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Jacques Bidet Gérard Duménil

Al termarxisme. Un autre marxisme pour un autre monde


Jacques Bidet et Gérard Duménil
Altermarxisme
Un autre marxisme pour un autre monde
2007
Copyright
© Presses Universitaires de France, Paris, 2015 ISBN numérique : 9782130640158
ISBN papier : 9782130564980
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Présentation
« Face aux discours de consensus et de résignation, nous avons voulu écrire un livre de
combat. Non pas une utopie, mais une contribution à l'immense lutte qui s'esquisse en
ce début de siècle. »
Les auteurs plaident pour une refondation théorique du discours marxiste qui engage à
la fois la philosophie, l'économie, la sociologie, l'histoire, militent pour une alternative
radicale d'émancipation, une abolition de tous les privilèges.
Table des matières
Avant-propos
Introduction
Le marxisme de Marx Présentation
Chapitre 1. L'économie politique au service de la révolution Chapitre 2. Le « grand récit
» marxien
La revanche de l'organisation Présentation
Chapitre 3. Émergence et pérennité du capitalisme organisé Chapitre 4. L'union
manquée de l'organisation et de l'émancipation
Néomarxisme
Capitalistes - Cadres et compétents - Classes fondamentales Présentation
Chapitre 5. Le second rapport de classe : l'encadrement
I - Marx théoricien de l'organisation
II - Les ambiguïtés du traitement de l'organisation dans Le Capital
III - Capitalisme et cadrisme
IV - Les logiques cadristes de l'après-guerre
V - Le fiasco du cadrisme bureaucratique
Chapitre 6. Une société de classe à deux pôles
I - Déconstruction de l'analyse marxienne de l'organisation
II - Reconstruction de la structure moderne de classe
III - L'expérience historique du collectivisme
Altermarxisme
L'impérialisme dans l'étaticité mondiale en gestation Présentation
Chapitre 7. Impérialisme et mondialisation néolibérale
Chapitre 8. Des États-nations à l'État-monde
I - Le système du monde moderne
II - L'État-monde en gestation
Changer le monde * I II III IV
Présentation
Chapitre 9. Politiques du néomarxisme
I - La politique d'union : un sujet pluriel
II - La question de l'« hégémonie »
III - La question de l'alliance : droite et gauche
IV - Figures économiques de l'alliance et de son dépassement
Chapitre 10. Politiques de l'altermarxisme
I - La politique des peuples
II - L'émergence brouillée d'un peuple-monde
III - Vers une politique de l'humanité
Avant-propos
Ce livre est issu de la rencontre de deux recherches indépendantes, menées
parallèlement sur plusieurs décennies, par deux auteurs, l’un philosophe, l’autre
économiste. Il s’inscrit au point de confrontation entre des exigences disciplinaires
diverses et des approches contrastées. Il prend la forme d’un essai, qui propose une
théorie de l’ordre social contemporain, aux plans national et mondial, à partir
notamment d’une réinterprétation des traditions marxistes. Au-delà des différences de
méthode et de certaines divergences analytiques, il manifeste une profonde
convergence dans l’argumentation générale et les conclusions politiques. Il est le fruit
d’une étroite collaboration. Chacun d’eux a constamment écrit sous le contrôle de l’autre
et bénéficié de ses corrections111.
Paris, mai 2007.
Bibliographie
Ce livre s’appuie sur les travaux de ses deux auteurs. On peut signaler :
Jacques Bidet (JB)
J. Bidet, Que faire du Capital ?, Paris, Klincksieck, 1985. Seconde édition, Paris, PUF,
2000 (Que faire du Capital ?).
J. Bidet, Théorie de la modernité, Paris, PUF, 1990 (Théorie de la modernité).
J. Bidet, John Rawls et la théorie de la justice, Paris, PUF, 1995 (John Rawls).
J. Bidet, Théorie générale, Théorie du droit, de l’économie et de la politique, Paris, PUF,
1999 (Théorie générale).
J. Bidet, E. Kouvélakis, Dictionnaire Marx contemporain, Paris, PUF, 2001 (Dictionnaire
Marx).
J. Bidet, Explication et reconstruction du Capital, Paris, PUF, 2004 (Explication et
reconstruction du Capital).
Page Web : http://perso.orange.fr/jacques.bidet/. On y trouvera la liste des traductions
de ces ouvrages en langues étrangères, un Commentaire du Capital, livre I, sections I
et II, et une centaine d’articles sur ces sujets.
Gérard Duménil (GD ou GDDL)
G. Duménil, La position de classe des cadres et employés, Grenoble, Presses
Universitaires de Grenoble, 1975 (La position de classe).
G. Duménil, Le concept de loi économique dans « Le Capital », avant-propos de Louis
Althusser, Paris, François Maspero, 1978 (Le concept de loi).
G. Duménil, D. Lévy, La dynamique du capital. Un siècle d’économie américaine, Paris,
PUF, 1996 (La dynamique).
G. Duménil, D. Lévy, Crise et sortie de crise. Ordre et désordres néolibéraux, Paris, PUF,
2000 (Crise). Une édition remise à jour est disponible en anglais : Capital Resurgent.
Roots of the Neoliberal Revolution, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2004.
G. Duménil, D. Lévy, Au-delà du capitalisme, Paris, PUF, 1998 (Au-delà du capitalisme).
G. Duménil, D. Lévy, Économie marxiste du capitalisme, Paris, La Découverte, «
Repères », 349, 2003 (Économie marxiste).
Page Web : http://www.jourdan.ens.fr/levy/. On y trouvera de nombreux articles et la
référence aux ouvrages.
Notes du chapitre
[1] î Les auteurs remercient vivement Annie Bidet-Mordrel et Dominique Lévy pour leur
contribution à cet ouvrage.
Introduction
L’avenir avait un nom : « socialisme », « communisme », ou quelque autre semblable.
Et le marxisme se donnait pour son messager. Aujourd’hui, c’est le mot d’ordre de
Wittgenstein qui semble prévaloir : ce dont on ne peut rien dire, mieux vaut le taire. Il
n’est pas interdit d’invoquer un « autre monde ». Mais force est de reconnaître qu’une
telle appellation ne véhicule en elle-même aucun contenu positif reconnu.
Le marxisme avait entrepris de penser la construction d’un monde commun. Il partait
des mots de la modernité, inscrits au fronton divers des nations : égalité, liberté... Il
cherchait comment ces promesses, bafouées par la domination capitaliste, pourraient
s’accomplir. On sait que l’histoire a pris un autre cours.
Où donc est l’échec ? Et peut-on reprendre l’entreprise ? Ce livre cherchera à affronter
ces questions redoutables.
Peut-on à nouveau désigner un avenir ? Cela implique que l’on parvienne à déchiffrer
ce qui advient aujourd’hui : ce tourbillon accéléré dans lequel est entrée l’humanité.
Telle est la tâche que se donne un « altermarxisme », un autre marxisme pour un autre
monde, objet ultime de cette investigation.
Elle suppose que l’on se confronte au marxisme classique, celui de Marx ou celui de
ceux qui se réclamèrent ultérieurement de lui : que l’on détermine la nature et l’origine
de ses insuffisances. Et que l’on tente d’y remédier. Telle est la tâche, préalable, d’un «
néomarxisme », dont l’objet principal est l’analyse des structures de classe.
Le marxisme de Marx
On connaît le mot de Marx, en réponse aux premiers révolutionnaires russes, qui
cherchaient un maître à penser : « En tout cas, moi, je ne suis pas marxiste. » Marx est
bien pourtant le fondateur du « marxisme » (encadré 1).
Celui-ci figure d’abord dans le prolongement du grand mouvement social et politique qui
triomphe dans la Révolution française et qui embrase, au cours du XIXe siècle, l’Europe
entière. Il étend la perspective d’émancipation de la sphère politique à la sphère
économique, liant l’une à l’autre. Marx milite aux côtés des chartistes pour le suffrage
universel, et met l’égalité politique au premier plan. Il soulignera qu’il appartient tout à la
fois au « parti démocrate » et au « parti communiste », au sens
que l’on donne alors à la « prise de parti » : choisir son camp. Sous le nom de
communisme s’entend la réalisation effective d’un ordre social en adéquation avec les
principes « libéraux » proclamés dans la sphère politique.
Marx cherche à dégager le socialisme de ses formulations originelles, utopiques. Il ne
vise pas à construire d’emblée un projet de société, mais d’abord à comprendre
l’économie moderne, ses tendances, et le champ de possibles que leur dynamique
ouvre pour l’avenir. Il reprend l’analyse économique initiée par les classiques, Smith et
Ricardo, pour en faire la critique. Il montre que nous ne vivons pas dans une société
d’échanges mutuels équilibrés. Le salarié produit plus qu’il ne reçoit sous forme de
salaire. Il est donc « exploité ». Et c’est du fait de cette exploitation que la richesse des
capitalistes augmente sans cesse. Le système se reproduit ainsi de lui- même, même si
certains individus changent de position sociale. La classe économiquement dominante
détient les moyens d’être aussi la classe dirigeante au plan politique, idéologique et
culturel, à travers tout un ensemble d’institutions sociales fonctionnelles.
Cette analyse critique radicale s’inscrit pourtant dans une vision de l’histoire en termes
de « progrès ». Le capitalisme, plus productif que les systèmes antérieurs et se
développant dans la grande entreprise, tend à la multiplication du nombre des salariés,
toujours plus instruits et rassemblés par le processus social de la production. Il produit
ainsi, inéluctablement, ses propres « fossoyeurs ». Le moment approche où la société
pourra s’affranchir des mécanismes aveugles de la propriété privée et du marché. Mais
on n’y parviendra que par l’organisation sociale et politique de la classe ouvrière et des
autres exploités. À une échelle qui, tout comme le marché, dépasse le cadre national : «
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Telle est, très schématiquement, la
conception qui, à partir de Marx, devient progressivement hégémonique dans le
mouvement ouvrier, en Allemagne d’abord, puis dans l’ensemble de l’Europe et au-delà
à la fin du XIXe siècle.
Le marxisme dans l'histoire du XXe siècle
Cette époque, qui marque le triomphe du capitalisme industriel en Europe et en
Amérique du Nord, ainsi que du partage du reste du monde entre impérialismes, est
aussi celle où le mouvement ouvrier se structure, notamment en syndicats et partis de
masse. Ceux-ci se donnent pour fin l’établissement du socialisme selon la perspective
ouverte par Marx : l’organisation planifiée de la production, orientée vers la satisfaction
des besoins fondamentaux, matériels et culturels, vers une démocratie sociale et
politique. La Seconde Internationale en sera l’expression
principale.
La Première Guerre mondiale, issue des contradictions entre les grandes puissances
impériales, va susciter une crise majeure au sein du marxisme, à partir de laquelle
s’instaure un clivage entre un courant réformiste et un courant révolutionnaire. Le
premier accepte alors de se couler dans la logique nationale des États dominants.
Lénine lui oppose une logique de résistance à la guerre et d’insurrection émancipatrice
des grandes masses humaines exploitées et dominées, tant dans les pays du centre, ou
des centres, qu’en périphéries. Dans ce contexte, le marxisme tendra à s’identifier à
une théorie de la révolution sociale et politique, et à puiser une part de ses références
dans l’art militaire, avec ses catégories de rapports de force, d’avant-garde, de tactique,
et de mobilisation de masse.
Une révolution de ce type, telle que la révolution bolchevique en Russie, s’avérera
capable de détruire les anciennes sociétés, précapitalistes, et pour un temps les
structures capitalistes qui s’ébauchaient sur ce terrain. Elle transformera le destin du
marxisme, auquel il est alors demandé de définir l’ordre nouveau, à construire sous la
conduite du prolétariat. On collectivise les grands moyens de production et l’on
substitue au marché la planification universelle, pilotée par un parti unique, coiffant
l’appareil d’un État formellement moderne. C’est l’heure du « socialisme réel » - un
terme bien discutable, mais désormais entré dans l’usage -, conforme aux canons
définis par ce que le pouvoir stalinien va désigner comme le « marxisme-léninisme ». La
révolution initiée par Lénine a cependant un écho universel. Elle inspire les grands
mouvements de libération qui vont se manifester tout autour de la planète. En premier
lieu, en Chine. L’émergence de I’URSS comme grande puissance au terme de la
Seconde Guerre mondiale crée un monde bipolaire. Dans ce contexte, les combats du
Tiers Monde mettent en avant le socialisme en même temps que la libération nationale.
Quant au marxisme occidental, il joue alors un rôle décisif dans les conquêtes sociales
et démocratiques du siècle. Au sein de la social-démocratie, il perdra progressivement
son statut de doctrine de référence. La mouvance communiste, dans une relation
parfois conflictuelle à la « patrie du socialisme », lui conservera des visées plus
radicales. Mais elle se trouvera finalement, elle-même, emportée dans la tourmente
néolibérale.
Dimensions culturelles du marxisme classique
On sait que le marxisme a initié une approche de la politique en termes de lutte de
classe. Qui sont les exploiteurs ? Qui sont les exploités ? Qui sont nos adversaires ?
Qui peuvent être nos alliés ? Ces questions ont commandé les stratégies historiques
des révolutions du XXe siècle, celles des combats anticolonialistes et tiers-mondistes, et
plus généralement des organisations qui se sont référées au marxisme.
Mais le marxisme est bien autre chose qu’une simple doctrine politique. Il s’est appuyé
sur une analyse économique qui n’a cessé de se développer, depuis les analyses du
capital financier et de l’impérialisme d’Hilferding et Lénine, jusqu’aux théorisations
contemporaines qu’a suscitées le néolibéralisme, en passant par les approches tiers-
mondistes de la dépendance et de l’échange inégal. Il marque de son empreinte bien
des courants hétérodoxes, contestataires de l’ordre établi, qu’il s’agisse de l’école
française de la Régulation ou des keynésiens de gauche. Et les idéologues de la droite
sont toujours vifs à le dénoncer - souvent même là où il n’est pas.
Au XXe siècle, le marxisme a profondément pénétré toutes les formes de savoir social. Il
a marqué les sociologies, de Weber, qui ne se réclamait pas du socialisme, à Bourdieu,
qui tenta d’élargir l’analyse des rapports de classe. Il a influencé diverses écoles
historiques, comme celle des Annales. Il a impulsé de nouvelles approches dans
diverses disciplines, du droit à l’anthropologie, ainsi qu’une théorie critique de la culture.
Il a inspiré la littérature et le cinéma. Il s’est aussi trouvé mêlé, au long du siècle, à
diverses tendances et avant-gardes de l’art moderne, expressionisme, surréalisme et...
réalisme. Pour le meilleur et, parfois, il est vrai, pour le pire.
En tant que « vision du monde », il s’est exprimé en divers codes philosophiques.
Originellement lié à la dialectique hégélienne, il s’est aussi donné en versions
phénoménologiques, en spinozisme matérialiste, dans l’analytique anglo-saxonne, voire
en théologie de la libération. Il a produit des figures d’intellectuels autour desquelles se
sont développées des « écoles » particulières : Gramsci, Lukàcs, Adorno, Althusser,
Benjamin, et tant d’autres. Et il s’associe volontiers des figures apparemment contraires,
comme celle de Rawls, ou distantes, comme celles de Habermas ou de Foucault. Il n’a
jamais existé que dans l’assimilation de son environnement.
S’il en est ainsi, si le terme même de « marxisme » n’a de sens que par la relation entre
tous ces champs entremêlés, l’ambition d’un « néomarxisme » ou « altermarxisme »,
assumant de façon critique un tel héritage, s’avère infiniment problématique.
Et cela d’autant que se projette aussi sur lui l’ombre de la doctrine propagée par les
manuels staliniens sous le nom de « marxisme-léninisme ». Et que pèse sur lui le
double soupçon de véhiculer, au pire, un brouillage idéologique pour entreprises
totalitaires, au mieux, une utopie obsolète.
Échecs des projets au nom du marxisme et « retours » supposés de Marx
Il faut en effet reconnaître que les projets historiques engagés au nom du marxisme se
sont - pour une part du moins, et la plus manifeste -, achevés en défaite. Il ne s’agit pas
seulement des dérives tragiques et de la fin calamiteuse de l’expérience soviétique, du
renversement radical qui s’est opéré en Chine, ainsi que dans ce qu’on appelait
naguère le Tiers Monde. Mais aussi, corrélativement, du triomphe du néolibéralisme
dans l’ensemble du monde sous l’égide états-unienne ; de la quasi- disparition des
partis et syndicats se réclamant de Marx ; et de la défaite des idées socialistes et
sociales au cœur du continent européen où elles sont nées. On ne s’étonnera pas
qu’aux yeux du grand nombre le marxisme appartienne au passé.
Un peu d’attention suffit certes pour comprendre que ce qui s’est déployé sous la
bannière du « marxisme » - analyse de l’exploitation, critique des dominations et des
discriminations, luttes collectives d’émancipation, pratiques sociales d’organisation,
vision universaliste - trouve aujourd’hui son prolongement à travers d’autres paradigmes
: ceux de l’écologie, du féminisme, de la démocratie radicale et de l’altermondialisme.
