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Université Abdou Moumouni Année académique 2020-2021

Faculté des Sciences Juridiques et Politiques (FSJP)


Département de Droit public
Licence 2 Droit
Travaux Dirigés de Droit administratif
Chargé du Cours : M. Gandou Zakara
Chargés de TD : Boubacar Soumana, Abba Aissata, Salatikoye Djaffarou, Abdourhamane
Mahamane Moumouni, Ibrahim Niandou, Yasser Alkaly, Ousmane Mahamane Boubacar

14ème séance : La responsabilité pour faute de l’administration


I. Lectures
Les étudiants sont invités à prendre connaissance des commentaires au GAJA sous :
- Principes généraux :
T.C. 8 Février 1873, Blanco ;
- Faute personnelle-faute de service :
T.C. 30 Juillet 1873, Pelletier ;
C.E. 26 Juillet 1918, É poux Lemonnier ;
T.C. 14 Janvier 1935, Thépaz ;
-Faute simple-faute lourde
C.E. 10 Févier 1905, Fromaso-Grecco ;
C.E. 29 Mars 1946, Caisses primaires départementales d’assurances sociales de Meurthe
et Moselle.
II. Document
Jean-Pierre DUBOIS « Généralités, termes du problème » In, responsabilité pour faute,
Répertoire de la responsabilité de la puissance publique, Dalloz, 2014.

Commentaire

Commentez l’arrêt CE, 10 Avril 1992, É poux V

1
ARRÊT : CONSEIL D'ÉTAT, 10 AVRIL 1992, ÉPOUX V
Vu la requête, enregistrée le 2 juin 1986 au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat,
présentée pour M. et Mme V., demeurant ... , et tendant à ce que le Conseil d'Etat : 1°)
annule le jugement du 4 avril 1986 par lequel le tribunal administratif de Rouen a rejeté
leur demande tendant à la condamnation de l'hô pital clinique du Belvédère à Mont-
Saint-Aignan (Seine-Martime) au versement de la somme de 4 437 600 F avec intérêts,
en réparation des conséquences dommageables de la césarienne pratiquée sur Mme V. le
9 mai 1979 et a mis à leur charge les frais d'expertise médicale ; 2°) condamne la
clinique du Belvédère à payer aux époux V. une somme de 4 437 600 F avec les intérêts
et les intérêts des intérêts en réparation du préjudice subi, Vu les autres pièces du
dossier ; Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre
1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ; Après avoir entendu : - le rapport de M.
Salat-Baroux, Auditeur, - les observations de Me Roger, avocat des époux V. et de la SCP
Célice, Blancpain, avocat de l'hô pital clinique du Belvédère, - les conclusions de M. Legal,
Commissaire du gouvernement ;
Sur le principe de la responsabilité : Considérant que Mme V. a subi, le 9 mai 1979,
quelques jours avant le terme de sa grossesse, à l'hô pital clinique du Belvédère à Mont-
Saint-Aignan (Seine-Maritime), une césarienne pratiquée sous anesthésie péridurale ;
qu'au cours de l'opération, plusieurs chutes brusques de la tension artérielle se sont
produites, suivies d'un arrêt cardiaque ; que Mme V. a pu être réanimée sur place, puis
soignée au centre hospitalier régional de Rouen, où elle a été hospitalisée jusqu'au 4
juillet 1979 ; qu'elle demeure atteinte d'importants troubles neurologiques et physiques
provoqués par l'anoxie cérébrale consécutive à l'arrêt cardiaque survenu au cours de
l'intervention du 9 mai 1979 ; Considérant qu'il résulte de l'instruction et, notamment,
de l'ensemble des rapports d'expertise établis tant en exécution d'ordonnances du juge
d'instruction que du jugement avant-dire-droit du tribunal administratif de Rouen en
date du 4 avril 1986, que la césarienne pratiquée sur Mme V. présentait, en raison de
l'existence d'un placenta praevia décelé par une échographie, un risque connu
d'hémorragie pouvant entraîner une hypotension et une chute du débit cardiaque ; qu'il
était par ailleurs connu, à la date de l'intervention, que l'anesthésie péridurale présentait
un risque particulier d'hypotension artérielle ; Considérant que le médecin anesthésiste
de l'hô pital a administré à Mme V., avant le début de l'intervention, une dose excessive
d'un médicament à effet hypotenseur ; qu'une demi-heure plus tard une chute brusque
de la tension artérielle, accompagnée de troubles cardiaques et de nausées a été
constatée ; que le praticien a ensuite procédé à l'anesthésie péridurale prévue et a
administré un produit anesthésique contre indiqué compte tenu de son effet
hypotenseur ; qu'une deuxième chute de la tension artérielle s'est produite à onze
heures dix ; qu'après la césarienne et la naissance de l'enfant, un saignement s'est
produit et a été suivi, à onze heures vingt-cinq, d'une troisième chute de tension qui a
persisté malgré les soins prodigués à la patiente ; qu'à douze heures trente, du plasma
décongelé mais insuffisamment réchauffé a été perfusé provoquant immédiatement une
vive douleur suivie de l'arrêt cardiaque ;

