
V. F. FERRAND, Droit privé allemand, Dalloz, 1997, p. 608 et s.
 

 
 
  61 

modo serait toujours propriétaire51) ou sont-ils passés à la charge de


l’acheteur (qui gallico modo serait propriétaire dès la conclusion de la
vente) ?

La solution fréquemment recommandée par la doctrine consiste à dissocier


les rapports entre les parties et les rapports avec les tiers – et à attribuer les
premiers à la lex contractus et les seconds à la lex rei sitae.

A suivre cette directive il faudra admettre que la loi allemande régit en tant
que loi du contrat le transfert des risques entre les parties, tandis que la loi
française indiquerait à partir de quel moment la voiture ne fait plus partie
du patrimoine du vendeur et donc du gage général offert à ses créanciers.
En l’espèce, le risque n’a pu passer à l’acheteur puisque la condition posée
par la loi allemande n’a pas été remplie, le risque est donc supporté par le
vendeur ; en revanche, puisque la voiture est en France, où prévaut le
transfert solo consensu, la propriété est passée erga omnes à l’acheteur et
les créanciers du vendeur ne peuvent plus la saisir, alors qu’au contraire
ceux de l’acheteur le pourraient. L’idée est au fond qu’il n’est pas anormal
de demander à la loi du contrat si celui-ci a ou non la force d’opérer le
transfert inter partes, i.e. de générer une obligation si puissante qu’elle
« s’auto-exécute » ; mais aussi qu’il n’est pas incongru d’interroger la loi
gouvernant le statut du bien et de la propriété dont celui-ci est l’objet pour
savoir à quelles conditions le transfert est opposable aux tiers, à quelles
conditions ceux-ci doivent plier devant le jus prohibendi en quoi se résume
le droit réel pour son titulaire. Comme l’observait BATIFFOL52 :

« la localisation du meuble est un fait extérieur auquel les tiers se fient ; elle
constitue donc le rattachement le meilleur parce qu’il sauvegarde les
relations les plus nombreuses, et le droit vise par lui-même l’intérêt
général. Sans doute le contrat tout entier ne sera-t-il pas soumis à la loi
réelle, parce que la loi d’autonomie répond aussi à des besoins légitimes,
tenant un plus grand compte des convenances des premiers intéressés »

                                                        
51
Selon la loi allemande du contrat ; la loi allemande subordonnant le transfert des risques à la livraison
effectuée entre les mains de l’acheteur, on supposera ici que la livraison n’a pas eu lieu.
52
H. BATIFFOL, Droit international privé, 4e édition, n°524, BATIFFOL et LAGARDE, Droit international privé, 7e
éd. n°524.
 

 
 
  62 

En somme, dans sa dimension d’acte générateur d’obligations entre les


parties, le contrat est l’affaire privée des parties par laquelle elles ont fixé
librement et d’un commun accord pour l’une et l’autre un programme
d’action coordonné, c’est-à-dire les engagements de donner, faire ou ne
pas faire auxquels elles sont tenues l’une envers l’autre ; mais ces parties
qui règlent ainsi pour l’avenir leurs rapports mutuels n’avaient pas le
pouvoir de déterminer les comportements des tiers. Aussi bien, les
obligations sont pour la loi d’autonomie et l’opposabilité pour la loi du lieu
de situation du bien ; ainsi chaque protagoniste doit s’en tenir à ce que
prévoit la loi qu’il connaît ou est censé connaître. Point de surprise ! au nom
de la sécurité juridique, le partage s’opère entre la loi du contrat et la lex
rei sitae.

Ce sont là également les solutions qui se déduisent d’un instrument qui


n’est jamais entré en vigueur et qui ne constitue donc qu’un élément de
droit virtuel ou imaginaire : la Convention de La Haye du 15 avril 1958 sur la
loi applicable au transfert de la propriété en cas de vente à caractère
international d’objets mobiliers corporels (art. 2, art. 3, et art. 5 ; convention
ratifiée par l’Italie et signée également mais non ratifiée par la Grèce et, par
conséquent, non entrée en vigueur faute d’un nombre suffisant de
ratifications [5]).

Cette dissociation est cependant exposée à la critique. P. Lagarde relève


ainsi qu’

« il était inopportun de retenir, pour les questions ‘concrètes’ détaillées à


l’article 2 une qualification différentes selon que ces questions se posaient
dans les rapports entre le vendeur et l’acheteur ou dans les rapports avec
les tiers. En effet, le propre du droit réel est son opposabilité à tous. En
conséquence, admettre que les effets réels de la vente, spécialement le
transfert de la propriété soient soumis à la loi du contrat dans les rapports
inter partes et à la lex situs dans les rapports avec les tiers, c’est admettre
que l’effet réel puisse se produire entre les parties sans être opposable aux
tiers, auquel cas on ne peut plus parler véritablement d’effet réel53 ».

                                                        
53
P. LAGARDE, « Sur la loi applicable au transfert de propriété. Requiem critique pour une convention
mort-née », Liber amicorum Georges Droz, p. 151, spéc., p. 154
 

 
 
  63 

A l’appui de la critique, P. Lagarde propose l’exemple symétrique du


contrat soumis à la loi française portant sur un bien frugifère situé en
Allemagne, sans qu’il y ait eu Verfügungsgeschäft. Par application de la loi
française inter partes, l’acquéreur a droit de percevoir et consommer les
fruits produits par le bien depuis le jour de la vente tandis que par
application de la loi allemande du lieu de situation les créanciers du
vendeur ont, aussi longtemps que n’est pas passé le contrat réel, le droit de
saisir ces fruits : le transfert de propriété leur est inopposable. Mais un droit
de propriété qui n’est pas opposable aux tiers n’est plus un droit de
propriété, n’est plus un droit réel et le contrat de vente n’a pas opéré le
transfert de la propriété…

Il est vrai qu’il a pu être avancé dans un sens différent qu’en réalité la
question de l’opposabilité aux tiers se révélait curieusement surévaluée par
le droit international privé, lorsque ses positions étaient rapportées à celles
du droit civil interne. Ainsi le droit civil français admet en principe pour le
contrat de vente mobilière comme pour tout contrat une opposabilité erga
omnes. Mais il concède une exception dans le cas particulier où le bien a
été vendu deux fois par le vendeur à deux acquéreurs différents. Cette
situation, si aucun acquéreur n’a été mis en possession réelle du bien, se
résout à l’avantage du premier acquéreur ; c’est à celui-ci que le vendeur a
vendu le bien dont il était propriétaire alors qu’il a vendu au second
acquéreur un bien dont il n’était plus le propriétaire du fait de la vente
antérieur (nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet). Dans
cette hypothèse, le contrat de vente conclu avec le premier acquéreur est
opposable au second. Mais si le second acquéreur, devançant le premier,
s’est mis en possession réelle du bien vendu et revendu, à ce moment là,
par exception, l’article 1141 du code civil récompense la bonne foi et donne
la préférence au possesseur :

« Si la chose qu’on s’est obligé de donner ou de livrer à deux personnes


successivement, est purement mobilière, celles des deux qui en a été mise
en possession réelle est préférée et en demeure propriétaire, encore que
son titre soit postérieur en date, pourvu toutefois que la possession soit de
bonne foi ».
 

 
 
  64 

Rattachée à l’article 2279 c. civ. (aujourd’hui art. 2276), cette issue indique
par elle-même qu’en dehors du cas particulier visé (où il s’agit de rétribuer
la bonne foi du possesseur), le transfert solo consensu opéré par la vente est
en principe opposable aux tiers et, de fait, les créanciers du vendeur, dès la
conclusion du contrat en droit français, voient le bien vendu échapper à
leur droit de gage général ; ils suivent la foi de leur débiteur…

Et mutatis mutandis ce raisonnement pourrait aussi bien être fait à propos de


la vente immobilière54 laquelle, en cas de ventes successives, n’est
exceptionnellement pas opposable à l’acquéreur second en date qui a, de
bonne foi, publié son titre le premier.

Aussi bien, si tant entre les parties qu’à l’égard des tiers le principe est que
le transfert de propriété est efficace, en droit français, du seul fait du
consentement, il faut en projetant ces analyses sur le plan des conflits de
lois affirmer que ce transfert de propriété est dans la dépendance du
contrat, qu’il entre dans la sphère d’autonomie, et par conséquent le
rattacher à la lex contractus.

C’est en ce sens que se prononce M. Louis D’AVOUT55 dans sa thèse de


doctorat – dont l’argument, beaucoup plus riche et détaillé, vient d’être
brutalement raccourci. En principe la règle de conflit à solliciter pour
régler cette question du transfert de la propriété dans la vente est celle qui
détermine la loi applicable au contrat de vente. Cependant, il faut ajouter
aussitôt que ceci est le principe de solution et que, d’une part, ce principe
de solution est tiré de l’institution du for – ce qui, d’une certaine manière, le
fragilise dans la mesure où les lois étrangères usent d’instruments
techniques différents – et, d’autre part, ce principe de solution peut être
entamé par des exceptions, spécialement lorsque pour des raisons d’intérêt

                                                        
54
V. J. FLOUR, « Quelques remarques sur l’évolution du formalisme », Etudes Ripert, t. 1, p. 93, spéc. p.
102 : critiquant la dissociation entre effets inter partes et opposabilité aux tiers : « La distinction n’est-elle
pas artificielle, dès lors que l’objet du contrat est de transférer ou constituer un droit dont le propre est
d’être opposable à tous ? Pour un contrat translatif ou constitutif de droit réel, il revient au même de ne
pas exister ou de na pas être opposable »
55
L. D’AVOUT, Sur les solutions du conflit de lois en droit des biens, préface H. Synvet, thèse Paris II,
Economica, 2006, n°141 et s., n° 481 et s.
 

 
 
  65 

général – auxquelles BATIFFOL s’était montré si sensible – il faut


s’accommoder de cas d’inopposabilité.

L’origine « franco-française » du principe de solution n’est pas fautive ; elle


est parfaitement fondée au regard de la théorie de la qualification lege fori.
Cette théorie dont la validité de principe n’est pas encore ébranlée repose
en dernière analyse sur l’antériorité de l’ordre juridique interne du for ;
cette antériorité de l’ordre juridique du for n’est toutefois que l’une des
deux idées fondamentales qui inspirent l’élaboration du règlement de
conflit. Elle doit en effet composer avec la seconde idée, celle de légitimité
du commerce juridique international, laquelle en quelque sorte encourage
à sortir de l’Hexagone et à prendre en considération dans la construction
des solutions les réalités de la vie juridique dans les ordres étrangers au
sein desquels se développent aussi les rapports privés internationaux ; il
s’agirait en somme de rechercher des positions communes de manière à
favoriser l’harmonie des solutions. Cette seconde idée se fait évidemment
plus pressante au temps de l’internationalisation croissante, voire de la
mondialisation des rapports d’intérêts privés. Dès lors, revenant vers les
directives de Ernst RABEL, il serait aujourd’hui raisonnable de s’appliquer à
concevoir les catégories du système de conflit de manière moins chauvine
et à les métisser par un recours au droit comparé. Ici, le droit comparé
confronte le modèle unitaire du consensualisme au modèle binaire de la
tradition romaniste ; le droit international privé pourrait s’accommoder de
cette dualité de perspectives en retenant que le transfert de propriété doit
être régi par la loi de l’acte qui l’accomplit : loi du contrat de vente dans le
courant « napoléonique », loi du contrat réel dans le courant de la
romanistique. Mais les auteurs allemands, notamment, n’ont pas été moins
perplexes devant les mérites de la dissociation qui résulterait de cette
proposition, maintenant le rapport d’obligation sous la loi du contrat et
plaçant le transfert de la propriété sous l’égide de la loi propre du contrat
réel, distincte de la loi de la vente. C’est cette dissociation qui est source de
difficulté et ce diagnostic pousse certains d’entre eux à recommander, au
détriment du Trennungsprinzip comme de l’Abstraktionprinzip, la fusion des
 

 
 
  66 

deux éléments composant la vente sous l’autorité de principe de la lex


contractus56. Ces hésitations ne peuvent qu’encourager à ne pas s’éloigner
de la solution « franco-française ».

La seconde observation qu’il convient de faire au sujet du choix de la


catégorie contrat pour le transfert de propriété concerne les raisons
d’intérêt général justifiant les cas où par exception l’inopposabilité vient
protéger la position du second acquéreur qui le premier de bonne foi a été
mis en possession de la chose ou a publié son titre.

Manifestement ces exceptions, par définition contraires au principe, à la


justice et à l’algèbre contractuel que recueille en bloc la maxime nemo plus
juris…, se fondent sur une défense du crédit public qui s’adosse à la
sécurité des transactions : l’application indifférenciée de la maxime
provoquerait, bien sûr, la destruction de l’acte d’aliénation second en date,
mais aussi, par voie de conséquence, la destruction de toutes les opérations
ultérieures passées par le second acheteur avec des tiers sur le bien dont il
n’a jamais eu la propriété et il faudrait alors refaire l’histoire et procéder à
de difficiles restitutions de sorte que le rétablissement de l’ordre se
traduirait par un désordre; or, par le fait de la possession ou de la
publication, le second acheteur en possession du meuble vendu ou ayant
publié son titre, est représenté à tous comme le titulaire du droit de
propriété et il a pu sembler opportun de le réputer tel, de lui confier le rôle
du propriétaire dans les rapports avec les tiers. C’est que la possession, la
publication produisent un effet d’information, un effet d’affichage qu’on ne
saurait démentir au détriment de quiconque ne dispose pas du moyen
d’accéder à la connaissance juridiquement exacte de la situation, dès lors
que pareil démenti entrainerait l’anéantissement de la position du
possesseur ou de l’acquéreur ayant publié et, par ricochet,
l’anéantissement des opérations que celui-ci puis ses ayant cause ont pu
passer avec des tiers sur la chose. Cet effet d’information se joue au lieu où
la possession s’exerce, au lieu où la publication est effectuée, c’est-à-dire

                                                        
56
V. L. D’AVOUT, op. cit., n°487
 

 
 
  67 

au lieu de situation de la chose. C’est là que la protection du crédit public


s’organise. Dès lors, il est normal que les cas d’inopposabilité que
détermine cette protection organisée du crédit public et de la sécurité des
transactions obéissent à la loi du lieu de situation.

C’est bien à cette solution, entamant le principe de la qualification


contractuelle, que parviennent les auteurs, comme M. L. D’AVOUT ou M. P.
MAYER ou encore M. G. KHAIRALLAH, peu important à cet égard que ces
auteurs recourent pour l’application de la lex situs à des procédés
techniques différents, loi de police, excuse d’ignorance légitime de la loi
applicable, et - pourquoi pas ? - dans le périmètre que dessinent les
exceptions du droit français et pour lesquelles se pratiquerait un savant
« dépeçage », règle de conflit relative au statut des biens.

Quelle que soit la voie méthodologique indiquée par les auteurs, il reste
que le désaccord technique repéré par NIBOYET à propos du transfert de
propriété dans la vente n’élève pas un obstacle infranchissable à la
qualification contrat et au jeu du système de règles de conflit du for. Tout au
plus faut-il admettre que la divergence sur les moyens peut inciter à
accueillir à côté du principe de la mise en œuvre de la règle de conflit
relative au contrat de vente, une solution particulière pour régler la
question de la protection de certains tiers de bonne foi57.

Mais en fait, si on parvient à s’en sortir à si bon compte, c’est parce que
l’incorporation du transfert de propriété dans la catégorie contrat n’a pas
rencontré, dans les relations franco-allemandes, une résistance
caractérisée. Au demeurant, les conclusions qu’autorise l’examen de cette

                                                        
57
Il est bien possible que la solution préconisée par M. KHAIRALLAH soit la plus élégante, mais il est
douteux qu’elle soit venue à l’esprit des juges. La qualification loi de police est pertinente dans la
mesure où la protection du crédit public est élevée au rang d’objectif d’intérêt étatique ou collectif,
voire d’intérêt public, ce qui n’est pas absolument avéré. Le recours à la règle de conflit relative au
statut réel se conçoit pour autant que la protection assurée en France par l’inopposabilité procède à
l’étranger d’une institution détachable du contrat lui-même. En tout cas, c’est bien à la règle de conflit
que se réfère l’arrêt Locautra, Cass. civ. 1re, 9 décembre 1974, Rev. crit., 1975. 504, note E. Mezger, JDI
1975. 534, note A. Ponsard, qui dans le cas de la revente en France d’un matériel que le [re]vendeur
s’était procuré en Allemagne par l’effet d’une vente ensuite annulée approuve la cour d’appel d’avoir
distingué « les questions qui relèvent de la loi du contrat [ : les conditions d’acquisition de la propriété]
et celles qui relèvent de la loi réelle [ la protection de ce droit de propriété]»
 

 
 
  68 

question restent assez théoriques, puisqu’en ce domaine aucune décision


ne semble s’être signalée au regard pourtant attentif des auteurs.

La même facilité – pour relative qu’elle soit – ne se retrouve pas avec les
sûretés mobilières conventionnelles ; celles-ci ont nourri et embarrassée la
jurisprudence – sans doute parce que l’écart technique entre institutions
françaises et instituions étrangères était plus marqué et moins aisément
réductible .

II. – Les sûretés mobilières conventionnelles.

 La décision de référence est l’arrêt Kantoor de Maas de la Cour de


cassation du 23 mais 193358. La sûreté en cause résultait d’une clause
insérée dans un contrat de prêt et stipulant un transfert de propriété à titre
de garantie portant sur cinq automobiles. L’opération était conclue entre
Kantoor de Maas, société financière néerlandaise, et une entreprise
française, la Société des Automobiles Ravel, confrontée à de graves
difficultés de trésorerie. L’acte est passé à Mayence en Allemagne et est
soumis par les parties à la loi allemande. La loi allemande valide en effet ce
type d’opération et elle a été choisie probablement pour cette raison. En
revanche, la loi française – de même semble-t-il que la loi néerlandaise –
pourrait bien à l’époque interdire ce type de garantie, ce type de sûreté
conventionnelle mobilière fondée sur le transfert fiduciaire de propriété.

Peu après l’opération, l’entreprise française emprunteuse est déclarée en


cessation de paiement et une procédure de faillite est ouverte en France
avant le complet désintéressement de la société néerlandaise. Pour éviter
le concours des autres créanciers, tout naturellement, elle se prévaut du
droit de propriété qu’elle tient du contrat et revendique à l’encontre de la
masse de la faillite les trois automobiles, assiette de la sûreté, qui sont
encore entre les mains d’un tiers dépositaire en France. La Cour d’appel

                                                        
58
Cass. req., 23mai 1933, Rev. crit., 1934. 142, note J.-P. N(iboyet), S. 1935. 1. 253, note H. Batiffol
 

 
 
  69 

rejette la revendication au motif que serait illégale la convention qui a été


passée à l’étranger selon « la loi du lieu » (locus contractus ? ou situs rei ?
l’arrêt de la Chambre des requêtes évoquera Mayence comme lieu de
conclusion du contrat, mais non comme situs rei – lequel n’est pas précisé,
allant sans doute de soi que les voitures grevées étaient en France au
moment de l’acte de sorte qu’il n’y aurait dans cette affaire aucun conflit
mobile). Dès lors, s’il y a illégalité de la convention comme le juge la cour
d’appel, ce n’est pas du fait de la loi allemande – qui, tout au contraire,
admet la validité ; ce ne peut être que du fait de la loi française et la Cour
de cassation confirme que l’arrêt attaqué a bien fait appel à la loi française
pour évaluer la clause de transfert de propriété fiduciaire.

Le pourvoi de Kantoor de Maas soutient que, valable selon la loi à laquelle


les parties l’avaient soumise, la convention doit produire effet et recevoir
exécution partout où le créancier le demande. C’est la règle en matière
contractuelle.
Le pourvoi est rejeté :
« la convention renferme un pacte commissoire prohibé par la loi française, seule
applicable aux droits réels dont sont l’objet les biens meubles situés en France »
(comp. Craven, 1872, Stewart, 1837).

Un pareil motif paraissait devoir conduire à l’application de l’article 2078


de l’époque et, d’ailleurs, la Cour juge effectivement qu’il y a eu une
application exacte de cette disposition. Cette affirmation est pourtant plus
que contestable. L’ancien article 2078 énonçait que
« le créancier ne peut, à défaut de payement, disposer du gage : sauf à lui à faire
ordonner en justice que ce gage lui demeurera en paiement et jusqu’à due
concurrence, d’après une estimation faite par experts, où qu’il sera vendu aux
enchères.
Toute clause qui autoriserait le créancier à s’approprier le gage ou à en disposer
sans les formalités ci-dessus est nulle ».

Aujourd’hui l’article 2348 du code civil qui est le correspondant de cet


ancien article 2078 adopte une solution toute différente puis qu’il valide le
pacte commissoire. Mais jusqu’en 2006 le pacte, nous dit le code, est nul.
Si la loi française est bien applicable, elle commande l’annulation.
 

 
 
  70 

La loi française est bien déclarée applicable selon une formule qui ne
laisse aucune ambigüité.

La Cour joue ici de la qualification et place la question de la détermination


des modes de disposition de la propriété mobilière dans la catégorie du
statut réel, même si ces modes de disposition passent par un canal
contractuel.
Il sera pourtant difficile de ne pas juger cette qualification tendancieuse.
Analyser la sûreté établie selon la loi allemande en un pacte commissoire
n’est pas tout à fait exact et est peut-être abusif. Le pacte commissoire est
celui par lequel le créancier impayé devient à l’échéance titulaire de la
propriété ou au moins d’un droit de disposition sur la chose engagée
restée dans le patrimoine du débiteur ; en l’espèce, il n’était nullement
prévu que le créancier s’approprie le bien engagé en cas de non-
paiement, mais il était prévu qu’il en conserve la propriété qu’il avait
reçue à la naissance de sa créance ou, en tout cas, de la sûreté ;
simplement cette propriété acquise dès la mise en place de l’opération de
crédit est grevée d’un droit à restitution en faveur du débiteur sous la
condition de complet paiement, condition non advenue en la circonstance.
Le pacte commissoire suppose au contraire que le débiteur a la propriété
jusqu’au jour où son défaut de paiement est constaté et c’est alors le défaut
de paiement qui va, selon ce qu’il a consenti, l’exproprier au profit du
créancier. La figure est tout à fait différente. L’assimilation ne va pas de soi.
Juridiquement, elle ne s’impose pas et, psychologiquement, elle est
infondée : le pacte commissoire est dangereux parce le besoin d’argent
qui presse l’emprunteur le porte à engager auprès du créancier un bien
qui peut avoir une valeur considérablement supérieure au montant de la
dette souscrite, de sorte qu’à l’échéance, si celle-ci n’est pas honorée, le
créancier pourra en s’appropriant l’objet un gage non seulement rentrer
dans ses fonds mais encore réaliser une plus value exorbitante. Et le
débiteur est d’autant plus vulnérable que même s’il a remis le bien engagé
au créancier ou à un tiers, il en conserve jusqu’à l’échéance la propriété
 

 
 
  71 

sans ressentir nécessairement la précarité de son droit sur la chose. En


revanche, avec l’opération conclue selon le droit allemand, le débiteur
n’était plus propriétaire, mais avait seulement l’espoir de le redevenir et,
de surcroît, les automobiles avaient été déposées chez un tiers en France. Il
est vrai que le droit français inclinait à étendre la prohibition à la vente à
réméré, par laquelle le débiteur cède la propriété, mais obtient une faculté
de rachat dans un délai déterminé – qui peut être en réalité celui que
l’acheteur-fournisseur du prix lui consent comme une échéance de
remboursement. L’opération peut dissimuler un pacte commissoire, mais
encore faut-il que la simulation soit établie. En l’espèce, il n’est pas indiqué
que l’opération conclue à Mayence était simulée et il y avait si peu de
raison de la croire telle que les parties auraient très bien pu déplacer les
voitures en Allemagne pour être à l’abri du droit français ; or, ces voitures
étaient restées en France. Innocence ou maladresse ? La Cour de cassation
choisit ici délibérément d’approuver la cour d’appel et de supposer en
quelque sorte que la configuration internationale de l’opération en
établissait le caractère frauduleux de manière à légitimer l’assimilation au
pacte commissoire et à arriver ainsi par le relais de la qualification droit
réel mobilier à la désignation du droit français.

Mais alors il faudrait pousser l’artifice jusqu’au bout et déclarer nulle la


clause de transfert fiduciaire de propriété portant sur un bien situé en
France. Ce n’est pas ce que fait la Cour de cassation ; elle sanctionne
l’irrégularité de la clause au regard de l’article 2078 ancien par
l’inopposabilité :
« En refusant de faire produire effet à la convention litigieuse et en rejetant en
conséquence la revendication de la société demanderesse, la cour d’appel dont
l’arrêt est motivé a justifié sa décision sans violer et au contraire en appliquant
exactement l’article 2078 ».

Refuser de faire produire effet, c’est déclarer inopposable, ce n’est pas


déclarer nul. La nullité est une chose, l’opposabilité en est une autre.
En réalité, déclarer inopposable, refuser de faire produire effet, c’est
paralyser un acte qui ne demande qu’à déployer son énergie.
 

 
 
  72 

L’inopposabilité implique la validité et cette implication est directement


contraire à la loi française pourtant déclarée applicable.

 La Cour de cassation restera pourtant fidèle à cette analyse dans l’affaire


DIAC c. Oswald59, qui se présentait un peu différemment, la sûreté ayant été
convenue entre sociétés allemandes et constituée en Allemagne sur une
automobile qui s’y trouvait et dont il s’agissait de financer l’acquisition.
L’automobile en question n’était jamais entrée dans le patrimoine du
débiteur puisqu’elle avait été achetée directement par l’établissement de
crédit qui en avait payé le prix et ne devait en transférer la propriété au
débiteur qu’après complet remboursement. La réduction à un pacte
commissoire était encore plus artificielle que dans l’affaire Kantoor de Maas
car une pareille opération ne présente aucun danger particulier pour le
débiteur, la valeur de la chose grevée correspondant nécessairement au
prix avancé par le créancier… Autant dire que la solution retenue de
l’assimilation à un pacte commissoire était alors carrément arbitraire60.

Mais ce qu’il importe de retenir ici, c’est précisément le caractère


tendancieux de la qualification. La Cour d’appel et la Cour de cassation,
derrière elle, ne se sont pas heurtées à une impossibilité ni même à une
difficulté sérieuse de faire entrer la sûreté allemande dans les catégories du
droit français. Les mêmes opérations en droit interne auraient subi le même
sort et les différences techniques entre droit français et droit allemand ne
sont pas à la source d’un refus de l’institution étrangère. En réalité ce qui a
été refusé ce n’est pas la validité de la sûreté, mais bien et seulement la
                                                        
59
Cass. civ. 1re, 8 juillet 1969, Rev. crit., 1971. 75 note Fouchard, JDI 1970. 916, note Derruppé, JCP 1970.
II. 16182, note H. Gaudemet-Tallon, Grands arrêts, n°48
60
La Cour de cassation marque clairement son hostilité à la sûreté allemande dans laquelle elle
découvre un « gage » assorti d’un pacte commissoire. Le pacte commissoire, s’il doit être, comme elle le
juge, soumis à la loi française du lieu de situation, est nul ou en tout cas inefficace ; mais le « gage » en
tant que tel subsiste et la société DIAC, en qualité de créancier-gagiste, comme l’observe FOUCHARD dans
sa note à la Revue critique, aurait dû pouvoir exercer sur le bien situé en France les prérogatives
résultant du gage et notamment un droit de préférence qui prime même les créanciers privilégiés. Sans
doute, le rejet de son pourvoi ne l’empêche pas de faire valoir son droit de préférence sur le prix de la
vente consécutive à la saisie pratiquée par Oswald, mais la cour aurait pu légitimement casser l’arrêt
attaqué en censurant la qualification retenue et reconnaître le droit (de propriété) de Société DIAC qui
n’avait d’utilité pour celle-ci que par la valeur que représentait le véhicule lequel était voué à être vendu
pour assurer le recouvrement du prix qu’elle avait acquitté. Mais la crainte d’introduire une sûreté
étrangère a retenu la cour d’accueillir celle-ci dans sa véritable physionomie.
 

 
 
  73 

production en France sur les biens qui y sont situés des effets spécifiques
de l’acte régulièrement conclu à l’étranger. Il s’agissait d’éviter que de
pareilles sûretés sans publicité en France ne créent chez les tiers l’illusion
d’une solvabilité du débiteur. Et pour parvenir à ce résultat les juridictions
françaises ont pensé trouver dans les ressources de la qualification la voie
la plus directe pour aboutir à neutraliser la sûreté étrangère sur un bien
situé en France. Alors qu’en réalité, il leur suffisant de faire appel à l’ordre
public par exemple pour empêcher la production en France des effets des
droits acquis à l’étranger ; l’intervention de l’exception d’ordre public
pouvait être fondée sur la protection du crédit public en France lequel
exigerait que dans les limites du territoire un bien mobilier ne soit l’assiette
d’un droit réel qu’autant que la loi française le prévoie et l’organise
notamment par le moyen de la publicité.

On pouvait aussi dans le cas de Kantoor de Maas se rabattre sur la notion de


lois de police. Il faut se souvenir que la Société des Automobiles Ravel, en
raison de la cessation des paiements, a été placée en France sous un
régime de procédure d’insolvabilité et que c’est pour soustraire aux
appétits de la masse des créanciers que Kantoor de Maas revendique les
automobiles qui lui ont été cédées à fin de garantie. Or, il n’est pas difficile
de trouver en jurisprudence l’affirmation que la loi française de faillite
s’impose même à l’égard d’opérations relevant de lois étrangères compte
tenu du caractère d’ordre public de ses dispositions. Par exemple :

Cass. com. 8 mars 1988, Otto Sauer Achsenfabrik61 :

« La revendication litigieuse dirigé contre la masse des créanciers dans le cadre


d’une procédure collective d’apurement du passif étant soumise aux dispositions
d’ordre public de l’article 65 de la loi du 13 juillet 1967, c’est à bon droit que la cour
d’appel a fait application de ces dispositions en la cause ».

