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RÉSUMÉ

Depuis qu'elle a découvert que son fiancé appréciait moins en


elle la femme que l'héritière, Caroline se méfie des hommes et de
l'amour. Aussi s'est-elle doublement investie dans Fortune
Cosmetics, la célèbre firme de produits de beauté créée par sa
grand-mère, Kate Fortune, qui dirige d'une main de fer l'empire
familial.
Or voilà que de curieux incidents viennent bientôt mettre en péril
l'avenir de la prestigieuse entreprise. Quelqu'un, dans l'ombre,
semble s'acharner contre Fortune Cosmetics, et Nick Valkov, le
brillant chimiste d'origine russe qui est sur le point de mettre à jour
un produit révolutionnaire, se trouve soudain accusé d'espionnage
et déclaré persona non grata par les services de l'immigration. Dès
lors, Nick n'a qu'un moyen pour échapper à l'expulsion: épouser une
citoyenne américaine.
Afin de s'assurer de la confidentialité de l'opération, Kate ne
trouve rien de mieux que de proposer à Nick d'épouser sa
petite-fille. Un mariage blanc, évidemment, mais qui pour Caroline
a tout du cauchemar : macho, dragueur, cynique et sûr de lui, Nick
représente, en effet, tout ce qu'elle déteste. Mais peut-elle pour
autant abandonner les siens et ruiner les espoirs d'une famille ?
Chères lectrices,

Je suis Heureuse et fière d'avoir été choisie pour écrire le roman


qui ouvre la saga des Fortune. Personnellement, je trouve cette
série passionnante, et j'espère que vous prendrez autant de plaisir
à lire cette Histoire que j'ai eu à l'écrire.
On a coutume de dire que les gens riches sont différents des
autres, mais je me suis rendu compte que c'était totalement faux
lorsque j'ai commencé à raconter l'Histoire de Caroline Fortune :
sa relation avec Nick Valkov suscite en elle des doutes et des espoirs
semblables à ceux que nous éprouvons toutes.
C'est Nick qui m'a surprise, en fait. Quand l'éditeur m'a dit que
mon Héros était chimiste, cela a d'abord évoqué pour moi l'image
d'un homme terne, ennuyeux, passant ses jours et ses nuits dans un
laboratoire poussiéreux rempli de cornues et d'éprouvettes. Il faut
cependant se méfier des idées toutes faites, et je crois que je ne
regarderai plus jamais un chimiste comme avant.
Au départ, l'union de Caroline et de Nick est motivée par de
simples questions d'intérêt, mais elle se transforme en mariage
d'amour parce qu'ils ont la chance de devenir amis. S'il y a un
message dans Les Héritiers, je pense que c'est le suivant : les maris
ne sont pas juste des maris, et les membres d'une famille
simplement un ensemble de personnes unies par les seuls liens du
sang. Ils sont — ou du moins ils devraient être — également des
amis. C'est une vérité que le tourbillon de la vie quotidienne a
tendance, me semble-t-il, à nous faire oublier. Caroline et Nick,
eux, s'en souviennent. Je vous souhaite de connaître un bonheur
égal au leur !

REBECCA BRANDEWYNE
Si vous achetez ce livre privé de tout ou partie de sa couverture,
nous vous signalons qu'il est en vente irrégulière. Il est considéré
comme « invendu » et l'éditeur comme l'auteur n'ont reçu aucun
paiement pour ce livre « détérioré».

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise


sous le titre : HIRED HUSBAND

Traduction française de BÉNÉDICTE DUCHET-FILHOL

HARLEQUIN est une marque déposée du Groupe Harlequin et


Amours d'Aujourd'hui ® est une marque déposée d'Harlequin S.A.

Originally published by SILHOUETTE BOOKS, division of


Harlequin Enterprises Ltd. Toronto, Canada

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que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les
articles 425 et suivants du Code pénal. © 1996, Harlequin Books
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boulevard Vincent-Auriol. 75013 Paris — Tél. : 01 42 16 63 63
Service Lectrices — Tél : 01 45 82 47 47 ISBN 2-280-07677-2 — ISSN
1264-0409
REBECCA BRANDEWYNE

Mariage sous contrat

AMOURS D'AUJOURD'HUI
Les confidences de Kate Fortune

« Je suis Kate Fortune, le chef de famille des Fortune.


Une famille qui est toute ma fierté. N'est-elle pas ma plus
grande réussite?
» Partis de rien, mon défunt mari Ben et moi avons créé
les laboratoires Fortune Cosmetics, dont le nom est
maintenant connu dans le monde entier.
» Mais la renommée et la richesse ne sont pas tout : la
famille est un trésor autrement précieux. Rien n'est plus
important à mes yeux que le bonheur de mes enfants et de
mes petits-enfants, et je suis prête à tout — même à forcer
un peu le destin — pour les aider à le trouver.
» Un pari ambitieux ? Sans doute. Mais j'adore les défis.
Et quand j'ai formé un projet, rien ni personne ne peut
m'empêcher de le mener à bien. »
NEWS

ON EN PARLE CE MOIS-CI...
"Un nouveau coup dur vient de frapper la famille
Fortune."

L'avion privé de Le sort semble depuis l'accident de


Kate, fondatrice et singulièrement Kate, certains
P.-D.G. de la célèbre s'acharner sur membres du clan
firme de l'illustre famille. Cet craindraient pour
cosmétiques à accident tragique leur vie... Mais qui
laquelle elle a donné succède, en effet, à en voudrait à cette
son nom, s'est écrasé toute une série puissante famille et
quelque part dans la d'événements pour quelle raison ?
forêt amazonienne et malchanceux qui se S'agit-il d'une banale
personne n'a revu sont accumulés au histoire de
depuis la doyenne cours des dernières concurrence ou,
des Fortune. Ses semaines, et l'on comme d'aucuns le
proches se sont peut se demander s'il laissent entendre, de
refusés à toute s'agit bien d'un raisons plus privées
déclaration, mais le accident. On pense ? A l'heure qu'il est,
bruit court qu'elle notamment à la on peut se demander
serait décédée... menace d'expulsion si les Fortune
Cette disparition qui est venue frapper réussiront à se sortir
arrive au moment où le plus brillant indemnes de cette
la fameuse chercheur de nouvelle crise et à
business-woman Fortune Cosmetics, faire la lumière sur
était sur le point de suivie de ce cette curieuse affaire
mettre sur le marché mystérieux incendie qui risque d'entacher
un produit qui, qui s'est ensuite sérieusement leur
d'après certains de déclaré dans le réputation. Quoi
ses amis, promettait laboratoire de la qu'il en soit, nous
d'être le plus grand société. Quelqu'un serons là pour les
succès commercial a-t-il décidé de s'en suivre...
de sa brillante prendre aux Fortune Liz Jones
carrière. ? On prétend que

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Prologue

Washington D.C.

—Allez, mon lapin..., susurra la voix, dans l'écouteur. Avec toutes


tes relations, tu as forcément un ami ou deux aux services de
l'immigration... Et je ne te demande qu'un tout petit service, un
service qui ne présente de risque ni pour toi, ni pour l'employé à qui
tu t'adresseras : l'expulsion d'un Russe ne dérangera personne ! Tu
n'as qu'à prétendre avoir été informé de façon anonyme que Nicolai'
Valkov était un ancien agent du K.G.B., ou bien qu'il trempait dans
les activités de la mafia russe sur le territoire américain. Tu peux
inventer ce que tu veux, l'essentiel étant que Valkov soit considéré
comme un étranger indésirable et renvoyé dans son pays. Les
services de l'immigration ne mettront pas en doute la parole de l'un
des sénateurs les plus puissants du Capitole, alors fais ça pour moi !
Et en témoignage de reconnaissance, je viendrai spécialement à
Washington pour fêter avec toi le succès de notre entreprise.
J'apporterai du Champagne, et aussi ce déshabillé de dentelle noire
que tu aimes tant...
Le sénateur Donald Devane se renversa dans son fauteuil de cuir
bordeaux et ferma les yeux. Les images évoquées par la voix basse et
rauque de la personne qu'il avait au bout du fil enflammaient ses
sens. Son cœur battait la chamade et un feu délicieux courait dans
ses veines au souvenir de la dernière occasion qu'il avait eue de voir
ce déshabillé noir...
Les mains moites et la poitrine haletante, il mit deux bonnes
minutes à recouvrer assez de sang-froid pour parler.

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— Je... euh... j'ai en effet quelques amis aux services de
l'immigration, bredouilla-t-il, et je suis donc en mesure de te rendre
ce service. Il me suffira de donner quelques coups de téléphone. En
fait, c'est comme si ce Nicolaï Valkov était déjà dans un avion à
destination de la Russie.
— Merci, mon lapin. Je savais que je pouvais compter sur toi.
Appelle-moi dès que l'affaire sera réglée, et je prendrai le premier
vol pour Washington. Tu attends sûrement ce moment avec autant
d'impatience que moi, alors fais vite ! A bientôt, mon lapin!
Un petit rire sensuel suivit cette dernière phrase, puis la
communication fut coupée.
Quand sa respiration et son pouls eurent retrouvé un rythme
normal, Donald Devane appuya sur le bouton de l'Interphone et
ordonna à sa secrétaire de lui passer l'Office national d'immigration.
Moins d'un quart d'heure plus tard, l'un des ordinateurs de cette
administration mettait en route le processus qui aboutirait au retrait
de la carte de séjour de Nicolaï Valkov, directeur de la recherche et
du développement chez Fortune Cosmetics.
Un poste clé qui, aux yeux d'une certaine personne, faisait de lui
un homme à éliminer par tous les moyens.

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1.

Minneapolis, Minnesota

Caroline Fortune jeta un coup d'œil inquiet à sa montre au


moment où elle engageait sa Volvo bleu marine sur la rampe menant
au parking souterrain de la grande tour d'acier et de verre qui
abritait le siège social des laboratoires Fortune Cosmetics. Un
accident sur le périphérique avait provoqué un énorme
embouteillage, et la jeune femme craignait d'arriver en retard à sa
réunion de 9 heures. S'il y avait une chose, en effet, que sa
grand-mère, Kate Winfield-Fortune, ne supportait pas, c'était le
relâchement dans le travail, et un manque de ponctualité constituait
pour elle une faute professionnelle.
Un frisson secoua Caroline à la pensée qu'elle pourrait s'attirer
les foudres de la vieille dame. Elle ne connaissait que trop le ton
cinglant que pouvait prendre le P.-D.G. de Fortune Cosmetics dans
ces moments-là. Et par-dessus tout elle redoutait le calme glacé qui
accompagnait ses sentences ainsi que ce haussement imperceptible
des sourcils et cette expression terrifiante de souverain mépris qui
par le passé, déjà, avait réduit plus d'un cadre de Fortune Cosmetics
— hommes et femmes confondus — à l'état de loque tremblante et
bafouillante, allant même parfois — suprême humiliation — jusqu'à
le faire pleurer !
Oui, Caroline avait assisté trop de fois à ce genre de scène pour ne
pas se féliciter de n'avoir encore jamais été la cible de la colère de sa
grand-mère, et elle entendait l'éviter dans toute la mesure du
possible — surtout aujourd'hui : ce serait une façon vraiment
désastreuse de commencer l'année.
Après s'être garée dans son emplacement réservé, elle prit son
sac et son attaché-case de cuir noir sur le siège du passager,

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descendit de voiture et actionna la télécommande de fermeture
centralisée des portières.
Les talons de ses chaussures Maud Frizon claquèrent sur le sol en
béton tandis qu'elle courait vers la batterie d'ascenseurs qui
desservait le gratte-ciel détenu par Fortune Cosmetics. Elle appuya
sur le bouton d'appel et attendit un temps qui lui parut une éternité,
mais un signal sonore finit par retentir, et les portes d'une cabine
s'ouvrirent silencieusement devant elle.
Deux minutes plus tard, la jeune femme remontait le couloir
central du dernier étage du bâtiment, où se tenait la réunion. Elle
marchait d'un pas vif, tout en cherchant dans son attaché-case les
notes préparées pour son exposé, si bien qu'elle vit Nicolaï Valkov
arriver en sens inverse trop tard pour s'écarter. Les yeux fixés sur
son propre attaché-case, qu'il avait ouvert et maintenait en équilibre
précaire dans le creux de son bras, il ne regardait pas lui non plus où
il allait. Ils se cognèrent l'un à l'autre et laissèrent tous les deux
échapper leur mallette, dont le contenu se répandit sur l'épaisse
moquette du couloir.
Sous la violence du choc, Caroline vacilla, et elle serait tombée si
Nick, vif comme l'éclair, ne l'avait saisie par la taille pour la
rattraper. Poussant un cri de frayeur, elle s'accrocha à lui le temps
de se rendre compte qu'elle avait finalement évité la chute.
Son soulagement s'évanouit, cependant, quand elle eut
suffisamment recouvré ses esprits pour sentir contre son corps la
large poitrine et les cuisses musclées de Nick. Vaguement oppressée,
elle prit soudain conscience de sa haute taille, de sa mâle beauté.
D'autant que, pour ne rien arranger, leurs visages se touchaient
presque, comme s'ils étaient sur le point de s'embrasser.
Jamais Caroline ne s'était trouvée aussi près de Nick Valkov.
Sans doute est-ce pour cela qu'elle ne l'avait jamais perçu comme un
homme, mais comme un simple collègue de travail. Jamais encore
elle n'avait remarqué que ses cheveux de jais étaient aussi épais et
brillants, ses yeux aussi noirs et perçants. Ni la troublante sensualité
de cette bouche dont le sourire carnassier découvrait des dents à
l'éclatante blancheur.
—Je n'ai pas eu le temps de prendre mon petit déjeuner ce matin,
susurra-t-il de sa voix teintée d'accent russe, et j'avais très envie
d'une brioche ; et voilà que cette délicieuse Mlle Fortune me tombe
justement dans les bras.

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A ces mots, Caroline sentit ses joues s'empourprer sous l'effet
conjugué de la colère et de la gêne.
S'il y avait un employé de la société qu'elle s'efforçait d'éviter,
c'était bien Nick Valkov.
Il avait émigré aux Etats-Unis après l'éclatement de l'Union
soviétique, et Kate Fortune l'avait alors engagé pour diriger le
service de la recherche et du développement de l'entreprise
familiale.
Depuis son entrée en fonctions, le comportement de Nick révélait
des tendances machistes sans doute héritées de sa culture d'origine,
mais qui déplaisaient profondément à Caroline : l'égalité entre les
sexes, en effet, semblait être pour lui une pure abstraction. Caroline
savait cependant pourquoi sa grand-mère l'avait choisi et lui payait
un salaire très élevé : Nicolaï Valkov était considéré comme l'un des
meilleurs chimistes du monde. Elle était donc bien obligée
d'admettre que Fortune Cosmetics avait beaucoup de chance de le
compter dans son personnel, même si cela ne lui donnait pas pour
autant le droit de la rudoyer et de l'insulter !
— Délicieuse ? Méfiez-vous, monsieur Valkov ! s'écria-t-elle en
essayant vainement de se dégager de l'étau des bras qui
l'emprisonnaient. Vous risqueriez d'être surpris !
— Vous croyez? Je suis prêt à parier, au contraire, que sous vos
dehors sévères vous êtes tout sucre tout miel.
Et à la grande indignation de Caroline — mais sans qu'elle puisse
rien faire pour s'y opposer —, la main droite de Nick remonta le long
de son dos et se posa sur le lourd chignon qui lui couvrait la nuque.
— Quelle tristesse ! reprit-il. Quand je pense que votre métier est
de promouvoir la beauté féminine ! Pourquoi vous obstinez-vous à
cacher ce que vous avez de plus beau ? Vous devriez porter vos
cheveux dénoués, ce serait bien plus seyant... Si je m'écoutais,
j'enlèverais toutes ces épingles, ne serait-ce que pour satisfaire ma
curiosité. Je me demande en effet jusqu'où ils descendent...
Jusqu'aux épaules ? Jusqu'aux reins ?
Furieuse, la jeune femme le fusilla du regard, mais garda le
silence : elle n'avait nullement l'intention de se laisser entraîner
dans une joute verbale avec un individu tel que lui. Celui-ci,
toutefois, ne parut ni intimidé ni découragé par cette manifestation
d'hostilité. Son sourire s'élargit au contraire, plus moqueur que
jamais, et il observa d'une voix suave :

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—Vous refusez de me répondre ? Tant pis... Il y a cependant
quelque chose dont je suis sûr, sans que vous ayez besoin de me le
dire : les grosses lunettes perchées en permanence sur votre joli nez
vous servent moins à corriger votre vue qu'à dissimuler votre visage.
J'ai même la certitude que vous avez de très bons yeux.
Caroline détourna le regard. Pourquoi fallait-il que Nick Valkov
allie la sagacité à l'impudence ? Car il avait raison : elle aurait très
bien pu se passer de ses lunettes à monture d'écaille. Comme son
chignon, elle les portait dans le seul but de se donner l'air sérieux, de
cultiver l'image de la femme d'affaires efficace et pragmatique dont
elle se servait pour cacher au reste du monde — et aux hommes en
particulier — une nature émotive qui la rendait vulnérable.
— Je me moque de ce que vous pensez, monsieur Valkov, déclara
Caroline en s'efforçant de parler sur un ton de froide dignité. De
plus, ni vous ni moi n'avons de temps à perdre en bavardages
stériles. Nous sommes tous les deux attendus dans la salle de
conférences, et peut-être ne craignez-vous pas de mettre ma
grand-mère en colère, mais ce n'est pas mon cas. Je vous prie donc
de me lâcher, car j'ai bien l'intention, en ce qui me concerne,
d'arriver à l'heure à la réunion. Elle commence dans cinq minutes à
peine.
—La réunion ! répéta Nick avec un petit sursaut. J'avoue que
notre... rencontre me l'avait fait complètement oublier.
Libérant aussitôt Caroline, il s'agenouilla pour l'aider à ramasser
les papiers éparpillés sur la moquette.

Quand ils arrivèrent, deux minutes plus tard, en salle de


conférences, la jeune femme s'aperçut avec consternation qu'ils
étaient les derniers. Kate Fortune était déjà installée à l'autre bout
de l'immense table d'acajou où elle occupait, comme de coutume, la
place d'honneur. Son fils aîné Jacob — père de Caroline et directeur
général de Fortune Cosmetics — était assis à sa droite, et son avocat
et ami de longue date Sterling Foster à sa gauche.
A côté de Sterling, le teint cireux de quelqu'un qui a la migraine,
se trouvait Kyle Fortune, l'un des nombreux cousins de Caroline. Ses
allures de playboy détonnaient au milieu de cette assemblée de gens
à la mine sévère et aux vêtements stricts : affalé dans son fauteuil, il
avait visiblement la gueule de bois, et à en juger par sa chemise

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froissée et sa cravate desserrée, il n'était même pas rentré chez lui
pour se changer après une nuit sans doute passée dans quelque
discothèque.
Le regard de Caroline se posa de nouveau sur sa grand-mère.
Agée de soixante-dix ans, Kate Winfield Fortune avait
remarquablement résisté aux outrages du temps : elle était à peine
ridée, et seules quelques mèches blanches striaient ses cheveux
auburn, dont la masse ondulée, ramenée souplement en arrière,
auréolait un visage aux traits fins et aux pommettes hautes.
Bien que petite et mince, Kate ne donnait nullement une
impression de fragilité. Une volonté et une énergie hors du commun
s'exhalaient au contraire de toute sa personne, lui donnant un
ascendant immédiat sur les autres. Et l'éclat de ses yeux bleus,
brillants d'intelligence et de vivacité, prouvait, s'il en était besoin,
que les années n'avaient en rien émoussé ses capacités
intellectuelles.
Elle était la présidente-directrice générale du groupe Fortune,
holding qui possédait, outre les laboratoires Fortune Cosmetics, une
société immobilière implantée dans des dizaines de pays, ainsi que
des participations dans plusieurs grosses compagnies pétrolières.
De tous les membres de sa nombreuse famille, c'était Kate que
Caroline admirait le plus et à qui elle voulait ressembler. Elle avait
malheureusement conscience de ne posséder ni le charisme, ni la
témérité, ni l'indomptable énergie de sa grand-mère. Et même si elle
avait jamais eu ces qualités, la douloureuse expérience de ses
fiançailles, quelques années plus tôt, les lui aurait enlevées.
Alors très jeune et très amoureuse de Paul Andersen, un collègue
de travail, elle avait été anéantie quand une conversation surprise en
passant devant une porte ouverte lui avait appris que Paul ne la
courtisait nullement par amour, mais par pur intérêt.
Profondément blessée, Caroline fuyait depuis les hommes, et
consacrait toute son énergie à sa carrière, avec pour objectif de
connaître la même réussite dans les affaires que sa grand-mère.
Son intelligence, alliée à une volonté de fer et à un travail
acharné, lui avait déjà permis de gravir les échelons de la hiérarchie
jusqu'au poste de responsable du marketing, et elle ne comptait pas
s'arrêter là.
Dans une autre entreprise, une promotion aussi rapide aurait
peut-être provoqué des jalousies et des accusations de favoritisme,

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mais pas chez Fortune Cosmetics, où personne n'ignorait que Kate
traitait l'ensemble des employés, y compris les membres de sa
famille, selon leurs seuls mérites.
— Bonjour, tout le monde ! dit Caroline en enlevant rapidement
ses gants de cuir souple et son élégant manteau de laine beige avant
de s'asseoir. Je pensais arriver plus tôt, mais un accident sur le
périphérique a causé un embouteillage de plusieurs kilomètres.
— Sans compter que Mlle Fortune et moi sommes, nous aussi,
entrés en collision dans le corridor, déclara Nick avec un sourire
goguenard.
Il n'avait pas quitté Caroline des yeux depuis leur entrée dans la
pièce et, tout en parlant, il lui adressait une petite moue
réprobatrice, comme pour lui signifier que son tailleur Chanel et son
chemisier de soie grège lui déplaisaient tout autant que sa coiffure et
ses lunettes.
Malgré le trouble qu'avait fait naître en elle l'incident du couloir,
elle s'obligea à soutenir son regard. Mais son embarras atteignit son
comble quand elle s'aperçut que le chimiste ne se contentait pas de
la détailler de la tête aux pieds : il la déshabillait littéralement du
regard. Et ce avec une telle impudence qu'elle finit par avoir
l'horrible impression d'être nue devant lui !
De plus en plus mal à l'aise, elle se dépêcha d'ouvrir son
attaché-case et de plonger le nez dedans. Furieuse à la fois contre
elle-même et contre lui, elle fut saisie d'une brusque envie de se
lever et de gifler Nick. Il ne sourirait plus, alors, et cela lui
montrerait que les Américaines ne se laissaient pas traiter comme
de simples objets sexuels !
Mais Caroline avait été habituée depuis l'enfance à dominer ses
pulsions. Elle se contenta donc de l'ignorer. La violence de sa colère,
cependant, l'étonna. Que lui arrivait-il donc ? songea-t-elle.
Qu'étaient devenus son calme et sa pondération coutumiers ? Il
n'était pas du tout dans ses habitudes de perdre ainsi son sang-froid,
et surtout pas à cause d'un homme. Les problèmes de circulation du
matin l'avaient sans doute plus énervée qu'elle ne le pensait, mais il
lui fallait se reprendre rapidement, si elle ne voulait pas que son
exposé en pâtisse — d'autant que Kyle semblait maintenant s'être
endormi dans son fauteuil.

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Cette constatation assombrit encore l'humeur de la jeune femme
qui se maudit intérieurement d'avoir choisi Kyle comme adjoint,
quelques mois plus tôt.
C'était l'un de ses cousins préférés mais, à l'instar de tous les
hommes qu'elle connaissait, il faisait passer le plaisir avant le
travail. En faisant ce constat, Caroline avait bien conscience d'être
injuste — il y avait aussi des hommes professionnellement fiables —,
mais sa fureur contre Nick Valkov la poussait aux jugements
excessifs.
La voix de sa grand-mère interrompit ses réflexions.
— Puisque tout le monde est là, je déclare la séance ouverte,
annonça la vieille dame. Kyle? Kyle ! Cela t'ennuierait-il de te
réveiller et de nous accorder ton attention ?
Quand le coupable, tiré du sommeil par un léger coup de coude
de Sterling Foster, ouvrit les yeux, ce fut pour rencontrer le regard
sévère de sa grand- mère.
— J'ai le sentiment très net que Fortune Cosmetics va devoir tôt
ou tard se passer de tes bons et loyaux services, reprit cette dernière.
La vie de bureau ne te vaut rien. Je pense que tu aurais tout intérêt à
aller vivre au grand air, et à te trouver un emploi qui t'oblige à te
lever avec le soleil et à te dépenser physiquement. Au moins, le soir,
cela te couperait l'envie de sortir — ce qui ne serait pas plus mal, vu
la vie de patachon qui est la tienne en ce moment !
— Me lever avec le soleil ! Quelle horrible perspective ! s'écria
Kyle. L'aube et le grand air sont les deux choses que je déteste le plus
au monde.
Les paroles de son petit-fils arrachèrent un grognement irrité à
Kate qui, au grand soulagement de Caroline, ne jugea cependant pas
utile d'insister.
Elle se tourna à la place vers Nick Valkov et lui dit d'un ton
péremptoire :
— Commencez, Nick ! Où en êtes-vous dans la mise au point de
notre nouvelle crème de beauté ?
— Elle avance de façon très satisfaisante, répondit le chimiste.
Puis, afin d'illustrer son propos, il se leva, contourna la table et
inséra une disquette dans l'ordinateur qui faisait partie de
l'équipement informatique et vidéo de la salle. Quelques instants
plus tard une première image surgit sur l'écran, faisant apparaître
un schéma et des symboles chimiques auxquels Caroline ne comprit

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rien, mais que Nick, utilisant une flèche lumineuse, entreprit alors
de commenter :
— Les précédentes réunions vous ont permis de suivre pas à pas
les progrès de nos recherches. Eh bien, ce matin, j'ai le plaisir de
vous annoncer qu'après des mois de tâtonnements, la crème
révolutionnaire que mon service a été chargé de concevoir est tout
près de voir le jour. Ce que vous avez devant les yeux est sa formule,
présentée sous forme de matrice. Quand elle est combinée avec
diverses propriétés de l'épiderme, voici ses effets, en théorie et
d'après les résultats de nos tests...
Nick cliqua sur la souris, et un film vidéo de trente minutes se mit
en route, présentant, en détail et en termes simples, le processus de
régénération de la peau induit par les composants de la crème.
L'image du début reparut ensuite sur l'écran, et Nick déclara :
— Vous remarquerez que cette matrice est encore incomplète. Il y
a, en effet, dans la chaîne moléculaire un trou signalant l'absence
d'un élément que j'ai baptisé l'élément X. Il nous reste à l'identifier,
mais nous sommes malgré tout parvenus à réduire
considérablement le champ des possibilités. Dès que nous l'aurons
isolé — et cela ne devrait pas nous demander longtemps —, la
fabrication du produit pourra commencer... Des questions ?
Jacob Fortune, que tout le monde appelait Jake, prit alors la
parole :
— Arrêtez-moi si je me trompe, Nick, mais cette crème semble
avoir des propriétés identiques à celles que possèdent le rétinol,
l'acide salicylique et les composés hydroxyles comme l'acide
glycolique. Elle va bien au-delà, cependant, et devrait révolutionner
le marché des cosmétiques en réalisant une sorte de peeling
chimique, opération que seuls les chirurgiens esthétiques et les
dermatologues réalisent actuellement. L'avantage pour les femmes
étant de pouvoir la faire chez elles, en toute sécurité et pour un prix
relativement modique. De plus, si j'ai bien compris, l'utilisation
régulière de ce produit en renforcerait les effets bénéfiques... C'est
bien cela ?
— Exactement ! s'écria Nick, les yeux brillants d'excitation. Notre
produit est réellement révolutionnaire. Son usage quotidien rendra
en quelques mois à l'épiderme le plus flétri toutes les
caractéristiques — texture, élasticité, etc. — d'une peau
d'adolescente... l'acné en moins, évidemment !

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Nick laissa s'éteindre les rires qui avaient salué cette remarque,
puis il continua :
— Après cette première phase de rajeunissement, deux ou trois
applications par semaine empêcheront le processus de
vieillissement de se réenclencher, et cela signifie que la plupart des
utilisatrices du produit y resteront fidèles toute leur vie. Agissant
comme un peeling chimique, cette crème devra naturellement
obtenir une autorisation gouvernementale de mise sur le marché,
mais cela ne devrait poser aucun problème. Au cours de nos travaux,
nous avons en effet toujours veillé à respecter la réglementation en
vigueur, et le dossier que nous présenterons à l'Administration est là
pour en témoigner. Mais Sterling vous parlera mieux que moi de cet
aspect légal des choses... Pour terminer, sachez que notre
découverte fera l'objet d'une demande de brevet, qui nous sera
sûrement accordée, et la concurrence s'en trouvera paralysée
pendant un bon bout de temps. Nos parts de marché augmenteront
donc de façon substantielle.
Le sourire charmeur qui ponctua cette dernière phrase irrita
Caroline au plus haut point. Il n'aurait dû être permis à aucun
homme de posséder une telle séduction, surtout quand s'y
ajoutaient de remarquables facultés intellectuelles et un aplomb
proche de la suffisance.
—C'est tout simplement génial ! s'exclama Kate, le visage
radieux. Vous avez fait de l'excellent travail, Nick, et je suis certaine
que vous identifierez vite l'élément X. Je pense également parler au
nom de toutes les personnes présentes en disant que je me félicite
un peu plus chaque jour d'avoir comme collaborateur un homme
aussi brillant et dévoué que vous... Venons-en maintenant à ces
parts de marché que vous évoquiez... Caroline, ta campagne
publicitaire pour le lancement de notre nouvelle crème est-elle
prête?
— Oui, grand-mère, répondit la jeune femme en commençant à
chercher dans sa mallette les documents dont elle avait besoin pour
sa présentation.
Après lui avoir cédé la place, Nick s'était dirigé vers une table
dressée au fond de la salle où avaient été disposés une cafetière ainsi
qu'un assortiment de viennoiseries.
— Ah ! il y a des brioches..., observa-t-il avec un clin d'œil
complice à l'adresse de Caroline.

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— Merci du renseignement, dit-elle sèchement. Mais,
contrairement à vous, je ne déjeune pas le matin.
Elle se hâta ensuite de rassembler ses papiers, mais ses mains
tremblaient, et elle vit que son père et sa grand-mère la regardaient
avec curiosité, l'air de se demander quel genre de rapports le
chimiste et elle entretenaient. Certes, il n'y avait dans l'entreprise
aucune règle interdisant aux salariés de nouer des relations
personnelles, mais son cas à elle était un peu différent. Et Caroline
ne se rappelait que trop bien sa mésaventure avec Paul Andersen
ainsi que la déception que son erreur de jugement avait causée à son
père et à sa grand-mère. Craignaient-ils en ce moment que l'histoire
ne se répète avec Nick Valkov ?
— Dommage ! Vous ne savez pas ce que vous perdez ! rétorqua
tranquillement celui-ci, avec un sourire narquois.
Puis, loin de paraître s'émouvoir de son regard furibond, il
mordit dans sa brioche et se mit à la savourer avec une délectation
appuyée.
Malgré sa colère, Caroline ne put s'empêcher de fixer la bouche
de Nick et de noter la façon sensuelle dont il se passait la langue sur
les lèvres entre chaque bouchée. Des images érotiques lui vinrent à
l'esprit, et elle secoua vigoureusement la tête, autant pour les
chasser que pour répondre à la provocation implicite.
Elle se hâta ensuite de baisser les yeux, mais son cœur battait la
chamade, car elle ne pouvait se défendre contre l'idée que Nick avait
lu dans ses pensées.
Avant de commencer son exposé, toutefois, elle se risqua à
l'observer à la dérobée. Il ne souriait plus, ce qui l'aurait soulagée si
elle n'avait constaté qu'il la regardait maintenant avec une étrange
intensité, comme s'il la découvrait pour la première fois et la
trouvait soudain très intéressante.
— Pardonnez-moi mon interruption, mademoiselle, murmura-t-il
en revenant s'asseoir.
— Vous êtes pardonné, monsieur Valkov, déclara-t-elle aussi
calmement que le lui permettaient les violentes émotions qui
l'agitaient.
Une fois ses documents mis en ordre, elle s'approcha de
l'ordinateur avec sa disquette de présentation. Elle dut néanmoins
s'éclaircir la voix plusieurs fois avant d'être sûre de pouvoir parler
sans trahir sa nervosité.

19
— Comme vous le savez, commença-t-elle, nous avons envisagé
plusieurs noms pour baptiser notre nouvelle crème. Après l'étude de
marché réalisée par mon service, voici finalement celui que nous
avons choisi, sous réserve, bien sûr, que vous l'approuviez...
Caroline cliqua sur la souris, et le logo des laboratoires Fortune
Cosmetics apparut sur l'écran, avec en surimpression le mot «
Divine ».
Suivit une vidéo qui expliquait le concept de la campagne
publicitaire, puis montrait les différents projets qui seraient ensuite
diffusés dans les médias.
Le spot télévisé débutait par un gros plan de la sœur de Caroline,
Allison — top model et ambassadrice de la marque familiale —, et
par cette question que posait une voix off, à la fois basse et
mystérieuse : « Quel est son secret ? » Le clip se poursuivait par une
série de séquences mettant en scène des femmes d'âges et de
nationalités variés, mais toutes belles et jeunes d'allure. Elles étaient
filmées dans diverses situations — au travail, au volant d'une
voiture, dans la rue ou sur une plage —, avec souvent à leur côté un
homme aussi séduisant qu'elles. Sur chaque image figurait le
produit lui-même, conditionné dans un joli pot de verre doré, fidèle
à l'esthétique qui constituait la signature des laboratoires Fortune
Cosmetics.
Le spot se terminait par le retour d'Allison et de la voix off, qui
annonçait : « Et maintenant que vous connaissez son secret, soyez,
comme elle, non seulement femme, mais Divine. »
A la grande satisfaction de Caroline, des applaudissements
saluèrent la fin de sa présentation.
—Magnifique ! s'écria Kate. C'est exactement le message que
nous voulions transmettre : notre crème a le pouvoir de rendre belle
n'importe quelle femme, indépendamment de son âge, de ses
origines et de son mode de vie. Son nom — « Divine » — me semble
par ailleurs fort bien choisi. C'est sensuel, mystérieux, féminin...
bref, cela me semble parfait, et je vous demanderai, Sterling, de le
déposer dans les meilleurs délais... Bravo, Caroline ! Je suis fière de
toi. Continue comme ça!
Les éloges que lui adressa ensuite son père firent au moins autant
plaisir à la jeune femme que ceux de sa grand-mère — si ce n'est
plus. Sur le plan professionnel, en effet, Jake était un homme très
exigeant. Caroline savait qu'il avait renoncé à ses rêves de jeunesse

20
pour prendre la direction de Fortune Cosmetics, et que, malgré ce
douloureux sacrifice, il en avait épousé les intérêts avec un zèle qui
ne s'était jamais démenti. Sur le plan personnel, ensuite, tout
compliment venant de son père réchauffait le cœur de la jeune
femme, car elle avait conscience de compter moins pour lui que son
frère aîné Adam dont Jake aurait tant souhaité pouvoir faire son
successeur à la tête de la société.
Adam, cependant, ne s'entendait pas très bien avec son père, et
l'idée de travailler un jour dans l'entreprise familiale ne l'avait
jamais séduit. A dix- huit ans, il s'était même rebellé et engagé dans
l'armée, causant ainsi une immense déception à son père. Caroline
s'efforçait depuis de montrer à Jake qu'il pouvait reporter ses
espoirs sur elle, mais c'était aujourd'hui la première fois qu'elle avait
le sentiment de l'avoir favorablement impressionné. Sans doute
comprenait-il mieux que tout autre dans la compagnie l'importance
de l'enjeu représenté par la nouvelle crème de beauté de Fortune
Cosmetics : le lancement de ce produit révolutionnaire serait
assurément l'apogée de la brillante carrière de Kate dans les affaires.
La séance fut levée quelques minutes plus tard, mais pendant que
les participants rassemblaient leurs papiers, la vieille dame précisa
un dernier point.
— Avant que vous ne partiez, dit-elle, je voudrais vous rappeler
que toutes les informations liées de près ou de loin au résultat de
nos recherches doivent demeurer secrètes. L'espionnage industriel
est un risque très réel dans notre secteur d'activité, et il ne faut pas
que nos concurrents découvrent l'existence de cette crème avant sa
mise sur le marché. Je suis impatiente de voir leur réaction à ce
moment-là... Ils vont avoir une attaque !
Kate éclata de rire comme une petite fille espiègle, puis elle quitta
la salle de conférences, suivie de Jake et de Sterling.
N'ayant aucune envie de se retrouver en tête à tête avec Nick
Valkov, Caroline se hâta de déclarer à son cousin :
— J'ai à te parler, Kyle. Tu veux bien m'accompagner dans mon
bureau ?
Même si cette requête lui fournissait un prétexte commode pour
ne pas rester seule avec le chimiste, la jeune femme ne mentait pas :
elle devait vraiment parler à Kyle.
L'expérience lui avait, en effet, appris à comprendre sa
grand-mère à demi-mot, et elle savait que celle-ci ne s'était pas

21
contentée de menacer Kyle en lui signifiant que Fortune Cosmetics
aurait à se passer désormais de ses services. Elle l'avait bel et bien
congédié.
Cette perspective la désolait, et pourtant elle savait que sa
grand-mère avait raison: Kyle n'était pas fait pour travailler chez
Fortune Cosmetics ; il n'avait ni le goût ni le sens des affaires. Pire
encore, ses mœurs de séducteur invétéré nuisaient à l'entreprise. Il
avait eu des aventures avec presque tous les top models employés
pour promouvoir les produits de la société, et la dernière de ses
conquêtes, Danielle Duvalier, avait été secouée par leur rupture au
point de tomber malade. Au bord de la dépression nerveuse, elle
s'était mise à dépérir, et Caroline avait dû l'envoyer, tous frais payés,
se rétablir aux Bahamas.
Pour Kate, la vue de son petit-fils dormant à la réunion n'avait
donc été que la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Et, malgré sa
tristesse, Caroline était bien obligée de reconnaître que la décision
prise par sa grand-mère de licencier Kyle était sévère mais juste.
Restait à en informer l'intéressé, et la jeune femme, qui détestait
remercier un membre du personnel, même s'il lui était relativement
indifférent — ce qui était loin d'être le cas en l'occurrence —, essaya
de se préparer mentalement à cette pénible tâche pendant le trajet
de la salle de conférences à son bureau.
— Ferme la porte et assieds-toi, dit-elle à son cousin quand ils
eurent atteint leur destination.
Kyle obéit tandis que Caroline accrochait son manteau dans le
placard situé près de l'entrée.
La pièce, grande et claire, était percée de larges baies vitrées qui
donnaient sur le Mississippi, dont les eaux séparaient les villes
jumelles de Minneapolis et de Saint-Paul. Afin de gagner du temps,
ce fut à pas lents que la jeune femme la traversa pour aller s'installer
derrière sa table de travail. Mais vint finalement le moment où il lui
fallut se résoudre à annoncer la mauvaise nouvelle.
— Tu sais que tu es l'un de mes cousins préférés...,
commença-t-elle.
— Oui, et je sais aussi que je t'ai déçue, l'interrompit Kyle avec un
sourire désabusé. Je ne suis pas à la hauteur des fonctions dont tu
m'as chargé et, à cause de mon manque de sérieux, je te pose plus de
problèmes que je ne t'apporte d'aide. Pour couronner le tout, voilà
que je m'endors à une réunion importante, et maintenant, tu es

22
obligée de me renvoyer... Eh oui, Caro, tu n'es pas la seule à avoir
compris ce que grand-mère voulait dire, ce matin, avec ses
observations sur mon caractère ! Et, très franchement, je ne suis pas
étonné : ça devait arriver un jour ou l'autre. Je suis même soulagé :
cela m'évitera d'avoir à donner moi-même ma démission.
Kyle marqua une pause. Il souriait toujours, mais ses yeux bleus
étaient graves.
— Tu m'as donné ma chance, reprit-il après s'être passé une main
lasse dans les cheveux, et je regrette pour toi de m'être révélé un
aussi piètre collaborateur. Tu m'as fait confiance, et je t'en remercie,
mais grand-mère a raison : je n'ai pas ma place dans une entreprise
comme Fortune Cosmetics. Je me demande même si j'ai ma place
quelque part, car les soirées mondaines et les discothèques
commencent terriblement à m'ennuyer. A vrai dire, ce n'est pas la
première fois que je songe à partir loin d'ici et à aller m'installer en
pleine nature pour devenir — que sais-je ? — bûcheron, guide de
montagne, fermier... n'importe quoi, pourvu que je rompe avec mon
mode de vie actuel. Ce ne sont malheureusement que de vagues
aspirations, car je n'ai aucune des compétences requises pour les
métiers que je viens de citer.
— Je te conseille quand même d'y réfléchir, déclara Caroline
d'une voix douce. C'est peut-être là qu'est ta voie.
— Oui, j'ai sans doute trop essayé d'être fidèle à ce qu'on attendait
de moi et de tromper mon ennui en jouant les play-boys. Il y a
autant d'avantages que d'inconvénients à être un Fortune : soit nous
cherchons à nous affirmer en refusant le modèle tracé par nos aînés,
comme ton frère Adam qui s'est engagé dans l'armée à dix-huit ans,
soit nous sommes victimes de l'image de richesse que véhicule notre
nom, comme moi, ou comme toi qui fuis les hommes à cause de cet
imbécile de Paul Andersen... Ne le prends pas mal, Caro : je ne te
critique pas. Je compatis, au contraire, et Dieu sait que je n'ai pas
fait mieux que toi, côté amour ! Si ce n'est que nous avons le
problème inverse, tous les deux : je devrais sortir moins, et tu
devrais sortir plus. Il m'a d'ailleurs semblé, ce matin, que tu
intéressais beaucoup Nick Valkov...
A ces mots, Caroline sentit un brusque trouble l'envahir.
—C'est ridicule ! protesta-t-elle avec véhémence. Nick Valkov peut
avoir toutes les femmes qu'il veut... Pourquoi s'intéresserait-il à moi
?

