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Fiche 14
Fiche 14
Commentaire
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ARRÊT : CONSEIL D'ÉTAT, 10 AVRIL 1992, ÉPOUX V
Vu la requête, enregistrée le 2 juin 1986 au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat,
présentée pour M. et Mme V., demeurant ... , et tendant à ce que le Conseil d'Etat : 1°)
annule le jugement du 4 avril 1986 par lequel le tribunal administratif de Rouen a rejeté
leur demande tendant à la condamnation de l'hô pital clinique du Belvédère à Mont-
Saint-Aignan (Seine-Martime) au versement de la somme de 4 437 600 F avec intérêts,
en réparation des conséquences dommageables de la césarienne pratiquée sur Mme V. le
9 mai 1979 et a mis à leur charge les frais d'expertise médicale ; 2°) condamne la
clinique du Belvédère à payer aux époux V. une somme de 4 437 600 F avec les intérêts
et les intérêts des intérêts en réparation du préjudice subi, Vu les autres pièces du
dossier ; Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre
1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ; Après avoir entendu : - le rapport de M.
Salat-Baroux, Auditeur, - les observations de Me Roger, avocat des époux V. et de la SCP
Célice, Blancpain, avocat de l'hô pital clinique du Belvédère, - les conclusions de M. Legal,
Commissaire du gouvernement ;
Sur le principe de la responsabilité : Considérant que Mme V. a subi, le 9 mai 1979,
quelques jours avant le terme de sa grossesse, à l'hô pital clinique du Belvédère à Mont-
Saint-Aignan (Seine-Maritime), une césarienne pratiquée sous anesthésie péridurale ;
qu'au cours de l'opération, plusieurs chutes brusques de la tension artérielle se sont
produites, suivies d'un arrêt cardiaque ; que Mme V. a pu être réanimée sur place, puis
soignée au centre hospitalier régional de Rouen, où elle a été hospitalisée jusqu'au 4
juillet 1979 ; qu'elle demeure atteinte d'importants troubles neurologiques et physiques
provoqués par l'anoxie cérébrale consécutive à l'arrêt cardiaque survenu au cours de
l'intervention du 9 mai 1979 ; Considérant qu'il résulte de l'instruction et, notamment,
de l'ensemble des rapports d'expertise établis tant en exécution d'ordonnances du juge
d'instruction que du jugement avant-dire-droit du tribunal administratif de Rouen en
date du 4 avril 1986, que la césarienne pratiquée sur Mme V. présentait, en raison de
l'existence d'un placenta praevia décelé par une échographie, un risque connu
d'hémorragie pouvant entraîner une hypotension et une chute du débit cardiaque ; qu'il
était par ailleurs connu, à la date de l'intervention, que l'anesthésie péridurale présentait
un risque particulier d'hypotension artérielle ; Considérant que le médecin anesthésiste
de l'hô pital a administré à Mme V., avant le début de l'intervention, une dose excessive
d'un médicament à effet hypotenseur ; qu'une demi-heure plus tard une chute brusque
de la tension artérielle, accompagnée de troubles cardiaques et de nausées a été
constatée ; que le praticien a ensuite procédé à l'anesthésie péridurale prévue et a
administré un produit anesthésique contre indiqué compte tenu de son effet
hypotenseur ; qu'une deuxième chute de la tension artérielle s'est produite à onze
heures dix ; qu'après la césarienne et la naissance de l'enfant, un saignement s'est
produit et a été suivi, à onze heures vingt-cinq, d'une troisième chute de tension qui a
persisté malgré les soins prodigués à la patiente ; qu'à douze heures trente, du plasma
décongelé mais insuffisamment réchauffé a été perfusé provoquant immédiatement une
vive douleur suivie de l'arrêt cardiaque ;
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Considérant que les erreurs ainsi commises, qui ont été selon les rapports d'expertise la
cause de l'accident survenu à Mme V., constituent une faute médicale de nature à
engager la responsabilité de l'hô pital ; que par suite, M. et Mme V. sont fondés à
demander l'annulation du jugement attaqué du 4 avril 1986 en tant que par ce jugement,
le tribunal administratif de Rouen a rejeté les conclusions de M. et Mme V. ; Sur
l'évaluation du préjudice : Considérant qu'à la suite de l'accident d'anesthésie dont a été
victime Mme V., alors â gée de 33 ans, celle-ci reste atteinte de graves séquelles à la