2
Considérant que les erreurs ainsi commises, qui ont été selon les rapports d'expertise la
cause de l'accident survenu à Mme V., constituent une faute médicale de nature à
engager la responsabilité de l'hô pital ; que par suite, M. et Mme V. sont fondés à
demander l'annulation du jugement attaqué du 4 avril 1986 en tant que par ce jugement,
le tribunal administratif de Rouen a rejeté les conclusions de M. et Mme V. ; Sur
l'évaluation du préjudice : Considérant qu'à la suite de l'accident d'anesthésie dont a été
victime Mme V., alors â gée de 33 ans, celle-ci reste atteinte de graves séquelles à la
jambe gauche et, dans une moindre mesure, au membre supérieur gauche ; qu'elle
souffre de graves troubles de la mémoire, d'une désorientation dans le temps et l'espace,
ainsi que de troubles du caractère ; qu'elle a dû subir une longue période de
rééducation ; que, du fait de son handicap physique, elle subit un préjudice esthétique ;
qu'enfin, si elle n'apporte aucun commencement de preuve d'une perte de salaire
effective, il est établi qu'avant son accident, elle exerçait la profession de maître
auxiliaire dans un collège d'enseignement secondaire et qu'elle a perdu toute
perspective de reprendre une activité professionnelle correspondant à ses titres
universitaires ; qu'il sera fait une juste appréciation de l'ensemble de ces éléments du
préjudice, en lui allouant une indemnité d'un montant d'un million de francs ;
Considérant que M. V., mari de la victime, subit un préjudice moral du fait de l'état de sa
femme et, qu'ayant trois enfants à charge, il subit des troubles dans ses conditions
d'existence ; qu'il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en lui allouant une
indemnité de 300 000 F ;
Considérant que M. et Mme V. ont droit aux intérêts des indemnités qui leur sont
accordées à compter du 12 novembre 1982, date de réception par l'hô pital clinique du
Belvédère de la demande d'indemnité qu'ils lui ont présentée ; Considérant que M. et
Mme V. ont demandé le 2 juin 1986 puis le 28 février 1990 la capitalisation des intérêts ;
qu'à chacune de ces dates, il était dû au moins une année d'intérêts ; que, dès lors,
conformément aux dispositions de l'article 1154 du code civil, il y a lieu de faire droit à
ces demandes ; Sur les frais d'expertise exposés en première instance : Considérant qu'il
y a lieu, dans les circonstances de l'affaire, de mettre à la charge de l'hô pital clinique du
Belvédère les frais d'expertise exposés en première instance ;
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Rouen du 4 avril 1986 est annulé
en tant qu'il a rejeté les conclusions de M. et Mme V. et mis à leur charge les frais
d'expertise.
Article 2 : L'hô pital clinique du Belvédère est condamné à verser à Mme V., la somme
d'un million de francs et à M. V., la somme de 300 000 F. Ces sommes porteront intérêts
au taux légal, à compter du 12 novembre 1982. Les intérêts échus les 2 juin 1986 et
28février 1990 seront capitalisés à ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 3 : Les frais d'expertise exposés en première instance sont mis à la charge de
l'hô pital clinique du Belvédère.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. et Mme V., à l'hô pital clinique du
Belvédère, à la caisse primaire d'assurance maladie de la région parisienne et au
ministre de la santé et de l'action humanitaire.
3
Généralités
1. On appellera ici « fautes administratives » les fautes commises par les agents des «
personnes administratives », c'est-à -dire des personnes morales de droit public ou des
personnes privées gestionnaires de services publics dès lors que ces dernières utilisent
(et seulement dans la mesure où elles utilisent) à cet effet des prérogatives de puissance
publique.
2. Ces fautes sont ainsi « administratives » moins organiquement (elles engagent la
responsabilité de personnes morales de droit public… le plus souvent, mais pas
toujours) que matériellement (elles sont commises dans l'exercice d'activités
administratives, soumises au droit administratif et relevant de la compétence des
juridictions administratives).
3. La présente rubrique ne traitera pas la question de savoir dans quels cas et à quelles
conditions la faute commise par l'agent d'une personne administrative engage sa
responsabilité personnelle ou au contraire celle de cette personne administrative au
nom de laquelle il a agi (ou devait agir)… ou encore les deux concurremment (V. Faute
des agents et responsabilité administrative [Resp. adm.]). Elle ne concernera certes que
les fautes susceptibles de mettre en jeu la responsabilité administrative, c'est-à -dire des
fautes qui ne pourront être que soit « de service », soit « personnelles mais non
dépourvues de tout lien avec le service », mais ne les considérera pas en tant que telles.
4. L'objet de cette rubrique est en effet d'analyser la faute comme condition du
déclenchement de la responsabilité administrative, ce qui suppose à la fois de définir la
notion de faute administrative, d'en comprendre les origines et les implications, mais
aussi de mesurer la diversité des applications de cette notion et d'établir son incidence
variable sur l'étendue de la responsabilité publique.
5. La dimension historique de ces interrogations est essentielle : le développement de la
responsabilité administrative se lit évidemment comme le recul du principe
d'irresponsabilité de la puissance publique, donc comme un rééquilibrage progressif de
la balance entre souveraineté et soumission de l'É tat au droit.
6. L'une des justifications de l'autonomie du droit administratif, précisément affirmée
dès 1873 sur le terrain de la responsabilité quasi délictuelle de l'É tat (T. confl. 8 févr.
1873, Blanco, Lebon 61 , 1er suppl. ; DP 1873. 3. 20, concl. David), résidait dans la
nécessaire limitation de la responsabilité de la puissance publique (« ni générale ni
absolue ») par rapport au droit commun de la responsabilité civile.
7. On pourrait aujourd'hui soutenir au contraire que la responsabilité administrative est
à certains égards plus étendue que la responsabilité civile, notamment en ce qu'elle peut
plus fréquemment être mise en jeu indépendamment de la commission d'une faute. Mais
la responsabilité pour faute est évidemment l'un des domaines de moindre originalité
du droit administratif par rapport au droit civil. Et l'évolution historique non seulement
a comblé le handicap quantitatif initial du droit public sur le droit privé (la
responsabilité administrative est aujourd'hui sinon « absolue », du moins « générale » ou

