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École pratique des hautes études,

Section des sciences religieuses

Une expression hellénistique de l'agitation spirituelle


André-Jean Festugière

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Festugière André-Jean. Une expression hellénistique de l'agitation spirituelle. In: École pratique des hautes études, Section
des sciences religieuses. Annuaire 1951-1952. 1950. pp. 3-7;

doi : https://doi.org/10.3406/ephe.1950.17687

https://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0002_1950_num_63_59_17687

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UNE EXPRESSION HELLÉNISTIQUE

DE L'AGITATION SPIRITUELLE

«Comme tourne ce rhombos d'airain par le pouvoir d'Aphrodite,


puisse-t-il ainsi tourner et tourner encore à ma porte.»

Ainsi chante la magicienne de Théocrite (2, 3o et suiv.) Le


rhombos était une pièce oblongue de bois ou de métal attachée à une
cordelette. On faisait tourner cet objet et produisait ainsi un son,
d'abord grave, et qui passait ensuite à l'aigu à mesure que le
mouvement devenait plus vif. Le rhombos a été d'usage très ancien dans les
mystères, et c'est un de ces instruments primitifs, comme le bull roarer
des anthropologistes, destinés à produire un bruit effrayant. Mais très
tôt, dès le temps de Pindare, l'attention s'est portée sur le mouvement
tournoyant qui produit le son du rhombos. Pindare parle du rhombos,
c'est-à-dire du mouvement rapide et circulaire, des flèches ou de^'aigle
(Olympiques, i3, o,&; Isthmiques, 4,3; £7, 65). Dans l'incantation de
Simaitha, l'idée du son vrombissant ne joue aucun rôle : la magicienne
n'a en vue que le tournoiement infini auquel sera voué l'infidèle
amant.
C'est ce sens de mouvement tournoyant qu'a seul conservé le verbe
péyiêsaôai, postérieur à pê^Ços, car il n'apparaît pas avant la fin du
ive siècle, de même que les autres dérivés, l'adjectif psfx^os, etc. Or
il est remarquable que, dès les premiers emplois de pé[xêeadai, le
verbe comporte un sens moral, désigne celte vaine agitation des
hommes qui se laissent prendre aux illusions du monde. Dans un
beau passage, Ménandre compare la vie à une foire (1) : partout foule,
bruit, voleurs, joueurs de dés, divertissements de toute sorte. Plus tôt
on s'en va, mieux cela vaut. Mais si l'on tarde et s'obstine, on s'est

(1) Ménandre, fr. 1 38 , p. 48 1 Kock.


fatigué pour sa perte et, dans une vaine agitation, on n'a su que se
taire des ennemis : b Ttpoo-$i(npi&jôv S' SKoniacrsv àitokécras . . ., pef*-
Çofxevos é^Ppovs nvp> (v. 1 3/5 ). On trouve pé[x€so-9ai une fois dans
les LXX, avec la même nuance de vaine agitation, de curiosité
nuisible à la paix de l'âme. Ainsi la femme légère des Proverbes (7, 1 1/9) :
ff Elle est sans cesse excitée, dans la dissipation (àvsnTepcoiJLévti . . . xai
âcroôios), ses pieds ne peuvent se reposer dans sa maison. Elle s'attarde
au debors, tournoyant çà et là (%pévov ydp iiva ë£<v péfxSsTai) ,
elle traîne sur les places, à tous les coins de rue, loujours aux aguets
(êveSpevei).-» La Sagesse a le dérivé peix€a<r[x6s (h, 19.) : Heureux le
juste que Dieu fait mourir avant l'âge, car «• le tourbillon du désir
pervertit un cœur sans malice (pef/^ao-fzos èiiiQvniaç (xsTaXkevet
vouv ci.Kax.ovr,. Enfin, le traducteur d'Isaïe emploie le verbe synonyme
psfzéeu&j à propos de la ville de Tyr, que, dans sa ruine, il compare à
une courtisane (23, 16) : « Prends ta cithare, erre cà et là de ville en
ville, courtisane tombée dans l'oubli [péyi&evcrov irôXeis hropvtj invi-
KcXrjiTfxevtj] ^ (1).
Passons aux moralistes de l'Empire (2). Voici deux bons exemples
de péixësaôai chez Dion Chrysostome, précisément dans le \6yos sur
la retraile (XX). «Ce n'est pas, dit-il, de celui qui passe de ville en

