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Notions en débat. État failli, État de facto, quasi-


État
Publié le 09/11/2022
Auteur(s) : Thomas Merle, agrégé et docteur en géographie, attaché temporaire d'enseignement et de
recherche - Université d'Évry (Paris-Saclay)

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Un vocabulaire abondant est utilisé pour désigner toutes les entités qui ne réunissent pas
toutes les caractéristiques d'un État. Cet article dégage trois notions et en explique le contenu
: l'État failli, l'État de facto et le quasi-État. En étudiant ces territoires, ce sont aussi les
contours d'une définition de l'État dans la géopolitique contemporaine qui sont précisés.

SOMMAIRE

1. L’État failli, un État reconnu mais qui peine à contrôler son territoire
2. L’État de facto, un État qui contrôle son territoire mais pas ou peu reconnu
3. Le quasi-État, un territoire qui ne se déclare pas indépendant mais dont les prérogatives,
reconnues, s’approchent de celle de l’État

Bibliographie | mots-clés | citer cet article


La géographie politique emploie de multiples expressions pour désigner des entités
étatiques contestées ou affaiblies par des conflits ; aucun consensus ne se dégage
(Rosière, 2010). Parmi les expressions employées, reviennent en particulier celles
d’État failli et d’État de facto mais aussi de quasi-État. Elles ne doivent pas être
confondues, pas plus que leurs nombreux synonymes.
 

1. L’État failli, un État reconnu mais qui peine à contrôler son


territoire

Un «  État failli  » (ou «  État défaillant  », ou «  État en déliquescence  » voire «  État


échoué » ou « en échec », qui sont des traductions possibles de «  failed state » en
anglais, qui renvoie à un «  État raté  », failed dérivant en anglais du verbe français
faillir) est un État reconnu en droit international (et à ce titre, dans le monde actuel,
en général membre de l’ONU) mais qui n’exerce pas en pratique le contrôle sur une
partie significative de son territoire, cette partie non contrôlée pouvant être qualifiée
de zone grise. Cette terminologie se diffuse dans les années 1990 (Zartman, 1995).
Des quatre conditions de l’État définies à la Convention de Montevideo de 1933,
l’État failli répond totalement à la dernière (avoir des relations avec les autres États)
mais en partie seulement aux trois premières (avoir un territoire, une population
permanente et des institutions) car ses institutions sont trop faibles pour contrôler
totalement le territoire et la population qu’il revendique et que les autres États lui
reconnaissent. Depuis 2005, la revue Foreign Policy (fondée par Samuel
Huntington) et le Fonds pour la Paix (Organisation états-unienne fondée en 1957
dans un contexte de Guerre froide et qui défend la vision du monde des États-Unis)
publient chaque année un Failed (ou Fragile) State Index classant les États en
fonction de leur stabilité par rapport à douze critères  : pression démographique,
déplacés et réfugiés, violences communautaires, émigration, inégalités, déclin
économique, légitimité de l’État, efficacité des services publics, appareil de sécurité,
division des élites, interventions étrangères. Les États s’approchant de 120/120
(chaque critère étant noté sur 10) sont les États faillis. Cependant, aucun seuil
précis ne permet de distinguer les Etats fragiles de manière général de ceux, les
plus fragiles, qui sont déjà faillis. La géographie politique française se méfie
également du caractère réducteur des travaux de l’école de géopolitique
étatsunienne s’inscrivant dans la lignée de Samuel Huntington, critiqué pour une
approche essentialiste des divisions culturelles.

Document 1. États faillis, fragiles... Une représentation possible. Source : carte interactive
du Fragile State Index (2020).
Aucune liste consensuelle d’États faillis ne peut être établie ; Yémen, Somalie et Soudan du
Sud en font toujours partie mais la question se pose de savoir jusqu’où descendre dans la
liste des États instables pour les considérer comme défaillants. La plupart des États faillis
se trouvent en Afrique subsaharienne  ; il s’agit en général de Pays les Moins Avancés.
L’archétype de l’État failli est la Somalie, reconnue par l’ONU et membre de cette
organisation, mais qui s’est enfoncée dans la guerre civile à partir de 1991. L’extrême-nord a
fait sécession (Somaliland) et n’obéit plus au gouvernement reconnu ; le centre nord du pays
(Puntland) est également très autonome vis-à-vis du pouvoir central  ; le Sud est en partie
tenue par les shebabs, des milices islamistes, et le gouvernement est incapable d’assurer la
sécurité dans ses eaux (le recul de la piraterie au milieu des années 2000 tient à une
intervention internationale). Le gouvernement de Somalie ne contrôle en pratique guère que
la région de sa capitale.