Mais cela conduit, précisément, une partie de la gauche radicale à penser que l’on
pourrait désormais se passer du marxisme. Peut-on cependant comprendre la
généralisation du travail précaire ou le désastre écologique, en faisant abstraction de la
« logique du profit » ? Peut-on rendre compte du racisme postcolonial ou des conflits
Nord-Sud sans référence à l’« impérialisme » ? Au moment où ces concepts marxistes,
les plus classiques, reviennent de façon si éclatante à l’ordre du jour, comment les
penseurs et acteurs critiques pourraient-ils se représenter qu’ils peuvent « faire » sans
le marxisme ?
Il serait cependant naïf de s’autosatisfaire de ce « retour de Marx ». D’y voir le signe
qu’il suffirait de « revenir à Marx ». Car, du marxisme, quelque chose est bien mort, en
effet. Mais chercher à faire le tri entre ce qui serait mort et ce qui resterait vivant n’est
pas non plus une démarche à la hauteur du problème. Car, au-delà des transformations
du capitalisme, c’est aussi du vrai et du faux que nous devons faire le compte. De ce qui
était insuffisant, dès le départ. Et toute la question est de savoir quel contenu on doit
donner à cette nécessaire critique du marxisme classique.
Les héritiers de Marx ont certes reconnu le fiasco du socialisme réel. Et ils sont
unanimes à le situer bien en amont de la chute du mur de Berlin, qui marque
symboliquement la fin d’une époque : la révolution prolétarienne, tous l’admettent
aujourd’hui, a rapidement tourné court. Reste cependant encore à fournir les
explications requises. Car on ne saurait naturellement se satisfaire de l’idée que faire
le socialisme est difficile, qu’il y eut des erreurs et des fautes. Et que l’expérience est à
reprendre, cette fois de façon démocratique, entre gens de bonne volonté. Des «
marxistes » devraient se représenter que les révolutionnaires d’avant-garde, qui visaient
une société sans classe, relevaient eux-mêmes de rapports de classe définis, qui
pesaient sur leur pratique. Derrière ce que cachait le mot d’ordre « tout le pouvoir aux
soviets ! », ne se manifestait-il pas déjà une position de classe ? Et laquelle ? Voilà ce
qu’il faut décrypter : quel potentiel de domination sociale se trouvait ainsi
subrepticement inscrit dans le processus révolutionnaire conduit au nom du marxisme.
Mais la critique requise ne concerne pas seulement ce qui s’est fait « au nom du
marxisme ». C’est le marxisme lui-même qu’il s’agit de reconsidérer. Car il n’a, à nos
yeux, jamais fait son autocritique ; il n’a jamais été capable de prendre distance par
rapport à lui-même. Il n’a jamais su reconnaître les conditions réelles de son histoire et,
plus précisément, de son autoproduction. Et ce n’est pourtant que d’une telle
autocritique que peut naître un néomarxisme, première étape d’une refondation.
La thèse du néomarxisme
Certes, bien des marxistes, entre autres au sein des courants trotskistes, ont lutté
contre le stalinisme. Le marxisme classique occidental s’est adressé à lui-même de
multiples remontrances. Les partis et organisations marxistes n’ont cessé de tenter de
réaliser leur aggiornamento. Et de l’extérieur les critiques n’ont pas manqué, souvent
fort justifiées. Mais rien de tout cela ne suffit à produire la critique du marxisme dans sa
forme classique, dont le cycle est désormais achevé. On ne peut y parvenir qu’à la
condition de mettre au clair les conditions historiques et sociales de son émergence.
Ce livre a la prétention d’établir que le marxisme, en même temps qu’un discours de
classe, est aussi un discours significatif d’une alliance de classe. De par son contenu
même, il engage en effet tout à la fois les « masses populaires » - les classes
fondamentales dans la forme moderne de société, selon la conceptualisation que
proposera ce livre - mais aussi d’autres catégories sociales, qui jouent un rôle essentiel,
notamment au XXe siècle : celles de cadres et compétents de diverses sortes. Une
thèse de ce livre est donc que le marxisme, dans sa forme classique, est le discours,
problématique, de cette alliance historique. Et non pas simplement celui des exploités. Il
en découle une certaine ambiguïté, qu’il nous faudra cerner.
Mais la perspective adoptée ici n’est pas celle d’un postmarxisme. Au-delà de Marx, le
projet est bien de relever le défi marxien. Et nous entendons livrer ce combat
théorique à la hauteur où Marx lui-même l’a engagé - notamment en proposant une
nouvelle théorie des classes sociales. Nous cherchons donc à refonder l’entreprise
théorique. On sait en effet ce qu’il en est dans l’histoire des sciences : les théories les
plus fécondes finissent par manifester des insuffisances. Leur vérité relative ne peut
alors être préservée qu’en s’inscrivant dans une théorisation plus générale, qui s’avère
davantage capable d’appréhender la réalité visée. C’est en ce sens que ce projet
s’inscrit dans une histoire des sciences sociales.
À cet égard, le présent travail procède de la convergence singulière entre une critique
philosophique et une critique économique de la théorisation marxienne. Il reprend celle-
ci à partir de ses concepts premiers. Il s’efforce de les redéployer selon toutes leurs
dimensions : économie, philosophie, politique, droit, histoire et sociologie. D’autre part, il
se développe en investigation concrète, empirique, globale : il propose un nouveau
principe de lecture de l’histoire économique et sociale du XXe siècle, englobant
capitalismes et socialismes, compromis, victoires et défaites, culminant sur une
interprétation de la mondialisation néolibérale contemporaine, de ses stratégies - et de
son dépassement en cours.
Le concept d'altermarxisme
En effet, le monde change. Et le néomarxisme serait impuissant s’il ne se développait
en « altermarxisme ». C’est-à-dire tout à la fois en instrument opératoire pour rendre
compte de la nouveauté du monde contemporain, et en perspective politique en vue de
« changer le monde ».
L’altermarxisme avance donc une autre théorie du monde. Celle-ci se réfère aux
approches classiques de l’impérialisme, et aux renouvellements apportés par les tiers-
mondistes des années 1960 concernant le monde capitaliste comme « système ». Elle
a pour ambition de refonder ces analyses, en montrant que la théorie des classes
sociales proposée par le néomarxisme est la condition pour comprendre l’État-nation
moderne. À partir de là, elle place au centre de son analyse la violence asymétrique
entre les nations, qui seule donne la mesure de ce qu’est le capitalisme, et de ce qu’est
la « modernité » elle-même. Mais, en même temps, elle prolonge et redéploie la
perspective en faisant apparaître que cette figure de l’État-nation ré-émerge aujourd’hui
à l’horizon sous la forme ultime d’un État-monde en gestation - profondément co-
imbriqué, il est vrai, dans les hiérarchies de l’impérialisme néolibéral.
La politique qui répond à cette vision des sociétés et du monde s’énonce dans une
quadruple figure. Politique d’unité au sein des classes fondamentales. Politique
conflictuelle d’alliance avec des partenaires de classe à définir. Politique des peuples
face à la violence impériale. Politique de l’humanité, comme nouveau sujet à constituer,
capable d’un « nous », dans lequel tous puissent se reconnaître. Elle assume la charge
de ces promesses des temps modernes dont le communisme de Marx voulait relever le
défi.
La présente recherche n’a pas la folle prétention d’étreindre tous les problèmes au
programme d’un tel renouvellement, mais seulement d’ouvrir une perspective. Il est
notamment une question qui ne sera ici évoquée que de façon latérale : celle du genre,
ou des « rapports sociaux de sexe ». La raison en est que cet immense champ de
problèmes ne peut être abordé qu’en sollicitant bien d’autres sources que celles du
marxisme : il suppose un investissement anthropologique pluridisciplinaire et une autre
critique que celle que celui-ci a pu faire de la philosophie politique et des sciences
sociales modernes. Le relier spécifiquement à notre étude, qui est un travail sur
l’appareil conceptuel du marxisme, impliquerait donc une investigation considérable.
Nous nous bornerons ici à suggérer quelques connexions - autour des rapports de
classe, de sexe et de race - avec les travaux actuels de la recherche féministe.
Les enjeux politiques d'un renouveau théorique
Face aux discours de consensus et de résignation, nous avons voulu écrire un livre de
combat. Non pas une utopie. Mais une contribution à l’immense lutte qui s’esquisse en
ce début de siècle.
Les révolutions du passé, grands mouvements populaires sous l’égide de la
bourgeoisie, ont triomphé de l’ancien monde précapitaliste. Celles du XXe, sous la
conduite des élites éclairées et organisées, ont libéré les peuples colonisés ; mais,
finalement confisquées par leurs guides, elles n’ont pas tenu leurs promesses
d’établissement de sociétés alternatives au capitalisme. Celles du XXIe siècle seront le
fait des classes que nous appelons « fondamentales », de cette multitude qui travaille «
en bas » et assure la vie commune. Celles-ci sont du reste à l’œuvre depuis longtemps.
Elles ont donné à notre monde son visage civilisé.
Voilà la thèse que nous voulons établir. L’héritage que nous laissent Marx et Lénine est
puissant et riche d’avenir. On ne saurait pourtant le recueillir qu’en le soumettant à une
critique radicale. Et en tentant de répondre aux interrogations qu’il a suscitées. Tel est le
fil conducteur qui nous conduira, au terme de ce livre, à tenter la reformulation d’une
politique pour notre temps.
Le premier défi qui attend aujourd’hui ce que Marx appelait le prolétariat, mais qui a
désormais pris la forme bigarrée de classes populaires diversement situées dans le
dispositif de la société capitaliste, est de forger son unité. Depuis que le néolibéralisme
a fragmenté la grande entreprise, au plan national et international, et brisé la puissance
des syndicats, ces classes tendent à former un ensemble instable, flexible, éclaté. Leurs
luttes sont traversées par d’autres - celles des femmes contre l’emprise masculine
toujours renaissante, celles des peuples en migration forcée, celles d’exclus et de
minorités en tout genre - dans lesquelles elles sont étroitement imbriquées. Il leur faut
déchiffrer l’identité des causes générales dans la diversité des atteintes de toute sorte.
Car c’est bien la logique du profit capitaliste qui forme le creuset où viennent se fondre
tous ces traits de notre temps : depuis la précarité, la discrimination, l’insécurité sociale
dans les pays du centre, jusqu’au déracinement des masses périphériques, en passant
par une concentration inouïe de capacités d’extermination et de destruction de la nature
entre des mains avides.
Le néolibéralisme cherche à détruire les formes de solidarité construites autour de
l’État-nation, que les forces populaires avaient mises en place au cours du siècle passé.
Les capitalistes restaurent leurs pouvoirs et leurs revenus, rétablissent leurs privilèges.
Au plan international comme au sein des États, ils mènent une lutte de classe sans
merci. C’est donc peu dire que cette classe possédante est parasitaire, en dépit des
fonctions sociales qu’elle concentre entre ses mains, mais que d’autres peuvent
accomplir en son lieu et place. Elle doit être chassée. C’est pourquoi le second défi est
celui de l’alliance entre toutes les forces qui peuvent y contribuer. Depuis qu’elles sont
en mouvement, les classes fondamentales modernes savent qu’elles ne peuvent
trouver leurs partenaires que du côté des « cadres et compétents ». Ce n’est que dans
ces conditions que se sont imposées, réformes ou révolutions, des avancées
historiques durables. La contrepartie en est que l’on n’oublie pas que cette alliance
reste un combat, un rapport de classe, toujours prêt à se retourner. On l’a vu dans
l’impasse historique du socialisme réel. On le voit aujourd’hui sous une autre forme,
quand ces élites, désinvesties des tâches d’un État social en déshérence, se trouvent
aspirées au service de la rentabilité du capital.
Le troisième défi qui attend les classes fondamentales est celui de leur constitution en
sujet à l’échelle mondiale. L’impérialisme forme l’épine dorsale du néolibéralisme, qui
met en concurrence inégale les travailleurs du monde entier, imposant avec une vigueur
renouvelée, contre toutes les solidarités nationales, une pure logique de profit. Les
classes capitalistes et les grandes puissances, sous la houlette de la plus grande, les
États-Unis, qui se pose en super-État, s’entendent pour en faire la loi universelle et le
nouveau droit coutumier. Mais, avec l’intégration générale des économies et la
banalisation de la communication à travers l’ensemble de la planète,
une étaticité mondiale s’affirme inéluctablement. Un État-monde, en gestation,
s’annonce comme le dernier acte d’une histoire moderne issue des États-nations. Il se
met en place sous une forme aliénée, accaparée par les centres du pouvoir capitaliste,
qui font de ses principales institutions, ONU, FMI ou OMC, des instruments de domination
impériale. Mais, dans ces conditions déjà, il signifie que l’espèce humaine forme
désormais une communauté politique. Et c’est là le foyer d’une légitimité dans laquelle
un peuple-monde, face aux périls qui nous menacent tous et aux défis d’un destin
désormais commun, doit trouver sa force pour le combat du siècle à venir.
Tel est donc le parcours théorique qui ordonne les cinq parties de ce livre. Une
réappropriation du marxisme [partie I], qui en découvre la face obscure. Une relecture
du XXe siècle [partie II], qui révèle ce refoulé : la force, ambiguë, de l’organisation, qui
monte en puissance face au marché capitaliste. Une réélaboration « néomarxiste »
[partie III], qui reconstruit l’édifice sur ces deux piliers, marché et organisation, facteurs
de classe du capitalisme contemporain. Un rédéploiement « altermarxiste » [partie IV],
qui décrypte, entremêlée au système impérialiste, et avec toute son ambivalence de
classe, l’organisation universelle d’un État-monde. Une perspective politique [partie V]
pour un peuple-monde.
1. Marx théoricien et révolutionnaire
Marx, qui naît à Trèves en 1818, est le premier européen accompli. Passé ses études
de philosophie, il vivra en France et en Belgique, et s’installera à 32 ans à Londres, où il
écrira son œuvre majeure. Il figure, selon le mot de Lénine, le point de convergence de
la culture philosophique allemande, de la pratique politique française et de la science
économique anglaise. Sa famille, juive d’origine, baigne dans l’esprit des Lumières et de
la Révolution française, qui est alors celui de la Rhénanie bourgeoise.
De sa formation philosophique on retiendra, au-delà de la matrice hégélienne, qui lui
fournira ses recours philosophiques essentiels, l’influence du matérialisme français du
XVIIIe siècle, qui le rattache à Spinoza, et, via une lecture nominaliste, à Aristote. Il
abordera ainsi l’histoire comme le fait d’individus réels, singuliers, vivants. Mais qui ne
vivent précisément que de leurs interrelations pratiques, à déchiffrer dialectiquement.
À ses études de droit, qui figurent à cette époque en Allemagne ce que l’on pourrait
appeler par anticipation une initiation aux « sciences sociales », se rattache la capacité
qu’il montrera toujours à considérer les choses concrètes
dans leur complexité particulière. Contrepoint à son génie spéculatif.
Son engagement de démocrate en politique commence en 1842 avec sa participation à
la Gazette Rhénane, un journal libéral. C’est là qu’il fait la rencontre d’Engels.
À Paris, où il arrive en 1843, il poursuit un travail philosophique radical à travers lequel il
en vient progressivement d’une conception libérale de l’émancipation en termes
politiques à une perspective de révolution sociale, dont témoignent notamment La
question juive et les Manuscrits parisiens de 1844 et La sainte famille. Il commence à
élaborer la réalisation du projet apparu au sein de la gauche hégélienne : faire
descendre la philosophie du ciel sur la terre. C’est à Paris justement aussi, par
l’intermédiaire de la communauté allemande immigrée, qu’il rencontre le communisme,
dans toute la variété des socialistes utopiques qui émergent alors.
Expulsé en Belgique en janvier 1845, il poursuit, à travers les Thèses sur Feuerbach et
L’idéologie allemande, une réflexion qui le conduit à une théorie matérialiste de
l’histoire. Il élabore, au-delà des catégories issues de la philosophie et de l’économie,
des concepts nouveaux : ceux de classe sociale, de lutte de classe et d’État, compris
selon la problématique du « mode social de production », qui relie étroitement le
technique, le politique et le culturel. Parallèlement, il se trouve engagé dans un travail
d’organisation et de coordination de diverses associations ouvrières à travers l’Europe.
Son influence y devient progressivement prépondérante, par rapport à celle d’autres
leaders tel que Proudhon (qu’il prend pour cible dans Misère de la philosophie). La
Ligue des Justes et le Comité de correspondance communiste (qu’il avait créé avec
Engels) fusionnent dans la Ligue des communistes, dont il rédige le désormais célèbre
Manifeste en décembre 1847. Il participe avec Engels au mouvement révolutionnaire de
1848 en Allemagne, en créant à Cologne la Nouvelle Gazette rhénane, qui soutient
l’insurrection ouvrière de Paris et propose une alliance avec la bourgeoisie libérale
contre l’absolutisme prussien. Il y publie notamment La lutte des classes en France.
Il vivra à partir de 1849, à Londres, une vie d’apatride, souvent matériellement très
difficile, partagée selon les moments entre l’activisme politique et le travail théorique. Il
vit alors d’un travail de journaliste (notamment financier), auprès du plus grand
quotidien de l’époque, le New York Tribune, dans lequel paraît notamment son Dix-huit
brumaire de Louis Bonaparte (1852). Il préside à l’organisation de l’Association
internationale des travailleurs, Ire Internationale, dont il rédige l’Adresse inaugurale et les
statuts (1864), et qui va rassembler
bientôt plusieurs millions d’adhérents. Il participera intensément à ses activités. Il
saluera dans la Commune de Paris la première ébauche de la révolution sociale et
démocratique radicale pour laquelle il milite (La guerre civile en France, 1870).