Dispositions d’ordre public, cela ressemble fort à nos lois de police, et


l’arrêt Sté Heinrich Otto62 de la première chambre civile du 8 janvier 1991
nous en rapproche davantage lors qu’il dit que :

                                                        
61
Rev.proc.coll. 1988. 305, note Soinne ; v. aussi J.-P. Rémery, La faillite internationale, p. 83.
62
D. 1991. 276, note J.-P. Rémery, JDI 1991. 991, note A. Jacquemont
 

 
 
  74 

« les conditions auxquelles peuvent être revendiquées des marchandises vendues


avec réserve de propriété sont, en cas de redressement judiciaire de l’acheteur,
déterminée par la loi de la procédure collective, quelle que soit la loi régissant la
validité et l’opposabilité , en général, de la clause de réserve de propriété »

La formule quelle que soit la loi applicable évoque celle que retient l’article
9 du Règlement Rome 1 après l’article 7 de la Convention de Rome et que
retiennent aussi certaines conventions internationales pour caractériser les
lois de police. La Cour de cassation s’est montrée encore plus explicite
dans un arrêt Sté Comast du 8 janvier 200263 :
« Il résulte de l’article 7 de la convention de Rome] que les dispositions de celle-ci
ne pourront porter atteinte à l’application des règles de la loi du pays du juge saisi
qui régissent impérativement la situation, quelle que soit la loi applicable au contrat ;
que l’action en revendication à l’encontre d’une société soumise à une procédure
collective ayant été portée devant un juge français tenu d’appliquer les règles qui
régissent impérativement cette situation, c’est à bon droit que la cour d’appel a
écarté l’application du droit italien »

La référence à l’article 7 dissipe toute ambigüité s’il en subsiste dans la


mesure où il est précisément intitulé lois de police.
Rapportée à l’affaire Kantoor de Maas, cette solution implique que le droit
allemand est compétent pour valider la clause entre les parties, mais elle
permet que, par le moyen de ses lois de police, l’ordre juridique français
oppose son action normative propre aux droits régulièrement conférés par
la loi allemande et comme il est en position de faire prévaloir son propre
point de vue en France, spécialement sur les biens qui y sont situés, il se
donne la préférence en refusant à la clause les effets qui dérangeraient
l’organisation de la procédure collective, du règlement d’ensemble que
celle-ci recherche. A cette fin, nul besoin de s’alarmer de la validité de la
clause, il suffit de la tenir pour inefficace en France, de refuser de lui faire
produire effet en France. C’est bien ce que fait la Cour de cassation.
Il ne semble pas nécessaire d’aller plus loin dans le domaine des sûretés
réelles conventionnelles64. Ce n’est pas que celles-ci, lorsqu’elles se

                                                        
63
Rev. crit. 2002. 328, note D. Bureau
64
V. aussi Cass. civ., 1re, 3 mai 1973, Nederlandsche Middenstands Financierings BanK BV, Rev. crit. 1974.
100, note Mezger, JDI 1975. 74, note Fouchard, Rec. gén. lois, 1974. 453, obs. Droz, réitérant le motif et la
solution de 1933 à propos d’un matériel industriel ayant fait aux Pays-Bas l’objet d’un transfert fiduciaire
de propriété à titre de garantie entre deux sociétés néerlandaises avant d’être introduit en France. Cass.
civ. 1re, 11 mai 1982, Localease, Rev. crit. 1983. 450, note G. Khairallah, D. 1983. 271, note C. Witz,
abandonne la solution et le motif, mais en l’occurrence le bien introduit en France y était détenu et
 

 
 
  75 

constituent sur un modèle étranger, épousent uniformément la structure de


celles que propose le droit allemand ; en vérité, il y a une assez grande
variété, mais c’est l’expérience jurisprudentielle qui fait défaut. On pourra
ainsi regretter que par exemple la (ou le) floating charge du droit anglais
n’ait pas eu l’occasion de se confronter au système français de règles de
conflit de lois ; on ne relève qu’une seule décision mentionnant cette
institution et elle concerne une question de recevabilité d’une demande
d’exequatur. Il suffit de lire la note de M. Paul LAGARDE sous cet arrêt de la
Cour de Paris du 19 janvier 197665 pour apprécier toutes les particularités
et mesurer l’originalité de cette sûreté et déplorer enfin que ne se soit pas
posée la question de la validité d’une floating charge relativement à des
biens situés en France66… Mais ce n’est pas seulement le défaut
d’approvisionnement jurisprudentiel qui autorise ici la décision de ne pas
avancer plus loin dans l’examen du problème de l’accueil par le système
français des règles de conflit des sûretés conventionnelles étrangères.
Deux considérations doivent ici être proposées.

D’une part, il faut rappeler ce qu’on pourrait dénommer le réveil du droit


civil français qui s’était endormi en matière de sûretés sur les schémas
d’avant guerre (la seconde guerre mondiale ? la première ?) et qui
désormais s’est rapproché de manière significative des législation
étrangères plus modernes et plus attentives aux nécessités de l’économie
contemporaine67. De sorte que les écarts se réduisant, l’exotisme n’atteint
plus aussi tôt le seuil de l’exorbitance68. D’autre part, la conclusion que
suggère l’analyse critique de la jurisprudence Kantoor de Maas-Société
DIAC, rejoint celle qui avait été tirée de l’examen, tout doctrinal, de la
question - à bien des égards, connexe – du transfert de propriété : une
qualification contractuelle de principe, tempérée, le cas échéant, par

                                                                                                                                                   
exploité par l’utilisateur en vertu d’une sous-location consentie par un crédit-preneur et ne conférant
qu’un droit personnel non soumis à publicité en France.
65
Revue critique, 1977. 126.
66
V. sur ces problèmes, mais sans soutien positif, les travaux de F. DAHAN, La Floating Charge dans les
rapports internationaux de droit privé (Essai sur la reconnaissance d’une institution étrangère), thèse Paris
1, 1995, et « La Floating Charge : Reconnaissance en France d’une sûreté anglaise », JDI, 1996. 381
67
Stimulant davantage la promotion du crédit que la protection des tiers.
 

 
 
  76 

l’intervention d’une exception - loi de police, ordre public ou encore


excuse d’ignorance légitime de la loi applicable – protectrice de l’intérêt
des tiers. L’obstacle que pourrait élever en ces domaines la discordance
technique ne paraît pas plus insurmontable que celle que pourrait opposer
la discordance axiologique.

A vrai dire, l’obstacle axiologique paraît même être le plus sérieux


puisqu’il s’avère que les réserves du droit international privé français à
l’égard de ces sûretés étrangères procèdent d’une considération qui, loin
d’être purement technique, est de celle dont on peut dire avec les mots de
NIBOYET qu’elle « obéit à un concept d’opportunité ». La défense du crédit
public dirigée sur la protection des tiers – au sacrifice, le cas échéant, des
intérêts du fournisseur de deniers – relève d’une vieille idéologie qui
plonge ses racines dans le terreau canonique de la défiance à l’endroit des
usuriers et autres publicains, tous ces hommes d’argent… Ce n’est pas le
capitalisme rhénan, tant s’en faut.

Cette observation peut trouver sa confirmation dans l’analyse de l’affaire du


Voilier Sedov, qui ne mettait en cause aucune question de sûreté mobilière
conventionnelle, mais concernait l’accueil en France des droits qu’une
entité publique étrangère avait reçus de l’Etat étranger qui l’avait instituée
sur un bien qui avait ensuite été introduit sur le territoire français. En fait de
territoire, il s’agissait d’un port et, en fait de bien, il s’agissait du plus grand
quatre-mats au monde. Mais, à la différence des cas précédents, cette
affaire n’engageait pas réellement la défense du crédit public. Aussi bien,
le motif des arrêts Kantoor de Maas-Société DIAC n’y apparaît pas.

 Le Sedov est un navire russe, immatriculé au nom de l'Université


Technique d'Etat de Mourmansk sur les registres de la Fédération de
Russie, et qui au moment de l’affaire se trouve dans un port français.

Alors qu'il mouille en rade de Brest (France) où il doit participer à une


parade maritime, le voilier est l'objet d'une saisie exécution de la part d'un
créancier suisse ; celui-ci, la Compagnie Noga, exhibe deux sentences
arbitrales prononcées en Suède sous l'égide la Chambre de commerce de
Stockholm, et exequaturées en France, condamnant la Fédération de Russie
à lui verser la somme de $ 28M environ, augmentée des intérêts. Mais cette
 

 
 
  77 

procédure d'exécution se heurte à l'opposition de l'Université de


Mourmansk69 qui proteste,
- d'abord, qu'elle constitue une entité juridique distincte de l'Etat de la
Fédération deRussie, dotée de l'autonomie patrimoniale, et qu'elle n'est
donc pas engagée par les dettes de cet Etat envers la Cie Noga;
- ensuite, que le voilier Sedov figure dans son patrimoine et donc ne peut
entrer dans le droit de gage général que la Cie Noga prétend exercer par
la voie de la saisie pratiquée à Brest contre son débiteur, la Fédération de
Russie.
Par jugement du 24 juillet 2000, le Président LOUVEL, du Tribunal de grande
instance de Brest, ès qualités de juge de l'exécution, ordonne la mainlevée
de la saisie70. La Cie Noga fait appel et soutient en somme devant la Cour de
Rennes que pratiquée en France, la saisie doit obéir à la loi française
exclusivement, laquelle ne prévoit aucune cause d'insaisissabilité que
puisse ici invoquer son débiteur qui, par ailleurs, a renoncé à son immunité
d'exécution71. Sans doute, admet-elle, la détention du voilier Sedov par
l'Université de Mourmansk est conforme au droit russe, mais elle n'est pas
fondée sur un droit de propriété, la Fédération de Russie n'ayant transféré à
cet établissement public que l'usus et le fructus et s'étant réservé l'abusus ou
droit de disposer du navire - pris aux Allemands à la fin de la Deuxième
guerre mondiale. La Fédération de Russie est donc, selon l'appelante, la
véritable propriétaire du Sedov et celui-ci n'entre dans aucun cas
d'insaisissabilité admis par la loi française seule compétente.
C'est sur cette question de l'applicabilité de la loi française à l'insaisissabilité
et à la détermination de ses causes qu'insistaient les conclusions de
l'appelante dans le sillage des deux consultations que la Compagnie Noga
avait obtenues d'éminents professeurs spécialistes du droit international
privé et des procédures civiles d'exécution.

Mais aux yeux des juges le véritable problème consistait à savoir si, en
premier lieu,
- l'Université de Mourmansk constituait ou non une personne morale
distincte de l'Etat de la République Fédérative de Russie et si, en second
lieu,

                                                        
69 et aussi des organisateurs français de la revue navale comme de la Fédération de Russie elle-même,
toutes ces parties demandant pour les mêmes motifs la mainlevée de la saisie.
70
Trib. gr. inst. Brest, 24 juillet 2000, Dr. mar. fr. 2000. 1026, Gaz. Pal., 2001, n°161, p. 35, v. G. de LA
PRADELLE, Blocage des comptes en banque de missions diplomatiques et saisie d'un navire d'Etat affecté
à une personne publique, eod. loc., p. 22.
71
L’engagement pris par l’Etat signataire d’une clause d’arbitrage d’exécuter la sentence dans les
termes du règlement d’arbitrage implique renonciation de cet Etat à l’immunité d’exécution, Cass. civ. ,
1re, 6 juillet 2000, Creighton Ltd c. Qatar, Rev. arb. 2001. 114 note Ph. Leboulanger, JDI 2000. 1054 note I.
Pingel, JCP 2001. II. 10512, note Ch. Kaplan et G. Cuniberti, RTDcom 2001. 410 obs. E. Loquin.
 

 
 
  78 

- le voilier Sedov appartenait à l'Université de Mourmansk et donc


échappait au gage général des créanciers de la République Fédérative de
Russie, seule débitrice de la société Noga.
Pour venir à bout de ces deux difficultés, il n'était pas réaliste d'interroger
le droit français bien qu'il fût désigné pour gouverner la saisie ; le droit
français n'avait en rien contribué à l'organisation de l'établissement public
d'enseignement que constitue l'Université de Mourmansk, ni présidé de
quelque manière que ce soit à l'attribution à cette université du voilier
Sedov. En d’autres termes, la constitution des rapports entre la Fédération
de Russie, l’Université et le voilier s’était accomplie intégralement dans
l’ordre juridique russe, sans que la situation ait le moindre lien avec l’ordre
juridique français.

Aussi bien, sur le point de la personnalité morale, la Cour de Rennes72


consulte les statuts de l'Université. De la sorte, un acte public étranger est
pris en considération pour l'application d'une règle du droit français des
saisies : il faut s'assurer que les conditions fixées par les statuts ont créé une
situation répondant aux exigences de la loi française (c'est-à-dire,
négativement, : "à savoir un organe de gestion désigné selon une
procédure interne, un budget propre avec recettes et dépenses clairement
individualisées, un patrimoine personnel, outre la capacité d'accomplir des
actes juridiques"); si ces exigences sont satisfaites par les statuts, la règle
française qui veut que seul celui qui est engagé à la dette et non son voisin
soit exposé à la saisie conclura que la procédure d'exécution ne pouvait
être dirigée sur l'un des biens de l'Université. En l’espèce la teneur des
statuts atteste que l'hypothèse de la règle matérielle française est remplie
par l'acte public étranger.
A vrai dire, cette prise en considération ne se limite pas aux statuts de
l'Université, elle s'étend aussi à certaines dispositions du Code civil de la
Fédération de Russie, tel l'article 126, al. 1er qui implique en effet une nette
distinction entre le patrimoine de l'Etat et le patrimoine des personnes
morales de droit public. C'est d'ailleurs à cette même disposition que se
réfère aussi la Cour de Rennes lorsqu'elle aborde la question de la
propriété du navire Sedov.
Sur le voilier, l'Université de Mourmansk a reçu un droit de gestion (ou de
direction) opérationnelle. C'est là une figure spécifique au droit des biens
héritée en 1994 de temps révolus, "une survivance de l'époque de l'Union
soviétique dont il a été jugé inopportun de se défaire pour le moment"73.

                                                        
72
Rennes, 27 juin 2002, DMF 2002. 734, obs. J.-P. Rémery
73
21 Rev. Centr. East Eur. Law [1995] 237, p. 242
 

 
 
  79 

En étant pourvue d'un droit de gestion opérationnelle, l'entité dévolutaire


du bien reçoit, avec la détention de celui-ci, la charge d'en exploiter toutes
les utilités susceptibles de servir à l'objectif qui lui est assigné, non plus
comme jadis par le Plan74, mais désormais par ses statuts. Dans ce schéma,
les prérogatives ainsi conférées sur la chose sont fonctionnelles. Elles ne
s'insèrent pas dans les notions du code Napoléon, car elles ne sont pas
déterminées par application d'une gamme de concepts déclinant et
distinguant comme en droit français divers faisceaux de pouvoirs dont le
bien peut être l'assiette : usus, fructus et abusus. Aujourd'hui, c'est la
mission de service public confiée au dévolutaire du bien qui définit le
contenu de son investiture et qui justifie aussi que l'autorité publique, sous
la forme du Comité d'Etat en l'occurrence, exerce un contrôle de la
conformité de l'emploi du bien aux exigences dudit service public.

L'éventail des pouvoirs composant le droit de gestion opérationnelle est


déployé par l'article 296 du code civil de la Fédération de Russie75 si
largement qu'aucune prérogative, aucune utilité, aucun mode d'exploitation
ne semblent refusés à l'établissement public dévolutaire sauf à mesurer
dans chaque cas l’étendue et la nature de ceux qui sont effectivement
nécessaires à la réalisation régulière du but défini par celui qui, dans la
traduction, est désigné comme le propriétaire. Il faut ici observer que le
propriétaire mentionné par l'article 296 n’est pas exactement celui que
dessine le droit français, puisque c'est l'Etat, auteur de l'établissement
destinataire, qui conserve ici curieusement cette qualité de propriétaire
alors même qu’il a transféré le bien sans en exclure le pouvoir de
disposition. L’appellation de propriétaire est maintenue seulement pour
exprimer que l’Etat a le contrôle de la destination et de l’exploitation

                                                        
74
V. R. DAVID, Grands systèmes de droit contemporain, n. 253, BUTLER, Marxian Concepts or Ownership
in Soviet Law, 23 Col. J. Trans'l Law [ 1985] 281 ,
75
"Article 296 : Droit de gestion opérationnelle - 1. Sur le bien qui lui est affecté, l’entreprise publique ou
l’institution exerce les droits de possession, de jouissance et de disposition dans les limites imposées
par la loi, en accord avec les fins de l’activité, les missions assignées par le propriétaire et la destination
du bien.
2. Le propriétaire du bien affecté à une entreprise publique ou à une institution a le droit de reprendre
le bien à concurrence de ce qui est en excédent ou non utilisé ou de reprendre le bien-même s’il n’est
pas exploité conformément à sa destination."
 

 
 
  80 

conforme du bien transféré, comme l’indique clairement le §2 de l’article


296 du code civil russe, mais le terme ne préjuge autrement pas du contenu
du droit de l’Etat. Cependant, cette non-coïncidence des concepts importe
peu; l'essentiel est de constater, comme le fait la cour, que

« le droit de direction opérationnelle opère transfert du bien dans le patrimoine


de la personne morale à qui ledit bien est affecté, [et que] d'ailleurs sur le plan
comptable le bien affecté se trouve porté au bilan de la personne morale
affectataire, et disparaît du patrimoine comptable de l'autorité Fédérale, dont la
propriété se limite à un pouvoir de contrôle sur l'utilisation du bien affecté; qu'en
conséquence la MSTU76 dispose sur le navire Sedov d'un droit de direction
opérationnelle, aux termes duquel elle le possède, l'utilise et peut en disposer, de
telle sorte que le Sedov au jour de la saisie était sorti du patrimoine de la
Fédération de Russie ».

Le soin que la Cour de Rennes prend alors de ne pas utiliser le terme de


propriété et de raisonner sur le plan comptable, signale l'intention de ne
pas réduire le droit de l'Université de Mourmansk sur le voilier Sedov à
l'une ou l'autre des catégories du droit français, mais de déterminer de
manière très pratique l'étendue du droit de gage des créanciers de la
Fédération de Russie en rapportant les pouvoirs détenus sur la chose
directement à la ratio legis, à l'esprit de l'article 2092 du code civil et du
droit français de la saisie-exécution, en évitant soigneusement le filtre des
qualifications du droit civil français : au pouvoir s'attache et se mesure la
responsabilité et chacun engage à l'acquittement de ses obligations
personnelles les biens dont il a une maîtrise telle qu'il lui est loisible d'en
disposer. Il est évident que les règles du droit interne français ont été
formulées en contemplation de situations juridiques internes c'est-à-dire
réputées s'être formées de manière homogène selon les termes du droit
français. L'arrêt de la Cour de Rennes du 27 juin 2002, parvient à
internationaliser le droit matériel français de la saisie pour lui permettre
d’absorber les particularités du droit russe en l’espèce.

La technologie française de la propriété mobilière ne fait pas ici obstacle à


l’accueil de l’institution étrangère. A la vérité, cette capacité d’absorption
pouvait déjà s’observer avec les arrêts relatifs aux sûretés mobilières

                                                        
76
Mourmansk State Technical University, Université Technique d'Etat de Mourmansk
 

 
 
  81 

conventionnelles. Il y a donc bien confirmation que le désaccord technique


est loin d’imposer le verrouillage de l’ordre juridique français. Mais il faut
noter aussi que dans cette affaire du Sedov, la politique de défense du
crédit par la protection des tiers n’était pas concernée : c’est lorsque le ou
les créanciers du possesseur du bien en France prétendent exercer leurs
droits sur celui-ci que cette politique développe ses contraintes ; en
l’occurrence, le navire était immatriculé et géré par l’Université de
Mourmansk, qui en était le possesseur et il n’y avait donc pas lieu
d’opposer à la Compagnie Noga, créancière de la Fédération de Russie,
des dispositions du droit français arbitrant les rapports entre l’Université,
ses propres créanciers éventuels et les tiers.

Enfin, il convient d’ajouter que dans les cas où le droit français, par
exception – ordre public, loi de police ou autre –, fait obstacle au droit qui a
pu être acquis à l’étranger, le moment d’intervention ne se situe pas,
comme la jurisprudence Kantoor de Maas-Société DIAC voudrait le faire
croire, en amont du fonctionnement de la règle de conflit, au stade du choix
de celle-ci, avant sa mise en œuvre, mais en aval lorsque les prérogatives
conférées par la loi étrangère se révèlent dangereuses pour les tiers en
France.
 

 
 
  82 

III. – Le trust.

Il faut bien s’y arrêter – tant la réputation est solidement faite à cette
institution d’être exorbitante et réfractaire à l’analyse civiliste. Cette
réputation est bien méritée, si effectivement il faut se placer au point de vue
de l’analyse civiliste. Mais, rien n’assure que ce point de vue, lorsqu’il s’agit
du choix de la règle de conflit et donc lorsqu’il s’agit de la qualification, soit
suffisant et pleinement adéquat : la qualification repose sur l’analyse de
l’institution sur laquelle s’est modelée la situation qui a donné lieu au projet
ou question de droit, mais elle repose sur l’analyse comme le pied de
l’athlète repose sur le tremplin afin de mieux s’élever et d’accéder au
niveau du jugement synthétique.

Cette question du trust n’appellera pas pourtant de trop longs


développements car elle a d’ores et déjà été étudié avec soin et méthode
par Mme Sara GODECHOT-PATRIS, aujourd’hui professeur à l’Université de
Tours, lorsqu’elle rédigeait sa thèse de doctorat sous la direction du
Professeur LEQUETTE : L’articulation du trust et du droit des successions77. Le
titre est modeste et paraitrait en dessous des ambitions que développe la
thèse ; en réalité, l’articulation dont il est question, c’est-à-dire l’insertion
du procédé technique du trust dans le mécanisme du règlement d’une
succession internationale géré par le droit français, n’est conçu que comme
une illustration concrète de la question beaucoup plus générale de l’accueil
de l’institution exorbitante dans le système de règlement de conflit. La
thèse aurait pu s’intituler : le règlement français des conflits de lois (en
matière de succession) à l’épreuve du trust anglo-américian78. Sans doute
est-il possible de trouver aussi à redire sur un tel titre, mais ce n’est pas
l’auteur des présents propos d’engager la critique de cette approche
relativement concrète de problèmes fondamentaux et particulièrement
                                                        
77
S. GODECHOT, L’articulation du trust et du droit des successions, thèse Paris II, 2002, éd. Panthéon-Assas,
préface Y. Lequette, Paris 2004
78
Comp. Les conflits de qualifications à l’épreuve de la donation entre époux, thèse Paris II 1974, éd Dalloz
1977 préface H. Batiffol
 

 
 
  83 

abstraits du droit des conflits – en l’occurrence, qualification, ordre public,


substitution, adaptation, etc. Et comme cette approche exploite un massif
jurisprudentiel assez riche don telle fait une analyse critique approfondie, il
n’y aurait ici rien à ajouter à ce travail ; il suffirait d’y renvoyer.

Mais ce serait laisser croire qu’il n’y a qu’à approuver les positions que
l’auteur établit dans sa thèse. Or cette approbation ne va pas sans quelques
nuances.

Le choix du thème et de l’institution était tout à fait pertinent. Le trust anglo-


américain se joue des catégories et concepts de la tradition romano-
germanique à laquelle appartient le droit international privé français. La
simple description de l’institution en termes de droit français s’avère d’une
extraordinaire difficulté.

La Conférence de droit international privé de La Haye s’y est essayé, à


propos des seuls trusts exprès, c’est-à-dire créés volontairement , par le
moyen d’une déclaration de volonté (consignée dans un écrit et) tendant à
placer certains biens dans la configuration qu’on dénomme trust. En effet, il
y a des trusts volontaires ou exprès, et il y a aussi des trusts légaux
(statutory trusts) et des trusts judiciaires (constructive trusts, et peut-être
resulting trusts encore que la création de ceux-ci soit imputée par les juges
à l’intention présumée des particuliers79) : il y a donc une pluralité de
sources possible pour un agencement technique constant. La Conférence
de La Haye, comme le révèle l’article 3 de la Convention du 1er juillet 1985
relative à la loi applicable au trust et à sa reconnaissance ne s’applique
qu’aux trusts crées volontairement, qu’elle définit (art. 2) en pas moins
d’une quinzaine de lignes comme les complexe des

« relations juridiques créées par une personne, le constituant – par acte


entre vifs ou à cause de mort – lorsque les biens ont été placés sous le
contrôle d’un trustee dans l’intérêt d’un bénéficiaire ou dans un but
déterminé.
Le trust présente les caractéristiques suivantes :
                                                        
79
Le resulting trust pourrait donc n’être pas un trust créé par la juge, mais bien par la volonté privée,
cependant comme celle-ci n’est pas exprimée dans un écrit, la convention ne s’y applique pas
 

 
 
  84 

a) les biens du trust constituent une masse distincte et ne font pas partie du
patrimoine du trustee ;
b) le titre relatif aux biens du trust est établi an nom du trustee ou d’une autre
personne pour le compte du trustee ;
c) le trustee est investi du pouvoir et chargé de l’obligation, dont il doit
rendre compte, d’administrer, de gérer ou de disposer des biens selon les
termes du trust et les règles particulières imposées au trustee par la loi.
Le fait que le constituant conserve certaines prérogatives ou que le trustee
possède certains droits en qualité de bénéficiaire ne s’oppose pas
nécessairement à l’existence d’un trust »80.
Mais pour être à peu près complet dans l’effort de présentation ; il faut aussi
mentionner l’article 4 de la convention qui précise que celle-ci « ne
s’applique pas à des questions préliminaires relatives à la validité des
testaments ou d’autres actes juridiques par lesquels des biens sont
transférés au trustee ». C’est dire d’une certaine façon qu’il ne faut pas
confondre l’acte par lequel un trust est créé et le trust lui-même ; de fait, le
trust est une figure juridique d’exploitation des utilités d’un bien ou d’un
ensemble d’actifs, ce n’est pas en lui-même l’acte qui le met en place.
L’institution d’un trust est en quelque sorte un phénomène parasitaire ; le
trust se greffe sur un transfert de propriété convenu avec le trustee ou
encore sur un testament attribuant les biens en trust à un légataire qui
devient trustee. L’acte juridique qui sert de support au trust est ainsi soumis
à ses propres règles ; il a un régime distinct qui ne relève donc pas de la
convention de 1985, bien qu’au bout du compte il puisse peser sur la
réalisation du trust ; par exemple, si par extraordinaire la loi applicable à la
forme du testament (Convention de la Haye du 5 octobre 1961) annule
celui-ci ou bien si la loi applicable au fond à la dévolution testamentaire qui
régit la disposition de dernière volonté est réfractaire à la création de ce
complexe de relations juridiques caractéristiques de l’institution.

                                                        
80
« legal relationships created – inter vivos or on death – by a person, the settlor, when assets have been
placed under the control of a trustee for the benefit of a beneficiary or for a specified purpose.
A trust has the following characteristics
a) the assets constitute a separate fund and are not a part of the trustee’s own estate ;
b) title to trust assets stands in the name of the trustee or in the name of another person on behalf of the
trustee ;
c) the trustee has the power and the duty, in respect of which he is accountable, to manage, employ or
dispose of the assets in accordance with the terms of the trust and the special duties imposed upon him
by law.
The reservation by the settlor of certain rights and powers, and the fact that the trustee may himself have
rights as a beneficiary, are not necessarily inconsistent with the existence of a trust ».
 

 
 
  85 

La qualification impossible de l’institution (considérée en bloc). Ce


complexe de relations juridiques caractéristiques du trust soulève une
difficulté qui n’est pas purement théorique, mais est peut-être d’abord
pratique. C’est qu’à la différence de ce que proposent les exemples relatifs
aux sûretés mobilières, les prérogatives dont l’exercice est réclamé sur le
bien litigieux en application du trust ne correspondent pas à celles que les
droits de la tradition romano-germanique définissent et répartissent entre
les divers intéressés. Avec les sûretés, il était question de propriété, de
droit de préférence, de droit de suite etc. et seul variait le type de
distribution des prérogatives et l’ordre de leur exercice entre le créancier
et le débiteur, leurs ayants droit respectifs et les tiers. Le jeu ou la
combinaison n’obéissait pas au même schéma mais les éléments du jeu ou
de la combinaison étaient les mêmes. La communauté de droit n’était
rompue qu’au niveau de la structure de la sûreté, elle subsistait au niveau
des composantes du mécanisme. Avec le trust, la structure est différente,
mais encore les éléments sont différents ; ni l’une, ni les autres ne figurent
au catalogue de la tradition romano-germanique.

De la différence de structure, Mme GODECHOT-PATRIS conclut à


l’impossibilité d’intégrer le trust dans les catégories du droit international
privé français. Cette conclusion est, me semble-t-il, tout à fait exacte.
Pourtant cela n’a pas empêché les tribunaux français à de multiples reprises
d’assurer l’accueil de cette institution vraiment exorbitante, sur le plan
technique, par le système français de solution des conflits de lois. De
même, dans l’affaire du voilier Sedov, il est apparu que la figure singulière
du « droit de gestion opérationnel » pouvait être prise en charge par le
droit international privé français, en dépit du fait que les prérogatives de la
Fédération de Russie ne trouvaient pas dans le code civil français un exact
équivalent. En fait, si elle est incontestable en elle-même, la constatation de
l’impossibilité de qualifier le trust au moyen des catégories du for ne
semble être inhibitoire pour le droit international privé que si l’institution
est considérée en bloc, comme un tout, une figure aux éléments
 

 
 
  86 

indissociables se conditionnant mutuellement de manière si stricte qu’il est


impossible de concevoir l’un sans les autres.

