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Dr Absa GASSAMA L3 Sociologie du Travail

Chapitre 1 : Le sens du travail dans nos sociétés


Introduction
Le travail, c’est l’ensemble des activités humaines coordonnées en vue de produire un bien ou

un service. C’est aussi une activité laborieuse professionnelle et rétribuée : emploi, fonction,

gagne-pain, métier, profession, spécialité. De façon familière, on parle de boulot, de job. Les

lieux de travail sont variés et divers : bureau, atelier, échoppe, chantier, local, usine, le trottoir

et la rue au Sénégal etc.

Cependant, le travail semble s’inscrire entre la vocation et la malédiction. En effet, l'origine du

mot « travail » est sans ambiguïté le « tripalium » en latin qui est un instrument de torture, triple

pal crucifiant et déchirant qui y est condamné. Aussi faut-il comprendre que le travail s'éprouve

peu ou prou par chacun d'entre nous comme une charge, voire comme une peine qui met à la

torture. Ce sentiment d'épreuve rejoint les indications données par le livre de la Genèse, au

chapitre 3, où l'on voit Dieu obligé de sévir après la désobéissance humaine. Il s'en prend alors

au serpent qu'il maudit (3,14-15), à la femme dont le désir et les grossesses sont désormais

marqués par la peine (3,16) et à l'homme (Adam) auquel il dit:

(17) « Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et mangé de l'arbre que je t'avais formellement

interdit de manger, la terre est maudite pour toi. C'est avec peine que tu mangeras tous les jours

de ta vie.

(18) Elle fera pousser pour toi ronces et épines et tu mangeras l'herbe des champs.

(19) A la sueur de ton front tu mangeras du pain jusqu'à ce que tu retournes à la terre puisque

tu en es tiré, car poussière tu es et à la poussière tu retourneras » (v. 17-19).

Tout en prenant acte du désordre introduit par la faute humaine, Dieu placerait l'homme en

situation de ne pas s'y perdre totalement, voire même de pouvoir en être racheté. Par le travail

en effet l'homme se trouve aussi arraché au vertige et au délire d'un malheur sans fond et d'une

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faute irrémissible.

Au chapitre 4 de la Genèse, tout de suite après l'expulsion de l'être humain du jardin, le texte

nous met en présence de différentes professions : agriculteur et éleveur de petit bétail (4,2),

musiciens (4,21) et forgerons (4,22). Nous avons ici une description optimiste des multiples

facettes du travail humain qui conduit au développement. Celui-ci ne peut être que le résultat

de la bénédiction. Pourtant, le climat de violence qui accompagne l'apparition de la division du

travail et de l'augmentation technique, à savoir l'homicide de Caïn et la vengeance de Lamech,

laisse sous-entendre un deuxième avertissement : le progrès de la technique peut favoriser une

certaine puissance qui menace la communauté humaine (cf. aussi Gn 11,1-9).

Dans l’Islam, le travail est un acte d’adoration.

La sociologie du travail s’intéresse prioritairement à l’organisation du travail et de l’activité

productive ainsi qu’à ses évolutions. Elle analyse la division du travail, les techniques et leurs

transformations ainsi que leurs conséquences sur l’activité humaine et les qualifications. Elle

étudie la place prise par le salariat, les luttes et les conflits auquel il donne lieu et s’interroge

sur le chômage et ses effets sociaux.

La sociologie du travail et la sociologie des organisations ont en commun d’engager leur

réflexion sur les processus de rationalisation qui traversent la société occidentale depuis la fin

du XIXème siècle. En particulier, toutes deux s’enracinent dans un vaste programme de

recherches expérimentales mené, au début des années 20, dans les ateliers de la General Electric

Company, par Elton Mayo et ses collaborateurs de l’Ecole des relations humaines1.