jambe gauche et, dans une moindre mesure, au membre supérieur gauche ; qu'elle
souffre de graves troubles de la mémoire, d'une désorientation dans le temps et l'espace,
ainsi que de troubles du caractère ; qu'elle a dû subir une longue période de
rééducation ; que, du fait de son handicap physique, elle subit un préjudice esthétique ;
qu'enfin, si elle n'apporte aucun commencement de preuve d'une perte de salaire
effective, il est établi qu'avant son accident, elle exerçait la profession de maître
auxiliaire dans un collège d'enseignement secondaire et qu'elle a perdu toute
perspective de reprendre une activité professionnelle correspondant à ses titres
universitaires ; qu'il sera fait une juste appréciation de l'ensemble de ces éléments du
préjudice, en lui allouant une indemnité d'un montant d'un million de francs ;
Considérant que M. V., mari de la victime, subit un préjudice moral du fait de l'état de sa
femme et, qu'ayant trois enfants à charge, il subit des troubles dans ses conditions
d'existence ; qu'il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en lui allouant une
indemnité de 300 000 F ;
Considérant que M. et Mme V. ont droit aux intérêts des indemnités qui leur sont
accordées à compter du 12 novembre 1982, date de réception par l'hô pital clinique du
Belvédère de la demande d'indemnité qu'ils lui ont présentée ; Considérant que M. et
Mme V. ont demandé le 2 juin 1986 puis le 28 février 1990 la capitalisation des intérêts ;
qu'à chacune de ces dates, il était dû au moins une année d'intérêts ; que, dès lors,
conformément aux dispositions de l'article 1154 du code civil, il y a lieu de faire droit à
ces demandes ; Sur les frais d'expertise exposés en première instance : Considérant qu'il
y a lieu, dans les circonstances de l'affaire, de mettre à la charge de l'hô pital clinique du
Belvédère les frais d'expertise exposés en première instance ;
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Rouen du 4 avril 1986 est annulé
en tant qu'il a rejeté les conclusions de M. et Mme V. et mis à leur charge les frais
d'expertise.
Article 2 : L'hô pital clinique du Belvédère est condamné à verser à Mme V., la somme
d'un million de francs et à M. V., la somme de 300 000 F. Ces sommes porteront intérêts
au taux légal, à compter du 12 novembre 1982. Les intérêts échus les 2 juin 1986 et
28février 1990 seront capitalisés à ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 3 : Les frais d'expertise exposés en première instance sont mis à la charge de
l'hô pital clinique du Belvédère.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. et Mme V., à l'hô pital clinique du
Belvédère, à la caisse primaire d'assurance maladie de la région parisienne et au
ministre de la santé et de l'action humanitaire.
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Généralités
1. On appellera ici « fautes administratives » les fautes commises par les agents des «
personnes administratives », c'est-à -dire des personnes morales de droit public ou des
personnes privées gestionnaires de services publics dès lors que ces dernières utilisent
(et seulement dans la mesure où elles utilisent) à cet effet des prérogatives de puissance
publique.
2. Ces fautes sont ainsi « administratives » moins organiquement (elles engagent la
responsabilité de personnes morales de droit public… le plus souvent, mais pas
toujours) que matériellement (elles sont commises dans l'exercice d'activités
administratives, soumises au droit administratif et relevant de la compétence des
juridictions administratives).
3. La présente rubrique ne traitera pas la question de savoir dans quels cas et à quelles
conditions la faute commise par l'agent d'une personne administrative engage sa
responsabilité personnelle ou au contraire celle de cette personne administrative au
nom de laquelle il a agi (ou devait agir)… ou encore les deux concurremment (V. Faute
des agents et responsabilité administrative [Resp. adm.]). Elle ne concernera certes que
les fautes susceptibles de mettre en jeu la responsabilité administrative, c'est-à -dire des
fautes qui ne pourront être que soit « de service », soit « personnelles mais non
dépourvues de tout lien avec le service », mais ne les considérera pas en tant que telles.