Le dépeçage entre dénaturation et déguisement. Mme GODECHOT-PATRIS


a parfaitement discerné cela et c’est précisément ce qui la porte à
reprocher aux décisions françaises qui ont prononcé sur des situations
mettant en cause un trust, de l’avoir soumis à un dépeçage qui conduisait,
lui est-il apparu, à qualifier distinctement, isolé de l’ensemble, l’élément ou
les quelques éléments de l’institution sur lesquels roulait le contentieux
soumis au juge. Pareil reproche dénonce une dénaturation de l’institution. Il
est vrai que le trust n’est pas un mandat, que le trust n’est pas une
stipulation pour autrui, que le trust n’est pas une substitution
fidéicommissaire, qu’il n’est pas un contrat , ni une disposition
testamentaire, etc…. Et ce serait effectivement travestir la réalité que de
s’en tenir à ces qualifications - qui ne traduisent pas l’institution et qui ne
sauraient trouver leur explication que dans le résultat auquel elles
permettaient d’aboutir respectivement sur le plan de la désignation de la loi
applicable, sur le plan du choix de la règle de conflit. Ce n’est qu’habillage
ou, pour le dire moins révérencieusement, déguisement. Lorsque le juges
s’aventurent sur ces voies, en réalité ils veulent donner à leur solution une
motivation qui légitime soit l’admission, soit le refus de l’exercice du droit
qui est contesté dans le litige dont ils sont saisis et qu’on prétend déduire
d’un trust. Ils ne sont pas saisis à proprement parler du trust lui-même, de
l’institution elle-même ; ils sont saisis de l’un de ses effets et s’ils le
rapportent à une institution connue de la loi du for, c’est pour appliquer le
droit que désigne dans le cas d’espèce la règle de conflit dans la catégorie
de laquelle peut entrer le mandat, ou la substitution fidéicommissaire, ou la
stipulation pour autrui, etc. Pour arriver à la solution quant à l’effet
recherché que peut procurer, par exemple, l’application de la loi anglaise
ou américaine sous l’empire de laquelle le trust a été constitué, ce trust
deviendra une libéralité à cause de mort en raison du dernier domicile du
constituant overseas ou, dans une autre configuration de la situation, un
contrat en raison du choix opéré par le constituant…Il faut rendre justice
 

 
 
  87 

aux facultés d’analyse de l’auteur grâce auxquelles elle peut détecter très
exactement l’artifice et constater avec justesse que la qualification dans ces
hypothèses était essentiellement verbale, que le juge cherchait dans le
glossaire de la langue juridique française un terme qui permît
d’appréhender la question de droit posée et qui permît aussi de motiver la
réponse qu’il apportait. Il y a une part de rhétorique, imposée ici par
l’obligation de motivation, laquelle est au fond une obligation de dire les
raisons qui fondent la solution ; pour dire, il faut des mots, il faut un lexique
partagé avec les destinataires de la motivation…

 L’arrêt de Ganay. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris prononcé le 10

janvier 1970, dans la nouvelle affaire de Ganay 81


propose une illustration
remarquable de ces jeux :

La princesse de Hénin, née Charlotte de Ganay a conclu à Paris rue Saint


Florentin en 1926 un contrat aux termes duquel elle transférait à la
Pennsylvania Company for Insurances un portefeuille de valeurs mobilières
déposées aux Etats-Unis, en contrepartie de la somme de $1, à charge pour
cette société d’administrer ledit portefeuille et de verser le revenu à la
princesse elle-même sa vie durant et de remettre le capital et ses
accroissements éventuels à certains de ses parents dûment désignés dans
l’acte. Un trust avait ainsi été greffé sur la vente (à prix symbolique) des
actions ; à vrai dire il s’agissait d’un double trust, inter vivos pour autant
qu’il prévoyait le droit de la princesse à recevoir les revenus nets tant
qu’elle serait en vie, et mortis causa en tant qu’il prévoyait la remise du
capital à certains bénéficiaires au jour du décès. Au demeurant, la
princesse s’était réservée la faculté de modifier à tout moment la
désignation des bénéficiaires du capital. Elle exerça cette faculté en 1934,
sans d’ailleurs prendre garde d’en informer la Pennsylvania Company.
Ultérieurement, en 1942, elle rédigea un testament par lequel elle déclarait
révoquer toutes les dispositions antérieures et instituer légataires
universels tous ses neveux et petits neveux, en imposant le respect des
règles de la représentation successorale ; sur quoi, elle mourut en 1943 à
Paris où elle était domiciliée. En l’état de ces actes, certaines difficultés
étaient à prévoir et notamment il était permis de s’interroger sur le point
de savoir si le testament de 1942 avait ou non révoqué les attributions
mortis causa et spécialement la désignation du bénéficiaire substitué en
1934 à ceux qui avaient été initialement indiqués. Pour résoudre ces
difficultés, les neveux et petits-neveux y compris ceux qui étaient appelés
à recueillir les biens mis en trust conclurent un arrangement de famille, qui
fut exécuté en ce qui concerne les biens mobiliers et immobiliers déposés
ou existant en France. Cependant, une des petites-nièces de la princesse
                                                        
81
Paris, 10 janvier 1970, de Ganay, Rev. crit., 1971. 518, note Droz, JDI 1973. 207, note Loussourarn, D.
1972. 122, note Ph. Malaurie.
 

 
 
  88 

contesta la validité « règlement de famille », auquel elle prétendit n’avoir


pas librement consenti ; elle demanda en outre que le trust soit déclaré nul
pour contrariété aux dispositions impératives du droit français des biens
comme du droit français des libéralités, subsidiairement qu’il soit déclaré
révoqué par le testament de 1942. La loi française était applicable au statut
des biens déposés ou situés en France et à leur dévolution dans le cadre
de la succession aux meubles, en tant que loi du dernier domicile, et dans
le cadre de la succession aux immeubles, en tant que lex rei sitae.

La Cour de Paris jugea que rien n’établissait que le consentement de Mme


Courtois, née Irène de Ganay, au contrat de règlement de famille n’avait
pas été librement donné et qu’en conséquence cet acte devait être tenu
pour valable et efficace.

Surtout la Cour jugea que le trust était valable. C’est ce qui importe ici.

La question de la qualification. Il était prétendu qu’

« au regard de [la loi française régissant la succession mobilière], dame de Hénin


ne pouvait valablement disposer de ses biens par le moyen d’un trust, cette
institution se caractérisant par un « éclatement » du droit de propriété entrainant la
constitution de droits réels inconnus en droit français et ayant pour effet de réaliser
une disposition à cause de mort étrangère aux modes de disposition prévus par ce
droit »

L’argument, on le voit, envisageait l’institution, non pas en bloc, dans son


ensemble pour la qualifier, mais dans l’incidence particulière qu’elle
pourrait avoir sur la mise en œuvre de la loi successorale française :
l’incompatibilité technique attestée par l’ « éclatement du droit de
propriété » (qui conférerait aux bénéficiaires des droits que n’attribueraient
pas les règles du droit successoral français) comme par la contrariété aux
articles 893 et suivants du code civil de l’époque (qui n’offraient le choix
qu’entre deux modes de disposition, la donation entre vifs et le testament,
effectués dans les formes définies par ledit code). En réalité, la question de
droit posée, sans doute de façon un peu maladroite82, par les appelants ne
demandait pas que l’institution fût qualifiée dans son ensemble – ce qui
n’aurait pu se réaliser avec les catégories françaises qu’au prix d’une
dénaturation ; la question de droit posée alléguait de manière plutôt
implicite que le trust était valable mais que ne pouvait y être attachés des
effets successoraux conformes à ceux que prévoit la loi française régissant

                                                        
82
D’après les termes de l’arrêt il semble que les appelants souhaitaient profiter du caractère inconnu du
trust et précisément de la difficulté de le qualifier dans son ensemble, alors qu’ils soutenaient, à bon
escient, une qualification successorale.
 

 
 
  89 

en l’espèce la succession mobilière. Seule cette question de droit pouvait


demander à être qualifiée, mais comme telle elle ne devait pas soulever
beaucoup plus de difficulté que la question de savoir si une institution
contractuelle ou un contrat successoral est susceptible de produire ses
effets lorsque la dévolution de la succession est régie par une loi qui
l’ignore. D’ailleurs, pourquoi ici la difficulté de qualification aurait-elle été
plus grande ou autre que celle qu’aurait pu soulever le droit de gestion
opérationnelle dans l’affaire du Sedov ?

Retour sur le Sedov et d’autres. Dans l’affaire du Sedov nul ne doutait que
les droits de l’Université de Mourmansk relevaient de la loi russe ; seul
embarrassait le problème de l’incidence exacte de ce droit de gestion
opérationnelle sur le droit de gage des créanciers de la Fédération de
Russie : la Compagnie Noga pouvait-elle saisir le voilier ?

Dans les affaires Kantoor de Maas et Société DIAC, la Cour de cassation avait
choisi de se placer sur le terrain de la validité de la clause conférant la
sûreté et, ayant retenu l’application de la loi française du lieu de situation,
elle avait ainsi de manière quasi expresse jugé que la sûreté globalement
considérée entrait dans la catégorie du statut réel. Mais on sait que cette
qualification était commandée par la volonté de fonder (non pas la nullité,
mais) l’inopposabilité de la sûreté étrangère aux créanciers du possesseur
du bien en France. Seulement pour refouler aux frontières les droits issus
de la sûreté allemande, la Cour de cassation a cru devoir balancer le pavé
de l’ours et, pratiquent un a fortiori, s’en prendre à la validité de l’acte :
quod nullum est, nullum effectum producit. En l’espèce, la Cour de Paris va
qualifier l’institution de manière tout aussi tendancieuse, mais
apparemment dans le dessein inverse d’assurer la pleine efficacité en
France de l’acte passé sous la loi américaine.

La qualification contrat et l’extension de la validité. A cette fin, la cour


refuse la qualification successorale qui était pourtant assez évidente
s’agissant de la portée successorale de la désignation des bénéficiaires du
trust au décès du constituant. La cour préfère fonder sa qualification sur le
 

 
 
  90 

support du trust qui était le contrat passé entre dame de Hénin et la


Pennsylvania Company, car nul ne pouvait douter qu’il s’agissait d’un contrat
et, comme un contrat est soumis à la loi sous l’empire de laquelle les parties
l’ont localisé, elle pouvait en l’occurrence, atteindre par ce détour la loi
américaine de Pennsylvanie qui, bien sûr, validait l’opération. Il suffisait
alors de considérer que cette validité du contrat s’étendait à l’ensemble de
l’opération, y compris la constitution du trust mortis causa. C’est bien ce que
fait la Cour de Paris.

Dans sa note à la Revue critique 1972, p. 530, DROZ approuve la solution aux
motifs que la réalisation de l’attribution mortis causa au bénéficiaire selon la
volonté du settlor incombe au trustee et qu’il n’est pas possible de négliger
la position ce celui-ci à cet égard, laquelle procède du contrat. Or, plaide le
commentateur, ce serait négliger cette position du trustee, en aggravant ou
même seulement en altérant les engagements qu’il a pris, si on appliquait à
leur exécution une autre loi que celle sous l’autorité de laquelle les parties
ont placé leur contrat. L’argument est faible : en acceptant le trust et les
fonctions qui lui étaient proposées, le trustee a dû ou aurait dû envisager
(spécialement s’il est, comme en l’espèce, un professionnel du trust) les
diverses éventualités susceptibles d’influer sur la nature et l’étendue de ses
charges et il n’a pas ou n’aurait pas dû négliger les risques inhérents à la
constitution d’un trust mortis causa, révocable ou modifiable ad libitum par
le constituant qui ne lui pas promis de ne jamais changer de domicile83. La
démonstration de Droz ne peut donc absoudre la Cour de Paris du « péché
d’amalgame » (si c’en est un) ni de sa pratique de la « qualification
fonctionnelle » qui en l’occurrence lui permettait de fourrer le contrat d’un
trust mortis causa, alors qu’on se trouvait certainement dans un cas où le
dépeçage était on ne peut plus légitime, quoi qu’en pense Mme GODECHOT.

                                                        
83
Il faut d’ailleurs remarquer qu’en l’espèce d’une part la dame de Hénin était toujours domiciliée à
Paris au moment de son décès comme elle l’était au moment de la constitution du trust, d’autre part que
la Pennsylvania Company n’a pas été troublée dans sa gestion du trust par la modification de la
désignation des bénéficiaires survenue en 1934, puisque celle-ci ne lui avait pas été signifiée et qu’elle
ne semble avoir été davantage perturbée par la régularisation de cette modification opérée la Orphans
Court de Philadelphie en 1948.
 

 
 
  91 

Contrôle de l’ordre public international : démembrement de la propriété.


Au demeurant, la Cour de Paris après avoir ainsi étendu au trust la validité
du contrat était bien consciente de n’avoir pas répondu au fond au moyen
que les appelants tiraient de l’incompatibilité technique entre les droits
résultant du trust et le droit français des successions. Aussi bien, anticipant
la démarche de la Cour de Rennes dans l’affaire du Sedov, elle soumet les
droits acquis selon la loi américaine au contrôle de l’ordre public
international français. Elle aurait pu s’éviter cette tâche si, comme le
proposaient les appelants, elle avait retenu la qualification successorale ;
mais naturellement pareil choix l’aurait conduite aussitôt à la loi française
des successions et son rejet de s particularité s techniques du trust. En
passant par l’ordre public il était plus facile de tempérer l’hostilité du droit
français spécialement en déployant l’ombrelle de l’ordre public atténué :

« il importe peu que ce contrat ait eu pour effet entre la constituante et le trustee un
démembrement de propriété admis par la loi américaine mais inconnu en droit
français dès lors que les biens affectés par ce démembrement étaient situés en
Amérique et que l’exécution du contrat devait se poursuivre dans ce pays […] »

Cette réponse n’est pas inappropriée et les appelants reçoivent la monnaie


de leur pièce : le démembrement qu’ils invoquaient est réalisé par le trust,
qui double le droit de propriété at law du trustee d’un equitable interest au
profit du cestui . Mais ce « dédoublement » ou redoublement ou plutôt cette
superposition cesse lorsque le trust s’éteint, ce qui en l’espèce devait se
produire, selon l’acte de constitution, en suite du décès du constituant par
la remise du capital aux bénéficiaires ; à ce moment-là la propriété se
consolide at law sur la tête des attributaires désignés. La loi française
n’avait pas à souffrir à aucun moment sur ce point dès lorsque les biens
étaient situés aux Etats Unis et même, aurait-elle été considérée comme loi
successorale, elle était indemne dès lors que les attributaires percevaient
des droits entiers sur les actions.

Le contrôle de l’ordre public : révocabilité. Mais l’arrêt poursuit en


abordant la question de la contrariété à l’ordre public de la révocabilité de
la désignation des bénéficiaire ; l’argument tiré de cette révocabilité aurait
été pertinent au regard des restrictions formulées par l’ancien article 893 ;
 

 
 
  92 

mais celui-ci n’étant pas, selon la cour, applicable à titre de loi


successorale, n’avait pas à intervenir ici. De sorte que l’obstacle n’a pas à
être affronté et que la cour peut affirmer qu’elle

« n’a pas, en l’espèce, à rechercher si les droits des bénéficiaires sont nés dans
des conditions compatibles avec l’ordre public français, mais seulement si ces
droits, nés sous l’empire de la loi étrangère compétente, sont eux-mêmes
compatibles avec cet ordre public ; au surplus les exigences de l’ordre public
français en la matière ne sauraient être tenues pour impérieuses puisque notre
droit admet la révocabilité de certaines libéralités, notamment celles qui résultent
des stipulations pour autrui et, en particulier, des assurances sur la vie »

Un pareil résultat n’aurait pu être atteint si la question avait été soumise


directement, par la règle de conflit successorale, aux dispositions du droit
français des successions, le trust mortis causa de l’espèce n’entrant pas
dans le cadre des exceptions de libre-révocabilité mentionnées ou omises
par la Cour. Il était dès lors nécessaire d’éviter la voie successorale et
d’emprunter la voie contractuelle que l’ordre public ne pouvait couper.

Contrôle de l’ordre public : réserve héréditaire. La cour prolonge


l’examen de la conformité à l’ordre public international français en
évoquant la réserve héréditaire ; mais c’est pour constater que le problème
ne se pose pas « Mme de Hénin étant décédée sans laisser d’héritiers
réservataires. » L’observation est parfaitement exacte et que pourrait-on
contre un pareil motif ? Pourtant, si le bien fondé n’en est pas discutable, le
besoin qu’a éprouvé la cour de le formuler traduit une espèce d’inquiétude
ou d’incertitude. Dans quels cas un contrat peut-il porter « atteinte aux
règles d’ordre public relatives à la réserve héréditaire » ? N’est-ce pas tout
simplement lorsque le contrat renferme une libéralité ? Une libéralité
consentie à cause mort et librement révocable échappe-t-elle à la
qualification successorale ?

Il y avait donc bien un tour de passe-passe dans cette qualification contrat.

Une fois de plus la jurisprudence joue de la qualification.

Il faut croire que les catégories sont souples, ce qui n’étonne pas s’il est vrai
que le système de catégories est « le produit de l’expérience juridique et
 

 
 
  93 

[qu’il] a dû accueillir au fur et à mesure de l’évolution de la vie sociale et de


l’apparition de besoins nouveaux, des modifications et des innovations qui
n’ont pas toujours éliminé les élément primitifs sans pourtant se coordonner
spontanément avec ceux-ci… ». Le droit n’est pas mathématique, ni
mécanique contrairement à ce que suggérait NIBOYET. La jurisprudence en
profite.

Ainsi s’agissant des décisions relatives aux sûretés réelles mobilières, elle
n’hésite pas à procéder une qualification globale de l’opération, dans son
ensemble, qualification statut réel, qui permet d’aboutir à la loi française
prohibitive des pactes commissoires et en principe à une nullité qu’il lui
faut aussitôt convertir en inopposabilité, ce qui est bien suffisant dès lors
que la question de droit à résoudre est limitée à l’exercice d’un droit de
préférence. La qualification tendancieuse déporte les problèmes vers l’aval
et contraint ici à malmener la loi française qui ne reçoit pas l’application
que ses termes promettent.

Ainsi avec le trust, lui aussi qualifié dans son ensemble, mais cette fois pour
déboucher sur une loi étrangère permissive, complétée par un contrôle de
l’ordre public. Derechef la qualification tendancieuse n’empêche pas le
déport des problèmes vers l’aval.

[Section II. L’aval ou l’institution exorbitante face à la loi applicable.

§1er. – Procédés de coordination matérielle

A. La substitution

Zieseniss, Civ. 1re 20 février 1996, Rev. crit. 1996. 692, note Droz, chron. Y.
Lequette au D. 1996, doctr. 231

Eckensberger, Paris, 26 juin 1981, Rev. crit. 1982. 537, note B. Ancel, Cass.
civ. 1re, 22 avril 1981 et Cass. civ. 1re, 15 février 1983, Rev. crit. 1983, 645,
note B. Ancel

B. L’adaptation
 

 
 
  94 

Le régime matrimonial du polygame

Le conjoint survivant

§2. – Le refus de coordination matérielle : l’ordre public… ]


 

 
 
  95 

Chapitre II. – Le droit acquis à l’étranger

L’expression droit acquis à l’étranger fait référence à l’hypothèse où la


situation juridique qu’on entend faire valoir dans l’ordre du for s’est
constituée dans un ordre distinct - où un ensemble de circonstances s’est
produit auquel une règle de droit a attaché une série d’effets, dont il s’agit
d’obtenir la sanction ou la consécration dans l’ordre du for (appelé aussi,
par synecdoque, l’ordre requis, voire l’ordre d’accueil).

Cette expression a connu une belle fortune dans la doctrine


internationalprivatiste française avec NIBOYET et avant lui son maître PILLET,
et aussi avec le Comte de VAREILLES-SOMMIERES. Elle provient du droit des
conflit dans le temps : jus quaesitum, jura quaesita, il y a droits acquis en
droit interne, au sein d’un seul et même ordre juridique, lorsqu’une loi, au
temps où elle était en vigueur, avant son abrogation, a attribué à la réunion
des conditions qu’elle posait les conséquences qu’elle prévoyait ; ces
conséquences ou effets de droit ou sanction ou encore tout simplement,
droits pour le bénéficiaire de l’application de la règle, sont acquis dans leur
principe en ce sens qu’une la loi nouvelle qui aurait durci les conditions
d’acquisition resterait sans prise sur leur création et ne compromettrait pas
leur survie ; la loi nouvelle ne rétroagit pas, elle ne s’applique que pour
l’avenir. Les auteurs à l’instant cités tenaient pour leur part que si une loi
étrangère s’était ainsi appliquée pour conférer un droit et qu’après
l’acquisition de ce droit, il s’agissait non pas d’en disputer la validité dans
l’ordre du for mais d’en tirer des conséquences ou de lui faire produire
effet, il convenait ici d’enregistrer le fait de cette acquisition à l’étranger.
Un maçon italien immigré en France retourne en Italie pour y épouser une
fille de son village, puis revient en France ; après avoir rejoint le domicile
conjugal en France, la femme y aura un droit acquis à la qualité d’épouse
résultant de l’application de la loi italienne : elle pourra se prévaloir de
cette qualité pour bénéficier de l’extension de la protection sociale au
 

 
 
  96 

conjoint et cette qualité d’épouse pourra aussi, lorsqu’elle aura contracté


une dette ménagère, être invoquée pour diriger les poursuites contre son
mari. La difficulté que rencontrait PILLET par exemple tenait à ce qu’il y avait
des maçons italiens ou autres qui allaient se marier à l’étranger dans un
pays qui n’était pas forcément le leur et sans toujours épouser des filles de
leur village, mais bien quelquefois des filles ressortissantes d’un pays tiers
et à ce moment là, si le mariage ainsi célébré n’était valable qu’au regard
de l’un des ordres juridiques des divers pays concernés, il était permis de
s’interroger sur celui de ces ordres juridiques auquel il convenait de se
fier ; cette question réintroduisait le problème de la loi applicable. C’était là
une difficulté que SAVIGNY avait déjà stigmatisée lorsqu’il observait que
pour déterminer s’il y avait un droit acquis il fallait identifier l’ordre
juridique qui avait pu le faire acquérir84. Il ne suffisait pas de se conformer à
une loi quelconque, il fallait se conformer à la loi compétente.

La filière hollandaise. - Cette objection n’avait pas empêché le


développement de la doctrine des droits acquis. Elle a prospéré en
Angleterre avec A. V. DICEY, aux Etats Unis avec J. BEALE, l’un et l’autre
lointains héritiers de J. STORY. Mais il faudrait remonter plus haut encore
dans la filière et retrouver ainsi la doctrine hollandaise du XVIIe siècle pour
laquelle la question du conflit de lois ou de la loi applicable s’intégrait sans
heurt dans la machinerie de la reconnaissance des droits acquis à
l’étranger.

Il suffit de rappeler ici les trois axiomes de HUBER85 :

- 1. Les lois de chaque Etat ont autorité dans les limites de son territoire et
obligent tous ses sujets, mais pas au-delà ;
- 2. Sont réputés sujets d’un Etat tous ceux qui se trouvent à l’intérieur de ses
frontières, qu’ils y demeurent à titre permanent ou à titre temporaire ;

                                                        
84
F.K. Savigny, Traité de droit romain, trad. Guenoux, 2e éd. Paris 1860, repr. Ed. Panthéon-Assas, 2002,
av.-propos H. Synvet, §361 – 5, p. 131 : « Ce n’est là qu’une pétition de principe ; car pour reconnaître si
des droits sont bien acquis, il faut tout d’abord savoir d’après quel droit local nous devons juger de leur
acquisition ».
85
U. HUBER, Praelectiones juris Romani et hodierni, Franeker, 1689, devenues Praelectiones juris civilis
dans l'édition de Leipzig de 1707, De conflictu legum, n. 2 , V. trad. fr., B. ANCEL et H. MUIR WATT, « Du
conflit des lois différentes dans des Etats différents », Mélanges J. Héron, Paris , p. 1 et s.
 

 
 
  97 

- 3. Les autorités des Etats, par courtoisie, font en sorte que les lois de chaque
peuple, après avoir été appliquées dans les limites de son territoire,
conservent leur effet en tout lieu, sous la réserve que ni les autres Etas, ni leurs
sujets n'en subissent aucune atteinte dans leur pouvoir et dans leur droit.
La question de la loi applicable reste enfouie dans le principe de
territorialité fondé sur une certaine conception de la souveraineté des
ordres juridiques.

En bref, le premier axiome nous dit que chaque ordre juridique est
exclusivement maître de la teneur et de l’application du droit sur son
territoire et qu’il est dénué de toute compétence normative sur ce qui se
passe hors de son territoire. Le deuxième axiome traduit en termes de
compétence – ou, dans une langue plus philosophique, en termes
d’impératif – cette souveraineté à l’égard des personnes : l’ordre juridique
local est compétent pour gouverner la conduite de toute personne se
trouvant sur son territoire, qu’elle y demeure pour y avoir fixé son domicile
ou qu’elle n’y soit qu’en villégiature ou simplement en transit.

Après cette délimitation du cercle des assujettis par application du critère


de la présence sur le territoire, le troisième axiome introduit le facteur-
temps en affirmant que l’exercice que chaque ordre juridique a fait de sa
compétence dans les limites de celle-ci (par exemple, en célébrant par l’un
de ses officiers de l’état civil sur son territoire un mariage entre personnes
présentes) est légitime et partant sera opposable à tous les autres ordres
juridiques au sein desquels il y aurait lieu de tirer des conséquences de cet
exercice (quoique mariée à l’étranger, la femme peut réclamer une
contribution aux charges du mariage à son mari qui s’est réfugié sur le
territoire du for). Le droit acquis à l’étranger est reconnu au for. Sous la
réserve toutefois de ne pas compromettre le pouvoir du for ni les droits des
tiers.

La réduction du conflit de lois. - Ce système de reconnaissance allège


considérablement la contrainte que rencontreront PILLET et d’autres avec la
question de la loi compétente. C’est qu’en effet lorsqu’il se demande si un
droit prétendument acquis à l’étranger a été valablement acquis, PILLET est
contraint de choisir dans une pluralité de critères de compétence parce que
 

 
 
  98 

le droit positif ne connaît pas un seul rattachement, mais une série de


rattachements affectés chacun à des matières différentes. Force lui est alors
de revenir à la question de conflit de lois. HUBER n’a pas ce problème ; la
territorialité de la souveraineté le dispense d’un pareil choix ; la
souveraineté lui indique le critère unique et prévient toute hésitation sur le
droit applicable. Il suffit pour chaque cas de rechercher où il est advenu.

La reconnaissance opère ici sur deux paramètres : un paramètre


géographique et un paramètre temporel ou chronologique que la formule de
HUBER met en relief lorsqu’elle vise « les lois de chaque Etat, après avoir été
appliquées dans les limites de son territoire… ». Si l’ordre juridique
compétent ratione territorii a conféré un droit, il serait illégitime de
remettre en cause par la suite ce droit devant les juridictions du for requis.

La cristallisation. - La simplicité du procédé ne garantit pas pleinement son


efficacité. Le paramètre temporel peut soulever des hésitations. HUBER dit :
avoir été appliquées. S’agit-il d’application par un juge ou au moins par un
organe d’application, une « autorité » (officier de l’état civil, greffier,
notaire, huissier, etc) ? Est qu’une application décidée par les parties ou
convenue entre elles, par exemple en matière de contrat ne serait pas une
application ? Il y a là un problème qui est important. Car ce qui rend
opposable le droit acquis ou la situation constituée, c’est qu’ils sont pris en
charge par l’ordre juridique compétent, celui du territoire. M. MAYER à ce
propos demande qu’il y ait eu cristallisation de la situation, le terme est
élégant et aussi éloquent : mais l’éloquence comme l’élégance séduisent
souvent et spécialement lorsqu’elles sont métaphoriques par la marge
d’interprétation que leur imprécision laisse à chacun. Cristallisation signifie
ici fixation par l’intervention d’une autorité, laquelle établit le lien entre
l’ordre juridique qui l’a commise et la situation.

Cette intervention, cette liaison se produisent comme toute action humaine


à un moment déterminé et ceci autorise le jeu du paramètre temporel. Mais
cette exigence de cristallisation, en tout cas ainsi conçue, est sur le plan
théorique difficilement explicable et elle réduit dans des proportions
 

 
 
  99 

importantes le champ de la reconnaissance ; sont exclues de ce champ


toutes les hypothèses où la constitution de la situation procède d’un acte
privé ou encore directement de la loi, sans le truchement d’un organe. Or la
reconnaissance est aujourd’hui présentée comme le canal pertinent
d’admission de l’institution exorbitante dans l’ordre du for.

De son côté, le paramètre géographique n’est pas aussi rudimentaire qu’il y


paraît. C’est un problème que de savoir sur quel territoire se forme une
situation ou, plus exactement de savoir ce qui permet de dire qu’une
situation s’est formée à l’étranger, en dehors de l’ordre juridique du for. Là
encore parce qu’elle fait de l’intervention d’une autorité l’élément décisif,
la cristallisation comme l’entend M. MAYER, peut aider puisque cette
intervention se situera autant dans l’espace que dans le temps. Mais faut-il,
pour cela aussi exclure, du champ de la reconnaissance toute situation qui
n’est pas reliée par une autorité à un ordre juridique ?

La reconnaissance de l’exorbitance. - Quoi qu’il en soit de ces hésitations,


qui deviennent aiguës dans le cas où la situation dont il est prétendu qu’elle
s’est constituée à l’étranger ne correspond pas à un modèle connu du for,
cette voie dite de la reconnaissance est recommandée pour le traitement
des droits acquis à l’étranger de la mise en œuvre d’une institution
exorbitante.

L’exemple serait ici fourni par le partenariat enregistré et autres


conjugalités exorbitantes, dont le PACS est la version française, mais qui se
décline en droit comparé en une multitude d’autres figures qui vont de la
simple convention de vie commune, une espèce de contrat de service
mutuel, au mariage, mais un mariage new look, qui n’est pas le mariage de
la tradition canonique récupéré par les systèmes de droit occidental,
puisqu’il peut unir de manière plus ou moins durable des personnes de
même sexe.

Cette union sans complémentarité des sexes est exorbitante par rapport au
droit civil français, qui ne connaît sur le mode unisexe qu’un partenariat -
communauté de vie conventionnelle. Néanmoins dès lors qu’un mariage
 

 
 
  100 

nouvelle formule, à la mode espagnole, par exemple, aurait été célébré en


Espagne par une autorité locale, il conviendrait de le reconnaître en
France, dans la mesure où il a été valablement contracté au regard du pays
de célébration. La reconnaissance permettrait de digérer l’exorbitance.

A vrai dire, la solution a sans doute quelque chose de magique qui fait
impression sur beaucoup d’esprits. Deux françaises qui se livreraient à
cette cérémonie espagnole sans rencontrer d’objection en Espagne où elles
ont résidé suffisamment longtemps pour se ménager l’accès auprès de
l’officier de l’état civil local seraient en France considérées comme mariées
l’une à l’autre, alors même que leur loi nationale commune leur interdit ce
genre de mariage. Puisque cela s’est passé à l’étranger sous la protection
du droit étranger, le pavillon couvre la marchandise et il n’y aurait rien à
redire la dessus en France, en dépit du fait que les mêmes personnes
n’auraient pu d’après les règles de conflit françaises régissant leur état et
capacité, obtenir le même résultat en France ou des autorités françaises à
l’étranger. Le droit acquis à l’étranger serait ainsi reconnu en France.

C’est d’ailleurs ce qu’enseignait Huber avec les illustrations de son


temps86 :

« 8. Le mariage aussi relève de ces règles. Régulier au lieu où il a été


contracté et célébré, il sera valable et aura effet en tout lieu, sous la même
réserve qu'il ne cause dommage à autrui et, est-il permis d'ajouter, que son
exemple ne fasse trop horreur - telle une union incestueuse de droit des
gens87 qui se contracterait au second degré et qu'il faudrait reconnaître
partout, ce qui peut difficilement être imaginé devenir usuel. En Frise, il y a
mariage lorsque l'homme et la femme consentent à s'épouser et se
comportent mutuellement comme époux, même si jamais ils ne sont unis
devant l'Eglise : en Hollande, ceci ne serait tenu pour mariage. Cependant,
sans aucun doute, les conjoints frisons jouiront en Hollande du statut
d'époux, qu'il s'agisse de dot, de donations, de la succession des enfants
etc88. De même, sera reconnu le mariage conclu au degré prohibé grâce à
une dispense papale par un Brabançon qui viendrait ensuite s'établir ici;

                                                        
86
HUBER, op. cit.
87
Jus gentium, l’expression est ici utilisée dans son sens originel ; il n’y avait à Rome qu’un seul justum
matrimonium, celui du jus civile accessible en principe aux seuls citoyens romains. Les unions
conjugales des non-citoyens relevaient des lois pérégrines, du droit étranger et elles étaient alors
conclues iure gentium. Huber imagine ici qu’une loi étrangère autorise l’union incestueuse.
88
Ce n'est pas entre droit frison et droit hollandais, mais entre droit écossais et droit anglais qu'à plus
d'un siècle de distance s'est jouée dans les mêmes termes pour connaître la même issue l'affaire du
mariage du cornette Dalrymple v. Dalrymple v. Dalrymple, (1811) 2 Hag. Con. 54, 161 ER 665.
 