23
—Tu ne te poserais pas la question si tu renonçais à porter ces
grosses lunettes et cet horrible chignon, et si tu te regardais plus
souvent dans la glace. Tu verrais alors que tu es belle, aussi belle
qu'Allison et les autres top models de nos campagnes publicitaires.
—Tu es gentil, mais tu sais comme moi que ce n'est pas vrai.
— Bien sûr que si, et je vais même te confier un secret : si tu
n'étais pas ma cousine, j'aurais depuis longtemps tenté de te séduire
! s'exclama Kyle avec un de ces sourires charmeurs qui avaient
conquis et brisé tant de cœurs. Les princesses lointaines ont
toujours constitué un défi excitant pour les hommes, et Nick Valkov
ne fait pas exception à la règle. Je connais les signes, crois-moi : tu
plais beaucoup à notre brillant chimiste.
Kyle se leva et se pencha par-dessus la table pour embrasser
Caroline sur la joue avant de reprendre :
— Sors de ta tour d'ivoire, Caro ! Donne-toi une chance de réviser
ton jugement sur les hommes ! Et ne te culpabilise pas à cause de
moi : tu me rends service en me renvoyant. Je te laisse,
maintenant... A bientôt !
Sifflotant gaiement, Kyle se dirigea d'un pas tranquille vers la
porte. La jeune femme le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu
dans le couloir, mais l'écho de leur conversation continua ensuite
longtemps de résonner dans sa tête.
Son cousin avait-il raison? se demanda-t-elle. Nick Valkov la
trouvait-il vraiment attirante ?
Non, finit-elle par conclure. Il s'était juste amusé à ses dépens, ce
matin. Il ne lui portait aucun intérêt.
Absolument aucun.

24
2.

La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Nick Valkov


arriva devant la grille de sa maison, située en bordure de l'un de ces
très beaux lacs qui s'étendent à l'ouest de Minneapolis. Après avoir
appuyé sur le bouton de sa télécommande pour ouvrir les portes, et
garé son cabriolet Mercedes, il prit sur la banquette arrière son
attaché-case ainsi que le courrier qu'il avait récupéré au passage
dans sa boîte aux lettres.
Une fois dans la salle de séjour, où d'immenses fenêtres offraient
une vue panoramique sur le lac, Nick enleva ses gants de cuir, son
épais pardessus de laine, son veston et sa cravate, qu'il jeta
négligemment sur une chaise. Il déboutonna ensuite le col de sa
chemise et s'approcha du bar pour se servir un doigt de vodka.
Son verre à la main, il alla s'asseoir dans un fauteuil et entreprit
de trier son courrier, jetant dans la corbeille sans même les ouvrir
les enveloppes au contenu visiblement publicitaire, et empilant le
reste sur la table basse placée à côté de lui.
Une enveloppe qui portait le tampon des services de
l'immigration attira soudain son attention. De quoi pouvait-il bien
s'agir ? Intrigué, il l'ouvrit sans attendre. Lui demandait-on de faire
de nouvelles démarches? Il lut d'un trait la missive imprimée qui lui
était adressée et se figea, frappé de stupeur ! Il poussa un juron
étouffé et relut une nouvelle fois la lettre pour bien se pénétrer de la
teneur du message.
—Ce n'est pas possible ! marmonna-t-il, abasourdi. Il doit y avoir
une erreur !

25
Un mélange d'angoisse et de colère l'envahit tandis qu'il voyait en
esprit s'écrouler tous ses espoirs, tous ses rêves d'avenir. Il était en
train de vivre un vrai cauchemar. Pour une obscure raison, le
ministère de l'Intérieur le considérait maintenant comme un
étranger indésirable. On lui signifiait donc qu'il allait être expulsé
des Etats-Unis ! Il devait se rendre au bureau de l'immigration le
plus proche de son domicile avec son passeport et sa carte de séjour,
après quoi il serait mis dans le premier avion à destination de son
pays d'origine. Ces instructions étaient accompagnées des textes de
loi fixant les peines prévues en cas de désobéissance.
Nick était effondré. Bien que la lettre ne le dît pas clairement, elle
laissait entendre qu'on l'accusait d'être un ancien agent du K.G.B.
C'était faux, évidemment, mais, s'il voulait rester aux Etats-Unis, il
lui faudrait livrer un long et coûteux combat judiciaire pour prouver
son innocence — et sans aucune garantie de succès, car ce serait au
bout du compte sa parole contre celle d'une puissante
administration.
L'idée de retourner en Russie ne le tentait pas du tout. Car, même
s'il lui arrivait de regretter sa patrie — c'était d'ailleurs l'une des
raisons pour lesquelles il avait choisi de s'installer dans le
Minnesota, dont les lacs gelés et les paysages enneigés lui
rappelaient son pays natal —, les graves problèmes économiques et
politiques qu'elle connaissait depuis l'éclatement de l'Union
soviétique y rendaient la vie très difficile.
Parvenu à ce stade de ses réflexions, Nick tendit la main vers le
téléphone et composa le numéro de la ligne directe de Kate Fortune
au bureau. Personne n'ayant répondu au bout de dix sonneries, il
décida d'essayer de joindre la vieille dame à son domicile. Elle
décrocha presque tout de suite, et, infiniment soulagé, il déclara :
— Kate ? Nick Valkov, à l'appareil. Désolé de vous déranger chez
vous, mais il m'arrive quelque chose de grave, et j'ai pensé que vous
deviez en être immédiatement informée... Vous avez un moment à
me consacrer, ou bien préférez-vous que je rappelle plus tard ?
— J'ai invité Sterling à dîner et nous nous apprêtions à nous
mettre à table, mais cela peut attendre. Parlez, je vous écoute. Que
se passe-t-il ?
Après lui avoir parlé de la lettre des services de l'immigration,
Nick observa :

26
— Cette affaire m'inquiète beaucoup et me plonge en outre dans la
plus profonde perplexité. Où le ministère de l'Intérieur est-il allé
chercher l'idée que j'étais un ancien agent du K.G.B. ? J'ai bien
effectué des recherches pour le compte du gouvernement, autrefois,
mais elles ne touchaient en rien à des domaines sensibles. J'étais
alors — et je suis toujours — résolument pacifiste : j'aimerais mieux
mourir plutôt que d'aider un quelconque pays à développer des
armes chimiques. Quelqu'un a peut-être cru par erreur que mes
travaux antérieurs s'inséraient dans le cadre d'une opération secrète
du K.G.B., je ne sais pas... En tout cas, à cause de ma participation à
la conception de votre nouvelle crème et des énormes enjeux
commerciaux qu'elle représente pour votre société, j'ai jugé
préférable de vous mettre tout de suite au courant de la situation.
Nick soupira et, tendant la main vers son veston, sortit de la
poche intérieure un paquet de cigarettes. Il le secoua pour en
extraire une, qu'il alluma avant d'en tirer une grande bouffée.
L'ouïe fine et l'esprit vif de Kate lui permirent manifestement de
comprendre ce qu'il faisait, car elle déclara sur le ton d'une mère
grondant son fils :
— Je croyais que vous vouliez arrêter de fumer !
— Oui, j'en avais l'intention... enfin, j'en ai toujours l'intention,
mais cette menace d'expulsion me rend très nerveux. Je n'ai envie ni
de retourner en Russie, ni de perdre mon emploi dans votre société
parce que je serai trop occupé à me battre contre l'Administration
pour travailler.
— Ne vous tracassez pas, Nick. La mise au point de notre nouvelle
crème est maintenant si proche, et vous y jouez un rôle si important,
qu'il n'est pas question pour moi de me séparer de vous. Il faut juste
trouver un moyen de déjouer les plans du ministère de l'Intérieur...
Attendez, je vais appeler Sterling...
Kate posa ensuite la main sur le microphone, mais sa voix, bien
qu'étouffée, restait assez forte pour que Nick comprenne ses paroles.
— Décrochez l'autre téléphone, Sterling, afin de pouvoir suivre la
conversation ! Les services de l'immigration accusent Nick d'être un
ancien agent du K.G.B., et ils veulent l'expulser. Ce serait une
catastrophe : nous avons absolument besoin de lui, et, en plus, je ne
peux pas laisser partir un homme qui en sait autant sur notre
nouveau produit... Imaginez qu'un gouvernement étranger lui
achète le secret de notre découverte, inverse la formule et mette sur

27
le marché une crème qui flétrit la peau au lieu de la rajeunir...
Toutes les femmes auraient l'air de centenaires au bout de quelques
mois, et cela déclencherait la Troisième Guerre mondiale !
Malgré son anxiété, Nick ne put s'empêcher de rire.
— Vous avez tout compris, Kate ! s'écria-t-il. Mes travaux font en
réalité partie d'une grande machination destinée à ébranler les
fondements mêmes de la société. C'est la raison pour laquelle je n'ai
ni épouse ni compagne, du reste : j'échapperai ainsi au massacre des
hommes par leur femme ou leur maîtresse prise de folie meurtrière
en se voyant vieillir de dix ans en dix semaines...
— Mais la voilà, la solution ! intervint Sterling.
— Je dois me faire tuer par une enragée ? s'exclama Nick, interdit.
— Non, vous devez vous marier.
— Me marier ? Et pourquoi ?
— Parce que, si vous épousez une Américaine, les services de
l'immigration ne pourront plus rien contre vous. Même si vous étiez
vraiment un ancien agent du K.G.B., vous auriez alors légalement le
droit de vivre aux Etats-Unis. Marié, vous n'aurez plus besoin de
carte de séjour et serez définitivement à l'abri d'une expulsion.
— Dans ce cas, je descends tout de suite dans la rue et je demande
en mariage la première femme que je croise, annonça Nick d'un ton
narquois. Non, sérieusement, Sterling, vous jugez réellement les
services de l'immigration assez bêtes pour croire que, juste après
avoir reçu leur lettre, j'ai comme par hasard rencontré l'âme sœur, et
que je l'ai épousée le lendemain? Ils comprendront immédiatement
que c'est un stratagème !
— Nick a raison, Sterling, souligna Kate. Je trouve votre
suggestion excellente, mais il faut procéder avec beaucoup de
prudence, et aussi discrètement que possible. L'idéal serait que cela
ne sorte pas de la famille.
— Qu'avez-vous en tête, Kate ? déclara l'avocat.
Il la connaissait depuis si longtemps qu'il était presque capable
de lire dans ses pensées. Avant même qu'elle ne s'expliquât, il se
doutait donc déjà de ce qu'elle allait dire.
— Je pense que j'ai plusieurs petites-filles ravissantes et
célibataires, répondit la vieille dame, dont deux au moins —
Caroline et Allison — travaillent pour Fortune Cosmetics. Allison est
trop célèbre pour constituer un bon choix, car les journalistes sont à
l'affût de ses moindres faits et gestes, mais Caroline... Caroline s'est

28
toujours tenue à l'écart des médias, malgré le poste important
qu'elle occupe dans la compagnie, et le développement de notre
nouveau produit lui tient à cœur. Il m'a enfin semblé ce matin
qu'elle ne vous déplaisait pas, Nick...
L'interpellé en resta muet de stupeur. Il avait l'impression de
rêver et faillit se pincer pour se réveiller, mais non, il fallait se
rendre à l'évidence : ce n'était pas un rêve. L'idée d'épouser Caroline
Fortune ne lui en paraissait pas moins complètement extravagante.
Non que la jeune femme lui déplût, bien au contraire, mais les
timides avances qu'il lui avait faites par le passé s'étaient toujours
heurtées à un mur.
Ce n'était pas pour rien que le personnel de Fortune Cosmetics
avait surnommé Caroline « le Glaçon ». Car si beaucoup d'hommes
de la société rêvaient secrètement d'être celui qui la ferait fondre,
depuis la rupture de ses fiançailles avec Paul Andersen, elle ne
laissait aucun représentant du sexe masculin l'approcher.
— Vous ne dites rien, Nick ! finit par observer Kate. Dois-je en
conclure que la pensée d'épouser ma petite-fille vous est odieuse, et
que vous n'osez pas me l'avouer de peur de m'offenser ?
— Non, ce... ce n'est pas ça, bredouilla Nick. Caroline possède de
nombreuses qualités. Elle est belle, intelligente, talentueuse, et la
plupart des hommes seraient heureux de l'avoir pour femme. Tout le
monde dans l'entreprise sait cependant que Paul Andersen lui a
infligé une profonde blessure, et qu'elle s'est retranchée depuis dans
sa coquille. Je suis donc persuadé qu'elle nous opposera un refus
catégorique.
— Nous ne pouvons pas en être certains tant que nous ne lui
avons pas posé la question, répliqua Kate. Mais je dois savoir
auparavant si vous, Nick, seriez partant. Je reprendrai les mots que
vous avez prononcés à propos de Caroline : vous êtes beau,
intelligent, talentueux, et la plupart des femmes seraient heureuses
de vous avoir pour mari. Néanmoins, si j'en crois la rumeur, vous
êtes du genre à multiplier les aventures, et il n'en sera évidemment
plus question si vous vous mariez avec ma petite-fille.
Le ton courtois mais ferme de la vieille dame indiquait
clairement qu'elle entendait voir Nick traiter Caroline avec tous les
égards dus à une véritable épouse, même si c'était l'intérêt et non
l'amour qui avait motivé leur union.
Indigné que Kate doutât de sa probité, Nick s'écria :

29
— Si j'épouse votre petite-fille, il est évident qu'elle pourra
compter sur mon entière loyauté ! Ceci dit, je ne suis pas sûr que ce
soit vraiment une bonne idée : Caroline et moi nous connaissons à
peine, après tout !
— Je vous demande juste d'y réfléchir, et, la nuit portant conseil,
vous me ferez part de votre décision demain matin. Sterling aura,
d'ici là, étudié de près la réglementation en la matière, car il est
inutile d'aller plus loin s'il s'avère que les services de l'immigration
ont les moyens de déclarer ce mariage nul et non avenu, et donc de
vous expulser quand même, pour finir. Je vais aussi mettre Jake au
courant de la situation. Pour en revenir à vous, Nick, je veux que,
dès votre arrivée au bureau demain, vous annuliez vos engagements
de la matinée, afin que Sterling, vous et moi ayons tout le temps de
discuter de cette affaire. Jake et Caroline se joindront à nous si
nécessaire.
—Bien, murmura Nick.
Malgré son apparente soumission, il continuait de penser que le
projet de Kate était insensé. La vieille dame ne lui laissait pas
vraiment le choix, mais il trouvait indélicat, voire offensant, à
l'égard de Caroline de lui proposer le mariage dans le seul but de le
protéger, lui, d'une expulsion. Si on ajoutait à cela l'hostilité qu'elle
lui avait toujours témoignée, il était presque sûr qu'elle refuserait.
Non, pas « presque », rectifia intérieurement Nick en
raccrochant le téléphone. C'était une certitude absolue.

30
3.

Assise dans le luxueux bureau de sa grand-mère, situé au dernier


étage de la tour de verre et d'acier, Caroline avait du mal à se
persuader de la réalité de la situation. Etait-elle vraiment là, à
écouter la vieille dame parler calmement des problèmes de Nick
Valkov avec les services de l'immigration et de la solution censée les
régler, ou bien n'était-ce qu'un rêve — un mauvais rêve?
Hélas, elle savait bien, au fond, qu'il ne s'agissait pas d'un rêve, et
elle se trouvait contrainte d'en tirer la seule conclusion possible :
Kate avait brusquement sombré dans la sénilité, sinon jamais une
idée aussi ridicule ne lui serait venue à l'esprit — la marier, elle, avec
Nick Valkov !
Depuis qu'elle avait compris ce qu'on lui demandait, un tumulte
d'émotions agitait Caroline. Elle était consternée à l'idée que sa
grand-mère ait pu perdre à ce point sa lucidité légendaire, mortifiée
aussi par la nature de la proposition qui lui était faite. Et elle était
affolée, surtout, par le ton de la vieille dame qui lui laissait entendre
qu'il n'y aurait pas d'échappatoire.
Lançant un regard furtif à Nick, elle constata avec surprise et
soulagement qu'il ne la considérait pas d'un air moqueur, comme le
matin précédent. Il paraissait même aussi ennuyé qu'elle.
Peut-être l'aurait-elle plaint, si cette répugnance évidente à
devenir son mari ne l'avait blessée dans son amour-propre. Elle
n'avait certes aucune envie de l'épouser, mais il aurait pu, au moins,
lui épargner l'humiliation d'être traitée comme une simple
marchandise. Car c'était bien ainsi que tout le monde semblait la
considérer : son père n'avait-il pas promis à Nick, pour le

31
convaincre, une grosse augmentation de salaire et une prime de
deux cent mille dollars le jour du mariage ?
Un mariage qui équivalait en fait à une transaction commerciale,
songea amèrement Caroline. Sa grand-mère et son père ne
proposaient-ils pas à Nick de le payer pour se marier avec elle ? Oui,
ils étaient prêts à tout pour conserver leur précieux chimiste, y
compris à la sacrifier, elle et tout ce qui lui restait de fierté !
Au fond, c'était presque pire que si elle avait épousé Paul
Andersen ! se dit-elle, envahie par une soudaine bouffée de colère.
Car Paul, lui, l'avait traitée avec un minimum de respect — même si
ce respect s'adressait plus à la riche héritière qu'à la femme en elle.
—Nous ne t'avons pas encore entendue, Caroline, observa Kate,
préoccupée par le silence de sa petite-fille.
La vieille dame avait conscience de l'avoir mise dans une
situation difficile, déplaisante, mais elle n'en était pas moins décidée
à tout faire pour la persuader d'épouser Nick Valkov. Elle
s'inquiétait de la voir vivre en recluse depuis la rupture de ses
fiançailles avec Paul Andersen, ne s'intéressant qu'à son travail et
tenant tous les hommes à distance.
Caroline avait maintenant vingt-neuf ans, et n'avait toujours
aucun homme dans sa vie. Cette idée tourmentait Kate et l'irritait en
même temps. Elle aurait préféré laisser les membres de sa famille
trouver eux-mêmes le chemin du bonheur, mais sa petite-fille
semblait se complaire dans la solitude, et la solitude — aux yeux de
Kate, du moins — n'avait jamais rendu personne heureux. Caroline
avait donc besoin d'un petit coup de pouce, ainsi que Nick, d'ailleurs
: à trente ans et plus, il était temps, pour lui aussi, de songer à se
marier et à avoir des enfants.
Comme Caroline continuait de se taire, Kate insista :
— Nous aimerions connaître ton opinion, Caroline.
Brusquement arrachée à ses réflexions, la jeune femme sursauta.
— Excuse-moi, grand-mère, déclara Caroline. Si je suis restée
silencieuse, c'est parce que, très franchement, je ne sais pas quoi
dire. Je regrette bien sûr que M. Valkov ait des problèmes avec
l'immigration, mais j'ai du mal à croire qu'il n'existe pas d'autre
solution pour le tirer de ce mauvais pas.
— Il n'y en a pourtant pas, lui annonça son père, sinon jamais je
ne me serais rallié à ce projet. Seul le mariage de Nick à une
Américaine lui évitera une expulsion qui aurait des conséquences

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désastreuses pour Fortune Cosmetics. C'est pourquoi nous n'avons
pas le choix. Il faut se rendre à l'évidence. Nous avons investi des
millions de dollars dans la mise au point d'une crème vraiment
révolutionnaire, et nous ne pouvons pas nous permettre de perdre
notre meilleur chimiste au moment précis où notre objectif est à
portée de la main. Il s'agira de toute façon d'un mariage blanc et de
courte durée : dès que le ministère de l'Intérieur ne s'intéressera
plus à Nick, nous obtiendrons l'annulation de votre mariage, ou un
divorce. Vous reprendrez ensuite tous les deux le cours normal de
votre vie.
En sentant son cœur s'accélérer, Caroline se maudit de
s'émouvoir si facilement, mais quand son père avait parlé de
mariage blanc, des images évoquant juste le contraire s'étaient
imposées à son esprit.
Comme la veille, elle eut la désagréable impression que Nick
l'avait devinée, car il la fixait maintenant avec une étrange attention.
Pire encore, la lueur qui brillait dans ses prunelles noires semblait
indiquer que les mêmes images lui étaient venues à l'esprit.
—Alors, mademoiselle Fortune, que décidez- vous ?
questionna-t-il soudain sans la quitter des yeux. Je suis désolé,
croyez-le, que les circonstances m'obligent à me montrer aussi
encombrant. Mais c'est ainsi. Je vous rappelle néanmoins que vous
êtes libre de refuser.
La gorge de Caroline se serra et son pouls s'accéléra. Il était
évident que tout le monde brûlait de l'entendre accepter, mais ce
serait elle, et elle seule,
qui subirait les conséquences fâcheuses de cet arrangement...
Elle seule qui aurait à supporter la présence envahissante de ce
presque inconnu au quotidien.
— Il n'y a vraiment pas d'autre solution, Sterling ?
demanda-t-elle, plus pour gagner du temps que dans l'espoir de
trouver une échappatoire à son dilemme.
— Non, aucune, déclara l'avocat en la considérant avec
compassion.
— Dans ce cas, j'accepte, se résolut finalement à dire la jeune
femme. Je sais, grand-mère, ce que l'aboutissement des travaux de
M. Valkov représente pour toi, ainsi que pour papa et pour Fortune
Cosmetics dans son ensemble. Si je vous refusais mon aide, je me le

33
reprocherais toute ma vie. Et ce ne sera pas un vrai mariage, après
tout, enfin, pas au sens où...
Sa phrase s'acheva dans un murmure indistinct, mais Kate créa
alors une heureuse diversion en s'approchant d'elle pour
l'embrasser, avant de s'écrier :
— Merci, Caroline ! J'étais sûre de pouvoir compter sur toi. Jake
et Sterling, venez avec moi. Nous allons devoir discuter des
dispositions à prendre. Quant à vous, Nick, restez un instant avec
Caroline. Vous en profiterez tous les deux pour faire connaissance,
et je suppose que vous avez quelques points à régler ensemble.
Après avoir jeté un coup d'œil pensif au couple de « fiancés », la
vieille dame quitta le bureau. Son fils et son avocat lui emboîtèrent
le pas, et Caroline se mit à pianoter nerveusement sur la table, les
yeux obstinément baissés afin de ne pas croiser le regard de Nick.
Cet homme allait devenir son mari... C'était inimaginable !
Comment avait-elle pu donner son accord à un plan aussi
déraisonnable ? Bien sûr, elle avait déjà entendu parler de ces
pseudo-mariages qui permettent à des étrangers d'obtenir un
permis de séjour. Mais comment penser qu'elle en serait réduite un
jour à pareille extrémité? Elle... avec Nick Valkov ! Les pensées les
plus folles se bousculaient dans sa tête. Elle chassa résolument celle
d'une nuit de noces passionnée, mais une autre bientôt la remplaça,
tout aussi dérangeante quoique d'une tout autre nature : que
savait-elle de Nick Valkov, en fin de compte, sinon qu'il était un
brillant chimiste ?
Avant d'engager un cadre, certes, les laboratoires Fortune
Cosmetics menaient une enquête approfondie sur son passé, mais le
propre d'un espion n'est-il pas d'opérer dans l'ombre, en brouillant
les pistes ? Et si le ministère de l'Intérieur ne se trompait pas,
finalement ? Si Nick Valkov avait vraiment appartenu au K.G.B. ?
Dans cette hypothèse, elle allait se retrouver liée à un homme retors
et sans scrupules. Un homme qui pouvait fort bien, une fois marié et
muni de sa prime de deux cent mille dollars, ne pas respecter sa
partie du contrat et décider d'exercer ses droits conjugaux.
Des images de Nick et d'elle en train de faire l'amour assaillirent
de nouveau Caroline. Pourquoi fallait-il toujours que ses pensées la
ramènent à ce point précis ? songea-t-elle, désemparée.
Ce fut ce moment que choisit le chimiste pour rompre le lourd
silence qui régnait dans la pièce.

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— Je... euh... je voudrais vous remercier de votre aide,
mademoiselle, dit-il. Grâce à vous, je vais pouvoir rester aux
Etats-Unis, mais je mesure le sacrifice que cela représente pour
vous.
— Il faut que nous prenions dès maintenant l'habitude de nous
appeler par nos prénoms, vous ne croyez pas ? observa la jeune
femme. Nous devrons même apprendre à nous tutoyer, faute de
quoi les services de l'immigration auront tôt fait de découvrir la
supercherie, et nous nous serons alors donné beaucoup de mal pour
rien.
— C'est certain, mais je suggère que nous procédions par étapes.
Commençons déjà par laisser tomber le « monsieur » et le «
mademoiselle ». Le reste viendra ensuite plus facilement.
Nick marqua une pause, comme pour rassembler ses idées, puis
il déclara :
— Je pense également qu'il va nous falloir apprendre à être
parfaitement honnêtes l'un avec l'autre. Nous nous trouvons tous les
deux dans une situation aussi gênante qu'imprévue. Alors autant
essayer de la rendre la plus agréable possible.
— Que proposez-vous ?
— De passer un peu de temps ensemble afin de mieux nous
connaître. Aux yeux des autres, nous allons former un couple, et je
souhaiterais que nous devenions amis à défaut d'être mari et femme,
sinon notre cohabitation forcée risque de se révéler rapidement
insupportable.
— Je suis d'accord, mais « un peu » de temps ensemble nous
suffira-t-il pour bien nous connaître ? Moi, je pense qu'il faudrait...
— Le temps nous est malheureusement compté.
Les circonstances m'obligent en effet à précipiter les choses : le
ministère de l'Intérieur semble très pressé de se débarrasser de moi,
et je ne peux donc pas me permettre d'attendre. Je suis désolé de
vous bousculer, Caroline, mais nous devons nous marier dès cette
semaine. Une grande cérémonie est trop longue à préparer, sans
compter qu'elle attirerait l'attention des médias, et celle de
l'immigration par voie de conséquence. Vous espériez sûrement
mieux pour votre mariage, mais nous n'avons pas le choix. Et,
compte tenu des circonstances, je pense que cela vous est plutôt
indifférent. Il faut, par ailleurs, que nous décidions très vite de

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l'endroit où nous habiterons : vais-je m'installer chez vous, ou vous
chez moi ?
Au lieu de répondre, la jeune femme se leva et s'approcha de la
rangée de fenêtres qui occupait presque entièrement l'un des murs
de l'immense bureau. La ville s'étendait très loin en contrebas, et
Caroline resta un long moment à la contempler. Elle ne possédait
visiblement pas autant de sens pratique que Nick, car la situation
continuait de lui paraître complètement irréelle.
—Tout cela est si soudain que j'ai du mal à mettre de l'ordre dans
mes idées, finit-elle par avouer. Je pense, comme vous, que nous
devons au moins essayer de devenir amis, et je comprends votre
désir de vous garantir le plus vite possible de tout risque
d'expulsion. Je ne m'attendais pas à un mariage aussi rapide, mais il
faudra bien que je m'y résigne... Quant à notre futur domicile, je vis
dans un appartement qui n'est pas très grand, mais qui a l'avantage
d'être proche du siège de Fortune Cosmetics.
— Dans notre intérêt à tous deux, je crois qu'il vaudrait mieux
privilégier l'espace plutôt que la proximité, observa Nick en venant
rejoindre Caroline près de la fenêtre. J'habite une maison située en
dehors de la ville, mais dont les nombreuses pièces nous
permettraient, chacun, de conserver une relative indépendance.
Notre... arrangement étant temporaire, nous devrons bien sûr
conserver les deux logements. Si les services de l'immigration
enquêtent sur nous, il nous suffira de prétendre que nous avons
voulu conserver un pied-à-terre à Minneapolis.
— Oui, vous avez raison, convint la jeune femme.
La patience et la gentillesse de son interlocuteur l'avaient un peu
apaisée, si bien qu'elle trouva enfin le courage de le regarder en face.
— J'ai des excuses à vous présenter, déclara-t-elle en se tournant
vers lui. Je n'ai, jusqu'ici, pensé qu'à moi, et je viens seulement de
me rendre compte que les choses n'étaient pas plus faciles pour
vous. Si cela peut vous rassurer, sachez que je m'efforcerai de
respecter votre vie privée. Et j'espère que vous en ferez autant pour
moi.
— Je vous le promets, dit Nick.
Il ponctua ces mots d'un sourire, mais ce sourire n'atteignit pas
ses yeux où, à sa grande surprise, Caroline vit une expression de
sollicitude inquiète qui ne pouvait s'adresser qu'à elle.

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— Pour tromper les services de l'immigration, reprit-il, nous
devons cependant unir nos efforts, et inventer notamment ensemble
une histoire expliquant comment nous sommes tombés amoureux
l'un de l'autre et pourquoi nous nous sommes mariés en secret. Dieu
merci, vous êtes réfléchie, prudente et réservée, et nous pouvons par
exemple raconter que nous ne voulions pas d'une grande réception,
avec dîner de cinq cents couverts, discours et tout le tralala.
Bizarrement, la remarque de Nick sur son caractère vexa
Caroline.
Réfléchie, prudente, réservée... Etait-ce vraiment ainsi qu'il la
voyait ? que tout le monde la voyait ? se demanda-t-elle, le cœur
serré. Oui, évidemment... Elle savait bien que, derrière son dos, les
employés de Fortune Cosmetics l'appelaient « le Glaçon ».
Pour lui avoir donné ce surnom peu flatteur, ils ne devaient pas la
considérer comme quelqu'un de très agréable à fréquenter. Il faut
dire aussi qu'elle l'avait cherché, et cela ne la dérangeait pas
jusque-là. Mais maintenant qu'elle allait devenir l'épouse de Nick...
—Prudente, réservée. Je... j'imagine que je ne suis pas le genre de
femme qui vous attire habituellement, remarqua-t-elle.
— Si, détrompez-vous, je vous trouve très séduisante. Vous n'êtes
pas du genre extraverti, et alors ? Je m'en accommoderai, et nous
devrions arriver à vivre ensemble sans trop nous gêner. Comme je
vous l'ai dit tout à l'heure, ma maison est assez grande pour nous
permettre de nous isoler. Au fait, que diriez-vous d'aller la visiter
aujourd'hui ? Vous choisiriez ainsi les pièces où vous souhaitez vous
installer, et nous pourrions commencer dès demain à y transporter
vos affaires.
— Alors c'est bien vrai, nous allons réellement
nous marier ? observa Caroline d'un ton faussement léger.
Depuis mon entrée dans ce bureau, pourtant, je m'attends à me
réveiller brusquement et à découvrir que tout cela n'était qu'un rêve.
—J'avoue que je ressens la même chose. Mais je vous promets de
tout faire pour réduire les désagréments que cette situation vous
causera.
Nick s'interrompit pour adresser à Caroline un sourire qui,
celui-là, éclaira son visage tout entier, et le pouls de la jeune femme
s'emballa.
— Il faut à présent que je descende au laboratoire, reprit le
chimiste. Vous m'accompagnez jusqu'à l'ascenseur?

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— Non, j'aimerais être un peu seule, pour l'instant. Appelez-moi
dans mon bureau quand vous serez prêt à m'emmener visiter votre
maison. Je vais demander à ma secrétaire d'annuler mes
rendez-vous de l'après-midi. Je serai donc à votre entière
disposition à partir de l'heure du déjeuner.
— A mon entière disposition ? J'avoue que cette idée me plaît,
remarqua Nick sur un ton malicieux. Oh ! ne me regardez pas de cet
air furieux, Caroline ! Détendez-vous ! On ne se fiance pas tous les
jours, et vous auriez pu tomber plus mal : imaginez que ç'ait été
Otto, par exemple, que le ministère de l'Intérieur ait décidé
d'expulser...
Assistant de Nick, Otto Mueller était un Allemand trapu aux
traits forts et aux manières bourrues. Nick avait donc raison, pensa
la jeune femme, amusée malgré elle : dans son malheur, elle avait de
la chance.
La lueur de gaieté qui s'était allumée dans ses yeux s'éteignit
cependant quand Nick, de façon totalement imprévue, se pencha
vers elle et lui effleura la bouche d'un baiser.
—Excusez-moi, mais je n'ai pas pu résister ! déclara-t-il en se
redressant. Il fallait absolument que je fasse la comparaison avec
cette fameuse brioche.
Sur ces mots, il attrapa son attaché-case et sortit du bureau sans
laisser à Caroline le temps de réagir. Interloquée, elle fixa la porte
qui se refermait, et fit appel à tout ce qui lui restait de dignité pour
s'empêcher de rappeler Nick et de lui poser la question qui lui
brûlait les lèvres : « Et alors ? »
Mais quand elle eut recouvré ses esprits, son trouble céda très
vite la place à la colère. L'envie brutale lui vint de fuir tout ça, et de
reprendre sa parole. Hélas, ce n'était pas seulement Nick qu'elle
punirait, mais également son père et sa grand-mère... Ils comptaient
sur elle, et l'idée de les décevoir comme l'avait fait son frère Adam
lui était odieuse.
Un soupir s'échappa de sa poitrine. Décidément, tout cela n'était
guère romantique et ne ressemblait guère à ce mariage dont elle
rêvait enfant, celui qui l'aurait unie pour toujours au prince de ses
rêves, au père de ses enfants !
Comme pour donner matière à ces sombres pensées, ses yeux se
posèrent sur l'élégant piédestal de marbre qui occupait l'un des
angles de la pièce. Il servait de support à un bras d'albâtre, dont le

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poignet portait un bracelet de bébé en argent orné de petites perles
et d'un cœur finement ciselé. De minuscules breloques y avaient été
accrochées par Kate, comme autant de porte-bonheur, à chaque
naissance de ses enfants et petits-enfants.
Ce bijou de famille avait beaucoup de valeur, car il passait pour
avoir appartenu à l'une des grandes reines de l'histoire. Là n'était
cependant pas la raison de la fascination qu'il avait toujours exercée
sur Caroline : il témoignait aussi du bonheur qu'il y avait à fonder
une famille dont l'esprit se transmettait de génération en
génération.
A vingt-neuf ans, elle commençait à devenir sensible aux
premières sommations de son horloge biologique... Combien de
temps allait-elle perdre encore en épousant Nick Valkov ? N'en
avait-elle pas déjà suffisamment gaspillé en sacrifiant
volontairement sa vie privée à sa carrière ?
Soudain, le doute l'assaillit tandis que montait en elle un
poignant sentiment de nostalgie. N'avait-elle pas eu tort d'accepter
cette parodie de mariage et de brader si facilement les derniers rêves
qui lui restaient ?
Mais il était trop tard pour revenir en arrière, et les regrets ne
servaient à rien. Ses proches avaient besoin d'elle, et il lui fallait
faire passer les intérêts de sa famille avant les siens.
Puisant du courage dans l'exemple de son père, qui avait renoncé
jadis à ses rêves de jeunesse pour assumer la direction de la société,
Caroline redressa les épaules et quitta le bureau de sa grand-mère
d'un pas décidé.

39
4.

Après le déjeuner, Caroline attendit le coup de téléphone de Nick


avec un mélange d'appréhension et d'impatience qui l'empêcha de
se concentrer sur son travail. Elle fut donc soulagée quand, vers 16
heures, il l'appela enfin : son agitation lui avait à peine permis
d'effectuer la moitié de ses tâches de la journée, et elle savait qu'il
était inutile de passer plus de temps derrière son bureau, à lire des
dossiers sans en comprendre un mot.
—Je monte vous chercher, annonça le chimiste. Je crois que les
gens doivent commencer dès maintenant à nous voir ensemble.
Comme ça, si les services de l'immigration décident de fourrer leur
nez dans nos affaires et posent des questions aux employés de
Fortune Cosmetics, ils découvriront au moins quelques indices
d'une discrète liaison entre nous. Ces indices seront venus
tardivement, mais cela peut être interprété comme le signe que
notre excitation à l'idée de nous marier bientôt nous a fait perdre
notre prudence du début. Veillez donc à ce que votre secrétaire soit
dans votre bureau quand j'y entrerai.
— Entendu, dit la jeune femme sans grand enthousiasme.
Nick avait raison, elle en convenait, mais sa suggestion la
contrariait malgré tout. Les langues étaient allées bon train dans
l'entreprise avant, pendant et après ses fiançailles avec Paul
Andersen, et elle n'avait aucune envie d'être de nouveau le centre
des conversations dans les bureaux, les couloirs, la cafétéria, et
même sans doute à l'extérieur de la société.
— A tout de suite ! s'écria Nick.
Lorsqu'il eut raccroché, Caroline appuya sur le bouton de
l'Interphone.

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— Les lettres que je devais signer sont prêtes, Mary,
déclara-t-elle.
— Je viens les prendre, répondit sa jeune et sémillante secrétaire.
Elle pénétra dans la pièce trente secondes plus tard, mais
Caroline ne lui remit pas immédiatement les lettres : elle feignit de
les chercher au milieu des papiers qui encombraient sa table afin de
laisser à Nick le temps d'arriver. Cela lui déplaisait de jouer ainsi la
comédie, et elle poussa un petit soupir de soulagement en voyant la
haute silhouette du chimiste s'encadrer dans la porte.
— Caro chérie... ! s'exclama-t-il. Oh ! excusez- moi, mademoiselle
Fortune, je vous croyais seule.
Sa surprise et sa confusion paraissaient si sincères que Caroline
se demanda d'où lui venait cet art de la dissimulation. Etait-ce un
talent naturel ou acquis ? Et dans cette dernière hypothèse,
comment l'avait-il développé ? En travaillant pour les services
secrets soviétiques, comme l'en accusait le ministère de l'Intérieur ?
Sa raison eut cependant vite fait de balayer les doutes de la jeune
femme, car si Nick était réellement un ancien agent du K.G.B., il
n'aurait sûrement pas pris un emploi dans l'industrie cosmétique
après avoir émigré aux Etats-Unis. Son choix se serait plutôt porté
sur le secteur de l'électronique, de l'aéronautique ou de
l'Administration, où son expérience de l'espionnage lui aurait
permis de recueillir des informations sensibles et de les vendre
ensuite très cher à des gouvernements étrangers ou à des groupes
terroristes.
Le fait de connaître avant son lancement la couleur et le nom du
nouveau vernis à ongles de Fortune Cosmetics avait peut-être de
l'importance pour la concurrence, mais personne d'autre n'était prêt
à acheter ce genre de renseignement, et un véritable agent secret
n'aurait probablement même pas l'idée de s'y intéresser.
Parvenue à cette conclusion rassurante, Caroline inspira à fond
et s'efforça de se mettre au diapason de Nick, dont le stratagème
semblait marcher à la perfection : les yeux de Mary brillaient de
curiosité.
— J'ai presque fini, Nick... enfin, monsieur Valkov, balbutia
Caroline avec d'autant plus de naturel que son embarras, lui, n'était
pas feint.
Puis elle tendit les lettres à la secrétaire, qui les prit et se dirigea
vers la porte après avoir lancé à Nick un regard mi-admiratif,

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mi-charmeur, comme s'il était un acteur de cinéma beau, riche et
célèbre.
Irritée sans trop savoir pourquoi, Caroline leva les yeux au ciel et
déclara au chimiste quand ils furent seuls :
— Je ne pense pas que vous ayez à vous inquiéter
pour la réussite de votre plan. Grâce à Mary, la nouvelle que vous
et moi entretenons une liaison va se répandre dans l'immeuble
comme une traînée de poudre... Mais, franchement, vous n'avez pas
l'impression d'être allé un peu loin en m'appelant « Caro chérie » ?
— Non, car c'est ainsi que je vous appellerais si nous étions
réellement amants ! s'écria Nick en lui adressant ce sourire éclatant
qui lui faisait éprouver de drôles de sensations au creux de
l'estomac. J'ai entendu Kyle et Allison parler de vous en utilisant le
diminutif de Caro, et il me plaît. Il vous irait même très bien si vous
renonciez à vos tenues et à votre mine sévères.
Une lueur de malice dansait dans ses prunelles noires, rivées sur
le visage de son interlocutrice. Comme celle-ci fronçait les sourcils,
Nick eut un haussement d'épaules désinvolte et continua :
— De toute façon, une rumeur de plus ou de moins, quelle
importance ? Le bruit court déjà que vous avez renvoyé Kyle... C'est
vrai ?
— Oui, et je crains que les révélations de Mary, demain matin,
n'amènent les gens à voir un lien de cause à effet entre nos relations
et le départ de mon cousin.
— Ce sont les remarques que votre grand-mère lui a adressées à la
réunion d'hier qui vous ont décidée à le licencier ?
— Absolument ! Mais revenons-en à notre futur mariage : si vous
voulez que les choses marchent entre nous, vous devez cesser de
critiquer mon apparence et mon caractère. Je ne m'habille et ne me
comporte peut-être pas comme une joyeuse excentrique, mais cela
ne fait pas pour autant de moi un glaçon... Oh ! inutile de prendre
cet air faussement étonné ! Je sais très bien que tout le monde, ici,
m'appelle ainsi derrière mon dos !
Caroline se rendit soudain compte qu'elle avait peu à peu élevé la
voix jusqu'à crier, et cela l'inquiéta. Elle, naguère si fière de sa
capacité à rester calme en toutes circonstances, comment avait- elle
pu perdre ainsi son sang-froid en l'espace de quelques secondes ?
Que lui arrivait-il donc ?