4
peu s'en faut), mais encore a permis l'obtention de résultats très proches de ceux de la
responsabilité civile, fû t-ce au moyen de techniques juridiques différentes.

8. En a témoigné remarquablement l'exemple de l'indemnisation des hémophiles


contaminés par le virus HIV lors d'une transfusion sanguine, question relevant du droit
(et du juge) administratif lorsque la transfusion était intervenue dans un établissement
public et, au contraire, du droit civil et de la compétence judiciaire lorsqu'elle avait été
réalisée dans un centre privé de transfusion. Le jeu d'un cô té, en droit administratif, des
mécanismes de la responsabilité sans faute (certes assez novateur s'agissant de victimes
en situation d'usager du service) et de l'autre, en droit privé, de l'obligation de résultat
quant à la qualité des produits transfusés a permis d'obtenir dans l'un et l'autre cas le
(même) résultat souhaité, c'est-à -dire le déclenchement automatique de la
responsabilité une fois établis la réparabilité du préjudice et le lien direct de causalité
avec l'activité du centre de transfusion en cause.
9. A fortiori, s'agissant cette fois de la seule responsabilité pour faute, pourra-t-on
soutenir que l'évolution de la responsabilité administrative se caractérise à la fois, et
d'un même mouvement, par une forte progression (au regard du principe
d'irresponsabilité originairement de droit commun) et par une perte relative de
spécificité par rapport au modèle de la responsabilité civile.
10. Après avoir caractérisé les étapes et le sens de cette évolution (V. infra, nos 11 s.), la
définition de la notion de faute en droit administratif et des catégories de fautes
administratives (V. infra, nos 54 s.) permettra de présenter le régime de droit commun
de la responsabilité administrative (responsabilité pour faute), les inflexions qui
peuvent l'affecter et enfin le régime de responsabilité atténuée qui subsiste encore dans
un nombre appréciable de cas (V. infra, nos 92 s.).

CHAPITRE 1ER - TERMES DU PROBLÈME


11. La place du régime de responsabilité pour faute en droit administratif ne peut être
mesurée sérieusement que dans une perspective dynamique, compte tenu de l'ampleur
des changements (V. infra, nos 12 s.). C'est seulement ainsi que peut se dégager la
signification, elle-même évolutive, de la relation entre faute et responsabilité (V. infra,
nos 33 s.).

Section 1re - Évolution historique


12. Le droit de la responsabilité administrative a profondément évolué depuis
l'établissement du « Nouveau Régime » que fut la République parlementaire dans les
années 1870. Cette évolution, essentiellement jurisprudentielle (V. infra, nos 13 s.),
commença par poser un principe de responsabilité administrative que la commission
d'une faute ne suffisait pourtant pas, initialement, à mettre en jeu (V. infra, nos 20 s.),
puis fit progresser cette responsabilité au point qu'aujourd'hui l'existence d'une faute ne