Cette période anglaise est celle de la rédaction de son œuvre principale, Le Capital. Elle
sera largement consacrée au travail sur l’économie classique, des physiocrates à Smith,
Malthus et Ricardo, dont il entreprend la critique. Une première ébauche manuscrite est
rédigée en 1857-1858, Grundrisse, Esquisse d’une critique de l’économie politique.
Marx croit pouvoir engager immédiatement la publication de la première section de
l’ouvrage projeté. C’est la Critique (Zur Kritik der politischen Okonomie), qui paraît en
1859. En réalité, la tâche s’avère immense. Les manuscrits se succèdent, se
répartissant en trois livres, consacrés respectivement à la production, à la circulation, et
au procès d’ensemble de la production capitaliste. Un autre ensemble porte sur l’histoire
et la critique de la pensée économique antérieure : ce sont les Théories sur la plus-
value. Finalement, en 1867, paraît Das Kapital, livre I, dans une première édition qui
sera suivie, en 1873, d’une seconde (dans laquelle l’important chapitre I se trouve
profondément remanié), et d’une édition française, révisée et parfois remaniée par Marx
lui-même. Les livres II et III furent ultérieurement publiés par Engels, sur la base des
divers manuscrits laissés par l’auteur.
Marx, dans les années qui suivent, continuera son travail de chercheur, ouvrant d’autres
chantiers sur la rente foncière et la monnaie, sur les perspectives de révolution en
Russie. Il interviendra encore dans la construction du mouvement socialiste en
Allemagne, notamment à travers sa Critique du programme de Gotha (1875). Il meurt
en 1883, au terme d’une longue maladie.
Le marxisme de Marx
Présentation
On ne rend pas compte de la pensée de Marx en quelques pages ou chapitres, ce qui
n’est d’ailleurs pas le propos de ce livre. L’objectif de cette première partie est de
préparer aux analyses, aux critiques, développements et refondations ultérieures.
Le premier chapitre est consacré à Marx comme théoricien critique de l’économie
politique. Il porte principalement sur le Capital. La question centrale est ici celle de la
relation entre la perspective théorique analytique de Marx et son engagement politique :
la dénonciation de la nature de classe de la production capitaliste, et l’identification de
sa « tendance », qui annonce son dépassement révolutionnaire. Le chapitre se clôt sur
un bref exposé de la théorie de l’histoire que Marx mit en avant sans jamais lui
consacrer le « traité » que son énoncé requérait. Ce chapitre est aussi l’occasion de
l’introduction d’un ensemble de concepts et mécanismes qui seront au cœur du reste de
ce livre. En ce sens, il a un caractère préliminaire. Il vise à donner au lecteur les
éléments d’information qui seraient éventuellement nécessaires.
Le second chapitre engage le débat qui va se développer tout au long de ce livre. Il
aborde l’auteur du Capital en théoricien de la modernité et propose une lecture de son
œuvre en ce sens. Marx inscrit expressément son discours économique dans une
théorie générale de la société moderne, considérée dans sa dimension sociale et
politique. Il bouleverse l’économie en l’insérant dans cette histoire « totale ». C’est dans
ce large contexte que s’affirme une perspective historique révolutionnaire, qui conduit
censément d’une logique de profit, purement marchande, à une logique d’association et
d’organisation concertée entre tous. Un « grand récit », utopique, dont il convient
d’examiner les ressorts si l’on veut se demander à quelles conditions on peut
aujourd’hui envisager d’en reprendre le fil.
Chapitre 1. L'économie politique au service de la révolution
Remarque préliminaire. Le présent chapitre ne prétend pas à la nouveauté. Il n’entre
pas encore dans le processus de recherche qui se développera dans la suite de
l’ouvrage. Il se propose principalement d’écarter certaines idées reçues et de
familiariser le lecteur non prévenu à l’univers du Capital.
Aux yeux de Marx, science et révolution vont de pair. Mus par la volonté de justifier
l’ordre existant, les théoriciens de la bourgeoisie restaient enfermés dans un horizon
borné. Une approche scientifique du capitalisme doit faire apparaître, selon Marx, que le
prolétariat naissant est porteur d’un destin d’émancipation universelle. Et que la science
est donc dans son camp111.
Critique de l'économie politique
Cette représentation des rapports entre science et lutte politique s’exprime dans la
relation ambivalente que Marx entretient avec l’économie politique dominante de son
temps. Il n’a que mépris pour cette génération d’économistes serviles qui mènent une «
lutte de classe dans la théorie », inhérente au développement même de la domination
capitaliste. Quelques auteurs pourtant, qu’il désigne comme « économistes classiques
», échappent à ce jugement. Face aux prétentions féodales de l’époque antérieure, les
rapports de production capitalistes qui émergent à partir de la fin du XVIIIe siècle
incarnent le progrès. S’ouvre alors une fenêtre, où s’engouffre un vent favorable.
L’esprit des Lumières se manifeste dans le champ de l’économie politique. Smith et
Ricardo121, avaient, aux yeux de Marx, identifié les bases de l’économie bourgeoise,
plus tard dénaturées par leurs successeurs. Il en fait son miel. Miel et fiel, peut-on dire,
car cet emprunt au meilleur de l’économie de son temps et le produit « critique » qu’en
tire Marx allaient empoisonner durablement l’économie bourgeoise.
Marx ne vise pas simplement une réfutation de l’économie bourgeoise, une « critique de
l’économie politique », mais une nouvelle « science » sociale, qui aurait vocation à
devenir une arme entre les mains des classes dominées. Il forge de nouveaux
concepts, et théorise des mécanismes qu’il ne craint pas de désigner comme des « lois
», et qui doivent permettre de pénétrer la nature de la production capitaliste et de la
société moderne. Il se donne des objectifs scientifiques et des fins
révolutionnaires, mais il distingue rigoureusement leurs exigences respectives.
L'exploitation révélée
De son œuvre majeure, Le Capital, un vaste monument inachevé, il ne publiera que le
premier volume. Un texte difficile, qui présente des éléments de nature diverse :
concepts fondamentaux (marchandise, argent, capital, plus-value, profit, rente...), « lois
» du mode de production capitaliste (loi de l’accumulation capitaliste, loi de la tendance
à la baisse du taux de profit.), cadres institutionnels (manufactures, sociétés par
actions.), mécanismes (crédit, crises.), phases historiques (l’accumulation primitive),
une analyse des classes, enfin, qui clôt dramatiquement l’ouvrage inachevé.
Marx a d’abord en vue la mise à nu du rapport capitaliste, de la structure de classe qui
oppose capitalistes et prolétaires. La cheville ouvrière en est la théorie de l’exploitation
capitaliste, c’est-à-dire celle de la plus-value. Sa démonstration, l’analyse de ses
rouages, la dénonciation de ses déguisements, constituent le fondement théorique de
l’ouvrage et la justification de sa prétention sociale et politique.
Il y a exploitation quand une fraction de la population s’approprie une partie du résultat
du travail d’une autre fraction. Par le passé, l’exploitation a pu se trouver
idéologiquement « justifiée » par des différences de statut social (noblesse, propriété
foncière), auxquelles paraissaient s’attacher des prérogatives naturelles. Il n’est guère
besoin des concepts de l’économie politique pour établir que l’esclave ou le serf, qui doit
au maître une partie de son temps de travail ou de sa récolte, sont exploités. Dans le
capitalisme, la chose est moins évidente, car les procédures sont complexes. Elles
impliquent l’achat et la vente de la capacité de travail du travailleur - soit sa force de
travail -, la propriété privée des moyens de production, des mécanismes de transfert et
des sub-divisions de la plus-value en diverses fractions.
La médiation de la valeur
Le Capital s’ouvre sur l’analyse du marché et la théorie de la marchandise. Marchandise
implique, évidemment, « marché » (encadré 2). Une marchandise est un produit,
résultat du travail humain, fabriqué en vue de sa vente sur un marché, et non de la
satisfaction directe des besoins du producteur. Seule la production capitaliste élaborée
« transforme tous les produits en marchandises », selon la formule de Marx. Sa
démonstration, pourtant, commence par l’étude de la marchandise, en faisant
abstraction de l’existence du rapport capitaliste.
C’est donc en préalable que Marx élabore le concept de valeur. À travers leurs
marchandises, explique-t-il, les échangistes troquent leurs travaux. Ce métabolisme
social est celui du travail humain : le travail du savetier contre celui de l’agriculteur. Une
« substance sociale », selon la métaphore, circule ainsi : c’est la valeur. Sa mesure est
le temps de travail nécessaire à la production, moyennant certaines conditions de
normalité dont on ne discutera pas ici le contenu. Notons cependant que cette théorie
ne dit pas que les marchandises s’échangent selon leur valeur ainsi comprise : elle
définit seulement une logique qui s’exercera en réalité dans un tout autre contexte, celui
d’une concurrence autour du taux de profit. Les prix observables ne seront donc pas
proportionnels aux valeurs. De l’analyse de la marchandise va découler celle de
l’échange ; et de l’échange généralisé, celle de la monnaie.
Mais d’où provenait la nécessité de ce préalable ? C’est que le mécanisme de
l’exploitation dans le capitalisme s’analyse comme l’appropriation d’une fraction de la
valeur créée par le travailleur (et non comme le bénéfice direct de son travail, comme
c’est le cas d’un employé domestique). La plus-value est de la valeur appropriée, fruit
d’un « surtravail », comme dit Marx, une « survaleur » extorquée par le capitaliste. On
ne peut la concevoir sans avoir défini la valeur.
Cette relation entre exploitation et valeur s’exprime dans la définition même du capital :
de la valeur prise dans un mouvement d’auto-accroissement. Le capitaliste fait une
avance, qui, à chaque instant, revêt les formes d’argent, de marchandises (matières
premières ou produits finis), de machines ou autres éléments nécessaires à la
production dans l’atelier, y compris la force de travail, de bâtiments. Mais ce sont là de
simples supports de la valeur, et, lorsqu’ils disparaissent du patrimoine du capitaliste, la
valeur survit sous une autre forme : par exemple, lors de la vente, la valeur passe de la
marchandise vendue à l’argent reçu par le capitaliste.
La thèse centrale que Marx veut établir est donc celle de l’appropriation du produit d’un
surtravail, dont le travailleur se trouve dépossédé. Mais il n’en reste pas là. Il entend
suivre très précisément, tout au long des circuits de la production et des échanges,
l’apparition et la circulation de cette substance sociale, objet de l’exploitation, la valeur.
Il ne lâche pas la valeur d’un pouce ; il ne laisse aucune place à un quelconque « flou »
dans la détermination de sa grandeur et de ses « changements de formes ».
Au passage, s’élaborent sous les yeux du lecteur les divers dispositifs d’appropriation et
d’accroissement de la plus-value. Ils renvoient aux modalités organisationnelles et
techniques de la production, de la manufacture à la grande industrie. Cette introduction
« incidente » des phénomènes historiques dans le cours de l’exposé
théorique ne signifie pas cependant qu’ils présenteraient aux yeux de Marx un intérêt
moins fondamental par rapport à son objet d’étude. Elle résulte de la démarche retenue,
qui part de la valeur et de l’origine de la plus-value. Et le livre I se termine sur l’étude du
procès d’accumulation de cette plus-value, par lequel s’accroît le capital.
À ce point, l’effort principal a été accompli, visant à l’analyse et à la dénonciation du
capitalisme comme ordre social de classe. Cheminant à travers un ensemble de
raccourcis magistraux et de développements connexes, Marx ne s’est jamais laissé
détourner de son objectif. Il a jeté les assises de sa théorie du changement social, de
l’historicité du mode de production capitaliste, à travers l’identification du rapport
d’exploitation. Les visées sont celles du révolutionnaire, les chemins, ceux du
théoricien.
L’entreprise était démesurée. Marx mit cependant toute son énergie à traiter l’ensemble
du processus capitaliste.
Le livre II analyse la « circulation de la valeur-capital » où chaque atome de capital
passe d’un de ses supports à l’autre : la marchandise, la monnaie, les composantes du
capital productif. La valeur, en effet, ne flotte pas dans les airs. Il faut enfin montrer à
quelles conditions le système se reproduit de façon équilibrée.
Il restait à résoudre un ensemble de contradictions apparentes sur les chemins tortueux
de la production capitaliste. La plus-value se répartit de façon complexe. Elle s’extorque
selon le travail employé par chaque capitaliste ; mais se réalise, s’empoche, en fonction
du total du capital que ce capitaliste a avancé. L’exploitation devient ainsi un
mécanisme collectif (comme c’est le cas dans la société anonyme, où chacun bénéficie
au prorata de son apport). Au-delà même de cette redistribution, la plus-value se divise
encore en intérêt et dividendes, revenant à une catégorie de capitalistes extérieurs à la
gestion des entreprises, les créanciers et actionnaires, et en rente, au bénéfice des
propriétaires fonciers. L’analyse doit aussi rendre compte des conditions dans
lesquelles certains capitalistes emploient des travailleurs non pour produire, mais pour
maximiser leurs taux de profits.
Au fil de cet itinéraire, Marx s’attache à démontrer que sa théorie de l’exploitation sort
indemne de ces péripéties. Tout se boucle ainsi harmonieusement au cours des
derniers chapitres du Capital, où, dans le procès fulgurant qu’il fait à ce qu’il appelle «
l’économie vulgaire », il réaffirme la priorité logique de la plus-value sur les formes dans
lesquelles elle se manifeste : profits d’entreprise, intérêts et dividendes, rentes. Le
rapport d’exploitation capitaliste est maintenant établi, dans son fondement et sa
complexité, selon la diversité des agents qui en recueillent les fruits : entrepreneurs,
rentiers, propriétaires fonciers.
Au passage, Marx a dressé un tableau saisissant des formes institutionnelles dans
lesquelles la propriété du capital est susceptible de s’exprimer : la société par actions, la
banque, etc. Il en a connu, de son vivant, les formes embryonnaires ; ce nouveau cadre
institutionnel ne se généralisera qu’à la transition des XIXe et XXe siècles. Marx ouvre
ainsi de vastes perspectives, sans jamais parvenir au terme de leur exploration.
2. Le marché
Dans le discours contemporain, il est fait un très grand usage de la notion de marché, à
tel point que l’expression « économie de marché » est utilisée comme substitut de celle
de « capitalisme ». La motivation est facile à saisir. Capital suggère : profit, spéculation,
etc. ; marché renvoie à un petit monde de citoyens producteurs, et, par surcroît, désigne
l’ennemi du doigt : la planification centralisée, bref le totalitarisme. Le cercle s’est,
cependant, refermé. Si le terme marché rassure au singulier, il inquiète au pluriel. Les
marchés financiers, surtout internationaux, sont perçus comme une force obscure qui
gouverne le monde. Ils dictent les nouvelles règles du jeu économique et social au-delà
de tout contrôle, comme s’imposent au monde les conditions météorologiques.
D’un point de vue analytique, la simplicité généralement prêtée au terme marché est
une illusion. Il faut d’abord comprendre « le marché » dans sa plus grande généralité,
avant d’envisager les différents contextes où il est susceptible de s’insérer.
Au plan le plus général, le marché renvoie à des mécanismes d’offre et de demande, où
l’aboutissement de la rencontre entre offreurs et demandeurs n’est pas réglée par
avance, mais reste soumise au bon vouloir du demandeur. Le premier acteur, l’offreur,
individu ou institution, est le détenteur d’une marchandise qui cherche à s’en défaire
selon certaines conditions. Il la présente sur le marché, où le demandeur s’exécutera
éventuellement. C’est cette recherche du débouché, l’attente de la validation d’un acte
de production (directement si l’offreur est le producteur ou indirectement) qui définit la
relation de marché.
Une première difficulté, de peu de conséquence, a trait à l’existence de services. Dans
ce cas, ce qui est offert n’est pas un bien, mais un ensemble d’actions que l’offreur
propose d’accomplir (une coupe de cheveux, un transport, un conseil de gestion...). Le
service est réalisé au moment où il est demandé. La sanction a posteriori revêt donc
une autre expression : l’offreur se présente sur le marché
avec sa capacité d’agir, ses équipements, ses matériaux et attend la demande de la
même manière. D’une façon un peu similaire, la production peut être précédée d’une
commande. Le producteur qui travaille dans ces conditions, se trouve dans une
situation comparable au prestataire de services, se présentant également sur le marché
avec ses capacités potentielles, dans l’attente de la commande.
Globalement, de tels mécanismes conduisent à des ensembles de rééquilibrages a
posteriori, qui commandent des actes de production et d’autres transactions. Dans un
système marchand, la demande domine généralement. Dès lors que divers offreurs des
mêmes biens ou services se côtoient sur le marché, le maître mot est la « concurrence
». Le marché rétroagit sur les logiques de production.
De telles relations marchandes sont susceptibles d’exister dans divers types de sociétés
et économies.