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D'autant que, pour ajouter à son humiliation, son accès de colère
ne semblait nullement avoir impressionné Nick. Il avait l'air amusé,
au contraire, et les coins de sa bouche étaient relevés en un sourire
qui, bizarrement, exprimait de la satisfaction.
Comme la veille, la jeune femme dut se retenir pour ne pas faire
disparaître ce sourire exaspérant du visage de Nick en le giflant.
—Le feu couvait donc sous la glace..., susurra-t-il. Et moi qui vous
croyais difficile à émouvoir... Je me suis bien trompé, mais je me
réjouis d'avoir une fiancée dotée d'un tempérament aussi fougueux.
Si nous partions, maintenant ?
Outrée par l'impudence du chimiste, Caroline ouvrit la bouche
pour répliquer, mais la referma aussitôt. Son instinct lui disait
qu'aucune riposte n'entamerait l'assurance de Nick. Les joutes
oratoires avec les femmes n'avaient visiblement pas de secret pour
lui, et elle n'avait pas la moindre chance d'avoir le dernier mot.
Cette pensée acheva de l'irriter. Habituée à briller dans tous les
domaines où l'envie la prenait de se risquer, elle découvrait qu'elle
avait peut-être trouvé
son maître en Nick Valkov, et cela la perturbait étrangement.
Le chimiste était allé entre-temps lui sortir son manteau du
placard, et il attendait maintenant pour l'aider à l'enfiler. En silence,
Caroline lui tourna le dos et passa les bras dans les manches. Ceux
de Nick se refermèrent sur elle pour rapprocher les deux pans du
manteau, et ils la retinrent ensuite prisonnière. Troublée, elle tenta
de se libérer, mais en vain. Resserrant au contraire son étreinte,
Nick se pencha vers sa nuque et inspira profondément.
— Appassionato, murmura-t-il. C'est de tous nos parfums celui
que je préfère... Un délicieux mélange de lis et de jasmin, de
gardénia et de rose sauvage, avec une pointe audacieuse de vétiver,
et un soupçon de musc. De quoi faire tourner la tête à l'homme le
plus sage.
— Ce qui n'est pas vraiment votre cas, pourtant, rétorqua
sèchement Caroline.
— Qu'en savez-vous ? Dépêchons-nous, à présent. Si nous
voulons éviter l'heure de pointe, nous avons intérêt à partir
maintenant.
Il lâcha ensuite la jeune femme et lui mit la main sur l'épaule
pour la guider jusqu'à la porte. Ils traversèrent ainsi le bureau de

43
Mary, qui les regarda passer d'un air intéressé, et se dirigèrent vers
l'ascenseur qui les emmena au parking souterrain.
— Nous allons prendre ma voiture, décréta le chimiste.
— Non, il vaut mieux que je vous suive dans la mienne, protesta
Caroline. Ainsi, vous n'aurez pas à me reconduire en ville.
— Ça ne m'ennuie pas, au contraire, car nous pourrons bavarder
pendant le trajet, et commencer dès maintenant à faire
connaissance.
Arrivé devant sa Mercedes, Nick ouvrit la portière du passager à
la jeune femme. Puis il l'aida ensuite à attacher sa ceinture de
sécurité.
— Je ne voudrais pas qu'il vous arrive quelque chose, expliqua-t-il
d'un ton gentiment moqueur. Les jeunes et belles célibataires ne
courent pas les rues, et je préférerais retourner en Russie plutôt que
d'épouser quelqu'un comme Agnès Grimsby !
Cette dernière, qui travaillait à la cafétéria de l'entreprise, était
l'équivalent féminin d'Otto Mueller, et l'idée de la voir parader au
bras de Nick était si cocasse que Caroline éclata de rire.
— Moi, je trouve qu'Agnès et vous formeriez un couple charmant,
observa-t-elle pendant que le chimiste s'installait au volant. Je me
ferai même un plaisir de lui dire que vous vous intéressez à elle.
— Vous n'oseriez pas !
— Oh, si !
— Dans ce cas, je vais me débrouiller pour que ce brave Otto croie
avoir une chance avec vous et vous suive partout comme un petit
chien.
— Non, par pitié !
— Alors ne me reparlez plus d'Agnès.
— D'accord. Mais c'est vous qui en avez parlé le premier, je vous
le rappelle.
— C'est vrai ? Alors je ne parlerai plus d'elle, je vous le promets.
Cet échange de propos badins avait détendu Caroline, et elle se
sentait nettement mieux disposée à l'égard de Nick quand il mit le
contact et passa la marche arrière pour quitter son emplacement de
parking.
Quelques minutes plus tard, la Mercedes sortait de la ville et
prenait l'autoroute en direction de l'ouest. Nick avait entre-temps
allumé l'autoradio, et la musique classique diffusée en sourdine par
les haut-parleurs finit de relaxer la jeune femme.

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— Quelle est votre couleur préférée ? déclara soudain le chimiste.
— Le mauve. Pourquoi ?
— Parce c'est l'une des choses que les services de l'immigration
risquent de nous demander s'ils décident d'enquêter sur notre
mariage. Les vrais époux connaissent normalement ce genre de
détails.
— Oui, c'est vrai. Alors, à vous, maintenant, je vous écoute : vous
avez une couleur préférée ?
— Le bleu. Que voulez-vous encore savoir? Je fume des Player's,
je bois de la Stoli... enfin, de la vodka Stolichnaya, j'adore le ballet, la
neige, les promenades au clair de lune et, comme vous l'avez sans
doute déjà deviné, la musique classique. J'ai trente-quatre ans, je
mesure un mètre quatre-vingt six et je pèse quatre-vingts kilos —
dont pas un gramme de graisse, car je pratique la musculation dans
un club à raison de trois séances au moins par semaine... Vous
croyez que vous arriverez à vous rappeler tout ça ?
— J'essaierai, mais franchement, Nick, j'ai la désagréable
impression que vous me fournissez un dossier, comme si vous
vouliez me préparer à quelque mission secrète... Vous me jurez que
vous n'avez jamais appartenu au K.G.B. ?
— Je vous le jure. Vous savez, Caro, quand on a grandi comme
moi derrière le rideau de fer, on prend la politique très au sérieux.
La Russie a parcouru beaucoup de chemin au cours de ces dernières
années, mais il lui en reste beaucoup à faire. Ceci dit, les travaux que
j'ai menés là-bas avant mon départ avaient un caractère strictement
civil, alors rassurez-vous : en m'épousant, vous ne vous lancez pas
dans une aventure digne des films de James Bond.
Nick avait parlé sur un ton un peu amer, comme s'il soupçonnait
son interlocutrice de ne pas avoir posé la question juste pour
plaisanter, et, dans la mesure où ce n'était pas entièrement faux, la
jeune femme se sentit obligée de s'excuser.
— Désolée, déclara-t-elle, mais je ne peux pas m'empêcher de me
demander pourquoi le ministère de l'Intérieur vous accuse d'être un
ancien espion.
— Je me le demande moi aussi, figurez-vous ! Je ne pense même
qu'à ça depuis que j'ai reçu la lettre des services de l'immigration. Et
comme je suis innocent, ces allégations cachent forcément quelque
chose de louche.
— Mais encore ?

45
— Eh bien, il est possible que, malgré toutes nos précautions, il y
ait eu des fuites concernant la mise au point prochaine d'une crème
de beauté révolutionnaire. Nos recherches se déroulent dans le plus
grand secret, mais de nombreux employés de Fortune Cosmetics
doivent en connaître l'existence, y compris des personnes qui
occupent des postes relativement modestes et ne dédaigneraient pas
d'arrondir leurs revenus. Si l'une d'elles est allée vendre à une
société concurrente les informations qu'elle possédait sur notre
futur produit, cette société s'est peut-être dit que l'élimination d'un
élément clé du
programme — à savoir moi — tuerait le projet dans l'œuf.
— J'avoue que cette idée ne m'avait pas effleurée ! s'exclama
Caroline, atterrée. Je pensais jusqu'à présent que les craintes de ma
grand-mère à propos de l'espionnage industriel tenaient de la
paranoïa, mais peut-être avez-vous raison. Dans ce cas, il nous faut
absolument démasquer le coupable. Ne serait-ce que pour le mettre
hors d'état de nuire à l'avenir. Le problème, c'est que cela risque de
prendre des mois, et que, même si notre mariage vous protège, pour
l'instant, des manœuvres déloyales de cette société concurrente, elle
peut très bien s'attaquer à nous par un autre biais.
— Ne vous affolez pas, Caro : ce n'est qu'une hypothèse. Je n'ai
aucune preuve de ce que j'avance, et l'espionnage industriel est loin
d'être la seule explication possible à l'intérêt subit que me portent
les services de l'immigration.
Pendant qu'il parlait, Nick s'était engagé sur une petite route
bordée d'arbres. Une grande maison rustique apparut bientôt au
détour du chemin, et il arrêta la Mercedes devant la grille. Caroline
trouva que la demeure ressemblait à une maison de conte de fées
nordique, avec son toit recouvert de neige, sa façade blanche
éclairée par les derniers rayons du pâle soleil d'hiver, et le lac gelé
qui s'étendait au- delà.
— Voilà, nous sommes arrivés, annonça Nick d'une voix douce.
Cela vous plaît?
Pourquoi attendait-il pour ouvrir la grille ? se demanda-t-il
soudain. Afin de laisser à Caroline le temps de bien voir la maison
avant d'y pénétrer, évidemment, mais cette réponse appelait une
autre question : pourquoi l'opinion de la jeune femme sur sa maison
lui importait-elle autant ?

46
— Oui, c'est très beau, déclara Caroline, mais... mais j'avoue que je
suis étonnée. La simplicité de cette habitation ne cadre pas avec ce
goût pour le luxe que vous montrez. Cela détonne par rapport à
l'élégance de vos vêtements, le choix de votre voiture...
—Ah ! mais ce que vous connaissez de moi, c'est mon personnage
public, expliqua Nick en souriant. Dans la vie privée, je suis très
différent.
— Vraiment ?
— Oui.
— Vous me réservez d'autres surprises, alors ?
— Qui sait ? L'avenir vous le dira.
Sur ces mots, Nick actionna sa télécommande et franchit la grille,
qui se referma silencieusement derrière la Mercedes. Une fois la
voiture dans le garage, il conduisit Caroline dans la maison, en
allumant les lumières au fur et à mesure qu'ils avançaient.
L'intérieur de la demeure déconcerta autant la jeune femme que
l'extérieur. La salle de séjour était immense, avec un plafond aux
poutres apparentes et de grandes fenêtres qui occupaient presque
tout un mur, offrant une vue magnifique sur le lac.
Une imposante cheminée de pierre occupait le centre d'un autre
mur, et elle n'était pas là juste pour faire joli : des bûches
s'empilaient de part et d'autre, tandis que des cendres, au milieu de
l'âtre, et une bonne odeur de feu de bois témoignaient de son
utilisation récente.
En fait, tout dans le décor plut à Caroline, depuis la moquette
grège jusqu'aux deux escaliers de chêne
brut qui occupaient les extrémités de la pièce et menaient à une
vaste mezzanine. Le mobilier mêlait le moderne et l'ancien, avec une
certaine prédilection pour le style Art nouveau, représenté
notamment par des lampes Tiffany et des vases Lalique. Beaucoup
de ces derniers étaient remplis de fleurs fraîches — lesquelles, à
cette époque de l'année, venaient forcément de chez un fleuriste.
Quoique très dépouillé, l'ensemble donnait une impression de
grand raffinement et de confort que la jeune femme trouva très
semblable à celle de son propre appartement. C'était ce genre
d'atmosphère qu'elle aimait, une maison selon ses rêves où elle eût
aimé un jour s'installer pour fonder un foyer.
Etrangement, ses goûts en la matière s'accordaient même si bien
avec ceux de Nick que, l'espace d'un instant, elle joua à caresser

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l'idée d'un vrai mariage. Elle imagina qu'ils allaient habiter là
ensemble comme un vrai couple et y élever leurs enfants.
« Enfin ! Reprends-toi ! se dit-elle aussitôt. Cette union n'aura de
mariage que le nom, alors arrête de te ridiculiser en commençant à y
voir autre chose ! Aurais-tu oublié que, hier matin encore, Nick
Valkov t'était totalement antipathique ? »
—Donnez-moi votre manteau, et je vais ensuite vous faire visiter
le reste de la maison, déclara ce dernier.
Quand elle eut obéi, ils sortirent du séjour pour pénétrer dans
une grande cuisine, où des plantes vertes, des ustensiles en cuivre et
des vanneries suspendues au plafond créaient une atmosphère gaie
et chaleureuse. Rapidement, il lui fit également traverser les deux
autres pièces que comportait le rez-de- chaussée : l'une qui faisait
visiblement office de bureau, et une seconde, dont les murs étaient
entièrement tapissés de livres.
Puis il la précéda dans l'escalier qui conduisait à l'étage, lequel
comportait quatre belles et grandes chambres — dont, pour finir,
celle de Nick !
C'était une pièce foncièrement masculine, constata-t-elle non
sans gêne en y pénétrant, une pièce à laquelle les murs blanchis à la
chaux et la cheminée de pierre auraient donné un air Spartiate s'il
n'y avait eu pour l'agrémenter des objets d'art russe, et surtout un
immense lit à baldaquin...
Soucieuse de masquer son trouble, Caroline se dépêcha de
regarder ailleurs, car l'image de Nick et d'elle, nus et enlacés sur la
couette, venait d'envahir son esprit.
Quelque autre signe dut cependant trahir son émoi, parce que
son hôte observa alors :
— Si vous souhaitez dormir ici avec moi, vous serez évidemment
la bienvenue.
— Je vous rappelle qu'il s'agira d'un mariage blanc, répliqua
sèchement la jeune femme.
A sa grande surprise, elle vit une lueur de regret passer dans les
prunelles de Nick. Avait-il changé d'avis depuis le matin? Car l'idée
de devenir son mari n'avait guère alors paru l'enthousiasmer !
— En effet, déclara-t-il, mais vous ne pouvez pas me reprocher de
tenter ma chance... Laquelle des trois autres chambres
préférez-vous, dans ce cas ?
— Celle qui se trouve à l'autre bout du couloir.

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— Naturellement..., susurra Nick, les yeux maintenant brillants
de malice. Elle sera prête à vous
accueillir dès demain. Vous voulez que je pose un verrou
intérieur sur la porte ?
— J'ai pensé à vous le demander, figurez-vous, mais j'ose espérer
que vous avez assez de sens moral pour rendre cette précaution
inutile.
—J'ai effectivement — et malheureusement — des principes. Vous
n'avez donc rien à craindre : je respecterai mes engagements.
Autrement dit, je ne profiterai pas de mon statut de mari, pour vous
sauter dessus à la première occasion... à moins, bien sûr, que vous
ne me fassiez sentir que tel est votre désir.
Caroline ne put, cette fois, empêcher le rouge de lui monter au
visage, et Nick observa d'un ton soudain grave :
— Vous n'avez pas l'habitude d'être taquinée par les hommes,
n'est-ce pas? J'ai fait cela sans méchanceté. Je ne vous croyais pas
si... émotive. A vrai dire, vous êtes un peu différente de ce que
j'imaginais... Si nous redescendions, à présent? Nous allons dîner, et
je vous reconduirai ensuite au siège pour que vous récupériez votre
voiture.
— Je... Merci, mais... mais je préfère partir tout de suite, balbutia
la jeune femme.
Les remarques de Nick sur son caractère l'avaient profondément
troublée. Il était perspicace, dangereusement perspicace et elle
craignait qu'il n'en profite. Il lui faudrait désormais se tenir sur ses
gardes avec lui. Sinon il ne tarderait pas à percer ses défenses, et
cela, elle ne le voulait à aucun prix.
— La nuit est déjà presque tombée, reprit-elle, et si j'accepte votre
invitation, il sera très tard quand vous reviendrez de Minneapolis.
Je n'ai d'ailleurs pas grand-faim et, si besoin est, je m'arrêterai dans
un fast-food sur le chemin de mon appartement.
— Non, il n'est pas question que je vous laisse avaler ces horreurs
! Excusez ma franchise, mais un corps comme le vôtre mérite mieux.
Nick marqua une pause, le temps de détailler une nouvelle fois
Caroline de la tête aux pieds, puis il poursuivit, mi-sérieux,
mi-moqueur :
— A vrai dire, je regrette de plus en plus d'avoir accepté la clause
du mariage blanc, mais il faudra bien que je m'y résigne... Venez,
maintenant ! J'ai au réfrigérateur un bœuf Strogonoff de ma

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confection qu'il suffit de réchauffer, et dont la seule odeur vous
ouvrira l'appétit.
Agacée, la jeune femme esquissa une moue sceptique, mais son
hôte se mit à rire avec une franche gaieté qui eut raison de ses
réticences et, quand il lui prit le bras pour la guider hors de la
chambre, elle ne résista pas.

50
5.

Les talents culinaires de Nick étaient bien réels, constata


Caroline quand, un peu plus tard, ils se mirent à table. Et si elle
pensait que la perspective d'un aller et retour jusqu'à Minneapolis
en pleine nuit inciterait son hôte à accélérer le repas, elle se trompait
: Nick ne semblait nullement pressé de la ramener en ville. Il
paraissait au contraire se plaire en sa compagnie, et tout faire pour
lui plaire à elle aussi. Et plus il se montrait aimable, plus elle sentait
les battements de son cœur s'accélérer et une émotion indéfinissable
l'envahir.
Pourquoi était-il si charmant avec elle ? songea Caroline.
Cherchait-il à la séduire ? Il avait à Fortune Cosmetics une
réputation de jouisseur : la perspective d'une longue période
d'abstinence l'effrayait- elle, finalement ? Avait-il décidé de
conquérir, faute de mieux, la seule femme que l'honneur lui
permettrait de mettre dans son lit pendant de nombreux mois ?
Incapable de retenir plus longtemps sa curiosité, Caroline finit
par lui demander sans ambages pourquoi il déployait tant d'efforts
en son honneur.
— Je croyais vous l'avoir expliqué tout à l'heure, répondit-il avec
sérieux. Si les services de l'immigration ont des doutes sur
l'authenticité de notre mariage et décident de mener une enquête,
notre cohabitation durera peut-être un an, voire deux. J'ignore ce
qu'il en est pour vous, mais moi, je n'ai aucune envie de passer tout
ce temps dans une ambiance d'hostilité plus ou moins larvée.
J'essaie donc de vous disposer favorablement à mon égard. Je
pensais, jusqu'ici, savoir m'y prendre avec les femmes mais, à en

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juger par votre question, je me flattais : vous êtes manifestement
insensible à mes efforts.
— Non, pas du tout ! Je suis juste... déconcertée.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne vous imaginais pas si... Comment vous
expliquer ? Vous m'avez toujours donné l'impression d'être un
homme très...
— Arrogant, égocentrique et phallocrate ? compléta Nick en riant.
Oui, comme vous le voyez, je connais mes défauts — dont le
principal, je dois bien l'avouer, est de ne pouvoir supporter les
imbéciles. Vous n'en faites heureusement pas partie. Vous êtes
même sans doute l'une des femmes les plus intelligentes que j'aie
jamais eu le plaisir de rencontrer, et, croyez-le ou non, cela
m'inspire du respect.
Caroline prit le temps de réfléchir à cette surprenante
déclaration, puis elle observa :
— Les hommes sont pourtant censés préférer les ravissantes
idiotes.
— Peut-être, mais moi, je trouve les femmes intelligentes
beaucoup plus intéressantes.
— Parce qu'il est plus difficile de les impressionner ?
— Oui, et donc plus gratifiant de leur plaire, car elles sont
généralement volontaires, ambitieuses, indépendantes, et elles
méprisent les hommes faibles.
— Cela ne les empêche pas de se tromper.
— Vous dites cela à cause de vos fiançailles avec ce vulgaire
chasseur de dot ?
— Vous êtes mal placé pour le critiquer ! Mon père ne vous a-t-il
pas promis une augmentation de salaire et une grosse prime si vous
m'épousiez ?
— Ce n'est pas tout à fait la même chose, répliqua Nick. Dans
notre cas, il s'agit d'un mariage arrangé. Je n'ai jamais prétendu
vous aimer pour vous persuader de devenir ma femme. Andersen l'a
fait, lui, et je trouve sa conduite ignoble... Mangez, maintenant !
Vous n'êtes heureusement pas comme votre sœur Allie, que son
métier oblige à ressembler à un portemanteau.
— Comment pouvez-vous dire ça? Allie est superbe !
— Bien sûr ! Nul ne le conteste. Cependant, elle, au moins, elle le
sait. Ce qui n'est pas votre cas, Caro ! observa Nick d'un ton léger,

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mais avec dans les yeux une étrange gravité. Et pourtant vous êtes
très belle. Comment se fait-il que vous l'ignoriez ? Est-ce à cause de
cette canaille d'Andersen que vous avez perdu toute confiance en
votre pouvoir de séduction ?
A court de mots, Caroline se tut. Faute de savoir comment
l'interpréter, le compliment de Nick la gênait. Et puis, que lui
répondre ? D'une façon générale, soit elle intimidait les hommes,
soit elle les soupçonnait de ne s'intéresser qu'à son argent.
Nick, cependant, ne semblait appartenir à aucune de ces deux
catégories. Visiblement, elle ne l'intimidait pas et, même si ce
semblant de mariage lui rapportait beaucoup d'argent, il ne lui
donnait pas accès à la fortune personnelle de sa femme. Il avait donc
nul intérêt à la flatter.

Après le dîner, Caroline insista pour aider son hôte à ranger la


cuisine. Cette tâche presque achevée, Nick laissa la jeune femme la
terminer et alla dans le séjour allumer un feu. Quand elle le
rejoignit, des bûches flambaient gaiement dans l'âtre et des
haut-parleurs invisibles diffusaient en sourdine La Belle au bois
dormant de Tchaïkovski. Nick l'attendait, assis par terre devant la
cheminée, le dos calé contre une table basse sur laquelle se
trouvaient deux verres de cognac. Une douce pénombre régnait dans
la pièce, seulement éclairée par les flammes et une lampe de coin.
Ce cadre aurait parfaitement convenu à la grande scène de
séduction d'un film romantique, songea Caroline avec un petit
pincement au cœur, et son hôte avait toutes les qualités requises
pour tenir le rôle du jeune premier.
Une heure plus tôt, avant de préparer le repas, il avait enlevé sa
veste et sa cravate, ouvert son col de chemise et remonté ses
manches. Et à le voir maintenant installé dans une pose
nonchalante, ses longues jambes musclées étendues devant lui,
Caroline était bien obligée de l'admettre : malgré toutes
les réserves qu'elle nourrissait à l'encontre de Nick, il l'attirait
beaucoup physiquement.
Lorsqu'elle s'approcha de lui, elle constata qu'il fumait une
cigarette, les yeux fermés, avec, sur le visage, l'expression de
jouissance d'un mélomane écoutant l'une de ses compositions

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préférées. Elle comprit alors d'instinct que c'était ainsi qu'il passait
les soirées d'hiver laissées libres par ses diverses occupations.
— Il commence à se faire tard, Nick, dit Caroline. Il faut que je
rentre.
— Oui, je sais que vous avez hâte de partir, murmura-t-il sans
ouvrir les paupières et d'une voix suave semblable au ronronnement
d'un chat, mais je crains que vous ne soyez contrainte de coucher ici.
En entendant cette déclaration inattendue, la jeune femme sentit
son sang se figer dans ses veines. Un frisson d'angoisse la secoua,
qu'elle parvint dans un premier temps à contrôler, mais qui la
parcourut de nouveau, une fois la situation rapidement analysée :
elle n'avait pas vu de maisons le long de la petite route qui menait à
celle de Nick, et il n'y avait donc aux alentours aucun voisin proche
chez qui courir se réfugier. Nick ayant insisté pour l'emmener dans
sa voiture, elle se retrouvait par ailleurs sans aucun moyen de
locomotion. Etait-ce un plan élaboré à l'avance ? Avait-il voulu la
piéger ?
Mais non, c'était absurde, elle était en train de s'affoler pour rien,
se dit-elle avant de chercher désespérément des raisons de ne pas
céder à la panique. Nick avait dû vouloir plaisanter. Il n'avait
certainement pas l'intention de la retenir prisonnière. C'était un être
sain d'esprit, un chercheur de valeur de Fortune Cosmetics... Mais
qu'en savait-elle après tout ? Le nombre quotidien de viols restait,
aujourd'hui encore, effroyablement élevé. Etait-il, lui aussi, malgré
les apparences, un déséquilibré ?
Un sentiment de totale impuissance submergea Caroline.
Beaucoup plus fort qu'elle, Nick n'aurait aucun mal à la maîtriser, et
même si elle courait dès maintenant s'enfermer dans l'une des
chambres du premier étage, il était sûrement assez vigoureux pour
enfoncer la porte d'un coup d'épaule.
—Je... je ne peux pas croire que vous ayez l'intention de me
retenir ici contre mon gré, bredouilla la jeune femme, que vous
vouliez me contraindre à... à coucher avec vous.
Les mots lui étaient venus difficilement, mais le simple fait
d'avoir exprimé ses craintes lui avait donné du courage, et elle serra
les poings, prête à se battre s'il le fallait.
Nick ouvrit brusquement les yeux et la fixa d'un air glacial qui la
remplit d'effroi. Il cria ensuite quelque chose dont elle soupçonna
que c'était un juron — mais sans en être certaine, car il avait parlé en

54
russe —, puis il bondit sur ses pieds et s'approcha d'elle, le visage
crispé et les mâchoires contractées.
Terrifiée, Caroline hurla, pivota sur ses talons et se rua vers la
porte, mais Nick la rattrapa en deux enjambées. Il la saisit par les
épaules et la força à se retourner tandis qu'affolée, elle lui bourrait la
poitrine de coups.
Durant un instant qui parut à Caroline interminable, ils restèrent
ainsi, elle à se débattre, lui à la maintenir prisonnière dans l'étau de
ses mains, tout en continuant de pester en russe. Il dut cependant
finir par se rendre compte que la violence de son émotion lui
faisait utiliser une langue inconnue de Caroline, car il repassa
soudain à l'anglais.
— Bon sang ! Tenez-vous donc tranquille ! cria-t-il. Je ne vous
veux aucun mal, voyons. Comment avez-vous pu imaginer le
contraire ? Si je vous ai dit que vous alliez devoir coucher ici ce soir,
c'est uniquement parce que, même sous la menace d'une arme, je
serais dans l'impossibilité absolue de vous ramener en ville. Il vous
suffit de jeter un coup d'œil dehors pour comprendre pourquoi !
La jeune femme tourna la tête vers l'une des fenêtres et poussa
une exclamation étouffée devant le spectacle qui s'offrit à ses yeux :
il neigeait à gros flocons, et depuis un bon moment à en juger par
l'épais manteau blanc qui recouvrait déjà le sol.
— J'ai un chasse-neige, reprit Nick, mais il n'est pas équipé de
phares et je suis donc obligé d'attendre demain matin pour m'en
servir.
— Je... Excusez-moi, balbutia Caroline. Je ne suis qu'une idiote.
J'ai cru que... que...
— Je sais ce que vous avez cru ! Mais, surtout ne le répétez pas,
sinon je ne réponds plus de rien ! Franchement, est-ce ainsi que
vous me voyez ? Comme un homme capable d'un acte aussi abject ?
— N... non, bien sûr que non. C'est juste que... vous êtes grand et
fort, très viril, et que je vous ai toujours prêté des modes de pensée
hérités d'une culture... différente de la nôtre. Alors quand vous avez
parlé de me garder ici, j'ai eu peur, c'est vrai, et j'ai mal interprété
vos propos. Je suis vraiment désolée...
La voix de la jeune femme se brisa, et elle se mordit la lèvre pour
contenir les larmes qui lui nouaient la gorge.
Quand un peu de sang-froid lui fut revenu, elle poursuivit :

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—Vous l'ignorez — comme tout le monde, parce que je n'ai
raconté cette histoire à personne —, mais après avoir découvert que
Paul Andersen n'en voulait qu'à mon argent, j'ai eu une explication
avec lui. C'était le soir, nous étions seuls dans mon appartement, et,
au terme de notre conversation, il... il m'a agressée. Je ne sais pas ce
qui lui a pris : ce n'est pas comme si nous... nous n'avions pas déjà
fait l'amour ensemble, ou si l'emploi de la force avait la moindre
chance de me persuader de changer d'avis et de l'épouser quand
même... Il faut dire que Paul avait beaucoup bu, et heureusement,
d'une certaine façon, car sans cela, je n'aurais pas pu avoir le dessus
sur lui. Quoi qu'il en soit, j'ai réussi à le chasser de mon
appartement, mais il m'avait tellement humiliée et déçue qu'ensuite,
je... j'ai décidé de ne plus me fier à aucun homme. C'est la raison
de...
—Chut... Inutile de continuer, je comprends, murmura Nick en
l'attirant dans ses bras.
Pendant leur lutte, des mèches s'étaient échappées du chignon de
Caroline, et Nick acheva de le défaire en retirant les épingles une à
une. Il plongea ensuite ses doigts dans la masse soyeuse des cheveux
libérés, qui tombèrent en cascade sur les épaules de la jeune femme.
Encore tourmentée par ses douloureux souvenirs, celle-ci ne
protesta pas, et quand Nick lui enleva ses lunettes pour les poser sur
la table la plus proche, elle s'en rendit à peine compte.
Au bout d'un moment, cependant, des sensations commencèrent
d'affleurer à sa conscience, et avec une netteté grandissante : la
chaleur du corps de Nick, le battement régulier de son cœur, le
mouvement de sa main qui lui caressait doucement le dos...
Elle leva la tête vers lui, et leurs regards se croisèrent. Les yeux
noirs du chimiste plongèrent dans les siens, une lueur étrange y
brilla soudain et, avant que Caroline n'ait eu le temps d'esquisser un
geste, Nick s'était penché et l'embrassait sur la bouche.
D'abord léger, presque timide, ce baiser devint plus ardent quand
la jeune femme, prise de court, ne réagit pas. Et lorsqu'elle fut
revenue de sa stupeur, il était trop tard : les lèvres de Nick avaient
déjà allumé en elle le feu d'un désir irrépressible.
Comme mus par une volonté propre, ses bras s'enroulèrent
autour du cou de son compagnon qui, en retour, la serra plus fort
contre lui.

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Jamais aucun homme n'avait fait éprouver à Caroline un émoi
aussi intense. Des ondes de volupté la parcouraient, de plus en plus
puissantes... jusqu'à ce qu'un éclair de lucidité la ramène soudain à
la réalité — et lui fasse prendre conscience qu'en s'abandonnant
ainsi aux caresses de Nick, elle courait le risque de lui laisser croire
qu'il pourrait tôt ou tard avoir avec elle les mêmes privautés que
celles qu'il aurait eues avec une véritable épouse.
A cette pensée, Caroline rompit brusquement leur étreinte et
recula d'un pas, mais elle tremblait encore d'émotion et dut poser
une main sur la table voisine pour ne pas perdre l'équilibre, tandis
que l'autre se portait machinalement à ses lèvres comme pour y
chercher l'empreinte brûlante de celles de Nick.
— Il est vraiment tard, déclara-t-elle d'une voix mal assurée. Si
nous allions nous coucher ?
A peine avait-elle prononcé ces mots que leur ambiguïté lui
apparut tandis qu'un sourire énigmatique étirait la bouche sensuelle
de Nick.
— Excellente idée ! observa-t-il. Ma chambre ou la vôtre ?
— Ce n'est pas ce que je voulais dire, et vous le savez très bien !
— Vous êtes sûre que vos paroles n'ont pas involontairement
reflété vos désirs profonds, demanda-t-il d'un ton ironique, et qu'il
ne s'agissait pas d'une sorte de lapsus freudien ?
Au lieu de répondre, Caroline se pencha pour ramasser les
épingles à cheveux éparpillées sur le sol, puis elle se redressa et prit
ses lunettes sur la table.
— Vous avez décidé de m'ignorer ? remarqua Nick. Tant pis... On
ne peut pas gagner à tous les coups, et j'ai comme consolation de
vous avoir vue sans votre chignon et vos lunettes, ce qui n'est déjà
pas si mal.
Il escorta ensuite la jeune femme jusqu'à la chambre qu'elle
s'était choisie et lui donna un de ses T-shirts en guise de chemise de
nuit, avant de la laisser.
Une fois seule, elle se déshabilla et se doucha. En sortant de la
salle de bains, cependant, elle entendit soudain Nick l'appeler
depuis le couloir.
Ce fut seulement après lui avoir ouvert qu'elle eut conscience
d'être en tenue plus que légère : le T-shirt lui arrivait à peine au
milieu des cuisses, et elle ne portait rien dessous.

57
La désagréable impression que Nick l'avait deviné la saisit en le
voyant promener sur elle un regard sensuel, qui remonta le long de
ses jambes nues, s'attarda sur l'endroit où ses seins gonflaient le
tissu léger, puis sur le creux de sa gorge, où elle sentait battre une
veine au rythme saccadé de son pouls...
— Vous... vous aviez quelque chose à me dire ? balbutia-t-elle.
— Non... euh... je voulais juste vérifier, avant d'aller me coucher,
que vous n'aviez besoin de rien.
— Merci, mais j'ai tout ce qu'il me faut.
— Parfait, déclara Nick. Et si jamais vous changez d'avis, vous
savez où me trouver.
Le double sens de ses paroles n'échappa pas à Caroline qui, plus
troublée qu'elle ne voulait l'admettre, se trouva une nouvelle fois à
court de mots.
— Bonne nuit, Caro, reprit Nick avec un sourire satisfait. Dormez
bien !
— Vous aussi.
Sur ces mots, la jeune femme referma la porte sans douceur, puis
elle attendit, l'oreille aux aguets, que Nick s'éloignât. Aucun bruit de
pas ne lui parvint, cependant, et elle comprit qu'il ne comptait pas
bouger avant de savoir si elle tournerait ou non la clé dans la
serrure.
Si elle le faisait, songea-t-elle, il en déduirait certainement qu'elle
n'avait pas confiance en lui, mais, si elle ne le faisait pas, il verrait
peut-être dans cette omission une invitation tacite à venir la
rejoindre.
Ce fut Nick lui-même qui la tira de ce dilemme, en s'écriant avec
un rire narquois :
—Je vous en prie, fermez à clé, si ça peut vous rassurer ! Je ne
vous en voudrai pas.
Caroline l'entendit ensuite s'éloigner dans le couloir. Elle poussa
un soupir de soulagement et alla se glisser entre les draps, où,
malgré sa fatigue, le sommeil s'obstina à la fuir.
Obsédée par la façon dont le baiser de Nick avait embrasé ses
sens, elle tourna et retourna longuement dans son esprit le
problème de ses futures relations avec lui : pendant leur
cohabitation forcée, parviendrait-elle à résister au désir de retrouver
dans les bras de Nick les délicieuses sensations qu'elle y avait
éprouvées un instant plus tôt ?

58
Non, il n'y avait aucune chance ! Et cette certitude, soudain, avait
quelque chose d'effrayant. Car, enfin, elle ne l'aimait pas ! Le seul
moyen de s'arracher à l'emprise de cet homme, finit-elle par
conclure, c'était de ne plus jamais le revoir, et elle résolut de lui
annoncer dès le lendemain matin son intention de renoncer à leur
projet de mariage.
Cette pensée tranquillisa Caroline, même si, juste avant de
s'endormir enfin, elle eut l'intuition fugitive qu'il était déjà bien trop
tard, et que cesser toutes relations avec Nick ne suffirait pas à le lui
faire oublier.

59
6.

La décision de Caroline ne survécut pas à la nuit : à peine


réveillée, elle se rappela les raisons qui l'avaient convaincue
d'épouser Nick. Du reste, à supposer même qu'elle s'en soit tenue à
son dessein d'annuler ce projet de mariage, peut-être y aurait-elle
finalement renoncé. Car quand, après s'être habillée et coiffée, elle
alla rejoindre Nick dans la cuisine, le spectacle qu'il lui offrit était
suffisamment agréable pour donner à toute femme l'envie de le
contempler tous les matins. Ses épais cheveux noirs, coiffés en
arrière, brillaient comme s'ils venaient d'être lavés et, loin d'avoir
enfilé la veste de son élégant costume, il avait au contraire retroussé
les manches de sa chemise, découvrant ses avant-bras musclés.
Nick devait s'être levé au moins deux heures avant elle, se dit
Caroline en voyant par la fenêtre que la neige avait été déblayée
devant la maison. Il avait, en outre, eu le temps de préparer le petit
déjeuner — des œufs au bacon, des toasts, de la salade de fruits et du
café, disposés au milieu de la table recouverte d'une jolie nappe à
fleurs.
—Bonjour, Caro ! s'écria-t-il avec un grand sourire. Tu as bien
dormi ?
Puis il s'approcha d'elle et lui effleura la bouche d'un baiser,
comme s'il était déjà son mari et accomplissait là un rite matinal
solidement établi.
La stupeur laissa la jeune femme sans réaction, et Nick observa
d'un ton léger :

60
— Maintenant que nous avons pris l'habitude de nous appeler par
nos prénoms, le moment est venu de passer à l'étape suivante : le
tutoiement. Il faut nous y exercer dès maintenant, si nous voulons
que les gens croient à une histoire d'amour relativement ancienne
entre nous.
— Je... euh... Sans doute, bredouilla Caroline.
— Alors, tu as bien dormi ?
— Oui, répondit-elle.
Il lui répugnait de mentir, mais elle était encore moins disposée à
informer Nick que le souvenir de leur baiser l'avait obsédée au point
de lui faire passer une nuit pratiquement blanche.
— Assieds-toi ! dit-il en lui tirant une chaise. Tu as faim ?
Caroline eut alors conscience d'avoir faim, en effet, et cela
l'étonna, car elle ne mangeait jamais beaucoup au petit déjeuner.
— Oui, déclara-t-elle, mais vous... tu n'aurais pas dû préparer tant
de choses. Le matin, je me contente généralement d'une tasse de
café et d'un toast avalés en vitesse.
— J'en étais sûr ! Eh bien, il va falloir que cela change ! Tu sais
quoi ? Il est urgent que nous apprenions tous les deux à prendre le
temps de vivre. Sinon, on fait tout à moitié, et on ne profite jamais
de rien.
Cette remarque déconcerta Caroline. Elle ne savait pas trop quoi
en penser. D'un côté, Nick semblait lui
donner, non seulement un conseil, mais un ordre, et cette idée la
révoltait.
D'un autre côté, il ne lui avait pas échappé que la déclaration de
Nick contenait des mots comme « nous » et « tous les deux ». Et
bien qu'elle tentât de se convaincre que c'était là une simple façon de
parler, ces mots lui causaient une émotion inattendue, la
remplissaient d'un étrange et fol espoir.
Nick essayait-il de lui faire comprendre qu'il avait l'intention de
former avec elle un vrai couple, finalement ?
La question lui brûlait les lèvres, mais elle n'osa pas la poser. Du
reste, elle n'avait rien à espérer.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-elle en se rappelant soudain
qu'ils étaient à plus de trente minutes de la ville.
— 8 heures, pourquoi ?
— Parce que j'ai un rendez-vous à 9 heures. Désolée de te
bousculer, mais nous devons nous dépêcher.

61
— Je crains que tu ne doives reporter ton rendez-vous.
— Tu plaisantes, il n'en est pas question ! Même si le petit
déjeuner est devenu crucial pour toi, cela ne...
— Non, tu ne comprends pas. Ce n'est pas à cause du petit
déjeuner que tu ne seras pas à 9 heures au bureau, mais pour une
raison beaucoup plus importante : nous allons nous marier avant de
nous y rendre.
— Quoi ?
Nick s'essuya tranquillement les mains sur sa serviette, puis
déclara d'une voix lente, comme s'il raisonnait un enfant :
— Autant le faire le plus vite possible, maintenant. Tu as passé la
nuit ici, avec moi, et tu as pu constater que je n'étais pas un
maniaque sexuel. Alors, pourquoi tarder ? Je te rappelle que ta
secrétaire nous a vus partir ensemble, hier après-midi, et elle n'est
pas tombée de la dernière pluie. Attendre ne fera que t'exposer à des
regards curieux et à des rumeurs malveillantes, tandis qu'à peine
annoncée, la nouvelle de notre mariage deviendra un merveilleux
sujet de conversation dans l'entreprise. Notre histoire fera rêver. Et
au heu de chuchoter derrière notre dos, les gens viendront nous
présenter leurs félicitations et leurs vœux de bonheur.
Le raisonnement de Nick se tenait, Caroline devait bien en
convenir, mais le détachement mêlé d'ironie qu'il montrait, ainsi
que cette façon qu'il avait de la placer au pied du mur, lui causait un
sentiment proche de la panique. Elle protesta.
— Je ne sais pas, Nick... Tout cela est si soudain ! Je... je ne suis
pas sûre d'être prête.
— Tu ne le seras pas davantage dans une semaine, alors autant te
jeter à l'eau. Tu as peur, je le sais. Ta mésaventure avec Andersen t'a
rendue méfiante à l'égard des hommes, et je peux comprendre tes
réticences. Mais je ne suis pas Paul, et tu ne m'épouses pas non plus
pour la vie. Que risques-tu ? A vrai dire, je pense même que
l'expérience devrait se révéler profitable pour toi, et qu'elle pourrait
avoir des vertus pédagogiques, pour ne pas dire thérapeutiques.
Imagine : tu vas avoir l'occasion unique de vivre auprès d'un homme
sans rien avoir à lui sacrifier en contrepartie ! Une belle revanche
sur ton minable petit Andersen, non ? Et un contrat sans risque qui
te permettra peut-être enfin de comprendre que tous les hommes ne
se ressemblent pas, et que tes futures relations avec eux ne suivront
pas forcément un scénario identique.

62
— Je te croyais docteur en chimie, pas en psychologie ! observa
Caroline d'un ton froid bien qu'en son for intérieur, elle admît la
justesse du diagnostic établi et l'adéquation du remède prescrit.
— Je suis en effet chimiste de profession, rétorqua Nick, mais cela
ne m'empêche pas d'avoir une assez bonne connaissance de la
nature humaine... A présent, décide-toi : acceptes-tu oui ou non ce
mariage ?
Une dernière chance de changer le cours des événements lui était
offerte, songea Caroline, le cœur battant. Il lui suffisait de dire non.
Ce qu'elle ne fit pas.