Ce programme qui s’est étendu sur plus de six années, s’est efforcé de cerner les effets de

l’organisation et des conditions de travail sur la productivité. Si les questionnements qui sont à

1 7
Elton Mayo, The Human Problems of an Industrial Civilization, New York, Macmillan, 1933 ainsi que Fritz J.
Roethlisberger, William J. Dickson et H. A. Wright, Management and the Worker, Cambridge, Harvard
Unuversity Press, 1939
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son fondement relèvent plutôt de la sociologie du travail, un certain nombre de résultats vont

servir de points d’appui et d’hypothèses de recherche à la sociologie des organisations. Les

chercheurs de l’Ecole des relations humaines soulignent en particulier la complexité humaine

des grandes entreprises : ils mettent l’accent sur le fait qu’il existe une vie de groupe au sein

des ateliers, que l’individu n’existe pas seul mais qu’il est pris dans une pluralité

d’appartenances collectives internes à l’entreprise. Ils identifient toute une organisation

informelle qui ne coïncide pas exactement avec l’organisation formelle et technique de

l’entreprise. Ce faisant, ces travaux montrent les limites du taylorisme.

Au Sénégal, le travail a majoritairement évolué dans le cadre du secteur informel sous forme

d’apprentissage, de salariat et d’un petit entreprenariat individuel. Nous allons donc y observer

la structuration des groupes professionnels informels.

Le travail au Sénégal est aussi marqué par d’importantes vagues de migration ; les travailleurs

sont majoritairement des migrants internes : ils viennent de l’intérieur du pays pour s’installer

dans les villes administratives afin d’assurer leur survie et celle de leur famille.

En remontant aux théories sur le travail depuis Hume – Smith – Marx sur la division du travail,

ses effets économiques et sociaux, en passant par Naville, Friedmann et Touraine pour

comprendre les qualifications et les compétences mises en œuvre dans le travail, les formes de

mobilisation des travailleurs comme le syndicalisme ainsi que le chômage et ses effets, nous

allons tenter de comprendre le travail et plus particulièrement au Sénégal.

A cause des vagues de migration, nous allons commencer en essayant de comprendre le travail

des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes au Sénégal notamment, en relevant les

continuités et les ruptures dans la division actuelle du travail.

1- Le travail dans la société traditionnelle sénégalaise

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« La société s'insère dans le monde matériel, et la


pensée du groupe trouve, dans les représentations qui lui
viennent de ces conditions spatiales, un principe de
régularité et de stabilité, tout comme la pensée
individuelle a besoin de percevoir le corps et l'espace pour
se maintenir en équilibre. » (Maurice Halbwachs, 1938,
p.13)
L’échange généralisé dans la majorité des communautés sénégalaises avait produit des sociétés

de castes hiérarchisées selon le modèle du tableau ci-dessous et des sociétés d’ordre, avec des

classes dont nous retraçons les relations plus bas.

Tableau 1 T.1 : Les Castes au Sénégal

Castes Wolof Sous-castes Significations Professions


Géer Non-artisans Paysan ou berger
Jëf-lekk Ceux qui vivent de Tëgg : forgeron
leur force de travail. Uude : cordonnier
Jëf = faire Seen ou Lawbé :
Lekk = manger boisselier
Ràbb : tisserand
Sab-lekk Ceux qui vivent de la Géwël : griot (chanteur,
parole et de la musicien, mémorialiste,
musique. généalogiste, laudateur)
Néeno
Sab est proche de
Sap = chant d’oiseaux
Noole Noole est proche de Waxkat : ceux qui sont
néew = le corps d’un excessifs dans la parole
mort (serviteurs, courtisans,
La légende raconte bouffons)
que les noole
descendent d’un mort.

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Nous avons ici les termes Wolof mais, on retrouve pratiquement leurs équivalents auprès de

toutes les ethnies du Sénégal, dans les sociétés peulhs, toucouleurs, soninkés, manding,

sérères…. sauf dans les sociétés diolas qui étaient égalitaires.

Sur ce tableau qui résume les rapports de caste de l’ensemble de la société, nous retrouvons de

haut en bas, la déclinaison de la valeur symbolique de chaque caste, selon sa position : le haut

représentant le pôle positif et le bas, le pôle négatif.

Ainsi, nous voyons que dans cette société, la valeur de l’action reste supérieure à la valeur du

service car selon ce système de pensée, l’action est créatrice, presque ex nihilo, alors que le

service ne fait que transformer ce qui existe déjà. Les services rendus par les personnes de caste

inférieure, sont rémunérés en suivant une certaine réglementation mais la spécialisation

professionnelle que l’on retrouve dans les castes, n’était pas la première source de revenu pour

les personnes concernées, elles continuaient principalement à vivre de leurs produits agricoles.