4. L'objet de cette rubrique est en effet d'analyser la faute comme condition du
déclenchement de la responsabilité administrative, ce qui suppose à la fois de définir la
notion de faute administrative, d'en comprendre les origines et les implications, mais
aussi de mesurer la diversité des applications de cette notion et d'établir son incidence
variable sur l'étendue de la responsabilité publique.
5. La dimension historique de ces interrogations est essentielle : le développement de la
responsabilité administrative se lit évidemment comme le recul du principe
d'irresponsabilité de la puissance publique, donc comme un rééquilibrage progressif de
la balance entre souveraineté et soumission de l'É tat au droit.
6. L'une des justifications de l'autonomie du droit administratif, précisément affirmée
dès 1873 sur le terrain de la responsabilité quasi délictuelle de l'É tat (T. confl. 8 févr.
1873, Blanco, Lebon 61 , 1er suppl. ; DP 1873. 3. 20, concl. David), résidait dans la
nécessaire limitation de la responsabilité de la puissance publique (« ni générale ni
absolue ») par rapport au droit commun de la responsabilité civile.
7. On pourrait aujourd'hui soutenir au contraire que la responsabilité administrative est
à certains égards plus étendue que la responsabilité civile, notamment en ce qu'elle peut
plus fréquemment être mise en jeu indépendamment de la commission d'une faute. Mais
la responsabilité pour faute est évidemment l'un des domaines de moindre originalité
du droit administratif par rapport au droit civil. Et l'évolution historique non seulement
a comblé le handicap quantitatif initial du droit public sur le droit privé (la
responsabilité administrative est aujourd'hui sinon « absolue », du moins « générale » ou
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peu s'en faut), mais encore a permis l'obtention de résultats très proches de ceux de la
responsabilité civile, fû t-ce au moyen de techniques juridiques différentes.
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soit au contraire même plus toujours nécessaire à cette mise en jeu (V. infra, nos 23 s.),
sans pour autant que la responsabilité pour faute ait cessé d'être le régime de droit
commun de la responsabilité administrative (V. infra, nos 29 s.).
Art. 1er - Un droit constamment prétorien
13. La responsabilité administrative se caractérise d'abord, au même titre que
l'ensemble historique du droit administratif, comme un mécanisme d'autolimitation de
la puissance publique mis en œuvre dans un cadre essentiellement jurisprudentiel.
14. En droit civil, le principe qui oblige toute personne ayant causé par sa faute un
dommage à autrui à le réparer s'impose par la volonté de l'É tat (formulée dans l'article
1382 du code civil qui a valeur législative) et sa violation est sanctionnée par de
nouvelles interventions de l'É tat (condamnation par une juridiction étatique à des
dommages-intérêts et, le cas échéant, mise en œuvre de moyens d'exécution
contraignants impliquant par exemple l'intervention de forces de police) ; autrement dit,
l'obligation de responsabilité a une source et une sanction extérieures à la volonté de la
personne déclarée responsable.
15. À l'égard de l'Administration, c'est l'inverse qui est doublement vrai. Non seulement,
du point de vue des sources de l'obligation, aucune volonté extérieure ne pourrait
imposer une quelconque volonté juridiquement contraignante à l'É tat souverain, mais à
l'évidence la question de la sanction d'une éventuelle violation de l'obligation se pose
dans des termes radicalement différents de ceux de la problématique privatiste. Nul ne
saurait faire jouer contre l'Administration les voies d'exécution contraignantes qui
permettent, en droit privé, de forcer le responsable à assumer sa responsabilité :
comment « envoyer la police » à l'Administration alors que c'est précisément elle qui
détient le monopole de la contrainte sociale organisée, incarnée essentiellement par les
forces de police et par les forces armées ?