Les chasse-neige étaient entrés en action dès l'aube, si bien que


l'autoroute et le périphérique de Minneapolis étaient déjà déblayés
quand Nick les emprunta pour se rendre dans le centre-ville.
Après s'être garé sur la place de la mairie, il coupa le contact et se
tourna vers Caroline.
— Prête ? lui demanda-t-il avec un sourire d'encouragement
— Oui, répondit-elle, le souffle court.
— Non, tu ne l'es pas encore tout à fait..., murmura Nick.
Puis, dans un geste totalement imprévu, il se pencha, tendit la
main vers les cheveux de la jeune femme, relevés dans leur habituel
chignon, et se mit à en retirer les épingles. Trente secondes plus
tard, ils se répandaient sur ses épaules comme un lourd et noir
éventail.
— Pour... pourquoi as-tu fait cela? s'exclama- t-elle, stupéfaite.
— Je n'aimais pas cette coiffure, alors je la remplace par une
autre, qui te va beaucoup mieux.
Elle tenta d'arracher les épingles à Nick, mais il appuya sur la
commande électrique de sa vitre et les lança dehors. Puis, sans tenir
compte de ses protestations, il lui enleva ses lunettes, regarda à
travers et observa :
— Du verre blanc... J'avais donc raison : tu n'es pas plus myope
que moi ! Nous allons donc pouvoir nous débarrasser de ces
mochetés.
Et, joignant le geste à la parole, il jeta également les lunettes qui
allèrent rejoindre les épingles à cheveux sur le bitume. Indignée,
Caroline voulut descendre les récupérer mais, alors qu'elle ouvrait

63
sa portière, une voiture arriva, dont la roue avant droite roula sur la
monture, réduisant les verres en morceaux.
— Je... je n'en reviens pas ! balbutia-t-elle en fixant Nick d'un air
incrédule. Tu es devenu fou ?
— Non. Je refuse simplement que ma femme s'enlaidisse. Tu vas
porter mon nom, après tout. Et puis tu as de très beaux cheveux —
ils me rappellent la fourrure des zibelines de Sibérie, si brillante et
soyeuse. Tu as aussi de magnifiques yeux bruns, au fond desquels
couve un feu mystérieux. Eh bien, je veux pouvoir admirer ces
cheveux et ces yeux tout à loisir. Le statut de mari qui sera le mien
dans quelques minutes m'en donne le droit, et comme tu aurais
sûrement refusé de faire cela pour moi si je te l'avais demandé, j'ai
décidé de prendre l'initiative. Tu es maintenant comme une femme
— comme ma femme — doit être : infiniment belle, émouvante et
désirable... On y va?
Caroline renonça à discuter. Quoi qu'en dît Nick,
elle ne lui reconnaissait pas le droit d'agir comme il l'avait fait,
mais son impudence l'avait moins irritée que ses compliments ne
l'avaient flattée, et elle préférait rester sur cette dernière impression.
— Très bien, allons-y, se borna-t-elle à déclarer.
Bien qu'un mariage ne pût normalement se célébrer
dans un délai aussi court, l'un des adjoints au maire présents ce
jour-là se trouvait être un ami de la famille Fortune, et il accepta
volontiers de leur délivrer une dispense.
La cérémonie elle-même dura moins d'un quart d'heure et se
termina avec le baiser traditionnellement échangé par les nouveaux
époux. Nick attira alors Caroline contre lui et l'embrassa
longuement, voluptueusement, comme s'ils étaient seuls et vraiment
amoureux l'un de l'autre. Comme s'il ne faisait pas semblant...
Quand il la lâcha, elle avait les jambes molles et le cœur
palpitant. Le fait qu'un seul baiser de Nick puisse lui causer un tel
émoi la stupéfia. Elle n'avait jamais rien éprouvé de semblable dans
les bras de Paul.
Mais la voix de Nick l'arracha bientôt à sa rêverie.
— La récréation est finie, madame Valkov ! Il est temps d'aller
travailler.
« Madame Valkov »... Ces deux mots achevèrent de ramener la
jeune femme à la réalité, et ses yeux se posèrent d'eux-mêmes sur sa
main gauche. La veille, à l'heure du déjeuner, Nick était sorti lui

64
acheter une bague de fiançailles ainsi qu'une alliance sertie de
diamants. Caroline n'avait pas songé une minute à ce genre de détail
et, si elle l'avait fait, sans doute se serait-elle attendue à un simple
anneau d'or. Mais
Nick avait apparemment juré de la surprendre, ainsi qu'en
témoignaient les pierres qui scintillaient maintenant à son doigt ; et,
que cette libéralité soit due à la générosité ou au panache, elles lui
révélaient au moins une autre facette de Nick — la largesse — en
même temps qu'elles lui rappelaient, sans équivoque possible, que
tout cela n'était pas un rêve, qu'elle ne s'appelait plus désormais «
Mlle Fortune » mais « Mme Valkov ». Une évidence à laquelle, pour
l'instant, il ne lui servait néanmoins à rien de se raccrocher, car la
rapidité avec laquelle les événements s'étaient enchaînés l'avaient,
de toute façon, mise en état de choc.

Un état qu'elle partagea bientôt, du reste, avec les principaux


membres de sa famille quand Nick et elle les eurent réunis dans le
bureau de Kate pour leur annoncer leur mariage.
— Quoi ? s'écria la vieille dame.
Les yeux écarquillés, elle se laissa tomber dans son fauteuil, et
cela si brutalement que la gourmette en or fixée en permanence à
son poignet cliqueta. Ce bijou était un cadeau de Ben, son défunt
mari, et une nouvelle breloque y avait été ajoutée à la naissance de
chacun de leurs enfants et petits-enfants, si bien que le bracelet était
à présent un objet très lourd et de grande valeur.
— Comment cela, vous vous êtes mariés ce matin ? reprit Kate,
rouge de colère. Aurais-tu perdu la tête, Caroline ? Tu es une
Fortune, sapristi, l'aînée de mes petites-filles, et en tant que telle, tu
méritais une grande et belle cérémonie, pas un mariage à la
sauvette, comme si...
— Ecoutez, Kate, coupa Nick que le courroux de la vieille dame ne
semblait nullement impressionner, c'est notre mariage, à Caro et à
moi, et nous avons fait ce qui nous a paru le mieux, compte tenu des
circonstances.
— Non, Nick, vous avez agi dans votre seul intérêt ! protesta Jake
en foudroyant le chimiste du regard. Vous saviez parfaitement que
Sterling devait rédiger cette semaine un contrat stipulant que vous
épousiez ma fille sous le régime de la séparation de biens.

65
L'accusation cachée sous ces paroles n'échappa pas à Nick : il
jura entre ses dents, en russe, et Caroline crut reconnaître le mot
qu'il avait prononcé la veille au soir, signe qu'il était vraiment
furieux !
— Si c'est seulement cela qui vous tracasse, sachez que l'argent de
Caroline ne m'intéresse pas ! s'exclama-t-il — en anglais, cette fois.
Sans être aussi riche que vous, je dispose néanmoins d'une fortune
confortable, grâce aux investissements que j'ai faits au cours des
dernières années. Par ailleurs, si je ne suis pas un héritier, je me
flatte d'avoir quelques talents qui ne sont pas — dois-je vraiment
vous le rappeler? — sans représenter une certaine valeur. Au total,
j'ai donc plus d'argent qu'il ne m'en faut. Alors, soyez rassuré.
D'autant que je suis tout disposé à signer le document dont vous
parlez, Jake. Il n'est pas trop tard. Envoyez- le-moi par le courrier
intérieur dès qu'il sera prêt.
— C'est bien mon intention. Et je ne vous conseille pas de revenir
sur cet engagement ! répliqua l'interpellé.
— Je t'en prie, papa, calme-toi ! intervint brusquement Caroline.
Nick n'a jamais eu l'intention de mettre la main sur mon argent.
La jeune femme avait beau savoir que son père n'agissait ainsi
que pour la protéger, cette dispute la contrariait.
— C'est exactement ce que tu disais à propos de Paul Andersen,
remarqua Jake. Dois-je te rappeler où ta naïveté t'a menée ?
— C'est assez, Jake, s'écria Nick dont les yeux lançaient à présent
des éclairs. Primo, je vous interdis de me comparer à cette crapule
d'Andersen. Secundo, je souhaiterais que vous parliez sur un autre
ton à votre fille qui n'est plus une enfant, et qui est désormais ma
femme. Et plutôt que de lui rappeler de mauvais souvenirs, vous
feriez bien de rafraîchir votre propre mémoire, car vous oubliez une
chose, mon cher : l'idée de ce mariage ne vient pas de moi, mais de
vous — ou plus exactement de Kate et de Sterling. J'y ai simplement
consenti en vous laissant en régler les détails juridiques. Faites ce
qui vous plaira. En revanche, pour le reste, ce n'est plus votre
affaire. Caroline et moi sommes parfaitement capables de nous
débrouiller sans vous.
— Ma foi, je dois reconnaître que, sur ce point, vous n'avez pas
tout à fait tort, dit Kate.
Elle avait observé Nick et Caroline en silence pendant qu'ils
discutaient avec Jake, et sa colère avait vite cédé la place à un

66
mélange de curiosité et de satisfaction. Elle trouvait que les jeunes
mariés formaient un couple étonnamment soudé pour deux
personnes qui se connaissaient depuis si peu de temps : ils avaient
défendu d'une même voix leur initiative inconsidérée du matin, et ils
s'étaient soutenus mutuellement face aux attaques de Jake.
Caroline portait en outre au doigt deux superbes
bagues, que rien n'obligeait Nick à lui offrir. La vieille dame avait
enfin noté que, pour la première fois depuis plus de cinq ans, sa
petite-fille apparaissait les cheveux dénoués et sans ces grosses
lunettes à monture d'écaille qui lui cachaient la moitié du visage.
Ces changements la révélaient dans tout l'éclat de sa beauté,
songea Kate en considérant la jeune femme avec tendresse, et c'était
évidemment à Nick qu'en revenait le mérite.
Ce mariage débutait donc sous les meilleurs auspices, et Kate
était si contente qu'elle se sentait disposée à pardonner aux deux
coupables leur acte d'insubordination.
— Je suis d'accord, Nick, sur le fait que Caroline et vous avez le
droit de prendre seuls les décisions qui vous concernent
personnellement, continua-t-elle. Il n'en reste pas moins que, chez
les Fortune, on n'a pas pour habitude de se marier à la sauvette.
C'est ainsi, et je ne peux pas laisser ma petite-fille se marier sans
marquer l'événement. J'aimerais donc que votre mariage ne soit pas
rendu public pour l'instant. Cela nous donnera le temps de préparer
une belle fête. D'autant que Nick étant maintenant marié sur le plan
légal, rien ne presse, n'est-ce pas, Nick ?
Après avoir lancé un regard interrogateur à sa femme, le chimiste
se tourna vers la vieille dame et répondit :
— C'est entendu, Kate, et je sais que je parle aussi au nom de Caro
en vous remerciant de votre compréhension.
— Parfait ! Dans l'immédiat, que diriez-vous de prendre tous les
deux une semaine de congé pour faire un bref voyage de noces? Ma
secrétaire s'occupera des réservations.

— Est-ce bien utile grand-mère si notre mariage doit pour


l'instant rester secret ?
— Rien de tel qu'un secret pour s'ébruiter. D'autant que Nick
devra très vite s'en prévaloir pour stopper la procédure d'expulsion.
Ce voyage, du reste, ne sera pas inutile au cas où l'Administration
déciderait de faire une enquête. Sans parler que ces petites vacances

67
vous feront le plus grand bien à tous les deux. C'est mon cadeau. Je
vous les offre.
Kate vanta ensuite les beautés d'une région située juste de l'autre
côté de la frontière canadienne, un endroit qu'elle connaissait bien
et qui lui semblait idéal pour une lune de miel.
— En utilisant le jet de la société, vous y serez en un rien de
temps, conclut-elle. Je le mets à votre disposition.
— Merci, grand-mère, murmura Caroline.
Sa reconnaissance était sincère, car même si la perspective de
passer plusieurs jours seule avec Nick la rendait nerveuse, elle se
réjouissait de pouvoir ainsi échapper aux rumeurs qui ne
manqueraient pas de circuler dans l'entreprise.
— Si tu n'as plus besoin de nous, poursuivit-elle, Nick et moi
allons maintenant prendre des dispositions pour que le
fonctionnement de nos services respectifs ne souffre pas de notre
absence.
—Très bien ! dit Kate avec un signe de tête approbateur. Faites ce
que vous avez à faire, et revenez ensuite me voir.
Lorsque les jeunes mariés furent partis, Jake se tourna vers sa
mère et lui demanda en fronçant les sourcils :
— Que se passe-t-il, maman ? Tu as l'air radieux,
alors qu'il y a dix minutes, tu fulminais. En plus, tu leur as donné
ta bénédiction ! Tu crois que c'est bien avisé ? Que savons-nous de
Nick, après tout, en dehors de ce que nous a appris l'enquête menée
avant son recrutement ? Et s'il était vraiment un ancien agent du
K.G.B., comme l'en accuse le ministère de l'Intérieur? S'il ne tenait
pas sa promesse et refusait de signer le contrat de mariage ?
— Ce n'est pas un ancien agent du K.G.B., et il signera le contrat,
déclara calmement la vieille dame.
— Comment pouvez-vous en être certaine ? intervint Sterling.
— Mettez cela sur le compte de l'intuition féminine, ou de ce que
vous voudrez, mais je suis sûre de mon fait... Autre chose, à
présent... Vous avez remarqué la transformation de Caroline ?
— Eh bien, maintenant que tu en parles, oui, je lui ai en effet
trouvé quelque chose de changé, répondit Jake. Peut-être
portait-elle la ligne de maquillage que nous commercialiserons au
printemps ? En tout cas, je me rappelle avoir pensé, en entrant dans
la pièce, qu'elle était très en beauté.
— Moi aussi, indiqua Sterling.

68
Kate leva les yeux au ciel avant de s'écrier, exaspérée :
— Mais vous êtes donc aveugles, tous les deux ? Si Caroline n'était
pas comme d'habitude ce matin, c'est parce qu'elle avait dénoué ses
cheveux et enlevé ces horribles lunettes derrière lesquelles elle se
cachait. Et même si elle était un peu nerveuse — ce qui est normal
pour une jeune mariée —, elle ne semblait pas malheureuse ; bien au
contraire. Je dirais même qu'il émanait de toute sa personne un
rayonnement caractéristique des femmes en train de tomber
amoureuses. Mais elle ne le sait pas encore, alors ne lui dites rien, et
à Nick non plus, car si je ne me trompe — et je me trompe rarement
— il est dans les mêmes dispositions. A cette différence près qu'il en
a peut-être conscience, lui... Oui, plus j'y réfléchis, plus j'ai la
conviction d'avoir pris avec ce mariage l'une des meilleures
initiatives de toute ma vie. Je suis même prête à parier que j'y
gagnerai deux arrière-petits-enfants, sinon plus !
A cette idée, Kate eut un sourire mi-joyeux, mi- attendri, puis elle
ordonna :
—Laissez-moi, à présent ! J'ai un voyage de noces à organiser et
un mariage à préparer.
Jake et Sterling se levèrent en silence. Ils étaient visiblement
interloqués, et la vieille dame devinait ce qu'ils pensaient et
attendaient sans doute d'être dans le couloir pour se dire : qu'elle
était devenue gâteuse.
Ah ! les hommes..., songea-t-elle quand la porte du bureau se fut
refermée. Es ne comprenaient jamais rien à rien! Si cela n'avait tenu
qu'à elle, les femmes n'auraient pas dirigé seulement des entreprises
: elles auraient dirigé le monde !

69
7.

Fidèle à sa promesse, Kate avait mis le jet de la société à la


disposition de Caroline et de Nick. Une limousine, également
fournie par la vieille dame, les avait emmenés à l'aéroport, et une
autre était venue les prendre, au terme de leur voyage, pour les
conduire à Maplewood Lodge.
Ce luxueux motel situé à la sortie d'un village tranquille était
construit entre le bord d'un lac et une forêt d'érables. Il offrait à ses
clients non pas des chambres, mais des bungalows individuels, et
Caroline eut l'impression, tandis que la voiture roulait sur un
chemin de terre cahoteux et enneigé, qu'ils se dirigeaient vers le plus
isolé de ces bungalows.
— Grand-mère a dû séjourner ici l'été, observa-t-elle en regardant
par la vitre teintée les flocons de neige qui voltigeaient dans l'air
glacé. Cet endroit est sûrement splendide sous le soleil, mais elle n'a
pas pensé qu'il n'aurait pas tout à fait le même agrément l'hiver.
— Moi, j'adore ce paysage, déclara Nick. Il me rappelle la Russie.
— Ton pays te manque beaucoup ?
— Oui, mais pas assez pour que j'aie envie de retourner y vivre
jusqu'à la fin de mes jours. Grâce à toi, je n'y suis heureusement pas
obligé, et je tiens encore à te remercier de ce que tu as fait pour moi,
car tu n'avais rien à y gagner, finalement.
— Mais si, puisqu'il s'agit de ma famille, rappela la jeune femme,
secrètement émue par le regard chaleureux que Nick posait sur elle.

70
Notre mariage était le seul moyen de permettre à Fortune Cosmetics
de sortir le produit sur lequel nous avons tout misé.
Après une dernière secousse, la limousine s'arrêta devant leur
bungalow. Le chauffeur descendit, et le groom qui les avait
accompagnés se précipita pour leur ouvrir la portière.
Nick aida Caroline à descendre, puis, avant qu'elle n'ait pu
esquisser un geste, il la souleva dans ses bras et se dirigea vers la
maison.
— Que fais-tu ? Pose-moi immédiatement ! s'écria la jeune
femme, gênée par le regard du chauffeur et du groom, qu'amusaient
visiblement ses vains efforts pour se libérer.
— Arrête de protester, Caro, et surtout de me donner des coups de
poing ! Tu ne vas tout de même pas m'empêcher de sacrifier à la
coutume !
Sacrifier à la coutume ? Leur mariage n'en étant pas un vrai,
l'idée était pour le moins saugrenue, songea Caroline. Mais de la
part de Nick, apparemment, il fallait s'attendre à tout : c'était la
personne la plus imprévisible qu'elle ait jamais connue.
Pendant que le chauffeur sortait du coffre les bagages et les
provisions achetées au village, le groom ouvrit les rideaux et monta
le chauffage, qui avait été allumé à l'avance, mais réglé sur une
température relativement basse. Il faisait donc encore assez froid
dans le bungalow, et Caroline garda son manteau pour le visiter.
D'apparence rustique à l'extérieur, à cause de ses murs de
rondins, le bungalow était plein de raffinement à l'intérieur. La
décoration simple mais élégante rappelait celle de la maison de
Nick, avec ses tables anciennes, ses fauteuils profonds et son
immense cheminée de pierre. De grosses poutres apparentes
soutenaient le plafond, et un plancher de bois laqué apparaissait
entre les riches tapis d'Orient disposés çà et là. Une cuisine et une
chambre avec salle de bains attenante s'ouvraient de chaque côté du
séjour.
Depuis la chambre où elle venait de pénétrer, Caroline entendit
le chauffeur et le groom repartir. Elle parcourut la pièce des yeux.
Comme dans le séjour, il y avait, là aussi, une grande cheminée,
ainsi qu'un ravissant ensemble de meubles en pin — une armoire,
une commode et un grand lit recouvert d'une courtepointe
artisanale. Un grand lit... Une pensée, soudain, lui traversa l'esprit,
et elle cria :

71
— Nick ! Je... je crois qu'on ne nous a pas donné le bon bungalow.
— Ah bon ? Et pourquoi ? déclara l'interpellé en venant la
rejoindre.
— Parce que celui-ci compte une seule chambre. Il doit y avoir
une erreur : connaissant les modalités... particulières de notre
mariage, ma grand-mère a sûrement demandé à sa secrétaire de
nous réserver un bungalow à deux chambres. II faut que tu
téléphones à la réception.
— Pour dire quoi ? Que, malgré notre statut de jeunes mariés, le
bungalow nuptial ne nous convient pas? Car c'est ainsi que le groom
l'a appelé devant moi... Et en plus, tu as vu le temps qu'il fait ?
Caroline regarda par la fenêtre. Le jour déclinait et la neige
tombait maintenant à gros flocons.
— Tu as vraiment envie de ressortir ? reprit Nick. Sans parler de
l'éventualité toujours possible où les services de l'immigration se
livreraient à une petite enquête. Que penseraient-ils en découvrant
que nous avons refusé de passer notre nuit de noces dans la même
chambre ?
— Oui, évidemment..., murmura la jeune femme.
— Alors nous allons rester ici, et trouver un arrangement. Je peux
très bien, par exemple, coucher dans le canapé du séjour.
— Il ne doit pas être très confortable, nota Caroline.
Puis, de peur que Nick n'interprétât cette remarque comme une
invitation à partager avec elle le seul ht du bungalow, elle souligna :
— Je suis plus petite que toi. Il vaut donc mieux que ce soit moi
qui dorme dans le canapé.
— Non, il n'en est pas question. Je te remercie de ta proposition,
mais je suis un homme galant. Installons-nous, à présent, et ensuite
nous préparerons le dîner, d'accord ? A moins que tu ne préfères
dîner à l'hôtel.
— Non, non. Il neige à plein temps dehors. Et il faudrait se
changer pour dîner, mettre une robe ou une tenue élégante. Ici je me
sens tellement plus en vacances !
— C'est bien ce que nous avait dit Kate : le luxe et le service, sans
les contraintes. Nous avons bien fait de suivre son avis et de faire
quelques courses, car cet endroit est vraiment ravissant.
Quand ils eurent regagné le séjour, Caroline vit que le groom,
avant de repartir, avait pris soin d'allumer quelques lampes et de

72
faire du feu dans la cheminée. Cela créait l'ambiance romantique
d'un vrai nid d'amoureux.
— Que dirais-tu d'aller défaire tes bagages pendant que je range
les provisions ? dit-elle à Nick afin d'échapper à l'atmosphère intime
de la pièce.
Une fois dans la cuisine, elle rangea les différents produits qu'ils
avaient achetés un instant plus tôt au village. Sa grand-mère les
avait, en effet, avertis que le restaurant du motel fermait tôt. Et que,
si celui-ci offrait une très bonne table, son atmosphère feutrée et un
peu guindée n'incitait guère à la gaieté. Restait, bien sûr, le service
de repas dans les chambres, mais celui-ci obéissait lui-même à des
horaires bien précis. S'ils voulaient dîner tard sans être obligés
d'aller au village, ils avaient donc tout intérêt à préparer leurs repas
eux-mêmes, chaque bungalow disposant d'une cuisine
ultramoderne et parfaitement équipée.
— Qu'aimerais-tu pour dîner, Nick ? questionna-t-elle, en allant
passer la tête par la porte de communication avec le séjour, restée
ouverte. Il est encore tôt et si tu as très faim, nous pouvons
commander quelque chose au restaurant.
— Et obliger un malheureux serveur à sortir dans la neige et la
nuit avec un plateau à bout de bras ? Pas question. N'avons-nous pas
acheté de quoi nous préparer un vrai festin ? D'autant que nous
sommes de jeunes mariés, rappelle-toi, et que recherchent en
priorité les jeunes mariés ? La solitude.
Caroline frémit en voyant le regard de Nick se promener sur son
corps et un sourire insolent conclure cette inspection. A quoi
jouait-il en la regardant ainsi ? Que voulait-il lui signifier ? Ou lui
cacher ? Son dépit ? Sa frustration ? Pensait-il, comme elle, avec
regret, à ce qu'aurait dû être normalement sa nuit de noces?
Ressentait-il, lui aussi, la déchirante nostalgie de ce qui aurait pu
être — une merveilleuse nuit d'amour dans les bras d'un être aimé ?
Sinon, que voulait-il lui dire par son sourire plein d'ironie ? Que la
situation l'amusait ? Ou bien encore qu'il n'avait pas l'intention de se
contenter longtemps d'un mariage blanc ?
Afin d'essayer d'oublier qu'elle était seule avec un homme
extrêmement viril et séduisant, Caroline se détourna pour rentrer
dans la cuisine.
—Je finis de défaire mes bagages et je suis à toi, lui annonça Nick.

73
La jeune femme garda le silence, mais poussa un petit soupir de
soulagement. Il valait mieux que Nick s'éloigne, avant qu'il ne
découvre le trouble dans lequel la mettait sa présence. S'il ne l'avait
déjà fait. Car non seulement Nick connaissait les femmes, mais il
semblait doté d'un pouvoir d'observation redoutable. Pourrait-elle
lui cacher longtemps l'élan qui la poussait vers lui, cette pulsion
presque incontrôlable qui la privait de toute volonté en sa présence ?
Et trouverait-elle dans les leçons du passé assez de force et de raison
pour résister à une semaine de cohabitation dans un bungalow où le
mauvais temps risquait de les confiner la plus grande partie de la
journée ?
Nick Valkov, une seule chambre, une semaine...
Elle n'avait pas besoin d'être chimiste pour comprendre que la
combinaison de ces trois éléments formait un composé hautement
explosif.

74
8.

En attendant que Nick ait fini de défaire ses bagages, Caroline


commença à s'activer dans la cuisine. Cela lui évitait de trop penser
et elle espérait montrer ainsi à son mari que...
Mais qu'espérait-elle lui montrer, en fait ? Qu'elle ferait
finalement une épouse acceptable ? Non, bien sûr que non. C'eût été
ridicule ! Et pourtant... C'était si curieux, ce besoin qu'elle éprouvait
soudain de quêter l'approbation d'un homme qui lui était, la veille
encore, totalement indifférent ! Et plus curieux encore d'en faire le
constat sans honte ni déplaisir.
Elle en était là de ses réflexions lorsque Nick entra dans la
cuisine.
— Que nous fais-tu ? Mais dis donc, c'est royal !
— Tu aimes les légumes à la vapeur ?
— J'adore. Va vite défaire tes bagages. Je m'occupe de la suite. Tu
vois une objection à ce que j'ajoute des tomates et des oignons
rouges dans la salade ?
— Aucune, répondit-elle d'un ton léger.
Une fois dans la chambre, elle ouvrit ses valises et sortit ses
vêtements. Avec surprise, elle constata que Nick ne s'était pas
contenté de lui laisser plus de la moitié de la penderie ; il lui avait
également réservé toute l'armoire et deux des trois tiroirs de la
commode. C'était là un signe qui ne trompait pas, le fait d'un
homme capable de délicatesse et d'attentions. Contrairement à ce
qu'elle avait pensé un temps, Nick n'avait donc rien du célibataire
égoïste, soucieux de son confort et prisonnier de ses petites
habitudes.

75
Le soin avec lequel ses costumes étaient suspendus et ses autres
pièces d'habillement pliées, s'il ne la surprit pas outre mesure,
acheva également de rassurer Caroline. Elle aurait mal supporté, en
effet, de vivre sous le même toit qu'un homme négligent et
désordonné.
Pourtant, bien que réconfortante, la découverte de ces aspects
cachés du caractère de Nick la mit quelque peu mal à l'aise. Il y avait
là quelque chose d'intime et de troublant qui lui donnait
l'impression de pénétrer dans un domaine réservé. Car que savait-
elle de Nick ? Trois jours plus tôt seulement, ils se saluaient à peine
quand ils se croisaient dans les couloirs de la société, et ce n'était pas
parce qu'ils étaient devenus mari et femme qu'ils se connaissaient
mieux.
Oui, ce mariage avait beau lui sembler totalement irréel, elle
avait bel et bien pris un gros risque en acceptant d'épouser un
quasi-inconnu. Et elle avait beaucoup de chance, car elle aurait pu
tomber plus mal. Cette pensée l'apaisa quelque peu, et ce fut d'un
cœur plus léger qu'une fois ses affaires rangées, elle alla rejoindre
Nick dans la cuisine.
— Si nous dînions au coin du feu ? suggéra Nick. Il y a devant la
cheminée une table basse assez grande pour y mettre le couvert.
— Quelle bonne idée ! Ce sera comme une soirée-pyjama, mais
sans pyjama ! s'exclama Caroline.
Dans son esprit, ce commentaire n'avait rien d'équivoque — elle
voulait juste dire qu'ils porteraient autre chose qu'un pyjama —, et
elle se rendit compte trop tard qu'il avait un double sens. Nick, lui,
s'en aperçut immédiatement, car il susurra d'un air narquois :
— Je n'aurais jamais osé te le proposer, mais puisque c'est toi qui
le demandes...
— Arrête ! s'exclama la jeune femme en essayant de cacher sa
gêne. Je me suis mal exprimée, c'est tout, et tu le sais très bien !
— Désolé, mais je ne sais rien de tel. Peut-être s'agissait-il encore
d'un lapsus freudien.
— Mais non ! se récria-t-elle. Il se trouve juste que, pour moi, le
fait de dîner sur une table basse est associé aux soirées-pyjama de
mon adolescence.
— Des soirées-pyjama ? Tu peux m'expliquer en quoi consistent
ces festivités ?

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— Eh bien, oui, c'est tout simple. Aux EtatsUnis, les filles de
quatorze-quinze ans se réunissent souvent chez l'une d'entre elles,
entre amies, le vendredi soir. Après s'être mises en pyjama, elles
passent souvent une bonne partie de la nuit à manger du pop-corn
au coin du feu en se racontant des histoires effrayantes...
Nick éclata de rire, puis observa :
— C'est donc à cela que jouent les adolescentes américaines le
vendredi soir ? A se faire peur ?
—Oui, entre autres choses.
— Mais encore ?
—Elles se posent aussi des devinettes, se donnent des gages,
trempent les mains de celles qui s'endorment dans des bols d'eau
glacée ou mettent leurs sous-vêtements au congélateur... Tout cela
paraît très bête, n'est-ce pas ? J'ai du mal à croire que ces jeux
m'amusaient, autrefois !
— J'espère bien qu'ils ne t'amusent plus, sinon je risque de me
retrouver demain matin avec un caleçon dur comme du bois. Sans
parler qu'ensuite, à cause de toi, je risque de passer la matinée en
tenue d'Adam... le temps que mon caleçon décongèle ! Pourquoi
rougis-tu, Caro ? Rassure-toi, je plaisantais !
La confusion de la jeune femme redoubla, car Nick avait
peut-être plaisanté, mais pas de façon innocente, elle en était sûre.
S'il avait voulu l'exciter, il ne s'y serait pas pris autrement, et, s'il
avait pu lire en elle, la réussite de son stratagème aurait dépassé
toutes ses espérances.
Mais que lui arrivait-il donc ? se morigéna-t-elle, en s'efforçant,
sans grand succès, de chasser les images érotiques qui l'assaillaient.
Il n'était pas dans ses habitudes d'avoir ce genre de pensées, et
encore moins de laisser un homme lui tenir des propos grivois.
L'ennui, c'est que cet homme-là était son mari... et que la situation,
aussi artificielle qu'elle fût, n'en était pas moins terriblement
ambiguë. Car si ce mariage était fictif, leur désir, lui,
malheureusement, ne l'était pas. Si elle n'y prenait pas garde, Nick
allait bientôt se croire autorisé à partager son lit !
Elle avait, en effet, de plus en plus de mal à lui cacher son
trouble. Pourquoi fallait-il donc qu'il soit aussi attirant ? Les
chimistes étaient censés être des gens chauves, myopes et ennuyeux,
ou encore des excentriques polarisés sur leurs recherches qui
passaient tout leur temps dans des laboratoires poussiéreux, au

77
milieu de cornues et autres récipients remplis de mystérieuses
décoctions. Ils ne brillaient généralement ni par leurs manières ni
par leur humour, pas plus qu'ils ne passaient pour être des
séducteurs. Ils ne portaient pas des costumes Armani, ils ne
fumaient pas des Player's et ils ne buvaient pas de la vodka
Stolichnaya. Bref, s'ils pouvaient jamais enflammer quelque chose,
c'était tout juste une allumette pour mettre en marche leur bec
Bunsen, mais en aucun cas les sens d'une femme de goût.
Un feu étrange n'en continuait pas moins de courir dans les
veines de Caroline. Ce devait être à cause de la température qui
régnait dans le bungalow, pensa-t-elle. Le groom avait sûrement
réglé le thermostat trop haut, et à cela s'ajoutait la chaleur de la
flambée et de la gazinière. Caroline eut envie d'enlever son
pull-over, mais elle y renonça finalement : ce geste risquait de lui
attirer de nouveaux persiflages de la part de Nick.
—Il y a une télévision à côté, observa-t-elle. Nous pourrions
regarder les actualités en mangeant.
Quelques minutes plus tard, ils étaient assis par terre, devant la
table basse, face à la télévision branchée sur une chaîne
d'informations en continu. Mais à la grande consternation de
Caroline, cela ne suffit pas à réduire Nick au silence.
— Champagne pour les jeunes mariés ! s'écria- t-il en débouchant
la bouteille qu'il avait apportée de la cuisine.
Après avoir rempli deux flûtes, il en leva une et reprit :
— Je connais de nombreux toasts en russe, mais pas la formule
qu'utilisent les Américains à l'occasion d'un mariage, alors... à nous,
Caro !
— A nous, répéta-t-elle avant de trinquer avec Nick.
Puis elle but quelques gorgées du liquide ambré, dont les bulles
lui chatouillèrent agréablement le nez, mais dont la chaleur ne tarda
pas à faire de nouveau affluer le sang à ses tempes. Quelle idiote elle
faisait ! se dit-elle, irritée par sa propre inconséquence. Pourquoi
boire tout ce Champagne alors qu'elle aurait dû se contenter d'y
tremper les lèvres ? Elle savait bien, pourtant, qu'elle ne tenait pas
l'alcool, surtout à jeun. La preuve, c'est que la tête lui tournait déjà.
L'idée lui vint que Nick, plus encore que le Champagne, était à
l'origine de ce vertige. Nick dont le regard s'était soudain chargé
d'une insidieuse douceur. Ressentait-il, lui aussi, ce qu'il y avait

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d'intime et de sensuel dans leur promiscuité forcée ? Cette chaleur,
cette attente, ce lancinant besoin d'oubli ?
Oh non, voilà que ça recommençait ! songea-t-elle, le corps saisi
d'un nouvel accès de fièvre. A croire que le Champagne lui avait
vraiment troublé la raison. Car qui aurait pu penser que la femme de
tête qu'elle était aux yeux de tous — la Caroline Fortune froide,
distante et tout entière occupée à faire carrière —, pourrait un jour
se transformer en une midinette exaltée au point de fantasmer sur
un inconnu ?
Mortifiée, Caroline baissa les yeux et fixa son assiette en priant
pour que Nick n'ait pas perçu chez elle cette brusque flambée de
désir. Car il en aurait certainement tiré des conclusions erronées.
Alors qu'il ne s'agissait, somme toute, que d'un simple émoi né des
circonstances par trop bouleversantes de cette soirée — une nuit de
noces pour le moins singulière que Caroline allait passer seule dans
son lit, tandis que son trop séduisant mari dormirait dans la pièce
voisine.
Si près, et pourtant si loin...

79
9.

Après avoir rajouté une bûche dans la cheminée et attisé la braise


avec le tisonnier, Nick se rassit près de la jeune femme et lui déclara
en souriant :
— Qu'allons-nous faire maintenant pour nous distraire ? Nous
raconter des histoires effrayantes ? J'en ai quelques-unes avec des
sorcières russes à te proposer.
— Non merci ! Je crois bien être aussi peureuse maintenant que
dans mon adolescence. Si j'écoutais tes histoires, je ne fermerais pas
l'œil de la nuit. Je t'imaginerais derrière la porte, transformé en
loup-garou et attendant que je m'endorme pour venir m'attaquer.
— C'est donc ainsi que tu me vois ? Comme un gros méchant loup
dont il faut se méfier ? demanda Nick avec un haussement de
sourcils ironique.
— Oui, un peu, admit la jeune femme.
— Tu as tort : tu es en sécurité avec moi. Bien que l'idée de te
dévorer ne soit pas tout à fait pour me déplaire, tu peux dormir sur
tes deux oreilles.
Ces mots causèrent une étrange déception à Caroline,
proportionnelle à la secrète excitation
qu'avait fait naître en elle l'idée de Nick faisant irruption dans sa
chambre...
—Si nous jouions aux cartes ? suggéra-t-elle pour détourner ses
pensées — et celles de son interlocuteur — de ce sujet périlleux.
— Volontiers ! Que dirais-tu d'un strip-poker ?

80
— Arrête, Nick ! s'écria Caroline, plus agacée que troublée, cette
fois, par son apparente désinvolture. Pourquoi ne pouvons-nous pas
parler ensemble deux minutes de suite sans que tu évoques les... le...
— Le sexe ?
— Euh... oui.
— La réponse me paraît évidente : nous sommes mariés, et ceci
est notre nuit de noces. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que
certaines images m'occupent l'esprit. Je ne suis pas un saint, que
diable ! Et je te trouve très... séduisante. J'ai même la faiblesse de
croire que je ne te déplais pas non plus.
— Ce en quoi tu te trompes ! répliqua Caroline.
C'était un mensonge, mais cela avait été plus
fort qu'elle. D'instinct il lui avait fallu se protéger. Contre lui.
Contre elle-même. Contre cette étrange exaltation qu'un seul de ses
regards faisait monter en elle. Et contre le ridicule qu'il y avait,
enfin, à succomber au charme d'un homme qui ne l'avait épousée
que dans le seul but d'éviter l'expulsion. Un sentiment qu'elle ne
connaissait que trop bien, hélas. Car si on n'en mourait pas, il était
difficile d'en guérir...
— C'est normal. Nous nous connaissons à peine, expliqua-t-elle
d'une voix plus ferme — quoique sans grande conviction.
— Et alors ? L'attirance qu'éprouvent deux personnes l'une pour
l'autre n'a rien à voir avec la durée de leurs relations. Souvent, c'est
même exactement l'inverse qui se produit. C'est une question de
phéromones. En termes plus simples, le courant passe ou ne passe
pas, c'est tout, et le temps ne fait rien à l'affaire.
— Selon toi, l'intelligence et le cœur ne joueraient donc aucun rôle
? rétorqua Caroline.
Elle avait posé la question d'un ton léger, bien qu'elle éprouvât en
réalité une profonde déception. Depuis qu'elle le connaissait mieux,
Nick n'avait cessé de la surprendre, et son opinion sur lui avait
commencé d'évoluer. Peu à peu, à la faveur de la curiosité qu'il avait
éveillé en elle, était né un vague espoir. L'espoir qu'il fût différent de
l'image qu'il avait jusqu'alors montrée de lui. A présent, elle se
demandait si elle ne s'était pas trompée, et s'il ne venait pas tout
simplement de jeter le masque qu'il portait depuis deux jours pour
lui cacher ce qu'il était vraiment : un homme à femmes pour qui le
sexe n'avait rien à voir avec l'amour.

81
— Non, répondit-il. Le désir est un phénomène purement
physiologique.
— Désolée, mais en ce qui me concerne, je ne conçois pas l'un sans
l'autre. Avant de me donner à un homme, j'ai besoin de le connaître,
de savoir que nous avons des choses en commun, que nous
sommes... attachés l'un à l'autre. La recherche du plaisir pour le
plaisir ne m'intéresse pas.
— Evidemment ! Tu es une romantique.
— Tu as l'air de considérer cela comme un défaut !
— Non, mais c'est un trait de caractère qui complique beaucoup la
vie aux gens qui le possèdent.
— Pourquoi ? Parce qu'ils prennent le risque d'engager plus que
leur corps dans une relation ?
—Oui, notamment.
— Et toi, tu refuses de le faire ?
— Je n'ai pas dit ça.
— Peut-être pas de façon explicite, mais c'est ce que tu
sous-entends, non ?
— Non. Disons que je préfère me réserver. Et ne prendre ce risque
qu'avec quelqu'un dont je serais réellement amoureux. Je pense
d'ailleurs que c'est le cas de la plupart des hommes. Contrairement
aux femmes, nous attendons d'y être forcés pour analyser nos
sentiments... Et maintenant, que dirais-tu d'interrompre cette
intéressante conversation et de m'aider à dénicher un jeu de cartes ?
— D'accord, répondit Caroline, à la fois soulagée et déçue de se
retrouver en terrain sûr. Tu sais jouer au gin-rummy ?
—Oui, mais afin de donner du piment à la partie, je propose que le
perdant prépare le petit déjeuner demain matin.
— Marché conclu !
L'une des armoires du séjour contenait un échiquier, un damier
et plusieurs jeux de cartes. Nick et Caroline en prirent un et firent
non pas une, mais trois parties de gin-rummy. Nick gagna la
première et la dernière, remportant ainsi la victoire, et la jeune
femme observa d'un ton désabusé :
— J'ai plus de chance que ça aux cartes, d'habitude.
— Tu connais le proverbe : heureux au jeu, malheureux en
amour... L'inverse est peut-être vrai.