|i) Tci le sens peut être concret, irXavàadai. Le verbe ps(i€svu parait encore
dans la traduction d'Aquila (Jéremie, 3i, 38, 99; A9, 3o, h ) et dans la Quint a
(Osée, 8,6). Signalons en passant que psfiëds, qu'offrent les dictionnaires (Bailly,
L. S. J.) avec référence à Sir., 26,8, ne se rencontre ni au lieu indiqué (du moins
dans les éditions de Swete et de Ralilfs) ni en aucun autre des LXX (Hatch-
Redpath ne le mentionnent même pas). Je ne sais d'où vient l'erreur.
(3) Ma revue est loin d'être complète. J'omets divers exemples dans Plutarque
et me borne à des nLesefriichto^. A propos de Marc Aurèle, II, 7, Farquharson
cite un texte significatif de Pli^tahoue, De connu . not., 1067 E: «nous sommes
ious des agités, vivant sans tonne morale et nous rendant malheureux' (peyMoyisdaL
iraWes , à<7'£i\povovv7es xai KtxxoàaiyLovovviss^T) et conjecture que cet usage
métaphorique viendrait de la langue militaire (Phjtauoce, Fah., ao ps^ëo^isvov ànb
tov arpaTOTcéSov xal rhv rd&v èxXs'ntovTa). L'emploi me paraît plus général et
populaire, cf. LXX et (avec Farquharson, loc. cit.), P. Oxy., XII, 1 58 j : JZe
fjiri à<piji dpysiv xai èéufteadai.
— 5 —

ville qu'on pourrait dire qu'il se retire (dva^opsïv Xéyon' av). Cai,
partout où il arrive, nombreux surgissent les obstacles qui l'empêchent
de vaquer à son aine. . . De fait, l'insensé n'est pas maître de lui-
même, mais sans cesse agité et poussé çà et là (pe(x€6(iev6s ts xai
ày6(xevos) par le premier prétexte de bavardage qui se rencontre.»
(XX, A, t. Il, p. a5(), ^3 et suiv. Arnim). crL'àme qui s'est ainsi habituée
(au recueillement) pourra toujours agir comme il convient. Mais celle
qui sans cesse tournoie et s'agite et passe d'un lieu à l'autre {psfxSo-
fxévn T£ xou dXvovaa kcù (xXXots en' âXXo Tps7TO(xévr)) quand s'offre à
elle quelque occasion de plaisir. . . ne saurait tirer profit même de la
tranquillité et de la solitude la plus profonde.» (XX, iU, t. IT,
[». 2G2, 18 et suiv. A.).
cTe laisses-lu distraire en quelque façon par les incidents qui
surviennent du dehors?», se demande Marc Aurèle (II, 7, 1) : «donne-
toi du loisir pour apprendre encore quelque bonne vérité nouvelle,
cesse de courir çà et là [navaai peyL&oyisvos). [2] Allons, il faut se
garder désormais de ce mouvement perpétuel dans la direction
opposée (1). Pure futilité, non seulement de parole, mais d'acte
même (9), que le destin de ceux qui , fatigués à mort de la vie [01 xsx[xv-
xotss t£ fii'y); n'ont point de but vers quoi diriger tout l'ensemble de
leur effort, tout le cours de leurs imaginations.» Très voisine cette
autre pensée (IV, 29), où nous retrouvons l'alliance opfirf —- (pavrao-ia :
ce Ne sois pas tournoyant loin du but ([xrj dnoppéfx^scrdai) (3), mais,
en chaque impulsion active (opyiïf), tends à produire ce qui est juste;