 
 
  101 

toutefois, si un Frison allait en Brabant avec la fille de son frère pour l'y
épouser et revenait ici ensuite, l'union ne semble pas devoir être reconnue,
parce que de cette façon notre droit serait bafoué par les pires exemples;
et là-dessus importe l'observation suivante; il arrive souvent que des
jeunes gens encore sous curatelle désirant sceller leurs secrètes amours
par le mariage se rendent en Frise Orientale ou autres lieux où le
consentement au mariage des curateurs n'est pas exigé conformément aux
lois romaines, lesquelles sur cet article n'ont plus cours chez nous. Ils y
célèbrent le mariage et regagnent aussitôt leur Patrie89. Je suis d'avis que
cette manœuvre manifestement ne tend qu'à la ruine de notre droit et qu'en
conséquence nos juges ne sont pas tenus par le Droit des gens90 de
reconnaître pareilles noces et les réputer valables91; et de beaucoup il
vaut mieux affirmer que contreviennent au Droit des gens92 ceux qui, le
sachant et le voulant, offrent aux ressortissants d'un autre Etat de partager,
en raison de sa complaisance, un droit contraire aux lois de leur patrie ».
Ainsi sauf ordre public, si l’union est incestueuse par exemple, ou sauf
fraude à la loi dans le dernier cas envisagé, la reconnaissance de la
situation modelée sur une institution exorbitante s’impose.

Avec ce procédé de la reconnaissance des droits acquis, on serait libéré


des contraintes de la règle de conflit et, sauf les exceptions en aval à
l’instant mentionnées, on admettrait au for ce qui a été fait conformément
au droit étranger. Si ce qui a été fait à l’étranger ne correspond à aucune
institution connue du for, cela ne serait pas dirimant, parce que l’admission
au for ne dépend pas de la règle de conflit et donc échappe au filtrage – à
vrai dire intermittent et en tout cas le plus souvent très léger, lorsqu’il n’est
pas tendancieux – de la qualification93. Sans doute faut-il discerner assez
précisément les contours et l’identité de la situation constituée à l’étranger

                                                        
89
Gretna Green a donc pu trouver son modèle hors des Îles britanniques.
90
Cet appel au Droit des gens marque bien que la reconnaissance du droit acquis à l'étranger est une
obligation née de la dialectique des souverainetés pour l'Etat d'accueil dont il ne peut se libérer que
dans des cas exceptionnels où son identité est menacée.
91
A noter que Story s'oppose sur cette question à Huber en refusant la sanction de la fraude préférant,
en considération des enfants, un mariage frauduleux à un mariage nul mais consommé.
92
Intéressante tentative de normalisation de l'exception de Comitas : la réaction de rejet du for d'accueil
est légitimé par le manquement de l'Etat d'origine à ladite Comitas.
93 A propos d’une adoption-protection prononcée par un jugement malien (Paris, 4 juin 1998, Rev. crit.

1999. 108), Mme MUIR WATT donne sur ce point des explications qui pourraient, par généralisation et au
prix de quelques retouches de vocabulaire, être transposées à l’hypothèse de la reconnaissance des
situations constituées à l’étranger ; ainsi lorsqu’elle écrit (Rev. crit. préc. p. 116, n. 10-11) que « la
fonction de la reconnaissance s’épuise dans la constatation de l’aptitude de la décision [ : situation]
étrangère à produire un effet normatif quant aux points de droit qu’elle tranche [ : établit] sans préjuger
aucunement de la qualification de son contenu. C’est pourquoi il est indifférent, tout d’abord, que les
catégories du for ignorent l’institution étrangère qu’elle met en œuvre… L’objet propre du contentieux
de la régularité n’est pas de qualifier le contenu de la décision [ : situation] étrangère, car une telle
qualification ne prend son sens qu’en vue de la réalisation d’effets attachés à l’état de droit qu’elle
consacre, en vertu d’une règle distincte ».
 

 
 
  102 

– ne serait-ce que pour savoir si elle a été effectivement constituée et aussi,


le cas échéant, pour savoir si elle s’est cristallisée – mais, à cette fin, il n’y a
d’autre moyen que d’interroger la loi étrangère qui a fourni l’institution sur
le modèle de laquelle la situation est prétendument constituée. Si l’on veut
voir là, dans cette vérification, une opération de qualification, il s’agit
nécessairement d’une qualification lege causae, échappant dès lors au
système du for et aux restrictions qu’il pourrait imposer. L’exorbitance ne
peut donc d’elle-même former une entrave à la reconnaissance.

Cette doctrine des droits acquis est plus ancienne que l’Ecole hollandaise.
Celle-ci n’est que le développement d’un mode de gestion spécifique du
droit des conflits qui apparaît dès les origines de la discipline et qui
pourrait être appelé mode de gestion vertical de la pluralité des ordres
juridiques ; ce mode de gestion (on dirait assez volontiers aujourd’hui,
« cette méthode » comme on parle de la méthode de la reconnaissance)
s’oppose sur le plan historique comme sur le plan théorique au mode de
gestion horizontal, lui aussi apparu dès les origines de la discipline et qui a
dominé et sans doute dominera encore longtemps la matière en dépit de
contestations épisodiques –à l’échelle des siècles.

Il convient de jeter un coup d’œil sur ces deux approches avant d’examiner
le sort que leur réserve aujourd’hui la jurisprudence confrontée aux
institutions exorbitantes.
 

 
 
  103 

Section 1 re . – Les deux modes de gestion de la pluralité des


ordres juridiques.

§1er. - Le mode de gestion vertical

Ce mode de gestion de la pluralité des systèmes juridiques correspond à


une représentation unipolaire ou impériale de l’organisation des
compétences normatives dévolues à chaque potestas locale, définissant
ainsi pour chacune d’elles le champ des relations privées qu’elle peut
assujettir à ses normes.

Jus commune et jura propria. Aux XIIIe-XIVe siècles, la division des tâches
entre les deux puissances suprêmes, le Saint-Siège et l’Empire, confie
l’administration du temporel à ce dernier – lequel s’en acquitte en
s’appuyant sur le droit romain, qui avec la renaissance du XIIe siècle est
celui fixé par Justinien, complété par le droit canonique pour former le jus
commune. Mais l’Empereur (Princeps) n’exerce pas son dominium mundi de
manière uniforme ; sa faiblesse relative l’oblige à composer avec la
diversité des potestates locales et spécialement, avec la diversité des
pouvoirs municipaux (civitates sibi principes). Son aspiration à l’universalité
qu’il n’est pas en mesure de satisfaire par la voie d’une législation
commune à l’ensemble de ses sujets, passe par l’affirmation de
l’universalité du jus commune, mais non par l’affirmation de son exclusivité.
Ne disposant pas en fait des moyens d’empêcher les potestates locales de
légiférer ou de maintenir les coutumes répondant aux besoins locaux,
l’Empire s’en accommode en feignant de croire ces foyers législatifs
municipaux ou régionaux ne sont que des pouvoirs dérivés de sa propre
puissance et que les statuts et coutumes, jura propria, qu’ils produisent ne
 

 
 
  104 

s’imposent que de son agrément, concessio ou permissio expresse ou


tacite94.

Formellement, la structure impériale valide et prétend établir son emprise


sur la diversité des jura propria ; il lui appartient donc d’en régler la
coexistence et c’est bien ainsi que l’entendent les Commentateurs qui
s’efforcent de dégager du jus commune et spécialement du droit romain la
partition qui orchestrera les activités des potestates locales.

Matériellement, elle assigne au jus commune une double fonction ; d’une


part, une fonction de pilotage qui lui demande de fournir la référence pour
l’évaluation de la qualité des solutions du jus proprium95 et d’autre part, une
fonction de suppléance qui le charge de régir, à titre de loi générale et
subsidiaire, toute question non couverte par le jus proprium.

Cunctos populos et Statutum non ligat nisi subditos. Ainsi la question de


la pluralité et de la diversité des ordres juridiques locaux relève
formellement du droit romain ; le précepte fondamental est tiré de la loi De
Sancta Trinitate et Fide Catholica, C. 1, 1, 1, Cunctos populos96, qui
commande dans l’esprit de l’époque le principe statutum non ligat nisi
subditos : le statut n’oblige que les sujets - en effet, les empereurs eux-
mêmes limitent la portée de leur prescription aux seuls peuples réunis sous
leur pouvoir (Cunctos populos quos clementiae nostrae regit imperium),
s’abstenant de légiférer à l’adresse de non-sujets. Ce qui vaut pour
l’empereur vaut aussi pour l’autorité municipale. De ce précepte statutum
non ligat comme de son origine, il s’induit que la question primordiale est
celle de l’étendue de la compétence de l’auteur du statut97 ; l’autorité
                                                        
94
Sur cette question des rapports entre Empire et cités v. notamment M. DAVID, Le contenu de
l’hégémonie impériale dans le doctrine de Bartole, Bartolo da Sassoferrato, Studi e Documenti per il VI
centenario, Milan, 1962 ; vol II, 199.
95
La conformité au jus commune autorise l’application transfrontière du statut municipal tandis que la
non conformité, jouant comme l’exception d’ordre public, fait obstacle à cette application du statut
municipal hors du périmètre de l’ordre juridique qui l’a édicté.
96
Cunctos populos quos clementiae nostrae regit imperium in tali sanctissima volumus religione versari
quam divinum Petrum apostolum tradidisse Romanis etc… : nous voulons que les peuples réunis que
gouverne le pouvoir de notre clémence soient accueillis dans la très sainte religion que le divin apôtre
Pierre a apportée aux Romains etc… (Constitution des empereurs Gratien, Valentinien et Théodose de
381 ap. J.C.)
97
E.M. MEIJERS ,Tractatus duo de vi et potestate statutorum, I. - Baldi repetitio super lège Cunctos populos,
II. - Van der Kessel, Praelectiones juris hodierni ad Grotii introductiones, Haarlem 1939, introduction
 

 
 
  105 

municipale n’est compétente et ne peut donc disposer qu’à l’égard de ceux


qui sont ses sujets. Ainsi le problème est abordé sous l’angle publiciste de
la compétence des potestates locales et confié au droit romain qui (si
modeste qu’ait pu être son apport historique à cette discipline) est constitué
en modèle commun, unitaire, de répartition des compétences, établissant
entre la structure impériale et les potestates une relation verticale (de
subordination relevant du droit public).

Le fonctionnement de ce système de distribution des compétences requiert


que pour chaque statut soient identifiés ceux qui en sont les sujets.

Statutum agit in rem vel in personam. - Sur ce point, de fins esprits


remarquent d’abord qu’un individu peut être sujet à raison de son
appartenance à la collectivité qu’administre l’autorité qui a édicté la norme
et que ce type de sujétion se manifeste lorsque la norme s’emploie à agir
sur la liberté de la personne, agit in personam, soit en définissant un
programme d’action à observer dans la vie sociale (état et capacité), soit en
lui imposant une obligation (de donner, faire ou ne pas faire) ; les mêmes
auteurs soulignent ensuite qu’un individu peut aussi être sujet en et à
raison des biens, historiquement des immeubles, qu’il possède sur le
territoire relevant de cette autorité légiférante et qu’il en est ainsi lorsque le
statut façonne le régime juridique du bien en fixant les prérogatives et les
charges dont celui-ci peut être l’objet, agit in rem. Ainsi est-on amené à
distinguer les statuts personnels qui s’emparent des personnes rattachées
par leur origine ou leur domicile à la collectivité où ils ont cours et les
statuts réels réglant l’usage et la destinée des immeubles situés sur le
territoire où ils sont en vigueur. Ainsi armé de ces critères, origo et situs rei,
la mécanique de répartition des compétences peut fonctionner. L’individu
qui prévoit de contracter avec un entrepreneur doit être capable, c’est au
statut de son origo – ou de son domicile – de définir cette capacité de
contracter car celle-ci mesure sa liberté d’agir dans la vie sociale ; mais si
le contrat envisagé avec l’entrepreneur tend à surélever un immeuble d’un
                                                                                                                                                   
reproduite in Rev. crit. 1946. 203, spéc. p. 206 : « Ce que l’on nomme aujourd’hui la science du droit
international privé se réduit pour Balde à une recherche des limites de la souveraineté des villes… »
 

 
 
  106 

étage, c’est au jus proprium du situs rei de dire si pareille construction est
permise ou non. De la sorte, d’en haut, par une relation verticale entre
l’Empereur et la cité, se détermine grâce à cette distinction des statuts le
domaine d’action normative concédé à chaque potestas locale.

Reconnaissance. - Une des conséquences positives de la mise en œuvre de


ce mode de gestion impérial est de faire apparaître la notion de
reconnaissance en ce que chaque puissance particulière est tenue par cette
relation verticale de cantonner son action normative dans son propre
champ de compétence et de s’abstenir corrélativement d’empiéter sur le
domaine dévolu aux autres ordres juridiques locaux ; dès lors, si la
répartition des compétences est bien faite, si les deux critères opèrent sans
chevauchement ni découvert, l’action d’une potestas qui s’inscrit dans le
champ de sa compétence est formellement incontestable et en quelque
sorte opposable erga omnes : elle ne saurait être remise en cause par une
autre potestas, laquelle par hypothèse est dépourvue de compétence sur le
point traité. Ainsi chaque ordre juridique opérant à l’intérieur de l’Empire
reconnaît en principe l’action normative des autres ordres juridiques sous
la condition de conformité au système de distribution des compétences98.

L’action normative en toutes ses formes. - A partir de semblables


prémisses, il n’importe à BARTOLE99 que la norme en cause soit générale et
abstraite, formant une règle ou un statutum, ou qu’elle soit particulière et
concrète, constituant un jugement ou une décision. L’opposabilité et la
reconnaissance couvrent l’action normative de l’ordre compétent de
manière indifférenciée, c’est-à-dire en bloc, sans distinguer entre action
législative, statut, et action juridictionnelle, décision ; « loi et jugement,
c’est égal ; or le sujet est tenu par le jugement de sa cité, donc il l’est autant

                                                        
98
Comp. L. CONDORELLI, La funzione del riconoscimento delle sentenze straniere, Milan, 1967, p. 14 et s.
99
Bartoli Sassoferratei In primam Codicis Partem Praelectiones, Lyon, 1546, n. 50 du commentaire sur
Cunctos populos où l’auteur affirme le caractère extra territorial à l’égard de la femme qui s’est
soustraite à l’exécution de sa peine en s’enfuyant du lieu de son domicile où elle a encouru une
condamnation au bûcher : sans doute l’exécution ne peut avoir lieu, du moins la mort civile qui s’attache
à la condamnation a effet au lieu de refuge, car les décisions de ce genre qui « emportent réduction de
l’état affectent la personne et la suivent telle la lèpre le lépreux » (v. « Le Commentaire de Bartole ad
legem Cunctos populos sur la glose Quod si Bononiensis, mis en français », in Mélanges Anne Lefebvre-
Teillard, Ed. Panthon-Assas, 2010, p. 53 et s.) ; v. aussi eod. op. , n. 32
 

 
 
  107 

par sa loi » déclare BARTOLE100. La formule implique que la reconnaissance


s’étend au delà des décisions judiciaires à toutes les situations constituées
ex lege ; et, en vérité, il faut ajouter les actes juridiques dans la mesure où
ils se prêtent à être rattachés à l’ordre juridique qui les comprend dans son
domaine de compétence. De fait, BARTOLE estime que l’effet de la
condamnation au bûcher qui, lorsqu’elle n’a pu être exécutée, est de
frapper de mort civile la personne condamnée et de lui enlever ainsi sa
capacité de disposer de ses biens se déploie en tout lieu et atteint donc tous
les biens de cette personne où qu’ils se trouvent101; il admet aussi que
l’émancipation qu’un Pérugin a obtenue à Pérouse a effet partout, puisque
compétemment prononcée102; et à ses yeux, le testament qui avait été
valablement fait selon la loi du lieu de sa confection, dont il prône la
compétence, « valait sans distinction et portait son effet sur tous les biens ou
qu’ils soient, même hors du territoire »103. Acte juridique ou jugement, il
n’importe, pour l’un comme pour l’autre, le facteur décisif est qu’ils
s’inscrivent dans le champ de compétence de l’auteur de la norme qui les
prend en charge.

Le facteur déterminant n’est pas la forme que revêt le produit normatif, mais
la compétence reconnue à son auteur et le problème à résoudre est celui
d’une répartition des compétences dont la clé est fournie par les règles de
conflit relatives au statut personnel et au statut réel.

Règle de conflit, règle de compétence, règle de reconnaissance. - Aussi


bien, en pratique, il est sans importance que la situation individuelle résulte
de l’action normative du magistrat ou qu’elle résulte de l’action normative
du législateur; dès lors que l’intéressé appartient au cercle des sujets que
dessine le lien d’allégeance, réelle ou personnelle selon le cas, envers le
titulaire de la potestas – potestas adjudicandi ou potestas statuendi104 - il doit

                                                        
100
BARTOLE, op. cit., , n°47
101
BARTOLE, op. cit, n. 50
102
Eod op., n. 40
103
Eod op., n. 36
104
pouvoir de légiférer, distingué du pouvoir de juger (potestas adjudicandi) et du pouvoir de
contraindre (potestas cogendi) selon une trilogie scholastique qui se retrouve telle quelle dans le
Restatement (third) of the Foreign Relations Law of the United States, St Paul Minn., 1987, vol 1, p. 230 et s.
 

 
 
  108 

obéir à l’auteur de la norme et à lui seul. Il s’ensuit cette conséquence quasi


mécanique que les autorités étrangères potentiellement concurrentes sont
exclues parce que sans compétence tandis que la norme lie son destinataire
en tout lieu. Ainsi est assurée la portée extraterritoriale tant des règles que
des décisions, quoique de manière variable selon que la norme atteint la
personne ou le bien ; l’extraterritorialité est patente et complète en ce qui
concerne les normes affectant la personne qui en portera donc les
stigmates partout où elle se trouvera de telle sorte que l’exécution pourra
au besoin en être demandée à une autorité étrangère qui l’accordera sur
lettres rogatoires sine causae cognitione105 (en raison de son incompétence
au fond), tandis que l’extraterritorialité est discrète et seulement latente ou
incidente en ce qui concerne les normes affectant les immeubles puisqu’il
n’y a pas d’intérêt à demander leur exécution hors le ressort de l’autorité
compétente où ceux-ci sont situés. Toutefois parce qu’ils sont les plus
courants, seuls retiennent l’attention des auteurs les cas impliquant des
normes personnelles ; en revanche, celles qui touchent aux immeubles ne
trouvent à s’exporter que de manière incidente et sont délaissées et elles
n’apparaissent donc pas dans le débat. Quoi qu’il en soit de cette absence,
il reste que le même raisonnement, fondé sur les règles de compétence et
sans qu’il soit question de cristallisation, est mis en œuvre pour justifier la
portée dans l’espace des normes, qu’il s’agisse de jugements ou de règles.
Dans le langage d’aujourd’hui, où il désigne d’abord le procédé par lequel
un ordre juridique fait « entrer en quelque manière dans le milieu national
les jugements étrangers pour qu’ils y développent une certaine
efficacité »106, le terme reconnaissance peut, selon cette optique statutiste,
être aussi appliqué à la réception dans un ordre juridique de l’action
normative exercée sur un fait ou comportement par un législateur étranger
pour que celle-ci y développe une certaine efficacité.

                                                        
105
REVIGNY, Ad legem Properandum § Sin autem (C., 3,1, 13 , §3) reproduit par MEIJERS in Etudes d’histoire
du droit international privé, (traduction TIMBAL et METMAN) Paris, 1967, p. 126-127 ; BARTOLE lui emboîtera
le pas.
106
L. CONDORELLI, La funzione del riconoscimento di sentenze straniere, p. 7 ad notam, v. aussi n. 9
 

 
 
  109 

C’est dire qu’avec ce mode de gestion vertical, il n’y pas lieu de distinguer
dans l’arsenal du droit international privé entre règle de conflit de lois et
règles de conflit de juridictions – entre règles de compétence ou règles de
reconnaissance.

Après Bartole. - L’assimilation de la décision et de la règle sera tout aussi


évidente chez les successeurs de BARTOLE mais encore chez D’ARGENTRE qui
restera indifférent à la source de la relation lorsqu’il affirmera que « si on
s’enquiert du statut de la personne ou de sa capacité à passer les actes de la
vie civile, le pouvoir d’en juger est sans réserve le pouvoir qui juge au
domicile ; c’est-à-dire le pouvoir auquel la personne est soumise et qui là-
dessus peut décider de telle manière que ce qu’il disposera, jugera,
ordonnera du droit de la personne vaudra en quelque lieu que celle-ci se
transporte, parce que la personne en est affectée, comme nous disons »107.
Il s’agit bien de compétence normative et de reconnaissance. La même
confusion se retrouve délibérément chez Jean VOET qui réunit sous la
dénomination de statuts

« non seulement les prescriptions des magistrats inférieurs, mais aussi


celles des princes souverains et des peuples en majesté, qu’elles soient
sanctionnées par disposition expresse ou qu’elles soient issues des mœurs
des usagers ou de la coutume, comme chez les Allemands, les Anglais, les
Français, les Hollandais, les Ultrajectins et autres, en somme, les lois de
tous les peuples à l’exception du droit romain et du droit canonique, y
compris même les jugements et décrets pris par le juge et le magistrat
concernant les particuliers tels ceux qui déclarent la prodigalité ou
l’infamie ou accordent l’émancipation »108 ;
de même son contemporain Ulrich HUBER qui ne veut connaître qu’une
seule règle de conflit ou de compétence, celle qui désigne l’ordre juridique
local, associe règles et décisions, lorsque mettant en place avec son
troisième axiome le mécanisme de la reconnaissance des droits acquis,
explique après avoir énoncé son troisième axiome109 que

                                                        
107
Art. 218, gl. 6, n. 4
108
Commentarius ad Pandectas, L. I, Tit. IV, De statutis, n.1
109
U. HUBER, De conflictu legum, préc., n. 2 : « Les autorités des Etats, par courtoisie, font en sorte que les
lois de chaque peuple, après avoir été appliquées dans les limites de son territoire, conservent leur effet
en tout lieu, sous la réserve que ni les autres Etats, ni leurs sujets n'en subissent aucune atteinte dans
leur pouvoir et dans leur droit » .
 

 
 
  110 

« tous les actes et opérations, judiciaires ou extra judiciaires, à cause de


mort ou entre vifs, régulièrement passés selon la loi d’un certain lieu, sont
valables même là où prévaut une loi différente et où ils n’auraient donc pas
été valables s’ils y avaient été passés […] »110.

Conformité matérielle au jus commune. - Ce principe de reconnaissance


mutuelle est toutefois amené à se tempérer chez BARTOLE lorsqu’il rencontre
la seconde fonction du jus commune, la fonction de référence matérielle.
L’opposabilité et la reconnaissance procèdent formellement de la
distribution des compétences imputée au jus commune ; mais celui-ci a son
mot à dire aussi sur le plan matériel et, de fait, il est, comme on sait,
beaucoup plus développé, beaucoup plus disert sur ce plan. Opérant sur le
mode vertical, en surplomb des jura propria, il n’autorisera à rayonner au
besoin hors de leur ordre juridique d’origine que les actions normatives
conformes à ses orientations matérielles. C’est bien ainsi que BARTOLE
l’entend lorsqu’il circonscrit l’action du statut personnel qui serait à la fois
prohibitif et odieux111. Sans entrer dans le labyrinthe bartolien, disons que
selon cet auteur, l’action normative d’une autorité locale ne peut
développer ses effets chez les autres que s’ils sont tolérables du point de
vue de l’équité et de la raison naturelle telles que les exprime l’agrégat de
droit romain, vulgaire et savant, et de droit canonique constitutif du droit de
l’Empire. Un peu d’agilité d’esprit suggérera ici une préfiguration de
l’exception d’ordre public. Cette préfiguration, se précisant avec le temps
a traversé les siècles, portée d’abord par BALDE puis par de moindres
disciples, elle sera reprise ensuite, par exemple au XVIe siècle, par DU
MOULIN qui pour les besoins de son enseignement en Allemagne se fait
bartoliste jusqu’à un certain point. Il est ainsi amené à professer en
premier lieu que

« celui qui est pourvu d’un tuteur ou d’un curateur par le juge compétent
[est] entravé par cette tutelle ou curatelle à l’égard de n’importe lequel de
ses biens en n’importe quel lieu qu’il se trouve. Ceci ne procède pas
seulement de l’autorité du seul statut, mais aussi de l’autorité du droit

                                                        
110
Eod. op., n. 3, et pour d’autres application n.6 et n.12.
111
V. B. ANCEL et H. MUIR WATT, « Du statut prohibitif (droit savant et tendances régressives) », Mélanges
Bruno Oppetit, p. 7 et s.
 

 
 
  111 

commun qui, par le jeu de l’interprétation passive de la loi, a effet


partout »112 ;
mais il ajoute aussitôt, en deuxième lieu, que cette interprétation passive de
la loi ne joue pas pour les dispositions

« qui sont carrément exorbitantes comme celle qui donne au tuteur le droit
de jouissance légale qui s’ajoute au droit d’administrer les biens du pupille
ou du mineur. Un tel droit exorbitant ne s’étend pas au delà des biens
situés dans le ressort du statut qui le confère, parce qu’il porte davantage
sur les choses et les biens qu’il n’entre dans le gouvernement de la
personne, même si le tuteur ou curateur a le soin de la personne. C’est
qu’ayant le soutien du droit commun la protection de la personne s’étend
ainsi partout : au contraire, le droit de faire les fruits siens, parce qu’il est
réel, ne peut se porter hors du lieu où le statut l’accorde…»113.
Et il a déjà été relevé que le troisième axiome de HUBER comportait la
réserve s’opposant à la reconnaissance des droits acquis à l’étranger « que
ni les autres Etats, ni leur sujets n’en subissent aucune atteinte dans leur
pouvoir et dans leur droit »

En somme. - De sorte qu’au bout du compte il apparaît qu’avec ce mode de


gestion vertical ou impérial,

a) la reconnaissance porte directement sur l’action normative de la potestas


locale et par voie de conséquence sur ses produits – quelle que soit la
qualité de l’ouvrier, juge ou particulier, ou même le simple cours des
choses et donc sans que soit exigée une quelconque cristallisation ;

b) la reconnaissance est subordonnée,

- d’une part, à la compétence de la potestas et,

- d’autre part, à la conformité matérielle au jus commune, et

Peut-être faut-il enfin, préciser que la reconnaissance ainsi obtenue – à


propos d’un jugement étranger – peut, lorsqu’elle est sollicitée en justice
aux fins d’exécution forcée, commander « l’élaboration [dans l’ordre
requis] d’un jugement dont le contenu et la portée sont calqués sur les siens
», par la voie d’une action particulière, qui n’est pas l’action d’exequatur

                                                        
112
Conclusiones, p. 556
113
Ibidem
 

 
 
  112 

née de la jurisprudence Parker114, mais la beaucoup plus vénérable actio


judicati, par laquelle le juge requis, saisi de la demande même qui a été
jugée à l’étranger, à l’appui de laquelle est produite la décision étrangère,
exerce un contrôle de celle-ci et le cas échéant en ordonne l’exécution.
Mais, en principe, sauf contestation, aucune procédure n’est nécessaire
pour la reconnaissance qui a pour effet seulement de laisser se développer
dans l’ordre d’accueil la situation telle que l’a fixée l’action normative de
l’ordre compétent. Et cet effet de la reconnaissance n’est nullement réservé
au cas du jugement étranger, il est le même pour tout autre produit normatif
issu d’un ordre juridique étranger.

§2. Le mode de gestion horizontal

Ce mode de gestion horizontal de la diversité des systèmes juridiques


fonctionne sur une hypothèse différente puisque, d’une part, celle-ci ne
comporte pas de structure impériale et, d’autre part, le jus commune n’y a
ni la même consistance, ni le même rôle que ceux que lui prête le mode de
gestion vertical.

Coutume et droit commun coutumier. Pour trouver une réalisation simple


et à peu près pure de ce mode de gestion horizontal, il faudrait quitter
Pérouse et BARTOLE pour franchir les Alpes et se diriger vers le conflit
intercoutumier tel que le configurait le Moyen Âge dans le Royaume de
France.

Point de structure impériale, en effet, qui se chargerait d’orienter, de diriger


et de contrôler le développement de la vie sociale de l’ensemble de la
chrétienté ; le droit ne réside pas dans la loi, la volonté du prince, ni dans le
statut édicté par quelque potestas subordonnée délégataire d’une parcelle
du pouvoir impérial ; le droit est dans la coutume laquelle échappe en
principe au pouvoir politique ; bien mieux, sauf exception, celui-ci doit

                                                        
114
Cass. Civ., 19 avril 1819, Grands arrêts, n°2.
 

 
 
  113 

s’effacer devant la coutume, « les seigneurs et le roi par dessus eux doivent
respecter et ‘garder’ la coutume », selon ce qu’observait P. C. TIMBAL115.

Quant au jus commune, sans doute il est, dans sa version (pré)hexagonale,


un assemblage de droit romain et d’éléments de droit canonique – les
matières d’enseignement dans les écoles – mais il s’alimente surtout au
droit coutumier et il vaudrait mieux pour éviter toute confusion le
dénommer par les termes français « droit commun coutumier ». Celui-ci se
sépare clairement du jus commune en ce qu’il n’exerce aucune influence
sur l’applicabilité de la coutume.

Matériellement, ce droit commun coutumier peut conduire à l’éviction de la


« mauvaise coutume »116, mais cette élimination n’est pas liée à un
occasionnel conflit de coutumes, elle atteint en elle-même toute coutume
dont la teneur lui est trop violemment contraire ; en d’autres termes,
l’existence d’un élément d’extranéité n’est pas l’occasion nécessaire de
l’intervention du droit commun dans sa fonction de contrôle matériel de la
teneur de la coutume, de son aequitas, de sa ratio ; au contraire, ce contrôle
peut être exercé hors le cas du rapport « transfrontière117 ».