5
soit au contraire même plus toujours nécessaire à cette mise en jeu (V. infra, nos 23 s.),
sans pour autant que la responsabilité pour faute ait cessé d'être le régime de droit
commun de la responsabilité administrative (V. infra, nos 29 s.).
Art. 1er - Un droit constamment prétorien
13. La responsabilité administrative se caractérise d'abord, au même titre que
l'ensemble historique du droit administratif, comme un mécanisme d'autolimitation de
la puissance publique mis en œuvre dans un cadre essentiellement jurisprudentiel.
14. En droit civil, le principe qui oblige toute personne ayant causé par sa faute un
dommage à autrui à le réparer s'impose par la volonté de l'É tat (formulée dans l'article
1382 du code civil qui a valeur législative) et sa violation est sanctionnée par de
nouvelles interventions de l'É tat (condamnation par une juridiction étatique à des
dommages-intérêts et, le cas échéant, mise en œuvre de moyens d'exécution
contraignants impliquant par exemple l'intervention de forces de police) ; autrement dit,
l'obligation de responsabilité a une source et une sanction extérieures à la volonté de la
personne déclarée responsable.
15. À l'égard de l'Administration, c'est l'inverse qui est doublement vrai. Non seulement,
du point de vue des sources de l'obligation, aucune volonté extérieure ne pourrait
imposer une quelconque volonté juridiquement contraignante à l'É tat souverain, mais à
l'évidence la question de la sanction d'une éventuelle violation de l'obligation se pose
dans des termes radicalement différents de ceux de la problématique privatiste. Nul ne
saurait faire jouer contre l'Administration les voies d'exécution contraignantes qui
permettent, en droit privé, de forcer le responsable à assumer sa responsabilité :
comment « envoyer la police » à l'Administration alors que c'est précisément elle qui
détient le monopole de la contrainte sociale organisée, incarnée essentiellement par les
forces de police et par les forces armées ?
16. Même si un jeu de contrô les internes à l'Administration permet d'assujettir au droit,
quoi qu'ils en aient, les agents publics et les autorités subalternes, en ce qui concerne au
moins les « sommets » de l'Administration, les élus territoriaux et les autorités
gouvernementales, l'exécution de l'obligation de responsabilité qui pèse sur les
personnes administratives relève bien pour l'essentiel sinon d'une autolimitation, en
tout cas d'une soumission à la règle que ne garantit pas le recours à la contrainte
matérielle. Elle traduit en ce sens la conscience de l'obligation qu'ont les autorités
publiques de « rendre des comptes » aux citoyens qu'elles représentent (comme
l'exigeait l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dès
le 26 aoû t 1789 : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son
administration ») : deux sens du mot « responsabilité » se conjuguent ici pour fonder le
contrô le du bon déroulement de l'action administrative et pour donner à la
responsabilité administrative une fonction sociale spécifique.
17. Or, ce contrô le de l'action administrative, et partant la source de l'obligation de
responsabilité dont il a assuré le respect, furent historiquement jurisprudentiels. Car les
conditions politiques et juridiques de structuration de l'É tat dans la société française
obligeaient constituants, législateurs et juges, à partir de la Révolution, à tenter une
délicate conciliation entre les aspirations libérales nouvelles et un centralisme
6
multiséculaire que nul ne parvint à ébranler réellement avant la fin du xxe siècle.
L'écriture a priori de normes générales et impersonnelles n'y pouvait suffire.
18. C'est dès lors le Conseil d'É tat, symbole de la continuité entre Ancien Régime, modèle
napoléonien et tradition républicaine, qui se trouva le mieux placé, en tant qu'organe de
contrô le interne à l'Administration (initialement en droit et durablement en pratique),
pour élaborer le dosage subtilement évolutif de permanence et de changement
compatible avec les exigences constitutionnelles, les rapports de forces politiques et les
transformations administratives, économiques, sociales et culturelles de la société
française.
19. Ainsi s'est peu à peu construite la théorie de la responsabilité administrative. Les
régimes législatifs y ont toujours occupé une place sinon marginale, du point limitée à
quelques domaines délimités et spécifiques : le droit commun y fut toujours
jurisprudentiel.

Art. 2 - Faute, condition d'abord non systématiquement suffisante de la


responsabilité
20. La jurisprudence n'attendit pas neuf mois après l'entrée en vigueur de la loi du 24
mai 1872 consacrant la « justice déléguée » en droit administratif pour affirmer avec
éclat le principe d'une responsabilité de l'É tat du fait des services publics qu'il assure (T.
confl. 8 févr. 1873, Blanco, préc. supra, no 6) : la responsabilité des personnes
(administratives) s'ajoutant à l'exigence de régularité des actes, l'É tat était enfin
pleinement soumis au droit… sur ce plan principiel du moins.
21. Mais l'arrêt « Blanco » lui-même prenait soin de préciser que cette responsabilité de
l'É tat n'était « ni générale ni absolue », marquant ainsi les limites du progrès qu'il
apportait à l'É tat de droit. À vrai dire, la portée réelle de cette décision a été quelque peu
surévaluée a posteriori par la doctrine, car non seulement elle a moins posé une règle
nouvelle que donné un éclat retentissant à des solutions déjà mû ries par le Conseil
d'É tat (CE 6 déc. 1855, Rotschild, Lebon 707), mais elle refusa explicitement l'idée d'une
responsabilité « générale » de la puissance publique et en tout état de cause ne concerna
que l'É tat. Il y eut donc bien progrès, mais progrès limité et qui laissa le droit
administratif en 1873 très nettement en deçà du droit privé. Le principe de
responsabilité n'était pas encore dégagé de sa gangue, ni déployé dans toute sa logique,
même si ce pas décisif a incontestablement ouvert la voie au développement d'une
jurisprudence féconde.
22. Ainsi, dans un premier temps, il n'a pas suffi qu'une faute soit caractérisée pour que
la responsabilité administrative soit engagée. L'ancien principe d'irresponsabilité de la
puissance publique s'est maintenu soit totalement, soit partiellement (seules les fautes
les plus graves entraînant une responsabilité) pour des services considérés comme de
nature « régalienne » (justice, police, fisc) ou d'une gestion particulièrement difficile.
Sans doute aussi a pu jouer, chez le juge, la crainte qu'un grand nombre de litiges
potentiels, dans tel secteur de l'action administrative, ne compromette dangereusement
les finances publiques.