— Le cadre marchand emblématique est celui de petits producteurs individuels
également demandeurs à d’autres heures. Il s’agit de la « petite production marchande
». Ce cadre joue un rôle central dans la pensée économique et politique. Il implique des
mécanismes d’achat et de vente, sanctionnés par le recours à une monnaie. De là
découlent des règles dans la détermination des prix, etc.
— Mais c’est la production capitaliste qui amène ces relations marchandes à leur
maturité, selon l’idée de Marx à laquelle renvoie ce chapitre. Le marché capitaliste
possède, à l’évidence, ses propres caractéristiques et mécanismes. Dans le
capitalisme, la production et l’offre sont le fait d’entreprises, potentiellement très
grandes. Et surtout, la capacité de travail des individus devient elle-même marchandise,
donc soumise à cette domination générale de la demande (les candidats travailleurs
offrent leur capacité de travail, ce qu’on exprime souvent en disant qu’ils « demandent
du travail », ce qui traduit bien les hiérarchies). Les offres et les demandes sont
gouvernées par des mécanismes particuliers, notamment la construction de capacités
de production (l’investissement) selon le critère de la rentabilité.
— Mais ces logiques du marché ne sont pas intrinsèquement tributaires du
capitalisme. Elles sont compatibles avec d’autres formes de propriété des moyens de
production : coopératives, propriété collective étatique ou autre. Le critère déterminant
est de savoir quel statut est conféré à la sanction de la demande. On sait que la tension
entre le plan et le marché fut un enjeu central dans les pays du socialisme réel,
notamment dans les périodes de réformes où les frontières entre les deux logiques
étaient censées s’ajuster.
D’une manière générale, les systèmes économiques combinent, à des degrés divers,
les règles de marché et des procédés visant à les supplanter. Toutes les entreprises se
livrent à des investigations et calculs préalables, afin de se prémunir contre l’incertitude
propre au marché. Les pratiques publicitaires ont pour objet de capter les demandes, de
les stabiliser. Pour certains types de production (par exemple, la construction d’un
immeuble ou d’un paquebot), l’incertitude est gommée par des arrangements
préalables, tendant à réduire les risques de l’offreur.
Les tendances au sein et au-delà du capitalisme
De ce tronc sortent des branches maîtresses. Sur la dénonciation de l’exploitation
capitaliste viennent se greffer ce que l’introduction de ce livre a identifié comme un
esprit d’optimisme, une perspective de dépassement. La voix du révolutionnaire, du
visionnaire, se fait entendre de temps à autre, parfois tonitruante. Mais son intervention
est plutôt incidente, anticipatrice, comme si l’homme d’action ne pouvait contenir son
impatience. Ce n’est pas elle qui dicte l’ordonnance de l’ouvrage, mais bien la
considération des tendances objectives du système.
Tout d’abord, ce système social est un puissant moteur de ce que Marx appelle les «
forces productives ». Il voit dans leur expansion la condition de l’établissement d’une
société où le partage des richesses serait émancipé de la rareté. À cela s’ajoute un
processus dit de « socialisation » des forces productives. Il entend par là l’acquisition
d’un caractère collectif, qui, de proche en proche, atteint l’ensemble de la société. La
grande entreprise, dont les rouages internes de fonctionnement échappent au marché,
est, en ce sens, un lieu de socialisation de la production. La coordination des tâches de
production selon un plan, au moins au niveau national, donnerait une envergure
achevée à cette collectivisation. L’autre versant du phénomène est le fait que les
travailleurs se trouvent rassemblés dans de vastes unités de production, d’où dérivera
leur capacité d’organisation.
Aux yeux de Marx, cette socialisation, dont le capitalisme est bien le promoteur, entre
pourtant en contradiction avec la logique de la propriété privée des moyens de
production. Les formes institutionnelles que revêt la propriété capitaliste - comme les
sociétés par actions ou les institutions financières promues au grade d’«
administratrices » générales du capital -, agissent simultanément comme des leviers et
des contraintes. Elles préparent le passage à une propriété collective exercée par les
travailleurs organisés. Mais elles peuvent tout autant bloquer cette tendance. L’objectif
de la lutte révolutionnaire, guidé par un savoir émancipé de sa
servilité vis-à-vis des classes dominantes, est donc, en un sens, de porter ces
tendances à leur forme achevée et harmonieuse.
Marx fait par ailleurs, en contrepartie de ces aspects prometteurs, apparaître la violence
qui caractérise d’un bout à l’autre le développement du capitalisme.
D’abord, au chapitre 25 de la section VII du livre I, consacré à la La loi générale de
l’accumulation capitaliste. À mesure que le capital s’accumule dans de nouvelles
machines plus performantes, l’accumulation se poursuit en engendrant
proportionnellement moins d’emplois. Les capitalistes disposent ainsi d’une « armée de
réserve » de travailleurs au chômage, qui leur permettra d’affronter les fluctuations
résultant des épisodes de crise. Véritable réquisitoire face à l’apologie cynique du
système, façon Malthus. Le révolutionnaire prend ici un peu d’avance sur le théoricien,
car la démonstration n’est pas encore conduite à son terme. D’où les interprétations
parfois abusives, en termes de « paupérisation » de la classe ouvrière. On retrouve ce
thème de la violence, mais selon un autre angle, au long de la section VIII,
L’accumulation primitive. Marx, au terme du livre I, y pose la singulière question du
commencement du capitalisme, laquelle ne peut se comprendre à partir de sa propre
logique productive, dans la mesure où elle n’est pas encore mise en place. À mesure
qu’elle apparaît, cette logique incite les puissants en tout genre à s’emparer par la force
de tout ce qui passe à portée de leurs mains, pour en faire un moyen de profit
capitaliste. Un commencement, toujours « recommencé » : naturellement destiné à se
reproduire tout au long du développement capitaliste, aujourd’hui plus que jamais.
Mais la thèse la plus célèbre, qui semble établir la fin programmée du système, est celle
de la tendance à la baisse du taux de profit - tendance incorporée dans les caractères
spécifiques du changement technique dans le capitalisme. Cette découverte, selon
Marx, remplissait d’effroi les économistes classiques, qui avaient identifié cette
tendance, tout en se trompant sur ses origines. Lorsque cette baisse de la rentabilité se
fait sentir, en dépit de l’effet de multiples contre-tendances, le capitalisme entre dans
des phases de crise où se combinent la contraction de la production (la récession ou
dépression), la spéculation et les crises financières. On retrouve la problématique du
Manifeste du Parti communiste, celle du capitalisme « apprenti sorcier », initiateur d’une
croissance qu’il est incapable de maîtriser.
Marx renouera à de nombreuses reprises avec l’analyse des « cycles économiques »,
qu’il désigne sous ce nom, décrit correctement et tente de théoriser. Cette vision de ce
qu’on appellerait de nos jours le « cycle conjoncturel », vient s’articuler avec ses propos
relatifs à l’instabilité financière, liée aux envolées monstrueuses de l’accumulation des
portefeuilles de titres qu’il appelle « capital fictif ». Tout est là,
tout l’outillage visant à diagnostiquer et interpréter les soubresauts de la production
capitaliste, à l’occasion desquels se déchaînèrent les luttes populaires, comme celle de
1848121.
Le « théoricien révolutionnaire » ouvre ainsi une grande vision : le capitalisme comme
société de classe, mu par une dynamique commandant la nécessité de son propre
dépassement, et débouchant sur une conflagration révolutionnaire conduite par le
prolétariat organisé, qui mettra fin à ce « mode de production ». Un des objets de ce
livre est d’en discuter la pertinence.
Modes de production
Du mode de production capitaliste, Le Capital lui-même ne donne qu’une vue partielle.
On l’a rappelé, le livre I est consacré au processus de production, dont la forme
proprement capitaliste est la production de la plus-value : l’autoaccroissement de la
valeur-capital. Le livre II analyse la circulation, le mouvement de la valeur-capital sous
ses diverses formes d’existence : argent, marchandise et capital productif. Le livre III
étudie les « structurations du processus d’ensemble » ; il présente un ensemble de
concepts (comme celui de profit), de lois et de mécanismes qui ne peuvent se
comprendre qu’une fois démontés les rouages du capital (plus- value et circulation).
L’investigation de Marx dans Le Capital reste ainsi limitée à ce que la tradition a désigné
comme la « base économique ». Elle s’inscrit pourtant dans un contexte social plus
large, qui porte le nom de « mode de production capitaliste ». L’analyse économique du
capital, qui en constitue le cœur, implique notamment que les structures de classes y
soient envisagées, intrinsèquement et dans leur rapport à l’État.
Si l’ouvrage débute par l’étude de la marchandise et de l’argent, avant la définition du
capital, c’est, on l’a vu, que ces concepts sont des préalables indispensables à l’étude
du capital. Un problème se pose cependant ici. Le terme de « capital » appelle en effet
celui de « capitalisme », même s’il a existé du capital dans des sociétés précapitalistes
et même si la théorie du capital n’achève pas celle du mode de production capitaliste.
Mais « marchandise » ne renvoie pas de façon équivalente à une « production
marchande ». On peut parler d’un « mode de production capitaliste », non de «
production marchande » au sens d’un mode de production antérieur au capitalisme. Ce
serait projeter des étapes historiques mythiques sur des enchaînements conceptuels
logiques. Il est impossible d’exposer le concept de capital sans avoir présenté celui de
marchandise, mais on ne peut en inférer la préexistence d’un mode de production
marchand antérieur au mode de production capitaliste.
Tel est le sens de la formule de Marx : « Seul le capitalisme transforme tous les produits
en marchandises. » La logique marchande de production ne s’exprime pleinement que
dans le contexte d’une économie capitaliste. L’exposé théorique du capital doit
néanmoins commencer en faisant abstraction de celui-ci. Le marché n’est pas un mode
de production. Il représente, selon Marx, la logique sociale à partir de laquelle va se
définir, une autre logique, celle du mode de production capitaliste. Enfin, aux yeux de
Marx, le mode de production capitaliste n’en est qu’un parmi d’autres. Il nous faut donc
achever ce premier tour d’horizon en évoquant la théorie plus générale où s’inscrit
censément son analyse.
Une science de l'histoire : le matérialisme historique
Depuis longtemps, depuis L’idéologie allemande, Marx inscrit son approche du monde
capitaliste moderne dans une théorie générale de l’histoire, auquel est classiquement
attaché le nom de « matérialisme historique ». Il n’en fait pas le rappel systématique
dans son œuvre ultérieure, si ce n’est dans un écrit resté célèbre parce qu’il en fournit
un extraordinaire concentré.
Il s’agit de la préface à la Critique de 1859141. Marx y met en scène ses concepts de
forces productives et de rapports de production. Il y aurait une sorte de «
correspondance », à chaque époque, entre les technologies principales (c’est-à-dire
aussi les savoir-faire), et les rapports sociopolitiques. C’est là déjà l’idée qu’avaient
ébauchée les libéraux écossais des années 1750, dont Smith, initiateurs de cette vision
d’une histoire découpée en périodes successives : élevage, agriculture, industrie-et-
commerce. Il ne s’agit pas d’une simple séquence technologique. À chaque étape, en
effet, se configure ce que ces penseurs appellent une « société civile » particulière : soit
un ensemble d’institutions où se règlent, chaque fois de façon particulière, les modes de
partage du travail et du produit, le contrôle et la direction de la production, la distribution
des droits et des pouvoirs. Une telle problématique est aujourd’hui devenue, sous des
formes diverses, assez commune. Elle présente pourtant chez Marx une spécificité
particulière : il y a bien une théorie marxienne de l’histoire.
D’une part, en effet, Marx pose que la confrontation sociale autour des forces
productives n’est pas seulement l’affaire d’individus. Car - du moins à partir du moment
où, avec l’agriculture et l’élevage, apparaît la propriété privée -, cette confrontation se
réalise sous la forme d’un clivage entre ceux qui travaillent et les autres : ceux qui
parviennent à s’approprier les moyens de produire, de contrôler ou de diriger la
production. Les forces productives donnent ainsi lieu, selon leur nature
particulière, à des rapports de classe chaque fois spécifiques : des rapports
d’exploitation et de domination toujours historiquement singuliers. Dire que les rapports
sociaux « correspondent » aux forces productives, cela signifie donc d’abord que toutes
les technologies ne sont pas socialement appropriables ou contrôlables de la même
façon ; ni les producteurs exploitables, « assujettissables », de la même façon. Aux
technologies d’irrigation dans la vallée du Nil correspondra une structuration politico-
sociale fortement centralisée, inscrite dans l’espace qu’unifie ce fleuve. À l’élevage des
steppes, un tout autre rapport de classe, impliquant une segmentation volatile de la
propriété, etc.
Mais à cela s’ajoute une autre idée. Car le schème marxien, si général qu’il soit, est
fortement référé à la société moderne, auquel il semble particulièrement approprié,
voire destiné. Cette notion de correspondance est, en effet, marquée d’une connotation
dynamique, positive et très spécifique : les rapports sociaux de production qui «
correspondent » aux forces productives sont de nature à promouvoir leur
développement. Ces rapports de domination sont donc en même temps facteurs de
développement technique. Mais - retournement dialectique - celui-ci transforme
également les producteurs, et, par là même, aussi, potentiellement, les rapports entre
les exploités et les exploiteurs. Ainsi, le mode de production capitaliste, fondé sur la
propriété et la concurrence, correspond bien aux réquisits d’une production mécanisée.
C’est bien lui qui promeut celle-ci, et non l’inverse. Car les forces productives ne sont,
par elles-mêmes, les vecteurs d’aucune tendance à quoi que ce soit : elles ne
s’accroissent que dans des logiques sociales déterminées. Mais, par contrecoup, ces
logiques sociales se trouvent, elles-mêmes, entraînées dans le mouvement. Le
capitalisme développe la grande industrie, et celle-ci finit par ébranler le capitalisme.
Elle fait émerger la possibilité de nouveaux rapports sociaux de production, capables de
prendre la relève. Alors, dit Marx, on entre dans une ère de « révolution ».
Le Capital, ne reprend pas explicitement à son compte cette proclamation
programmatique, ce schème péremptoire d’une histoire universelle. Il semble bien,
pourtant, que Marx y suive le même « fil directeur ». Qui, en l’occurrence, conduit à la
question d’une « révolution ». Et c’est par là sans doute que le marxisme fait problème à
nos contemporains. Un certain matérialisme historique ne leur est pas étranger dans
son principe : l’idée que la révolution informatique serait lourde d’une révolution
potentielle dans les rapports sociaux est familière à l’opinion publique. La question est
de savoir où tout cela conduit ; et ce que vaut - pour le déchiffrement des relations entre
le technique et le politique, pour la lecture de notre histoire -, la voie ouverte par Marx
dans Le Capital. Ce que vaut le récit qu’il nous propose.
Notes du chapitre
[1] î Ce chapitre emprunte notamment à GD, Le concept de loi ; JB, Que faire du Capital
? ; et GDDL, Économie marxiste. Il est impossible de rendre ici justice aux innombrables
travaux d’autres chercheurs concernant l’œuvre de Marx, et ce n’est pas l’objet de ce
chapitre.
[2] î A. Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776),
Paris, PUF, 1995 ; D. Ricardo, Des Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817),
Paris, Flammarion, 1971.
[3] î La puissance théorique de cette « économie politique marxiste » est fortement
sous-estimée, en particulier sa capacité à rendre compte des mécanismes à l’œuvre
dans le capitalisme contemporain. Cette perspective est au centre des travaux de G.
Duméni! et D. Lévy : GDDL, La dynamique ; GDDL, Économie marxiste.
[4] î Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions Sociales, 1957, p.
4-5. Titre original : Zur Kritik der politischen Ôkonomie.
Chapitre 2. Le « grand récit » marxien
Réagissant à une tendance générale des auteurs qui le précèdent, Marx aborde le
phénomène économique comme une composante du fait social total, compris dans son
historicité particulière. C’est en ce sens qu’il fait une « critique de l’économie politique »,
contre la tendance des classiques à développer celle-ci en discipline abstraite,
intemporelle. On l’a dit, cette critique est bien une théorie de l’économie politique. Et son
caractère théorique propre tient à ce qu’elle est inséparable d’une théorie de la société
moderne. Marx comprend le capitalisme comme une dimension de la modernité, au
sens classique où ce terme désigne l’ère nouvelle qui s’ouvre à l’aube de la
Renaissance. Son économie politique s’inscrit dans une théorie critique de la société
moderne. Voilà la question dont on va essayer de prendre ici la mesure 111.
Ce chapitre propose, en écho au précédent, une lecture interrogative du livre I du
Capital. Il entend d’une part mettre en lumière ce qui est essentiel à la visée politique
ultime de l’analyse de Marx, et d’autre part poser des jalons pour la critique qui, dans la
suite de ce livre, sera faite de son approche de la société moderne, du capitalisme et de
son dépassement dans un ordre nouveau.
L'utopie marxienne
On avait, avant Marx, notamment chez les historiens français, envisagé l’histoire
moderne en termes de classes et même de lutte de classe. Il reprend cependant cette
problématique en termes nouveaux, parce que sa recherche, motivée par l’objectif
d’abolir tous les rapports de classe, le conduit à une analyse radicale de l’ensemble de
leurs conditions économiques et politiques.