(1) ijèri Se Haï tï)v tTSpctv nepiÇopàv Ç>v\axTsov, II, 7, 2. 5c. : ctdans la direction
opposée à celle qu'on avait imprimée à sa pensées. A peine s'est-on proposé un
sujet de réflexion que l'esprit èrépav iKTpéneTat (Lucien, Timon, 5). L'image ne
fait que continuer celle de psn§sadai. (Ni Trannoy, « l'autre sorte d'égarementw,
ni Farquharson, «a second kind of wandering», n'ont vu le sens. )
(a) Xypoîiai yàp xaï Sià -npd^sùiv, ectriflers, not in words only, but also in their
deeds^ (FAngi'HABsoN) : non pas «bien fous, en effet, ceux qui, à forco
d'actions,. . . » (Trannoï).
(3) dttoppéiiSsadai semble ne se rencontrer que dans les deui exemples (cités
ici) de Marc Aurèle.
J. U. 102804.
en chaque imagination, sauvegarde l'appréhension du réel" (i). El
encore (III, h, i) : wN'use pas la part de vie qui t'est laissée en
imaginations sur la vie des autres, . . .je veux dire à te représenter ce
que fait tel ou tel et pourquoi, ce qu'il dit, ce qu'il a en tète et ce
qu'il projette (2), et toutes ces sortes de pensées qui l'ont divaguer
l'esprit et le détournent de veiller sur la partie gouvernante [xat 'ocra
-noiet à7roppé(j.£eo-6ai tyjs tov iSiov nyeyiovixov irapa-
v (3).
Finissons par deux textes hermétiques. Dans un extrait hermétique
de Slobée(4), les hommes sont dits se comporter sur la terre en
accord avec la région céleste d'où ils y sont descendus. Ceux qui
viennent d'une zone royale ont une nature plus royale, ceux qui
viennent d'une zone de science et d'art se livrent à ces occupations,
«■ceux qui viennent d'une zone paresseuse mènent leur vie dans la
paresse et une vaine agitation», oi œno àpyoû (se. Sia^œixaros) àpyiïs
xa) ê7rippe(xë£s (5) Statuai. Plus significatif est l'autre passage, de
l'alchimiste Zosime, qui a de fortes attaches avec l'hermétisme (G).
Zosime conclut ainsi son Compte final sur les teintures, adressé à ïhéo-
séhie : te Toi donc, ne te laisse pas tirailler en tous sens comme une

(1) èitl ■Kai<jy]s Çavjaoias aûÇsiv to HaTciXriiïTiKov est difficile à traduire. La <p<xv-
Taaiz KonalmtiTtKrî des Stoïciens est l'image qu'imprime en nous un objet
réellement existant : x. Ç>. — 77 onrô tov imàp^ovros xal xar' avro to xt-na.pyov êvamo-
fisij.ayfj.evn Kotl èv(n:sa(ppa.yiafi.évn , ôiroict ojx kv yèvono àno fir) iitdp^ovTOS , St. X .
Fr., index, s. r. Çainacrîa. Marc Aurèle veut donc dire qu'en toute imagination il
faut garder contact avec le réel , ne jamais se bercer d'illusions.
(â) Cf. II, i3, : ovèèv àdhârspov tov. . . rà èv Tais {^«ïj t2v ■n'kyoiov èià tsk-
fiipastos ÇrjTowros, fjti7 aïaBofiévou Se, on àpxsï itpos ftôvw tw Svèov èctvToîi èaiftovi
elvott xqli tovtov yvjjff/ws ÛepamsvEiv.
(3) Noter aussi, II, 17, 1 : toC àvQpct>itivo'j fiiov è fièv yjpovos (ttijuv, . . . 77 <5è
^v/il psfj.ë6s (codd. fere omnes : pofiSôs T, pôfiëos Gataker).
(/i) 1 , /i 9 , (h) = t. I, p. 467, i5 W. = Ëxc. XXVI, m, p. 5ao, 3i Scott.
(5) Le mot semble un hapax.
(6) J'ai déjà cité ce document, Rév. Henn, Trism., t. I, p. 367, 10 et suiv.
(t. grec), p. 280 (Irad. ); voir aussi t. II, p. 98. .le suis le texte de A; pour les
variantes de M, cf. t. I, p. 067.
7

femme (î). . ., ne lais pas la girouette à la recherche de Dieu (fxr)