7
Art. 3 - Faute, condition ensuite non systématiquement nécessaire de la
responsabilité
23. Il fallut des décennies de progrès jurisprudentiel pour que la responsabilité publique
se généralise véritablement jusqu'à satisfaire le principe constitutionnel de
responsabilité des personnes juridiques, tiré tardivement par le Conseil constitutionnel
de l'article 4 de la DDH du 26 aoû t 1789 (Cons. const. 22 oct. 1982, no 82-144 DC, Rec.
Cons. const. 61. – Cons. const. 9 nov. 1999, no 99-419 DC , JO 16 nov. – Cons. const. 19
juin 2008, no 08-564 DC, JO 26 juin). Cette évolution affecta toutes les dimensions du
régime de responsabilité.
24. S'agissant des auteurs de faits dommageables, cependant que s'est développée une
responsabilité administrative du fait des fautes même personnelles des agents (V. Faute
des agents et responsabilité administrative [Resp. adm.]), l'applicabilité du principe posé
par la décision « Blanco » a été étendue aux collectivités locales (T. confl. 29 déc. 1908,
Feutry, Lebon 208), aux établissements publics et même, sous condition d'utilisation de
prérogatives de puissance publique pour la gestion d'un service public, à des personnes
privées (CE 13 oct. 1978, Assoc. dptle d'aménagement des structures agricoles du
Rhô ne, Lebon 368).
25. S'agissant des activités administratives assujetties, le principe de responsabilité
publique s'est peu à peu étendu à tous les services publics, y compris les plus « régaliens
», qui comme la police sont au cœur de la puissance publique (CE 10 févr. 1905, Tomaso
Grecco, Lebon 139 ).
26. S'agissant des préjudices réparables, même l'atteinte à la réputation, la souffrance
physique et la douleur morale (CE 24 nov. 1961, Min. Travaux publics c/ Cts Letisserand,
Lebon 661) sont aujourd'hui réparables par la justice administrative comme devant les
juridictions judiciaires.
27. Enfin, s'agissant des faits dommageables eux-mêmes, la puissance publique répond
non seulement de ses fautes – et il est de moins en moins fréquent qu'elle n'ait à
répondre que des plus graves de celles-ci (V. infra, nos 140 s.) –, mais aussi des
préjudices « anormaux et spéciaux » qui résultent d'une rupture de l'égalité devant les
charges publiques alors même qu'aucune faute administrative ne pourrait être
caractérisée (V. Responsabilité sans faute [Resp. adm.]). La commission d'une faute n'est
donc plus toujours nécessaire au déclenchement de la responsabilité administrative.
28. Cet élargissement impressionnant s'explique non seulement par la diffusion de
l'exigence de soumission de l'É tat au droit, mais aussi, et au moins autant, par la
demande croissante de sécurité juridique qui touche tous les secteurs des sociétés dites
développées. Sur ce terrain, la pression de l'ordre juridique européen aidant, la
singularité de l'É tat naguère souverain s'est fortement réduite, même si elle n'a pas
totalement disparu. On peut même aujourd'hui se demander si les conséquences
pratiques de l'autonomie du droit administratif en matière de responsabilité ne se sont
pas d'une certaine manière inversées, en ce sens qu'il serait parfois plus aisé de mettre
en cause la responsabilité de l'Administration que celle d'un particulier (notamment en
raison du développement de la responsabilité administrative pour risque).