 
2. L’État de facto, un État qui contrôle son territoire mais pas
ou peu reconnu

L'État de facto, expression déjà employée par le juriste van Panhuys en 1978, est le
pendant, le négatif (au sens photographique) de l’État failli, c’est-à-dire une entité
étatique qui répond parfaitement aux trois premiers critères de l’État de la
Convention de Montevideo mais pas au dernier (avoir des relations avec les autres
États), comme la partie nord de Chypre. Un État de facto dispose d’institutions et
contrôle un territoire avec sa population ; mais la légitimité de ce contrôle ne lui est
pas reconnue par une grande majorité de la communauté internationale car un
(autre) État revendique ce territoire ; l’État de facto n’a donc pas la capacité d’entrer
en relation avec les autres États. Il constitue un type de zone grise particulier : il est
une zone grise vis-à-vis de l’État reconnu qui le revendique et de la communauté
internationale mais il peut en pratique être extrêmement structuré sur le plan
interne et fonctionner comme un État reconnu. Souvent, il dispose d’un protecteur
(Arménie pour le Haut-Karabakh, Turquie pour la République Turque de Chypre du
Nord, Éthiopie pour le Somaliland). Ainsi la Transnistrie (environ 500 000 habitants
répartis sur un peu plus de 4  300 km², l’équivalent du département des Pyrénées-
Orientales), qui a fait sécession de la Moldavie entre 1990 et 1992 avec le soutien
de la Russie, dispose de sa Constitution, son président, son parlement, sa police, sa
justice, son drapeau, son hymne mais aussi ses timbres, sa monnaie, ses impôts,
son système de retraite et de santé, ses programmes scolaires, ses universités, etc.
Mais aucun État (lui-même reconnu) ne la reconnaît comme État (les États de facto
se reconnaissent parfois entre eux). L’existence d’un État de facto implique
généralement que l’État qui revendique son territoire est un État failli puisque ce
dernier ne contrôle pas une partie significative de son territoire. Ainsi la Moldavie,
victime de la sécession de la Transnistrie, et la Géorgie (victime de la sécession des
États de facto que sont l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud) peuvent dans une certaine
mesure être qualifiées d’États faillis, même si la question se pose de la proportion
de territoire non contrôlé nécessaire pour parler d’État failli. Il n’existe cependant
pas de critère chiffré précis (du type pourcentage du territoire ou de la population
qui échappe au contrôle de l'État) qui pourrait permettre de donner une liste  :
Chypre Nord ampute l'île de 36 % de sa superficie et 28 % de sa population, ces
chiffres étant respectivement de 12,3 et 15,5 % dans le cas de la Transnistrie vis-à-
vis de la Moldavie.
Si l’expression d’État de facto domine par sa concision et sa relative neutralité, de
nombreuses autres formulations coexistent pour désigner la petite dizaine d’États
de facto dans le monde, en apportant parfois des nuances. «  État non reconnu  »
(unrecognised state en anglais) permet de désigner les États de facto qui n’ont au
sens strict aucune reconnaissance (Somaliland jusqu’en 2020) et qui au sens large
ne sont reconnus que par des États eux-mêmes non reconnus, une partie des États
de facto se reconnaissant entre eux et constituant un système-monde parallèle à
celui des États reconnus (Transnistrie et Haut-Karabakh se reconnaissent
mutuellement, le Somaliland est reconnu depuis juillet 2020 par Taïwan). «  État
partiellement reconnu  » (state with limited recognition en anglais) permet de
désigner les États de facto reconnus par au moins un État lui-même reconnu  :
République Turque de Chypre Nord (reconnue par la Turquie), Abkhazie et Ossétie
du Sud (reconnues par la Russie et quelques-uns de ses alliés  : Syrie, Nicaragua,
Venezuela), Taïwan (reconnu par une quinzaine d’États, principalement latino-
américains et africains), Sahara occidental (membre de l’Union africaine et reconnu
lui aussi par quelques dizaines d’États, principalement africains et latino-
américains). Palestine et Kosovo, qui sont reconnus par plus de la moitié des États
membres de l’ONU, ne sont pas toujours qualifiés d’État de facto. Parmi les
nombreuses autres expressions désignant parfois les États de facto se trouvent
État autoproclamé (qui insiste sur la proclamation d’indépendance), État fantôme,
virtuel, invalide, illégal, contesté, discuté, séparatiste, etc. Mais la plupart des
expressions ont leur inconvénient (Chirikba, 2004), expliquant sans doute que celle
d’État de facto se soit imposée ; si la plupart des expressions sont négatives, une
gradation dans la fragilité se distingue (Gaulme, 2011).

Document 2. Les États de facto et la variété des situations concernant leur reconnaissance
par les autres États.
Le monde ne comprend pas le même nombre d’États selon l’État dans lequel on vit. En
Espagne, le monde compte un État de moins qu’en France car le Kosovo n’est pas reconnu
comme un État ; au Venezuela, le monde compte un État de plus qu’en France (le Kosovo en
moins, mais l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en plus). Rares sont les États ne reconnaissant
aucun État partiellement reconnu, cette intransigeance s’expliquant souvent par la crainte
de sécessions (Espagne) ou par un soutien à l’État victime de la sécession (Grèce vis-à-vis
de la Serbie, orthodoxe elle aussi). 