16. Même si un jeu de contrô les internes à l'Administration permet d'assujettir au droit,
quoi qu'ils en aient, les agents publics et les autorités subalternes, en ce qui concerne au
moins les « sommets » de l'Administration, les élus territoriaux et les autorités
gouvernementales, l'exécution de l'obligation de responsabilité qui pèse sur les
personnes administratives relève bien pour l'essentiel sinon d'une autolimitation, en
tout cas d'une soumission à la règle que ne garantit pas le recours à la contrainte
matérielle. Elle traduit en ce sens la conscience de l'obligation qu'ont les autorités
publiques de « rendre des comptes » aux citoyens qu'elles représentent (comme
l'exigeait l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dès
le 26 aoû t 1789 : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son
administration ») : deux sens du mot « responsabilité » se conjuguent ici pour fonder le
contrô le du bon déroulement de l'action administrative et pour donner à la
responsabilité administrative une fonction sociale spécifique.
17. Or, ce contrô le de l'action administrative, et partant la source de l'obligation de
responsabilité dont il a assuré le respect, furent historiquement jurisprudentiels. Car les
conditions politiques et juridiques de structuration de l'É tat dans la société française
obligeaient constituants, législateurs et juges, à partir de la Révolution, à tenter une
délicate conciliation entre les aspirations libérales nouvelles et un centralisme
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multiséculaire que nul ne parvint à ébranler réellement avant la fin du xxe siècle.
L'écriture a priori de normes générales et impersonnelles n'y pouvait suffire.
18. C'est dès lors le Conseil d'É tat, symbole de la continuité entre Ancien Régime, modèle
napoléonien et tradition républicaine, qui se trouva le mieux placé, en tant qu'organe de
contrô le interne à l'Administration (initialement en droit et durablement en pratique),
pour élaborer le dosage subtilement évolutif de permanence et de changement
compatible avec les exigences constitutionnelles, les rapports de forces politiques et les
transformations administratives, économiques, sociales et culturelles de la société
française.
19. Ainsi s'est peu à peu construite la théorie de la responsabilité administrative. Les
régimes législatifs y ont toujours occupé une place sinon marginale, du point limitée à
quelques domaines délimités et spécifiques : le droit commun y fut toujours
jurisprudentiel.
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Art. 3 - Faute, condition ensuite non systématiquement nécessaire de la
responsabilité
23. Il fallut des décennies de progrès jurisprudentiel pour que la responsabilité publique
se généralise véritablement jusqu'à satisfaire le principe constitutionnel de
responsabilité des personnes juridiques, tiré tardivement par le Conseil constitutionnel
de l'article 4 de la DDH du 26 aoû t 1789 (Cons. const. 22 oct. 1982, no 82-144 DC, Rec.
Cons. const. 61. – Cons. const. 9 nov. 1999, no 99-419 DC , JO 16 nov. – Cons. const. 19
juin 2008, no 08-564 DC, JO 26 juin). Cette évolution affecta toutes les dimensions du
régime de responsabilité.
24. S'agissant des auteurs de faits dommageables, cependant que s'est développée une
responsabilité administrative du fait des fautes même personnelles des agents (V. Faute
des agents et responsabilité administrative [Resp. adm.]), l'applicabilité du principe posé
par la décision « Blanco » a été étendue aux collectivités locales (T. confl. 29 déc. 1908,
Feutry, Lebon 208), aux établissements publics et même, sous condition d'utilisation de
prérogatives de puissance publique pour la gestion d'un service public, à des personnes
privées (CE 13 oct. 1978, Assoc. dptle d'aménagement des structures agricoles du
Rhô ne, Lebon 368).
25. S'agissant des activités administratives assujetties, le principe de responsabilité
publique s'est peu à peu étendu à tous les services publics, y compris les plus « régaliens
», qui comme la police sont au cœur de la puissance publique (CE 10 févr. 1905, Tomaso
Grecco, Lebon 139 ).
26. S'agissant des préjudices réparables, même l'atteinte à la réputation, la souffrance
physique et la douleur morale (CE 24 nov. 1961, Min. Travaux publics c/ Cts Letisserand,
Lebon 661) sont aujourd'hui réparables par la justice administrative comme devant les
juridictions judiciaires.