82
— Peut-être, dit-elle avant de se lever, mais j'ai comme
l'impression que mes éventuels soupirants se décourageront vite en
apprenant que je suis mariée !
Nick, qui se dirigeait vers la cuisine avec les tasses vides, s'arrêta
net. Il pivota sur ses talons, posa les tasses sur la table la plus proche
et s'approcha de Caroline.
— Je suis navré, déclara-t-il en l'attirant contre lui. Je me rends
soudain compte à quel point j'ai été égoïste. Tout s'est passé de
façon si brusque et si imprévue que je n'ai pas songé une seconde à
cet aspect des choses. Moi, j'étais libre, mais j'aurais dû penser à te
demander s'il n'y avait pas déjà un homme dans ta vie. J'ai considéré
comme allant de soi que...
— Non, ce n'est pas grave. Tu avais raison : il n'y a personne dans
ma vie.
— Tant mieux, car j'aurais été désolé de bouleverser ton
existence... Ceci étant, si tu as envie de sortir avec quelqu'un
pendant notre mariage, je n'en prendrai pas ombrage. Je fermerai
les yeux, selon la formule consacrée.
A peine avait-il prononcé ces mots que Nick eut conscience de
leur fausseté : même si leur mariage n'était pas exactement un vrai
mariage, Caroline était sa femme, et il ne supporterait pas de la voir
s'intéresser à un autre que lui. Car sa raison avait beau lui ordonner
de fermer les yeux, cela ne l'empêcherait pas d'être affreusement
jaloux.
Cette possessivité soudaine l'étonna par sa force
autant que par sa nature. Caroline n'était son épouse que de nom,
il le savait, et il n'avait aucun droit sur elle. Pourquoi, alors, l'image
d'un homme la touchant, l'embrassant, l'affectait-elle à ce point ?
La voix de la jeune femme interrompit ses réflexions.
— Merci, Nick, mais même si je devais rencontrer un autre
homme, je... je ne pourrais jamais faire ça. Nous ne sommes liés que
par des questions d'intérêt, certes, mais je me sentirais quand même
coupable. Sans parler des rumeurs qui risqueraient de circuler dans
l'entreprise... Grand- mère serait dans tous ses états !
« Et moi aussi », songea Nick sombrement.
— Oui, Kate serait sans aucun doute extrêmement contrariée,
observa-t-il. Elle a d'ailleurs pris soin de me mettre les points sur les
i, dès la première minute où ce projet de mariage a été évoqué. Elle a
été on ne peut plus claire en fixant ses conditions : il fallait que je

83
sois un mari irréprochable. J'avoue d'ailleurs que, sur le moment, je
me suis senti un peu insulté, parce que j'avais toujours eu l'intention
de me montrer loyal envers toi, si jamais tu acceptais de m'épouser.
Et j'y suis toujours résolu... Maintenant, revenons à des choses
sérieuses : veux-tu un autre café ?
— Non, non. Excuse-moi, mais je crois bien que je vais aller
prendre un bain. Il est tard, et je commence à avoir sommeil.
Pendant que Nick se réinstallait devant la cheminée, elle ouvrit
les robinets de la baignoire dans laquelle elle versa une généreuse
quantité d'huile parfumée. Fortune Cosmetics en fabriquait toute
une gamme, et la jeune femme aimait le voile de douceur que ces
produits laissaient sur la peau.
Après avoir posé sa chemise de nuit, son peignoir et une grande
serviette sur un tabouret, elle ferma la porte à clé et se déshabilla. Le
fait d'accomplir des actes aussi intimes à quelques pas seulement de
Nick lui paraissait étrange et la rendait nerveuse. Que cela lui plaise
ou non, cependant, ils étaient mariés, et elle allait devoir vivre avec
lui dans une relative promiscuité jusqu'à ce que le ministère de
l'Intérieur renonce à l'expulser et qu'ils puissent se séparer sans
éveiller les soupçons.
Avec un soupir d'aise, elle se glissa dans l'eau. Elle aurait bien
aimé pouvoir s'y attarder un long moment, mais cela n'était pas
raisonnable : la fatigue et le Champagne aidant, elle risquait de
s'endormir, et Nick serait alors obligé d'enfoncer la porte pour la
sauver de la noyade. Elle l'imagina en train de la soulever dans ses
bras, de la porter sur le lit et de lui faire du bouche-à-bouche afin de
la ranimer...
Sa bouche... Les lèvres de Nick. Des lèvres douces sur les siennes,
si chaudes, si caressantes tandis qu'elles glissaient vers son cou, ses
épaules, ses seins...
Les yeux de Caroline s'ouvrirent soudain. Ses craintes n'étaient
donc pas vaines : le sommeil l'avait bel et bien surprise. Elle se
redressa et s'aspergea le visage pour être sûre de ne pas se
rendormir.
—Caro ! Caro ? cria soudain Nick depuis la chambre.
Puis il frappa à la porte, de plus en plus fort, avant d'en secouer
vigoureusement la poignée.
— Ça va? demanda-t-il d'une voix anxieuse.

84
— Oui, oui, ça va ! se hâta de répondre la jeune femme de peur
que son rêve ne devînt réalité et que Nick n'enfonçât la porte.
— Il y a une éternité que tu es là-dedans, observa-t-il. Je
commençais à m'inquiéter !
— Désolée, je... je libère la salle de bains tout de suite,
bredouilla-t-elle en sortant rapidement de la baignoire.
Après avoir enfilé un peignoir, elle eut une hésitation : allait-elle
ou non enlever son maquillage ? Certes, ce n'était pas très bon pour
la peau de le garder la nuit, mais elle n'avait pas envie de se montrer
à Nick le visage nu. Elle se reprit cependant et décida de se
démaquiller. Cet homme n'était rien pour elle. Que lui importait
d'être belle ou laide devant lui ?
Sa toilette terminée, Caroline ouvrit la porte et poussa un cri de
surprise en se trouvant nez à nez avec Nick qu'elle croyait reparti
dans le séjour.
— Tu... tu m'as fait peur !
— Excuse-moi, c'était bien involontaire... Tu es sûre que ça va ?
— Oui. Pourquoi ?
— Parce que ton comportement est étrange. Tu semblais tomber
de sommeil, tout à l'heure, et cela fait plus d'une heure que tu es
dans la salle de bains.
Une heure ? songea la jeune femme, interdite. Son petit somme
avait donc duré beaucoup plus longtemps qu'elle ne l'imaginait et,
pour un peu, son rêve de noyade se serait presque réalisé.
— Désolée de t'avoir inquiété et obligé à attendre tout ce temps,
déclara-t-elle d'un air contrit.
— Ce n'est pas grave, mais si tu te mettais au lit, maintenant ? Je
vais prendre une douche rapide, en essayant de faire le moins de
bruit possible.
Nick aurait pu ajouter que, si Caroline ne se dépêchait pas de se
coucher et d'éteindre la lumière, ce serait une douche froide qu'il
devrait prendre. Il le pensa seulement, mais son regard trahit sans
doute son trouble, car la jeune femme rougit jusqu'aux oreilles en
rapprochant les pans de son peignoir, puis elle s'esquiva sans un
mot après avoir contourné Nick, visiblement attentive à ne pas le
toucher.
Jurant entre ses dents, ce dernier pénétra à son tour dans la salle
de bains et en referma la porte avec plus de force que nécessaire.
Décidément, songea-t-il, leur pseudo-lune de miel risquait fort de ne

85
pas être de tout repos ! Quelle ânerie, aussi, de penser qu'il pourrait
maîtriser la situation. Comme si un homme qui désire une femme
pouvait maîtriser quoi que ce soit. Le pire, c'était qu'il s'était engagé,
pauvre fou, à ne pas consommer ce mariage. De quoi rendre la
situation carrément intenable ! Au point qu'il en était presque à se
demander s'il n'aurait pas mieux valu laisser les services de
l'immigration l'expulser !
La hâte avec laquelle Caroline s'était couverte, loin de calmer
l'émoi de Nick, n'avait réussi qu'à l'attiser. Il dut donc se résigner à
prendre une douche froide. Le jet glacé, en s'abattant sur sa peau
comme des milliers d'aiguilles, lui coupa le
souffle et lui arracha un nouveau juron. Assurément la personne
qui avait préconisé ce remède contre le mal dont il souffrait devait
être un peu sadique !
Secoué de frissons, Nick finit par tourner le robinet d'eau chaude,
mais avec l'intense bien-être qui l'envahit surgit immédiatement
devant ses yeux l'image de Caroline telle qu'elle lui était apparue un
instant plus tôt. Avant qu'elle ne referme son peignoir, il avait eu le
temps de distinguer à travers le tissu léger de sa chemise de nuit la
rondeur de ses seins, ses hanches minces, ses longues jambes fines...
Il avait eu envie, alors, de la soulever de terre, de la jeter sur le lit
et de lui faire l'amour jusqu'au petit matin. N'était-il pas son mari,
après tout ? Dans son égarement, il avait même pensé qu'elle n'était
pas assez forte pour lui résister, et que ses caresses lui feraient vite
oublier qu'il la prenait malgré elle.
Oui, il avait pensé cela, mais la raison lui était vite revenue. Il
n'était pas Paul Andersen et aurait été incapable de forcer une
femme à faire l'amour avec lui contre son gré. Encore moins une
femme comme Caroline. Car même si, sur le coup, celle-ci avait été
consentante, un sentiment de honte et d'humiliation l'aurait
certainement envahie peu après. Et elle n'aurait pas manqué de
demander le divorce.
Le divorce. Pour la première fois, le cœur de Nick se serra à cette
idée. Il en fut surpris. Que lui arrivait-il donc ? Ce mot ne signifiait
rien pour eux. Non, il n'y aurait pas de vrai divorce, pas plus qu'il n'y
avait eu de vrai mariage. Et, même si cela risquait de mettre ses
nerfs à rude épreuve, il ne devait pas non plus oublier que son
épouse ne le serait jamais que de nom.

86
Arrivé à cette conclusion dont le seul mérite était d'être claire,
Nick ferma les robinets, se sécha et enfila le pantalon de pyjama
ainsi que la robe de chambre qu'il avait emportés pour ne pas
offenser la pudeur de Caroline.
Cette précaution se révéla utile car, en sortant de la salle de
bains, il constata que la jeune femme avait laissé la lampe de chevet
allumée afin qu'il ne traversât pas la chambre dans le noir.
— Tu dors, Caro? demanda-t-il tout bas en s'approchant du lit.
— Mmh... Non..., murmura-t-elle d'une voix ensommeillée.
La vue de ce corps abandonné, de ces longs cheveux répandus sur
l'oreiller, ralluma le désir de Nick. Caroline était déjà à demi
assoupie, et il aurait été si facile de se glisser près d'elle, de la
prendre dans ses bras et de consommer leur mariage avant qu'elle
n'ait suffisamment recouvré ses esprits pour l'en empêcher.
Oui, il aurait pu le faire... mais il ne le ferait pas !
— Bonne nuit, chuchota-t-il avant de se pencher pour embrasser
doucement la jeune femme sur le front et de quitter la chambre à
pas de loup.
Une fois dans le séjour, il s'aperçut que Caroline avait préparé un
lit de fortune sur le canapé, avec des couvertures et un oreiller. Il s'y
installa aussi confortablement que le lui permirent les dix bons
centimètres qui manquaient à la banquette pour lui
permettre d'étendre complètement son mètre quatre-vingt-six.
Maudit soit l'imbécile qui s'était trompé dans la réservation et les
obligeait, Caroline et lui, à occuper le bungalow nuptial au lieu d'un
pavillon à deux chambres ! songea-t-il tandis qu'il se tournait et se
retournait sur sa couche exiguë. Si jamais il découvrait l'identité du
coupable, il lui ferait passer un mauvais quart d'heure !

87
10.

Les yeux fixés sur le paysage urbain qui s'étendait sous les
fenêtres de son bureau, Kate Fortune ne put contenir un rire amusé.
Elle était en train de penser à la réaction de Nick et de Caroline en
découvrant qu'on leur avait attribué le bungalow nuptial de
Maplewood Lodge.
La vieille dame n'avait évidemment pas chargé sa secrétaire,
Louise Rhymer, de cette réservation, et elle ne s'en était pas non
plus occupée elle-même. Bien que Louise et Will Bentley, le
propriétaire du motel, fussent tous les deux des personnes fiables et
discrètes, on ne pouvait exclure l'éventualité qu'ils trahissent le
secret par inadvertance et que le jeune couple finît par apprendre le
tour que Kate lui avait joué.
Le problème avait cependant été facilement résolu : c'était à sa
gouvernante que la vieille dame avait demandé d'effectuer la
réservation. Si Caroline et Nick exigeaient des explications à leur
retour, elle pourrait ainsi rejeter la responsabilité de « l'erreur » sur
Mme Brant.
Le ciel était gris et bas, au-dessus de Minneapolis, et Kate se
demanda s'il neigeait, de l'autre côté de la frontière canadienne. Elle
l'espérait, car cela bloquerait les jeunes mariés dans leur bungalow,
et il se passerait alors ce qui devait se passer entre un homme et une
femme attirés l'un par l'autre.
Leur mariage ne se terminerait ni par une annulation ni par un
divorce, Kate se l'était juré. Il n'était peut-être pas en son pouvoir de

88
commander au temps mais, pour le reste, elle avait la certitude
d'avoir créé les circonstances les plus favorables possible à
l'épanouissement d'un grand amour.
Des rumeurs circulaient déjà dans l'entreprise, selon lesquelles
Nick et Caroline se seraient enfuis ensemble. La vieille dame s'était
refusée à tout commentaire, se contentant de répondre par un
sourire énigmatique aux timides questions qui lui étaient posées. De
cette façon, le personnel saurait que, si une idylle s'était vraiment
nouée entre sa petite-fille et le directeur de la recherche et du
développement, elle ne s'y opposerait pas. Kate avait demandé à
Jake et à Sterling d'adopter la même attitude.
Plus tôt dans la journée, elle avait croisé Paul Andersen dans un
couloir. A l'air sombre qu'il arborait, elle avait tout de suite compris
que la nouvelle lui était parvenue aux oreilles et qu'il brûlait
d'entendre quelqu'un de crédible la démentir.
« Je ne vous dirai rien ! avait songé Kate en lui adressant un bref
signe de tête. Vous avez déjà de la chance de travailler encore à
Fortune Cosmetics après avoir brisé le cœur de ma petite-fille ! »
Elle s'était discrètement retournée, après, et avait eu la
satisfaction de voir Paul desserrer légèrement son nœud de cravate,
comme s'il étouffait. Elle avait appris au fil des ans à signifier d'un
seul regard son mécontentement ou son mépris aux gens qui avaient
suscité sa colère, les laissant ensuite se demander avec angoisse si
elle allait les renvoyer. Et dans bien des cas, leurs craintes s'étaient
matérialisées, car la vieille dame n'avait aucune indulgence pour les
fautes de ses employés. En revanche, les plus doués ou les plus
méritants bénéficiaient d'une promotion rapide.
« Il faut être sévère mais juste », disait toujours son défunt mari,
et cette devise était à présent la sienne.
Se souvenant soudain de l'une des tâches qu'elle souhaitait
accomplir ce jour-là, Kate s'arracha à ses pensées et quitta son
bureau d'un pas décidé. Elle aurait pu appeler le laboratoire, mais
Otto Mueller était un homme taciturne, dont elle n'aurait sûrement
tiré aucune information au téléphone. Il serait plus facile de le faire
parler s'ils étaient face à face, or elle voulait savoir si la mise au point
de Divine avait progressé depuis le dernier exposé de Nick.
— Bonjour, Otto ! déclara Kate en pénétrant dans le laboratoire,
le sourire aux lèvres.

89
Le chimiste allemand gémit intérieurement. Quand la P.-D.G. de
Fortune Cosmetics se montrait aussi aimable, mieux valait se
méfier: elle avait en général une idée derrière la tête.
En réponse au salut de la vieille dame, il se borna donc à
grommeler quelques mots inaudibles avant de reporter son
attention sur l'éprouvette qu'il tenait à la main.
Cela, toutefois, ne suffit pas à décourager son interlocutrice.
— Dites-moi, Otto, le champ des possibilités concernant l'élément
X s'est-il encore réduit, ces derniers jours ? demanda-t-elle.
— Oui.
— Vous pourriez m'en dire un peu plus ? J'imagine que vous
répugnez à discuter de vos travaux en l'absence de Nick, et votre
loyauté vous honore, mais je vous rappelle que vous êtes mon
employé, pas le sien. Alors, cet élément X ?
— L'Amazonie.
— Quoi, l'Amazonie ? Faut-il que je vous soumette à la question
pour vous arracher une phrase complète ?
Otto soupira. Que cela lui plaise ou non, il allait être contraint de
tout révéler à la vieille dame, et Nick serait très en colère contre lui,
car il refusait d'informer quiconque — même Kate Fortune — de
l'avancement de leurs recherches tant qu'il ne l'avait pas lui-même
décidé. En apprenant à son retour que son assistant s'était laissé
tirer les vers du nez, il lui adresserait de violents reproches, puis se
vengerait en lui jouant un de ces tours dont il avait le secret.
— Nous pensons que l'élément X se trouve là- bas, marmonna
Otto, mais ce n'est pas certain. J'ai encore des expériences à faire.
— Combien ?
— Je ne sais pas exactement. Comme Nick et moi vous l'avons
déjà dit de nombreuses fois, la précipitation est l'ennemie du
scientifique : seules la patience et la rigueur permettent d'obtenir
des résultats fiables. Vous voulez qu'à cause d'une erreur due à votre
impatience, le visage des utilisatrices de Divine se mette à
ressembler à un masque d'Halloween ?
— Non, bien sûr que non !
— Alors vous allez devoir attendre.
— D'accord, mais donnez-moi au moins une idée du temps qu'il
vous faudra pour identifier l'élément X. C'est une question de jours,
de semaines, de mois ?

90
— De semaines, peut-être, si nous avons de la chance et si vous
me laissez travailler en paix.
L'Allemand lança un regard appuyé aux instruments ainsi qu'au
monceau de notes qui l'entouraient, et Kate renonça à lui poser
d'autres questions, mais elle était furieuse. Le ton sur lequel Otto
venait de lui parler aurait causé son renvoi immédiat s'il n'avait été
un chimiste aussi brillant.
L'honnêteté obligeait cependant la vieille dame à reconnaître
chez les meilleurs de ses employés des traits de caractère qu'elle
possédait aussi. Et elle prenait un secret plaisir aux différends qui
l'opposaient parfois à Otto ou à quelque autre cadre doté d'une forte
personnalité : ils la stimulaient.
L'envie l'avait démangée plus d'une fois de faire une farce à Otto
— il était si raide, si sérieux ! —, mais le sentiment de sa propre
dignité l'en avait toujours empêchée. Nick, lui, ne s'en privait pas, et
Kate riait aux éclats quand elle entendait raconter les tours joués par
Nick à son assistant.
Le plus récent avait consisté à verser un colorant chimique
inoffensif dans le café d'Otto, qui s'était ainsi promené toute une
matinée avec des lèvres et une langue violettes. Agnès Grimsby, qui
travaillait à la cafétéria et avait un faible pour le chimiste allemand,
avait manqué s'évanouir en le voyant au déjeuner — surtout quand
Nick avait malicieusement insinué que c'était elle et sa cuisine qui
étaient à l'origine du problème.
—D'accord, Otto, déclara Kate d'un ton sec, je vous laisse
retourner à vos éprouvettes, mais veillez à m'informer sur-le-champ
de toute découverte importante.
Un plan audacieux s'était déjà formé dans l'esprit de la vieille
dame. Le développement d'une crème de beauté vraiment
révolutionnaire était son idée. Elle en rêvait depuis des années et,
maintenant que le but était tout proche, elle voulait apporter sa
pierre à l'édifice.
Dès que l'élément X aurait été isolé, elle se rendrait donc en
Amazonie aux commandes du jet de la société. Il n'était bien sûr pas
question d'en parler à qui que ce soit, pas même à Sterling, car sa
famille et ses amis s'opposeraient violemment à ce projet. Ils lui
diraient que c'était un voyage trop long et trop fatigant pour une
personne de son âge, surtout si elle l'entreprenait seule.

91
Grâce à son excellente hygiène de vie, Kate se savait pourtant en
meilleure condition physique que bien des femmes de quarante ans.
Oui, elle irait en Amazonie ! Ce que les pionnières de l'aviation
avaient fait, Kate Winfield-Fortune pouvait aussi le faire !

92
11.

Contrairement à leurs pires prévisions, et inconscients des


manœuvres de la vieille dame, Caroline et Nick avaient fini par
s'accoutumer à l'idée de leur proximité forcée. Mieux, s'étant
soigneusement abstenus l'un et l'autre d'aborder les sujets sensibles,
ils en étaient même venus à éprouver un certain plaisir à se trouver
en compagnie l'un de l'autre. Tant et si bien qu'ils commençaient à
penser que leur semaine de vacances à Maplewood Lodge risquait
de passer bien vite, malgré le rythme lent et répétitif de leurs
journées. La température, en effet, était toujours glaciale et le ciel
bouché. Presque tous les matins en se levant, ils découvraient le
paysage environnant recouvert d'une nouvelle épaisseur de neige.
Des stalactites de glace pendaient des arbres et des toits, tandis
qu'une couche de verglas de plus en plus dense se formait sur les
chemins.
Il ne neigeait heureusement que la nuit, si bien que les jeunes
mariés pouvaient profiter du grand air et de la nature. Ils faisaient
de longues promenades en traîneau, dans le silence de la campagne
que seuls perçait le claquement des sabots des chevaux sur le sol
gelé, ou allaient marcher dans la forêt, ne revenant souvent qu'à la
nuit tombée.
En rentrant de ces équipées, ils se relayaient dans la salle de
bains, échangeaient leurs tenues mouillées contre des vêtements
secs, puis s'installaient devant la cheminée avec une tasse de
chocolat chaud. Ils faisaient ensuite alterner les parties de cartes et

93
d'échecs, écoutaient de la musique ou regardaient un film à la
télévision. Le reste du temps, ils parlaient.
Caroline n'avait encore jamais vécu avec un homme. Elle n'avait
même cohabité avec personne depuis l'époque de l'université, où
une autre étudiante partageait son appartement près du campus. Et
elle se rendait compte seulement maintenant combien la solitude lui
avait pesé. Il était si agréable d'avoir quelqu'un avec qui parler de
tout et de rien, du temps qu'il fait ou de sujets plus sérieux,
d'actualité ou de politique, ou bien encore des préférences de chacun
en matière de livres ou de films ! D'autant qu'ils avaient par ailleurs
un objectif commun pour les rapprocher.
—Viens vite, Caro ! s'était écrié Nick à plusieurs reprises tandis
qu'il regardait la télévision.
Elle s'était alors précipitée dans le séjour pour voir sa sœur Allie
lui sourire sur l'écran pendant qu'une voix off vantait les mérites
d'un fond de teint ou d'un mascara des laboratoires Fortune
Cosmetics. Bien que Caroline connût par cœur les films publicitaires
de l'entreprise familiale — ils étaient pour la plupart nés de son
imagination —, elle ne se lassait pas de les regarder, comme si elle
doutait toujours de leur réalité ou de ses propres compétences.
—Je me rappelle très bien quand nous avons lancé cette nouvelle
gamme de vernis à ongles, remarqua Nick, le dernier soir, devant
l'image d'Allie tendant une longue main fine à l'homme en smoking
qui la contemplait d'un air adorateur. C'est toi qui nous as
convaincus qu'il fallait choisir le coloris le plus audacieux, pour la
campagne de pub. Il faut dire que tu as parfaitement su le mettre en
valeur.
— C'est l'une de nos teintes de vernis et de rouge à lèvres qui se
vend le mieux, souligna Caroline.
Le compliment de Nick la remplissait d'une immense fierté et
flattait aussi son amour-propre, car il signifiait que ce n'était pas à
Allie ou à Kate, mais à elle qu'il pensait en voyant les spots de
Fortune Cosmetics.
— Vraiment ? observa Nick. Eh bien, j'ai le plaisir de t'annoncer
que l'idée d'une nouvelle ligne de rouges à lèvres, avec des textures
très différentes, est en train de germer dans mon cerveau. Je
commencerai à y travailler dès notre retour à Minneapolis, et je te
parie que nous battrons avec ça tous les records de vente. J'ai même
déjà un nom pour ce produit.

94
— Ah bon ? Et depuis quand les chimistes baptisent-ils leurs
créations ?
—Tu n'as pas envie de savoir comment je compte l'appeler ?
— Si, admit la jeune femme en souriant. Dis-moi toujours.
—« Baiser de Caroline » ! Car ce que j'ai en tête est à la fois doux,
épicé et très, très sensuel.
Nick, qui était assis par terre, tendit alors la main, attrapa la
cheville de Caroline et tira. Déséquilibrée,
la jeune femme vacilla et tomba sur les genoux de Nick, qui
l'avait saisie au vol pour ralentir sa chute. Il l'allongea ensuite sur le
sol et se pencha vers elle.
— Et il n'est pas question que le service du marketing refuse ce
nom, ajouta-t-il.
— Si tu t'imagines que ton mariage avec une Fortune te vaudra
des privilèges dans l'entreprise, tu te trompes ! dit Caroline.
Sa voix se voulait désinvolte, mais son cœur battait la chamade.
La bouche de Nick était à quelques centimètres de la sienne, et dans
les yeux de braise qui la fixaient couvait un feu dont elle sentait la
chaleur se répandre dans tout son corps.
— Je ne m'attends à aucun traitement de faveur au travail,
déclara Nick, mais...
Il ne termina pas sa phrase. Ses lèvres se posèrent sur celles de
Caroline, qui s'entrouvrirent d'elles- mêmes pour s'offrir à un baiser
d'abord doux et léger, puis de plus en plus fougueux.
Incapable de résister au plaisir qui l'envahissait, la jeune femme
laissa échapper un gémissement. Puis elle passa les bras autour du
cou de Nick et plongea les doigts dans ses épais cheveux noirs. Une
ardeur grandissante la possédait, que sa raison cherchait
désespérément à calmer, mais le combat était rude et incertain.
Pourquoi suffisait-il à Nick de l'embrasser pour qu'elle devienne
un jouet entre ses mains ? Il ne fallait pas, pourtant, qu'elle le laisse
faire... Cela ne la mènerait à rien : il avait affirmé ne voir dans le
désir qu'un simple phénomène physiologique, où les sentiments ne
jouaient aucun rôle, et ce n'était pas vrai pour elle. Nick ne l'attirait
pas juste physiquement: au cours de la semaine qu'ils venaient de
passer, elle avait bel et bien commencé à s'attacher à lui.
Plus d'une fois, en effet, elle s'était surprise à oublier qu'ils
n'étaient ensemble que contraints et forcés, que leur relation
actuelle était factice, que sa grand-mère et son père avaient dû payer

95
Nick pour le convaincre de l'épouser. Oui, tout cela n'était qu'un
marché, et il n'était pas question qu'elle l'oublie — et maintenant
moins que jamais, ajouta-t-elle intérieurement.
Les émotions n'étaient cependant pas comme de l'eau dont un
simple tour de robinet suffit à couper le flot, et encore moins celles
que lui procuraient les caresses enivrantes de cet homme. Dans ses
bras, elle avait l'impression d'être belle, unique, et c'était un
sentiment aussi étrange que merveilleux.
Hélas ! Lui ne voyait en elle qu'un simple objet sexuel et, en
cédant à ses avances, elle n'allait pas manquer de s'exposer à de
cruelles désillusions.
Le souvenir de sa douloureuse expérience avec Paul Andersen lui
revint à l'esprit, lui donnant la force de dominer son désir.
— Non..., murmura-t-elle quand les lèvres de Nick quittèrent les
siennes pour remonter le long de sa tempe. Arrête, je t'en prie...
— Pourquoi ? chuchota-t-il en lui mordillant l'oreille. Je suis ton
mari.
— Je... je sais, mais de nom seulement, et à titre tout à fait
temporaire. L'intimité dans laquelle nous vivons en ce moment te l'a
peut-être fait oublier, mais nous avons décidé de reprendre chacun
notre liberté dès que tes ennuis avec les services de l'immigration
seront terminés.
— Oui, tu as raison...
Nick poussa un grand soupir, se redressa et aida Caroline à se
relever. La vue de ses cheveux ébouriffés, de ses joues enflammées et
de la petite veine qui battait au creux de son cou gracile lui arracha
un second soupir. L'envie qu'il avait d'elle n'avait cessé de croître
depuis leur arrivée à Maplewood Lodge, et toutes les douches
froides du monde ne suffisaient pas à l'apaiser. Il ignorait même
comment il avait trouvé, à l'instant, la volonté nécessaire pour
rompre leur étreinte. Un dernier reste de sens moral, sans doute...
— Je suis désolé, Caro, déclara-t-il, je n'ai aucune excuse — si ce
n'est qu'il faudrait être aveugle pour ne pas te désirer, et que j'ai
malheureusement de bons yeux.
— C'est plutôt flatteur, observa la jeune femme avec un sourire un
peu tremblant. Maintenant, Nick, il est tard, alors je vais aller me
doucher, et j'irai ensuite directement me coucher.
— D'accord. Moi, je lirai en attendant mon tour, et peut-être
même après. J'ai du mal à m'endormir, dans ce canapé.

96
— Je t'ai pourtant proposé tous les soirs de t'y remplacer. La
logique voudrait qu'il revienne au plus petit de nous deux.
— Oui, mais nous n'avons pas la même logique. La mienne obéit à
des modes de pensée hérités d'une culture différente, pour
reprendre ton expression, et elle m'interdit d'obliger mon épouse à
dormir sur un canapé... Je n'ai plus qu'une nuit à y passer, de toute
façon.
Cette remarque rappela à Caroline que leurs vacances touchaient
à leur fin, et qu'ils devaient repartir le lendemain. A cette idée, un
profond abattement l'envahit. Pour la première fois de sa vie, la
perspective de retourner travailler ne lui disait rien. Elle avait envie
que ce séjour avec Nick à Maplewood Lodge durât beaucoup plus.
Mais c'était bien sûr impossible : sa grand-mère attachait trop
d'importance à la mise au point de leur nouvelle crème pour laisser
son meilleur chimiste et sa responsable marketing s'absenter trop
longtemps — même si c'était elle, au départ, qui leur avait accordé ce
congé.
Avec un soupir aussi malheureux que ceux de Nick tout à l'heure,
la jeune femme se dirigea vers la salle de bains. Vingt minutes plus
tard, elle se mettait au lit, la gorge étrangement nouée, comme si elle
était au bord des larmes.
Ces huit jours lui avaient apporté plus de joies qu'elle n'en avait
connu depuis des années, mais un regret lancinant en gâtait à
présent le souvenir : elle n'aurait pas dû empêcher Nick de lui faire
l'amour. Bien sûr, elle pouvait toujours continuer à se mentir et
tenter de se convaincre qu'elle avait eu raison de se refuser à lui.
Cela ne l'empêchait pas d'être, au fond d'elle-même, convaincue du
contraire.
Et tandis qu'elle glissait dans le sommeil, une pensée angoissante
lui traversa l'esprit : n'était-elle pas en train de tomber bêtement
amoureuse de son pseudo-mari ?

97
12.

Caroline se réveilla en sursaut et s'aperçut qu'elle claquait des


dents. La température de la chambre semblait être descendue en
dessous de zéro et, quand elle alluma la lampe de chevet, elle se
rendit compte que son souffle formait en effet de petits nuages de
condensation dans l'air glacé.
— N... Nick ! cria-t-elle, tremblant de froid et se frottant les bras
pour essayer de se réchauffer.
— Attends ! J'arrive.
Trente secondes plus tard, Nick entrait dans la pièce avec une
brassée de bûches, qu'il déposa devant la cheminée.
— Que se passe-t-il ? demanda Caroline.
— La chaudière s'est éteinte, répondit Nick. J'ai appelé la
réception, mais tous les agents d'entretien sont partis, à cette heure.
La panne ne pourra donc pas être réparée avant demain matin.
Puis, comme la jeune femme commençait de se lever, il
s'exclama:
— Non, reste couchée, ou tu vas attraper la mort ! Laisse-moi
faire, je m'occupe de tout.
Même si cela l'ennuyait de l'admettre, Caroline fut soulagée de ne
pas avoir à quitter le peu de chaleur qu'offrait le lit. Le fait d'être
mariée à un homme un peu machiste avait au moins un avantage :
dans une situation comme celle-ci, il prenait les choses en main.
Une fois le feu allumé, Nick ressortit, mais il revint peu de temps
après et tendit une tasse fumante à Caroline.
— C'est du chocolat ? s'enquit-elle.

98
— Non, un grog à ma façon : du thé additionné de cognac. Il n'y a
rien de tel pour se réchauffer. Cela prévient et soigne aussi les
rhumes. Ce n'est pas le moment de tomber malade, alors bois !
Tandis qu'elle avalait le liquide brûlant à petites gorgées, Nick
tisonna le feu et y rajouta une bûche. La température de la pièce
était déjà montée de plusieurs degrés, mais Caroline tremblait
toujours de froid. Soudain, avant qu'elle n'ait eu le temps de deviner
les intentions de Nick, il avait enlevé sa robe de chambre et se
glissait entre les draps.
— Que... que fais-tu ? balbutia-t-elle.
— J'applique le vieux principe d'échange de chaleur animale,
déclara-t-il. Tu as terminé ton grog ? Alors donne-moi la tasse et
renfonce-toi bien sous les couvertures.
Trop transie pour protester, la jeune femme obéit et laissa Nick
s'étendre près d'elle et l'enlacer étroitement. Puis il éteignit la lampe
de chevet, et seule la lueur dansante des flammes éclaira désormais
la pièce.
Le contact du corps de Nick contre le sien rendait Caroline
nerveuse, mais il lui fallait bien reconnaître que la méthode était
efficace : ses frissons cessèrent
rapidement, et elle finit même par se détendre. L'alcool ayant la
réputation d'avoir des vertus relaxantes, le grog devait y être pour
quelque chose, mais un intense sentiment de sécurité et de bien-être
la gagna peu à peu.
— Ça va mieux? demanda Nick d'une voix douce.
— Oui, beaucoup mieux.
— Alors tout est parfait.
Avait-il l'intention de dormir là? Caroline n'eut pas envie de le lui
demander. Elle était si bien, ainsi serrée contre lui ! Plus tard, elle
mettrait ce qui s'était passé sur le compte du cognac, mais sans
vraiment y croire, au fond. Toujours est-il que lorsque Nick, au bout
de quelques minutes, commença de la caresser, à travers le fin tissu
de la chemise de nuit, et de lui couvrir le visage de petits baisers, elle
n'eut pas un mot ou un geste de protestation. Elle savait pourtant
très bien où cela allait les mener, et il lui aurait été facile de le
repousser. Mais elle n'en fit rien.
Pas plus qu'elle ne chercha à savoir si les arguments qu'elle se
trouvait maintenant pour répondre aux avances de Nick n'étaient
pas en définitive aussi fallacieux que ceux qui l'avaient convaincue

99
de le repousser. De toute façon, Nick lui inspirait une profonde
attirance, se dit-elle, et, contraints comme ils l'étaient de vivre
ensemble, il n'était guère probable qu'elle puisse longtemps lui
résister. Combien de temps parviendrait-elle à refouler son désir ?
Une semaine ? Un mois ?
Elle l'ignorait, mais une chose pour elle, désormais, était sûre :
elle succomberait tôt ou tard à la tentation, et que ce moment soit
proche ou lointain importait peu, c'était son caractère inéluctable
qui comptait. Alors pourquoi ne pas céder maintenant ? Avec un peu
de chance, elle serait ensuite libérée de l'emprise de Nick.
L'idée lui vint que le contraire pouvait aussi bien se produire,
qu'une nuit dans les bras de son mari lui donnerait peut-être envie
d'en passer d'autres et renforcerait ses sentiments pour lui, mais elle
refusa de s'y arrêter.
L'aurait-elle pu d'ailleurs? Déjà, avant que la bouche et les mains
de Nick ne commencent de la caresser, elle s'était mise à avoir une
conscience de plus en plus aiguë du contact de la poitrine nue de
Nick contre sa paume, du battement accordé de leurs deux cœurs,
du fait que son mari n'avait pas plus envie de dormir qu'elle, et qu'il
était tout aussi tendu et excité.
Alors, quand les lèvres de Nick s'emparèrent des siennes, elle
renonça à réfléchir et s'offrit à son baiser sensuel. Ses lèvres aussitôt
s'ouvrirent pour accueillir la caresse de sa langue, ses jambes
d'instinct s'écartèrent sous la pression de son genou. Si bien que,
déjà conquise, elle ne protesta pas lorsqu'il la mit doucement sur le
dos et releva le bas de sa chemise de nuit afin d'explorer les trésors
qu'elle lui dissimulait.
Elle gémit de plaisir tandis qu'il effleurait sa chair d'une main
indiscrète, l'aguichant de mille caresses sans jamais s'attarder nulle
part, mettant tous ses sens en émoi et faisant monter sa fièvre à
chaque attouchement.
Ses petits cris parurent augmenter l'ardeur de
Nick : plus pressant, tout à coup, il s'allongea sur elle et fit glisser
les bretelles de sa chemise de nuit, découvrant ses seins ronds et
fermes. Avec fièvre, il posa la bouche sur sa peau nue, descendit le
long de sa gorge avant de refermer les lèvres sur la pointe dressée
d'un mamelon qu'il mordilla avidement. Aussitôt, Caroline se
cambra, comme électrisée, et des ondes de volupté de plus en plus
puissantes la submergèrent pendant que Nick attisait le feu de sa

100
passion par de langoureux mouvements de langue. Les lèvres de
Nick remontèrent ensuite vers les siennes et les recouvrirent pour
un baiser fougueux qui la précipita dans un tel tourbillon de
sensations qu'elle ne sut bientôt plus ce qu'elle souhaitait le plus :
que Nick assouvisse le désir lancinant qu'elle avait de le sentir en
elle, ou qu'il continue de lui infliger cette délicieuse torture.
Mais il ne fit ni l'un ni l'autre. Se soulevant soudain sur un coude,
il plongea son regard dans le sien et observa :
— Tu es bien silencieuse... Tu veux que je m'arrête ? Si c'est le cas,
mieux vaut me le dire tout de suite, sinon je risque d'oublier que j'ai
des principes, et de me rappeler seulement que tu es ma femme...
Alors, que décides-tu ?
— Non, ne t'arrête pas, répondit Caroline.
Etait-ce vraiment sa voix qui résonnait ainsi,
rauque et presque suppliante ? se demanda-t-elle, surprise. Et
pourquoi n'avait-elle pas saisi la chance que Nick lui avait donnée de
mettre un terme à cette folie ?
Quoi qu'il en soit, elle ne songea pas un instant à changer d'avis
et laissa Nick finir de la déshabiller.
Il ôta ensuite son pyjama, et Caroline fut un instant désemparée
en découvrant sa nudité. Elle ne détourna cependant pas les yeux,
notant au contraire qu'il avait un corps magnifique, aussi vigoureux
et musclé qu'elle l'avait imaginé.
Nick la reprit dans ses bras et lui chuchota à l'oreille :
— Oh ! chérie, si tu savais comme j'ai envie de toi... Cette semaine
a été un enfer : je me demandais comment j'allais supporter d'être
ton mari sans que jamais tu m'appartiennes... Mais tu es sûre, toi, de
le vouloir ?
— Oui, murmura-t-elle.
— Tu ne regretteras rien, demain matin ?
—Si, sans doute, mais ça n'a pas d'importance. Fais-moi l'amour,
Nick, je t'en prie !
— Toute la nuit si tu le souhaites... Ecarte les jambes... Oui,
comme ça... Tu es si belle, si douce...
La main de Nick se posa sur le sexe de la jeune femme et se mit à
le caresser avec une insupportable lenteur. La tension qui habitait
Caroline devint alors si forte qu'elle se mit à gémir et s'agrippa avec
fièvre aux épaules de son compagnon, l'invitant tacitement à la
prendre.

101
Mais Nick ne semblait pas pressé de répondre à son attente. Ses
doigts se glissèrent en elle, explorant son intimité la plus secrète,
tandis que ses lèvres allaient et venaient du lobe d'une oreille à la
rondeur d'un sein, allumant mille volcans sur leur passage, jusqu'à
ce qu'elle ne soit plus qu'un corps pantelant et ivre de désir entre ses
bras.
Lorsque le spasme du plaisir la secoua, elle se pressa avec fièvre
contre Nick. C'était apparemment
le moment que celui-ci attendait, car aussitôt il se redressa et la
pénétra, d'une poussée puissante et profonde qui leur arracha un
même gémissement de volupté. Un sourire ensorcelant sur les
lèvres, il resta un moment immobile, comme pour mieux la laisser
savourer cet instant de pur bonheur. Ensuite, les yeux dans les siens,
il commença de bouger en elle sur un rythme de plus en plus rapide,
l'entraînant inexorablement vers l'orgasme qu'elle sentit bientôt
exploser en un déferlement de sensations.
Un instant encore, il attendit, soucieux sans doute de s'assurer
qu'il venait bien de la mener au sommet de la jouissance. Puis,
cédant enfin à l'urgence brutale du désir qui le tenaillait, il la saisit
fermement par les hanches et s'abandonna sans frein à la recherche
de son propre plaisir, avant de s'affaisser sur elle, baigné de sueur et
la poitrine haletante.
Envahie alors par un merveilleux sentiment de plénitude, la
jeune femme lui caressa doucement les cheveux. Il tremblait encore,
et ce fut d'une voix entrecoupée qu'il demanda soudain :
— Il ne faisait pas froid, tout à l'heure, dans cette pièce ?
— Si, déclara Caroline en souriant malgré l'émotion qui
l'étreignait, mais c'était avant que tu ne t'emploies à la réchauffer.
— Si je m'étais douté de ce qui se passerait alors, j'aurais éteint la
chaudière dès la première nuit ! observa Nick en roulant sur le côté,
puis en attirant de nouveau Caroline dans ses bras. En tout cas, plus
question d'annuler notre mariage maintenant. Tu es bel et bien
ficelée à moi, désormais.
Ces propos laissèrent la jeune femme perplexe.
Qu'entendait-il par là ? Qu'ils étaient réellement devenus mari et
femme ? N'osant pas lui poser la question, de crainte sans doute de
découvrir qu'il plaisantait, elle choisit de répondre par une boutade
et remarqua :

102
— Je suis surtout soulagée de savoir que j'ai quelqu'un pour me
tenir chaud l'hiver.
— Compte sur moi ! s'écria Nick.
Il la serra ensuite plus fort contre lui, et ils restèrent longtemps
enlacés, dans un silence complice que seul rompait de temps en
temps le craquement d'une bûche.
Quand le feu commença de s'éteindre, Nick se leva pour remettre
du bois dans le foyer. Une fois recouché, il entreprit de réchauffer
Caroline d'une autre façon, et y parvint si bien qu'un véritable
incendie ne tarda pas à l'enflammer tout entière.

103
13.