■nepippéyiÇov ^yjTovtra Osôv) (2), mais reste assise chez toi, et Dieu
viendra à loi, lui qui est partout et n'est pas confiné dans un minime
espace comme les de'mons. Rassise de corps, rasseois aussi tes
passions (3)...; et ainsi, maintenant droite la direction de les
pensées (li), appelle à toi l'être divin (to ûstov), et il viendra réellement,
lui qui est partout et nulle part (5).»

André-Jean Festugikre.

(1) fj.ri 7r s pis Xxov âs ywh , cf. Pi.otin, IV, A, a 5, 1 -î : oaÇpatvsa-Qat êè xai
■) sveadai £UfiWJ> -nepicntâcrsis (Sleeman, Cl. Q., XXII, 19^8, p. 99 : nepiaxiosis eodd.)
àr ris xaï nspi eXxver poi/s tyjs i^ii'/ris Osho (odorat et goût ne servent qu'à
distraire l'âme et à la tirailler en tous sens), Ps. Long. it. vif , i.r>, 1 1 : dans
l'éloquence , on est plus sensible aux traits d'imagination qu'à la sèche description des
faits, 68ev èità toxi â-Koèetxtixov tt s p teXxofieSa (nous sommes distraits de...
et entraînés) sis to xara (pavjaaiaLV èx-nXrjXTixov.
(a) TteptppéfiêsaOai semble un hapax.
(3) xadeÇofiévri èè tw (Tcifiart xaBéÇov xaï toïs itdâeaiv, jolie expression, dont je
n'ai pas trouvé ailleurs l'équivalent; cf. sedare et ses dérivés en latin.
(/1) avrhv Stevôvvovatx ; cf. Marc Aurèle, II, 2 : fxrj é%ov7ss axottov, êÇ' è tràaav

(.")) to -navTOL^ov ov xaï oCêrxfioii : cf. Prool. , Inst. Theol. , 98, p. 8(), •*-] I) : wàj»
txhtov xjupiGTov TiavTCf^oxj èfTTtv à'fta xaï oùSapoîl, et le commentaire de Dodds
(p. a5i) qui cite Phii.on, Cunf. ling., 1 36 : tov QsoO . . .2) i:avTayov re xaï ojSafioU
GV[xëé§rixsv elvai [tovai, Sénkque, N. Q., I praef., i3 : Quid est deus ? mens universi.
Quid est deus? Quod vides totum et quod non vides totum; Saint Augustin,
Confessions, \I, 3 (lin): tu autem, altissime et proxime, secretissinie et praesentissime ,
. . .ubique tôt us es et nusquam locorum es. L'idée que Dieu est partout est banale
(cf. C. H., V), l'idée que Dieu n'est pas êv tokù) également (Puilon, post. C. 1 h :
où yàp iv yvô(p(f) to ahiov ojèk crvvoXus êv Tonw, De Sobr., 63 : xaToixsïv èè êv ol'xù)
XéyeTat 6 deos ov% cbs êv totiu, cf. C. H. , XI, 18, p. i5i, 19 : itàvia sgtÏv êv t£>
Ôsù), oj% ùs êv Toitii) xsi[isva, V, 10, p. 64 , i3, XII, a3, p. 1 83 , i3), mais
l'alliance, dans une même formule, de ■navTa.y>o\j — oùSafxov reste assez rare.

2.

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