Cela a eu pour effet d’éviter la division sociale du travail et de préserver les mécanismes

fondamentaux de la communauté domestique (Meillassoux, 1973). Cet effet est d’autant plus

renforcé que les spécialistes étaient dans une position de client par rapport aux non-spécialistes

qui leurs fournissaient des subsistances, en contrepartie de produits de leur spécialité. Cette

contrepartie est évaluée selon les moyens du partenaire de rang supérieur, selon sa générosité,

selon la force du lien qui l’engage dans cette relation et selon ses motivations. Ainsi, la

contrainte ou la liberté d’effectuer la contre-prestation est inégale dans l’échange-don, « cette

inégalité, caractéristique des rapports économiques intercastes, est toujours au profit matériel

du client que constitue le partenaire de caste inférieure. Inversement, elle est socialement à

l’avantage du partenaire de rang supérieur. » (Diop A.B., 1981, p84)

Cette hiérarchie dans la division du travail par caste est acceptée grâce à une certaine conscience

commune qui émane des légendes fondatrices des castes pour justifier leur existence et leur

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place au sein de la communauté. D’où le fonctionnement d’une solidarité mécanique.

Dans la société moderne, il n’y a pas de mythe qui fonde l’apparition des nouveaux métiers. Il

existe des activités sans liens avec les anciens métiers ou dans leur prolongement mais les

activités ne sont plus considérés comme héréditaires : c’est la fonction que les travailleurs

remplissent qui marque leur place et non la consanguinité réelle ou fictive comme c’est le cas

dans les rapports de castes. Mais, quand une « organisation nouvelle commence à apparaître,

elle essaye d’utiliser celle qui existe et de se l’assimiler. La manière dont les fonctions se

divisent se calque alors, aussi fidèlement que possible, sur la façon dont la société est déjà

divisée. » (Durkheim, 1930, 1991, p.158). Un grand nombre de travailleurs du secteur informel,

tout comme dans les classes et les castes « proviennent du mélange de l’organisation

professionnelle naissante avec l’organisation familiale préexistante. Cet arrangement mixte ne

peut pas durer longtemps, car, entre les deux termes qu’il entreprend de concilier, il y a un

antagonisme qui finit par éclater. » (ibidem, p.158)

En plus de ce point de vue durkheimien, nous sommes également amenée à adopter celui de

weber. Cela nous permet de constater que les groupes professionnels du secteur informel ne

sont pas de simples entités économiques mais aussi des groupes statutaires qui héritent ou se

dotent de ressources culturelles pour tenter de faire valider leur vision du monde. Par exemple,

les travailleuses domestiques vont petit à petit se détacher de leur position de client qui

s’enracine dans les relations de castes puisqu’elles n’y retrouvent pas la contrepartie qu’y

trouvaient les partenaires de castes inférieures. Car, au lieu d’une relation matérielle favorable

au client, elles subissent des formes d’exploitation et donc, finissent par réclamer une

professionnalisation dans le cadre d’une division sociale du travail puisque leur travail apparaît

désormais dans le cadre de solidarités organiques.

Mais, si nous notons un certain maintien de la structure de caste, c’est surtout dans les

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mentalités. Dans la pratique, les rôles sont davantage réaménagés en fonction des revenus qu’en

fonction de l’hérédité. C’est ainsi qu’un griot ne prête plus seulement ses services à un Géér

(personne de caste supérieure) mais aussi à toute personne solvable capable de bien le

rémunérer. Parfois, une indépendance permise par des conditions matérielles et/ou

intellectuelles, peut même l’amener à choisir de ne plus dispenser ses services. Ce maintien

aléatoire des castes ne facilite pas l’émancipation des travailleurs vis à vis desquelles les

employeurs continuent parfois de développer des attitudes d’appropriation.