Formellement, surtout et au rebours du jus commune, ce « droit commun »


ne soumet pas le conflit de coutumes à l’axiome tiré de Cunctos populos :
statutum non ligat nisi subditos.

La prépondérance de l’élément rationnel. Pareille soumission, assez


malvenue dans le Royaume (qui n’aime pas le droit romain, droit de
l’Empire), contraindrait d’envisager le problème du conflit de coutumes
sous l’angle de la compétence de la potestas locale. S’agissant de coutume,
l’idée de potestas locale serait une pure fiction puisque, par définition, la
                                                        
115
P. C. TIMBAL, La coutume, source du droit privé français, Cours de doctorat 1958-1959, p. 107, citant Ph.
de BEAUMANOIR, Coutume de Beauvaisis, n°683 : « … Et si le cuens meismes les vouloit corrompre ou
souffrir qu’elles fussent corrompues, ne le devroit pas li rois souffrir, car il est tenus à garder et à fere
garder les coustumes de son roiaume », Pierre de FONTAINES, Conseil à un ami, XXII, 32 et 33,
l’ordonnance de Philippe le Bel de 1302 sur la réformation du royaume (art. 4, ISAMBERT, T. II, p. 766),etc.
116
V. P.C. TIMBAL, op. cit., p. 110, p. 123, F. OLIVIER MARTIN, « Le roi et les mauvaises coutumes », ZSS GA,
1938. 109, J.-M. CARBASSE, « Philippe III et les mauvaises coutumes pénales de Gascogne », Hommage
Boulvert, 1986
117
S’ensuit cette conséquence que la censure de la mauvaise coutume ne se ramène pas à la seule
impossibilité de l’invoquer dans l’ordre juridique d’accueil, mais conduit à son abrogation ou à sa
réformation
 

 
 
  114 

coutume ne procède pas d’une potestas statuendi, d’un pouvoir de légiférer


– non pas que celui-ci se dissolve dans le peuple, mais tout simplement
parce que elle n’est pas imposée par les pouvoirs publics, elle n’est pas
l’ouvrage d’un acte de gouvernement, d’un acte d’une autorité supérieure,
elle est vécue et si l’on peut dire vécue en bas et non reçue d’en haut.
Parler ici d’action et de compétence normative serait incongru ; il n’est nul
besoin de se représenter un système de distribution des compétences, qui
règlerait la concurrence entre pouvoirs légiférant. « La coutume est un
usage juridique oral, consacré par le temps et accepté par la population
d’un territoire déterminé118 ». Elle est l’œuvre des gouvernés qui, s’ils n’en
ont pas toujours eu l’initiative, du moins la maintiennent en vigueur par un
consentement continu. Son effectivité se confond avec son autorité. En
somme, des deux éléments qui s’associent pour constituer une norme
juridique, l’élément impératif, celui qui ordonne, qui prescrit, qui requiert
l’obéissance et l’élément rationnel, celui qui attache aux circonstances
considérées une conséquence proportionnée, le premier est neutre, sans
relief, tant il paraît absorbé par le second.

Et c’est cet élément rationnel qui seul importe dans le conflit de coutumes
parce que précisément les coutumes se distinguent les unes des autres par
leurs contenus respectifs ; c’est cette différence de teneur, cette variation
de l’élément rationnel, qui complique l’existence des individus lorsque
leurs intérêts viennent à se développer simultanément dans deux ou
plusieurs collectivités coutumières : le divergence entre les règles
coutumières est source d’embarras et c’est en cela qu’il y a conflit. C’est le
sort des sujets d’obéir aux règles, mais encore faut-il savoir à laquelle il
convient d’obéir. Toute la dimension du pouvoir, du commandement, et
partant de la compétence, qui n’est que délimitation du pouvoir de
commander, reste hors champ.

Aussi bien, la tonalité publiciste qui caractérise le mode de gestion vertical


fait ici défaut. Du fait de la non-centralisation (plutôt que décentralisation)

                                                        
118
P.C. TIMBAL, op. cit.,
 

 
 
  115 

de l’ordre juridique royal, le conflit de coutumes se place sur la ligne


privatiste où il s’efforce d’arbitrer entre les coutumes au mieux des intérêts
privés engagés dans la relation transfrontière. Le mode de gestion
horizontal opère non pas d’en bas vers le haut - du rapport juridique à
traiter vers la compétence de la loi ou de la coutume qui pourrait s’en
charger - à l’inverse du mode de gestion verticale qui opérait de haut en
bas - de la compétence de la loi ou de la coutume vers le rapport juridique ;
le mode de gestion horizontal opère en bas - au ras de la coutume.

Un choix localisateur. Le procédé qu’il utilise pour surmonter la difficulté


que représente, pour les intérêts privés, la pluralité des règles aux
contenus différents appartenant à des coutumes au contact desquelles se
développe la relation, est celui du choix119. Ne pas choisir serait
désastreux ; les parties seraient prises dans des Pflichtenkonflikte, conflits
d’obéissances ou autres désagréments. Il faut donc pour chaque question
élire une coutume et exclure les autres.

L’objectif prioritaire est alors la justice du choix, la justice de la désignation


qu’on peut, sauf anachronisme, appeler justice conflictuelle.

Celle-ci demande d’abord que le régime qui sera imposé ne constitue pas
un obstacle au développement normal de la relation, c’est-à-dire ne la
soumette pas à des contraintes plus sévères et plus nombreuses que celles
qui s’appliquent aux relations internes ; c’est ce que recherche le procédé
des règles de conflit de lois lorsque élisant une loi il exclut toutes les autres,
de sorte que, comme dans les hypothèses purement internes, le sujet n’est
tenu pour une même question que par une seule règle.

Cette justice conflictuelle veut ensuite que cette règle de droit - qui est
destinée à servir de modèle de conduite (future) avant de devenir un outil
de jugement (des conduites passées) - ne soit imposée qu’à ceux qui sont
en mesure de la connaître avant d’agir et ainsi de l’observer spontanément.
Cette requête d’accessibilité à la règle conduit assez naturellement à

                                                        
119
V. supra n°4
 

 
 
  116 

retenir un critère d’application locale, qui est le véritable critère de


l’intégration dans le cas de la coutume qui précisément nait du sein d’une
collectivité locale. Sans entrer plus avant dans le détail des justifications,
disons dans un style plus contemporain que le choix se portera sur la loi qui,
eu égard à la nature des intérêts que la relation met aux prises, sera celle de
l’ordre juridique qui, de l’avis des sujets comme de celui des tiers ou de tout
homme raisonnable, serait en raison des liens que la situation entretient avec
lui, le plus intensément affecté si aucune solution n’était apportée et que l’état
de choses était abandonné à sa propre pente… Dans la langue des
internationalprivatistes modernes, cette formule se ramène à la notion de
localisation et au critère des liens les plus significatifs. Cette option
méthodologique qui, pour ainsi dire, met à disposition du système de conflit
l’entier éventail des lois des pays et des coutumes des détroits où la relation
se développe, opère sur le plan horizontal sans prétendre tirer des choix
que celui-ci réalise des attributions de compétence normative. Toutes les
lois sont égales, toutes les coutumes sont égales120, l’emportera celle que
désignera le critère des liens les plus significatifs121.

Ceci correspond au paradigme conflictuel d’aujourd’hui, mais ceci nous


vient du Moyen Âge, s’il faut en croire Jacques de REVIGNY (†1296) lorsqu’il
prétend adosser ses thèses à l’expérience jurisprudentielle spécialement
du Parlement de Paris. Il faut seulement relever cette particularité que les
liens les plus significatifs sont, pour lui et parce qu’il raisonne sur les
coutumes, d’ordre essentiellement territorial : locus contractus, locus delicti,
lex rei sitae, lex domicilii, etc. – et chaque locus se déterminant en fonction

                                                        
120
Egalité des coutumes en ce sens du moins que sur le immeubles situés à Villeneuve et à l’égard des
Villeneuviens (il s’agit de Villanova Regis, devenue Villeneuve-sur-Yonne et non de Villeneuve-sur-Lot
dont les habitants sont les Villeneuvois) la coutume de Villeneuve a la même valeur et autorité que la
Coutume de Paris sur les immeubles situés à Paris et à l’égard des Parisiens.
121
Au temps médiéval, aucune prime à la lex fori, qui n’existe pas dans la consistance qui lui est
aujourd’hui donnée et qui associe aux dispositions relatives à la procédure, un jeu complet de règles de
fond que naturellement le juge a quelque scrupule a écarter en faveur d’une loi étrangère, même si
celle-ci est désignée par une règle de conflit (c’est toute la question du statut procédural de la règle de
conflit et de son application d’office), alors que jadis elle se limitait à n’être qu’un stilus curiae
fournissant les ordinatoria litis, et laissant les decisoria litis aux diverses coutumes touchées par la cause ;
au demeurant, le ressort de chaque juridiction embrassait plusieurs détroits coutumiers de sorte
qu’aucune des coutumes qui y avaient cours ne pouvait revendiquer la qualité de lex fori.
 

 
 
  117 

de la nature du rapport de droit réalise l’inscription de la situation dans la


coutume.

Résistance du mode de gestion vertical sur le conflit de juridictions.


Eliminé du champ du conflit de lois ou de coutumes, le mode de gestion
vertical ne disparaît pas complètement ; il a son domaine réservé, dans
lequel la question de compétence est essentielle. C’est le domaine du
conflit de juridictions, ce que J. de REVIGNY discernait clairement très bien
lorsqu’il abordait deux questions apparemment bien distinctes mais qui se
rejoignent cependant sur le thème de la coopération judiciaire.

La première de ces deux questions est celle de l’extradition, qui est cette
institution en vertu de laquelle le prévenu d’une infraction qui est détenu
par l’autorité judiciaire du lieu de son arrestation est remis à l’autorité
judiciaire qui est compétente pour connaître du délit et qui manifeste la
volonté d’exercer cette compétence. A l’évidence, le mécanisme est
destiné à garantir le respect et donc la réalisation des règles distribuant la
compétence entre les juridictions. J. de REVIGNY confère à ce mécanisme un
caractère quasi-automatique : Ego dico quod remittendus sine causae
cognitione delicti122. Le fait que le juge saisi de la demande d’extradition
doive s’abstenir de connaître de la cause au fond révèle l’existence active
d’un système commun de répartition de la potestas adjudicandi, aux termes
duquel il doit s’effacer devant le juge compétent. C’est bien ainsi que
l’entend le Parlement de Paris123.

La seconde question est celle de la reconnaissance et exécution dans un


ressort des décisions rendues dans un autre ressort. J. de REVIGNY est
catégorique : dès lors que le juge du lieu où l’efficacité est demandée est
saisi par lettres rogatoires du juge qui a prononcé, il doit assurer la force
exécutoire sans connaissance de cause : certe ego credo quod debeat ei

                                                        
122
Ad authenticam Qua in provincia (C,3, 15, 2), repr. in MEIJERS, Etudes d’histoire du droit international
privé, p.167 ; il faut avoir présent à l’esprit qu’à cette époque la matière délictuelle est mixte, mi-pénale,
mi-civile.
123
V. MEIJERS, Etudes…, op. cit. , p. 31 et s.
 

 
 
  118 

parere nec est suum cognoscere in civilibus124. Ce mode d’accueil des


125
décisions qui prendra la forme du pareatis préfigure celui que,
laborieusement, à l’échelle européenne mettra en place le Règlement
44/2001 du 22 décembre 2000, dit Bruxelles I126 ; au Moyen Âge et sous
l’Ancien Droit dans le Royaume, comme aujourd’hui dans l’Union
européenne, il repose sur l’existence d’un système commun de distribution
des compétences, système commun qui fonde (ou impose) la confiance
réciproque et, par suite, la reconnaissance mutuelle entre les juridictions.

Un mode de gestion royal. Il faut seulement ajouter ici que ce mode de


traitement vertical ne mérite plus l’épithète impérial, mais bien l’épithète
royal ; si le roi en France doit « garder et fere tenir les coutumes du
pays »127, s’il en est le simple conservateur, il occupe une tout autre position
à l’égard de la juridiction. Le Parlement est la curia regis, la cour du roi, et
c’est bien lui, le roi, qui, en théorie, est « fontaine de toute justice » ; il ne
peut qu’approuver et soutenir les efforts de son parlement pour exercer un
contrôle étroit sur les juridictions inférieures, qu’elles soient seigneuriales
ou urbaines128. La structure hiérarchique, centralisée, qui règle l’exercice
de la compétence normative en général dans le système impérial se
retrouve dans le système royal, mais limitée à la potestas adjudicandi.

Cela suffit pour que se retrouve ici dans l’espace du Royaume cette facilité
de circulation assurée par le mode de gestion vertical ou impérial, mais
naturellement, au seul bénéfice de l’action normative des juridictions, c’est-
à-dire des jugements – à l’exclusion donc de l’action normative des règles

                                                        
124
Ad legem Properandum § sin autem (C, 3, 1, 13, §3), repr. in MEIJERS, op. cit., p. 126 ; Dans son cours à
l’Académie de droit international, MEIJERS (« L’histoire des principes fondamentaux du droit
international privé… », Rec. cours La Haye, 1934, III, 547, spéc. p. 632) observe que tous les auteurs de ce
temps « reconnaissent ainsi qu’un jugement prononcé dans un Etat peut être exécuté dans un autre, soit
par suite de lettres réquisitoires du juge qui a prononcé le jugement, soit par l’intermédiaire d’une
action nouvelle se fondant sur la sentence (NEUMEYER, p. 106, note 1, G. DURANT, Speculum, tit. De exec.
sent. § nunc est dicendum in fine, BARTOLE, ad D. 42, 1, 15, 1 § Sententiam) ; le second procédé, celui de
l’actio iudicati, est utilisé en Italie (dans les pays de jus commune, v. A. MIELE, ), le premier, celui des
lettres rogatoires est sanctionné par le Parlement de Paris.
125
Ordonnance de Saint Germain en Laye de 1667, tit. 17, art. 6
126
V. Art. 41, 53 et 54 Règlement Bruxelles I, où les « lettres rogatoires » ou « réquisitoires » sont
devenues « certificat ».
127
P. de FONTAINES, op. cit. eod. Loc.
128
V. B. BASDEVANT-GAUDEMET et J. GAUDEMET, Introduction historique au droit - XIIIe-XXe siècles, 2e éd. p.
123 et s.
 

 
 
  119 

de droit lesquelles relèvent du mode de gestion horizontal. Ainsi, d’un côté,


la reconnaissance pour la réception des jugements, de l’autre le choix, la
règle de conflit pour la réception de l’acte ou du fait « transfrontière ».

Ce mode de gestion royal, dualiste, est celui qui domine encore aujourd’hui
le droit international privé positif français, faisant preuve d’une continuité
admirable, quoique parfois bousculée – régulièrement en doctrine qui
longtemps reste majoritairement statutiste, mais aussi en pratique
notamment au XIXe siècle sous l’influence combinée de la codification et
d’auteurs tels que Mancini, Pillet etc. Mais il faut aussi relever que la
frontière séparant les domaines respectifs du mode horizontal et du mode
vertical, du conflictualisme et du statutisme, manque à tout le moins de
fermeté. Il n’est pas surprenant que le mode vertical, celui de la
reconnaissance des droits acquis ou du statutisme, s’efforce de repousser
l’autre, puisque précisément il ne distingue pas entre les différentes formes
que revêt l’action normative et est prêt à régir aussi bien le sort
international des règles que celui des décisions et, à vrai dire, de tous les
actes et faits juridiques. De fait, il se manifeste très tôt et de manière
durable dans le champ que revendique le conflit de lois, avec le
phénomène des lois de police par exemple. Plus inattendues sont, en sens
contraires, les immixtions du conflit de lois dans le domaine du mode de
gestion vertical, spécialement de la reconnaissance des décisions ; ainsi,
ouvertement jusqu’à l’arrêt Cornelissen129, la régularité internationale d’un
jugement au regard de l’ordre juridique français dépendait, entre autres,
de sa conformité au système français de conflits de lois : le juge étranger
devait avoir respecté les règles de conflit françaises – et il n’est pas avéré
que cette intrusion soit définitivement condamnée, car elle pourrait bien
encore être observée de manière clandestine dans certains cas sous le
masque complaisant d’une intervention de l’ordre public130. Toutefois,

                                                        
129
Cass. 1re civ., 20 février 2007, Rev. crit. 2007. 420 et la note, D. 2007. 1115, note L. d’Avout et S. Bollée,
JDI 2007. 1195, note F.-X. Train, et B. ANCEL et H. MUIR WATT, in Mélanges H. Gaudemet-Tallon, p. 136 et s.
130
Trib. gr. inst. Paris, 26 novembre 2008, Rev. crit., 2009. 310 et la note
 

 
 
  120 

officiellement la règle de conflit de lois a été refoulée hors du champ de la


reconnaissance.

Cependant l’arrêt Cornelissen qui rétablit la frontière entre les deux


méthodes est récent. L’histoire n’est pas restée immobile sur les positions
du Parlement de Paris aux XIIIe–XIVe siècles. Il serait certainement très
fructueux de suivre pas à pas l’évolution depuis ces temps lointains. Mais,
naturellement cela suppose une exploration des archives du Parlement au
moins pour la période des XIVe-XVe siècles, puis des recueils de
jurisprudence ensuite imprimés. Ce serait un travail considérable et sans
doute disproportionné, qui supposerait le maniement et l’analyse
d’innombrables documents sans garantir pourtant une pèche abondante et
statistiquement significative. Aussi bien renonçant à exhumer l’histoire
enfouie se contentera-t-on d’un regard sur l’histoire révélée, ce qui conduit
à examiner une affaire qui a connu une certaine notoriété et qui a produit
diverses décisions du Châtelet de Paris, du Parlement de Bordeaux et du
Parlement de Paris, le dernier mot revenant par la force de choses au
Châtelet. Cette affaire fera la transition avec la jurisprudence moderne qui
montrera aussi comment avec la théorie des droits acquis il fait exploitation
du mode de gestion vertical pour résoudre ou tenter de résoudre le
problème de l’institution exorbitante. C’est à une tentation qui n’est pas
franchement nouvelle quoiqu’elle se fasse aujourd’hui très pressante.

 L’affaire Peixotto131 qui se déroule à la fin de l’ancien régime offrira donc

ici le tremplin qui permettra de bondir au dessus des dix neuvième et


vingtième siècles pour arriver aux temps présents. Elle a un caractère un
peu exceptionnel car il y va de la reconnaissance d’un divorce non
judiciaire, d’un divorce privé, par l’ordre juridique royal et, précisément
c’est la voie de la reconnaissance qui est empruntée pour assurer l’accueil
d’une institution qui à l’époque en France pouvait être qualifiée exorbitante.
                                                        
131
Sur le déroulement de l’affaire v. DENISART, Collection de décisions nouvelles, 8e éd. Paris, 1783-1789,
v° Divorce, p. 567 et s. GUYOT, Répertoire universel de jurisprudence, Paris 1781, v° Divorce, MERLIN,
Répertoire, 5e éd. Bruxelles 1818, v° Divorce, p. 143 et s., M. HUMBERT, Un divorce judaïque devant la
juridiction royale : l’affaire Samuel Peïxotto-Sarah Mendès d’Acosta, Mélanges à la mémoire de Marcel-
Henri Prévost, PUF, 1982, p. 307 et s. ; J. HUDAULT, Un divorce hébraïque devant les juridictions du Roi
Très Chrétien : l’affaire Peïxotto (1778), Hommage à Romuald Szramkiewicz, Litec 199, p. 529 et s.
 

 
 
  121 

Il faut noter aussi au passage cette affaire apporte la preuve une nouvelle
fois de ce que les constructions intellectuelles comme ces idéal typen que
constituent les deux modes de gestion de la diversité à l’instant évoqués, se
réalisent rarement à l’état pur dans l’histoire. Ce sont des recompositions
artificielles, des œuvres de l’esprit que la complexité delà sociale et
juridique se plait à perturber. En l’occurrence, il fallait une donnée
exceptionnelle pour que la théorie des droits acquis, issue du mode de
gestion vertical, puisse s’emparer d’une situation non judiciaire. Cette
donnée consistait dans l’existence, à vrai dire marginale, de deux ordres
juridiques au sein du Royaume comme s’il y avait eu contamination du
modèle impérial ; le roi avait admis que s’établisse et perdure en France à
côté de l’ordre juridique de droit commun un ordre juridique particulier,
propre aux réfugiés juifs expulsés de la Péninsule ibérique.

Originaire de Bordeaux où sa famille exerce le commerce de banque,


Samuel Peïxotto de la nation juive et portugaise, n’a pas atteint l’âge de 21
ans lorsqu’il épouse le 3 mars 1762 à Londres à la synagogue portugaise
selon le rite hébraïque, la demoiselle Sara Mendès d’Acosta, sensiblement
son aînée.
Le ménage se fixe à Bordeaux. Au bout de cinq années de mariage et après
la naissance de trois enfants, Samuel n’y tient plus, il plante là son épouse
et s’installe à Paris. Il lui faut cependant encore huit années de réflexion
avant d’envisager une mesure plus radicale. En 1775, il forme devant les
juges du Châtelet de Paris une demande d’annulation de son mariage avec
Sara. Négligeant le privilège de la nation portugaise et spécialement le
bénéfice de l’application du droit hébraïque, le demandeur articule une
série de griefs tirés du droit commun : minorité, séduction, défaut de
consentement maternel, défaut de l’autorisation du roi nécessaire au
mariage des sujets français à l’étranger, violation des règles de publicité
etc. Le Châtelet avale tout cela par une sentence prononcée par défaut le
30 septembre 1775 : Mme Mendès n’a pas comparu. Toutefois, la non-
comparution de Sara n’exprime nullement son assentiment à la demande
d’annulation ; au contraire, Sara conteste la compétence du Châtelet. Mais
cette contestation échoue, le Parlement règle la question de compétence
en faveur du Châtelet. Aussi Sara fait-elle appel de la sentence d’annulation
du 30 décembre 1775 et elle invoque devant la grand’chambre la loi juive,
dont il est assez clair qu’elle lui donne raison.
Sans doute Samuel partage-t-il cet avis ; il est contraint de modifier sa
stratégie. Le voici donc qui exploite maintenant les facilités de la loi
mosaïque qu’il avait d’abord dédaignées : il adresse à Sara un libelle de
répudiation (gueth). Par arrêt du 9 avril 1778, le Parlement enregistre son
 

 
 
  122 

désistement de la procédure d’annulation et laisse filer l’affaire du divorce ;


celle-ci vient devant le Châtelet, Samuel demandant l’exécution du gueth,
Sara répliquant par une demande de séparation de corps. Désormais, c’est
donc le mari qui prend appui sur le droit hébraïque tandis que la femme se
réfugie sous les lois du royaume ! Avec ce renversement des fronts, l’affaire
prend une tournure encore plus intéressante.

Il faut seulement rappeler ici que la position des Juifs de la Péninsule


réfugiés en France et protégés du Roi évolue par rapport à l’ordre juridique
du Royaume non pas sur le plan territorial, mais sur le plan interpersonnel ;
le conflit de lois apparaît à l’intérieur du royaume, c’est un conflit interne
entre deux communautés obéissant chacune à un système juridique
distinct ; il n’implique pas une relation transfrontière se développant au
contact de deux coutumes locales, mais il met aux prises deux lois
personnelles. Cependant, ce changement de dimension n’altère pas la
configuration du problème des droits acquis et de la reconnaissance des
institutions exorbitantes. Samuel Peïxotto se prévaut désormais de
l’exercice d’un droit acquis selon la loi de sa nation et entend en déduire
les effets dans l’ordre du droit commun lorsqu’il sollicite l’approbation et,
au besoin, le concours de la juridiction royale. De son côté, Sara Mendès
d’Acosta proteste que pareil divorce ne peut pas être reconnu par la justice
du roi précisément parce que ce mode de dissolution, à le supposer admis
par la loi juive, serait odieux, ou dirait-on aujourd’hui, contraire à l’ordre
public ou au principe de l’égalité des responsabilités des époux dans la
dissolution du lien conjugal…

Le Châtelet statue le 10 mai 1779132 sans trancher définitivement ; il indique


seulement le cheminement qu’il convient de suivre pour parvenir au
résultat souhaité par Peïxotto : il invite les époux à se présenter devant
deux rabbins qui mettront en œuvre la procédure de délivrance du gueth
(ou get) et dresseront procès-verbal de leurs diligences et du résultat
auquel elles ont abouti. S’ils constatent la dissolution du lien conjugal, ils

                                                        
132
AN Y1664, DENISART, op. cit, p. 569, MERLIN, op. cit. p. 160-161
 

 
 
  123 

déposeront le procès-verbal et les pièces qu’il y aurait eu lieu d’établir


selon la loi juive auprès d’un notaire qui en établira la minute et en
délivrera une copie aux parties, lesquelles comparaîtront à nouveau devant
le Châtelet, à qui il appartiendra de statuer définitivement.

Autrement dit, la juridiction royale se déclare prête à reconnaître


l’institution du gueth, lorsqu’elle est pratiquée entre personnes relevant de
la loi hébraïque. Son caractère exorbitant par rapport à la prohibition du
droit canonique qui constitue en la matière le droit commun du Royaume,
auquel sont assujettis même les « nouveaux convertis » et autres Réformés,
n’est pas en soi un obstacle ; cependant, cette réception dans l’ordre
juridique du Royaume généralement imposée par le régime de protection
royale consenti à la nation juive portugaise, comme une espèce de « liberté
de circulation »133, peut par exception être refusée si la règle étrangère
dont il s’agit de reconnaître l’action conduit à un résultat trop contraire à la
« police », c’est-à-dire aux principes fondamentaux de bonne gouvernance
du corps social relevant de l’autorité du Roi très chrétien.

Le statut des Juifs dans le Royaume. Les commentateurs contemporains ne


manquent pas de souligner l’importance de cette sentence sur le terrain de
l’évolution de la condition des communautés israélites accueillies et
protégées par le roi de France. Si grave que fût cette question, elle ne
présentait sans doute pas le même caractère d’urgence que celle
concernant l’état civil des Protestants : les Juifs pouvaient pratiquer leur
religion sans être privés de leur état civil ; c’est bien ce que confirme la
sentence du Châtelet. Et si le Roi Louis XVI aura le temps de régler par
l’ordonnance de novembre 1787 le sort des Réformés, il sera pris de vitesse
par les évènements et laissera à la Constituante l’honneur de conclure ses

                                                        
133
Selon MERLIN, op. cit., p. 155 : « Henri II régnait alors : il les accueillit avec bonté et leur accorda des
lettres-patentes qui leur permirent d’entrer dans le royaume, d’en sortir, d’aller et venir sans aucun
trouble ni empêchement. Cet exemple a été suivi par les successeurs de Henri ; et de règne en règne ;
ces lettres patentes ont été renouvelées avec l’extension de pouvoir vivre selon leurs usages, et défenses
de les y troubler, TANT EN JUGEMENT QUE DEHORS. Enfin, Louis XVI les a confirmés dans leurs privilèges dès
les premières années de son règne, et leur a accordé de nouvelles lettres-patentes au mois de juin
1776… »
 

 
 
  124 

travaux et de faire accéder par les décrets de 1790-1791 les Juifs à la peine
citoyenneté française.

Mais au regard du problème de l’institution exorbitante et de son accueil


plus intéressant est ici le mécanisme prescrit par les juges du Châtelet. Les
démarches qu’il impose aux époux sont en réalité celles du droit
hébraïque ; si elles sont suivies par les intéressés avec intervention des
autorités religieuses de leur confession, elles pourront être prises en
compte par l’ordre juridique royal qui tiendra pour acquise la situation ainsi
constituée. Trois observations doivent être faites.

Condition de compétence . i) Il faut d’abord remarquer là-dessus que cette


exigence de suivre le rite de la loi juive exprime simplement la condition de
compétence : les Juifs de la nation portugaise relèvent personnellement de
l’ordre juridique hébraïque en vertu des privilèges qui leur sont conférés
par lettres patentes constamment renouvelées depuis leur expulsion de la
Péninsule. C’est parce que le divorce sera acquis en conformité de l’ordre
juridique compétent qu’il deviendra opposable ou efficace dans le
Royaume, sans que l’inobservation des lois et procédure y ayant cours,
c’est-à-dire en l’occurrence des voies du droit canonique, puissent
autoriser la critique, puisque la compétence de l’ordre hébraïque exclut ici
la compétence de l’ordre canonique (celui-ci n’a donc rien à redire :
statututm non ligat nisi subditos).

L’exigence d’acte notarié. ii) Il faut noter également qu’il convient de faire
la preuve, selon les exigences du droit commun, par acte notarié, de
l’accomplissement effectif des démarches dictées par la loi juive et dont
l’ordre juridique royal impose l’observation en l’espèce. A proprement
parler, l’intervention du notaire n’est pas ici une cristallisation qui
dévoilerait la prise en charge de la dissolution du mariage par le droit
hébraïque ; pareille cristallisation ne relève pas en principe du droit de
l’ordre requis, mais des autorités dont les diligences sont prévues et
organisées par l’ordre d’origine. La minute est ici l’ouvrage du notaire
royal et non pas, évidemment des rabbins qui ne sont pas investis de
 

 
 
  125 

fonctions notariales dans le Royaume. S’il y a eu cristallisation, ce ne peut


être que par la participation des rabbins à la procédure de délivrance du
gueth, si vraiment cette participation est exigée par la loi juive et y est
représentée comme rien de moins qu’une préconstitution de preuve
obligatoire. En somme, ce qui importe pour la mise en œuvre de la
reconnaissance, c’est que les conditions de l’ordre compétent, qu’elles
soient de fond ou de forme (à supposer que les unes soient dissociables des
autres), aient été respectées et que la preuve en soit rapportée.

La réserve de l’ordre public. iii) Il faut souligner ensuite derechef que la


reconnaissance de la dissolution de l’union, acquise de principe, ne pourra
cependant produire ses effets civils dans le Royaume que si le divorce s’est
accompli selon des modalités non attentatoires aux valeurs fondamentales
de l’ordre juridique d’accueil. C’est ce qui justifie ici que le Châtelet
impose une nouvelle comparution aux parties pour être entendues en
personne, par quoi il se réserve le pouvoir de statuer définitivement, après
avoir vérifié la condition de conformité à l’ordre public134. Il s’agit bien de
l’ordre public, qu’il faudrait qualifier interpersonnel ou interconfessionnel,
comme on parle d’ordre public international ; il ne s’agit pas d’imposer les
règles du droit canonique, qui n’est pas applicable, comme cela ressort
aussi de la compétence que s’attribue ici le tribunal du Châtelet, juridiction
civile et non pas juridiction ecclésiastique.

Compétence personnelle, conformité à l’ordre public, c’est bien le schéma


constitutif du mode de gestion vertical qui se retrouve ici. Mais il se
retrouve au sein du Royaume, où il fait figure d’exception.