Il dégage, au-delà de toutes les divisions fonctionnelles, un rapport social déterminant :
le clivage entre ceux qui possèdent des moyens de production et ceux qui, n’en
possédant pas, travaillent nécessairement comme salariés. Ceux-ci produisent plus
qu’ils ne reçoivent. C’est pour cela qu’on les emploie. Et le résultat en est l’accumulation
de toute la richesse sociale produite entre les mains des classes capitalistes, à une
échelle toujours croissante.
Si le discours en restait là, il ne serait qu’un cri de désespoir, de dénonciation, ou de
révolte. Il développe, on l’a vu, la question tout autrement : le mode de production
capitaliste se dirige inéluctablement vers sa fin. La concurrence conduit en effet à la
grande entreprise, donc à l’émergence d’une classe nouvelle, un prolétariat certes
exploité, mais de plus en plus instruit et nombreux, uni par le procès même de
production. Cette classe en viendra un jour à s’approprier collectivement les moyens de
production. Et elle sera dès lors capable de prendre en main l’ensemble de la vie
sociale - par-delà les intérêts privés. Elle réalisera ce que le libéralisme - du moins dans
sa prétention d’être en même temps un libéralisme politique - ne pouvait que promettre :
des relations humaines égalitaires et émancipées, au sein d’une société déterminant
librement son destin.
Voilà, grossièrement résumé, ce que l’on a désigné comme le « grand récit » marxien. Il
part de la promesse libérale, inscrite dans la déclaration moderne des droits de
l’homme. Il montre comment, de la dynamique même du système économique qui s’en
réclame tout en le bafouant cyniquement, doit émerger la force qui le renversera. Et
comment dans un nouvel ordre social se réalisera la promesse. Il dessine ainsi la
grande utopie du XXe siècle - au nom de laquelle des multitudes humaines, exploitées
et humiliées, se sont levées pour une « lutte finale ».
On sait que l’histoire n’a pas conclu en ces termes. Peut-être y a-t-il une erreur quelque
part ? Que deviendrait pourtant le marxisme s’il renonçait à changer le monde ? Si l’on
veut aujourd’hui chercher à porter un jugement sur cette téméraire entreprise, il convient
sans doute de prendre d’abord la mesure de la « grande théorie » investie dans le grand
récit. De la décrypter avec le recul du temps, mais en la suivant pas à pas dans l’ordre
rigoureux dans lequel elle s’expose, cet « ordre de l’exposé », qui avait pour Marx une
importance décisive. Et qui est en effet paradoxal.
La société marchande : un prologue dans le ciel
L’approche de Marx est, en son commencement du moins, analogue à celle des
libéraux. Il aborde l’économie moderne en termes de marché. La première section du
livre I du Capital est entièrement consacrée à la logique marchande de production. Et
Marx, on l’a vu au chapitre précédent, souligne qu’il y fait encore entièrement
abstraction de ce qui, dans le capitalisme, est proprement capitaliste : le travail salarié
et son exploitation, dont il montrera par la suite qu’il constitue la base de l’accumulation
capitaliste. Il en reste rigoureusement à l’analyse de la logique moderne de production
en tant qu’elle est une logique marchande, fondée sur la propriété privée, sur la
production en vue de l’échange, dans des conditions de libre concurrence. C’est ce
cadre qui lui permet de définir sa théorie de la valeur par « le temps de travail
socialement nécessaire ». Il fait apparaître que celui-ci, quel que soit
le niveau du développement technique, se définit socialement à partir du contexte
dynamique des rapports de concurrence. Et il commence par analyser le marché
concurrentiel comme un système rationnel de production (« rationnel » au sens où il est
orienté vers la production dans le moindre temps des valeurs d’usage socialement
reconnues) : la concurrence entre producteurs privés assure en ce sens l’incitation à la
productivité, l’équilibre entre les diverses branches, et (par le prix de marché qui
s’affiche) l’information requise. Un examen attentif du texte de Marx montre que ces
trois données y sont présentes, constitutives de sa théorie de la valeur, de la
marchandise et du rapport marchand.
Mais ce qui est également remarquable, c’est que ce rapport moderne de production ne
se trouve pas seulement défini en termes de « rationalité » (sous les traits de l’homo
œconomicus), mais corrélativement aussi en termes juridico-politiques de liberté et
d’égalité, et en ce sens en termes de « raison », c’est-à-dire de prétention de légitimité.
Les agents de ce rapport marchand de production, fondé sur la propriété privée et
orienté vers l’échange, se traitent mutuellement comme des partenaires libres et égaux,
en tant que propriétaires et échangistes. Marx unit ainsi, dans la même conceptualité
initiale, le concept libéral du droit et le concept libéral de l’économie. Il les inscrit dans
l’ontologie sociale de la modernité. Restera à savoir à quel titre.
Cette façon de procéder en commençant par les seules catégories du marché, en
excluant provisoirement celles du capital, répond naturellement à une nécessité logique.
Car, on l’a vu, pour être en mesure d’exposer la théorie de la plus-value, ou survaleur, il
faut d’abord, avoir établi une théorie de la valeur. La théorie de la plus- value avance
que la force de travail salariée fonctionne comme une marchandise dont l’usage, par
son acquéreur capitaliste, engendre une valeur plus grande que la sienne propre,
définie par le salaire. Elle suppose une élaboration préalable des concepts de valeur, de
marchandise et de marché. Il y a donc un commencement nécessaire à l’exposé de la
théorie du capitalisme : c’est une théorie de la marchandise, c’est-à-dire du marché
comme logique de production121.
Un concept (idéalement posé) d'« économie de marché »
Marx ne parvient à ce commencement logique qu’au terme d’un long travail de
recherche. Il avait d’abord cru pouvoir commencer par l’analyse de l’exploitation,
comme fait central du capitalisme. C’est à la dernière page de son premier grand
brouillon, les Grundrisse, qu’il découvre qu’il faut prendre les choses autrement : « La
première catégorie dans laquelle se présente la richesse bourgeoise est celle de
la marchandise. »I2] Il est dès lors en mesure de commencer son exposé de façon
cohérente. Il s’engage aussitôt dans ce qu’il croit être la rédaction définitive de son
œuvre : la Critique de l’économie politique (1859), consacrée à la théorie de la
marchandise. Le Capital, qui en reprend la substance, souligne, dès la première phrase,
que l’analyse de la marchandise constitue nécessairement le point de départ. En
commençant ainsi, Marx entend suivre une démarche orientée de l’« abstrait » au «
concret ». Le plus « abstrait », dans sa terminologie, c’est le contexte le plus général de
la forme moderne de production : le marché comme mode social de coordination du
travail selon lequel les produits sont des marchandises. Le plus concret, ici, ne désigne
pas les choses empiriques, mais le résultat d’une complexification de cette donnée
conceptuelle générale (le marché), qui se traduit dans un concept plus élaboré (le
capital). Ce concret, dit Marx, est un « concret de pensée ». C’est en ce sens, que la
séquence logique commence nécessairement avec les concepts abstraits du marché, et
se développe dans ceux, plus concrets, du capital.
Mais il y a, dans le rapport entre marché et capital, quelque chose de plus qu’une
simple question de progression logique, du simple au complexe, ou plus précisément «
de l’abstrait au concret », dans la construction du concept ou de la théorie. L’exposé du
rapport marchand n’est pas seulement à prendre comme un préalable à l’exposé de la
théorie de l’exploitation. Car le rapport marchand, la logique du marché, est quelque
chose de bien réel, qui conserve son effectivité propre dans le capitalisme. En arrière-
fond de l’exploitation, qui est une extorsion, une infraction à la norme de l’échange, le
rapport marchand, qui en est la condition, comme tel, demeure. Le concept de valeur (et
les catégories de la propriété privée, du marché et de la production marchande qui le
conditionnent) n’est pas seulement un concept qui en prépare un autre, celui du capital,
lequel seul serait opératoire. Il désigne, aux yeux de Marx, le trait primordial de la
société capitaliste moderne.
La « métastructure » de la structure capitaliste
Convenons de désigner sous le nom de « métastructure » ce contexte plus abstrait,
c’est-à-dire plus général, qui se trouve à l’arrière-plan de la « structure » de classe. Il
s’agit là, par rapport à Marx et au marxisme, d’une innovation terminologique, mais non
d’une innovation conceptuelle. Car elle ne vise d’abord qu’à faire apparaître plus
clairement un aspect fondamental de la problématique marxienne. Et c’est en ce sens
que le couple métastructure/structure sera au centre de notre analyse14.
Cette problématique est complexe, parce qu’elle s’entend de façon dialectique. Elle
affirme, à l’encontre du libéralisme, que l’économie moderne n’est pas une économie
de marché, mais une économie capitaliste, c’est-à-dire fondée sur l’exploitation de la
force de travail fonctionnant comme marchandise. Cela signifie que c’est seulement à
partir de l’analyse du processus de la plus-value et du rapport de classe qu’il engendre,
que l’on peut comprendre la physique et la dynamique de la société moderne. Mais
Marx distingue strictement la logique du marché et celle du capital, puisqu’il est en
mesure d’exposer la première sans dire encore un seul mot de la seconde. Le
capitalisme apparaît ainsi comme une détermination particulière de la forme marchande
de production. Ainsi, l’une des grandes questions au centre de l’investigation marxienne
sera celle du rapport entre le capitalisme et le marché (encadré 2). On en comprend
aisément l’enjeu : il sera notamment de savoir si l’abolition du capitalisme doit aussi
s’entendre comme l’abolition de marché. Mais ce n’est là encore, on le verra, qu’un
aspect du problème.
Tout au long de la construction de sa théorie, Marx a cherché à élucider cette question
et à définir la relation entre ces deux termes, marché et capital. Au terme de son
investigation, dans Le Capital, il fait apparaître que cette relation doit s’entendre en deux
sens distincts, dont l’unité définit la dialectique économique et sociale de la forme
moderne de société. On procède nécessairement du marché au capital, pour la raison
que l’on a vue : la relation capitaliste ne peut se concevoir en dehors de la relation
marchande, qui est son préalable conceptuel. En ce sens, le marché est le «
présupposé » du capital. Mais, dans le sens inverse, selon la dynamique historique,
c’est bien le capitalisme qui développe le marché comme logique de production.
Rigoureusement, c’est le capital qui « pose » le marché comme relation universelle ; ce
n’est pas le marché qui appelle le capital. C’est par la logique du capitalisme, qui fait de
la force de travail elle-même une marchandise, que toute production tend à devenir
marchande, et que toute chose - d’abord toute production de biens ou de services -,
devient marchandisable. C’est par le capitalisme que le monde devient un marché. En
ce sens, dans les termes marxiens de la logique hégélienne, le marché est le «
présupposé posé » du capital, le présupposé qu’il pose dans son développement
même. Dans la terminologie ici adoptée, la métastructure est le présupposé posé de la
structure.
Le lecteur comprendra que si l’on insiste ici sur le premier terme, la métastructure, au
point de sembler lui accorder une importance démesurée par rapport à la structure,
c’est seulement parce qu’il était nécessaire de dégager la nature de ce concept, dont on
verra ultérieurement qu’il commande une compréhension plus large de la structure.
L'autre face, juridico-politique, de la métastructure
Il s’agit donc tout à la fois de distinguer ces deux concepts, marché et capital, qui
représentent deux logiques sociales, et de comprendre leur unité dans la forme
moderne de société. Cette question ne se limite pas à sa face économique. On
remarquera que Marx attache une grande importance au fait que le rapport moderne de
classe ne se fonde pas sur l’idée que les hommes seraient différents par nature, qu’ils
relèveraient naturellement de statuts inégaux, mais sur le « préjugé d’égalité » 151. Cela
n’empêche en rien d’inclure dans le capitalisme l’esclavagisme moderne, tel par
exemple qu’il fut pratiqué, notamment, aux Amériques ; et de finir par poser que la
servitude occupe dans le capitalisme autant de place que le salariat. Mais, comme on le
verra, pour en arriver rigoureusement à cette conclusion, il faut paradoxalement partir
de ce qui ressemble à une situation standard idéale : de cette logique du « libre »
salariat, qui implique la référence à la liberté et à l’égalité. Le travailleur salarié peut
changer d’employeur. C’est d’abord en ce sens qu’il est libre. Il dispose librement de sa
force de travail comme d’une marchandise. Il n’en dispose, il est vrai, que pour la mettre
à la disposition du capitaliste. Et par là s’introduit non seulement un rapport hiérarchique
entre eux, mais s’établissent aussi les conditions juridico-politiques modernes de
l’exploitation.
La thèse de Marx implique une chaîne indissociable de concepts - déclaration,
référence, position, retournement -, dont l’enchaînement se comprend aisément. Il
avance que le rapport de classe moderne est fondé sur la référence à une relation
rationnelle (économique) et raisonnable (juridico-politique), qu’il identifie au rapport
marchand de production. Mais il ajoute aussitôt que cette relation présupposée n’est
jamais donnée, posée, que retournée en son contraire. La modernité n’est donc
nullement fondée sur la liberté, comme le prétend le libéralisme. Le capitalisme n’est
nullement fondé sur cette relation rationnelle- raisonnable, mais sur la référence à une
telle relation. Ce qui est tout autre chose.
La métastructure est toujours déclarée : le travailleur salarié est supposé accepter
librement la confiscation de sa liberté dans l’entreprise, et c’est au nom du libre marché
que se déploient le protectionnisme des plus forts et le pillage colonial. Mais cette
référence n’est pas non plus une simple couverture de propagande, ni une simple «
superstructure idéologique ». Elle possède un statut singulier que désigne le concept de
métastructure. Elle détermine la structure elle-même dans sa forme propre, particulière
au monde moderne : la structure capitaliste se comprend comme le retournement de la
relation sociale rationnelle et raisonnable. On le verra de mieux en mieux à mesure que
l’on entrera plus avant dans l’analyse de la forme moderne de société. Mais Marx déjà
ne manque pas de souligner que, dans ce retournement même, qui constitue la
structure, la métastructure se trouve sans cesse
rappelée, dans les termes de la relation contractuelle supposée entre des partenaires
censément égaux en droit. Il souligne expressément, dans sa Critique du Programme
de Gotha, que le droit socialiste ne différera pas du « droit bourgeois », sinon en ce qu’il
sera effectivement réalisé161 : il réalisera une promesse inhérente au capitalisme.
On notera pourtant que cette « référence », cette déclaration supposée de liberté et
d’égalité, de rapport rationnel entre tous est plus qu’ambiguë : elle est rigoureusement «
amphibologique ». Pour ceux qui sont « en bas », en effet, elle est proclamée comme ce
qui doit être. Ceux d’« en haut », par contre, considèrent que cela est arrivé. Ne
sommes-nous pas dans un État de droit, où tous sont considérés comme égaux et
disposent des mêmes droits ? La société tout entière baigne donc dans la même
proclamation : « Nous sommes libres et égaux. » Mais c’est un cri de guerre. C’est
l’étendard de la lutte entre les classes.
Le capitalisme comme exploitation, aliénation et domination
Cet ordre de droit, en effet, n’existe, dans le capitalisme, que dans la forme de son
retournement. Lequel s’analyse selon plusieurs points de vue, développés tout au long
de la section III du livre I, que différentes traditions au sein du marxisme ont mis
diversement en lumière, mais qui renvoient à un ensemble indissociable. L’approche la
plus classique est centrée sur le concept d’exploitation : l’accumulation capitaliste est
fondée sur la différence entre ce que produisent les travailleurs et ce qu’ils reçoivent
sous forme de salaire, selon un processus continu de spoliation. Celle-ci se cache sous
l’apparence de l’échange entre le travail et le salaire. La théorie de la plus-value montre
ce qu’il en est. Il s’agit évidemment là du mécanisme central de cette forme sociale de
production, qui détermine les stratégies des capitalistes, et plus généralement les
rapports de forces au sein de la société moderne. Mais cette approche n’épuise pas la
question.
Car il est une autre dimension tout aussi importante, qui pose un autre problème,
auquel Marx apporte tout autant d’attention. Sa thèse n’est pas seulement que le travail
salarié produit un surplus, approprié par les capitalistes. Mais que ce surplus se
présente sous la forme d’une accumulation de richesse abstraite. La différence entre la
logique du « travail en général » (telle qu’on la retrouve dans le paradigme marchand) et
la logique de la production capitaliste est que la première a pour finalité la production de
valeurs d’usage, c’est-à-dire de richesses concrètes, supposées utiles à la société, et la
seconde au contraire a pour fin la plus-value, c’est- à-dire une richesse abstraite,
indéfiniment accumulée, quelles qu’en soient les
conséquences sur les hommes, les cultures et la nature. Cette thèse, que l’on identifiera
ultérieurement (chap. 9) comme celle de la « seconde contradiction » du capital, est
centrale dans la théorie. Elle est en complète contradiction vis-à-vis des prétentions de
la théorique économique à prêter au marché capitaliste des propriétés d’« optimalité »,
définies en termes de valeurs d’usage.
Le capitalisme n’est évidemment pas la première forme sociale destructrice des
conditions naturelles, mais les sociétés antérieures, qui ne répondaient pas à la même
logique de production, n’avaient jamais non plus disposé du même potentiel
technologique. C’est cette thèse qui donne la mesure de la contribution de Marx à la
fondation de l’écologie politique, dont on peut dire que le marxisme classique a fait peu
de cas.