Mais, quoiqu’il en soit, les règles du système de caste se sont dissipées et le système d’ordre

sénégalais apparu après celui des castes a pratiquement disparu aussi. Il demeure toutefois

quelques traces dans les mœurs : nous pouvons encore les retrouver sous quelques formes bien

particulières dans les confréries religieuses. Les chefs religieux ayant contribué à

l’indépendance du Sénégal, ont adopté les attitudes nobiliaires de l’ancienne classe dirigeante

défaite par la conquête coloniale.

Les relations de castes sont plus anciennes, elles influent sur les relations d’ordres qui sont

apparues plus tard sans pour autant se substituer à elles. Le tableau ci-dessous retrace les

relations d’ordres dont l’héritage symbolique des mécanismes ségrégatifs se fait encore

ressentir.

Malgré leurs singulières rigidités, l’émancipation par rapport aux castes et aux classes sociales

traditionnelles sans mise en place formelle de solidarités organiques met en exergue le rôle

protecteur que les solidarités traditionnelles permettaient notamment, au niveau du lien social

entre le microsocial et le macrosocial.

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Tableau 2 T.2 : Les classes sociales traditionnelles au Sénégal

Référence Ordre Significations Occupations


Gor, La noblesse issue Fonctions guerrières,
Jàmbur de famille matrilinéaire commandements locaux, pouvoir
(homme politique
libre)

(et les
Buur ou
rois)
Les notables, issus des plus hauts Chefs de l’administration locale,
niveaux des familles de Laman ou clients de la monarchie, fonctions
Chefs de communauté et de terre guerrières

Les sujets qui doivent des redevances Paysans, pasteurs, non-guerriers


et des prestations au souverain et aux
chefs. Ils sont souvent victimes de
pillages et de razzias

Jaam Jaami- Esclaves de la couronne, ils Guerriers qui constituent la force


(esclave) buur proviennent des guerres, razzias ou de armée permanente du pouvoir, la
sujets démunis qui l’ont choisi pour garde personnelle du roi, ils ont
survivre des charges de confiance, des
missions exigeant une fidélité
totale

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Jaami- Esclaves des gens du peuple, peu Ils sont chargés de toutes sortes de
baadoolo nombreux jusqu’à la période des tâches par leur maître et
troubles liés à la traite esclavagiste principalement des cultures et des
occidentale pendant laquelle leur soins du bétail. Les femmes
nombre s’est accru et qu’un plus grand accomplissent les travaux
nombre de Baadoolo a pu en acquérir. domestiques ordinaires et
Avant cette période, seule une mince s’occupent des enfants.
couche des Baadoolo, celle qui se
rapprochait le plus des Jàmbur
pouvait s’en procurer

Ce dernier tableau par exemple suggère d’une part, une forte ressemblance entre les

domestiques actuelles du secteur informel et les Jaami-baadoolo (esclave du peuple) et d’autre

part, celle des Jaami-buur (esclave du roi ou de cour) aux travailleuses domestiques déclarées

officiellement et légalement.

L’institution des castes et des classes sociales traditionnelles ne remplit plus sa fonction, celle-

ci a été supplantée par la fonction monétaire et les nouvelles institutions bureaucratiques

importées pendant la colonisation. Pourtant, il demeure des comportements d’exclusion des

classes sociales inférieures que l’on retrouve dans les castes mais, cela est dû au fait que les

caractéristiques des castes qui demeurent, remplissent davantage les nouvelles fonctions

sociales que les anciennes. « Les nouvelles formes de richesse et de pouvoir ont renforcé la

mobilité sociale, c’est-à-dire la migration d’individus, la grandeur et la décadence de familles,

la différenciation de groupes, de nouvelles formes de leadership, de nouveaux modèles de vie,

des appréciations différentes. »2 C’est la conséquence directe du démembrement rapide et

2
R.C.Thurnwald, Black and white in East Africa : the fabric of a new civilization, 1935 14
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violent des institutions fondamentales. Ces institutions sont disloquées par le fait même qu’une

économie de marché s’impose à une communauté ou à une société organisée de manière

complètement différente. Nous allons continuer ici à mettre en perspective les facteurs

traditionnels qui sont reproduits dans le travail actuel, après avoir compris les traits

caractéristiques traditionnels des travailleurs contemporains à partir de ses racines.