27. Enfin, s'agissant des faits dommageables eux-mêmes, la puissance publique répond
non seulement de ses fautes – et il est de moins en moins fréquent qu'elle n'ait à
répondre que des plus graves de celles-ci (V. infra, nos 140 s.) –, mais aussi des
préjudices « anormaux et spéciaux » qui résultent d'une rupture de l'égalité devant les
charges publiques alors même qu'aucune faute administrative ne pourrait être
caractérisée (V. Responsabilité sans faute [Resp. adm.]). La commission d'une faute n'est
donc plus toujours nécessaire au déclenchement de la responsabilité administrative.
28. Cet élargissement impressionnant s'explique non seulement par la diffusion de
l'exigence de soumission de l'É tat au droit, mais aussi, et au moins autant, par la
demande croissante de sécurité juridique qui touche tous les secteurs des sociétés dites
développées. Sur ce terrain, la pression de l'ordre juridique européen aidant, la
singularité de l'É tat naguère souverain s'est fortement réduite, même si elle n'a pas
totalement disparu. On peut même aujourd'hui se demander si les conséquences
pratiques de l'autonomie du droit administratif en matière de responsabilité ne se sont
pas d'une certaine manière inversées, en ce sens qu'il serait parfois plus aisé de mettre
en cause la responsabilité de l'Administration que celle d'un particulier (notamment en
raison du développement de la responsabilité administrative pour risque).
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Art. 4 - Responsabilité pour faute, régime constamment de droit commun
29. Le développement d'une responsabilité administrative sans faute, alors même qu'il
contribue fortement à la spécificité du droit public, ne saurait faire perdre de vue son
caractère exceptionnel à la fois sous l'angle statistique et du point de vue de la structure
de l'ordre juridique français. Le droit commun de la responsabilité, en droit
administratif comme en droit civil, reste construit autour de l'idée de sanction d'une
faute. En d'autres termes, sauf cas particuliers limitativement définis par la législation
ou par la jurisprudence, l'Administration n'est responsable d'un dommage causé par l'un
de ses agents que si une faute a été commise.
30. On ne doit pas se laisser ici abuser par le développement jurisprudentiel d'un régime
de responsabilité pour faute présumée (V. infra, nos 124 s.) qui, du point de vue de la
charge de la preuve supportée par la victime demanderesse de réparation, apparaît
comme intermédiaire entre responsabilité pour faute et responsabilité sans faute.
Certes, il suffit alors à la victime d'établir l'existence du préjudice et son rattachement à
l'action administrative pour que l'on présume l'existence d'une faute dès lors qu'une
condition particulière est remplie (par ex., l'administration d'un soin couramment
pratiqué en milieu hospitalier a eu des conséquences dommageables statistiquement
anormales sur un patient) : comme dans le régime de responsabilité sans faute, la charge
de la preuve reposant sur la victime s'arrête là . Mais, à la différence de la situation de
responsabilité sans faute, ce régime laisse à l'Administration la faculté de s'exonérer de
sa responsabilité en prouvant l'absence de faute, la présomption de faute n'étant pas
irréfragable.
31. Dans ces conditions, on ne saurait finalement assimiler le régime dit de présomption
de faute à un système de responsabilité sans faute : la condition tenant à la faute n'y
disparaît nullement, et la seule originalité qu'il présente par rapport au régime
traditionnel de responsabilité pour faute qu'est la « responsabilité pour faute prouvée »
– originalité certes essentielle en pratique du point de vue de la victime demanderesse –
tient au renversement de la charge de la preuve, transférée sur les épaules de
l'Administration défenderesse par exception au principe auctori incumbat probatio.