En se réveillant le lendemain matin, Caroline crut avoir


seulement rêvé que Nick avait passé une bonne partie de la nuit à lui
faire passionnément l'amour. Elle était seule dans le lit et aucun feu
ne brûlait dans la cheminée.
Et puis, au bout d'un moment, elle s'aperçut que sa chemise de
nuit était par terre et qu'un tas de cendres froides remplissait l'âtre.
Elle comprit alors qu'il ne s'agissait pas d'un rêve : ce qui devait
rester un mariage blanc avait bel et bien été consommé.
Nick, lui, en revanche, s'était sûrement levé tôt : l'empreinte de sa
tête sur l'oreiller, de son côté du lit, avait déjà disparu. Et
bizarrement, la porte de la chambre était fermée.
Cette dernière constatation inquiéta Caroline car, toutes les nuits
précédentes, elle avait laissé la porte ouverte pour que Nick puisse
aller si nécessaire dans la salle de bains sans la réveiller.
Les pensées les plus folles se mirent à tourbillonner dans son
esprit. Et si Nick, après l'avoir séduite afin de rendre leur union
impossible à annuler, était reparti seul à Minneapolis ? Car si elle
voulait rompre avec lui, maintenant, il n'y avait plus d'autre solution
que le divorce, et il voyait peut-être là un moyen de gagner beaucoup
d'argent : le contrat qui plaçait leur mariage sous le régime de la
séparation de biens n'était en effet pas encore prêt au moment de
leur départ pour le Canada. Nick avait promis de le signer, mais en
avait-il vraiment eu l'intention, en fait ?
Une terrible détresse étreignit le cœur de Caroline. Si ses
soupçons se vérifiaient, alors Nick était pire encore que Paul

104
Andersen, et elle avait de nouveau fait preuve d'une absence totale
de jugement. Elle avait du mal à le croire, mais comment expliquer
autrement que Nick l'ait laissée seule après leur nuit d'amour, et
qu'il ait refermé la porte de la chambre derrière lui ? Comment ne
pas voir dans cette précaution la volonté de s'esquiver sans qu'elle
l'entende ?
Une fois de plus, elle avait trop vite accordé sa confiance. Et elle
s'était donnée à Nick sans penser le moins du monde aux
conséquences. Si seulement elle n'avait pas bu ce grog !
songea-t-elle, désespérée. A présent, sa grand-mère allait être
furieuse, et son père ne manquerait pas de lui rappeler les doutes
qu'il avait exprimés sur l'intégrité de Nick à l'annonce de leur
mariage précipité.
Un peu tremblante, Caroline se leva et se rendit dans la salle de
bains. Une onde de soulagement l'envahit en constatant que les
affaires de toilette de Nick étaient toujours sur la tablette du lavabo :
il ne serait sûrement pas parti sans les emporter.
Puis elle aperçut son reflet dans le miroir et sursauta : était-ce
vraiment elle, cette femme aux cheveux emmêlés, aux yeux cernés, à
la peau couverte de petites marques bien reconnaissables — celles
que laissent les fougueux baisers d'un homme ?
Ce rappel de la façon dont Nick l'avait embrassée et caressée, la
nuit précédente, lui fît monter le rouge aux joues.
Par manque de confiance en elle et en son pouvoir de séduction,
Caroline ne s'était jamais livrée à un homme avec autant d'abandon.
Pourtant, elle se demandait à présent si elle n'avait pas quand même
déçu Nick. Car s'il n'était pas parti, du moins ne s'était-il pas attardé
au lit pour attendre son réveil et lui faire de nouveau l'amour...
Les insultes que lui avait criées Paul le soir où elle l'avait chassé
de son appartement lui revinrent à la mémoire ; il l'avait notamment
accusée d'être frigide et incapable de donner du plaisir à un homme.
Elle avait tenté de mettre ces paroles blessantes sur le compte de
l'ivresse et d'un vil désir de vengeance, mais l'attitude de Nick
semblait confirmer les reproches de Paul. Pour quelle autre raison,
sinon, aurait-il fui si vite le lit conjugal ?
Au bord des larmes, la jeune femme entra dans la cabine de
douche et tourna les robinets. Ses tristes réflexions l'absorbaient
tellement que, s'ajoutant au bruit de l'eau, elles l'empêchèrent
d'entendre Nick arriver. Aussi fut-ce seulement quand il ouvrit la

105
porte coulissante de la cabine et se glissa près d'elle qu'elle réalisa sa
présence. Une présence aussi envahissante que troublante. Car il
était nu.
— Nick ! s'écria-t-elle, interdite. Que... que veux- tu ?
— Prendre une douche avec ma femme, répondit-il en souriant.
Désolé de t'avoir laissée seule aussi longtemps, mais les deux
techniciens envoyés pour réparer la chaudière étaient aussi empotés
l'un que l'autre : ils ont mis un temps fou à trouver la cause de la
panne. En plus, l'un devait être un peu sourd, car il parlait très fort,
et j'ai même surpris l'autre en train de te regarder dormir. J'ai failli
l'assommer — et je l'aurais fait si tu n'avais pas été bien enfouie sous
les couvertures.
—C'est... c'est pour ça que tu t'es levé tôt et que tu as fermé la
porte de la chambre ? bredouilla Caroline.
— Evidemment ! déclara Nick en lui lançant un coup d'œil
intrigué. Pourquoi cette question? Qu'es-tu allée imaginer ?
— Je... j'ai eu peur de t'avoir déçu. J'ai pensé que tu m'avais
peut-être trouvée frigide, ou... ou pas à la hauteur.
Nick jura en russe, puis souleva le menton de la jeune femme
pour la forcer à le regarder dans les yeux.
—Qui t'a mis dans la tête des idées pareilles ? demanda-t-il. Ce
crétin d'Andersen, j'imagine ?
—Oui.
— Quel ignoble individu ! Je lui donnerais volontiers la leçon qu'il
mérite ! A présent, Caro, écoute- moi : il n'y a pas de femmes
frigides, juste des hommes égoïstes et maladroits — ce que je me
flatte de ne pas être. La nuit dernière a été merveilleuse pour moi, et
je pensais qu'elle l'avait également été pour toi.
— Elle l'a été.
— Et tu doutes encore ? Très bien, je vois ce qui
me reste à faire. Que dirais-tu de reprendre les choses là où nous
les avons laissées ?
Joignant alors le geste à la parole, Nick enlaça Caroline et
entreprit de lui prouver qu'elle n'était pas plus frigide que lui égoïste
et maladroit.

Après leur retour à Minneapolis, les jeunes mariés passèrent la


fin de la journée à transporter dans la maison de Nick une partie des

106
vêtements et des bibelots préférés de Caroline. Ce fut, du reste, à
cette occasion qu'éclata leur première dispute, car la jeune femme
insista pour qu'ils fissent chambre à part.
— Je ne comprends pas ! s'écria Nick. Nous formons maintenant
un vrai couple, non ?
Il avait l'air perplexe, et... blessé. Sans doute son ego souffrait-il
de ce refus de partager son lit, songea Caroline.
— Pourquoi ? répliqua-t-elle sèchement. Parce que ton grog m'a
brouillé l'esprit pendant quelques heures ? Non, excuse-moi, je suis
injuste, reprit-elle avec plus de douceur. Je savais très bien ce que je
faisais, mais avec tout ce qui est arrivé, et si vite, je... je ne sais plus
trop où j'en suis. J'ai besoin de temps et de recul pour essayer de
mettre de l'ordre dans mes idées. Je sais bien que pour toi tout cela
n'a pas grande importance, mais pour moi si. Car je ne veux pas
d'une relation fondée sur le seul plaisir physique. Tu me diras qu'il
est un peu tard pour y penser. C'est vrai. Je reconnais que j'ai agi de
façon idiote — et irresponsable en plus !
— Comment cela, irresponsable ?
Caroline hésita à répondre : elle n'avait pas l'habitude d'aborder
des sujets aussi intimes avec un homme. Il fallait cependant que
Nick connaisse la vérité, et elle finit par expliquer :
— Tu... tu n'as pas utilisé de préservatif, sans doute parce que tu
me croyais sous contraception, mais... mais ce n'est pas le cas.
— Veux-tu dire que tu pourrais être enceinte ?
— Oui. Aussi invraisemblable que cela soit, je n'ai absolument pas
pensé à ce détail. C'est fou, je sais, car ce serait une véritable
catastrophe, mais c'est ainsi.
Un long silence suivit cette déclaration, puis Nick, les mâchoires
serrées, observa d'une voix lente :
— Moi aussi j'aurais dû faire attention. Je suis désolé, j'ai agi en
dépit du bon sens.
— Rien n'est sûr, heureusement. En tout cas, pour ma part, j'ai eu
ma dose de folie. C'est pourquoi je préférerais que nous revenions à
nos relations initiales.
— Tu crois vraiment que c'est possible ?
— C'est ce que je souhaite, en tout cas, affirma Caroline en se
détournant pour que Nick ne voie pas ses yeux remplis de larmes.
Car il comprendrait qu'elle mentait. Que contrairement à ce
qu'elle prétendait, elle n'avait pas du tout envie de se montrer

107
raisonnable. Qu'elle rêvait, au contraire, de passer toutes ses nuits
dans ses bras. Qu'elle se sentait, pour lui, prête à toutes les folies, y
compris à devenir sa femme pour de bon et à faire plein d'enfants
avec lui. Mais encore fallait-il que Nick le lui demande, ce qu'il ne
semblait guère prêt à faire pour le moment.
Et qu'il ne fit d'ailleurs pas.
Au lieu de cela, en effet, il se contenta de monter l'escalier avec
les valises, pour aller porter les bagages dans la chambre la plus
éloignée de la sienne.

Allongé sur son lit, Nick fixait le plafond sans le voir. Il était
d'humeur morose. Depuis le matin, il ne pensait qu'à une chose :
faire de nouveau l'amour avec Caroline. Il en avait le droit, bon sang
! Ils étaient mariés ! Et ils étaient amants, qu'elle le veuille ou non.
Comment osait-elle nier cela après ce qu'ils avaient partagé ?
Peut-être le retour à Minneapolis l'avait-il brusquement ramenée
à la réalité. Elle avait alors commencé à avoir des regrets, à songer
qu'un Nick Valkov n'était pas assez bien pour elle — ou, plus
vraisemblablement, pour sa famille. Qu'était-il d'autre, après tout,
qu'un mari temporaire, acheté par les Fortune afin d'éviter à leur
meilleur chimiste une expulsion qui aurait sonné le glas des espoirs
de Kate ?
Si ce mariage n'avait pas été le seul moyen de voir s'achever le
développement de Divine, Caroline n'y aurait jamais consenti, Nick
en était certain. Il l'avait toujours su, au fond, et cela aurait dû le
laisser aussi indifférent qu'au début, mais voilà... Comme un idiot, il
était entre-temps tombé amoureux.
Caroline possédait toutes les qualités qu'il avait toujours
recherchées chez une femme : belle, intelligente, elle était également
cultivée et brillante, mais sans cette dureté qui caractérisait tant de
femmes soucieuses de leur réussite professionnelle. Il y avait au
contraire en elle une douceur, une timidité qui la rendaient
infiniment attachante. Mieux Nick la connaissait, plus il en était
convaincu : sous son apparente froideur, Caroline cachait une
extrême sensibilité.
L'espace de quelques heures, elle s'était dépouillée pour lui de sa
carapace, allant jusqu'à lui laisser croire qu'elle lui appartenait, mais
la prudence l'avait ensuite décidée à battre en retraite.

108
Il pouvait cependant la reconquérir, se dit Nick, à condition
d'agir avec finesse et patience. Et il le ferait, parce qu'il ne voulait
pas la perdre.
Non, quoi qu'elle en pense, et même si le ministère de l'Intérieur
avait d'ores et déjà renoncé à le renvoyer en Russie, leur mariage ne
se terminerait pas par un divorce.

109
14.

Les services de l'immigration se rappelèrent cependant au bon


souvenir de Nick dès le lendemain : deux de leurs employés
l'attendaient dans son bureau quand il y entra, le lundi matin, après
une longue discussion avec Otto Mueller sur l'état des recherches.
Les fonctionnaires s'étaient installés dans les fauteuils les plus
confortables de la pièce, mais ils se levèrent à l'arrivée de Nick et lui
montrèrent leurs cartes officielles.
— Je suis Lyndon Howard, dit le plus âgé des deux, et voici mon
collègue, Brody Sheffield. Nous aimerions vous parler, si cela ne
vous dérange pas.
— Mais non, répondit Nick. Rasseyez-vous, je vous en prie !
Les deux hommes obéirent. Quand Nick eut pris place derrière sa
table, Howard toussota, puis sortit de la poche intérieure de sa veste
une paire de lunettes et une feuille pliée en quatre.
— Nous vous avons adressé une copie de cette lettre il y a une
dizaine de jours, monsieur Valkov, déclara-t-il après avoir perché les
lunettes au bout de son nez et déplié le papier. Elle vous demandait
de vous présenter à nos bureaux dans les plus brefs délais pour nous
remettre votre carte de séjour avant d'être soumis à une procédure
d'expulsion. L'avez- vous bien reçue ?
— Oui.
— Puis-je vous demander pourquoi vous n'avez pas suivi nos
instructions ?

110
— Parce que j'étais alors sur le point de me marier à une
citoyenne américaine, expliqua Nick d'un ton affable, et que, d'après
mon avocat, cela me donne automatiquement le droit de vivre aux
Etats-Unis.
— Ce n'est pas tout à fait vrai, monsieur Valkov, et je pense que
votre avocat n'a pas manqué de vous le préciser. En effet, si nous
avons des raisons de croire que votre mariage est un simple
subterfuge pour éviter l'expulsion, nous pouvons l'invalider et vous
obliger à retourner en Russie.
— Oui, je suis au courant. Sachez toutefois que mon épouse et moi
sortions ensemble depuis plusieurs mois déjà et avions prévu de
nous marier au printemps, le temps d'organiser la grande réception
qui devait marquer l'événement. Votre lettre a cependant bouleversé
nos plans : elle a fait peur à ma femme, et nous avons décidé de nous
contenter dans l'immédiat d'un simple mariage civil.
— Vraiment ? susurra Howard, l'air sceptique. Votre histoire
sonne juste, mais vous nous permettrez quand même de la vérifier ?
— Bien sûr ! Vous voulez que je demande à ma femme de venir
nous rejoindre ?
— Excellente idée !
Nick décrocha le téléphone et composa le numéro du poste de
Caroline.
— Chérie? C'est moi. Tu as un moment de libre ? Parce que j'ai
dans mon bureau deux agents de l'immigration qui aimeraient te
parler, alors si tu pouvais venir... Parfait ! A tout de suite !
Après avoir coupé la communication, il se tourna vers Howard et
lui annonça :
— Elle arrive.
— Très bien. Cela vous ennuie de répondre à quelques questions,
en attendant?
— Absolument pas.
Howard ordonna à son collègue de prendre des notes, puis il dit à
Nick :
— Comment avez-vous fait la connaissance de votre femme,
monsieur Valkov ?
— Par le travail. Elle est responsable marketing des laboratoires
Fortune Cosmetics, et nous sommes tombés l'un sur l'autre, au sens
quasi littéral du terme, un jour où nous courions tous les deux à une

111
réunion. Elle m'a immédiatement séduit — vous comprendrez
pourquoi en la voyant — et je l'ai invitée à dîner chez moi un soir.
— Elle a accepté ?
— Oui. Je l'ai emmenée dans la maison des environs de
Minneapolis où j'habite, et j'ai préparé un repas simple, composé de
bœuf Strogonoff et de salade. Nous avons ensuite discuté au coin du
feu en écoutant de la musique — une œuvre de Tchaïkovski, si mes
souvenirs sont bons.
— Quand était-ce exactement ?
— J'avoue que je ne me rappelle pas la date exacte, mais cela
remonte à plusieurs mois.
— Et après, vous vous êtes revus ?
— Souvent, oui.
— Quand avez-vous décidé de vous marier ?
—Peu de temps avant l'arrivée de votre lettre... Ah ! te voilà,
chérie !
Nick se leva et contourna son bureau pour aller à la rencontre de
sa femme, qu'il prit dans ses bras avant de lui effleurer la bouche
d'un baiser.
— Je te présente M. Howard et M. Sheffield, des services de
l'immigration, déclara-t-il. Messieurs, voici mon épouse, Caroline
Fortune-Valkov.
— Fortune ! s'exclama Sheffield en jetant à son collègue un regard
où se lisait la crainte de futurs ennuis prévisibles.
— Mais oui, indiqua froidement Caroline. Je suis la petite-fille de
Kate Fortune et, comme Nick a déjà dû vous le dire, la
sous-directrice du marketing de l'entreprise familiale.
Il n'était pas dans ses habitudes de chercher à impressionner les
gens avec son nom et sa position sociale mais, compte tenu des
circonstances, elle jugeait utile de le faire. En épousant Nick pour lui
éviter l'expulsion, elle s'était rendue coupable d'un délit qui pouvait
lui valoir une condamnation.
— Vous êtes sûrement très occupée, madame Valkov, observa
Howard, et je suis désolé de vous importuner, mais je suis dans
l'obligation de vous poser quelques questions. Si vous voulez bien
vous asseoir...
La jeune femme alla s'installer dans le siège le plus proche de
celui de Nick. Bien qu'ils aient répété cette scène plusieurs fois, son

112
cœur battait à grands coups dans sa poitrine. Car elle n'avait plus
droit à l'erreur.
Si seulement elle portait les lunettes qui lui per-
mettaient autrefois de dissimuler une bonne partie de son visage
et de ses émotions ! pensa Caroline. Mais Nick les avait cassées...
Elle regrettait aussi d'avoir les cheveux dénoués et de s'être soumise
à la volonté de son mari, qui avait refusé de la laisser se rendre ce
matin au travail habillée de l'un de ses habituels tailleurs gris. Il lui
avait choisi à la place un ensemble de couleur vive que sa sœur Allie
l'avait un jour persuadée d'acheter, et qu'elle étrennait aujourd'hui.
L'interrogatoire se passa pourtant bien. Aucune des questions de
Howard ne la prit de court et, à en juger par l'air satisfait de Nick, il
s'était vu poser les mêmes et avait donné des réponses identiques.
Au bout d'un moment, un silence s'installa dans la pièce, que
Howard, manifestement embarrassé, finit par rompre.
— A présent, madame Valkov, vous voudrez bien m'excuser, mais
il y a une question de nature plus... intime que je dois vous poser.
Deux personnes qui s'épousent dans le seul but d'éviter l'expulsion à
l'une d'elles se mettent généralement d'accord pour que ce soit un
mariage blanc, afin d'en rendre l'annulation plus simple et plus
rapide par la suite... J'aimerais donc savoir si le vôtre a été
consommé ?
Les joues de Caroline s'empourprèrent. Trop gênée pour parler,
elle se contenta de hocher affirmativement la tête. L'idée lui vint
soudain que cette information allait peut-être arriver aux oreilles de
sa grand-mère, et les battements de son cœur s'accélérèrent de
nouveau.
— En fait, nous rentrons à peine de notre voyage de noces,
annonça Nick en souriant aimablement à Howard. Nous avons
passé une semaine à Maplewood Lodge, un motel situé juste de
l'autre côté de la frontière canadienne. Je peux vous en donner
l'adresse et le numéro de téléphone, si vous souhaitez vérifier. Je
suis sûr que les employés se souviendront de nous. Nous occupions
le bungalow nuptial, dont le chauffage est tombé en panne la
dernière nuit de notre séjour.
— Ces renseignements nous seront en effet utiles, et je vous
remercie de votre coopération, déclara Howard en se mettant
debout. Je pense cependant que notre enquête confirmera vos dires.

113
Si nous avons besoin d'autres informations, nous reprendrons
contact avec vous.
— Vous savez où nous trouver, conclut Nick avant de lui tendre un
papier sur lequel il avait inscrit les coordonnées de Maplewood
Lodge. Ah ! une dernière chose avant que vous ne partiez... J'ignore
où vous êtes allés chercher l'idée que j'étais un ancien agent du
K.G.B., mais je tiens à vous préciser que je suis chimiste, et que je
n'ai jamais rien été d'autre. Alors, je vous en prie, réfléchissez ! Si
j'étais vraiment un espion, aurais-je choisi de travailler pour un
fabricant de cosmétiques ? Vous croyez vraiment que je cache des
émetteurs dans des tubes de rouge à lèvres et des caméras
miniatures dans des poudriers ? Que je communique avec Moscou
grâce à une radio cachée dans ma chaussure, et que j'appelle ma
femme « camarade », pendant que vous y êtes ? Parce que, dans ce
cas, je ne vois qu'une explication : vous aimez trop les films de
James Bond.
Sheffield éclata de rire, mais le regard sévère que lui lança alors
son collègue le fit cesser immédiatement.
— Je ne trouve pas qu'il y ait là matière à plaisanter, monsieur
Valkov, observa Howard d'un air digne. Les Américains prennent
très au sérieux tout ce qui touche à leur sécurité, figurez-vous ! Au
revoir !
Quand les deux agents de l'immigration eurent quitté la pièce,
Caroline se leva, s'approcha de Nick et lui posa la main sur l'épaule.
— Tu penses qu'ils nous ont crus ? demanda-t-elle, le visage
anxieux.
— Je n'en sais rien, mais, quoi qu'il en soit, ils vont avoir
beaucoup de mal à prouver que nous avons menti, et ils en sont bien
conscients. Tu as eu raison, en plus, de leur dire que tu étais une
Fortune. Ta famille a suffisamment de prestige et d'influence,
surtout ici, à Minneapolis, pour que des petits fonctionnaires
hésitent à harceler l'un de ses membres. A mon avis, ils vont
marcher sur des œufs. Merci de ton aide, Caro chérie...
Nick saisit Caroline par la taille, l'assit sur ses genoux et posa les
lèvres sur les siennes. Elle reconnut aussitôt l'odeur de café noir et
de cigarette blonde, de savon et d'after-shave qui resterait sans
doute toujours associée à lui dans son esprit, et qu'il lui suffisait
maintenant de respirer pour que son cœur s'accélère.

114
Le baiser de Nick se fit plus ardent, et Caroline faillit se laisser
submerger par le désir. Un instant, elle caressa l'idée de
s'abandonner aux mains de son époux. Ce serait si simple, si
délicieux ! Il irait fermer à clé la porte du bureau, puis il l'allongerait
sur la table ou par terre, sur l'épaisse moquette... Elle brûlait de
connaître encore avec lui ce plaisir qu'il semblait être le seul à
pouvoir lui donner. Qu'est-ce qui l'en empêchait? C'était son mari,
après tout... Son mari, oui, mais pour combien de temps ?
— Non, murmura-t-elle. Il... il faut que je retourne travailler, et
toi aussi. Cet intermède avec les agents de l'immigration a déjà
bouleversé mon planning : j'ai dû dire à ma secrétaire d'annuler un
de mes rendez-vous et de changer l'heure d'un autre. Et tu ne
trouves pas, en plus, que les gens cancanent déjà assez comme ça à
notre sujet ?
—Laisse-les cancaner, si ça leur fait plaisir. Et puis, nous avons
tout fait pour ça, non ?
En leur absence, les langues étaient en effet allées bon train à
Fortune Cosmetics. Ils avaient pu le constater dès leur arrivée, le
matin : toutes les personnes qu'ils croisaient — que ce soit dans le
parking souterrain, l'ascenseur, ou les couloirs —, leur jetaient des
regards inquisiteurs, les plus audacieuses se risquant même à leur
demander si la rumeur était fondée, s'ils s'étaient réellement mariés.
Obéissant aux instructions, ils n'avaient pas donné de réponse,
mais contrairement à Nick, qui excellait à éluder les questions d'une
boutade, Caroline s'était murée dans un silence contraint, à la fois
irritée et gênée d'être de nouveau le centre des conversations dans
l'entreprise.
— Ah ! j'ai failli oublier..., déclara-t-elle avant de franchir la porte.
Grand-mère nous attend dans son bureau à midi pour un déjeuner
informel. Il faudra lui parler de la visite des agents de l'immigration,
tu ne crois pas ?
— Bien sûr. Notre histoire semble les avoir convaincus, mais on
ne sait jamais : ils peuvent très bien revenir.
— J'espère que non ! Une séance d'interrogatoire m'a largement
suffi ! A plus tard !
La jeune femme sortit du bureau, commença à remonter le
couloir, et, bien que Nick ne se fût pas levé pour la raccompagner,
elle eut l'étrange impression qu'il la suivait des yeux.
Non, elle ne se retournerait pas..., se dit Caroline. Non, elle ne...

115
Il était nonchalamment appuyé au montant de la porte, les mains
dans les poches, avec, au fond des prunelles, une lueur qui ne
laissait aucun doute sur les sentiments que lui inspirait la silhouette
de son épouse en train de s'éloigner.
Leurs regards se croisèrent, et Nick sourit malicieusement à la
jeune femme avant de lui crier en russe quelque chose qu'elle ne
comprit évidemment pas, mais qui ne devait pas être très
convenable.
Dieu merci, il n'y avait qu'eux dans le couloir, et personne dans le
service, à part Nick, ne parlait russe — du moins Caroline
l'espérait-elle.

116
15.

Le temps passant, la vie de Nick et de Caroline ne tarda pas à


s'organiser selon un schéma invariable. Ils se levaient tôt le matin,
préparaient à tour de rôle le petit déjeuner qu'ils prenaient ensuite
sans se presser, en lisant le journal ou en regardant les informations
à la télévision. Ils partaient ensuite travailler dans la Mercedes de
Nick qui disait trouver stupide d'utiliser deux voitures pour aller au
même endroit. Et quand Caroline avait fini par protester contre ce
qu'elle considérait comme une atteinte à son indépendance, Nick lui
avait expliqué qu'en fait, il ne voulait pas la savoir seule sur les
routes verglacées, surtout la nuit. Touchée par cette sollicitude, elle
avait cédé.
Les jours où le travail obligeait l'un ou l'autre, ou les deux, à
rester tard au bureau, ils allaient dormir dans l'ancien appartement
de Caroline. Nick y avait à présent apporté une partie de ses
vêtements et des affaires de toilette.
Les autres soirs, ils regagnaient la maison au bord du lac, où la
jeune femme se sentait maintenant comme chez elle, d'autant qu'au
fil des semaines,
elle l'avait marquée de son empreinte par de menus changements
de décoration.
Après le dîner, ils écoutaient le plus souvent de la musique ou se
lisaient à haute voix des passages de leurs livres préférés. A son
grand étonnement, Caroline avait découvert que Nick aimait,
comme elle, les classiques et la poésie.

117
— Pourquoi cela te surprend-il ? lui demanda-t-il le jour où elle fit
une remarque à ce sujet.
— Parce que les classiques ne sont plus guère appréciés dans
notre pays, aujourd'hui, et que la poésie est un genre encore plus
délaissé. Surtout par les hommes.
— Eh bien les hommes ne savent pas ce qu'ils perdent. Car l'idée
la plus banale peut devenir carrément sublime sous la plume d'un
grand poète... Que veux-tu que nous lisions ce soir? Du Wordsworth
? Du Tennyson ?
— Oh oui, du Tennyson, s'il te plaît ! Tu avais commencé la
première partie des Idylles du roi.
Et Nick se mit à lire, de sa voix grave et chaude, tandis qu'elle
fixait le feu, dans la cheminée, et se laissait transporter dans un
autre lieu, une autre époque.
Au bureau, ils continuaient de travailler sur Divine : Caroline
mettait la dernière main à la campagne de lancement du produit, et
Nick poursuivait ses recherches avec Otto Mueller. Il n'était pas rare
qu'ils restent le soir bien après le départ des autres employés, et
Nick apportait alors dans le bureau de son épouse un repas italien
ou chinois commandé par téléphone. Ils le mangeaient sur place,
puis chacun retournait à ses occupations.
La jeune femme n'avait jamais été aussi heureuse de toute sa vie
— ni aussi désespérée. Car malgré ses bonnes résolutions et ses
efforts pour garder ses distances avec Nick, il lui devenait de plus en
plus cher. Au point qu'elle aurait certainement cédé à ses avances si
Nick s'était montré plus empressé. Mais depuis la scène douloureuse
de leur retour, il n'était plus jamais sorti de la réserve qu'elle lui
avait imposée. Certes, cela ne signifiait nullement qu'il ait tota-
lement renoncé à partager son lit, mais ce n'était là, au mieux,
qu'une simple attirance physique, l'effet sans doute de ces fameux
phéromones qu'il semblait si bien connaître.
C'est pourquoi elle devait absolument le chasser de son esprit et
de son cœur. Oui, mais comment ? La réponse lui semblait moins
évidente que jamais.
Songeant à la pile de dossiers en souffrance qui s'entassaient sur
son bureau, la jeune femme soupira et pressa le pas. Elle n'aurait
même pas le temps d'aller déjeuner aujourd'hui ; il lui faudrait se
contenter d'une barre chocolatée achetée à l'un des distributeurs
automatiques de l'étage.

118
— Caroline ! Caroline ! Attends-moi !
C'était la voix de Paul Andersen. Elle se retourna et vit son
ex-fiancé qui courait pour la rattraper. Elle s'arrangeait d'habitude
pour ne jamais être seule avec lui, mais là, le couloir était désert,
aussi continua-t-elle son chemin, en accélérant même l'allure.
Moins de trente secondes plus tard, cependant, la main de Paul la
saisissait par le bras et l'obligeait à s'arrêter.
— Caroline ! s'écria-t-il. Pourquoi m'ignores-tu ?
— Parce que je n'ai pas envie de te parler. Lâche-moi !
— Tu pourrais être un peu plus aimable ! Je ne te demande que
quelques minutes de ton temps. Tu me dois au moins ça !
— Je ne te dois rien du tout. Lâche-moi, je te dis !
La jeune femme se libéra d'une brusque secousse et se remit en
marche. A en juger par son haleine, Paul avait bu plus d'alcool que
d'eau minérale au déjeuner, et le souvenir de sa conduite, le soir de
leur rupture, n'incitait pas Caroline à s'attarder en sa compagnie.
— Si tu ne me laisses pas tranquille, déclara-t-elle en constatant
qu'il la suivait, j'appelle la sécurité.
— Le bruit court que tu t'es mariée avec Nick Valkov... C'est vrai?
— Ça ne te regarde pas.
— Bien sûr que si ! Nous avons été fiancés, et je pensais... enfin,
j'espérais que nous pourrions nous réconcilier. Ta famille a réussi à
te convaincre que je n'en voulais qu'à ton argent, mais c'est faux.
— Ah bon ?
— Oui.
— A vrai dire, ça m'est plutôt égal ! Va-t'en, maintenant ! Je t'ai
assez vu.
— Tu portes une alliance et une bague de fiançailles, Caroline,
alors pourquoi refuses-tu d'admettre l'évidence ? Tu sais ce que les
gens disent derrière ton dos ? Que ton père a payé Nick pour
t'épouser, qu'il t'a acheté un mari parce que tu étais incapable de
t'en trouver un par toi-même. La seule question que je me pose, c'est
: pourquoi lui ?
–J'aurais fait tout aussi bien l'affaire, d'autant que je t'aimais,
moi, à ma façon.
— Tu es vraiment un être abject! s'exclama la jeune femme.
Les propos de Paul la blessaient profondément, même si elle le
soupçonnait d'avoir inventé la rumeur malveillante dont il parlait,
ou, pire encore, d'en être l'initiateur.

119
Cette dernière hypothèse était malheureusement la plus
vraisemblable, songea Caroline, accablée, car Paul était assez
perfide pour avoir vu là un bon moyen de se venger. Et il avait
deviné une partie au moins de la vérité : son mariage avec elle avait
effectivement rapporté beaucoup d'argent à Nick, même si ce n'était
pas pour les raisons que Paul avançait.
L'idée que tous les employés de Fortune Cosmetics allaient
bientôt savoir — s'ils ne le savaient déjà — que Nick ne l'avait pas
épousée par amour, mortifiait la jeune femme.
Elle était maintenant arrivée devant son bureau, mais Paul
n'avait toujours pas renoncé à la poursuivre. Alors qu'elle s'apprêtait
à franchir la porte et à la lui refermer au nez, il l'attrapa de nouveau
par le bras, et, cette fois, elle ne parvint pas à se dégager.
— Lâche-moi, Paul, tu me fais mal ! dit-elle à mi- voix.
Installée derrière sa table, face à la porte ouverte, Mary venait de
décrocher le téléphone, et Caroline ne voulait pas l'alerter par des
cris. Une scène entre Paul et elle aurait encore été abondamment
commentée dans l'entreprise.
— Je te conseille de partir, reprit-elle. Ma secrétaire est en train
d'appeler la sécurité.
C'était du bluff : elle ignorait en fait à qui Mary parlait.
L'arrivée de l'ascenseur le lui apprit au moment où elle
commençait à désespérer de se débarrasser de son ex-fiancé : Nick
en sortit comme un ouragan et se rua sur Paul.
— Ecartez-vous de ma femme, ou vous allez le regretter !
hurla-t-il.
— Il a un peu trop bu, expliqua Caroline, partagée entre le
soulagement et le désir de calmer son mari.
Elle craignait en effet que les deux hommes n'en viennent aux
mains. Paul n'était heureusement pas très courageux : un seul
regard au visage menaçant et aux larges épaules de son rival lui
suffit pour libérer Caroline et s'éloigner ensuite à grands pas. Nick
voulut lui courir après, mais la jeune femme le retint par le bras.
— Non, laisse, je t'en prie ! déclara-t-elle. Il est parti, c'est
l'essentiel.
— Il t'a brutalisée ?
— Pas vraiment. Il refusait juste de me lâcher.
— Peut-être, mais si ta secrétaire ne m'avait pas prévenu, qui sait
ce qui se serait passé ? Je monte voir Kate de ce pas pour lui

120
demander de le renvoyer. Je suis sûr qu'elle verra comme moi dans
son comportement d'aujourd'hui la goutte d'eau qui fait déborder le
vase.
Les protestations de Caroline furent impuissantes à détourner
Nick de son projet.
— Ne discute pas ! s'exclama-t-il. Andersen a déjà essayé de te
violer, et comme il a encore manifestement à la fois des vues sur toi
et un penchant pour la boisson, il pourrait très bien recommencer.
Tu travailles souvent tard le soir, et il n'y a alors personne à cet
étage. Imagine qu'il vienne ici et t'agresse... Qui t'entendrait crier?
Non, il doit s'en aller !
Lorsque Nick eut raconté toute l'histoire à Kate, celle-ci fut de
son avis.
— Pourquoi m'as-tu caché ce qui était arrivé dans ton
appartement ? demanda-t-elle à Caroline, qui avait accompagné son
mari. Si je l'avais su, jamais je n'aurais gardé cet ignoble individu
dans mon entreprise !
La vieille dame appela ensuite le chef du service où Paul
travaillait, et lui ordonna de le licencier sur- le-champ. Cela fait, elle
se tourna vers Nick et déclara :
—Je vous remercie de m'avoir informée de l'odieuse conduite de
cet homme. Je tremble à la seule pensée de la menace qu'il
représentait pour ma petite-fille.
—Caro est ma femme, Kate. Je me dois de la protéger.
Nick avait donc agi par devoir, songea tristement Caroline.
Avait-elle vraiment été assez bête pour croire qu'il y avait eu à son
ardeur à la défendre une autre raison que sa promesse d'agir en bon
mari avec elle ?
— Passons à un sujet plus agréable, maintenant, dit Kate. Vous
vous entendez bien, tous les deux ?
— Comme de jeunes mariés, répondit Nick en passant un bras
possessif autour des épaules de sa femme.
— Parfait ! s'écria Kate en souriant malgré l'inquiétude que lui
causait le silence de sa petite- fille. Parlons à présent de vos
recherches, Nick... Où en sont-elles ? Vous me considérez sûrement
comme une vieille radoteuse, mais tant pis ! Je suis tellement
impatiente de voir mon rêve se réaliser que je ne cesserai pas de
vous harceler avant d'apprendre que vous avez réussi à identifier
l'élément X.

121
— Oui, je m'en doute, observa Nick d'un air désabusé, et bien que
nos expériences ne soient pas terminées, je vais vous en donner le
résultat probable. Nous sommes maintenant presque certains que
l'élément X est une plante censée pousser dans un seul endroit du
globe : la forêt amazonienne. Son nom scientifique est Fions
virginis, mais les Indiens l'appellent « la fleur de jouvence » et lui
attribuent les vertus qui nous intéressent. Son existence même reste
néanmoins à prouver, et les histoires qu'on raconte sur elle ne sont
peut-être que des légendes, des mythes inventés de toutes pièces. Il
faut donc s'assurer de sa réalité avant de partir à sa recherche. Nous
sommes en train d'étudier des plantes à l'action de même nature,
mais moins efficace, que celle prêtée à Floris virginis, afin de vérifier
au moins que nous sommes sur la bonne piste. Mon instinct me dit
cependant que nous le sommes, alors ne vous étonnez pas si, dans
un avenir proche, je vous demande l'autorisation de monter une
expédition en Amazonie.
— Merci de me prévenir, déclara posément Kate.
L'exposé de Nick avait pourtant provoqué en elle
une brusque poussée d'adrénaline, et elle savait qu'aucune
expédition ne serait nécessaire : car c'était elle, et elle seule, qui
allait partir en Amérique du Sud et trouver la plante miraculeuse.

Nick et Caroline quittèrent peu après le bureau de Kate. Ils se


dirigèrent vers l'ascenseur mais, à mi- chemin, Nick prit sa femme
par la main et l'entraîna dans l'une des salles de réunion qui
donnaient sur le couloir. La pièce était vide et sombre ; les rideaux
tirés indiquaient qu'une projection de film vidéo ou de diapositives
venait d'y avoir heu, et le variateur de lumière avait dû rester sur la
position la plus basse car, lorsque Nick actionna l'interrupteur placé
près de la porte, les lampes encastrées dans le plafond ne
produisirent qu'une faible clarté.
A la grande surprise de Caroline, cependant, Nick laissa les
choses en l'état : au lieu de régler le variateur plus haut ou d'aller
ouvrir les rideaux, il se contenta de fermer la porte et de tourner la
clé dans la serrure.
— Mais que fais-tu ? s'écria la jeune femme. Et pourquoi m'as-tu
amenée ici, pour commencer ? Que se passe-t-il ?
— Je m'apprêtais à te poser la même question.