2- Processus d’émergence du sens du travail moderne

2-1- L’émergence du sens du travail moderne dans une société traditionnelle

Le travail en général n’a pas d’existence matérielle, séparée et indépendante de la personne du

travailleur. « Pour être vendu sur le marché à titre de marchandise, le travail devrait en tout

cas exister auparavant. Mais si le travailleur pouvait lui donner une existence matérielle,

séparée et indépendante de sa personne, il vendrait de la marchandise, et non du travail. »

(Marx [1867], t.II, p.206)

Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, dans Le déracinement. La crise de l’agriculture

traditionnelle en Algérie3, montrent l’émergence du travail non agricole dans une société

traditionnelle qui se transforme en système économique monétaire.

Dans ce cadre, certains anciens paysans se déclarent chômeurs parce qu’ils ne voient de salut

que hors de l’agriculture traditionnelle et avec l’expérience du salariat, ils se sont accoutumé à

estimer leur travail en argent.

« L’apparition d’un emploi non agricole, surtout lorsqu’il s’agit d’un métier stable et procurant

un revenu en argent, entraîne une transformation de l’attitude économique en même temps

qu’elle fournit à celle-ci une occasion ou un prétexte pour s’exprimer ; à mesure que s’accroît

15
3
Paris, Les Editions de Minuit, 1964
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l’apport principal, l’utilité marginale de l’apport des autres membres décroît, surtout lorsqu’il

est fourni par une simple « occupation », donc trop faible ; et l’on est d’autant plus incliné à

renoncer à ces activités (plus ou moins fictives) que l’effort paraît disproportionné avec son

produit, parce que l’on vient à exiger de tout travail qu’il remplisse la fin qui est la sienne selon

la logique de l’économie monétaire, à savoir de procurer un revenu argent proportionné à

l’effort fourni. » (Boudieu P. et Sayad A., 1964, p.74)

Or, dans les familles d’agriculteurs, l’activité s’identifie à la fonction sociale et ne se mesure

pas en produit tangible, en nature et moins encore en argent, en effort et en temps dépensés.

En effet, pour le paysan de la tradition, l’évaluation quantitative du temps ouvré est une

opération dépourvue de sens. Un paysan qui se respecte est occupé l’année entière, tous les

jours du mois et toute la journée, c’est-à-dire du matin au soir.

Or, pour Marx, le travailleur ne doit vendre sa force de travail que pour un certain temps sinon,

il devient un esclave et renonce à sa propriété sur elle. En effet, Marx écrit au début du Capital,

livre I que « la substance de la valeur est le travail ; la mesure de sa quantité est la durée du

travail ».

Dans la société traditionnelle, la longueur des cycles agraires qui permet de dissocier l’effort

de son produit, la solidarité familiale qui protège contre le dénuement absolu et les réserves de

denrées, toujours disponibles pour la consommation, voile la relation qui unit le travail à son

produit.

Dans la migration, la disparition quasi-totale des ressources agricoles et l’affaiblissement des

traditions de solidarité conduisent à percevoir la nourriture quotidienne comme le produit direct

du travail quotidien. La préoccupation première de la plupart des anciens paysans est de se

procurer de quoi nourrir leur famille. Le lien entre le travail et son produit apparaît direct et

immédiat : on ne peut manger le soir même que si l’on a travaillé pendant le jour. On en vient

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à ne plus se préoccuper que du travail capable de procurer la nourriture immédiatement

indispensable, donc à oublier les terres abandonnées. Les plus pauvres, dépourvues

d’économies et de biens commercialisables (bétail par exemple) sont les premiers à découvrir

qu’ils n’ont d’autres recours que de vendre leur force de travail : aussi se disent-ils prêt à aller

partout où un emploi s’offre à eux.

« L’économie monétaire pénètre plus ou moins rapidement les différentes couches sociales

d’une même société, selon le type d’activité qui les définit, selon l’occasion, l’intensité et la

durée de leur contact avec le secteur moderne et par un choc en retour, ces inégalités de rythme

tendent à accroître le clivage entre les groupes. » (Boudieu P. et Sayad A., 1964, p.83)

La pénétration des modèles et des valeurs de l’économie monétaire se fait selon les lignes de

moindre résistance, elle trouve chez ceux qui ont fait l’expérience du travail moderne, un terrain

d’accueil.