8
Art. 4 - Responsabilité pour faute, régime constamment de droit commun
29. Le développement d'une responsabilité administrative sans faute, alors même qu'il
contribue fortement à la spécificité du droit public, ne saurait faire perdre de vue son
caractère exceptionnel à la fois sous l'angle statistique et du point de vue de la structure
de l'ordre juridique français. Le droit commun de la responsabilité, en droit
administratif comme en droit civil, reste construit autour de l'idée de sanction d'une
faute. En d'autres termes, sauf cas particuliers limitativement définis par la législation
ou par la jurisprudence, l'Administration n'est responsable d'un dommage causé par l'un
de ses agents que si une faute a été commise.
30. On ne doit pas se laisser ici abuser par le développement jurisprudentiel d'un régime
de responsabilité pour faute présumée (V. infra, nos 124 s.) qui, du point de vue de la
charge de la preuve supportée par la victime demanderesse de réparation, apparaît
comme intermédiaire entre responsabilité pour faute et responsabilité sans faute.
Certes, il suffit alors à la victime d'établir l'existence du préjudice et son rattachement à
l'action administrative pour que l'on présume l'existence d'une faute dès lors qu'une
condition particulière est remplie (par ex., l'administration d'un soin couramment
pratiqué en milieu hospitalier a eu des conséquences dommageables statistiquement
anormales sur un patient) : comme dans le régime de responsabilité sans faute, la charge
de la preuve reposant sur la victime s'arrête là . Mais, à la différence de la situation de
responsabilité sans faute, ce régime laisse à l'Administration la faculté de s'exonérer de
sa responsabilité en prouvant l'absence de faute, la présomption de faute n'étant pas
irréfragable.
31. Dans ces conditions, on ne saurait finalement assimiler le régime dit de présomption
de faute à un système de responsabilité sans faute : la condition tenant à la faute n'y
disparaît nullement, et la seule originalité qu'il présente par rapport au régime
traditionnel de responsabilité pour faute qu'est la « responsabilité pour faute prouvée »
– originalité certes essentielle en pratique du point de vue de la victime demanderesse –
tient au renversement de la charge de la preuve, transférée sur les épaules de
l'Administration défenderesse par exception au principe auctori incumbat probatio.
32. Enfin, sur un plan plus général, il est vrai que par nature la responsabilité
administrative, à la différence de la responsabilité civile, ne peut jamais être délictuelle :
les personnes administratives, étant toutes des personnes morales, ne sauraient
commettre elles-mêmes aucun délit (fû t-il « civil »). Il n'y a dès lors place en droit
administratif que pour une responsabilité quasi délictuelle… ou contractuelle. Mais pour
autant l'idée de sanction des fautes n'a pas disparu : la personne morale administrative
assumera les conséquences de fautes commises par ses agents (comme le commettant le
fait vis-à -vis de ses préposés en droit privé), quitte à se retourner contre eux et/ou à les
sanctionner disciplinairement pour défendre l'éthique du service public. La dimension
morale, pour être certes moins directement mise en jeu qu'elle ne l'est parfois au civil,
est donc loin de déserter le prétoire du juge administratif.

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Section 2 - Sens de la relation entre faute et responsabilité administrative
33. Les origines éthiques du concept de responsabilité (V. infra, nos 34 s.) n'ont pas été
totalement éclipsées, loin s'en faut, par la relation entre responsabilité et égalité propre
au droit public (V. infra, nos 39 s.). En revanche, l'évolution générale de la signification
sociale de la responsabilité (V. infra, nos 44 s.) a profondément modifié les attentes des
administrés (V. infra, nos 48 s.).