3. Le quasi-État, un territoire qui ne se déclare pas


indépendant mais dont les prérogatives, reconnues,
s’approchent de celle de l’État

Si l’expression quasi-État a pu être parfois employée pour désigner l’État de facto,


par exemple sous la plume de Robert Jackson (1990), il faut en réalité lui donner un
tout autre sens. Le quasi-État dispose de prérogatives reconnues telles qu’il
fonctionne presque comme un État souverain mais il ne revendique pas
formellement son indépendance et continue d’obéir au gouvernement central de
l’État dont il fait partie. Cette situation se retrouve en général au sein d’États
fédéraux, dont les entités fédérées disposent parfois d’une large autonomie, allant
jusqu’à l’exercice de prérogatives considérées comme régaliennes (monnaie,
défense, fiscalité, diplomatie). Le Québec, qui dispose de ses propres
représentations diplomatiques en sus de celles du Canada, peut ainsi être qualifié
de quasi-État. De même peuvent correspondre à cette définition le Groenland (qui a
quitté la CEE en 1985, après l’avoir rejointe en 1973 avec le reste du Danemark), le
Puntland en Somalie, le Kurdistan irakien, voire certains des outre-mer britanniques
(île de Man et îles anglo-normandes, avec chacune leur propre monnaie, certes à
parité avec la livre britannique) ou français (la Nouvelle-Calédonie est ainsi une
collectivité sui generis, à statut de large autonomie, ayant par trois fois refusé son
indépendance par referendum, voir Gay, 2018).

Document 3. Les quasi-États

À la fin des années 1990 et au début des années 2000, de nombreux plans de paix
ont été proposés à propos des conflits gelés liés aux États de facto ; ils supposaient
en général la transformation de l’État de facto en un quasi-État reconnaissant la
souveraineté de l’État dont il a fait sécession mais conservant une très large
autonomie  : package deal de 1997 pour le Haut-Karabakh (vis-à-vis de
l’Azerbaïdjan), mémorandums Primakov et Kozak en 1997 et 2003 pour la
Transnistrie, Plan Annan pour Chypre Nord en 2004. Mais aucun de ces compromis
n’a fonctionné ; tous ont été refusés. Dans le cas du Plan Annan, le référendum a vu
le «  oui  » l’emporter en République Turque de Chypre du Nord mais le «  non  »
l’emporter au sud, les Chypriotes grecs estimant que trop de concessions étaient
faites aux Chypriotes turcs.

Conclusion

 
Document 4. Schéma de synthèse simplifié

Les trois expressions d’État failli, d’État de facto et de quasi-État renvoie à des
réalités différentes mais elles partagent quelques points communs. Elles désignent
des États « incomplets » ou « imparfaits » du point de vue de leur reconnaissance,
de leur effectivité ou du droit. Ces entités aux limites de l’État contribuent à poser la
question de la norme de l’État  ; c’est parce que le droit international s’est
progressivement codifié, depuis les années 1930 en particulier, que ces entités
étatiques en marge peuvent être étudiées. Avant la définition posée par la
Convention de Montevideo de 1933, de ce qu’est un État, la non-reconnaissance
n’était pas un critère ou un point de débat, certains États comme le Mexique ayant
mis des années à gagner leur reconnaissance. Qualifier le Mexique des années
1810 d'État de facto serait pourtant anachronique. Ainsi, étudier les États
marginaux par rapport à la norme et au droit permet de mieux comprendre la
définition contemporaine de l’État.
 

Bibliographie

Chirikba V. (2004), “Geopolitical Aspects of the Abkhazian Statehood: Some


Results and Perspectives”, Iran & the Caucasus 8 (no. 2), p. 341-349.
Failed State Index : https://fragilestatesindex.org/ (carte interactive de la
stabilité des États)
Gaulme F. (2011). « "États faillis", "États fragiles" : concepts jumelés d'une
nouvelle réflexion mondiale ». Politique étrangère, p. 17-29.
Gay Jean-Christophe (2018), « De quoi la Nouvelle-Calédonie est-elle le nom
? », Géoconfluences, décembre 2018.
Jackson, Robert H. (1990), Quasi-states, Sovereignty, International Relations
and the Third-World, Cambridge University Press.
Merle Thomas (2021), Les États de facto : modélisation à partir des cas de la
périphérie de la Russie, thèse de doctorat en géographie soutenue à
l’Université de Reims, 593 p.
Panhuys (van) H. F. (1978), International law in the Netherlands (vol. 1), Alphen
sur le Rhin– New York: Sijthoff & Noordhoff – Oceana Publications, 472 p.
Rosière Stéphane (2010) [en ligne], « La fragmentation de l’espace étatique
mondial », L’Espace Politique 11 (n°2).
Zartman W., Collapsed States. The Desintegration and Restauration of
Legitimate Authority. Boulder: Lynne Rienner, 1995, 304 p.

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire  : géopolitique |  État failli |
État de facto | quasi-État | zone grise.
 
 
Thomas MERLE
Agrégé et docteur en géographie, attaché temporaire d'enseignement et de

recherche à l'université d'Évry (Paris-Saclay)


 
 
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Thomas Merle, « Notions en débat. État failli, État de facto, quasi-État »,


Géoconfluences, novembre 2022.

http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-
la-une/etat-failli-de-facto-quasi-etat

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