2-2- D’une communauté traditionnelle à une communauté d’expériences

Les communautés domestiques sont organisées pour la production économique et sociale et

pour la reproduction du rapport de production spécifiquement domestique (cf. K. Marx, 1866 p.

257). Dans l’organisation des communautés domestiques, l’agriculture est dominante, elle

mobilise la plus grande part de l’énergie des producteurs et détermine l’organisation sociale

générale et les activités économiques, sociales et politiques, subordonnées à celles-ci (cf.

Meillassoux, 1975, p.60). Les membres des communautés domestiques contribuent aux moyens

collectifs de production : la formation reçue pendant l’éducation prône l’intégration sociale des

membres de la communauté dans le cadre d’une répartition des tâches. Ce mode d’intégration

sociale privilégie des liens de dépendance personnelle avec la parenté.

Ces communautés reposent sur des cycles d’avances et de restitutions entre aînés et puînés qui

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« rend chaque individu, producteur ou futur producteur, dépendant de tous les autres membres

de sa communauté » (Meillassoux, 1975, p.92). C’est un système d’organisation où les rapports

de filiation et d’antériorité dominent car habituellement les aînés sont ceux à qui on doit la

subsistance et les semences. Aussi, pour assurer la reproduction du cycle productif, la fonction

de rassemblement, d’emmagasinage et de gestion du produit, revient à l’aîné. Les rapports

domestiques de production sont « les seuls capables d’assurer la survie et la perpétuation des

communautés. » (Meillassoux, 1975, p.178). Or, ils sont aussi fondés sur une division sexuelle

du travail avec une hiérarchisation du travail des hommes et des femmes. En effet, le travail des

hommes est considéré comme productif c’est-à-dire, doté d’une valeur marchande et celui des

femmes comme reproductif c’est-à-dire, doté d’une valeur d’usage d’où la prévalence des

hommes dans ces institutions familiales qui reposent sur la production.

Par ailleurs, pour que ces systèmes fonctionnent, il faut un certain équilibre entre le nombre de

personnes aptes au travail et les autres, car il ne faut pas que la prise en charge des membres

non aptes au travail (enfants, vieillard et personnes handicapées) contrebalance la capacité de

production. Les privilégiés de ces systèmes seront donc les plus productifs, les aînés ont une

place reconnue à cause de la dette de la semence mais les enfants, tant qu’ils ne sont pas aptes

au travail, ont une place peu reconnue dans la cellule familiale.

L’émigration et le travail hors de l’agriculture sont donc généralement le fait des plus jeunes,

les plus anciens demeurent au pays pour diriger la famille dont ils sont responsables et organiser

le travail par excellence (l’agriculture) auquel tout, dans la logique de la tradition doit se

subordonner, y compris le travail des plus jeune et son produit. Mais en même temps, en raison

de la fonction même que la tradition lui conférait, « la jeune génération a pu acquérir à un degré

plus élevé que ses aînées, les aptitudes qui lui donnent le pas dans la compétition pour

l’embauche (à savoir l’expérience du travail salarié, un minimum de qualification

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professionnelle et la pratique, même maladroite du français et aussi un ensemble d’attitudes et

d’aspirations qui lui font rechercher l’emploi dans le secteur moderne. » (Boudieu P. et Sayad

A., 1964, p.83)

Mais l’expérience directe ou indirecte du travail salarié dans le secteur moderne, au contact plus

ou moins long avec l’économie monétaire, pousse les paysans à rompre, sans se l’avouer, avec

l’esprit paysan.

La propriété indivise peut empêcher de prendre son envol mais de plus en plus, les relations

mercantiles se substituent aux rapports obéissant à la logique de la parentèle d’une économie

domestique.