Art. 1er - Faute et morale


34. Le concept de responsabilité, entendu comme obligation de « répondre de », de «
rendre des comptes », n'est pas seulement ni même d'abord une notion juridique, mais
un impératif originellement religieux (la morale chrétienne obligeait à répondre de ses
fautes), essentiellement éthique (toute organisation sociale suppose que chaque acteur
assume ses actes) et, depuis les Lumières, tout autant politique (la responsabilité des
mandataires devant leurs mandants étant constitutive juridiquement de la théorie du
mandat et politiquement de l'exigence démocratique).
35. La complexité de cet héritage pluriel pèse encore sur le vocabulaire. Non seulement «
responsabilité » n'a pas le même sens dans le langage courant (« se comporter de
manière responsable ou irresponsable »), dans la langue philosophique ou sociologique
(l'« éthique de la responsabilité ») et dans ses acceptions juridiques, mais ces dernières
sont elles-mêmes multiples et hétérogènes : rien de commun, ni dans les domaines
d'application ni dans le principe du mécanisme juridique, entre « responsabilité
gouvernementale », « responsabilité pénale », « responsabilité du fait des choses », «
responsabilité personnelle des comptables », etc.
36. Le seul sens commun à tous ces emplois du mot « responsabilité » tient à l'idée
simple qu'une personne doit répondre des conséquences d'une action, d'un
comportement ou d'un événement, qu'elle en assume la charge. Mais les traitements
juridiques relèvent tantô t de la sanction ou de la punition (sanction pénale ou
disciplinaire, censure politique d'un gouvernement), tantô t de la réparation ou de la
correction (obligation de verser des dommages-intérêts, rétablissement de l'intégrité
pécuniaire d'un poste comptable).
37. De même, si certaines acceptions renvoient à l'idée – conforme à la doctrine de la
justice distributive – de la « juste punition d'une faute », d'autres n'en dépendent
nullement (le comptable en débet, l'Administration dans certaines hypothèses, « payent
» sans avoir « fauté »), ce qui indique déjà les limites de l'héritage chrétien. Cependant,
force est de constater qu'encore aujourd'hui, qu'il s'agisse de réparation ou de punition,
le droit commun, qui signale une valeur dominante, fait bien de la faute le facteur de
déclenchement de la responsabilité.
38. En effet, dès lors que la responsabilité fut affaire de moralistes avant d'être affaire de
juristes, l'héritage historique français, fait de droit romain mâ tiné de dogme catholique,
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a très naturellement conduit, comme en bien d'autres pays dits « occidentaux », à
privilégier la faute comme fondement d'une obligation de réparer. La responsabilité est
ici autant purification, expiation sinon rédemption, que restitution à la victime : sa
dimension punitive accompagne sans cesse, ne serait-ce qu'en filigrane, sa dimension
réparatrice.
Art. 2 - Faute et égalité
39. Si l'Administration n'est, sauf exceptions, pas soumise au même droit (civil) de la
responsabilité que les particuliers, ce n'est pas uniquement pour des raisons de
technique juridique, qui d'ailleurs ne suffisent jamais à justifier l'autonomie d'une
branche du droit. En réalité, le principe de responsabilité, élément fondamental de tout
régime de soumission de l'É tat au droit, change de fondement et de fonction sociale dès
lors qu'il s'applique non plus à un « particulier », c'est-à -dire à une personne privée qui
ne recherche en principe que son propre intérêt, mais à une Administration qui agit
dans un intérêt public, c'est-à -dire dans l'intérêt actuel ou virtuel de tous les citoyens.
40. Alors que la responsabilité des « particuliers » repose sur les idées de protection de
la sécurité juridique (des patrimoines) et de respect de la sû reté (qui suppose la
protection de l'intégrité des biens tout autant que celle de l'intégrité de la personne),
celle de l'Administration ne saurait relever seulement de ces impératifs certes
universels, mais aussi et surtout de l'égalité devant les charges publiques que l'article 13
de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (DDH) proclame en matière fiscale.
41. Lorsqu'un administré subit un préjudice du fait de l'Administration, il n'aura droit à
réparation que dans la mesure où la conduite d'une action administrative qui bénéficie à
tous a eu pour contrepartie l'infliction d'un dommage spécifique à un seul, donc où
l'égalité devant les charges publiques a été violée. Tel est le cas même lorsque le
dommage est dû à une faute d'un agent public, car la victime est alors défavorisée par
rapport à la situation « normale » (c'est-à -dire « moyenne ») dans laquelle
l'Administration doit fonctionner sans commettre de faute.
42. Ainsi toute faute causant un préjudice réparable peut-elle être considérée comme
génératrice d'une rupture d'égalité ; en d'autres termes, tout préjudice causé par une
faute de l'Administration est « anormal ». Le principe d'égalité devant les charges
publiques, principe de valeur constitutionnelle (car découlant, en matière de
responsabilité de la puissance publique, d'une interprétation extensive d'un alinéa du
préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 selon lequel « la nation proclame la
solidarité et l'égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités
nationales »), est donc le fondement essentiel de l'ensemble de la responsabilité
administrative, qu'elle soit « pour faute » ou « sans faute ».
43. Cependant, de même qu'en matière de responsabilité sans faute le principe d'égalité
se conjugue avec des considérations d'équité qui prennent en compte une donnée
exceptionnellement pénalisante pour la victime (il ne s'agit pas de rétablir
intégralement l'égalité mais seulement d'effacer les inégalités les plus choquantes parce
qu'extrêmes), de même la responsabilité pour faute, toute correctrice qu'elle est d'une
inégale répartition des charges publiques, répond avant tout à l'idée de sanction d'un
comportement condamnable de l'Administration : sous la mise en œuvre de l'égalité en
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droit proclamée en 1789, resurgit dans l'un et l'autre cas un jugement éthique dont le
juriste peut difficilement faire l'économie. On gardera simplement présente à l'esprit la
coloration égalitaire de ce jugement qui caractérise par construction la responsabilité
publique dans la tradition républicaine : les régimes de responsabilité, porteurs de
valeurs, reflètent toujours des « idées de droit » déterminées par les traits d'une époque
et d'un type de société.
Art. 3 - Faute et âges de la responsabilité
44. Dans une perspective historique, il est possible d'identifier trois « â ges » de la
responsabilité, à deux importantes réserves près : d'une part, une époque confronte
souvent des modèles et des pratiques plus ou moins « avancés » selon les systèmes
sociopolitiques et juridiques ; d'autre part, comme on le verra, même dans un système
donné un modèle nouveau peut coexister avec son ou ses prédécesseurs au lieu de s'y
substituer entièrement.
45. Le premier â ge est celui de la responsabilité collective de type « ethnique » ou tribal,
dans lequel l'esclave, le métèque, « répondent » en subissant leur statut inférieur d'une
défaite qui est signe moins d'une faute collective que d'une « disgrâ ce » collective, d'un
déplaisir des dieux. La responsabilité y est collective et sanctionne moins ce que l'on a
fait que ce que l'on est en raison du sort que l'on a subi.
46. Le deuxième â ge est celui de la responsabilité individualisée : le perfectionnement du
droit romain dépasse la gens et exalte l'individu ; la vision « judéo-chrétienne » héritée
des Pères de l'É glise ne peut sur ce point que renchérir. Cette éthique, qui est celle dont
encore aujourd'hui se réclame l'ordre juridique français, repose sur l'assomption par
chaque sujet de droits de ses actes et de ses comportements : on « paye » non pour ce
que l'on est mais pour ce que l'on a fait. Les Lumières, loin de la remettre en cause, l'ont
perfectionnée en la fondant sur un individualisme rationaliste : celui qui n'est pas en état
de juger n'est pas tenu de répondre d'actes qu'il n'a pu maîtriser.
47. Le troisième â ge est celui de la responsabilité socialisée. La DDH posant dès 1789 (en
matière fiscale) le principe d'égalité devant les charges publiques, certaines charges
doivent être partagées entre tous les citoyens qui peuvent « contribuer » à leur
assomption. Tel est le principe dont s'est inspirée la jurisprudence administrative pour
instituer des régimes de responsabilité sans faute, mais à l'évidence bien d'autres
institutions reposent sur ce même fondement, qu'il s'agisse de fonds de garantie
législatifs, de régimes législatifs reposant sur la « solidarité nationale » (V. par ex.
PONTIER, L'indemnisation des victimes d'essais nucléaires français, AJDA 2010. 676 ) ou
tout simplement du système de sécurité sociale. Dans toutes ces hypothèses, la
réparation d'un préjudice est déconnectée de toute appréciation de comportement
individuel et ne répond plus qu'à des impératifs d'égalité et de solidarité : on ne « paye »
plus pour expier mais pour contribuer au bien commun et pour rétablir le lien social
désirable.