Si la première dimension (l’exploitation) peut être qualifiée d’« économique », et la
seconde (l’abstraction, au sens de la « richesse abstraite ») de sociale, écologique et
culturelle, il en est une troisième, tout aussi importante, la dimension politique de la
domination au sein de la lutte de classe. Car ce qui s’accumule sous la forme de
richesse abstraite, ce n’est rien d’autre, en dernier ressort, que le pouvoir unilatéral des
capitalistes sur une masse toujours croissante de forces de travail mobilisables pour
produire encore plus, non au sens de produire de véritables valeurs d’usage dans le
respect de la nature, mais de « produire pour produire », si l’on entend par là produire
en vue du profit.
C’est ainsi que dans le rapport de production capitaliste, se trouve structurellement
retournée la position d’égalité (1), de rationalité (2) et de liberté (3) qui se déclare dans
la métastructure marchande moderne. Elle se réalise concrètement en exploitation,
abstraction (c’est-à-dire aussi aliénation, destruction) et domination.
La nouveauté historique de la théorie marxienne réside notamment, on le voit, en ce
qu’elle produit un schème qui, pour la première fois, mérite pleinement, conformément à
la référence étymologique à la cité, le nom d’économie « politique ». La conceptualité
qu’elle déploie présente en effet indissociablement une double face. Une face
rationnelle, celle de concepts économiques opératoires, ceux du marché, dans lesquels
s’enracine la cohorte des catégories du capitalisme, avec tout son potentiel
d’irrationalité. Une face juridico-politique, celle de la liberté-égalité impliquée dans le
rapport marchand, lequel se trouve retourné en son contraire dans le rapport capitaliste,
qui astreint le salarié à la position subalterne d’exploité. À partir de cette conceptualité, il
est désormais impossible de séparer l’économique et le politique comme deux sphères
indépendantes, dont chacune aurait sa propre logique. Ce sont les mêmes concepts
généraux, selon leur double face, économique et juridico-politique, qui gouvernent ces
deux mondes. On ne peut plus envisager une
économie pure, ni fantasmer une théorie de l’État ou de la démocratie qui inscrirait le
pouvoir hors de sa substance économique.
La société moderne comme société de classe
C’est à partir de là que Marx peut développer sa critique de la représentation
bourgeoise d’une société censément clivée entre une superstructure politique où
régnerait la volonté générale grâce aux institutions démocratiques et une structure
économique analysable comme une pure mécanique des intérêts individuels.
L’économie est politique et la politique est économie. On s’en doutait, bien sûr. Mais
seule la théorie de Marx fait apparaître dans quelles conditions, selon quelles
contradictions radicales cette équation se trouve posée : sous la forme d’une opposition
frontale entre deux classes. Une équation telle que seule une révolution peut la
résoudre. Si l’économie définit un rapport de classe, un rapport d’exploitation, et si
l’économie est politique, l’État lui-même, l’institution politique, est à comprendre comme
une affaire de classe, comme une configuration de lutte de classe. En même temps,
cette économie politique implique une méta-sociologie, ou plus exactement s’inscrit
dans une théorie générale de la forme moderne de société, qui définit le clivage
dynamique constitutif de la forme moderne de société : ce clivage entre deux classes,
autour du rapport salarial.
À travers le concept de travail salarié et de plus-value, on est ainsi passé du rapport
interindividuel de marché au rapport de classe. On aura en effet compris que la faculté
de « changer de maître », qui est celle du salarié, signifie aussi que le rapport
d’exploitation n’est pas à comprendre comme une relation entre deux personnes, mais
toujours aussi en même temps comme rapport entre deux classes : on change de
maître, mais on demeure membre de la même classe, on doit de toute façon trouver un
autre maître.
Ce rapport entre classes relève de tout autres catégories que celles de liberté, égalité,
rationalité, qui gouvernaient censément les relations entre des partenaires supposés
échangistes. Il dessine une configuration sociale d’une tout autre nature. Il possède la
singulière capacité de se reproduire de lui-même à travers le processus même de
production. Au terme de chaque période, par exemple de chaque année, le salarié se
retrouve avec la seule propriété de sa force de travail (éventuellement pourvue des
conditions de sa reconstitution dans un ménage, et de son renouvellement dans une
descendance), le capitaliste au contraire trouve son capital reproduit et augmenté d’une
plus-value, qui lui permet de consommer et d’accumuler. La pérennité du système
social n’est donc pas uniquement à chercher dans des institutions politiques
et culturelles ou dans des dispositifs de contrainte qui le préserveraient. Elle est assurée
à l’intérieur même du processus de production.
Ce clivage pourtant - et c’est l’autre aspect de l’analyse de Marx, celui dans lequel
s’inscrit sa visée révolutionnaire - n’est pas une donnée structurelle dont la nature serait
de se reproduire indéfiniment. Le marxisme n’est pas un simple « structuralisme ». La
structure de classe en effet possède une tendance historique bien définie. Elle n’est pas
seulement faite du rapport structurel entre deux classes, car son présupposé
métastructurel marchand détermine une dynamique concurrentielle à l’intérieur des
classes capitalistes, qui conduit à un processus de concentration, au sein de la grande
entreprise, dont la fin prévisible à long terme est le dépérissement de la logique
marchande en faveur d’une logique d’organisation concertée. Et la fin du capitalisme se
trouve ainsi, au terme du parcours que propose Le Capital, annoncée selon sa double
face, économique et politique.
Une société tendue vers un terme révolutionnaire
L’objectif « scientifique » de Marx est de montrer qu’une alternative au marché se trouve
inscrite dans la tendance même du capitalisme. Elle s’ouvre, à ses yeux, au moment où
les catégories de la propriété privée et du marché se trouvent historiquement
dépassées par l’émergence de l’organisation rationnelle planifiée, telle qu’elle apparaît
d’abord dans la grande entreprise. Celle-ci, en effet, selon la célèbre analyse qu’il lui
consacre, au livre I du Capital, chapitre XIV, « La division du travail dans la manufacture
et dans la société », n’est pas un marché, c’est-à-dire un système de rééquilibrages a
posteriori incessants, un jeu entre entrepreneurs propriétaires indépendants, mais, dans
l’unité d’une propriété, un système de coordination a priori, qui organise ses moyens et
ses fins. Les entreprises se trouvent sur le marché, mais elles ne sont pas des
marchés : elles sont des organisations. À mesure qu’elles croissent en taille et
diminuent en nombre, la rationalité organisatrice marginalise progressivement la
rationalité marchande. Au sein de l’entreprise, la classe ouvrière augmente en nombre,
en qualification, et se trouve de plus en plus unie par le processus même de production.
Les conditions se trouvent progressivement réunies pour le passage au socialisme,
c’est-à-dire à une forme de production planifiée par concertation entre les producteurs
eux-mêmes. Corrélativement à cette appropriation sociale, et à travers elle, se réalisera
la promesse d’émancipation, de liberté, égalité et rationalité qui apparaissait d’abord
inscrite dans la relation marchande. Et l’on discerne au terme l’élément révolutionnaire
inhérent au capitalisme, inscrit dans le rapport métastructurel. Le
socialisme réalise la promesse métastructurelle inscrite au cœur du libéralisme, mais
d’abord enserrée dans les limites trompeuses de la relation marchande. Il réalise la
promesse des Lumières libérales, mais en retournant le libéralisme contre lui-même, en
un ordre social tout autre, supposé transparent, communicationnel et démocratique.
La structure capitaliste, que l’exposé logique faisait ainsi apparaître comme un
retournement de la métastructure en son contraire, connaît à son tour, au long du
développement historique de ses tendances, un retournement de ce retournement. À
travers un procès historique révolutionnaire - dont Marx, il est vrai, se garde bien de
prédire le cours, lent ou tumultueux -, se réalise la perspective qu’il ouvrait au premier
chapitre, face au monde fétichisé de la marchandise et du marché : « Représentons-
nous, écrivait-il, une communauté d’hommes libres, travaillant avec des moyens de
production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces
de travail individuelles comme une seule et même force de travail social » m, etc.
Tel est, schématiquement résumé, le cours, en réalité fort complexe, riche de multiples
dimensions économiques, sociologiques et juridico-politiques dialectiquement
imbriquées, du « grand récit » marxien, porteur de la grande utopie du XXe siècle.
L’histoire, pourtant, on le sait, en a disposé autrement. À travers une série de
cataclysmes, qui semblent encore laisser les marxistes abasourdis. Certains croient
pouvoir trouver refuge dans quelque sorte de fondamentalisme. D’autres ont, de
diverses façons, tenté de recycler le marxisme par le libéralisme. D’autres recherchent -
et c’est en soi fort raisonnable - des arrangements techniques entre le plan et le
marché. D’autres encore esquissent des horizons messianiques propres à reconforter
l’espérance. Bien peu ont osé regarder en face ce redoutable héritage conceptuel légué
par Marx.
Avant de reprendre l’investigation théorique et de songer à reconstruire sur une base
plus solide - comme nous tenterons de le faire aux chapitres 5 et 6 -, il nous faut
maintenant, aux chapitres 3 et 4, nous engager dans le décryptage de l’histoire
concrète, des décalages qu’elle manifeste par rapport aux diagnostics portés par Marx.
Ce n’est que de cette façon qu’il nous sera possible de prendre la mesure des tâches
ultérieures.
Notes du chapitre
[1] î Ce chapitre prolonge une interprétation du Capital initiée avec JB, Que faire du
Capital ?, développée dans JB, Théorie générale, qui introduit le concept de «
métastructure » et la cohorte conceptuelle qui s’y rattache, et déployée de façon
systématique dans JB, Explication et reconstruction du Capital.
[2] î Noter que cette logique de production ne constitue pas un « mode de production »,
comme on l’a souligné au chapitre précédent, p. 34.
[3] î Grundrisse, t. 2, Paris, Éditions Sociales, 1980, p. 375.
[4] î Noter que ce concept, nouveau, de « métastructure » ne doit pas être confondu
avec celui, classique, de « superstructure » politique, qui fait pendant à une idée de
structure comprise au sens de « base économique ». Le nouveau couple a un objet et
un statut épistémologique d’une tout autre nature.
[5] î Dans la société moderne, écrit Marx, où tous les rapports humains sont supposés
marchands, « l’idée d’égalité humaine a déjà acquis la force d’un préjugé populaire »
(Le Capital, livre I, t. I, Paris, Éditions Sociales, 1978, p. 73).
[6] î Karl Marx, Œuvres, Économie, t. 1, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1963, p. 1418-
1420. Voir JB, Théorie générale, p. 384-391.
[7] î Le Capital, livre I, t. I, Paris, Éditions Sociales, 1978, p. 90.
La revanche de l’organisation
Présentation
L’histoire n’a pas confirmé la perspective que semblait ouvrir le récit marxien. Le
capitalisme ne constitue assurément qu’une phase de l’histoire humaine. Il continue
donc, sans nul doute, à « creuser sa tombe ». Il tarde pourtant à achever la tâche. Il ne
cesse de rebondir, en nouvelles configurations. Les évolutions et les crises qui devaient
conduire à son élimination ont pris des proportions que Marx ne pouvait imaginer :
dépression des années 1930, guerres mondiales, guerres coloniales... Le capitalisme
semble pourtant se relever chaque fois plus puissant. Quant à la révolution
prolétarienne, elle a tourné au cauchemar. Que s’est-il donc passé ? Que se passe-t-il ?
Nous proposons, dans les deux chapitres qui suivent, une hypothèse de lecture de
l’histoire du XXe siècle. Elle implique un concept théoriquement stratégique, celui
d’organisation, compris comme le pendant du marché. C’est en ces termes que nous
envisagerons deux phénomènes, généralement tenus pour incomparables :
l’émergence d’un capitalisme organisé et l’expérience du socialisme réel.
Le renouveau qu’a connu le capitalisme, au-delà de l’époque de Marx, s’est en effet
fondé sur un ensemble de dispositifs d’organisation, tels que les mécanismes de
marché se sont trouvés « encadrés » par des formes de coordination sans cesse plus
contraignantes : dans l’entreprise, dans la finance, dans les politiques, etc. Quant au
socialisme réel, auquel il revenait, aux yeux de Marx, de surmonter l’« anarchie » du
capitalisme, il n’a fait en un sens que pousser à son paroxysme une tendance dont on
peut dire qu’elle marque à cette époque l’économie mondiale dans son ensemble. Il
franchit cependant une ligne rouge : au-delà du capitalisme, mais dans des conditions
qui allaient à terme y ramener, reconduisant le même type de configuration, qui
prospère aujourd’hui universellement.
Historiquement, l’organisation a donc ainsi pris une sorte de « revanche » : elle a déjoué
le projet de Marx, ôtant à son grand récit une part au moins de sa pertinence historique.
Elle a triomphé, mais au sein du capitalisme. Prenons acte. Et relisons le siècle à partir
de cette poussée organisationnelle. Mais cette approche, précisément, va nous
permettre de démêler tout un écheveau de trajectoires apparemment dissemblables et
de tisser la trame d’un même tissu historique d’ensemble. Ce qui est sans doute une
condition pour tenter de penser à nouveau un avenir.
Ce n’est cependant qu’au terme de cette plongée dans le concret historique que nous
serons en mesure d’entreprendre, aux chapitres 5 et 6 qui suivront, cette
réélaboration « néomarxiste », qui se proposera d’en rendre compte théoriquement.
Chapitre 3. Emergence et pérennité du capitalisme organisé
Le capitalisme n’a survécu aux tensions et contradictions qui le traversent qu’au prix de
processus d’ajustements à la fois récurrents et continus. Le recours à des dispositifs
d’organisation à tous les niveaux des institutions économiques a mis fin à la ronde
infernale du capitalisme « apprenti sorcier » qu’annonçait le Manifeste du Parti
communiste. Sans magie ni harmonie, cependant : au terme d’un apprentissage
laborieux, douloureux et toujours périlleux 111.
La révolution de la fin du XIXe siècle
Si l’émergence de l’organisation fut un processus graduel dans l’histoire du capitalisme,
on peut identifier une rupture à la fin du XIX e siècle, dont les manifestations les plus
précoces et les plus remarquables se produisirent aux États- Unis. Pour le comprendre,
il faut entrer quelque peu dans la complexité des événements, se replacer dans le
contexte de la société états-unienne de cette époque. Un voyage dans le temps, où
crises et sorties de crises se succèdent inlassablement.
La seconde moitié du XIXe siècle apparaît aux États-Unis comme une phase d’intense
industrialisation au sein d’une société qui restait largement agricole. Cette croissance
de l’industrie s’accompagnait de l’augmentation de la taille des unités de production et
des entreprises ; la propriété du capital restait largement individuelle ou familiale ;
parallèlement, le marché s’organisait à échelle continentale, avec le développement des
chemins de fer et du télégraphe.
C’est dans ce contexte de l’après-guerre de Sécession (qui se termina en 1865), que se
produisit une soudaine et forte chute du taux de profit. Tout à fait en conformité avec le
diagnostic posé par Marx concernant les effets de telles réductions de la rentabilité,
cette baisse provoqua une crise majeure dans les années 1890, que les historiens
appelèrent « la grande dépression », avant que celle des années 1930 ne lui ravisse la
palme.
Cette chute de la rentabilité fut vécue par les responsables des entreprises comme une
crise de la concurrence : l’excès de concurrence était interprété comme l’effet d’une
guerre des prix. En réaction, les entreprises s’organisèrent en cartels et trusts. Les buts
des partenaires réunis dans de telles associations étaient de relâcher l’étau
de la concurrence en se répartissant les marchés, en fixant des prix minimaux ou en se
partageant les profits. Dans cette lutte, les plus petits, dont la rentabilité était encore
davantage compromise du fait de leur retard technique et organisationnel, souffrirent le
plus.
Des dispositifs législatifs limitant ces accords étaient déjà en place au niveau des États.
Une loi fédérale fut votée en 1890, visant à les interdire sur l’ensemble du territoire : le
Sherman Actm. La même année, l’État du New Jersey vota une loi autorisant les
sociétés de holding, c’est-à-dire la fusion des entreprises dans des ensembles plus
vastes, chapeautés par une organisation financière hiérarchique. Les autres États
emboîtèrent le pas, afin de retenir les sièges des sociétés sur leur territoire. Se voyait
ainsi interdite, d’une part, une forme de concentration dite « lâche », comme celle des
cartels, où les entreprises restaient indépendantes, mais autorisée, d’autre part, une
autre forme, dite « étroite », celle des grandes sociétés par actions. Là, au sein de tels
dispositifs, les différentes composantes (unités de production, de transport ou de
commercialisation, et centres de gestion) se coordonnaient hors marché. Cette
modification des institutions encadrant la propriété capitaliste eut un succès stupéfiant.
Autour de l’année 1900 se produisit une formidable vague de transformation des
entreprises en sociétés par actions et de fusions, où s’engouffra la grande économie.