L’exception statutiste. Cette exception procède de la concession et du


constant renouvellement des privilèges des Juifs portugais. Il ne s’agit pas
ici d’un phénomène coutumier ; ces privilèges, qui permettent à cette
communauté de vivre selon ses lois et dans le respect des institutions de sa
religion sur le territoire du Royaume et donc sous l’autorité et la protection
du Roi, sont des dispositions particulières créant délibérément à côté du
                                                        
134
v. J. HUDAULT, art. préc.
 

 
 
  126 

droit commun une espèce d’ordre juridique de deuxième rang et


exprimant un partage des compétences sur la base de l’appartenance
confessionnelle. Selon ce mode de gestion vertical exercé par le souverain,
le système de distribution des compétences emporte, comme indiqué plus
haut, l’impératif de la reconnaissance de ce qui a été accompli dans les
limites de la compétence concédée aux lois et autorités juives et il sera
permis de dire, si les époux Peïxotto suivent les directives dégagées par le
Châtelet135, qu’il y aura droit acquis à l’étranger – étant entendu qu’ici
l’extranéité s’apprécie, non pas comme chez les Hollandais, sur une base
territoriale, mais sur une base personnelle. C’est cette extranéité – qui
maintient la communauté des Juifs portugais à la lisière de l’ordre de droit
commun du Royaume136 – qui explique que la contrariété de la dissolution
inter vivos du mariage aux préceptes du droit canonique n’est pas jugée en
elle-même rédhibitoire, même si, bien sûr, reste active la réserve de
l’ordre public qui pourrait réprouver le caractère discrétionnaire de la
répudiation137-138.

Ce qu’il faut retenir ici, c’est que dans un système de conflit en principe
d’obédience conflictualiste, l’exception statutiste peut se manifester en
diverses occasions – pour faire triompher notamment les lois de police du

                                                        
135
L’histoire des époux Peixotto se dérobe ici ; les démarches prescrites par le Châtelet ne seront pas
entreprises, Sara Mendès d’Acosta décédant avant qu’elles ne soient engagées et c’est donc une
dissolution mortis causa qui interviendra pour mettre un terme à ce procès, sinon aux démêlés
judiciaires de Samuel Peixotto, v. sur ce point M. HUMBERT, art. préc. p. 310
136
Les Juifs portugais sont-ils ou ne sont-ils pas régnicoles ? V. M. HUMBERT ; op. cit., p. 314 et s.
137
Les circonstances évoquées à la note 48 empêcheront de faire fonctionner la réserve ; il aurait été
intéressant de voir le développement de la procédure fixée par le Châtelet à cet égard, compte tenu,
d’une part, du caractère unilatéral et discrétionnaire de l’acte de dissolution en la cause et aussi, d’autre
part, du fait qu’avant le décès de son épouse Samuel Peïxotto était passé en Espagne, s’y était fait
baptiser et avait présenté à l’évêque de Siguenza requête pour faire décider que sa conversion
emportait annulation de son mariage (v. M. HUMBERT, op. cit., eod loc.), de sorte qu’il aurait sans doute
été difficile au juge civil d’admettre qu’un divorce pût être invoqué par un converti pour se libérer d’un
lien régulièrement constitué avant sa conversion (v. Parl. Paris 2 janvier 1758, Borach-Levy, A. N. X1A
7826, f°328, v. DENISART, 8e éd. préc. v° Divorce, §III, p. 569, cité par J. HUDAULT art. préc. p. 538, objectant
que « la loi qui concerne l’indissolubilité du lien… a pour objet le bon ordre et le maintien de la
société »).
138
Faut-il esquisser ici un parallèle avec la jurisprudence que la Cour de cassation a inaugurée le 17
février 2004, à propos des répudiations unilatérales et masculines pratiquées dans certains pays
d’obédience coranique (arrêts Aït Amer et Khireddine Rahmani, Rev. crit., 2004. 423, note P. Hammje, JDI
2004. 1200, note L. Gannagé, Grands arrêts, n°64) ? N’ayant pas à leur disposition le Protocole n°VII
additionnel à la Convention européenne de sauvegarde les droits de l’homme et des libertés
fondamentales, le Châtelet et, au besoin, le Parlement après lui eussent certainement trouvé quelque
moyen de refouler la répudiation (ne serait-ce que du côté du caractère purement discrétionnaire)…
Mais poursuivre sur ces suppositions, ce serait entrer dans le champ de la jurisprudence-fiction…
 

 
 
  127 

for, alors appelées statuts prohibitifs139, et donc affirmer l’antériorité de


l’ordre juridique du for – mais aussi pour ménager dans l’ordre du for un
accueil aux institutions étrangères exorbitantes, dont l’exorbitance ne sera
jugée qu’en aval de la reconnaissance par le moyen de l’intervention de
l’ordre public. La compétence est le moteur de la reconnaissance, l’ordre
public en est le frein.

Inspirés de l’histoire ces propos ne sont pas démentis par l’actualité. En


effet, ce schéma explicatif, cette théorie des droits acquis140 se retrouvent
aujourd’hui même s’ils connaissent de sérieux infléchissements destinés à
les ajuster aux désirs de l’époque, lesquels ne se contentent plus d’être
impérieux mais prétendent être impératifs.

                                                        
139
V. B. ANCEL et H. MUIR WATT, « Du statut prohibitif (Droit savant et tendances régressives », Etudes à la
mémoire de B. Oppetit, p. 7 et s.
140
E. PATAUT, Le renouveau de la théorie des droits acquis, Trav. com. fr. DIP 2006-2008, p ; 71 et s.
 

 
 
  128 

Section 2 – La jurisprudence moderne et la reconnaissance de


l’institution exorbitante.

L’article 515-7-1du code civil. Des indices de persistance ou de rémanence


de la vieille théorie des droits acquis sont d’abord fournis par certains
textes. Il faut naturellement citer ici un texte législatif, le nouvel article 515-
7-0-1 introduit dans le code civil par la loi du 12 mai 2009141. Certes, cette
disposition se présente en la forme d’une règle de conflit de lois, mais,
d’une part, cette prétendue règle de conflit de lois d’apparence bilatérale
classique a été conçue expressément pour assurer la reconnaissance ou la
production d’effets en France des partenariats enregistrés à l’étranger, si
éloignés de notre pacte civil de solidarité (PACS) qu’ils puissent être, si
exorbitants qu’ils soient ; l’intention dûment exprimée au cours des travaux
parlementaires était dénuée d’équivoque, en revanche il se peut que le
procédé de réalisation choisi en soit chargé. D’autre part, en retenant
comme facteur de rattachement le pays d’enregistrement cette disposition
se place directement dans le sillage de l’article 2 du projet de convention
n°32 sur la reconnaissance des partenariats enregistrés de la Commission
internationale de l’état civil (CIEC) qui, quant à lui, ne prétend pas énoncer
autre chose qu’une règle de reconnaissance, même si à certains égards
celle-ci n’est pas indemne de toute interférence du mode de gestion
horizontal.

Une catégorie ouverte. L’article 515-7-1 ne donne aucune définition de ce


qu’est le partenariat enregistré dont il s’occupe. Il nous dit que

« les conditions de formation et les effets d’un partenariat enregistré ainsi


que les causes et les effets de sa dissolution sont soumis aux dispositions
matérielles de l’Etat de l’autorité qui a procédé à son enregistrement ».
La formule est riche, notamment de difficultés ; mais, dans sa générosité,
elle se garde d’indiquer ce qu’il faut entendre par partenariat enregistré.
Sans doute est-ce quelquechose qui ressemble au PACS du code civil, mais à

                                                        
141
V. commentaires de P. HAMMJE, Rev. crit. 2009. 483 et s., P. CALLE, Defrénois, 2009. 1662
 

 
 
  129 

en juger par les expériences étrangères, la ressemblance peut être très


limitée, certains partenariats se rapprochant jusqu’à se confondre avec le
mariage, d’autres au contraire n’étant que des contrat à effets réduits
apportant une organisation embryonnaire des rapports entre partenaires.
S’il était bien question d’énoncer une règle de conflit, il n’aurait peut-être
pas été superflu de prendre le risque que prend, alors même qu’il s’inscrit
dans une perspective de reconnaissance, l’article 1er du projet CIEC qui
délimite le champ matériel d’application de l’article 2 en précisant qu’

« au sens de la présente convention, un partenariat enregistré est un


engagement de vie commune entre deux personnes de même sexe ou de
sexe différent, donnant lieu à un enregistrement par une autorité publique,
à l’exclusion d’un mariage »
Définition sommaire, mais qui a au moins l’effet d’écarter tout ce qui est
mariage pour n’accueillir que les pactes de vie commune résultant d’une
déclaration de volonté reçue par un officier public, une autorité la
consignant sur un registre. Une vie commune sans alliance, ni célébration
par l’officier public. Sans alliance, c’est-à-dire sans création d’un lien
personnel fondant des droits et des devoirs réciproques tant personnels
que patrimoniaux aussi étendus que ceux que génère le mariage ; sans
célébration, c’est-à-dire sans que l’ordre juridique s’implique par l’un de
ses organes dans l’établissement de ce lien…

En s’abstenant de donner une définition, le législateur français, pour sa


part, a sans doute jugé d’une part, que l’enregistrement, la simple
consignation sur un registre, cette opération purement bureaucratique était
un critère matériel approprié et que ce critère suffisait à distinguer le
partenariat en ce qu’il ne correspondait pas à une célébration, au cours de
laquelle l’officier de l’état civil joue un rôle actif et doit déclarer les
comparants unis par le mariage ; d’autre part, que l’objet du partenariat
ressortait du terme même : engagement de vie commune. Il aurait été plus
simple de sortir de l’implicite et d’exprimer clairement et de façon moins
minimaliste à quoi l’article 515-7-1 s’appliquait, mais il se comprend que le
législateur n’ait pas pris ce risque d’ajouter des précisions qui auraient pu
conduire à éliminer des figures de partenariat inédites qui auraient dépassé
 

 
 
  130 

les bornes de son imagination. Ce risque serait retombé sur les partenaires
ayant opté pour ces constructions exorbitantes en les privant de la
possibilité d’exercer en France les droits qu’ils étaient censés en tirer.

Une catégorie vorace. Ceci étant, l’article 515-7-1 place sous l’autorité de la
loi du l’Etat de l’enregistrement la totalité de l’aventure partenariale :
conditions de formation et effets du lien, conditions et effets de la
dissolution. C’est là faire preuve d’une vaste ambition et ne pas reculer
devant les complications. Mais l’idée fondamentale est qu’il aurait été
déraisonnable ou en tout cas inapproprié de scinder conditions et effets
d’un côté, et formation et dissolution de l’autre. Ces éléments sont traités
par les législations nationales de manière globale et solidaire : à conditions
simples, effets réduits – les précautions ne s’imposent pas pour un maigre
profit (c’est de l’analyse économique du droit) ; à conditions strictes, effets
importants ; à formation lourde et solennelle, dissolution lourde et
solennelle, mais à formation légère, dissolution simplifiée. Ce
conditionnement mutuel n’empêche pas que, comme souvent avec les
institutions sans substrat naturel, chaque loi reste libre de se situer où il lui
convient sur l’échelle de la rigueur ou du libéralisme, de sorte que le droit
comparé ouvre un large éventail à la diversité : autant de lois, autant de
partenariats, tot leges, quot consortia, diraient les lettrés. De cette manière,
en évitant le morcellement de l’institution, sont prévenues les incohérences
qui résulteraient de l’application, d’une part, d’une loi sévère aux
conditions de formation et, d’autre part, d’une loi avare de conséquences
aux effets d’un partenariat international ou encore de la désignation, d’un
côté, d’une loi imposant un formalisme simplissime pour la création du lien
et, de l’autre côté, d’une autre loi prodigue en solennités pour la
dissolution. Mais il est vrai que cela n’empêchera pas les difficultés de
surgir en aval de la reconnaissance142.

Un rattachement flottant. En dotant l’article 515-7-1 d’une catégorie


partenariat ample et peu précise, le législateur lui donne la capacité

                                                        
142
V. P. HAMMJE, art. préc. p. 488 et s.
 

 
 
  131 

d’absorber des institutions éloignées de celle que consacre le code civil.


Mais c’est plus encore par la désignation de l’ordre juridique compétent
que cette capacité d’absorption se manifeste. Cet ordre juridique
compétent est celui dont les agents ont ou auront procédé à
l’enregistrement. Qu’il demande à être défini par un passé composé (ont
procédé) ou par un futur antérieur (auront procédé), le rattachement opère
toujours a posteriori : c’est lorsque l’enregistrement sera consommé que le
rattachement se révèlera. Il faut que le droit lié à cette formalité soit acquis,
c’est-à-dire que cette formalité soit accomplie pour qu’elle opère le
rattachement à un ordre juridique, cette fameuse cristallisation dont parle
M. MAYER. Et ce rattachement qui s’inscrit dans le temps et dans l’espace
procède fondamentalement de la compétence de l’autorité qui instrumente.

Un auto-rattachement. Ainsi, sous l’apparence d’une règle de conflit


relevant du mode de gestion horizontal, mais d’une règle de conflit qui ne
désigne une loi que par le truchement de l’autorité qui la met en œuvre, se
dissimule en réalité une règle de reconnaissance ressortissant au mode de
gestion vertical : la désignation de la loi de l’Etat de l’autorité ayant
enregistré, sans autre indication, n’est pas déterminée par la règle de
l’article 515-7-1 ; cette désignation s’en remet en réalité à la compétence
que l’Etat de l’enregistrement attribue et est en droit d’attribuer à ses
propres autorités : est valable et reconnu tout partenariat qui, en quelque
pays que ce soit, aussi bien en France qu’à l’étranger, a été enregistré par
une autorité dont la compétence d’après l’ordre qui l’a instituée s’étendait à
la situation des partenaires.

Ainsi un partenariat célébré aux Pays-Bas entre un sujet français et un sujet


belge sera reconnu en France comme partenariat néerlandais s’il a été
conclu conformément aux lois de l’Etat d’enregistrement.

La particularité de cette règle est que la compétence de l’autorité est


déterminée par le droit de l’Etat qui la confère. Ceci signifie que chaque
pays – en l’absence d’un ordre impérial ou universel de distribution des
compétences – est chargé d’assumer désormais la délimitation de sa
 

 
 
  132 

propre compétence et qu’en somme, toutes les règles nationales de


compétence circonscrivant l’action normative de chaque ordre juridique
sur le plan international sont également légitimes ; il s’ensuit que l’exercice
que, par l’intermédiaire de ses autorités, un ordre juridique fait de la
compétence qu’il s’octroie doit être respecté ailleurs et que pareillement le
droit acquis en vertu de cet exercice doit être reconnu internationalement.

Une application du mode de gestion vertical. Il pourra sembler à certains


difficile ou inadéquat de parler de mode de gestion vertical dans cette
hypothèse : si chaque ordre juridique reçoit sa compétence de lui-même, il
n’y a pas de système commun de distribution des compétences. Il reste
cependant que ce jeu du couple compétence-reconnaissance du droit acquis
est dominé par une idée à laquelle est attachée valeur universelle, un
principe commun, supra national, selon lequel toutes les règles établissant
dans et pour chaque Etat sa compétence internationale sont également
bonnes et respectables.

i) C’est ce principe qui, après la disparition de l’ordre impérial, sous un


régime pluraliste commandé par l’idée de souveraineté, maintient un mode
de gestion vertical : cette notion de souveraineté veut que la compétence
de chaque Etat soit entérinée par tous les autres et donc, comme le montre
l’article 515-7-1, qu’elle le soit par le France ; dès lors, ce principe impose
la reconnaissance en France de ce qui a été régulièrement accompli à
l’étranger dans les limites de la compétence des autorités étrangères. Le
mode de gestion vertical survit en s’adaptant à la nouvelle donne
gouvernant les rapports entre Etats.

ii) A quoi il faut ajouter que cette disposition du code civil ne peut
sérieusement être représentée comme une règle de conflit de lois
classique, bilatérale, opérant parmi les lois au contact desquelles se trouve
le partenariat un choix qui serait à la fois élection de l’une et exclusion de
toutes les autres. Bien au contraire, l’article 515-7-1 est prêt à s’aligner sur
n’importe quelle loi et, de la sorte, se dérobe au choix. Or le choix est, on l’a
vu, caractéristique du mode de gestion horizontal qui ne se réfère pas à
 

 
 
  133 

l’élément impératif des règles en présence, qui est indifférent au cercle des
destinataires desquels chacune entend obtenir obéissance. Il ne considère
que la diversité de la teneur des règles en concours et se détermine en
fonction de la nature du rapport de droit que ces règles s’offrent à régir. Ce
n’est évidemment pas ce que fait l’article 515-7-1 qui en vérité ne choisit
aucune loi.

Conséquences. Si deux Français veulent conclure un partenariat moins


exigeant ou un partenariat plus riche en effets que celui du droit français, il
leur suffit de trouver l’ordre juridique qui consent à le leur accorder. Ainsi
en supposant que la Cacanie143 prévoit que ses agents peuvent enregistrer
un partenariat dès que les candidats ont résidé au moins quinze jours sur
son territoire, il suffira à nos deux Français souhaitant jouir du régime
partenarial cacanien de profiter de leur congés payés, voire de leur RTT
pour conclure au terme et au prix d’une brève villégiature le partenariat de
leurs vœux. Il en sera ici comme autrefois des mariages de Gretna Green,
dont chacun se souvient qu’ils étaient conclus devant le forgeron du village,
surnommé Anvil Priest, aux conditions de la loi locale qui était
particulièrement libérale envers les mineurs dont elle n’exigeait pas qu’ils
aient obtenu le consentement de leurs parents. Les jeunes gens domiciliés
en Angleterre s’enfuyaient pour sceller leurs amours précoces et
réprouvées dans ce village d’Ecosse, juste de l’autre côté de la frontière, où
ils obtenaient sans délai et conformément au droit local la formalisation de
l’union qu’ils n’auraient pu conclure chez eux ; ceci fait, ils revenaient en
Angleterre où le mariage était reconnu puisque régulièrement célébré
selon le droit écossais. Il fallut légiférer pour combattre le développement
de cette pratique frauduleuse. De fait une loi fut votée par la Parlement; ce
fut le Lord Hardwicke’s Act de 1753 rejetant le mariage purement
consensuel et exigeant des personnes domiciliées en Angleterre la
publication des bans ou l’obtention d’une autorisation de justice et, de toute
façon, le consentement des parents pour les mineurs de 21 ans. Ces

                                                        
143
R. MUSIL, L’homme sans qualités, éd. du Seuil
 

 
 
  134 

exigences contrecarraient, pensait-on, la solution traditionnelle admettant


la compétence des autorités et des lois du lieu de célébration de l’union.
Rien de tel pour discipliner nos candidats au partenariat ; s’ils découvrent
un Etat un peu complaisant, allouant généreusement compétence à ses
autorités, qu’ils en profitent dès lors que leur est offert le service qu’ils
réclament.

C’est d’ailleurs la crainte de tels comportements frauduleux qui a inspiré


une disposition de l’article 7 du projet de la convention CIEC sur la
reconnaissance des partenariats enregistrés auquel renvoie l’article 2 ci-
dessus mentionné. Cet article 7 énumère les divers motifs pour lesquels un
Etat membre est autorisé à refuser la reconnaissance du partenariat
enregistré dans un autre Etat : endogamie, conjugalité plurielle, âge,
insanité d’esprit, toutes causes qu’il n’était pas mauvais de préciser
quoique elles eussent pu être laissées dans l’ombre de l’exception d’ordre
public dès lors que celle-ci figure aussi sur la liste des obstacles ; mais cette
liste ne comprend pas seulement des motifs de droit matériel, puisque, sans
souci des distinctions, le chiffre 5 de l’article 7 prévoit un motif proprement
« conflictuel » : la reconnaissance peut être refusée lorsque

« au moment de la déclaration de volonté devant l’autorité compétente,


aucun des deux partenaires ne se rattachait, par la nationalité ou la
résidence habituelle à l’Etat du lieu de l’enregistrement » .
Rien de tel avec l’article 515-7-1 ; celui-ci accepte les comportements de
contournement, il s’accommode du « tourisme partenarial ». Et se garde
bien de réintroduire dans son économie une considération de proximité qui
serait imposée par le droit français à des ordres juridiques étrangers.

Entraves à la mobilité des partenariats. i) L’ordre public. Bien sûr, cette


consécration de la fraude n’exprime pas d’elle-même une déférence
absolue envers la valeur suprême que serait la félicité partenariale ; elle
n’est offerte qu’autant qu’elle ne débouche pas sur un résultat
matériellement inacceptable pour l’ordre d’accueil, pour l’ordre juridique
français. Quoique l’article 515-7-1 ne formule pas la réserve de la
conformité à l’ordre public, celle-ci n’est pas éliminée ; étant une réserve
 

 
 
  135 

générale, il n’est besoin d’en assortir expressément le libellé de chaque


disposition de droit international privé. Ainsi ce serait sans doute peine
perdue pour la tante Julia résidant habituellement en France avec son
neveu, Mario144, d’emmener celui-ci faire enregistrer une déclaration de
volonté par l’agent d’un pays qui admettrait ce genre de combinaison. On
peut prévoir que l’ordre public international français, accaparant alors
l’idée de proximité, réagirait et neutraliserait l’opération.

L’ordre public ne sera pas sollicité seulement pour apprécier la formation


d’un partenariat étranger et en contrôler la reconnaissance en France. Le
système de la reconnaissance est ici en effet étendu aux effets du
partenariat – comme d’ailleurs aux conditions et effets de la dissolution.
Cette appréhension globale permet l’importation de l’institution étrangère,
exorbitante, in toto. C’est ce que souhaitait le législateur de 2009, au
rebours des choix effectués à l’étranger qui

- tantôt, à la manière de Joseph BEALE le siècle dernier145, reconnaissent la


création du droit ou la création du lien effectuée à l’étranger, mais ne lui
font produire au for que les effets que la loi interne du for attache à ce
lien146 – c’est la solution anglaise aujourd’hui ;

- tantôt posent des limitations à la reconnaissance « par des moyens


juridiques différents, qui traduisent cette nécessité de retrouver une
communauté de droit minimale entre institutions afin qu’elles soient
reconnues en tant que partenariat enregistrés147 ».

L’article 515-7-1 récuse ces restrictions. L’ordre juridique français semble


plus accueillant que les autres. Mais en réalité son libéralisme envers
l’institution exorbitante trouvera sa limite, qui sera imprécise, fluctuante et
parfois imprévisible, avec l’exception d’ordre public, incorporant l’idée
également flottante de proximité.

                                                        
144
M. VARGAS LLOSA, La tía Julia y el escribidor, 1977 ( : La tante Julia et le scribouillard, 1980)
145
J. BEALE, Treatise on the Conflict of Laws, 1935, §8A-9 et s.
146
Comp. art. 370-5 c. civ.
147
P. HAMMJE, art. préc. p. 489, où sont mentionnés l’article 58 de la loi belge du 16 juillet 2004, l’article
2, §5 de la loi néerlandaise du 6 juillet 2004, l’article 17b, §4 EGBGB.
 

 
 
  136 

De nouveau, on le voit, la complaisance du mécanisme d’accueil envers


l’institution exorbitante se paiera en aval, avec le filtre de l’ordre public.

ii) Le refus de coordination. Mais ce n’est pas la seule limite qui tienne en
échec la reconnaissance en France d’un partenariat enregistré à l’étranger.
Il en est une autre, tout à fait incongrue, que pose l’article 515-7-1 lui-même
à l’encontre de son dessein qui est, d’après les meilleurs commentateurs,
de répondre « aux objectifs mêmes du droit international privé dans le
domaine de l’état des personnes […], mais également aux exigences
communautaires imposant aujourd’hui une reconnaissance facilitée de l’état
des personnes, au nom de la libre circulation des personnes, voire de la
citoyenneté européenne, et au nécessaire respect dû à la vie familiale des
individus tel qu’envisagé par la convention européenne des droits de
l’homme »148. En effet, ne bénéficieront de la bienveillance de l’article 515-
7-1 que les partenariats obéissant « aux dispositions matérielles de l’Etat de
l’autorité qui a procédé à [leur] enregistrement ». Or, dans l’hypothèse d’un
partenariat conclu entre deux personnes de nationalité différente et/ou
domiciliées respectivement en des pays différent, l’Etat du lieu
d’enregistrement, face à cette situation internationale, n’aura pas
nécessairement appliqué les dispositions matérielles de son droit ; le
rapport étant marqué d’extranéité, il aura fait jouer ses règles de droit
international privé lesquelles auront pu bien conduire à l’application d’une
loi qui n’est pas la sienne. Dans ce cas, point de faveur et, à vrai dire, point
de solution ; le bénéfice de la reconnaissance est refusé, mais l’article 515-
7-1 n’indique pas ce qu’il faut faire de ce partenariat dont il n’est pas exclu
qu’il soit régulier partout ailleurs qu’en France.

Une singulière méprise. Cette erreur de visée s’explique par une


circonstance un peu décourageante : le législateur est un médiocre
internationalprivatiste ; il l’avait déjà montré en 1972 ou en 1975, il le
confirme en 2009. Il a cru cette fois que la reconnaissance des situations
constituées à l’étranger pouvait résulter de l’action d’une règle de conflit de

                                                        
148
P. HAMMJE, art. préc. p. 484
 

 
 
  137 

lois classique. Et il a souhaité que cette règle de conflit de lois classique soit
la plus simple et la plus favorable possible à l’institution. En conséquence, il
a interdit que la désignation de l’ordre d’enregistrement se prolonge par la
prise en compte des règles du droit international privé de celui-ci ; ce
faisant, contrevenant au mode de gestion vertical, il refusait de s’aligner sur
le point de vue de l’ordre compétent, sur le point de vue de l’ordre de
l’enregistrement, alors qu’il a cru ne faire autre chose que protéger le
partenariat de la complication du renvoi – sans doute aussi parce qu’il lui a
semblé qu’en légitimant le tourisme partenarial, c’est-à-dire le choix de
l’ordre d’enregistrement par les intéressés eux-mêmes, il s’effaçait devant
l’autonomie des parties, avec laquelle, on le sait, le renvoi n’est pas
compatible. Par cette bévue sur la nature de la règle qu’il édictait, il n’a fait
que rétrécir le champ d’efficacité de celle-ci : ne seront reconnus en France
que les partenariats conformes au droit matériel du pays de
l’enregistrement, et seront laissés de côté, privés de liberté de circulation,
privés de vie familiale normale, tous les partenariats dont le pays de
l’enregistrement a exigé qu’ils respectent un droit matériel étranger
désigné par ses solutions de conflit.

Droits acquis et rejet du renvoi. La solution est surprenante. La liaison de la


doctrine des droits acquis avec le renvoi est avérée149 ; c’est un secret de
Polichinelle. Il est notoire par exemple que l’un des griefs fondamentaux
dirigés contre la doctrine de J. BEALE, la doctrine des Vested Rights, était
que l’exclusion du renvoi qu’elle proférait150 conduisait à tenir pour acquis
des droits qui ne l’étaient pas, puisqu’on prétendait vérifier l’acquisition de
ces droits à l’étranger en se référant à une loi qui n’était pas celle qui leur
était applicable selon le droit international privé du pays où ils étaient
censés avoir été créés. A. V. DICEY s’était bien gardé de récuser le
mécanisme du renvoi, bien au contraire il était favorable au double renvoi
(Total Renvoi), à la Foreign Law Theory151. Walter W. COOK152 ne manquera
                                                        
149
V. FRANCESCAKIS, La théorie du renvoi, n°152
150
J. BEALE, op. cit., §7-3, §58
151
A.V. DICEY, Conflict of Laws, 5e éd., p. 66 et s.
152
W. W. COOK, The Logical and Legal Bases of the Conflict of Laws, 1942
 

 
 
  138 

pas de lancer l’objection à l’encontre de BEALE et de dénoncer


l’incohérence qu’il y a à dire qu’on reconnaît les droits acquis à l’étranger
sans tenir compte de la position que l’ordre juridique étranger a
effectivement sur cette acquisition. Manifestement le législateur français n’a
fréquenté ni DICEY, ni COOK153.

Une option discriminatoire. Ou alors, et c’est la seule justification qu’on


pourrait imaginer, le législateur français en réservant la reconnaissance aux
seuls partenariats enregistrés à l’étranger qui sont conformes aux
dispositions matérielles du droit du pays d’enregistrement, a entendu
limiter son libéralisme aux seuls cas de partenariat suffisamment intégrés à
la vie sociale de ce pays pour que celui-ci y applique son propre droit
interne.

C’est là néanmoins une solution difficile à justifier : on aurait mieux compris


cette prétendue exigence d’intégration si sa mesure avait été fixée par
l’article 515-7-1, qui aurait demandé, par exemple et à l’instar de l’article 7
n. 5 de la convention CIEC154, que les partenaires ou l’un d’eux soient des
nationaux ou des résidents habituels de l’Etat d’enregistrement ; de cette
manière, la pratique du tourisme partenarial aurait été jugulée. Mais ce
n’est pas ce que fait l’article en question : il abandonne l’exigence
d’intégration à l’appréciation du pays de l’enregistrement ; or cette
appréciation peut être tout à fait laxiste et s’accommoder de toutes les
fraudes aux lois étrangères – on en revient à Gretna Green et à la Cacanie
évoqués plus haut.

Dans ces conditions, l’exclusion du renvoi par cet article 515-7-1 offre un
exemple rare de traitement discriminatoire ouvertement imposé par la loi.
Le Français qui contracte un partenariat dans un pays étranger qui prescrit
le respect de la loi française ne bénéficiera pas de la reconnaissance tandis
que bénéficiera de la reconnaissance le Français qui contracte un
                                                        
153
Lequel auteur ne récusait que la construction intellectuelle échafaudée par BEALE ; W. W. Cook
soutenant pour sa part que chaque Etat est dans son propre ordre juridique maître du sort qu’il convient
de réserver aux situations qui par certains de leurs éléments sont au contact d’Etats étrangers, sans que
les réactions de ces derniers doivent commander l’attitude du premier : Local Law Theory
154
V. supra.
 

 
 
  139 

partenariat dans un pays qui prévoit l’application des dispositions


matérielles de son propre droit. Il est heureux que depuis l’arrêt Jacques
Vabre, l’exception d’inconventionnalité soit recevable devant les tribunaux
français et tende ainsi à garantir le respect de la Convention de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales et il faut aussi se
réjouir de l’invention de la question prioritaire de constitutionnalité et de son
introduction en 2009 dans le droit français ; s’ouvrent ainsi des voies qui
pourraient bien un jour être fatales à l’article 515-7-1 du code civil…

Mais il ne faut pas trop espérer. Il n’est pas sûr, en effet que la question
prioritaire de constitutionnalité ni l’exception d’inconventionnalité soient
jamais soulevées ; c’est que, assez généralement, les ordres juridiques qui
connaissent le partenariat se préoccupent surtout de délimiter la
compétence de leurs autorités d’enregistrement et alignent
paresseusement la détermination de la loi applicable sur leur choix de
compétence, se satisfaisant de la formule forgée par NIBOYET : auctor regit
actum. Il s’ensuit que bien rares seront probablement les cas dans lesquels
le partenariat enregistré à l’étranger n’aura pas été conclu sous l’empire de
la loi du pays de son enregistrement. Les occasions manqueront ainsi en fait
de soulever les questions de conformité aux traités ou à la constitution.