Art. 4 - Faute et demandes symboliques

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48. La « socialisation » ou « publicisation » des charges peut ainsi induire un glissement
de la responsabilité à l'assurance. Or si la première suppose que soit établi un lien entre
le dommage subi par une victime et un fait lié à l'activité du « responsable », la seconde
garantit la réparation même si ce lien est loin d'être certain. Mais cette réparation n'est
alors que matérielle, le symbolique restant en souffrance tant que ledit « responsable »
n'est pas publiquement désigné.
49. L'exemple de l'indemnisation des transfusés séropositifs a montré dans les années
1990 à quel point la cloison entre responsabilité et assurance peut être mince, voire
poreuse : les juridictions administratives, au gré des premiers procès, ont mis en cause
la responsabilité de tel ou tel hô pital public, mais le législateur a, lui, institué un
mécanisme proche de l'assurance… cependant que l'opinion, insatisfaite, attendait que
joue une « responsabilité pénale » dans certains cas fantasmatique mais précisément
seule à paraître équilibrer symboliquement le traumatisme causé par cette affaire dans
l'inconscient collectif.
50. La demande de sanction, d'expiation individuelle, « afflictive et infamante », est en
réalité d'autant plus forte que le droit a évolué vers des formules qui privilégient
l'approche « compensatoire », la socialisation de la charge et l'automaticité objective de
la réparation. On peut y voir un retour, sinon du refoulé, du moins du sacrificiel : la quête
de la faute, sinon celle du talion, resurgit avec d'autant plus de force des profondeurs du
« sens commun » que le discours officiel et le droit s'en sont éloignés.
51. L'évolution est donc susceptible de chocs en retour et ne répond pas à un « sens de
l'histoire » mécaniquement univoque. Au demeurant, même dans un pays donné, une
époque du droit juxtapose souvent des « étapes logiquement distinctes ». Ainsi le droit
positif français actuel combine-t-il le modèle de la responsabilité individuelle
(traditionnel et qui reste dominant) et celui de la responsabilité socialisée (qui s'est
considérablement accru, au point peut-être de susciter, comme on vient de le voir, des
tensions réactionnelles).
52. Ce même droit français rejette encore pour l'essentiel l'idée d'un retour à l'antique
responsabilité collective, malgré des pressions croissantes en ce sens qui résultent des
déchirures du tissu social génératrices de fragmentations, notamment communautaires.
Ainsi, lorsque les « communautés », les « groupes partiels » manifestent selon une
logique corporative et violente, a pu apparaître à deux reprises la tentation d'instituer,
dans une « loi anticasseurs », une responsabilité pénale collective de tous les
manifestants – ou au moins de tous leurs dirigeants – du fait des exactions de quelques-
uns d'entre eux.
53. Quoi qu'il en soit, tout concourt à revaloriser la recherche des fautes, qu'elles restent
individuelles ou redeviennent collectives, dès lors que cette quête réagit contre
l'uniformisation, la dépersonnalisation et l'irresponsabilité ressenties comme croissant
avec la complexité technique et sociale.

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