En parallèle à cette transformation, le système financier connut une véritable
métamorphose. C’est dans ce cadre institutionnel, que parvint à maturité ce que Marx
avait diagnostiqué comme une nouvelle fonction des banques, celle de l’administration
du capital de financement (actions et crédits) 121. Cette fonction combinait la collecte des
fonds et leurs placements dans diverses entreprises, et les banques se voyaient ainsi
associées aux opérations de financement dans une position d’organisateurs
(notamment par la pratique de la « souscription » des titres lors de leur émission, suivie
de leur revente). Elles devenaient ainsi les agents directs du financement des grandes
sociétés et les artisans des fusions au sein de telles holdings. Rudolf Hilferding analysa
cette nouvelle configuration de la propriété du capital dans son ouvrage de 1910, Le
capital financier, qui convainquit Lénine141. Hilferding y voyait une fusion entre les
secteurs financier et non financier, où les « magnats » du capital, selon sa terminologie,
s’étaient rendus maîtres de l’ensemble de la grande économie.
Cette nouvelle étape dans la croissance de la taille des entreprises, alors que survivait
un secteur traditionnel arriéré, fut à l’origine des théories du capitalisme monopoliste.
Les trusts d’avant la vague de formation des grandes sociétés par actions étaient déjà
désignés comme « monopoles », un terme péjoratif ; ce jugement
ne fit que se renforcer, après que la vague de fusions se fut produite 151.
Dans ce contexte, la gestion subit elle-même une révolution, connue aux États-Unis
comme la révolution managériale161. Avec la venue à maturité de ces institutions du
capitalisme moderne, la propriété du capital, sous la forme du capital de financement,
se séparait de la gestion, désormais déléguée à des salariés : d’un côté une
bourgeoisie propriétaire détentrice d’actions et de titres de crédit, de l’autre des cadres
et employés. Mais cette séparation ne doit pas se comprendre comme une simple
division à l’identique. Il s’agissait de la genèse de la gestion au sens moderne du terme,
un processus formidable d’expansion, où les compétences les plus diverses étaient
mises au service du capital.
Trois révolutions, donc, étroitement interdépendantes : des sociétés, du secteur
financier et de la gestion. Ces nouvelles institutions marquaient la naissance d’un
capitalisme organisé, du moins en ce qui concerne l’entreprise et les financements.
Coordination hors marché dans l’entreprise ; coordination en amont des entreprises
dans la collecte et l’allocation des capitaux.
Il est intéressant de noter la cohérence de l’ensemble de ces interdépendances
institutionnelles, organisationnelles et techniques. Marx avait qualifié la baisse du taux
de profit de « loi tendancielle », et consacré un chapitre entier aux contre- tendances qui
en limitaient les effets. Mais il n’entrevit jamais les possibilités qu’allaient ouvrir ces trois
révolutions, notamment celle de la gestion (pour autant qu’on puisse l’isoler des deux
autres).
On peut, en effet, voir dans la révolution de la gestion depuis Marx, la contre- tendance
par excellence à la baisse du taux de profit. Elle a permis d’inverser cette baisse
pendant plusieurs décennies, depuis la Première Guerre mondiale jusqu’à la fin des
années 1960, donc sur une période d’environ un demi-siècle. Le capitalisme organisé
sauva le capitalisme - à quelques éléments majeurs près, comme on va le voir. Un
caillou dans les rouages de la grande machine à engendrer les catastrophes dont le
Manifeste avait dressé le tableau. Le capitalisme se relevait au prix d’une sérieuse
transformation.
La crise de 1929 et la révolution macroéconomique
Ce dépassement de la crise structurelle de la fin du XXe siècle demeurait cependant
inégal et hétérogène. Seul un secteur de l’économie des États-Unis, le plus dynamique,
se trouvait entraîné dans ce mouvement. Subsistait un autre secteur, dont les
techniques et la gestion restaient traditionnelles (y compris dans les branches où on
l’aurait le moins attendu, comme l’automobile). Il bénéficiait de
certaines protections, mais était condamné à disparaître.
Cette hétérogénéité s’explique par les traits institutionnels de ce grand bouleversement.
Ce n’est pas simplement qu’une vague de changements avait touché les entreprises à
des degrés divers, selon leur taille et leur capacité à s’adapter. Un tel processus aurait
naturellement débouché sur de nouvelles hiérarchies, mais sans discontinuités
marquantes. En réalité, naissait, en parallèle à l’ancienne, une nouvelle économie, où
propriété et gestion se voyaient révolutionnées au prix d’une métamorphose des
configurations institutionnelles dans lesquelles s’inscrivent les rapports de production :
toujours la propriété capitaliste, mais différemment.
Les conséquences pratiques de l’appartenance au nouveau secteur étaient
considérables à deux points de vue au moins, manifestant, tous deux, l’avancée du
rapport d’organisation. En premier lieu, les entreprises portées par le nouveau courant
étaient parties prenantes du vaste processus de coordination hors marché des
financements dont le secteur financier était l’agent. Cela leur donnait des moyens
financiers et informationnels à la mesure de la complexité de la nouvelle économie :
investir là où il fallait, dans les techniques adéquates. En second lieu, ces mêmes
entreprises, par leur taille et leur capacité de financement, acquéraient les moyens
d’être associées au grand bond en avant organisationnel de la révolution de la
technique et de la gestion. Ces capacités faisaient défaut à celles qui étaient restées
hors du courant.
Un second vice caché de cette sortie de crise tenait à l’immaturité d’une quatrième
révolution, dont le champ est également celui de l’organisation, celle du contrôle des
équilibres macroéconomiques, c’est-à-dire l’acquisition de la capacité à limiter les
emballements de l’activité et ses chutes dans des récessions. La répétition des crises
(1873, 1893, 1907), où les aspects réels (l’effondrement de la production) et financiers
(les crises boursières et bancaires) étaient étroitement liés, avait conduit à des
ébauches d’interventions tendant à stabiliser l’économie. Ces actions furent d’abord le
fait des grandes banques, qui jouaient le rôle de banques centrales, utilisant, dans les
crises, les chambres de compensation comme institutions collectives du système
bancaire ; puis s’ébauchèrent certaines actions du Trésor. Mais la préoccupation était
davantage celle de la stabilité financière que le contrôle de l’activité économique
proprement dite.
Il fallut attendre 1907 pour que le processus qui devait conduire à l’établissement d’une
banque centrale soit initié. Elle fut créée en 1913, sous le nom de Réserve fédérale (en
fait un système combinant des institutions au niveau des États et au plan fédéral). Non
sans soulever d’interminables controverses, l’action de cette banque centrale restait
timorée, et soumise à de vieux dogmes concernant les « finances
saines », qui n’étaient pas à la hauteur des tâches à accomplir.
Lorsque l’économie entra en récession à la fin de l’année 1929 et que la bourse chuta
de manière spectaculaire, l’économie continua à s’enfoncer sans que les interventions
requises soient entreprises (seule la bourse fut stabilisée). La faillite graduelle du
secteur arriéré se poursuivit, alors que les mesures de stimulation de la demande qui
auraient permis au nouveau secteur de prendre le relais n’étaient pas prises 17.
En 1933, une crise bancaire se déclencha, donnant à la crise en général des allures de
catastrophe. Il fallut attendre l’élection de Franklin Delano Roosevelt en 1933 pour que
la décision de fermer les banques soit prise à l’échelon fédéral (la réouverture devant
intervenir au terme d’un processus d’apurement où l’État joua un rôle primordial). Les
politiques du New Deal tentèrent, entre autres choses, de s’opposer à la concurrence
en organisant centralement un type de coopération entre les entreprises, évocateur du
système des trusts et cartels de la fin du siècle précédent.
À la fin des années 1930, l’effort d’armement suscité par les perspectives de guerre
provoqua l’organisation d’une économie de guerre, sous l’égide de l’État qui se
substitua aux investisseurs privés. Un processus d’une efficacité prodigieuse. Alors que
la sortie de la dépression était interrompue, en 1937, par la rechute dans une nouvelle
récession, cet effort d’armement précipita l’économie états-unienne dans une suractivité
sans précédent. On sait que des politiques similaires permirent, dans des contextes
sensiblement distincts, à des pays comme l’Allemagne ou le Japon de stimuler leur
activité, au prix d’une intervention radicale des pouvoirs publics.
Ce n’est qu’au sortir de la guerre que les thèses de l’économiste anglais John Maynard
Keynes fournirent, aux États-Unis, les contreforts théoriques d’un compromis entre
initiative privée et intervention étatique. Les entreprises gardaient leur autonomie, ainsi
que le secteur financier, mais la tâche de contrôler le niveau d’activité était confiée à la
Banque centrale selon un dispositif considérablement renforcé. Le principe des finances
publiques systématiquement « saines » se voyait modéré par l’acceptation de déficits,
surtout lorsque le crédit privé ne suffisait plus à relancer la demande.
Cette quatrième révolution, la révolution macroéconomique keynésienne, vint
sensiblement plus tard que les trois précédentes : trop tard. Elle intervint après coup,
sous l’effet du choc de la grande dépression, en l’occurrence un choc majeur. Mais, en
dépit de ces lenteurs, et malgré les réticences des intérêts financiers, le capitalisme
avait donné naissance à une nouvelle composante de l’organisation.
Il faut bien mesurer la portée et les limites de cette révolution keynésienne. Sa portée
d’abord. Elle établissait un processus de coordination complètement hors marché et
centralisé. Ses limites ensuite. Elle laissait entre les mains des entreprises et du secteur
financier les tâches de la gestion et du financement. Le minimum d’une certaine
manière, mais pourtant beaucoup.
Ainsi, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le rapport d’organisation avait conquis
trois territoires majeurs du capitalisme : la gestion dans la grande entreprise, le
financement dans un système bancaire articulé au système productif et les politiques
macroéconomiques.
Le capitalisme organisé : salut et menaces
L’histoire de la progression de ce rapport social illustre très clairement les particularités
de sa relation au marché et au capital. Cette avancée graduelle est bien le produit de la
dynamique historique du capitalisme, mais on perçoit également le rôle qu’y joue la
violence, accoucheuse de l’histoire : le capitalisme entérine la nécessaire avancée de
l’organisation, souvent « malgré lui ». Et ces résistances prennent fréquemment la
forme très directe des réticences des classes dominantes au changement. D’une
certaine manière, ces réserves sont l’expression d’une conscience des menaces que
recèlent ces empiétements de l’organisation sur le marché capitaliste. Comme si les
capitalistes étaient touchés, de manière récurrente, par la révélation que le
changement, pourtant inévitable, menace leur survie (la conscience de creuser leur
tombe, selon la métaphore de Marx). Cette « grande peur » des classes capitalistes
face à la progression inexorable de l’organisation n’est pas l’expression de
tempéraments frileux et rétrogrades. Chacun des empiétements de l’organisation sur le
marché capitaliste recèle effectivement des menaces sur la prééminence des classes
capitalistes.
Pour bien apprécier cette ambivalence du changement vis-à-vis des classes
dominantes, il suffit d’en revenir aux composantes de la triple révolution de la fin du XIXe
siècle. La séparation de la propriété du capital et de la gestion, qui commanda
l’expansion de cette dernière, fut perçue comme un danger majeur. L’élément central
était la conscience du risque que la délégation des tâches de gestion faisait subir à la
propriété capitaliste. Sorties, en quelque sorte, de la grande entreprise, les classes
capitalistes s’exposaient à en perdre le contrôle. L’ouvrage le plus célèbre, aux États-
Unis, sur ce thème est celui d’Adolf Berle et Gardiner Means, intitulé La société
moderne et la propriété privée181 (1932). On peut également noter le titre révélateur de
l’ouvrage plus tardif de Berle, Le pouvoir sans la propriété (1960).
La suite de l’histoire allait prouver que ce risque était tout à fait fondé. Mais pour l’heure,
celle du début du XXe siècle, une autre composante de la même
transformation institutionnelle résolut le problème du contrôle par les propriétaires. Les
institutions financières devinrent les garantes de ces pouvoirs et revenus des classes
capitalistes : une caractéristique centrale du capitalisme depuis cette époque. Du début
du XXe siècle jusqu’au New Deal, les classes capitalistes maintinrent leur emprise sur la
grande économie par le biais de la concentration de leurs pouvoirs dans les institutions
financières. Le pouvoir du capitaliste est celui du financeur, mais pas tant celui du
financeur individuel que celui des financeurs associés.
C’était l’idée centrale du capital financier de Hilferding ; c’est ce qui justifie le concept de
finance capitaliste, comme unité des fractions supérieures des classes capitalistes et de
« leurs » institutions financières, dans les travaux de Gérard Duménil et Dominique
Lévy191.
La seconde grande alerte fut celle du New Deal et de la Seconde Guerre mondiale. On
a évoqué brièvement les tentatives d’organiser la concurrence dans ce qu’il est convenu
d’appeler le premier New Deal, en réunissant les responsables des entreprises à
l’initiative de l’État pour fixer des prix et partager des marchés. Mais ce fut surtout l’effort
de guerre qui provoqua l’intervention de l’État, aux États-Unis comme dans d’autres
pays. Une organisation similaire avait vu le jour à l’occasion de la Première Guerre
mondiale. Ce travail d’organisation de l’économie de guerre fut celui des agents du New
Deal, les New Dealers, alors qualifiés de « planificateurs », ce qui en dit long sur leurs
fonctions et les conflits idéologiques de l’époque. À la fin de la guerre, l’émotion était
vive dans les milieux capitalistes, d’autant plus que I’ URSS émergeait, au même
moment, comme une puissance mondiale majeure, une économie planifiée. Où allait le
capitalisme états-unien si de telles expériences se poursuivaient sur son propre
territoire ? On l’a dit, la solution fut trouvée dans le compromis keynésien, qui rendit au
marché capitaliste l’initiative de la production et du financement.
Au total, ces avancées de l’intervention représentaient des risques très réels pour les
classes capitalistes. Ils furent bien diagnostiqués et, à bien des points de vue,
surmontés, mais en partie seulement car le capitalisme émergea de ces péripéties
dramatiques dans une configuration sensiblement altérée. En définitive, trop
d’organisation du point de vue des classes capitalistes, d’autant plus que cette
organisation était mise au service d’intérêts qui n’étaient pas les leurs.
Tout est là, en effet. Les classes capitalistes ne sont pas opposées à l’organisation en
général ni toujours en faveur des coordinations par le marché, contrairement à ce
qu’affirme la propagande néolibérale contemporaine. Elles sont, avec difficulté et
souvent après coup - après crise -, en faveur des modes d’organisation qui consolident
leur position, et contre ceux qui les fragilisent.
Le compromis social-démocrate
La difficulté est que ces processus sont souvent ambivalents. Traitant du contrôle de la
stabilité macroéconomique, on a fait référence à un compromis faisant leurs parts au
marché capitaliste et à l’intervention centralisée de l’État dans les politiques qu’il mène.
C’est là une dimension de ce compromis, celle propre au keynésianisme. Mais elle se
doubla d’un compromis en faveur des classes populaires d’ouvriers et d’employés,
politique celui-là. Il s’agissait, en fait, de la poursuite d’une dynamique initiée au début
du siècle aux États-Unis1101 (dans la Progressive era) et en France dans le Front
Populaire.
Pour caractériser ce qui se produisit au sortir de la Seconde Guerre mondiale, on parle
aux États-Unis de « répression financière », soit la répression des classes capitalistes.
L’expression est, sans doute, exagérée, et le terme « endiguement » paraît préférable.
Mais dans d’autres pays, comme la France ou le Japon, le même processus atteignit
des proportions bien plus considérables.
En France et dans d’autres pays, une partie de l’économie fut placée « hors marché »
(nationalisations, services publics, éducation, santé, culture, etc.). En particulier, une
partie du secteur financier fut nationalisée et sa rentabilité sacrifiée à celle du secteur
productif. Cet asservissement du secteur financier aux exigences de la production et du
changement technique atteignit des degrés particulièrement élevés au Japon, compte
tenu de la collaboration des entreprises avec les ministères publics. La progression des
salaires était assurée, hors marché, par des mécanismes d’indexation et de négociation
collective. Les taux d’intérêt étaient régulés, et, une fois corrigés de la hausse des prix,
maintenus à des niveaux peu élevés (ce qui favorisait les débiteurs au détriment des
créanciers, soit un transfert de revenu très substantiel). Dans la gestion des entreprises,
la rentabilité faisait davantage figure de condition de la poursuite d’autres objectifs,
comme la croissance ou le changement technique, que de fin en soi. Les entreprises
conservaient largement leurs profits, ce qui leur permettait d’investir. Les flux d’intérêts
et de dividendes assuraient une rémunération de l’épargne, sans que le pouvoir des
créanciers et actionnaires ne soit écrasant. Les politiques de l’État visaient à soutenir
l’innovation, la croissance et l’emploi. Le droit au travail était presque assuré.
Au plan international, les industries nationales étaient protégées par le jeu des taux de
change et des droits de douanes. Les accords de Bretton Woods de 1944 permettaient
l’établissement de limitations aux flux internationaux de capitaux, notamment par le
contrôle des changes.
On parlait d’économie mixte. Nous y reviendrons.
Les classes capitalistes furent fortement affectées par ce nouvel ordre social. Aux États-
Unis, le 0,1 % des ménages (soit un sur mille) aux revenus les plus élevés recevait,
avant-guerre, 6,3 % du revenu total du pays ; après la guerre, ce pourcentage était
tombé à 3,3 %. Il continua à diminuer jusqu’à la fin des années 1970 1111.