Un ordre public à tout faire. C’est donc essentiellement à l’ordre public


qu’il incombera de contrôler les reconnaissances de partenariats
exorbitants. Il est permis de le déplorer. Certes, il ne saurait être
sérieusement envisagé de supprimer toute possibilité de refouler une
institution étrangère attentatoire aux fondements de l’ordre juridique
français. Mais le procédé technique à qui cette mission est confiée n’est pas
tout à fait satisfaisant. L’exception d’ordre public n’est qu’un pis aller ; elle
est l’arme ultime des impuissants et, comme telle, elle doit demeurer
exceptionnelle. Le mode d’intervention de cette exception est trop
imprévisible, tributaire d’appréciations d’espèce qui sont, ici dans le
champ des droits acquis plus encore que dans le conflit de lois, opérées a
posteriori, au mépris de toute sécurité juridique. Ces appréciations d’ordre
matériel reposent sur de critères fluides exprimant des exigences par trop
 

 
 
  140 

générales et produisant des résultats parfois peu prévisibles… Ces


appréciations d’ordre matériel se combinent aujourd’hui avec le paramètre
de la proximité (Inlandsbeziehung) qui n’est en vérité qu’une idée vague,
une intuition qui se prête à des emplois équivoques aggravant
l’indétermination des solutions.

Si modeste soit-elle pour l’instant, l’expérience législative de la


reconnaissance des institutions exorbitantes n’est pas encourageante. Sans
doute atteste-t-elle la capacité du procédé à favoriser l’accueil dans le for
de situations constituées sur des modèles exotiques. Mais sur ce terrain,
rien ne dit que les performances soient supérieures à celles de la règle de
conflit classique qui, elle, a déjà démontré son aptitude à gérer le mariage
polygamique, le lévirat, le maher ou le trust etc., et qui a aussi en appelant à
son secours l’exception d’ordre public révélé ses limites. Au demeurant, le
législateur on l’a vu, s’y est trompé, ne parvenant pas à distinguer une règle
de reconnaissance d’une règle de conflit de lois bilatérale.

Il est temps d’en venir à l’expérience jurisprudentielle.

Jurisprudence. Un élément contemporain de cette expérience est offert


avec la question des maternités de substitution qui n’a sans doute pas encore
trouvé sa solution, mais qui a déjà donné lieu à quelques décisions. Il y a,
bien sûr, l’affaire Mennesson qui a donné lieu à un arrêt de la Cour de
cassation du 17 décembre 2008, censurant une décision un peu
complaisante de la Cour de Paris. Il y a aussi, en provenance d’Espagne, la
résolution de la Direction générale des Registres et du Notariat en date du
18 février 2009.

Dans les deux cas, l’ordre juridique du for est confronté à une institution
étrangère exorbitante – d’ailleurs formellement prohibée par son droit
interne – et, dans les deux cas il est confronté à une tentative de pénétration
qui trouve ou voudrait trouver son vecteur dans un acte instrumentaire
public. La figure n’est pas absolument inédite ; elle avoisine celle de
l’affaire Peixotto où le Châtelet avait exigé un acte notarié attestant
l’accomplissement des formalités requises par la loi mosaïque ; elle
 

 
 
  141 

avoisine aussi l’hypothèse du partenariat enregistré à l’étranger. Elle


ramène vers l’idée de cristallisation.

Affaire Mennesson. A vrai dire, il n’est pas tout à fait juste de dire que
cette affaire a confronté l’ordre juridique français au problème de la
maternité de substitution accomplie à l’étranger. Car, en fait, ce problème
a été posé de manière oblique ; les intéressés, qui se sont trouvés être les
défendeurs dans la procédure, avaient pensé pouvoir faire avaler par
l’ordre juridique français l’institution exorbitante de la gestation pour
autrui par le simple effet de transcription sur les registres français de l’état
civil des certificats et actes de naissance établis en Californie et imputant
légalement la maternité à la femme « commettante » ou « commanditaire »
de l’opératrice ou gestatrice américaine. C’est donc sous l’angle
bureaucratique, celui des écritures, des registres que la résistance du droit
français est éprouvée et non pas directement au fond. Voici les
circonstances qui sont au départ de l’affaire.
Mariés depuis plusieurs années, Dominique et Sylvie Mennesson, de
nationalité française, savent qu’en raison de quelque déficience de
l’épouse, ils ne pourront jamais avoir d’enfant. Ils décident d’utiliser les
facilités que les sciences médicales, le droit californien et certaines
femmes américaines peuvent offrir. Se rendant en Californie, ils sont mis en
contact avec une dame Mary Ellen Floyd, qui se porte volontaire pour
suppléer Sylvie dans la fonction de gestatrice, dans le respect des lois et
procédures californiennes. Les époux Mennesson obtiennent ainsi le 14
juillet 2000 une décision de la Cour suprême de Californie leur conférant «
la qualité de père et mère des enfants à naître portés par Mary Ellen Floyd,
la gestatrice, depuis mars 2000, conformément à la loi de l’Etat de
Californie qui autorise, sous contrôle judiciaire, la procédure de gestation
pour autrui aux termes du Family Act Section 7630 et 7650, sous protocole
médical par recours à une fécondation in vitro avec gamètes de Dominique
Mennesson et Mary Ellen Floyd et gestation par cette dernière ». Le 25
octobre 2000, - Valentina, Léa, Désirée et Fiorella, Pearl, Isadora, deux
jumelles, naissent à La Mesa, comté de San Diego où sont établis des
 

 
 
  142 

certificats et actes de naissance « désignant Dominique et Sylvie comme


leurs parents » et comportant certaines indications confidentielles assorties
de la mention « non divulgué ».
Mais, quoique tout à fait réguliers au regard de l’ordre juridique américain,
ces documents qui expriment aux yeux des époux Mennesson leur qualité
de père et mère des jumelles suscitent une forte perplexité chez le Consul
de France à Los Angeles. Sollicité de procéder à la transcription des actes
californiens, celui-ci croit devoir consulter le Service central de l’état civil
du Ministère des Affaires étrangères à Nantes, lequel en réponse fait
procéder à la transcription. La transcription est ainsi opérée sur les
registres de l’état civil, mais non pas pour complaire aux époux Mennesson
et leur permettre de tirer en France toutes les conséquences qui sont
attachées à la qualité de parents attestée par les documents ; au contraire,
dans l’esprit du ministère public, la transcription est effectuée aux fins de
permettre au procureur de la République de leur domicile d’en demander
l’annulation et ainsi de neutraliser dans l’ordre juridique français les actes
de l’état civil établissant la filiation des jumelles. Cependant, par jugement
du 13 décembre 2005, le tribunal de grande instance de Créteil déclare le
ministère public « irrecevable en sa demande d’annulation de la
transcription, sur les registres de l’état civil de Nantes, des actes de
naissance de Valentina et Fiorella ». Le ministère public fait appel. Il
appuie son recours sur les articles 423 du code de procédure civile et 16-7
du code civil ; la première de ces dispositions donne au ministère public le
droit d’agir pour la défense de l’ordre public à l’occasion de faits portés à
sa connaissance tandis que la seconde, en énonçant que « toute convention
portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est
nulle », exprimerait une valeur fondamentale de l’ordre juridique
français(art. 16-9), constitutive d’une exigence d’ordre public international.

L’acte-écran. Le 25 octobre 2007, la Cour de Paris confirme le jugement


aux motifs que

1°) il n’y a rien de contraire à l’ordre public à transcrire sur les registres de
Nantes des actes régulièrement dressés aux Etats-Unis en conformité d’un
 

 
 
  143 

jugement dont la régularité n’est pas contestée. Ces actes dont ni


l’opposabilité, ni la force probante au regard de l’article 47 du code civil
ne sont en cause sont exacts et sincères ; garantie par la signature de
l’autorité publique étrangère, leur fiabilité justifie qu’ils fassent l’objet
d’une transcription sur les registres français destinés à faciliter leur
utilisation dans la machinerie juridico-bureaucratique française ;

2°) la non-transcription des actes serait contraire à « l’intérêt supérieur des


enfants qui, au regard du droit français, se verraient priver (sic) d’actes
d’état civil indiquant leur lien de filiation, y compris à l’égard de leur père
biologique155 ».

Ce second élément de la motivation est révélateur de la dérive


intellectuelle qui peut porter les juristes d’aujourd’hui à se fourvoyer. Cet
élément dénonce un risque de situation boiteuse ; les jumelles sont les
filles de Dominique et Sylvie aux Etats-Unis, elles ne sont pas les filles de
Dominique et Sylvie en France. L’unité et la continuité de leur statut
personnel serait compromise par une annulation de la transcription, avec
toutes les conséquences pratiques qui s’ensuivent156, sans oublier
naturellement les discriminations etc157. C’est dire que la transcription en
imposant la représentation toute paperassière et bureaucratique des
rapports entre les enfants et les époux Menesson, devient pour ceux-ci

                                                        
155
Paris, 25 octobre 2007, D. 2007. AJ. 2953, obs. F. Luxembourg, JDI, 2008. 145, note G. Cuniberti, Gaz
Pal, 2008. 20, note G. de Geouffre de La Pradelle, Defrénois 2008. , n°38717, obs. Chendeb,
156
P. LAGARDE, note précitée p. 325 : « Les parents de l’enfant ne peuvent plus invoquer en France les
actes de naissance établis à l’étranger. L’enfant est privé en France de filiation maternelle et peut-être
aussi de filiation paternelle, comme l’indique l’arrêt cassé de la Cour d’appel de Paris. C’est en effet la
transcription de l’acte de naissance dans son ensemble, indiquant les filiations maternelle et paternelle,
qui est annulé. Si les parents ne sont pas mariés, le père pourrait certes reconnaître l’enfant. S’ils sont
mariés, le père le pourrait également, théoriquement, reconnaître l’enfant comme adultérin et né de la
mère porteuse, mais ce serait contraire à la réalité psychologique et sociale, et même à la vérité
juridique, car il n’y a pas d’acte de l’état civil établissant la maternité de la mère porteuse ». Au pluriel, il
aurait été plus exact de parler des « commanditaires » et non des « parents de l’enfant », puisqu’en
l’espèce l’épouse du père n’est en rien la mère de l’enfant. Il aurait été aussi plus juste de concéder
qu’en aucun cas l’enfant n’est privé de filiation, il est seulement privé de la faculté d’invoquer des
instrumenta travestissant la réalité de sa filiation. Enfin, il aurait été plus franc de reconnaître que le
commanditaire qui se trouvait être le père biologique avait la faculté d’établir volontairement sa
paternité tandis que la sous-traitante, mère de substitution, dont la maternité n’était pas constatée dans
les actes de l’état civil n’était pas dans une situation plus dramatique que celle de la mère qui en France
a accouché sous X et n’a pas reconnu l’enfant.
157
V. H. MUIR WATT, European Federalism and the «New Unilatéralism», 82 Tulane L. Rev., 1983 (2008), p.
1991 s.
 

 
 
  144 

constitutive de la réalité juridique en France. L’enveloppe formelle tient


lieu de réalité substantielle.

La Cour de Paris élabore ainsi une théorie de l’acte-écran158 où la


régularité formelle de l’acte public

- non seulement interdit de s’inquiéter de la correspondance de ses


énonciations avec la situation substantielle résultant de l’application des
règles de fond et dont il est censé consigner l’existence et les caractères,

- mais encore oblige à insérer dans la machinerie juridico-bureaucratique


les éléments renfermés dans le document159.

C’est bien cette théorie que l’arrêt retient aussi dans son premier motif :
formellement régulier, l’acte de naissance étranger doit être réputé
exprimer la réalité substantielle. Manifestement, la Cour de Paris présente
le syndrome des vrais faux-papiers dont on pouvait croire jusqu’à présent
qu’il affectait, outre quelques prévenus « en cavale », les immigrants
clandestins et les bénévoles « solidaires » : si le document produit, aussi
mensonger soit-il, a toutes les apparences du document officiel, sa
régularité externe rend indiscutables les qualités qu’il atteste et convertit
en comportement déloyal tout contrôle qui serait exercé à l’initiative de la
partie à qui on l’oppose. A beau mentir qui vient de loin…

Equivoque. Mais cette théorie de l’acte-écran repose, on le soupçonne, sur


une équivoque.

C’est qu’il faudrait pouvoir distinguer plusieurs problèmes dont on peut


comprendre que l’article 423 du code de procédure civile ou même les
règles relatives à la transcription des actes de l’état civil aient entrainé la
confusion.

                                                        
158
V. L. d’AVOUT, note préc. : « l ‘existence d’un acte public ou d’une décision de justice étrangère ne
font pas écran au conflit de lois préexistant ; les actes attribuables à une autorité publique, au lieu
d’éteindre en toute circonstance le conflit de lois, ne font parfois que le raviver »
159
Ce n’est pas la première fois que la Cour de Paris s’autorise à mettre en œuvre cette théorie du
mensonge ; v. Paris, 11 juin 1994, 0smar B. alias Jessica, Rev. crit., 1995. 308, note Y. Lequette.
 

 
 
  145 

Le premier problème est celui de la transcription, qui est une opération


confiée à l’officier de l’état civil et qui consiste à reporter sur le registre de
l’état civil qu’il administre un acte de l’état civil reçu ailleurs (ou une
décision judiciaire). En l’occurrence, l’officier de l’état civil sollicité de
transcrire était le Consul de France à Los Angeles et les actes à transcrire
étaient constitués par le jugement et les certificats de naissance dressés à
San Diego par l’autorité locale.

En principe, l’officier de l’état civil consulaire ne peut refuser de prêter son


concours. Néanmoins, dans certains cas délimités, il lui est permis de
repousser la demande ; certains de ces cas ne demandent pas d’explication
et ne font pas difficulté, mais il en est un qui est propre à alimenter
l’équivoque. Les premiers de ces cas adviennent :

- Si l’acte dont la copie intégrale doit être présentée est formellement


irrégulier, ce qui s’apprécie selon la loi étrangère de l’autorité qui l’a
établi. Il faut naturellement que l’irrégularité soit flagrante de manière à
apparaître au premier regard de l’officier de l’état civil consulaire ;

- Si les éléments en la possession de l’officier de l’état civil consulaire


permettent d’établir la fausseté de l’acte ;

- Si l’acte présenté ne correspond pas à ce qui en droit français est un acte


de l’état civil160 ;

- Si l’acte présenté comporte des informations dont les comparants


demandent la transcription mais dont la loi française relative à
l’organisation de l’état civil ne permet pas la consignation sur les registres :
seuls les éléments retenus par la loi française sont susceptibles d’être
transcrits ;

En réalité, les hypothèses ici énumérées relèvent de la bonne gestion


administrative voir même bureaucratique du service : l’agent n’est pas tenu
                                                        
160
V. Civ. 1re, 14 juin 1983, Suhami, Rev. crit. 1984. 316 et la note : « l’acte de l’état civil est un écrit dans
lequel l’autorité constate, d’une manière authentique, un événement dont dépend l’état d’une ou de
plusieurs personnes »
 

 
 
  146 

et doit même refuser d’accorder autre chose, un aliud, que ce qu’il est
habilité à accorder.

Le dernier cas auquel le ministère public a choisi de nous intéresser est


celui où l’acte étranger tel qu’il se présente est contraire au droit français :
ce serait le cas de l’acte de naissance qui serait établi par l’autorité
étrangère en application d’un jugement d’adoption au profit de parents
français161 (IGEC, n. 510) ; ou encore, doit-on se demander, un acte de
naissance dont la copie intégrale révélerait comme en la cause une
maternité de substitution, c’est-à-dire une convention de mère porteuse et
une absence de maternité biologique ou utérine du chef de la personne à
qui la filiation maternelle est imputée dans l’acte ? C’est ici la difficulté
rencontrée à Los Angeles où les actes californiens étaient formellement
réguliers et n’avaient rien de mensonger mais dont les mentions recueillies
par la transcription, par le tri dont elles auraient fait l’objet, auraient tu le
caractère artificiel et en l’espèce illicite de la filiation qu’ils auraient
affichée ; c’est ce qui a incité le consul à solliciter les instructions du
procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nantes.

Dans de tels cas, il semble que le parquet de Nantes peut décider la


transcription aux fins d’annulation ; ceci se fait par exemple en matière de
mariage lorsqu’une cause de nullité le justifie. Mais cette possibilité
d’action en matière de mariage est dirigée contre le negotium ; c’est la
validité du mariage au fond qui est contestée, la confection de
l’instrumentum ayant seulement permis d’alerter le ministère public, lui
indiquant qu’il y avait sans doute anguille sous roche et partant nécessité
d’éclaircir la situation. Il est en effet préférable de ne pas publier une
information qui s’écarte de vérité juridique… Pour cela, le parquet
demande l’appréciation de la validité du mariage et si la réponse est
négative, la transcription tombe par voie de conséquence.

                                                        
161
Cass. civ., 1re, 18 juillet 2000, Wallon, Rev. crit. 2001. 349, note H. Muir Watt : c’est en principe le
jugement étranger qui doit être transcrit et non l’acte de l’état civil dressé en application de celui-ci ;
par aillerus l’acte de l’état civil étranger « reconstitué » en vertu du jugement d’adoption prononcé à
l’étranger indiquait un lieu de naissance fictif.
 

 
 
  147 

En dehors des cas spécifiés par la loi (art. 422 c. pr. civ.), le ministère
public « peut agir pour la défense de l’ordre public à l’occasion des faits qui
portent atteinte à celui-ci » (art. 423). C’est cette voie de droit ouverte au
parquet qui complique ici sensiblement les choses dans la mesure où elle
est exercée non pas en vue de faire déclarer la nullité de la filiation, mais
d’obtenir directement et exclusivement l’annulation de la transcription.

L’acte de l’état civil est un instrumentum qui a pour fonction de consigner et


conserver en vue d’une exploitation probatoire divers événements
déterminant l’état d’une personne. Dressé à l’étranger par une autorité
habilitée, il fait foi en vertu de l’article 47 du code civil et accrédite en
France l’état qu’il constate. Mais pour la commodité de celui qui veut
l’utiliser, il est souhaitable de procéder à sa transcription sur les registres
français de l’état civil ; cela évitera d’avoir à traverser l’Atlantique et le
continent nord-américain pour, à chaque fois que ce sera nécessaire ici, se
procurer une copie ou un extrait délivré à San Diego. La transcription
établit à domicile une copie permanente et authentique. En l’occurrence, le
parquet demande l’annulation de la transcription. Celle-ci peut être
irrégulière en tant qu’instrumentum, mais ce n’est pas cela qui est ici visé.
Ce n’est même pas non plus l’acte étranger originaire, en tant
qu’instrumentum ; ce qui est visé ici, c’est ce que cet acte consigne et ce
que la transcription introduira dans le registre français sans révéler
néanmoins le caractère particulier et même illicite au regard du droit
français de cette imputation de filiation maternelle. Au fond, le ministère
public refuse que la transcription serve d’écran. Il ne dirige pas son attaque
contre la filiation ni contre la gestation pour autrui en tant que telles, mais
seulement contre la tromperie qui résulterait de l’affichage aux normes
françaises de la situation créée en Californie. Il allègue ainsi une
incompatibilité entre le droit français de l’état civil et les opérations
conduites aux Etats-Unis. Pas seulement sous l’angle de l’ « opportunité »,
mais aussi sous l’angle « technique » comme disait NIBOYET, la convention
de mère-porteuse ou la maternité de substitution apparaît bien exorbitante.
Le ministère public forme donc un pourvoi.
 

 
 
  148 

La censure de la Cour de cassation. Dans son pourvoi, le ministère public


réitère sa position : son action est recevable parce que les actes
californiens révèlent et entérinent une filiation résultant d’un ensemble de
faits contraires à l’ordre public international français. L’instrumentum ne
blanchit pas le negotium. C’est ce que rappelait dans une affaire très
semblable la Cour de Rennes le 4 juillet 2002 énonçant que la régularité
des actes étrangers

« ne fait pas obstacle à l’action de ministère public puisqu’il [art. 47 c. civ.] vise
l’acte instrumentaire lui-même qui fait foi de ses seules constatations matérielles,
mais ne concerne nullement les questions d’état »

La Cour de cassation accueille le pourvoi et, ce faisant, condamne la


théorie de l’acte-écran. Sans se prononcer sur la valeur en France de la
situation au fond qui s’est constituée aux Etats-Unis, elle admet avec le
parquet que les actes de l’état civil californiens sont insusceptibles de
transcription, si du moins les circonstances qu’ils résument et concluent
sont avérées – mais il ne lui appartient pas de statuer sur cette question de
véracité ; laquelle, d’ailleurs, n’est pas une question en l’absence de
désaccord entre les parties sur ce point, les faits de la cause devant dès
lors être tenus pour constants, de sorte qu’ils s’imposent au juge du fond
comme au juge de cassation. La seule question que vide ici l’accueil du
pourvoi est celle qui était posée, celle de la recevabilité de l’action en
annulation des transcriptions.

La question du bien-fondé de la demande du ministère public reste entière


sur le plan procédural après la cassation de l’arrêt de Paris. Néanmoins,
dès lors qu’en vertu de l’article 423 du code de procédure civile, l’action
n’est ouverte au parquet que si l’ordre public est engagé dans l’affaire, ne
faut-il pas admettre que la déclaration de recevabilité émanant de la Cour
de cassation repose sur l’assertion que les actes américains consacraient
« une convention portant sur la gestation pour autrui » constitutive d’une
violation de l’ordre public justifiant l’action du ministère public ? Dans ces
conditions, il est permis de s’interroger avec Mme A. MIRKOVIC162 sur la

                                                        
162
Note préc.
 

 
 
  149 

portée de la cassation obtenue de cette manière sur la recevabilité : que


reste-t-il à juger pour la cour de renvoi ? S’il est acquis que les éléments
recueillis dans les actes consommaient une atteinte à l’ordre public, la cour
de renvoi, sauf rébellion, n’a plus qu’à juger que ces actes ne sont pas
susceptibles de transcription en France et que par conséquent ils doivent
être annulés. C’est qu’en interprétant l’article l’article 423 c. pr. civ., la
Cour de cassation, sans prononcer elle-même sur le bien fondé de la
demande d’annulation, alors qu’elle se réfère à la violation de l’ordre
public sur la base de faits que personne ne conteste, laisse la décision au
fond à la cour de renvoi, mais habilite et encourage celle-ci à dépasser la
représentation épurée que la transcription, sélective, donne de la situation
et à rechercher les composantes de celles-ci au de là même des actes de
l’état civil

Retour à la Cour de Paris. C’est dans ces conditions que l’affaire fait retour
devant la cour d’appel de Paris autrement composée. Le ministère public
appelant du jugement de Créteil, demande, d’une part, que son action soit
déclarée recevable – pour quoi il a l’appui de l’arrêt de cassation – et,
d’autre part, que soit prononcée l’annulation de la transcription des actes
de naissance. Ceux-ci ont été dressés en exécution de la décision de la
Cour supérieure de l’Etat de Californie du 14 juillet 2000 et, soutient-il,
forment avec elle un ensemble indissociable ; la transcription donnerait
effet au tout en France. Or, il se trouve qu’au principe de ces opérations il y
a une gestation pour autrui qui contrevient à l’ordre public (art. 16-7 et 16-9
c. civ.) et qui va prospérer en France à l’abri de la transcription. La
transcription n’est pas faite pour servir de couverture aux violations de
l’ordre public.

Les époux Mennesson voient plus grand et formulent en réponse toute une
série de demandes. Certaines ne sont en réalité que des arguments
d’ambiance, destinés à exercer une sorte de pression morale sur la cour
d’appel ; cela justifie moins les honoraires que la demande d’honoraires…
C’est ainsi qu’est sollicité un sursis à statuer au prétexte que le législateur
 

 
 
  150 

s’est saisi du problème des maternités de substitution, c’est ainsi qu’est


demandée que soit déclarée recevable l’intervention volontaire des époux
Mennesson (comme si celle-ci était contestée), c’est ainsi qu’est invoqué
l’estoppel stigmatisant la déloyauté du parquet qui ordonne la transcription
pour en demander l’annulation, qu’est dénoncée une violation du principe
de l’égalité des armes (la dépendance organique du parquet à l’égard du
ministre de la justice en fait l’exécuteur des basses-œuvres de l’exécutif)
etc. Tout cela est insignifiant.

En revanche, d’autres moyens sont plus intéressants, sinon mieux fondés.


Ils intéressent par cela qu’ils persistent dans une stratégie fidèle à la
théorie de l’acte-écran, stratégie qui ne peut atteindre qu’indirectement la
question de l’annulation des transcriptions, en conséquence de la
légitimité, peut-on dire aujourd’hui, de la filiation affirmée. Ils consistent à
dire que la filiation existe bel et bien, qu’elle est parfaitement régulière et
que partant les actes qui la constatent, eux-mêmes réguliers, doivent être
transcrits. En somme, le fait que les autorités californiennes, judiciaires ou
administratives, aient agi dans les limites de leur compétence en autorisant
la production et l’acquisition des enfants rend par là-même cette action
normative étrangère opposable à tous et y compris à l’ordre juridique
français.

Les intimés soutiennent alors assez logiquement que le ministère public ne


saurait contester la régularité des opérations menées sur le territoire
américain, dès lors que dans ses conclusions antérieures devant les juges
du fond, il avait reconnu cette régularité ; il y a là-dessus un accord
procédural qui lie le parquet et le contraint à reconnaître la maternité
imputée à Mme Mennesson.

Et ils ajoutent que la possession d’état conforme à un acte de naissance


régulier rend incontestable la filiation (art. 333, c. civ., art. 311-15, c. civ.)
et enfin que la contestation de celle-ci par le parquet est contraire à
l’intérêt supérieur des enfants.
 

 
 
  151 

Non seulement, la reconnaissance de la filiation américaine est légitime,


mais encore elle est opportune.

L’arrêt du 18 mars 2010. Dans l’ensemble la Cour de Paris accueille les


demandes du ministère public et rejette celles des époux Mennesson.

Sur la recevabilité de l’action du parquet, la cour se place dans le sillage


de la Cour de cassation. Elle n’éprouve pas davantage de difficulté à se
débarrasser des arguments d’ambiance, stigmatisant un acharnement aussi
déloyal qu’intempestif du ministère public, mais inopérant en l’état de
l’interprétation de l’article 423 retenue par la Cour de cassation et d’après
laquelle le parquet n’a fait qu’user de pouvoirs qui lui sont dévolus pour
accomplir sa mission.

Mais c’est sur la question de l’annulation qu’elle était attendue. Là dessus


elle refuse à son tour de suivre les époux Mennesson et de s’engager sur le
terrain de la régularité au fond du lien de filiation établi aux Etats-Unis :
hors sujet, décrète-t-elle :

« L’action du ministère public ne vise pas à contester l’état des enfants, mais à
écarter les effets en France de leur état civil établi aux Etats Unis »

Dès lors, la validité de l’imputation de la filiation maternelle à la « mère


légale » ou à la « commettante » ou « commanditaire » n’était pas en cause,
mais seulement les effets de cette filiation artificielle et il était permis de
penser que la cour d’appel concentrerait son examen sur le mode de
circulation internationale ou de pénétration de l’état civil étranger dans
l’ordre juridique français. Dans quelle mesure les indications que
l’opération de transcription recueille des actes américains pouvaient-elles
produire des effets en France ? La transcription ne transférant sur les
registres français, on l’a dit, que les mentions exigées des actes français
eux-mêmes, se serait accomplie une élimination des éléments impurs, tels
la consécration judiciaire de la convention de mère-porteuse et aurait été
ainsi favorisée l’assimilation de la filiation artificielle à la filiation
biologique de sorte que les enfants auraient pu retirer de cette opération
tous le bénéfices que d’autres en France retirent des actes français. A
priori, rien de choquant à cela. Valentina et Fiorella, si c’est bien ainsi
 

 
 
  152 

qu’on les appelle, auraient joui dans la vie juridico-administrative


quotidienne de la même condition que les enfants nés en France. Il ne saute
pas aux yeux que l’ordre public aurait été mis en péril.

L’indissociabilité. Procédure et fond. Mais, sans doute éclairée par le


ministère public et encouragée par la Cour de cassation, la Cour de Paris
reprend l’idée d’indissociabilité163 ou d’indivisibilité pour établir entre les
actes de l’état civil et le jugement californien une solidarité telle que le
second finit par absorber les premiers.

i) Cette indissociabilité permet d’atteindre au travers des actes à transcrire


le jugement californien, lequel entérine et officialise la convention de
gestation pour autrui. Cette translatio ad substantiam était naturelle dans
l’affaire sur laquelle a statué la Cour d’appel de Bari dans son arrêt du 13
février 2009, mais dans l’affaire espagnole elle a été refusée par la
Direction Générale des Registres et du Notariat (Résolution du 18 février
2009).
Dans le cas italien, devant la mauvaise volonté de l’officier de l’état civil de
la Commune de Bari, l’épouse italienne commettante avait assigné son
mari, citoyen britannique, en vue d’obtenir la reconnaissance, non pas des
documents d’état civil étrangers, mais des jugements étrangers, en
l’occurrence des parental orders qui lui imputaient la maternité des enfants
et qui avaient été prononcés en Angleterre – où avait été réalisées les
maternités de substitution et où les enfants étaient nés. Il s’agissait donc de
l’efficacité en Italie de décisions judiciaires anglaises ; ce qui relevait des
articles 64, 65 et 67 de la loi n. 218 du 31 mai 1995. Il n’était pas question
dans cette affaire d’acte-écran, c’était le fond qu’il fallait aborder.
En revanche, l’acte-écran était si l’on peut dire de principe dans l’affaire
espagnole. Les circonstances de fait y étaient analogues à celles de l’affaire
Mennesson, à ceci près que les époux commettants, l’un et l’autre
espagnols résidant en Espagne, étaient de même sexe – mais le mariage
sans complémentarité des sexes est licite dans ce pays. Cependant, en ce

                                                        
163
Idée déjà exploitée par Paris, 26 février 2009, JCP 2009. n°26, 22 juin p. 17, note A. Mirkovic
 

 
 
  153 

qui concerne la transcription, l’environnement juridique était assez différent


de celui qui prévaut en France. C’est que le service espagnol de l’état civil,
le Registre civil, est entre les mains d’une administration spécialisée ; il est
géré par des fonctionnaires contre les décisions desquels il est possible de
recourir par la voie administrative. Et cette voie administrative conduit à la
Direction Générale des Registres et du Notariat, qui est placée sous
l’autorité du Ministère de la justice ; cet organisme prend sur les difficultés
concrètes qui lui sont soumises des résolutions qui sont destinées tout
autant à éclairer le chargé du registre local à l’origine de la décision
contestée, qu’à instruire l’ensemble des chargés des registres en leur
indiquant sur la base d’une motivation parfois très développée (mais aussi
parfois discutable) la marche à suivre pour les cas semblables ; le cas
concret offre l’occasion de fixer une doctrine administrative. Evidemment,
en principe, il n’est pas du ressort de cette administration spécialisée dans
les registres d’entrer dans le fond du droit, qui reste le monopole de
l’autorité judiciaire en cas de contestation164. Aussi bien, on comprend que
la résolution du 18 février 2009 prétende se concentrer sur la seule question
presque technique de la transcription d’un acte étranger de l’état civil qui a
à sa base un ensemble de faits dont l’illicéité est patente au regard du droit
espagnol qui pourrait par ailleurs être applicable à la question de filiation
au fond, étant donné la nationalité espagnole des intéressés. Mais ici la
séparation entre l’aspect instrumentaire du problème et son aspect
substantiel a une source institutionnelle : c’est l’organisation du service de
l’état civil et sa dimension administrative accentuée qui dissocie les deux
aspects, lesquels sont moins nettement distingués en France ou en Italie.