« Par suite, les traditions communautaires, prêts de services, travaux collectifs, conventions à

l’amiable, échanges en nature, tombant en désuétude et pèsent de plus en plus à des individus

qui ont appris à considérer la monnaie comme la médiation universelle des relations humaines

et qui tendent à regarder l’obtention d’un revenu en argent (...) comme la fin première de toute

activité. On en vient à envier la condition en tous points opposée à celle du paysan traditionnel,

celle du salarié ; on aspire à l’emploi permanent, procurant un salaire régulier. Aux relations

enchantées, telles que l’échange de dons, se substitue la rigueur calculée du donnant donnant.

Parallèlement, le sentiment communautaire perd en intensité : l’apparition de revenus

monétaires affaiblit la dépendance de la grande famille à l’égard du clan et du village, et du

ménage à l’égard de la grande famille. L’autorité des anciens, clé de voûte de l’ordre social

d’autrefois, se trouve ébranlée : le chef de ménage qui s’assure un salaire régulier peut pourvoir

à ses besoins sans recourir au père, détenteur des biens familiaux ; parfois même, le rapport

traditionnel s’inverse. L’individualisme se développe et l’on apprend à ne compter que sur soi :

victime d’une calamité, on réclame une indemnité ou l’on recourt au crédit et on attend des

autres qu’ils fassent de même. » (Boudieu P. et Sayad A., 1964, p.93)

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Bref, parce qu’elle est solidaire d’un éthos en tous points opposé à la sagesse de l’ancienne

société, l’économie monétaire altère les formes de solidarité traditionnelle et, à mesure que la

proportion des émigrés s’accroît, que la monnaie, produit du travail des émigrés, devient

l’instrument privilégié des échanges, le groupe tend à perdre foi en ses valeurs propres et les

contrôles par lesquels la société paysanne maîtrisait l’émigration et la mettait à son service,

s’affaiblissent et lui échappe.

« L’importance sans cesse croissante des ressources dues aux émigrés a fini par contraindre la

société paysanne qui pliait traditionnellement l’émigration à ses valeurs et ses impératifs à se

plier aux impératifs et aux valeurs de l’émigration, à la façon d’une Gestalt qui, cessant de

pouvoir intégrer un élément adventice, se restructure par rapport à lui. » (Boudieu P. et Sayad

A., 1964, p.105)

L’émigration peut perpétuer provisoirement l’existence d’unités familiales relativement larges

qui, ailleurs, se sont émiettées, mais en même temps, elle introduit l’esprit de calcul qui ronge

les fondements mêmes de l’ancienne solidarité. L’obéissance aux normes traditionnelles

n’exclut pas la considération de l’intérêt mais l’indivision tend à se rompre dès que chacune des

unités minimales peut accéder à l’indépendance économique. « Parallèlement, la pénétration de

l’esprit de calcul favorise l’apparition d’une « indivision de riches », véritables association de

capitaux entre parents également pourvus et également intéressés, et non plus seulement entre

parents démunis mais solidaires. » (Boudieu P. et Sayad A., 1964, p.106)

La migration a rapproché partout des populations séparées par leur richesse et leur statut, par

leurs traditions culturelles et surtout par leur histoire récente et leur degré d’adoption à

l’économie moderne. Ainsi, « la communauté d’expérience se substitue à l’expérience de la

communauté. » (Boudieu P. et Sayad A., 1964, p.136) même si par ailleurs cela accentue aussi

les différences entre les groupes qu’elle rapproche.

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Conclusion

Si la communauté formée par la migration forme un terrain favorable à la contagion culturelle

et si, plus généralement, elle est le lieu de changements culturels accélérés, c’est en effet qu’elle

est trop profondément désorganisée pour pouvoir exercer son action régulatrice.

Au Sénégal, il en découle un secteur informel dans lequel on trouve des formes de travail sur

lesquelles ni les formes de régulation traditionnelle ni celles de l’Etat central moderne n’a une

emprise. En effet, l’existence du travail informel dénote du fait que l’interventionnisme colonial

a empêché le dialogue entre la permanence et l’altération, entre l’assimilation et l’adaptation,

qui fait la vie même d’une société. Cependant, son étude révèle des formes de structure qui

mérite d’être mieux comprises et d’être prises en compte dans les projets de sa régulation.

A partir de ces transformations récentes du Sénégal, nous allons étudier la division sociale du

travail qui en découle.

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