32. Enfin, sur un plan plus général, il est vrai que par nature la responsabilité
administrative, à la différence de la responsabilité civile, ne peut jamais être délictuelle :
les personnes administratives, étant toutes des personnes morales, ne sauraient
commettre elles-mêmes aucun délit (fû t-il « civil »). Il n'y a dès lors place en droit
administratif que pour une responsabilité quasi délictuelle… ou contractuelle. Mais pour
autant l'idée de sanction des fautes n'a pas disparu : la personne morale administrative
assumera les conséquences de fautes commises par ses agents (comme le commettant le
fait vis-à -vis de ses préposés en droit privé), quitte à se retourner contre eux et/ou à les
sanctionner disciplinairement pour défendre l'éthique du service public. La dimension
morale, pour être certes moins directement mise en jeu qu'elle ne l'est parfois au civil,
est donc loin de déserter le prétoire du juge administratif.
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Section 2 - Sens de la relation entre faute et responsabilité administrative
33. Les origines éthiques du concept de responsabilité (V. infra, nos 34 s.) n'ont pas été
totalement éclipsées, loin s'en faut, par la relation entre responsabilité et égalité propre
au droit public (V. infra, nos 39 s.). En revanche, l'évolution générale de la signification
sociale de la responsabilité (V. infra, nos 44 s.) a profondément modifié les attentes des
administrés (V. infra, nos 48 s.).
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48. La « socialisation » ou « publicisation » des charges peut ainsi induire un glissement
de la responsabilité à l'assurance. Or si la première suppose que soit établi un lien entre
le dommage subi par une victime et un fait lié à l'activité du « responsable », la seconde
garantit la réparation même si ce lien est loin d'être certain. Mais cette réparation n'est
alors que matérielle, le symbolique restant en souffrance tant que ledit « responsable »
n'est pas publiquement désigné.
49. L'exemple de l'indemnisation des transfusés séropositifs a montré dans les années
1990 à quel point la cloison entre responsabilité et assurance peut être mince, voire
poreuse : les juridictions administratives, au gré des premiers procès, ont mis en cause
la responsabilité de tel ou tel hô pital public, mais le législateur a, lui, institué un
mécanisme proche de l'assurance… cependant que l'opinion, insatisfaite, attendait que
joue une « responsabilité pénale » dans certains cas fantasmatique mais précisément
seule à paraître équilibrer symboliquement le traumatisme causé par cette affaire dans
l'inconscient collectif.
50. La demande de sanction, d'expiation individuelle, « afflictive et infamante », est en
réalité d'autant plus forte que le droit a évolué vers des formules qui privilégient
l'approche « compensatoire », la socialisation de la charge et l'automaticité objective de
la réparation. On peut y voir un retour, sinon du refoulé, du moins du sacrificiel : la quête
de la faute, sinon celle du talion, resurgit avec d'autant plus de force des profondeurs du
« sens commun » que le discours officiel et le droit s'en sont éloignés.
51. L'évolution est donc susceptible de chocs en retour et ne répond pas à un « sens de
l'histoire » mécaniquement univoque. Au demeurant, même dans un pays donné, une
époque du droit juxtapose souvent des « étapes logiquement distinctes ». Ainsi le droit
positif français actuel combine-t-il le modèle de la responsabilité individuelle
(traditionnel et qui reste dominant) et celui de la responsabilité socialisée (qui s'est
considérablement accru, au point peut-être de susciter, comme on vient de le voir, des
tensions réactionnelles).
52. Ce même droit français rejette encore pour l'essentiel l'idée d'un retour à l'antique
responsabilité collective, malgré des pressions croissantes en ce sens qui résultent des
déchirures du tissu social génératrices de fragmentations, notamment communautaires.
Ainsi, lorsque les « communautés », les « groupes partiels » manifestent selon une
logique corporative et violente, a pu apparaître à deux reprises la tentation d'instituer,
dans une « loi anticasseurs », une responsabilité pénale collective de tous les
manifestants – ou au moins de tous leurs dirigeants – du fait des exactions de quelques-
uns d'entre eux.
53. Quoi qu'il en soit, tout concourt à revaloriser la recherche des fautes, qu'elles restent
individuelles ou redeviennent collectives, dès lors que cette quête réagit contre
l'uniformisation, la dépersonnalisation et l'irresponsabilité ressenties comme croissant
avec la complexité technique et sociale.
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