                                                        
164
Au demeurant, la contestation au fond engagerait le sort du jugement étranger imputant la maternité,
or du point de vue du Registre civil, la reconnaissance d’un jugement aux fins de transcription passe
(hors traité) par la procédure d’exequatur« Il ne peut être procédé à aucune inscription en application
d’un jugement ou d’une décision étrangers qui n’ait force de chose jugée en Espagne ; ainsi, pour y
procéder il faudra obtenir préalablement l’exequatur », Règlement sur le Registre civil, art. 83. En
l’espèce, cette disposition n’intervenait pas, puisqu’il s’agissait de l’efficacité d’un acte de l’état civil,
pour lesquels pareille procédure judiciaire n’est pas prévue : art. 81 « L’instrument authentique, qu’il
soit en original ou en copie, qu’il soit judiciaire, administratif ou notarial est un titre d’inscription du fait
dont il fait foi. De même l’instrument authentique étranger, avec autorité en Espagne conformément aux
lois et aux traités internationaux »
 

 
 
  154 

Cette dissociation est parfaitement admise par la DGRN qui (V., septimo)
reconnaît que
« l’acte de l’état civil californien est dressé aux seules fins d’attester la filiation des
enfants et fonde une présomption de paternité qui peut être détruite par décision
de justice [selon le droit californien, tandis que] la transcription sur le Registre civil
espagnol de l’acte de l’état civil californien produit les effets indiqués par les lois
espagnoles sur les Registres […] Pour quoi, toute partie ayant qualité peut attaquer
le contenu de ladite inscription par la voie civile ordinaire devant les tribunaux
espagnols ».
Cette séparation de l’instrumentaire et du substantiel, la Cour de Paris la
pratique elle-même sur le plan procédural pour délimiter l’objet de la
demande, puisqu’elle tient à préciser :
« l’action du ministère public ne vise pas à contester l’état des enfants, mais à
écarter les effets en France de leur état civil établi aux Etats-Unis »,

autrement dit, à empêcher que l’on puisse se prévaloir en France de la


transcription des actes de l’état civil californien.
Ainsi quelle que soit l’issue de la cause, que la cour conclue au maintien ou
qu’elle conclue à l’annulation de la transcription, il ne saurait être question
de prononcer sur le fond, de rendre une décision susceptible d’être dotée
de l’autorité de chose jugée sur la filiation de Valentina et de Fiorella. A cet
égard, la Cour de Paris est bien en ligne avec la DGRN – ce qui ne surprend
pas puisque les deux instances ne se nouent que sur la transcription.
Mais à la différence de la DGRN, la Cour de Paris n’admet pas que
l’isolement qui est opéré sur le plan procédural de la question de
transcription et qui laisse hors de cause la question d’état provoquée par de
la maternité de substitution, puisse aller jusqu’à rompre les liens entre les
instrumenta et les événements qu’ils relatent. Pour ne juger que de la
régularité de la transcription, la cour se laisse néanmoins la possibilité
d’examiner les éléments constitutifs des faits consignés dans les actes. Ce
même processus chirurgical sophistiqué et sélectif qui sépare dans la
procédure ce qui reste indissociable au fond peut aussi s’observer dans le
domaine de la reconnaissance, dans un pays membre de l’Union
européenne ou partie à la Convention de la Haye de 1973, des
condamnations alimentaires prononcées à l’étranger : le bénéfice du droit
conventionnel ou communautaire limite le libéralisme de la reconnaissance
au chef alimentaire et ne couvre pas le lien de filiation qui en est la source
 

 
 
  155 

et qui reste tributaire du droit commun des effets des jugements165 ;


néanmoins, les faits qui ont justifié à l‘étranger l’établissement de la filiation
doivent être pris en compte, en tant que tels et abstraction faite de la
qualification qu’ils ont reçue du juge d’origine, pour l’appréciation par
exemple de la conformité à l’ordre public de la condamnation aux
aliments166. C’est un procédé du même genre qui est ici mis en œuvre : le
périmètre de la demande est circonscrit à la question de la transcription,
l’examen de la demande peut s’approfondir et ainsi crever l’écran que
constitue l’acte à transcrire. C’est en somme ce que la Cour de cassation
disait lorsqu’elle rattachait l’atteinte à l’ordre public légitimant l’action du
ministère public sur le fait, dûment constaté,
« que les énonciations inscrites sur les actes de l’état civil ne pouvaient résulter que
d’une convention portant sur la gestation pour autrui »
Scission sur le plan formel, indissociabilité sur le plan matériel. Grâce à
cette indissociabilité la Cour de Paris se trouve dans une situation au fond
assez voisine de celle de la Cour de Bari, devant laquelle l’examen de la
régularité des parental orders impliquait la prise en compte des éléments
sur lesquels ceux-ci avaient fondé l’attribution de la filiation maternelle.

Indissociabilité et assimilation au jugement étranger. ii) Cette idée


d’indissociabilité ramène aussi vers la position de la jurisprudence167 qui
est également celle de l’Instruction générale relative à l’état civil en matière
de transcription des décisions d’adoption, autre hypothèse de filiation
artificielle ; comme l’observe Mme MUIR WATT à propos du rejet d’un acte
de naissance étranger composé bien après la naissance et en fonction du
dispositif d’un jugement d’adoption :

« l’acte de naissance ayant été établi en exécution du jugement d’adoption, son sort
est inexorablement lié à celui de ce dernier. Si le jugement lui-même… s’avère

                                                        
165
Sauf le cas où il y aurait une convention, par exemple, bilatérale prévoyant un régime particulier de
reconnaissance pour les jugements d’état ; dans cette hypothèse le chef alimentaire bénéficierait du
régime communautaire ou des facilités de la Convention de la Haye de 1973 tandis que le chef d’état
bénéficierait du régime résultant de la convention bilatérale.
166
V. Cass. civ. 1re, 12 juillet 1994, Rev. crit., 1995. 68 et la note, spéc. pp. 77-78 et Mélanges Sturm, p.
1343 et s.
167 Cass. civ. 1re, 12 novembre 1987, Rev. crit. 1986. 557, note E. Poisson Drocourt, D. 1987 . 157 note J.

Massip, 18 juillet 2000, Epoux Wallon, Rev. crit., 2001. 349, note H. Muir Watt
 

 
 
  156 

irrégulier, l’acte reconstitué pour tenir compte du nouvel état civil de l’adopté
tombe ainsi de son socle168 »

Par le jeu de cette indissociabilité (le terme est repris de l’arrêt Wallon de
2000), la transcription demandée par les époux Mennesson se trouve
pareillement subordonnée aux conditions de régularité des décisions
judiciaires selon le droit commun français des effets des jugements. Il
apparaît dès lors qu’il n’y a quant au travail juridictionnel à effectuer dans
le périmètre de la demande d’annulation de la transcription, aucune
différence avec celui exigé par une demande de reconnaissance de
jugement. La Cour de Paris qui était en ligne avec la DGRN sur le plan de
l’objet de la demande, rejoint la Cour de Bari sur le plan de son traitement
juridictionnel.

Cela ressort en toute clarté de la démarche de la Cour de Paris. Celle-ci,


pour énoncer les conditions de régularité de la transcription, oublie qu’elle
ne traite que de la gestion du registre et reprend purement et simplement
la liste des conditions de régularité des jugements étrangers telle que l’a
fixée le 20 février 2007 l’arrêt Cornelissen169 :

« … trois conditions, à savoir la compétence indirecte du juge étranger fondée sur


le rattachement du litige au juge saisi, la conformité à l’ordre public international
de fond et l’absence de fraude à la loi ».

Il n’était pourtant pas interdit d’imaginer qu’il y ait un ensemble de


conditions de régularité spécifique à l’accueil des actes de l’état civil
étranger. L’indissociabilité dispense de l’instituer et légitime l’application
du régime de régularité des jugements étrangers. Il suffit donc que l’une
de ces trois conditions de la nomenclature Cornelissen soit défaillante pour
que la reconnaissance soit refusée.

Il serait difficile, dans le cas Mennesson, de douter de la compétence des


autorités judiciaires californiennes pour homologuer une convention de
mère-porteuse souscrite par une femme résidant en leur ressort ou de la
compétence des autorités administratives locales pour établir un acte de
l’état civil rapportant des faits qui se sont produits sur le territoire de la
                                                        
168
H. MUIR WATT, note préc. Rev. crit, 2001, p. 352
169
Cass. civ. 1re, 20 février 2007, Rev. crit. 2007. 420, note Ancel et Muir Watt,
 

 
 
  157 

Californie ; personne ne s’y est aventuré. En revanche, le parquet


dénonçait une violation de l’ordre public et aussi une fraude à la loi
française prohibant la maternité sous-traitée.

La fraude à la loi. S’agissant de la fraude à la loi, la Cour de Paris n’aura


pas à s’y arrêter. Car elle aura constaté au préalable qu’est défaillie l’une
des trois conditions énumérée et elle disposera alors d’un motif suffisant
pour justifier le refus de reconnaissance des actes et de transcription. C’est
la condition de conformité à l’ordre public que - selon la suggestion de la
Cour de cassation – la Cour de Paris vérifie par priorité et, comme elle va
la juger non satisfaite, elle n’aura pas à examiner la question de la fraude.

La DGRN ne s’est pas accordée cette facilité ; il est vrai qu’elle a conclu à la
régularité des actes de l’état civil californien et à la possibilité de leur
transcription ; s’il suffit que manque une condition de régularité pour que la
reconnaissance reste hors de portée, à l’inverse celle-ci ne peut être
acquise que s’il est établi que toutes les conditions de régularité sont
réunies. Il était donc nécessaire de vérifier l’absence de fraude à la loi.
Quoi qu’il en soit, la DGRN croit pouvoir remarquer que

« Les intéressés ne se sont pas servi d’une « règle de conflit » pas plus que de
quelque autre norme dans le dessein d’éluder une loi impérative espagnole. Il n’y a
pas eu de modification du point de rattachement de la règle de conflit espagnole,
par exemple, par un changement artificiel de la nationalité des enfants pour
provoquer l’application de la loi de Californie grâce à la création d’une connexion
existante, quoique fictive et vide de contenu, avec l’Etat de Californie ».

La formule est intéressante, de même que le visa sous lequel elle se place,
essentiellement celui de l’article 12. 4 Codigo civil qui énonce que

« sera considérée comme une fraude à la loi l’utilisation d’une norme de conflit
dans le but d’éluder une norme impérative espagnole ».

La définition est très proche de celle que retient depuis l’arrêt


Bauffremont170 la jurisprudence française. Mais il faut tout de même
observer aussitôt que tant dans cette décision que dans l’article 12. 4, il est
question de conflit de lois ; il est question de fraude à la loi par
manipulation de la règle de conflit. Ce qui est manifestement hors sujet,
                                                        
Cass. civ. 18 mars 1878, Grands arrêts, n°6, v. aussi Civ. 1re, 17 mai 1983, Soc. Lafarge, Rev. crit., 1985.
170

346 et la note
 

 
 
  158 

puisque comme la DGRN y insiste et comme l’admet la Cour de Paris de


façon quasi explicite171, dans ces affaires de reconnaissance les règles de
conflit de lois n’ont pas à intervenir. Dès lors, la définition canonique
donnée par la jurisprudence française ou par la disposition espagnole en
considération des conflits de lois et articulée sur les règles de conflit, n’a
pas lieu d’être retenue ; dans le champ de la reconnaissance, si un obstacle
à la régularité se tire de la fraude à la loi, celle-ci doit être redéfinie en
fonction des mécanismes de contrôle mis en œuvre : la règle de conflit
éliminée, il faut trouver d’autres paramètres de contrôle de l’absence de
fraude172.

Au demeurant la DGRN l’admet lorsqu’elle passe de la fraude au « forum


shopping frauduleux ». Mais celui-ci, quoi qu’elle en dise, ne peut pas
consister à

« placer la question de la détermination de la filiation entre les mains des autorités


californiennes dans le but d’éluder une loi impérative espagnole »,

ce qui fait reposer la fraude sur une référence à la loi applicable ; le


« forum shopping frauduleux » consistera plutôt à profiter de la
complaisance des règles de compétence étrangères pour n’aller vers le
juge étranger que dans le seul but d’en obtenir ce qui ne pourrait être
obtenu du juge naturel, c’est-à-dire du juge que les circonstances de la
cause désignent comme le plus proche et le plus directement accessible.
Au demeurant, il n’est pas sûr que cette conception maladroite de la fraude
en matière de reconnaissance que prétend cultiver la Direction générale
ne réponde pas au souci de blanchir le comportement des époux
commettants. L’objectif d’unité du statut des enfants, de continuité de leur
condition juridique, que commanderait leur intérêt supérieur aurait été mis
en péril par la dénonciation d’une fraude… Un peu de fonctionnalisme
dans la définition prévenait ce danger.

                                                        
171 par la référence à l’arrêt Cornelissen qui a précisément expulsé le règlement du conflit de lois du
processus de vérification de la régularité.
172 Comp. BUREAU et MUIR WATT, n° 267 et n°279 ; v. Cass. civ. 1re, 1er mars 1988, Rev. crit. , 1989. 721, note

A. Sinay-Cytermann, Cass. civ. 1re, 6 juin 1990, Rev. crit. 1991. 593, note P. Courbe, D. 1990. Som. com.
265, obs. B. Audit
 

 
 
  159 

La Cour de Paris a échappé à ce souci parce que, moins empressée de


subordonner à la simple validité de la transcription l’unité et la continuité
du statut des enfants, elle ne se prononce pas sur ce statut. Et de son côté,
particulièrement sensible à l’intérêt supérieur des enfants et soucieuse de
garantir l’unité et la continuité de leur condition, la Cour d’appel de Bari,
qui elle prononce au fond, n’aurait pu, si elle avait soulevé la question, que
se féliciter de l’ostracisme traditionnel dont le droit international privé
italien frappe la fraude à la loi. Quoique, à vrai dire, le spectre de la fraude
plane parfois sur sa décision, mais seulement pour être écarté : si l’épouse
commettante était italienne, le mari, lui, était anglais et la Cour ne manque
de le rappeler, comme pour suggérer qu’il n’était pas illégitime de
s’adresser au marché anglais des enfants à naître et à livrer…

La fraude est ainsi démobilisée dans ces trois affaires. En revanche, l’ordre
public est bien sollicité.

L’ordre public. Cet appel à l’ordre public, encouragé par la Cour de


cassation, conduit la Cour de Paris à se référer aux article 16-7 et 16-9 du
code civil – aux termes desquels toute convention portant sur la
procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est frappée d’une
nullité d’ordre public. En opposant ainsi ces dispositions au jugement
californien, la cour réalise une extension de l’ordre public interne à l’ordre
international. L’arrêt de cassation qui ne statuait que sur la recevabilité de
la demande d’annulation, laissait le doute subsister sur cette extension.
S’agissant alors de la recevabilité de l’action du parquet en annulation
devant les tribunaux français, l’ordre public que veut protéger l’article 423
c. pr. civ. est certainement l’ordre public interne ? Naturellement dans
certains cas, cet ordre public interne développe une énergie telle qu’il
alimente l’ordre public international. Ainsi la prohibition de l’union
polygamique résultant de l’article 147 du code civil est d’ordre public
interne, mais elle fait aussi obstacle à la célébration en France du mariage
avec une compatriote de l’étranger de statut personnel coranique qui se
 

 
 
  160 

trouve encore dans les liens d’une première union. D’après la Cour de
Paris les articles 16-7 et 16-9 du code civil sont aussi exigeants et aussi
têtus que l’article 147 du code civil et, exprimant aussi l’ordre public
international français, ils tiennent en échec la décision californienne :

« l'arrêt de la Cour supérieure de l'Etat de Californie, en ce qu'il a validé


indirectement une convention de gestation pour autrui, est en contrariété avec la
conception française de l'ordre public international ; qu'en conséquence, sans qu'il
soit nécessaire de rechercher si une fraude à la loi a été réalisée, il y a lieu
d'annuler la transcription, sur les registres du service central d'état civil français,
des actes de naissance américains qui désignent Mme Mennesson comme mère
des enfants et d'ordonner la transcription du présent arrêt en marge des actes de
naissance annulés »

La messe est dite.

Néanmoins, la cour prolonge sa motivation pour répondre, sinon aux


moyens, du moins sur les moyens articulés par les intimés. Au delà d’une
réplique à la déploration d’une violation du droit à un procès équitable, il
s’agit essentiellement de l’intérêt supérieur de l’enfant.

L’intérêt supérieur de l’enfant. L’intérêt supérieur de l’enfant est un critère


ou un standard décisif en matière de reconnaissance des décisions ou actes
concernant les enfants. La Convention de New York sur les droits de
l’enfant du 20 novembre 1989 l’impose173 ; l’arrêt de la Cour d’appel de
Bari aussi bien que la résolution de la DGRN l’attestent. Le premier
l’invoque pour justifier la reconnaissance des parental orders, la seconde
pour justifier la transcription sur les registres espagnols. La Cour de Paris
écarte pourtant le moyen, en se fondant sur deux considérations.

i) En premier lieu, la cour admet qu’il peut être incommode pour les
jumelles ou pour les personnes qui en ont la garde de ne pas disposer des
facilités que procure la transcription lorsqu’il conviendra de faire en
France la preuve non contentieuse de leur état, mais elle juge que la
                                                        
173
Art. 3 : « 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions
publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes
législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. 2. Les Etats parties
s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être, compte tenu des
droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de
lui, et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées ».
 

 
 
  161 

complication des démarches que cela impose aux intéressés (qui, a-t-elle
noté, se rendent « régulièrement aux Etats Unis pour leurs activités
professionnelles ») est infiniment moins grave que la publication
d’informations pêchant par défaut et dissimulant une infraction lourde à la
prohibition française qui n’a certainement pas été édictée de manière
arbitraire, pour nuire aux enfants, mais qui répond à des motifs d’intérêt
général, social et collectif. La proportionnalité joue contre les intimés.

ii) En second lieu, après avoir refusé de s’engager sur le terrain de la


régularité au fond du lien de filiation établi aux Etats-Unis, il est aisé pour la
cour qui a ainsi séparé la question de la transcription et la question d’état
de corriger la position qu’elle avait cru devoir prendre dans l’arrêt du 25
octobre 2007. Dans cette décision, elle déclarait en effet que du fait de la
non-transcription des actes de naissance, les enfants

« au regard du droit français, se verraient priver (sic) d’actes d’état civil indiquant
leur lien de filiation, y compris à l’égard de leur père biologique ».

C’était, on l’a dit, évidemment faux ; les actes américains ne pouvaient être
annulés par un juge français. La seule incidence en France de la non-
transcription - faut-il y insister ? - n’est pas l’anéantissement des actes
étrangers, mais la nécessité d’aller chercher des copies ou extraits auprès
du service de l’état civil de San Diego. Pour le reste, la filiation biologique
ou autre n’est pas en cause. Dès lors, venant à résipiscence, elle peut
affirmer que

« l'absence de transcription n'a pas pour effet de priver les deux enfants de leur
état civil américain et de remettre en cause le lien de filiation qui leur est reconnu à
l'égard des époux Mennesson par le droit californien ».

Dès lors qu’elle ne tranche pas la question d’état, la question de l’accueil


en France des droits acquis en Californie, mais simplement celle de
l’incidence de l’ordre public international sur le fonctionnement des
registres français de l’état civil, cette décision paraît fondée.

En revanche, la résolution de la DGRN qui autorise la transcription laissera


perplexe lorsqu’elle considère (§V, 4°) que la solution contraire aurait
compromis l’intérêt supérieur de l’enfant qui
 

 
 
  162 

« se concrétise dans le droit dudit mineur à une « identité unique », […lequel] comporte le
droit de jouir d’une filiation unique valable en divers pays et non d’une filiation variant de
pays à pays qui les ferait changer de parents chaque fois qu’ils franchiraient une frontière ».

tandis qu’elle admet ailleurs (§V, 7°) que la transcription n’établit pas en
droit la preuve de la filiation des enfants parce que

« toute partie ayant qualité peut attaquer le contenu de ladite inscription par la voie
civile ordinaire devant les tribunaux espagnols ».

Autrement dit la DGRN, qui n’est pas compétente pour connaître du rapport
substantiel de filiation issu d’une gestation pour autrui, ne s’alarme de
l’éventualité d’un démenti judiciaire. Peu lui importe, en somme, de
publier une information trompeuse. En effet, à

« l’incertitude de la filiation de ces mineurs qui changerait chaque fois qu’ils


franchiraient la frontière des Etats-Unis pour venir en Espagne et vice versa […], il
est toujours préférable de procéder à cette transcription au nom de l’ « intérêt
supérieur du mineur »,

dès lors que, à son avis,

« la transcription de l’acte de l’état civil californien sur le Registre civil espagnol est
le moyen le plus effectif de réaliser ce droit des mineurs à leur identité unique par
dessus les frontières des Etats ».

Il n’est donc pas trop grave de compromettre la crédibilité, la fiabilité de


l’instrument d’information qu’est le Registre civil ; il n’est pas trop grave
non plus que l’autorité espagnole de l’état civil jette le manteau de Noé sur
une violation de la prohibition espagnole des conventions de mère
porteuse commise par deux espagnols résidant en Espagne… Ainsi, de
manière curieuse (ou scandaleuse ou en tout cas alarmante sur l’état de
l’Etat de droit espagnol), les agents de l’Etat ne sont pas tenus de veiller à
l’exécution et au respect des lois de l’Etat… L’intérêt supérieur de l’enfant
légitime la théorie de l’acte-écran.

Ce n’est pas par ce biais que la Cour d’appel de Bari parvient à autoriser la
transcription sur les registres de l’état civil de la commune de Bari. Cette
solution n’est que la conséquence de la reconnaissance des parental orders
britanniques dont la régularité, objet de l’instance, est constatée au double
motif
 

 
 
  163 

1° que ces décisions ne heurtent pas l’ordre public international italien dès
lors que dans l’instance indirecte celui-ci se fait plus libéral que l’ordre
interne qui n’imposerait ses prohibitions qu’aux nationaux italiens (?)174 ;

2° que la reconnaissance de ces décisions éviterait aux mineurs

« un préjudice gravissime au regard de leur intérêt prépondérant à être reconnus


comme [les enfants de dame I. …] qu’ils se trouvent en Angleterre ou qu’ils se
trouvent en Italie »175.

Se retrouve ici l’argument du « droit à une identité unique », qui sera


renforcé par celui de la liberté de circulation176 (dont la CJCE fait parfois un
usage excessif) et qui sera aussi discrètement épaulé par celui du droit à
une vie familiale normale177 (auquel est attentive la Cour européenne des
droits de l’homme). On mesure ici quelle pression peut exercer le droit
conventionnel ou communautaire et combien elle peut tempérer les
sévérités de l’ordre public international. Le fait est que de droit italien est
particulièrement sensible à l’idéologie internationaliste et qu’il n’est pas
rare que certains de ses agents d’application doutent de sa valeur... Aussi
bien, si la situation acquise à l’étranger se rattache, comme en l’espèce
traitée par la Cour de Bari, de manière assez nette à l’ordre juridique
étranger, il arrive que soit préféré le « parti de l’étranger ». Mais il faut
souligner que l’instance italienne tout indirecte qu’elle fût, portait sur la
question d’état et non sur la question de la transcription et de la bonne
gestion des registres de l’état civil – laquelle, si elle avait été posée,
n’aurait intéressé que l’ordre juridique italien.

Bien sûr, en France non plus, il n’est pas question de laisser les enfants à
l’abandon, mais ce soin qui incombe assurément à M. Mennesson peut,
pour être partagé par Mme Mennesson, passer par d’autres voies que celle
de la transcription sur les registres de l’état civil et de la « désactivation »
de l’impérativité de dispositions qui ont leur raison d’être.
                                                        
174
La rédaction du § 15-1 est assez malencontreuse lorsqu’elle s’efforce de distinguer deux niveaux
d’ordre public international qu’une plume française aurait assignés respectivement à l’effet plein (en cas
de rattachement sérieux avec l’ordre juridique français) et à l’effet atténué (en l’absence de tel
rattachement)
175
V. §16 à §18
176
§18-1 et s.
177
§ 16-1, 16-2 et 16-3
 

 
 
  164 

Au delà de la dimension humaine de la situation des enfants victimes de


l’infraction qu’il est particulièrement difficile de gérer de façon
appropriée, il reste que - pour tirer une première et rapide conclusion - la
voie de la reconnaissance des situations constituées à l’étranger ouvre une
avenue à l’institution exorbitante pour pénétrer dans l’ordre du for, celui-ci
la réprouverait-il dans son principe. La position du parquet est à cet égard
éclairante : il ne conteste que l’opération de transcription, même s’il est
convaincu de la nécessité de repousser les droits qui ont été acquis à
l’étranger au mépris de la prohibition de l’article 16-7c. civ., il s’abstient de
porter l’attaque contre la régularité de la convention, du jugement et des
actes de l’état civil californiens, de sorte que jusqu’à ce qu’advienne leur
éventuelle censure par les tribunaux français, ces éléments soutiennent la
relation familiale qui s’est établie entre les intéressés. Sans doute si le
contentieux de la régularité au fond est un jour ouvert en France, il n’est
nullement exclu qu’il débouche sur une décision constatant la contrariété à
l’ordre public des droits acquis à l’étranger. Certes, il n’est pas interdit de
prétendre, par exemple, sous le signe de l’ordre public de proximité que,
les actes ayant été dressés en Californie, entérinant des circonstances
survenues en ce pays et concernant la filiation d’enfants de nationalité
américaine, l’éloignement de la situation par rapport à l’ordre juridique du
for français commande une certaine modération dans l’appréciation des
exigences de l’ordre public international français et que, par conséquent,
ces actes doivent en France bénéficier de la reconnaissance qui est due
aux actes émanés d’autorités étrangères compétentes aussi bien ratione
loci que ratione materiae. Mais il faut aussi souligner en sens contraire que
si la situation se rattachait étroitement à l’ordre juridique californien, elle
entretenait aussi des liens sérieux avec l’ordre juridique français ; liens
sérieux au point

- qu’il a paru nécessaire de demander la transcription des actes américains


sur les registres français de l’état civil, c’est-à-dire sur les registres utiles
dans le pays
 

 
 
  165 

- dont les époux Mennesson ont la nationalité et où ils résident et où


résident également les jumelles au moment de cette procédure178

et l’on sait de quelle intensité est ce lien de la résidence de l’enfant179, si


consistant qu’il ramène à l’application de la loi française… L’ordre public
de proximité ou la théorie de l’Inlandsbeziehung180 pourraient, à la rigueur,
tolérer le cas de jumelles nées d’une gestation pour autrui entamée et
achevée à La Mesa, comté de San Diego, où elles auraient été remises dans
les mêmes conditions aux époux commettants, si ceux-ci, de nationalité
française, avaient eu de manière effective aux Etats-Unis leur résidence
habituelle au moment des opérations et étaient simplement venus par la
suite séjourner en France. Tout dépend, au fond, des circonstances de la
cause.

C’est bien là ce qu’il y a de fâcheux avec ce procédé de la reconnaissance :


l’accueil des droits acquis à l’étranger est assuré par la condition de
compétence de l’ordre juridique étranger et la seule défense contre cette
pénétration qui peut être dévastatrice, « désactivant » l’impérativité, est
celle de l’ordre public international – lequel, dans sa malléabilité,
fonctionne sur un mode qui n’offre guère de sécurité au justiciable, puisque
sa réaction est commandée par l’appréciation qu’un juge portera in
concreto sur les circonstances particulières de la cause. Autant la
personnalité du juge, autant les singularités du cas, c’est–à-dire des
éléments variables et contingents, déterminent l’efficacité ou non en
France de la situation constituée à l’étranger.

L’imprévisibilité de cet ordre public de proximité fera regretter l’abolition


par l’arrêt Cornelissen de la condition de conformité au système français de
conflit de lois : s’il est admis, come cela est vraisemblable, que les articles
16-7 et 16-9 c. civ. constituent des lois de police française dont les critères
                                                        
178
V. Cass. civ. 1re, 20 septembre 2006, Saïm, supra, n°177 et s., Cass. civ. 1re, 31 octobre 2007, M. Arab
c. dame Y. Ed Douaissy (n° 06-20 799)
179
V. Cass. civ. 1re, 10 février 1993, Enfant Sarah (Latouz), Rev. crit DIP, 1993. 620, note Jacques Foyer, JDI
1994. 124, note I. Barrière-Brousse; Cass. civ. 1re, 10 mai 2006, enfant Léana-Myriam, D. 2006. 2890, note
G. Kessler et G. Salamé ; JCP. 2006.II. 1165, note T. Azzi ; JCP.2007. I. 109, note L. Corbion ; Dr. famille.
Septembre 2006. 33, note M. Farge.
180
V. P. LAGARDE, note préc., p. 327
 

 
 
  166 

d’efficacité dans l’espace sont la résidence habituelle en France et/ou la


nationalité française des parties à la convention de mère-porteuse, les cas
dans lesquels les intéressés contreviennent à l’interdiction sont aisément
déterminables dès avant l’engagement des opérations ; la sécurité est
assurée, chacun sachant au moment où il agit ce qu’il lui est permis et ce
qui lui est défendu de faire au regard du droit international privé français. Il
n’est pas interdit de penser que cette solution serait meilleure.

Tempus defuit

Vous aimerez peut-être aussi