122
— Je... je ne comprends pas.
— Tu n'as pratiquement pas ouvert la bouche pendant que nous
étions dans le bureau de ta grand- mère, et elle en a conclu que tu
n'étais pas heureuse avec moi, je l'ai senti. Alors qu'y a-t-il ? Ai-je dit
ou fait quelque chose qui t'a contrariée ? Es-tu en colère contre moi
parce que j'ai obtenu le renvoi d'Andersen? Cela me paraît
impossible, mais... mais serais-tu encore amoureuse de lui ?
— Bien sûr que non !
— Dans ce cas, explique-moi ce qui ne va pas.
— Tout va bien, et je me demande pourquoi tu as l'air si certain
du contraire.
— Je ne le sais pas moi-même, c'est juste une impression, mais
comme s'y ajoute à présent la certitude que tu me mens, j'exige des
explications. Si ce n'est pas d'Andersen que tu es amoureuse, est-ce
d'un autre homme ?
— Quelle idée !
Caroline était tellement mal à l'aise qu'elle avait répondu en
fixant ses pieds. Si Nick voyait ses yeux, il risquait en effet d'y lire
qu'elle était bel et bien amoureuse — mais de lui.
— Regarde-moi, Caro ! ordonna-t-il en la prenant par le menton
pour l'obliger à lever la tête. Tu m'avais dit que tu ne comptais avoir
aucune liaison pendant la durée de notre mariage... Aurais-tu
changé d'avis ?
— Non ! Et je n'ai pas de liaison, je te le jure.
— Je préfère ça, parce que moi, j'ai changé d'avis : si jamais tu
décidais d'avoir une aventure, je ne fermerais pas les yeux ! s'écria
Nick. Tu es ma femme, et je n'ai pas du tout aimé la façon dont cette
crapule d'Andersen te serrait contre lui, tout à l'heure !
Ses prunelles luisaient de colère, et Caroline sentit un frisson
d'excitation la parcourir : Nick se comportait comme un homme
jaloux ! S'il l'était réellement, cela signifiait que, d'une certaine
façon, il la considérait comme sienne, et cette pensée la remplit d'un
fol espoir : peut-être Nick l'aimerait-il un jour, peut-être même
était-il en train de tomber amoureux d'elle...
— Paul voulait savoir si je m'étais vraiment mariée avec toi,
déclara-t-elle aussi calmement que le lui permit la force de son
émotion. Je pense qu'il s'était mis en tête de me reconquérir et qu'il
a été très déçu d'apprendre que la bonne affaire lui avait sans doute
échappé. J'ai refusé de lui répondre, mais il a alors vu mes bagues et

123
s'est empressé de me répéter une rumeur qui circule à Fortune
Cosmetics : le bruit court, apparemment, que mon père t'a payé
pour m'épouser, parce que c'était le seul moyen pour moi de trouver
un mari.
— Quelle ignominie ! s'exclama Nick en attirant Caroline dans ses
bras et en lui caressant doucement les cheveux. Je suis sûr que c'est
Andersen lui- même qui a répandu cette calomnie.
— Peut-être, mais l'idée que certaines personnes y croient est
malgré tout gênante et humiliante.
Les yeux de la jeune femme étaient maintenant voilés de larmes,
et Nick resserra son étreinte.
— Ne t'inquiète pas, personne n'y croira, affirma-t-il. Tout le
monde comprendra qu'Andersen médit de toi par dépit. Les clauses
de notre mariage sont un secret bien gardé, et si j'entends quelqu'un
déclarer que ta famille m'a acheté, je me charge de le faire taire.
— C'est pourtant bien la vérité, murmura Caroline.
— Tu ne vois donc en moi qu'un homme vénal ? Est-ce pour cela
que tu refuses de partager mon lit depuis notre retour du Canada ?
— Non, je ne t'accuse pas d'être vénal. Je voulais juste dire que
mon père t'a effectivement payé pour m'épouser, et que, sans cela,
tu... tu aurais sans aucun doute continué de m'ignorer.
—Continué de t'ignorer ? répéta Nick, les yeux écarquillés. Tu te
trompes, Caro ! C'est toi qui t'es toujours tenue à distance. Pas moi.
Au contraire, tu m'as plu tout de suite. Et — je peux bien te l'avouer
maintenant — j'ai eu envie de toi dès le premier instant où ta
grand-mère nous a présentés, peu de temps après mon entrée dans
la compagnie. Le problème, c'est que je n'ai jamais pu t'arracher
plus de deux mots... du moins jusqu'à ce que notre mariage appa-
raisse ensuite comme la seule issue pour terminer nos recherches
sur Divine. Car je peux te dire que si tu m'avais témoigné avant le
moindre signe d'intérêt, il y a longtemps que je serais devenu ton
amant !
Nick avait prononcé cette dernière phrase d'une voix douce, mais
une passion soudaine parut l'enflammer et, inclinant la tête, il
s'empara des lèvres de Caroline.
Il n'y avait rien de tendre ni de timide dans ce baiser : il exprimait
au contraire un désir à l'état brut qui coupa le souffle à la jeune
femme et fit affluer le sang à ses tempes. Le cœur battant, elle
s'agrippa à Nick tandis qu'il la faisait basculer en arrière, et la

124
renversait sur la table de conférence après avoir écarté du pied le
fauteuil qui le gênait.
Les lèvres toujours pressées contre les siennes, il se mit à la
caresser et Caroline ne résista plus. Les sens enflammés, son souffle
mêlé au sien, elle passa les bras autour du cou de son époux et lui
ouvrit sa bouche, l'incitant à l'embrasser plus profondément encore.
Sans doute était-ce la réaction que Nick attendait pour donner
libre cours à sa passion : se redressant à demi, il releva d'une main
impatiente le pull-over de Caroline, puis son soutien-gorge, libérant
ses seins qu'il se mit à pétrir d'une main possessive.
Après les avoir savamment taquinés jusqu'à ce qu'il sente durcir
sous ses pouces leurs tendres pointes brunes, il en prit une entre ses
lèvres et se mit à la sucer avec avidité. Caroline gémit de plaisir et
enfonça les doigts dans l'épaisse chevelure de Nick. Elle avait
tellement envie de lui que toute conscience du moment et du lieu
l'avait maintenant quittée.
Aussi ne songea-t-elle pas à protester lorsqu'elle sentit les mains
viriles s'égarer sous sa jupe puis remonter lentement le long de ses
jambes en écartant les bandes élastiques du porte-jarretelles.
Caroline n'aimait pas les collants, trop chauds et aussi
inconfortables de son point de vue que l'antique corset, si bien
qu'elle ne portait que des bas de soie.
Nick l'ignorait jusqu'à cet instant, et cette découverte le rendit
fou de désir... mais aussi de jalousie. Maintenant qu'il connaissait ce
détail, à la fois très intime et sexy, il savait qu'il ne verrait plus
jamais sa femme au travail sans penser qu'elle ne portait sous sa
jupe que des bas s'arrêtant à mi-cuisse et un minuscule slip de soie.
Sa femme. Une pulsion sauvage tout à coup l'envahit. Cette
femme était à lui. A l'idée que, chaque fois qu'elle croisait les jambes
— dans son bureau, pendant une réunion ou à la cafétéria —, un
autre homme pouvait apercevoir la bordure d'un bas et un rectangle
de peau blanche, il sentit la tension monter dans ses veines, et il dut
se contenir pour ne pas se conduire comme le plus arriéré des
machos et la sommer de choisir désormais pour aller au travail des
jupes descendant au moins à mi-mollets.
Comme il lui avouait — avec des mots plus tempérés — le trouble
et le dépit où le jetaient ces pensées, il eut la surprise de l'entendre
rire, puis demander d'un ton taquin :

125
— Changes-tu toujours ainsi d'avis ? C'est pourtant toi qui m'as
conseillé de troquer mes sages tailleurs contre des tenues plus sexy,
je te le rappelle... Est-ce ma faute, si la mode est aux jupes courtes ?
— Non, bien sûr, mais je n'ai pas envie pour autant que tous les
hommes de l'entreprise sachent que ma femme se promène toute la
journée les cuisses nues.
— Ne t'inquiète pas, tu seras toujours le seul à le savoir.
Caroline jeta un coup d'œil au visage de son mari, et son pouls
s'emballa : il était jaloux ! Elle baissa vite les paupières pour cacher
ses pensées et reprit :
— J'ignorais que tu avais quelque chose contre les bas...
J'achèterai des collants, si tu préfères.
— Non, surtout pas ! s'écria Nick avant de poser de petits baisers
sur la joue, la tempe et les cheveux de Caroline. Parce que, dans ce
cas, je ne pourrai plus te faire ça...
Sa main venait de se faufiler sous le bord du slip de soie, pour
s'insinuer dans la tiède moiteur de la chair. La jeune femme se
cambra, puis se mit à onduler lascivement sous la caresse des doigts
de Nick, qui l'amena très vite à un degré de plaisir et d'attente
presque insupportable. Elle était prête, ouverte pour lui. Elle voulait
le sentir en elle, et il ne pouvait pas l'ignorer, mais il continua de la
tourmenter, la conduisant plusieurs fois au bord de l'orgasme pour
finalement la laisser inassouvie.
Etait-ce afin de se venger de la longue attente qu'elle lui avait fait
subir, des interminables nuits blanches passées à la désirer ? Sourd
à ses suppliques, il ne cessa de promener les lèvres sur sa gorge, ses
seins, son ventre, abusant d'elle de mille façons jusqu'à la rendre
folle de désir. Eperdue, elle tenta encore de lui enlever sa chemise,
de dégrafer son pantalon, mais il lui saisit les poignets de sa main
libre et les lui maintint fermement au-dessus de la tête.
— Nick... Je t'en prie..., murmura-t-elle.
— Oui ?
— Fais-moi l'amour !
— Mais n'est-ce pas ce que je suis en train de faire, ma beauté ?
— Arrête de te moquer de moi... Tu sais très bien ce dont j'ai
envie...
— Ah bon ! Tu crois ?
Avec un petit rire, Nick se remit à la caresser et à l'embrasser, à la
pousser au bout d'elle-même en l'excitant des doigts et du bout de la

126
langue, en la traquant dans les replis les plus secrets de sa chair.
Puis, tandis qu'elle s'arc-boutait contre ses lèvres en gémissant, il lui
demanda d'une voix soudain enrouée :
— Que veux-tu ? Tu veux me sentir en toi, c'est ça ?
— Oui... Oh oui !
Il dégrafa alors son pantalon, et une telle fièvre le dévorait qu'il
ne prit même pas le temps d'enlever son slip à Caroline : il se
contenta d'écarter le fin liséré de dentelle, puis, lui relevant les
jambes, il la posséda d'un seul coup, sans hésitation. Elle jouit à
l'instant même où leurs corps s'unissaient, et un spasme si
violent la secoua que Nick le ressentit jusqu'au tréfonds de son être.
Creusant alors les reins, il s'enfonça profondément en elle et
accéléra sans retenue le rythme de ses assauts, avant d'exploser à
son tour, submergé par une onde de plaisir d'une extraordinaire
intensité.
A bout de souffle, les tempes battantes, il s'abandonna ensuite un
instant contre Caroline, la tête posée au creux de son épaule puis,
après un dernier baiser, il se redressa lentement et rajusta ses vête-
ments.
Une lueur espiègle brillait dans ses yeux et un sourire satisfait
flottait sur ses lèvres quand il se recula et regarda Caroline, encore
allongée sur la table de conférence. Avec ses cheveux en bataille, sa
bouche rouge toute gonflée des baisers qu'il lui avait donnés, avec
ses seins nus marbrés de rose et sa jupe relevée jusqu'en haut des
cuisses, elle était belle à damner un saint.
—J'espère que ce n'est pas ainsi que se déroulent toutes vos
réunions, madame Valkov ! susurra-t-il.
— Oh ! mon Dieu..., s'écria-t-elle en jetant un regard affolé à sa
montre. En fait de réunion, j'en ai une dans un quart d'heure !
Un peu hagarde, elle se redressa et répara d'une main tremblante
le désordre de sa coiffure et de ses vêtements, puis, un semblant de
lucidité lui étant revenu, elle observa :
— Nous n'aurions pas dû, Nick ! Nous étions d'accord pour ne pas
recommencer.
— Ah bon ? Tu ne m'as pourtant pas dit de m'arrêter. Autant que
je me souvienne, tu m'as même supplié de brûler les étapes.
— Oui, j'ai perdu la tête, comme chaque fois que tu me touches...
C'est effrayant !

127
— Effrayant ? « Merveilleux » me semble un terme plus
approprié... Tu as pris beaucoup de plaisir, avoue-le ! Moi aussi, et
nous referons l'amour ce soir.
— Non. Pas question.
— Mais si, ma toute belle. Tu verras. Je sais comment te
convaincre à présent.
La jeune femme s'abstint de répondre. Que lui dire sans s'exposer
à son ironie ? Ne venait-il pas de lui prouver qu'il avait tout pouvoir
sur ses sens et qu'il n'avait nul besoin de lui demander son avis ?
Elle aurait dû avoir honte de se montrer si faible. Mais la honte
n'était rien comparée à l'intense excitation que la promesse de Nick
venait de réveiller en elle, à cette joyeuse exultation qui venait de
naître au creux de son ventre, dans l'attente fébrile du plaisir
anticipé.
Le cerveau en ébullition, elle se dirigea vers la porte. Avant d'aller
à sa réunion, il lui fallait repasser par son bureau afin de retoucher
son maquillage, que les baisers de Nick avaient sûrement mis à mal.

La jeune femme espérait ne rencontrer personne en chemin :


telle qu'elle était, la nature de ses occupations les plus récentes
devait sauter aux yeux.
Cet espoir s'évanouit néanmoins à peine le seuil franchi, car elle
se trouva alors nez à nez avec sa grand-mère. Caroline ouvrit la
bouche pour
s'excuser, mais la vieille dame la réduisit au silence d'un geste de
la main.
— Non, ne dis rien, déclara-t-elle en considérant sa petite-fille et
Nick d'un œil amusé. Au moins, pourrai-je ainsi faire semblant de
ne rien avoir vu. Je vous demanderai cependant de vous livrer
désormais à ce genre d'activité en dehors des heures de bureau.
Filez, maintenant ! Non, une dernière chose encore : je vous autorise
à m'appeler « grand-mère » si vous le souhaitez, Nick.
Sur ces mots, Kate s'éloigna d'un pas vif, et Caroline murmura,
stupéfaite :
— Elle ne s'est pas fâchée... J'ai même eu l'impression que...
qu'elle était plutôt contente !
—Et pourquoi se serait-elle fâchée ? remarqua Nick avec un grand
sourire. Nous sommes mariés, après tout !

128
16.

—Tu m'as causé une grosse, une très, très grosse déception, mon
canard ! susurra la voix, dans l'écouteur. Tu m'avais dit que tu
connaissais des gens aux services de l'immigration et que tu
t'arrangerais pour les convaincre d'expulser Nicolaï Valkov, mais il
est toujours là... Et ça me contrarie tellement que j'ai bien envie de
cesser toutes relations avec toi. Je n'aime pas les gens qui manquent
à leurs promesses. Il est impossible de leur faire confiance.
Cette fois, le sénateur Donald Devane ne se renversa pas dans
son fauteuil de cuir bordeaux, tous ses sens en émoi. Il se raidit, au
contraire, et rentra la tête dans les épaules, comme un collégien
fautif se préparant à s'entendre notifier son renvoi de l'école.
Et s'il transpirait aussi abondamment que quelques semaines
plus tôt, ce n'était pas sous l'effet de l'excitation sexuelle, à présent,
mais de la peur. Il craignait de ne plus jamais revoir la personne à
qui appartenait cette voix basse et rauque, de ne plus jamais toucher
ce déshabillé de dentelle noire qui l'émoustillait tant. Et il craignait,
par-dessus tout,
qu'un coup de téléphone anonyme ne mette les médias au
courant d'une liaison jusque-là restée secrète. Il avait une femme,
des enfants, et les Américains étaient très chatouilleux sur la
moralité de leurs hommes politiques. Des élections allaient bientôt
avoir lieu et, si la presse se déchaînait contre lui, il perdrait son siège
au Parlement.
Pourquoi s'était-il laissé entraîner dans une aventure aussi
risquée ? se demanda le sénateur, accablé. Il devait être ivre, le jour

129
où cela s'était produit, ou trop emporté par la passion pour songer
aux conséquences... Quoi qu'il en soit, il fallait trouver une solution.
Sa carrière en dépendait.
— Tu... tu peux me faire confiance, déclara-t-il tout en
maudissant ce bredouillement incontrôlable qui trahissait sa frayeur
et comfirmait à la personne, au bout du fil, l'étendue du pouvoir
qu'elle avait sur lui. Je... je te débarrasserai de Nicolaï Valkov
comme je te l'ai promis. Son mariage imprévu avec une citoyenne
américaine a un peu compliqué les choses, c'est tout. Il a pris tout le
monde de court.
— Pourquoi n'as-tu pas. pensé à ce genre de manœuvre,
justement ? Valkov n'a rien d'un imbécile ! C'est même l'un des plus
grands chimistes du monde... Tu croyais peut-être qu'il allait
attendre sans rien faire d'être renvoyé en Russie ?
— N... non, murmura le sénateur en sortant un mouchoir de sa
poche pour essuyer son front ruisselant de sueur, mais... mais
jamais je n'aurais imaginé qu'il épouserait une Fortune... Cette
famille est aussi puissante que les Kennedy, les Rockefeller, les...
les...
— Inutile de te creuser la cervelle ! J'ai compris l'idée générale.
— Alors tu comprends aussi sûrement que... que la situation a
radicalement changé ! Les laboratoires Fortune Cosmetics comptent
parmi les cinq cents plus grosses entreprises des Etats-Unis, Kate
Fortune est l'une des dix femmes les plus riches du pays, et Caroline
est l'aînée de ses petites-filles ! Or tu m'avais dit que l'expulsion de
Nick Valkov ne dérangerait personne.
— Et c'est toujours vrai... sauf en ce qui concerne son idiote de
femme ! Il paraît que les Fortune ont payé Valkov pour l'épouser,
parce qu'il n'aurait pas voulu d'elle autrement! Ce mariage n'en est
donc pas un vrai ; c'est une mascarade destinée à permettre à Valkov
de rester aux Etats-Unis, et toi, tu t'en sers comme d'une excuse
pour fuir tes responsabilités ! Je n'aime pas du tout ces manières,
Donald, et tu sais ce qui arrive aux gens qui me déplaisent ?
Songeant aux personnages haut placés qui avaient succombé
avant lui au charme du déshabillé de dentelle noire, et que des
photos très compromettantes envoyées à la presse avaient fait
tomber depuis, le sénateur Devane frissonna. Il connaissait
l'existence d'un coffre où des photos semblables, avec lui en vedette,
étaient enfermées.

130
— Ou... oui, je le sais, balbutia-t-il, mais tu es injuste : j'ai déployé
beaucoup d'efforts pour essayer de tenir ma promesse, et deux
agents des services de l'immigration sont allés poser des questions à
Nick Valkov et Caroline Fortune. Ils ont malheureusement conclu
qu'il n'y avait rien de louche dans leur mariage.
— Eh bien, moi, je ne suis pas du même avis, et
je te suggère d'user de toute ton influence pour persuader le
ministère de l'Intérieur de rouvrir le dossier Valkov, et le plus tôt
possible, sinon tu t'en mordras les doigts... Tu vois ce que je veux
dire, ou tu désires des précisions ?
—Non, c'est inutile, mais... mais tu dois m'accorder un peu de
temps. Les Fortune étant directement concernés par cette affaire, il
faut agir avec circonspection, élaborer un plan qui...
—Ecoute-moi bien, Donald ! Tu n'es pas la seule personne à qui je
puisse m'adresser pour obtenir satisfaction. Nul n'est irremplaçable,
toi pas plus que les autres, alors je te conseille d'appeler les services
de l'immigration demain à la première heure, sinon c'est moi qui
donnerai quelques coups de fil... à la presse.
Devane entendit un rire moqueur, puis un déclic. Plus mort que
vif, il raccrocha, ouvrit le tiroir de son bureau et chercha
désespérément sa boîte de médicaments pour le cœur. Son pouls
battait si vite qu'il craignait d'être au bord de l'infarctus.
Maudit soit le jour où il avait rencontré la cause de ses tourments
présents ! songea le sénateur. Demain, il téléphonerait aux services
de l'immigration, mais ce soir... Ce soir, il allait se soûler pour
oublier l'espace de quelques heures le terrible guêpier dans lequel il
était tombé.
Reculant son fauteuil, Devane se pencha et ouvrit le
compartiment secret aménagé dans l'épaisseur de sa table. Il en
sortit une bouteille de whisky et un verre, qu'il remplit d'une main
tremblante et vida d'un trait.
Avant que l'alcool ne commence à lui embrumer le cerveau, une
dernière pensée lui traversa l'esprit : s'il ne trouvait pas un moyen
sûr de tenir sa promesse, c'en était fini de lui, et sur tous les plans :
non seulement sa carrière politique serait anéantie, mais sa femme
demanderait le divorce et ses enfants ne voudraient sans doute plus
lui parler. Il perdrait tout, et la tentation du suicide le prendrait
alors peut- être...

131
C'était donc sa vie même qui était en jeu dans cette affaire, et
Devane n'avait aucune envie de mourir prématurément s'il pouvait
l'éviter.
Il lui fallait, par conséquent, se débarrasser de Nick Valkov, coûte
que coûte.

132
17.

Minneapolis, Minnesota

Cela avait pris des mois, mais toute chaîne a ses maillons faibles :
des employés a priori honnêtes, mais couverts de dettes et prêts à
faire une entorse à leurs principes pour les rembourser, d'autres
encore qui nourrissent en secret des griefs contre leur patron, sans
parler de tous ceux qui, après un renvoi, brûlent de se venger.
Dans le cas présent, plusieurs de ces maillons avaient été utilisés
— même si l'homme en train de s'introduire subrepticement dans
les locaux de Fortune Cosmetics ignorait lesquels. Les motivations
et les méthodes de la personne qui l'avait engagé lui étaient
indifférentes. Tout ce qui lui importait, c'était la grosse somme
d'argent qu'allait lui rapporter ce contrat.
A la boîte postale ouverte une dizaine de jours plus tôt, il avait
reçu un plan du siège social de l'entreprise, l'emploi du temps des
vigiles et du personnel d'entretien, ainsi qu'un badge et une carte
magnétique lui permettant d'accéder aux endroits les plus sensibles
de la compagnie, dont le laboratoire — son objectif de ce soir.
L'homme commença cependant par se rendre au sous-sol où,
après avoir déposé un instant le gros sac suspendu à son épaule, il
ferma la vanne qui commandait l'alimentation en eau de
l'immeuble.
Il fallait se dépêcher, à présent : quelqu'un pouvait s'apercevoir à
tout moment de cette coupure et, au lieu de la mettre sur le compte

133
d'un problème touchant l'ensemble du quartier, demander à un
technicien de descendre vérifier les installations.
Reprenant son sac, l'homme se dirigea en hâte vers l'ascenseur
de service, pressa le bouton d'appel et consulta sa montre. Bientôt
minuit... Tous les employés devaient être partis, à cette heure, et les
femmes de ménage avaient théoriquement quitté la partie du
bâtiment qui l'intéressait, mais, par précaution, il portait quand
même un uniforme de gardien. Il avait aussi une cagoule dans sa
poche, au cas où il aurait besoin de dissimuler son visage. Comme le
badge légitimait sa présence dans les locaux, c'était peu probable,
mais mieux valait jouer la sécurité.
Dans son métier, en effet, l'imprévoyance menait tout droit à
l'arrestation et à la prison.
L'ascenseur arriva et ses portes s'ouvrirent. Constatant qu'il était
vide, l'homme se détendit un peu. S'il y avait eu quelqu'un, les
choses auraient pu mal tourner.
La chance semblait cependant vouloir lui sourire ce soir,
songea-il en entrant dans la cabine et en appuyant sur le bouton
correspondant à l'étage où se trouvait le laboratoire.
Malgré l'heure tardive, Nick n'avait pas du tout sommeil. La
découverte qu'il venait de faire l'avait même excité au point de
l'empêcher sans doute de dormir pendant tout le reste de la nuit : il
savait maintenant de façon certaine que l'élément X était la
mystérieuse fleur de jouvence des Indiens d'Amérique du Sud. Si
cette plante existait vraiment, elle l'attendait dans la forêt amazo-
nienne; sinon, il aurait toujours la possibilité d'associer les
propriétés spécifiques de plusieurs espèces voisines. La fleur de
jouvence possédait cependant à elle seule toutes les propriétés qui
l'intéressaient, et elle valait donc la peine d'être recherchée.
Nick vérifia une dernière fois la formule affichée sur l'écran. Il la
copia ensuite sur une disquette, qu'il mit dans la poche de sa blouse
blanche, avant d'éteindre l'ordinateur et de ranger le matériel utilisé
pour ses dernières expériences.
Cela fait, il gagna son bureau, ouvrit le coffre encastré dans l'un
des murs et y déposa la disquette. Après avoir refermé la porte et
tourné les molettes du cadran de façon à ne pas les laisser sur les
chiffres de la combinaison d'ouverture, il empocha la clé, éteignit les
lumières et quitta la pièce.

134
Pauvre Caro..., pensa-t-il en se dirigeant vers l'ascenseur. Elle
l'attendait pour partir et s'était sans doute endormie sur le canapé
de son bureau. Cela s'était produit plusieurs fois, ces temps derniers.
Comment l'accueillerait-elle ce soir ? Bien qu'elle essayât toujours
de le tenir à distance, il y avait des jours, où quand il venait, comme
aujourd'hui, la rejoindre très tard dans son bureau, Nick parvenait à
la persuader de faire l'amour avec lui.
Au fil des semaines, il avait appris à reconnaître les moments où
elle était le plus vulnérable, le plus susceptible de répondre à ses
avances amoureuses. Il se sentait bien un peu coupable de profiter
ainsi de la situation, mais c'était pour le bon motif : il voulait
conquérir le cœur de la femme qu'il aimait et craignait par-dessus
tout de la perdre.
Arrivé devant la porte de Caroline, Nick sortit une clé de sa poche
et l'introduisit dans la serrure. Après l'incident avec Paul Andersen,
il avait ordonné à la jeune femme de s'enfermer à partir de 18
heures.
Comme il l'avait prévu, elle dormait sur le canapé, recroquevillée
sous une couverture de laine tricotée au crochet. Le sommeil lui
donnait l'air paisible et innocent d'une enfant. Elle semblait si jeune,
si fragile ! Et en même temps si femme ! Emu, Nick s'approcha
doucement et l'embrassa sur la bouche afin de la réveiller. Mais
quand elle entrouvrit les paupières et lui adressa un sourire
embrumé, il comprit qu'ils ne rentreraient pas tout de suite à
l'appartement.

L'homme sortit de l'ascenseur et longea à pas de loup les couloirs


faiblement éclairés. Une fois devant la porte du laboratoire, il glissa
sa carte magnétique dans le dispositif de déverrouillage et le voyant
lumineux passa aussitôt du rouge au vert.
Au moment de pousser le battant, sa nervosité l'incita à penser
qu'une alarme allait peut-être se déclencher, mais rien ne se
produisit.
Rassuré, l'homme traversa la grande salle. Le plan qu'il possédait
indiquait que la porte du bureau de Nick Valkov se trouvait au fond
de la pièce. Il y entra et dirigea le pinceau de sa torche électrique sur
l'un des murs... Le coffre était bien là où il s'attendait à le voir.
L'homme esquissa un petit sourire de satisfaction. Quand les

135
informations reçues étaient exactes, les choses étaient toujours plus
simples.
Il examina le coffre — un modèle perfectionné avec serrure à
combinaison et blindage, qui ne serait sûrement pas facile à forcer.
Posant son sac sur le sol, l'homme en sortit divers outils et
entreprit de dévisser la serrure. Il estimait à trente minutes environ
le temps que lui prendrait l'ouverture complète de la porte.

Caroline s'en voulait, une fois de plus, de sa faiblesse. Elle passait


ses journées à se conforter dans la résolution de ne plus céder à son
mari, mais il arrivait toujours à abattre ses défenses. Non par la
force, bien sûr, mais il avait le don singulier de savoir précisément
quand elle lui opposerait le moins de résistance — voire aucune.
En ce moment même, alors qu'ils venaient de s'aimer sur le
canapé du bureau, elle brûlait de recommencer. Les mains de Nick
qui se promenaient sur sa peau nue ravivaient avec art la flamme de
son désir.
— Nick... , murmura-t-elle.
— Mmh ?
— Je t'ai déjà dit que nous ne devions plus faire ça.
— Arrête-moi, alors ! déclara-t-il tout en continuant ses caresses.
Un mot de toi, et je ne te touche plus.
C'était la vérité, la jeune femme le savait. Il lui aurait suffi de le
demander pour que Nick rompît leur étreinte, et elle ouvrit la
bouche dans cette intention, mais comme chaque fois qu'elle croyait
avoir enfin trouvé la volonté nécessaire pour le repousser, il la
réduisit au silence en s'emparant de ses lèvres. Et ensuite, toute
envie d'interrompre cette délicieuse montée vers l'extase la quitta.

Il était près de 1 heure du matin quand Nick referma le bureau de


Caroline. Cette dernière, qui était allée appeler l'ascenseur,
l'attendait dans le couloir, et ils montèrent ensemble dans la cabine.
Mais là, par habitude, la jeune femme pressa le bouton de l'étage du
laboratoire au lieu de celui du parking souterrain.
— Zut ! marmonna-t-elle. Je me suis trompée... Tu vois, la vie
nocturne ne me vaut rien.

136
—Ce n'est pas grave, observa Nick en appuyant sur le bon bouton.
Nous perdrons à peine une minute, et ton appartement n'est pas
loin. Tu seras vite couchée.
L'ascenseur se mit en marche, pour s'immobiliser un instant plus
tard. Ses portes s'ouvrirent, découvrant l'entrée du laboratoire, juste
de l'autre
côté du couloir. Mais alors qu'elles commençaient à se refermer,
le bras de Nick jaillit pour les en empêcher.
— Que se passe-t-il ? demanda Caroline, surprise. Tu as oublié un
document dans ton bureau ?
— Non, mais le voyant du système de verrouillage du laboratoire
est au vert, répondit Nick d'une voix inquiète en actionnant le
dispositif d'arrêt de l'ascenseur. Il y a donc quelqu'un à l'intérieur.
Regagne ton bureau par l'escalier de secours et appelle la sécurité.
Tu fermeras ensuite ta porte à clé et tu n'ouvriras à personne d'autre
que moi. Tu as bien compris ?
— Oui, mais que comptes-tu faire, pendant ce temps ?
— Dire deux mots à la personne qui s'est introduite dans le
laboratoire.
La jeune femme n'eut pas le temps de protester : Nick était déjà
dans le couloir.

Le coffre venait de céder, et l'homme promena le faisceau de sa


torche à l'intérieur. Une seule disquette lui apparut ; il la prit et la
fourra dans la poche de sa veste, puis rangea ses outils et suspendit
le sac à son épaule.
De retour dans le laboratoire, il scruta les étagères à la recherche
des produits les plus inflammables mais, comme le temps pressait, il
attrapa finalement des flacons au hasard et en répandit le contenu
sur le sol.
Il s'apprêtait à gratter une allumette et à la jeter le plus loin
possible de lui lorsqu'il entendit le signal sonore annonçant
l'ouverture des portes de l'ascenseur du couloir.

Quand il pénétra dans le laboratoire, Nick se croyait prêt à


affronter n'importe quel danger, et pourtant ce qui se produisit alors
le prit complètement par surprise : de hautes flammes s'élevèrent

137
d'un coup devant lui, l'aveuglant et l'obligeant à reculer tant leur
souffle et leur chaleur étaient intenses.
La première pensée de Nick ne fut cependant pas pour sa propre
sécurité, mais pour celle de sa femme et l'anéantissement possible
de ses travaux sur Divine. Il entendit Caroline crier et comprit
qu'elle n'avait pas obéi à son ordre de quitter l'étage.
Un homme jaillit soudain de l'épaisse fumée qui remplissait à
présent la pièce. La tête couverte d'une cagoule, il se rua vers la
porte, et Nick se lança à sa poursuite. Il craignait que le malfaiteur
ne s'empare de Caroline et ne l'utilise ensuite comme otage, pour se
protéger ou obtenir une rançon. Dans les deux cas, la vie de la jeune
femme serait en danger.
Nick rattrapa l'homme dans le couloir, le saisit à bras-le-corps, et
ils roulèrent tous les deux par terre, sous les yeux épouvantés de
Caroline.
Les détecteurs d'incendie avaient déclenché la sirène d'alarme,
mais pas les diffuseurs d'eau fixés au plafond, nota-t-elle
brusquement. Comme Nick semblait prendre le dessus sur son
adversaire et qu'elle ne pouvait de toute façon rien faire pour l'aider,
la jeune femme descendit le couloir en courant et ouvrit le placard
mural contenant l'un des extincteurs placés à chaque étage.
L'appareil était si lourd et volumineux qu'elle eut du mal à le
soulever et finit par se résoudre à le traîner derrière elle jusqu'à la
porte du laboratoire.
Après avoir rapidement lu les instructions écrites sur le réservoir,
elle dirigea la lance vers les flammes et pressa le levier. Une grosse
giclée de mousse carbonique s'échappa de l'embout et s'abattit sur le
brasier, dont la violence diminua un peu.
La fumée âcre qui tourbillonnait dans l'air piquait les yeux de
Caroline et lui brûlait la gorge. A demi asphyxiée et secouée par des
quintes de toux irrépressibles, elle continua néanmoins de lutter
contre l'incendie.
Ses efforts ne seraient cependant pas suffisants pour sauver le
laboratoire, comprit-elle bientôt, et il était même possible que le feu
se propage au bâtiment tout entier.
—Nick ! hurla-t-elle, affolée. Nick !
En entendant Caroline l'appeler, le chimiste jeta un coup d'œil
dans sa direction et mesura aussitôt la gravité de la situation. Son
adversaire, qu'il avait réussi à plaquer au sol, profita de cette

138
seconde d'inattention pour se dégager d'un brusque coup de reins,
bondir sur ses pieds et s'enfuir.
Le temps que Nick se relève lui aussi, les pas de l'homme
résonnaient déjà dans l'escalier de secours. Renonçant à le
poursuivre, Nick se pencha pour ramasser un objet tombé de la
veste du malfaiteur pendant leur lutte, et il reconnut la disquette
qu'il avait déposée dans le coffre de son bureau une heure plus tôt. Il
la mit dans sa poche, puis courut prendre le second extincteur du
couloir et alla aider Caroline à combattre les flammes.
Des vigiles alertés par la sirène arrivèrent alors, et Nick leur cria :
— Que l'un de vous descende au sous-sol ! L'incendiaire a dû
couper la vanne d'alimentation ; c'est pour ça que les diffuseurs
d'eau n'ont pas fonctionné... Que les autres bloquent toutes les
issues du bâtiment, pendant ce temps ! L'homme s'est enfui par
l'escalier de secours. Appelez aussi les pompiers, la police et Mme
Fortune !
Pendant que le gros de ses collègues s'éloignait, l'un des vigiles
décrocha son téléphone portable de sa ceinture. Les pompiers
étaient déjà en route, annonça-t-il à Nick une minute plus tard — le
système d'alarme incendie de l'immeuble était relié à la caserne.
Peu de temps après, de puissants jets d'eau commencèrent à
tomber du plafond, et, au grand soulagement de Caroline, les
flammes ne tardèrent pas à s'éteindre. Elle posa son extincteur par
terre, puis alla s'adosser au mur ; ses efforts l'avaient épuisée et elle
respirait avec difficulté.
— Caro ! Ça va ? demanda Nick en se débarrassant lui aussi de
son extincteur et en s'approchant d'elle, l'air anxieux. Tu n'as rien?
— Non, murmura-t-elle. Je suis juste fatiguée.
— Dieu soit loué ! Mais pourquoi ne m'as-tu pas obéi ? Cet
homme aurait pu te prendre en otage, te kidnapper, te faire du mal...
ou pire. Et
dans tous les cas, jamais je ne me le serais pardonné.
Sans se soucier des gens qui les entouraient, il attira la jeune
femme dans ses bras et ne desserra son étreinte qu'à l'arrivée des
pompiers et de la police — suivis de près par Kate et Sterling Foster.
— Que s'est-il passé, Nick? s'exclama la vieille dame après avoir
embrassé du regard le laboratoire dévasté et le grouillement
d'uniformes qui avaient envahi les lieux.

139
— Un homme s'est introduit dans mon bureau et a essayé,
heureusement sans succès, de subtiliser la disquette contenant la
formule complète de Divine, répondit Nick. Il a ensuite arrosé le sol
du laboratoire de produits chimiques, mis le feu et tenté de s'enfuir.
Caro et moi, qui étions par chance restés travailler tard ce soir, nous
sommes efforcés de limiter les dégâts : elle est allée chercher un
extincteur pendant que je me battais avec le malfaiteur, mais il s'est
échappé et j'ai dû renoncer à le poursuivre. Caro avait besoin de moi
pour lutter contre l'incendie, qui risquait de se propager à tout
l'immeuble. Je suis désolé de ne pas avoir pu faire plus.
— Vous n'avez rien à vous reprocher, décréta Kate. Vous avez pris
la bonne décision. Si le bâtiment avait brûlé, il y aurait peut-être eu
des blessés, voire des morts, et je suis fière du courage que vous avez
montré tous les deux. Vous êtes aussi parvenus à empêcher le vol de
la formule de Divine, ce qui était d'une importance capitale. Quant
au laboratoire, il sera remis en état, et c'est tout. J'ai déjà demandé à
une équipe d'entretien de venir nettoyer ; elle travaillera toute la
nuit, et nous aurons demain matin une meilleure idée de l'ampleur
des dommages... Dépêchez-vous d'emmener votre femme se
coucher, à présent. Elle ne tient plus debout.
— Excuse-moi, grand-mère, dit Caroline en étouffant un
bâillement, j'aurais voulu rester avec toi pour t'épauler, mais c'est
vrai que je suis épuisée.
Kate l'embrassa, puis la poussa doucement vers Nick et observa :
— Ne te tracasse pas, je comprends. Il est tard, et, après toutes ces
émotions, tu as besoin de te reposer.
— Nous allons dormir à l'appartement, indiqua Nick. Bonsoir...
grand-mère.
— Bonne nuit, déclara la vieille dame d'une voix pleine de chaleur
et de bienveillance. A demain !
Dès que les jeunes mariés furent partis, Sterling demanda à Kate:
— Nick vous appelle « grand-mère », maintenant ? Qu'est-ce que
cela signifie ?
— Cela signifie, mon cher ami, que j'ai trouvé à ma petite-fille
l'homme de sa vie.
— Comment le savez-vous ? Ils se connaissent à peine !
— Peut-être, mais je viens d'apprendre sur Nick quelque chose de
très intéressant.

140
Pour taquiner son interlocuteur et ménager ses effets, Kate n'en
dit pas plus, et Sterling, visiblement dévoré de curiosité, fut
contraint d'insister :
— Eh bien, qu'avez-vous appris ?
—Que Nick a déposé les deux cent mille dollars versés par Jake
sur un compte bloqué destiné aux enfants issus de son union avec
Caroline.
— Vous plaisantez ! s'écria l'avocat, médusé.
— Pas du tout ! Je vous avais parié que ce mariage m'apporterait
au moins deux arrière- petits-enfants, vous vous rappelez? Eh bien,
j'avais raison... J'espère que vous accorderez plus de confiance à
l'intuition féminine, désormais ! A présent, allez me chercher le
policier chargé de l'enquête. Je veux que le responsable de ce forfait
soit retrouvé et puni. L'un de nos concurrents a manifestement
découvert que nous étions sur le point de commercialiser une crème
de beauté révolutionnaire, et il a essayé de nous en voler la formule.
J'ignore de qui il s'agit et comment il a fait, mais je n'ai nullement
l'intention de le laisser recommencer. Il n'est pas encore né, celui
qui réussira à contrecarrer l'un de mes projets !

141
18.

Une fois arrivés dans leur appartement du centre-ville, ils prirent


le temps de se doucher pour débarrasser leur peau et leurs cheveux
de l'odeur de fumée et des fragments de mousse carbonique qui y
avaient adhéré. Ensuite, contrairement à leurs habitudes, ils se
couchèrent ensemble, et Nick enlaça Caroline, mais il se contenta de
la tenir serrée contre lui, comme s'il sentait que c'était justement
cela dont elle avait besoin.
— Je suis très inquiète, dit-elle, la tête posée sur la large poitrine
de son mari. Ce qui vient de se passer confirme ta première
hypothèse : l'idée selon laquelle quelqu'un aurait porté de fausses
accusations contre toi afin que les services de l'immigration
t'expulsent et que tu ne puisses pas terminer tes recherches.
Pourquoi aurait-on voulu subtiliser la disquette et détruire le
laboratoire, autrement ?
— C'est en effet la seule explication. Une société concurrente a dû
avoir vent de la mise au point imminente de Divine. Comment? C'est
bien ça le problème. Il y a quelqu'un qui les informe. Il
va falloir mener une enquête à l'intérieur de l'entreprise.
— C'est vraiment affreux de se dire qu'il y a un espion à Fortune
Cosmetics, et qu'il y a des gens, quelque part, qui cherchent à nous
nuire. D'autant que l'incident de ce soir montre qu'ils sont prêts à
aller très loin, et qu'ils peuvent même se montrer dangereux...
Imagine que cette société rivale s'en prenne directement à
grand-mère, maintenant !

142
— J'en doute, déclara Nick en caressant doucement les cheveux
de Caroline, même si les événements de cette nuit doivent tous nous
inciter à redoubler de prudence — et toi la première. Car ta réaction
de ce soir était certes courageuse, mais tu n'en as pas moins oublié
ta propre sécurité. Et je tremble rétrospectivement à l'idée des
risques auxquels tu t'es exposée en restant près du laboratoire pour
essayer de m'aider : tu aurais fort bien pu être prise en otage par le
cambrioleur, blessée ou même tuée dans l'incendie... Je ne te cache
pas que cela m'inquiète, et j'ai bien envie d'engager quelqu'un pour
te protéger.
— Un garde du corps, tu veux dire ?
— Oui.
— Tu crois qu'on irait jusqu'à m'enlever, moi ou un membre de
ma famille ?
— Je l'ignore, mais mieux vaut prévenir que guérir, et, en tant que
mari, je suis responsable de toi. Il est de mon devoir de te protéger.
Nick n'ajouta pas que si par malheur il la perdait, il en mourrait.
Les cris de Caroline, au moment où l'incendie s'était déclaré, la
menace qu'avait constituée pour elle son face-à-face avec le
malfaiteur, le danger qu'elle avait couru en luttant contre les
flammes : tout cela le bouleversait encore. Car il avait compris alors
que, pour sauver la vie de sa femme, il était prêt à tout, non seule-
ment à livrer la formule de Divine, mais à sacrifier si nécessaire sa
propre vie.
Pourtant, comment confier ses craintes à Caroline sans lui
révéler, en même temps, son amour ? Un aveu qu'il ne pouvait
malheureusement pas se permettre pour l'instant, car s'il réussissait
parfois à la persuader de partager son lit, il ne cherchait pas pour
autant à se leurrer sur les sentiments qu'elle éprouvait à son égard :
l'amour, en effet, pour elle, ne faisait toujours pas partie du contrat.

Dans le silence qui se prolongeait, Caroline essayait de trouver


dans les paroles de son mari une raison d'espérer, mais elle ne
cessait de buter sur le mot « devoir ». Un mot en apparence
innocent, mais qui lui donnait, une fois de plus, la preuve quelle
avait échoué : le désir que Nick avait pour elle et auquel, contre
toute prudence, elle n'avait pu s'empêcher de céder, ne s'était pas

143
transformé en amour. Ce constat la déchirait, car elle ne savait plus
quoi faire pour conquérir le cœur de celui qu'elle aimait.
Bien qu'elle eût changé son apparence physique pour plaire à
Nick, son caractère, lui, n'avait pas changé. Malgré tous ses efforts,
elle manquait toujours d'assurance dans ses relations avec les
hommes, incapable qu'elle était d'oublier la façon dont Paul
Andersen l'avait manipulée. Nick aurait-il
préféré une femme plus audacieuse ? Etait-il aussi satisfait
qu'elle le croyait sur le plan sexuel ? Comment savoir, après tout, s'il
ne cachait pas sa déception de crainte de la blesser. Ou s'il ne la
voulait pas dans son lit faute de mieux, parce qu'il ne pouvait avoir
aucune autre femme pendant toute la durée de leur mariage.
Caroline se reprochait par moments de ne pas avoir assez de
fierté pour trouver là un motif de le repousser, mais son désir pour
lui était hélas plus fort que son orgueil.
Une chose l'étonnait cependant, dans le comportement de Nick :
bien qu'elle lui eût dit n'utiliser aucun moyen de contraception, il ne
prenait pas plus de précautions maintenant que durant leur voyage
de noces. Sans doute pensait-il qu'elle s'était fait prescrire la pilule
depuis. En tout cas, il n'avait pas abordé de nouveau le sujet, et elle
non plus, pour une raison bien différente : même si cela l'ennuyait
d'abuser Nick, elle désirait en effet un enfant de lui. Après le divorce,
il assumerait pleinement son rôle de père — elle le connaissait
désormais assez bien pour en avoir la certitude — et elle souhaitait
garder de leur union plus que des souvenirs : une part de Nick qui
lui appartiendrait et qu'elle pourrait chérir jusqu'à la fin de ses
jours.
Un peu réconfortée par cette idée, Caroline se décida finalement
à rompre le silence.
—Je me demande si Paul n'a pas quelque chose à voir avec les
événements de ce soir, observa-t-elle. Notre mariage l'a mis très en
colère, et son licenciement encore plus. Il doit, en outre, savoir que
tu n'y es pas étranger, et comme ce sont ton laboratoire et tes
recherches qui étaient visés, Paul me semble être un suspect
possible.
— A moi aussi, et je vais engager dès demain un détective privé
pour enquêter sur lui... Mais, dis-moi, comme se fait-il que tu ne
dormes pas encore ? Je croyais que tu étais épuisée.

144
— Je le suis, mais tellement de pensées se bousculent dans ma
tête que je doute de trouver le sommeil avant des heures et des
heures.
— C'est normal, compte tenu des circonstances... Tu veux boire
quelque chose ? Un chocolat chaud, par exemple ?
— Oui, bonne idée !
— Madame sera servie dans quelques minutes.
Nick alluma la lampe de chevet et sortit du lit.
Caroline le suivit des yeux pendant qu'il traversait la chambre et
ne put s'empêcher d'admirer sa silhouette athlétique, ainsi que le
séduisant contraste de sa peau mate avec la couleur bordeaux de son
caleçon de soie — le seul vêtement qu'il portait.
— Je me trompe, ou tu as rajouté de la vanille en poudre ?
demanda la jeune femme quand Nick revint avec une tasse fumante.
— Aurais-tu, par hasard, un nez de parfumeur ? Non, non, tu ne te
trompes pas. Tu aimes ?
— J'adore ! Cela me rappelle mon enfance.
— Je savais que tu aimerais ça.
— Vous êtes un homme selon mon cœur, monsieur Valkov !
déclara-t-elle d'un ton léger avant de tremper ses lèvres dans le
liquide parfumé.
— J'espère bien ! répliqua-t-il sur le même ton.
Mais l'expression de ses yeux noirs, rivés sur
Caroline, était empreinte d'une étonnante gravité,
comme s'il ne plaisantait pas et qu'il espérait vraiment s'être fait
aimer d'elle. Par crainte de se ridiculiser, toutefois, la jeune femme
se retint de l'interroger ou de lui dire sans détour qu'elle lui
appartenait, corps et âme, depuis longtemps déjà...

145
19.

La tentative de cambriolage et la destruction du laboratoire


avaient persuadé Kate qu'elle ne pouvait plus se permettre
d'attendre. Le départ en Amazonie d'une expédition montée par
Fortune Cosmetics attirerait à coup sûr l'attention des médias et
alerterait non seulement les auteurs du complot dont Nick et la
société étaient déjà victimes, mais aussi le reste de la concurrence.
Elle devait donc partir au plus vite. Jake la remplacerait jusqu'à
son retour ; il s'occuperait de la réfection du laboratoire et du
renforcement immédiat du dispositif de sécurité. La vieille dame
avait rédigé une longue note de service donnant le détail des
mesures à prendre, et elle en avait envoyé une copie à Sterling. Son
fils et son avocat sauraient bien, à eux deux, régler en son absence
les problèmes les plus urgents.
Mise au courant du projet de Kate, sa gouvernante tenta de l'en
dissuader, mais la vieille dame déclara : —Aussi fâcheux qu'ils
soient, les événements de la nuit dernière me fournissent une
excellente excuse pour ne pas me rendre au bureau aujourd'hui.
Vous allez appeler ma secrétaire et lui dire que j'ai été très secouée,
que j'ai passé une mauvaise nuit et que je garde le lit jusqu'à plus
ample informé. Je vous autorise même à invoquer mon « grand âge
» pour expliquer mon état.
— Cela peut justifier un arrêt de quelques jours, madame Kate,
mais après ? Vous ne pensez tout de même pas qu'il vous faudra
moins d'une semaine pour faire le voyage jusqu'en Amérique du Sud

146
et découvrir, en pleine forêt vierge, une plante dont l'existence n'est
même pas certaine?
— Non, je ne suis pas présomptueuse à ce point. En fait, c'est
seulement ma présence là-bas qui doit rester secrète pendant
quelques jours. Une fois sur place, j'achèterai du matériel et des
vivres, je me trouverai un guide et, juste avant de partir en expédi-
tion, j'enverrai un télégramme à Jake et à Sterling pour leur dire où
je suis. Ils ne pourront alors plus m'arrêter : le temps qu'ils
réagissent, je serai injoignable.
— Ça ne me plaît pas du tout, madame Kate ! annonça Mme Brant
en secouant la tête d'un air réprobateur. Après tout, nous ne savons
pas qui était à l'origine des actes criminels de cette nuit. Est-ce
même l'un de vos concurrents? Vous n'en savez rien. C'est peut-être
un simple individu qui veut vous nuire, comme ce Paul Andersen
dont je vous ai entendue parler l'autre jour. Ou un fou qui pour x
raisons vous veut du mal... Comment savoir si celui ou ceux qui ont
agi ainsi ne vont pas recommencer? En plus, en tant que P.-D.G,
vous êtes directement menacée : votre argent et votre célébrité font
de vous la cible idéale d'un enlèvement et d'une demande de rançon,
voire même d'un simple chantage — votre vie contre la formule de
Divine. Vous feriez donc mieux de rester chez vous et d'engager un
garde du corps plutôt que de partir à l'autre bout du monde. Si
seulement vous partiez dans un endroit civilisé encore ! Mais avouez
que la forêt amazonienne est le dernier des endroits où séjourner !
— Justement ! Personne n'aura l'idée d'aller me chercher là-bas,
alors vous n'avez pas à vous inquiéter : j'y serai en parfaite sécurité.
Maintenant, assez parlé ! J'ai hâte de m'en aller. Vous avez
téléphoné au mécanicien comme je vous l'avais demandé ? Le jet de
la société est prêt à décoller ?
— Oui, répondit à regret la gouvernante.
— Parfait ! Alors appelez le chauffeur et dites-lui de mettre mes
bagages dans la voiture !
Comprenant à l'expression de sa patronne que rien ne la ferait
changer d'avis, Mme Brant soupira, mais obéit.
Quelques minutes plus tard, Kate était en route pour l'aéroport.

—Je suis sûr que cela cache quelque chose ! s'écria Jake en
ponctuant ses paroles d'un coup de poing sur la table de la salle où il

147
avait réuni Caroline, Nick et Sterling. Maman n'est jamais malade,
et même si les événements de l'autre nuit l'ont secouée, elle n'est pas
femme à garder le lit et à se laisser abattre. Elle est plutôt du genre à
partir elle- même à la recherche du cambrioleur et arpenter toute la
ville jusqu'à ce qu'elle l'ait trouvé, pour le traîner ensuite par la peau
du cou jusqu'au commissariat le plus proche.
— C'est vrai. Il n'empêche que le choc a très bien pu la fatiguer.
Grand-mère ne paraît pas son âge et nous avons donc tous tendance
à l'oublier, mais je te rappelle qu'elle a soixante-dix ans, papa,
observa Caroline.
Sa voix tremblait un peu, car elle partageait les craintes de son
père : depuis son entrée dans l'entreprise familiale, jamais encore
elle n'avait vu sa grand-mère s'absenter du bureau pour des raisons
autres que professionnelles.
— Non, je suis d'accord avec Jake, déclara Sterling, le front plissé
d'inquiétude, il y a quelque chose de bizarre. Même si Kate ne se
sentait pas bien, elle accepterait de répondre au téléphone ou de
recevoir ses proches. Je suis allé sonner à sa porte hier soir, et Mme
Brant n'a pas voulu me laisser entrer. Je ne suis pourtant pas juste
l'avocat de Kate : je suis également son meilleur ami. Nous dînons
ensemble au moins trois fois par semaine depuis la mort de Ben !
— Jake et Sterling ont raison, Caro, intervint Nick en posant la
main sur celle de sa femme dans un geste de réconfort. Ce soi-disant
choc nerveux ne ressemble pas du tout à ta grand-mère. Je pense
que l'un d'entre nous devrait se rendre chez elle et refuser de partir
avant de savoir ce qui se passe exactement.
— Je suis d'accord ! s'exclama Jake. Maman est en train de
manigancer quelque chose, j'en donnerais ma tête à couper !
Comme je vous le disais à l'instant, je ne serais pas du tout étonné si
elle arpentait en ce moment même les rues de Minneapolis,
déguisée en clocharde et interrogeant toute personne
en qui elle croirait reconnaître un indicateur de police.
Ce fut finalement à quatre qu'ils se présentèrent chez Kate. Et la
vérité, qu'à force d'insister ils parvinrent à obtenir de Mme Brant,
était bien pire que ce que Jake avait imaginé.
— En... en Amazonie? bredouilla Sterling avant de se laisser
tomber dans un fauteuil, comme si ses jambes avaient ployé sous
lui.

148
—Pourquoi maman aurait-elle demandé à Bucky de l'emmener
là-bas? s'écria Jake, stupéfait. Elle n'a rien à y faire.
Bucky était le pilote du jet de la société.
— Bucky ne l'a pas emmenée, c'est elle qui était aux commandes
de l'appareil, annonça la gouvernante à contrecœur, car elle savait
que cette précision allait renforcer les craintes de ses interlocuteurs.
J'étais contre ce voyage dès le début, croyez-moi, et je me suis
efforcée de convaincre Mme Kate d'y renoncer, mais vous la
connaissez... Quand elle a pris une décision, rien ni personne ne
peut l'arrêter. Le cambriolage et l'incendie du laboratoire l'ont
beaucoup inquiétée. Elle s'est dit que l'envoi d'une expédition dans
la forêt amazonienne augmenterait encore l'intérêt des médias pour
Fortune Cosmetics, et que l'existence de Divine risquerait alors
d'être dévoilée avant l'heure à toute l'industrie des cosmétiques.
—Elle est donc passée à l'action, remarqua sombrement Nick. Je
n'en reviens pas ! Il n'est même pas certain que la fleur de jouvence
existe vraiment... Je m'en veux de vous alarmer encore plus, mais il
faut regarder les choses en face : non seulement Kate est peut-être
partie pour rien, mais elle s'est mise dans une situation très
périlleuse.
— Comment cela ? demanda Caroline, au bord du malaise.
Elle ne se sentait déjà pas bien en se levant le matin — sans doute
le contrecoup de la frayeur éprouvée la nuit du cambriolage,
avait-elle pensé —, et l'angoisse que lui causait maintenant la folle
entreprise de sa grand-mère aggravait son état.
— Le criminel ayant réussi à s'échapper, expliqua Nick, nous ne
savons pas qui est à l'origine des actes de malveillance commis
contre nous. Nous ignorons aussi leur but ultime. Le vol de la
formule de Divine est l'une des hypothèses possibles, mais ce n'est
pas la seule. Kate est donc peut-être en danger. De plus, toutes les
tribus indiennes d'Amérique du Sud ne sont pas amicales. Certaines
accueillent encore les étrangers à coups de flèches enduites de
poisons foudroyants comme le venin de grenouille ou le curare. De
nombreuses personnes parties explorer la forêt amazonienne n'en
sont jamais revenues. Une expédition comme celle-ci aurait dû être
soigneusement préparée, et non improvisée en quelques jours avec
des moyens de fortune.
Jake, visiblement anxieux, déclara alors :

149
— L'un de nous va prendre l'avion pour Rio de Janeiro, et je crois
préférable que ce soit vous, Sterling. Maman ne me pardonnerait
jamais d'avoir abandonné la société avant d'avoir mis en place
toutes les nouvelles mesures de sécurité.
— C'est aussi mon avis, dit l'avocat, et je vais m'occuper tout de
suite de la réservation. Je vous avoue cependant que je ne suis pas
sûr de retrouver
la trace de Kate. Elle peut être n'importe où, à l'heure qu'il est.
—En effet, convint Nick, mais pendant que vous serez en ligne
avec l'aéroport, profitez-en pour demander si Kate a déposé un plan
de vol. Dans l'affirmative, cela nous donnera son itinéraire et sa
destination finale.
—Excellente idée ! s'écria Caroline en serrant la main de son mari
dans la sienne.
Au cours des quelques jours précédents, son amour pour lui avait
encore grandi. Il semblait se sentir aussi bien dans sa famille que s'il
en avait toujours fait partie, et il s'était comporté pendant le
cambriolage et l'incendie du laboratoire avec le sang-froid et
l'autorité d'un homme de décision. L'inquiétude que lui inspirait
maintenant le sort de Kate était manifestement sincère, et son
analyse de la situation comme la pertinence de ses remarques
témoignaient de son intelligence. Caroline avait pu constater par
ailleurs qu'il s'était gagné le respect de son père et de Sterling — ce
que Paul Andersen n'avait jamais réussi à faire.
— Si nous retournions travailler, à présent ? proposa Jake en se
massant les tempes comme si une migraine commençait de le
tarauder. Auparavant, cependant, madame Brant, je dois vous dire
que je désapprouve vivement votre comportement dans cette affaire.
Je connais votre loyauté envers ma mère, mais en l'occurrence elle a
pris des risques insensés, et vous auriez dû m'avertir.
— Oui, monsieur Jake, vous avez peut-être raison, admit la
gouvernante d'un air contrit. Car si jamais il arrivait malheur à Mme
Kate parce que je ne vous ai pas prévenu, je me le reprocherais toute
ma vie.

L'avion survolait la forêt amazonienne, immense tapis vert coupé


en deux par les eaux troubles du fleuve qui lui donnait son nom.

150
C'était un spectacle grandiose, songea Kate en jetant un coup d'œil
par la vitre du cockpit.
Elle avait effectué le long trajet par petites étapes, en se disant
que c'était là la façon dont le pilote de la société aurait lui-même
procédé. Elle refusait d'admettre, avec Mme Brant, que les années
lui avaient enlevé ne serait-ce qu'un peu de son endurance
d'autrefois.
Quoi qu'il en soit, elle avait maintenant atteint sa destination, et
c'était tout ce qui comptait. Elle allait se poser à l'aéroport de Rio de
Janeiro, puis commencer de préparer son expédition. Une fois prête
à partir, elle enverrait un télégramme à Jake et à Sterling pour les
rassurer. En attendant, l'idée que son grand projet était enfin sur le
point d'aboutir l'excitait tellement qu'elle n'avait pas pu résister à la
tentation d'aller admirer d'abord, depuis les airs, cette forêt où se
cachait la mystérieuse fleur de jouvence.
Impatiente de décoller, une heure plus tôt, Kate avait négligé
d'inspecter auparavant l'intérieur du jet. Elle ne savait donc pas
qu'un passager clandestin y était monté pendant la nuit. Ce ne fut
que quand il sortit de sa cachette pour se glisser dans l'habitacle
qu'elle s'aperçut trop tard de sa présence : il lui avait déjà appuyé le
canon d'un pistolet sur la tempe.
—Ecoute-moi bien, la vieille, déclara-t-il d'une voix dure qui
donna le frisson à Kate, écoute bien, parce que, si tu ne fais pas
exactement ce que je te dis, tu le paieras de ta vie ! Tu as bien
compris ?
Kate hocha affirmativement la tête et se força à dominer sa peur.
Cet homme devait être celui qui avait mis le feu au laboratoire et
tenté de voler la formule de Divine, pensa-t-elle. Comment avait-il
réussi à s'introduire dans l'appareil ? Mystère, mais une chose au
moins était sûre : cela ne le mènerait à rien. Elle n'était peut-être
plus toute jeune, mais elle avait encore de la ressource. Son âge
pouvait même jouer en sa faveur, car le malfaiteur la prenait cer-
tainement pour une femme fragile et sans défense. Eh bien, il allait
vite se rendre compte de son erreur !
— Je veux que tu atterrisses sur la première piste que tu
trouveras, décréta l'homme.
— Il n'y a que des arbres à des kilomètres à la ronde, répliqua
Kate. Je ne vois aucune piste, ni même un espace de terrain

151
découvert assez grand pour me poser. Ce n'est pas un Piper Club
mais un jet que je pilote, au cas où vous ne l'auriez pas remarqué.
— Ne discute pas. Tu fais ce que je te dis, ou je te fais sauter la
cervelle ! cria l'homme en accentuant la pression du canon sur la
tempe de Kate.
—Très bien... Il y a là-bas une trouée qui ressemble à un tronçon
de route, et je vais essayer d'atterrir, mais tant pis pour vous si
l'avion s'écrase : je vous aurai prévenu.
—Contente-toi de m'obéir, vieille bique ! rugit l'homme.
En silence, Kate actionna le manche, et l'appareil commença à
descendre. La manœuvre délicate qu'elle allait devoir effectuer ne
l'empêchait pas de réfléchir. Le pirate ne savait sûrement pas piloter
un avion, sinon il aurait pris lui-même les commandes. Mais si elle
lui était utile pour l'atterrissage, il n'en serait pas de même après,
alors que comptait-il faire d'elle ? La retenir prisonnière ? La
droguer, puis l'abandonner en pleine forêt, sans vivres et à la merci
des bêtes sauvages ?
Quitte à mourir, Kate préférait que ce ne soit pas au terme d'une
longue agonie, et un plan audacieux se forma en une seconde dans
son cerveau. A peine les roues du jet avaient-elles touché le sol que,
d'un brusque revers de main, elle écarta le pistolet de sa tête, bondit
sur ses pieds et tenta de se frayer un passage entre le siège du pilote
et le pirate.
Une âpre lutte s'engagea tandis que l'appareil cahotait sur la
surface inégale de la route, moteur emballé et ailes agitées
d'oscillations de plus de plus fortes.
Ces secousses profitèrent d'abord à Kate : son adversaire perdit
soudain l'équilibre, et le pistolet tomba par terre. La vieille dame
crut pouvoir le ramasser la première, mais le temps qu'elle se
penche, l'homme s'était jeté en avant pour le récupérer et le pointait
sur elle. Il se releva ensuite, et Kate comprit qu'il allait tirer, mais un
cahot particulièrement violent la projeta alors contre la porte du
cockpit, qui s'ouvrit sous le choc.
Kate bascula dans le vide, heurta durement le sol et roula
plusieurs fois sur elle-même. Une douleur aiguë lui transperçait la
hanche, et elle s'entendit gémir, jusqu'à ce qu'un bruit assourdissant
vienne soudain couvrir tous les autres : l'une des ailes de l'avion
avait rencontré un arbre et s'était détachée du fuselage.

152
Brusquement déséquilibré, le jet poursuivit un bref instant sa
course folle avant de percuter de plein fouet un second arbre et
d'exploser dans un grand jaillissement de flammes et de débris.
Même si elle en avait eu la capacité physique, Kate n'aurait pas eu
le temps de s'éloigner : un fragment de l'appareil détruit lui heurta
brutalement la tête, sa vue s'obscurcit, et elle perdit connaissance.

Alertés par le fracas de l'accident et la lueur de l'incendie, un


groupe d'Indiens accourut sur les lieux. Ils n'étaient pas hostiles aux
étrangers et possédaient une longue expérience de la médecine par
les plantes.
Ils fabriquèrent rapidement une civière avec des branches et des
lianes tressées. Ils y déposèrent ensuite la vieille dame inconsciente
et l'emmenèrent dans leur village, au cœur de la forêt vierge.

153
20.

— Que se passe-t-il, Caro? demanda Nick d'une voix inquiète en


se précipitant dans la cuisine après avoir entendu sa femme pousser
un cri.
Le visage baigné de larmes, Caroline reposa le combiné d'une
main tremblante et courut se réfugier dans les bras de son mari.
— Nick ! Oh ! Nick..., bredouilla-t-elle entre deux sanglots.
Grand-mère... est... Elle est morte.
— Morte? Mais c'est impossible ! Tu en es sûre ?
— Oui. C'était... papa, au téléphone. Sterling vient de l'appeler
d'Amérique du Sud. On a localisé le jet de la société. Grand-mère a
dû avoir des ennuis... de moteur ou quelque chose comme ça, parce
qu'elle a... essayé d'atterrir dans la forêt. Mais l'avion s'est écrasé
et... a ensuite explosé.
— Est-on sûr qu'elle est morte, qu'elle n'a pas été éjectée ?
—Oui, malheureusement. On a retrouvé au milieu des débris le...
corps de grand-mère, ou du moins ce... qu'il en restait, car le feu...
l'avait presque entièrement calciné. Oh ! mon Dieu, Nick...
—Chut... Calme-toi, Caro ! Je sais combien tu aimais Kate. Je
comprends ta peine et je la partage. Viens en haut avec moi, tu vas
t'étendre un moment.
Hébétée de douleur, la jeune femme se dirigea vers la porte, mais
ses larmes l'aveuglaient, et elle trébucha. Nick la souleva alors de
terre et la porta dans sa chambre, l'allongea sur le grand lit, puis tira

154
les rideaux pour protéger la pièce du soleil couchant, de jour en jour
plus brillant maintenant que l'hiver commençait de céder la place au
printemps.
Il se rendit ensuite dans la salle de bains, humecta un gant de
toilette qu'il alla poser sur le front de Caroline. Puis il descendit au
rez-de- chaussée chercher un verre dans lequel il versa deux doigts
de cognac qu'il lui fit boire lentement.
Il s'allongea ensuite près d'elle, l'attira contre lui et la berça
doucement jusqu'à ce qu'elle finisse par s'endormir.
Une sourde angoisse étreignait le cœur de Nick tandis qu'il
contemplait sa femme assoupie. Il lui trouvait mauvaise mine
depuis le soir du cambriolage, et, bien qu'elle ne lui eût rien dit, il la
soupçonnait d'être enceinte. La méthode de contraception qu'elle
utilisait devait l'avoir trahie, mais elle le lui avait caché. Etait-ce
parce qu'elle avait l'intention de le quitter bientôt, ou celle d'inter-
rompre sa grossesse, ou les deux ?
Nick était cependant fermement décidé à ne pas la laisser faire. Il
était prêt à tout pour l'en empêcher, même à la garder enfermée s'il
le fallait jusqu'à la naissance du bébé.
Ses pensées revinrent soudain à Kate. Il avait du mal à croire que
la mort était vraiment parvenue à vaincre une femme comme elle —
énergique, combative et si indomptable en apparence ! Il n'y avait
cependant aucune raison de mettre en doute l'identité du cadavre
retrouvé, puisque la vieille dame était seule dans l'avion au moment
de l'accident.
Les ennuis de moteur qui semblaient en être la cause méritaient
en revanche que l'on s'interroge : n'étaient-ils pas la conséquence
d'un acte de sabotage ? Mais Sterling avait sûrement eu la même
idée, et il veillerait à ce que l'appareil soit examiné par des experts.
Ce problème-là se réglerait sans lui, songea Nick. Sa priorité à
lui, dans l'immédiat, consistait à protéger Caroline. Instinctivement,
ses bras l'enlacèrent plus étroitement. Il se sentait capable de tuer
quiconque tenterait de lui faire du mal, à elle et à leur enfant.

Les jours passèrent. Caroline était à peine remise du choc causé


par la mort de sa grand-mère qu'une lettre des services de
l'immigration arriva lui demandant, ainsi qu'à Nick, de se présenter
pour un nouvel interrogatoire. Décidément, songea-t-elle, le destin

155
semblait vouloir ne lui laisser aucun répit. Depuis le début de
l'année, sa vie n'était que bouleversement. Il y avait d'abord eu la
menace d'expulsion de Nick et leur mariage précipité, puis
l'incendie du laboratoire et la mort de sa grand-mère, et maintenant
ce rendez-vous qui planait comme une nouvelle menace.
— Nous sommes obligés d'y aller ? demandât-elle d'une voix
inquiète quand Nick l'eut informée du contenu de la missive.
— Oui. A moins d'entrer dans la clandestinité, ce que ni toi ni moi
ne pouvons nous permettre, je ne vois pas comment l'éviter. Nous y
sommes légalement tenus et, si je ne vais pas à ce rendez-vous, le
ministère de l'Intérieur aura un prétexte pour me déclarer
hors-la-loi. Tu n'as pas à t'inquiéter, d'ailleurs : les services de
l'immigration nourrissent peut-être des soupçons sur l'authenticité
de notre mariage, mais ils n'ont aucune preuve pour les étayer. Si
nous ne voulons pas attirer de nouveau leur attention, cependant, je
crains que nous ne soyons forcés de rester mariés pendant encore
un bon moment.
— Nous savions dès le départ que cette situation ne serait pas
facile à vivre, souligna Caroline avant de se détourner pour cacher à
Nick ses yeux remplis de larmes.
— Oui, certes, mais...
Nick ne termina pas sa phrase : Caroline venait de quitter en hâte
la cuisine, et ses pas résonnaient déjà dans l'escalier.
Il se lança à sa poursuite, mais le temps qu'il arrive au premier
étage, elle s'était enfermée dans la salle de bains de sa chambre et
avait ouvert les robinets de la douche. Le bruit de l'eau devait
l'empêcher de l'entendre frapper à la porte, songea-t-il. Que lui dire,
de toute façon ? On ne pouvait pas forcer une femme à vous aimer.
Envahi soudain par un terrible sentiment d'impuissance, il soupira.
Mais tandis qu'il promenait un regard triste sur la pièce où Caroline
s'était installée, l'idée lui vint soudain que là sans doute se trouvait
une partie du problème : il n'aurait pas dû laisser sa femme dormir
ailleurs que dans sa chambre à lui.
Cette pensée lui redonna de l'énergie : se précipitant alors vers la
penderie, il commença de décrocher les vêtements qui s'y
trouvaient.

156
Après avoir arrêté l'eau, dont elle espérait que le bruit avait
couvert celui de ses sanglots, Caroline sortit de la salle de bains et
écarquilla les yeux en découvrant sa chambre dans le plus grand
désordre : le placard ainsi que tous les tiroirs de la commode étaient
ouverts, et leur contenu s'entassait pêle-mêle sur le lit.
— Nick ! s'écria-t-elle. Qu'est-ce qui te prend?
— Je déménage tes affaires, répondit-il en se dirigeant vers la
porte, une pile de vêtements dans les bras. Imagine que les services
de l'immigration nous rendent une visite surprise et s'aperçoivent
que nous sommes installés dans deux chambres séparées... Ils ne
croiront plus un mot de ce que nous leur dirons, ensuite ! C'est cela
que tu souhaites ?
— N... non, balbutia Caroline. Bien sûr que non !
Son cœur battait à grands coups dans sa poitrine, Nick
voudrait-il aussi qu'elle passe désormais toutes ses nuits avec lui ?
La réponse lui fut donnée le soir même, quand ils montèrent se
coucher. Alors que la jeune
femme s'apprêtait à s'éloigner dans le couloir pour gagner son
ancienne chambre, Nick l'attrapa par la main et la tira en arrière en
s'écriant :
— Hep ! Où vas-tu comme ça ?
— Mais... me coucher, bredouilla-t-elle, à la fois troublée et
effrayée par l'intensité avec laquelle les yeux noirs de son mari la
fixaient.
— Dans ce cas, tu te trompes de direction, déclara-t-il d'une voix
ferme. A partir de maintenant, nous dormirons dans le même lit... le
mien.
Puis, comme s'il craignait qu'elle ne protestât, il la souleva dans
ses bras et la porta dans sa chambre.
Les mains nouées autour du cou de Nick, Caroline était en proie
aux émotions les plus contradictoires. Devait-elle résister ou céder à
la volonté de son mari? Elle avait l'impression d'être une captive de
l'ancien temps enlevée par un beau cosaque mais, malgré ses idées
féministes, elle ne pouvait se défendre de trouver cela excitant.
Son émoi grandit encore quand Nick la déposa sur le lit, puis alla
fermer la porte à clé. Il n'alluma aucune lampe, si bien que la
chambre était seulement éclairée par les rayons argentés de la lune
entrant par les fenêtres dont les rideaux étaient restés entrouverts.
— Déshabille-toi, Caro ! ordonna-t-il une fois revenu près du lit.

157
Sur ces mots, il commença de déboutonner sa chemise, et la
jeune femme ne songea à rien d'autre. Ses doigts tremblaient sous
l'effet conjugué de la nervosité et de l'impatience, tandis qu'elle
enlevait ses vêtements, puis rabattait le couvre-lit.
Son cœur battait maintenant si fort qu'il lui semblait sur le point
d'éclater. Une fois couchée, elle tendit la main pour remonter la
couverture, mais Nick ne lui en laissa pas le temps : nu lui aussi, il
s'étendit à côté d'elle, et son poids creusa le matelas de telle sorte
que Caroline bascula contre lui.
— Ne te cache pas, dit-il. Je veux te voir tout entière pendant que
je te fais l'amour.
Puis l'emprisonnant dans ses bras, il posa ses lèvres sur les
siennes et se mit à lui dévorer la bouche en un baiser violent et
possessif. Comme chaque fois que Nick la touchait, Caroline sentit
tous ses sens s'embraser, et un long frémissement la parcourut
tandis qu'elle entrouvrait docilement les lèvres pour l'accueillir plus
profondément encore. Il était tout pour elle, et elle voulait s'offrir à
lui sans réserve. Peut-être ce don total d'elle- même finirait-il par
faire comprendre à son mari qu'elle l'aimait, songea-t-elle
vaguement, à défaut de pouvoir lui avouer tout haut ses sentiments.
— J'adore te toucher. Tu as un corps si doux, si tendre, si
féminin..., chuchota Nick tout en promenant langoureusement ses
mains sur la peau nue de Caroline. Et il est à moi... Il n'y en a pas
une parcelle qui ne m'appartienne, tu le sais, Caro, n'est-ce pas ?
— Oui, murmura-t-elle, à la fois surprise et heureuse de le voir se
montrer aussi passionné à son égard.
Il lui entoura alors les seins de ses mains, et se mit à les caresser
lentement, tout en les agaçant de la bouche, des dents, de la langue...
Des vagues de plaisir inondèrent Caroline comme le flux d'une
marée de plus en plus puissante. Une lave incandescente se déversa
bientôt dans ses veines. Toute pudeur envolée, elle se mit à gémir et
à répondre à chaque sollicitation de Nick, s'offrant avec fièvre à ses
attouchements.
Ses paumes allaient et venaient sur les épaules et le dos de son
amant, dont elle s'émerveillait de sentir les muscles frémir sous ses
doigts. Ses lèvres posaient des baisers brûlants sur le torse viril
tandis qu'elle s'enivrait du goût salé de sa peau, et de cette odeur
désormais familière — mélange d'after-shave, de vodka et de

158
cigarettes blondes — devenue pour elle éminemment masculine et
érotique.
Lorsqu'il l'invita à lui ouvrir les jambes, elle crut qu'il allait enfin
satisfaire le besoin presque désespéré qu'elle avait d'assouvir sa
passion, mais il glissa la main entre ses cuisses et se mit à explorer
les doux replis de son sexe avec un art qui ne fit qu'attiser davantage
le feu qui la dévorait.
— Nick, je t'en supplie..., l'implora-t-elle.
— Pourquoi me supplier ? demanda-t-il sans cesser de la torturer
par de lents mouvements de doigts. Si tu as envie de quelque chose,
tu n'as qu'à le prendre, ma chérie !
Jamais Caroline ne se serait crue capable d'une telle audace, mais
enhardie par le défi sensuel qu'il lui lançait, ainsi que par le violent
désir qui la possédait, elle renversa Nick sur le dos, et se mit à
califourchon sur lui. Elle poussa un cri de bonheur en sentant le
membre dur et palpitant de son mari s'enfoncer en elle. Rien
n'égalait la perfaction de cet instant où son corps de femme ne
faisait soudain plus qu'un avec celui de l'homme qu'elle aimait.
Les bras de Nick s'enroulèrent alors autour de ses hanches, et il
garda rivés sur son visage des yeux où brillait un mélange d'ardeur
et de triomphe tandis qu'il commençait d'aller et venir en elle.
Il semblait savoir d'instinct comment épouser son rythme pour
lui procurer les sensations les plus fortes, et quand elle se mit à le
chevaucher avec frénésie pour atteindre le point culminant du
plaisir, il se cambra et lui emprisonna les hanches jusqu'à ce que la
jouissance fonde sur elle avec une intensité qui lui coupa le souffle.
Alors, sans attendre, il la fit basculer sur le côté afin de venir sur
elle et, lui soulevant les reins, il plongea au plus profond de cette
féminité offerte. Un violent frisson le parcourut, et des
tremblements l'agitaient encore quand, avec un soupir d'aise, il
enfouit son visage dans les cheveux déployés de Caroline.
Ils restèrent ainsi de longues minutes, immobiles et silencieux,
puis Nick se redressa, effleura d'un baiser les lèvres de sa femme et
s'écarta d'elle. Il lui passa ensuite un bras autour des épaules et, de
sa main libre, sortit du paquet posé sur la table de chevet une
cigarette qu'il alluma.
Après en avoir tiré quelques bouffées, et comme Caroline se
taisait toujours, il eut envie de savoir ce qu'elle pensait, et lui
demanda d'une voix douce :

159
—Alors, tu regrettes d'avoir changé de chambre ?
— Non, répondit-elle — si bas qu'il l'entendit à peine.
Mais il l'entendit tout de même, et un fol espoir lui remplit le
cœur.
— Tu... tu comptes vraiment me garder ici ? reprit-elle.
— Oui.
Au grand soulagement de Nick qui s'attendait à des
protestations, elle ne dit rien.
Etait-il possible, se demanda-t-il soudain, que le bonheur qu'ils
venaient de partager signifie davantage, pour elle aussi, que l'union
de deux corps ?
Il n'osa cependant pas lui poser la question. Il s'était juré de ne
pas la brusquer, et de patienter jusqu'à ce que Caroline soit prête à le
considérer comme son mari, à part entière et pour toujours.
Car si, finalement, son attente se révélait vaine, il s'effacerait afin
de lui permettre de trouver l'homme qui saurait la rendre
pleinement heureuse.

Par une étrange ironie, le hasard voulut que la date fixée pour
leur entretien avec les services de l'immigration fût le 1er avril.
Il faut dire que peu de jours auraient mieux convenu à la
circonstance, songea Caroline avec amertume tandis que Nick garait
la Mercedes devant le bâtiment administratif. N'étaient-ils pas là
pour mystifier le gouvernement, pour faire croire que leur mariage
était fondé sur des sentiments profonds et réciproques ?
Une bien triste comédie, en vérité. Car si sonamour pour son
mari n'aurait pu être plus profond, il n'était pas question, hélas, de
réciprocité, sinon Nick se serait sûrement déjà déclaré.
A la tristesse de la jeune femme se mêlait pourtant une secrète
exaltation, car le test de grossesse acheté quelques jours plus tôt lui
avait appris, le matin même, qu'elle était enceinte. Cet enfant, elle le
désirait plus que tout au monde ; elle regrettait seulement de ne
jamais pouvoir former avec lui et Nick une vraie famille.
Ainsi partagée entre des émotions diverses dont l'intensité était
le seul point commun, Caroline ne remarqua pas les regards
admiratifs que lui lançaient les hommes croisés dans les couloirs de
l'immeuble.

160
Nick, lui, les remarqua et, irrité, finit par passer un bras possessif
autour des épaules de sa femme pour décourager d'éventuels
audacieux.
Howard et Sheffield s'étaient vu retirer son dossier, découvrit
Nick un moment plus tard. Sans doute leurs supérieurs les
avaient-ils jugés trop crédules. Quoi qu'il en soit, ce fut dans le
bureau d'une certaine Mme Penworthy que Caroline et lui furent
introduits. C'était une femme grande et forte, à qui des lunettes à
monture d'acier et des cheveux gris tirés en arrière donnaient un air
sévère. Elle ne devait se laisser ni attendrir ni duper facilement.
La fonctionnaire prit le temps d'examiner ses visiteurs de la tête
aux pieds avant de les inviter à s'asseoir — sur un ton autoritaire qui
n'était pas sans rappeler celui de Kate Fortune s'adressant à un
employé récalcitrant. Nick avança un siège à
Caroline, qui lui parut très nerveuse, puis s'installa dans un autre
et attendit que leur interlocutrice engageât la conversation.
Après avoir ouvert une chemise cartonnée et parcouru des yeux
les documents qu'elle contenait, Mme Penworthy déclara d'une voix
froide :
— Je ne vais pas perdre mon temps à vous poser les mêmes
questions que mes collègues. Vous semblez les avoir convaincus de
l'authenticité de votre mariage, mais nous avons reçu depuis des
informations selon lesquelles vous vous seriez en fait mariés
uniquement pour éviter à M. Valkov d'être expulsé du territoire
américain. Son renvoi en Russie aurait même été si dommageable
aux laboratoires Fortune Cosmetics qu'il aurait reçu une grosse
prime pour contracter ce mariage. Est-ce vrai ?
— Non, répondit Nick sans ciller.
— Dans ce cas, monsieur Valkov, auriez-vous la bonté de
m'expliquer pourquoi M. Jacob Fortune a effectué un virement de
deux cent mille dollars sur votre compte bancaire le jour même de
votre mariage — ce qu'une enquête complémentaire nous a permis
d'établir ?
—Si vous savez cela, madame, vous savez sûrement aussi que j'ai,
peu après, déposé cette même somme sur un compte bloqué destiné
aux enfants que nous aurons, ma femme et moi. Les fonds que m'a
donnés mon beau-père n'avaient pas d'autre destination.
Caroline eut de la peine à contenir une exclamation de stupeur.
Ainsi, Nick n'avait pas gardé les deux cent mille dollars ?

161
songea-t-elle. L'argent ne faisait pas partie des raisons qui l'avaient
persuadé de l'épouser ? Et il avait parlé d'enfants... De leurs
enfants...
— Vous semblez surprise, madame Valkov, observa la
fonctionnaire, à qui rien n'échappait visiblement. Je peux vous
demander pourquoi ?
— A... à cause de la générosité de mon père, bredouilla Caroline.
Je... euh... je ne connaissais pas le montant exact de la somme
versée à l'intention de... de nos futurs enfants. C'est mon mari qui
tient les comptes du ménage.
— Ecoutez, madame Penworthy, intervint Nick, nous gagnerions
tous du temps si, au lieu d'essayer de nous piéger sur des points de
détail, vous nous laissiez vous exposer la situation telle que nous la
voyons. Les informations reçues par vos services proviennent à
notre avis d'un concurrent des laboratoires Fortune Cosmetics qui
cherche à leur nuire. Vous avez certainement appris la mort de Kate,
la grand-mère de ma femme, dans un accident d'avion... Eh bien, je
pense — et je ne suis sûrement pas le seul — que cet accident est dû à
un sabotage et que les accusations portées contre moi relèvent du
même complot. Vous avez raison au moins sur un point : en tant que
directeur de la recherche et du développement, je joue un rôle clé
dans l'entreprise, et mon expulsion lui porterait un coup sérieux.
C'est pour cela qu'il y a d'abord eu cette ridicule allégation selon
laquelle j'aurais appartenu au K.G.B., et qu'on essaie maintenant de
vous faire croire que mon mariage avec Caroline est un simple
subterfuge pour m'éviter d'être renvoyé en Russie... Il
me paraît pourtant évident que mon épouse et moi formons un
vrai couple — un couple très heureux, même.
Le plaidoyer de Nick ne semblant pas avoir convaincu Mme
Penworthy, Caroline lui dit d'une voix douce :
— J'aime mon mari, je vous en donne ma parole. La preuve, c'est
que j'attends un enfant de lui.
Elle avait laissé échapper ces deux secrets sans réfléchir, poussée
par la seule volonté d'épargner à Nick de nouveaux ennuis avec le
ministère de l'Intérieur. Quand elle mesura le choc que ces
révélations risquaient de causer à Nick, cependant, elle rougit et
baissa les yeux de peur de croiser le regard de son mari et d'y lire de
la consternation.

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Sa surprise n'eut donc d'égale que sa joie quand il se pencha vers
elle, lui prit la main et déclara à la fonctionnaire :
— Moi aussi, j'aime ma femme, et je suis tellement heureux et fier
de la savoir enceinte que, d'ici un mois, mes collègues de travail me
bâillonneront sûrement tous les matins pour m'empêcher d'en
parler. Si c'est une fille, nous avons décidé de l'appeler Katherine.
— Et si c'est un garçon ? demanda Mme Penworthy à Caroline.
— Sacha, comme son grand-père paternel, répondit la jeune
femme. C'est le diminutif russe d'« Alexandre ».
Pour la première fois depuis le début de l'entretien, l'expression
de la fonctionnaire s'adoucit.
— Je crois que je vais pouvoir refermer votre dossier,
annonça-t-elle. Il faudrait en effet être aveugle pour ne pas voir que
vous vous adorez, tous les deux, et je suis d'accord avec vous : les
laboratoires Fortune Cosmetics sont la cible d'un mystérieux
complot, dont vous avez été les victimes. Je vous présente mes
excuses, au nom de mon administration, pour vous avoir soumis à
toutes ces tracasseries. Nous ne vous ennuierons plus.
Lorsqu'ils eurent quitté le bâtiment, Nick aida Caroline à
remonter dans la Mercedes avant de s'asseoir au volant et de mettre
le contact. Mais, au lieu de démarrer, il se tourna vers sa femme et
lui déclara, le visage grave :
— C'est vrai, ce que tu as dit à Mme Penworthy ? Tu m'aimes donc
réellement ?
— Oui, avoua-t-elle. Tout ce que j'ai dit est vrai, et je porte bien
ton enfant. J'aurais préféré te l'annoncer dans d'autres
circonstances, mais...
— Ne t'inquiète pas : je le savais. Je m'en doutais déjà depuis un
certain temps, mais même si je n'étais pas chimiste, je serais capable
de lire le résultat d'un test de grossesse... Tu as jeté celui que tu as
fait ce matin dans la poubelle, sans penser qu'il pourrait me tomber
sous les yeux.
Nick tendit la main, la posa sur le ventre de Caroline et reprit :
— Moi non plus, je n'ai pas menti, tout à l'heure : l'idée d'avoir en
enfant de toi me rend fou de joie. Et nous en ferons d'autres, ma
chérie — enfin, si tu le veux bien — car nous n'allons pas divorcer. Je
t'aime, Caro, et je n'ai qu'une envie : passer le restant de mes jours
avec toi.

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—Oh ! Nick, je..., commença la jeune femme d'une voix étranglée
par l'émotion.
Les mots moururent sur ses lèvres : Nick venait de l'enlacer, et sa
bouche se rapprochait de la sienne...
Au bout d'un long moment, ils rompirent leur étreinte, et Nick
attira tendrement Caroline contre lui.
—Alors, madame Valkov, demanda-t-il d'un ton taquin, que
décidez-vous ? Je garde mon emploi de mari ou non ?
—Vous le gardez, monsieur Valkov, répondit- elle avec un sourire
radieux, et je vais même vous titulariser. A vie !

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