La crise structurelle des années 1970, liée à une nouvelle diminution de la rentabilité
des entreprises, ajouta encore à ces périls pour les classes capitalistes. Elle provoqua
un renforcement des interventions publiques, avec des demandes de coordination à
l’échelle mondiale émanant des États-Unis. En France, un « programme commun » de
la gauche (1972-1977) revendiquait l’accentuation de l’emprise de l’État sur l’économie,
un nouveau recul de la composante capitaliste de cette société duale. Le patrimoine des
classes capitalistes, entamé par l’inflation, plongea, sous l’effet de taux d’intérêt
inférieurs à la hausse des prix et d’une bourse au plancher.
En dépit des différences très notables entre pays, on saisit à quel point ce capitalisme
organisé peut être porteur de menaces pour les classes capitalistes lorsque s’affirment
des conditions de luttes plus favorables aux classes populaires, comme dans les
premières décennies de l’après-guerre.
La réplique aux périls : le néolibéralisme
Mais on connaît le dénouement de ces péripéties. L’ordre social de l’après-guerre ne
survécut pas au ralentissement de la croissance et à l’emballement de l’inflation dans
les années 1970. Il succomba à ses propres contradictions, mais surtout sous les coups
de boutoir des classes capitalistes engagées, depuis la guerre, dans une lutte visant au
rétablissement de leurs prérogatives1121.
Est-ce prêter aux acteurs de classe une conscience excessive des enjeux des luttes ?
Pour se convaincre du contraire, il suffit de se plonger dans les débats de l’époque.
Friedrich von Hayek prophétisa, dès 1944, dans son livre La route de la servitude, que
le nouvel ordre social entraînait le monde vers le totalitarisme 1131. On peut lire, à ce
propos, le livre de Michel Foucault, Naissance de la biopolitique1141, qui, en dépit de son
titre, analyse l’émergence en Europe, dès les premières années de l’après-guerre, de
ce courant de pensée que Foucault qualifie déjà de néolibéral. Un courant de pensée
dans ses origines, mais qui, très rapidement, va envahir les comportements, notamment
ceux des institutions pourtant créées par les accords de Bretton Woods avec des
finalités bien différentes.
Dans cette reconquête de leurs pouvoirs et revenus de la part des classes capitalistes,
rien ne fut laissé à l’écart, aux plans économique, politique et culturel, et les États y
jouèrent un rôle central. Un vaste système financier se construisit en marge des
réglementations monétaires et financières des banques centrales, celui des
euromarchés1151. Les centres de réflexion et de pression (think tanks, associations
professionnelles...) se multiplièrent. Le contrôle fut graduellement repris des universités,
par le biais de la création de chaires bien pensantes généreusement subventionnées, à
Chicago notamment. Ce n’est pas par hasard que Hayek reçut le prix Nobel des
banquiers en 1974, par anticipation en quelque sorte, car il peut être considéré comme
un des pères fondateurs du néolibéralisme. Margaret Thatcher et Ronald Reagan furent
les deux acteurs principaux du dénouement. La réponse aux résistances qui se firent
alors sentir, notamment aux mouvements de grèves, fut implacable.
Tout, ou presque, de l’ancien compromis fut renversé : des entreprises gérées au
bénéfice des actionnaires, des taux d’intérêt très élevés (ce qui provoqua, comme on
sait, la crise de la dette des pays des périphéries en 1982), l’instrumentalisation du
chômage dans la pression exercée sur les salaires et les conditions de travail, l’attaque
contre la protection sociale et les services publics, des politiques ciblées sur l’inflation,
la négociation des traités visant à assurer le libre-échange et la mobilité des capitaux,
etc. Une nouvelle discipline fut imposée aux travailleurs, on le sait, mais aussi aux
gestionnaires souvent placés en position de « fusibles », contraints à l’impossible pour
obtenir davantage de rendement du personnel subalterne.
C’est se méprendre sur les objectifs du néolibéralisme que de parler de son échec ; ce
fut un succès retentissant. Les revenus des classes capitalistes bondirent, au moins aux
États-Unis, sans qu’on sache ce qui s’engrange dans les paradis fiscaux. Le 0,1 % des
ménages, dont on a signalé la perte relative de revenu après la Seconde Guerre
mondiale, vit sa quote-part du revenu du pays remonter jusqu’à des niveaux supérieurs
à ceux d’avant-guerre : 7,4 %. Les États-Unis - le pays et non ses classes dominantes -
souffrirent beaucoup moins de ce nouvel ordre social que l’Europe et, plus tard, le
Japon. Sa position hégémonique s’en trouva considérablement renforcée.
Destins de l'organisation dans le néolibéralisme
Surgit ainsi la question de la place de l’« organisation » dans l’ensemble de ce
bouleversement.
La réponse à cette interrogation repose sur une distinction méthodologique essentielle.
Il faut se garder de confondre la question des pouvoirs et compromis de classe, celle
qui est en jeu dans la succession des ordres sociaux tels que le
compromis de l’après-guerre et le néolibéralisme, et la dynamique sous-jacente des
rapports de production et des structures de classe. À l’évidence, on ne saurait supposer
une étanchéité parfaite entre les deux processus, mais il s’agit de deux types de
mécanismes distincts. On va en donner deux illustrations.
D’abord, la dynamique propre de ce que Marx appelait la « socialisation », dans
l’entreprise et au-delà. Il va sans dire que la croissance des entreprises, la coordination
des activités hors marché continue à progresser dans le néolibéralisme. On peut même
soutenir que le néolibéralisme a accéléré ce mouvement dans la course au gigantisme
et à l’extension planétaire, sur un terrain de chasse du capital désormais sans
frontières. Concernant les financements, la même mécanique est à l’œuvre, à travers
des institutions financières toujours plus grandes et puissantes. Il ne faut pas se laisser
impressionner par les discours se référant aux marchés comme des entités aveugles, à
la recherche d’une rentabilité à cours terme. Ce ne sont pas eux qui restructurent le
capitalisme contemporain. Les marxistes tombent volontiers dans le piège des théories
du capitalisme de salle de jeux (casino capitalism), alors qu’une expression plus
appropriée serait capitalisme de salle d’État-major.
Un second exemple de la poursuite des avancées de l’organisation est donné par les
politiques monétaires. Le néolibéralisme n’a pas éliminé les régulations
macroéconomiques du compromis keynésien : il les a renforcées. En 1982, aux États-
Unis, face à la tâche immense d’en finir avec l’inflation, les pouvoirs de la Réserve
fédérale furent considérablement augmentés 1161. Les finalités de ces politiques furent,
en partie, redéfinies, mais nullement abandonnées. En particulier, la stabilité des prix
devint un objectif prioritaire ; l’emploi n’était plus une préoccupation ; mais la stabilité du
niveau général d’activité (éviter emballement et récession de la production) demeurait
un souci majeur. La politique monétaire, c’est-à-dire la modulation du crédit selon les
nécessités de la conjoncture, est aujourd’hui très forte ; la dépense publique est
toujours prête à prendre le relais de la demande de crédit par les autres agents, si le
besoin s’en fait sentir ; il en va de même des politiques de change (la manipulation des
taux de change). Aux États-Unis cette coordination sociale hors marché 1171 est
pleinement à l’œuvre dans le néolibéralisme. Cette caractéristique tend à être masquée
en Europe, du fait de la rigidité du carcan des institutions européennes.
En dépit du néolibéralisme, toute l’histoire du capitalisme, relativement
indépendamment des grandes configurations de pouvoir qui s’y succèdent, est
traversée par une dynamique historique dont le sens est l’affirmation du rapport
d’organisation. Revanche de l’organisation ? En effet, au fil de cet itinéraire complexe,
elle n’a jamais cessé, dans le capitalisme même, de conquérir ses lettres de
noblesse. Mais également, revanche du rapport capitaliste qui s’est donné les moyens
de sa survie, digérant, en quelque sorte, le rapport d’organisation, au lieu de céder
purement et simplement le terrain à d’autres rapports de production. Contrairement à la
prédiction de Marx.
Notes du chapitre
[1] î Les interprétations développées dans ce chapitre empruntent aux travaux menés
par G. Duménil et D. Lévy, notamment GDDL, La dynamique et GDDL, Crise.
[2] î H. Thorelly, The Federal Antitrust Policy. The Organization of an American
Tradition, Baltimore, The John Hopkins Press, 1955.
[3] î Ce que Marx désigne comme « le capital porteur d’intérêt », mais qui inclut
également les actions (obligations, bons...). Voir Séminaire d’études marxistes, La
finance capitaliste, Paris, PUF, 2006 (S. de Brunhoff, F. Chesnais, G. Duménil, D. Lévy
et M. Husson).
[4] î R. Hilferding, Le capital financier. Étude sur le développement du capitalisme
(1910), Paris, Éditions de Minuit, 1970.
[5] î A. R. Burns, The Decline of Competition. A Study of the Evolution of the American
Industry, New York, McGraw-Hill, 1936.
[6] î Des références sont données dans l’encadré 3.
[7] î Concernant l’interprétation de la crise de 1929, voir GDDL, La dynamique, chap.
19.
[8] î A. Berle, G. Means, The Modern Corporation and Private Property, Londres,
MacMillan, 1932 ; A. Berle, Power without Property, Londres, MacMillan, 1960.
[9] î GDDL, Crise ; et les contributions de G. Duménil et D. Lévy à Séminaire d’études
marxistes, La finance capitaliste, Paris, PUF, 2006 (S. de Brunhoff, F. Chesnais, G.
Duménil, D. Lévy et M. Husson).
[10]î J. Weinstein, The Corporate Ideal in the Liberal State, 1900-1918, Boston, Beacon
Press, 1968.
[11] î T. Piketty, E. Saez, « Income inequality in the United States, 1913-1998 », The
Quarterly Journal of Economics, CXVIII, 1, p. 1-39.
[12] î Cette interprétation du néolibéralisme comme résultat d’une lutte de classe visant
au rétablissement des pouvoirs et revenus des classes capitalistes a été donnée par G.
Duménil et D. Lévy dans divers articles (http://www.jourdan.ens.fr/levy), mais surtout
dans GDDL, Crise. Elle est reprise dans D. Harvey, A Brief History of Neoliberalism,
Oxford, Oxford University Press, 2005. On trouvera d’utiles synthèses dans « Fin du
néolibéralisme ? », Actuel Marx, Paris, PUF, 2006, no 40 ; F. Chesnais (éd.), La finance
mondialisée. Racines sociales et politiques, configurations, conséquences, Paris, La
Découverte, 2004 ; A. Saad-Filho, D. Johnson (eds), Neoliberalism. A Critical Reader,
Londres, Pluto Press, 2005.
[13]î F. von Hayek, The Road to Serfdom, Chicago, The University of Chicago Press,
1980.
[14] î M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-
1979, Paris, Gallimard-Seuil, 2004.
[15] î E. Helleiner, States and the Reemergence of Global Finance, from Bretton-Woods
to the 1990s, Ithaca- Londres, Cornell University Press, 1994.
[16]î Par le vote d’une loi, le Deregulation and Monetary Control Act.
[17] î La notion d’une régulation par le marché de la conjoncture macroéconomique se
fondait sur l’idée que la chute des prix dans une récession devait suffire à stimuler la
demande des détenteurs d’avoirs monétaires. On sait que, dans les années 1930, cette
chute nuisit surtout aux agents endettés qui sont les supports les plus dynamiques de la
demande. La crise de 1929 démontra la vanité de cette proposition. Mais cette crise a
déjà eu lieu, et les économistes du néolibéralisme ont pris acte des enseignements de
l’histoire.
Chapitre 4. L'union manquée de l'organisation et de l'émancipation
Marx sous-estima les potentialités de survie d’un capitalisme organisé. Pour lui, la
progression de l’organisation au sein du capitalisme restait contrainte, contradictoire,
bancale, du fait du caractère privé de la propriété des moyens de production.
L’humanité ne manquerait pas de se libérer de ces entraves par une lutte
révolutionnaire. Elle sortirait ainsi de sa préhistoire et entrerait dans une nouvelle ère
gouvernée par des processus conscients de coordination collective, au plan national
voire mondial, à plus ou moins brève échéance. Pour Marx, dans ce grand projet de
dépassement du capitalisme, les deux objectifs - l’établissement d’une société sans
classe et la maturation du rapport d’organisation - allaient naturellement de pair.
Quoique jamais théorisé sans ambiguïtés, l’achèvement de ce grand destin de
l’humanité présupposait des étapes de transition. Une tâche de longue haleine,
évidemment difficile, mais portée par un impétueux courant, celui de tendances
immanentes au développement même du capitalisme.
La violence du capitalisme engendra effectivement les conditions de sa propre
élimination. Violence de la coexistence de la misère extrême et de l’opulence dans les
pays avancés ; violence de la domination impérialiste dans le reste du monde ; violence
des crises et des guerres impérialistes. La révolution triompha - non pas là où Marx
l’attendait mais au niveau de ce que Lénine décrivit comme le « maillon le plus faible »
du système du capitalisme mondial. D’autres maillons devaient craquer à leur tour. Une
nouvelle ère s’ouvrait : l’organisation au-delà du capitalisme 111.
De l'avant-gardisme à l'établissement
La tâche d’organisation précéda la victoire de la révolution ; elle fut une caractéristique
essentielle du processus révolutionnaire lui-même : organisé dans un parti, dirigé d’une
main de fer par une avant-garde. Comment la révolution aurait- elle pu triompher
autrement ? Les expériences de la Russie et de la Chine, auxquelles on se limitera ici,
firent l’une et l’autre la démonstration d’une même logique d’avant-gardisme
organisationnel.
Pendant l’année 1917, les bolcheviks prirent la tête d’un mouvement révolutionnaire
qu’ils n’avaient pas créé (février 1917) mais dont ils encadrèrent la radicalisation
(octobre 1917). L’initiative de l’avant-garde était initialement tempérée par le lien
avec les forces populaires dans les soviets. Pourtant la guerre civile (de 1918 à 1921 ou
1922) laissa un pays ruiné où un bolchevisme, militarisé et étatisé, coexistait avec
l’immensité paysanne. L’éloignement des perspectives d’une révolution dans les pays
avancés devint plus évident à partir des années 1921-1923. La nature des tâches
changeait radicalement. Dans les années 1920, ceux qui avaient animé cette avant-
garde révolutionnaire se trouvaient confrontés aux exigences de l’encadrement d’une
marche vers la modernité, partant d’un pays arriéré. La lutte révolutionnaire et la guerre
leur laissaient en héritage une organisation politico-militaire, adossée à un État
nouveau-né.
Concernant le rôle de cette avant-garde, l’expérience de la Chine fut similaire à celle de
la Russie. Mao Zedong fit des militants communistes des villes les animateurs des
paysans pauvres. Il s’agissait de mettre en mouvement une masse paysanne étrangère
au projet de modernisation du pays et de collectivisation. Dès avant la victoire de la
révolution en 1949, les cadres du parti avaient ainsi organisé les paysans dans des
zones libérées.
Dans les deux cas, la question de la nature de la relation des cadres issus de la
révolution aux forces populaires (très largement agricoles en l’occurrence) doit être
posée. Il ne s’agit pas de faire ici un éloge naïf d’une spontanéité qui n’existait pas. Déjà
dans son Que faire ?, de 1902, Lénine avait souligné le caractère intrinsèquement
réformiste de la classe ouvrière121. Il reprenait à son compte une orientation déjà très
présente dans la Seconde Internationale et renouait avec la tradition du populisme
russe (le vecteur de l’opposition au tsarisme au XIXe siècle, dans lequel le rôle
d’intellectuels radicalisés avait été central). L’argument était que la classe ouvrière
n’étant pas en mesure d’assurer une intervention consciente et active, la tâche
incombait aux cadres révolutionnaires - du moins selon ces derniers. Un processus que
Roland Lew qualifia de « substitutisme »12.
Le compromis de l'arriération
Dans les années qui suivirent la prise du pouvoir, la contradiction entre le projet de
modernisation et l’arriération de la Russie et de la Chine en vint à jouer un rôle
déterminant. Le réalisme triompha en Russie sous l’impulsion de Lénine, sous la forme
de l’acceptation d’un compromis avec les classes capitalistes dans la Nouvelle politique
économique, connu comme la NEP. Cette première option se doubla d’une seconde,
sans doute encore plus lourde d’implications pour l’avenir : le choix des variantes les
plus avancées en matière de modernisation économique. L’objectif était d’importer les
nouvelles technologies et formes d’organisation de l’Allemagne et des
États-Unis. Il s’agissait, dans l’atelier, de ce qui est fréquemment décrit comme le
taylorisme et le fordisme, mais, en fait, d’une manière plus générale, de ce qu’on a
décrit au chapitre 3 comme la révolution de la gestion 141. Ce choix était d’importance,
car on sait que les agents de cette organisation étaient, et demeurent, les cadres et les
employés qui les secondent151. Comme dans les pays capitalistes, ces formes
d’organisation ajoutaient à la séparation des producteurs immédiats de leurs moyens de
production.
Après la mort de Lénine, ce fut Nikolaï Boukharine qui incarna cette ligne dans ses deux
aspects : compromis avec les classes capitalistes et modernisation dans un rapport qui
consacrait la prépondérance des cadres. Boukharine voyait dans la NEP une étape de
longue durée, permettant la maturation de cette voie de développement parallèle à celle
du capitalisme de l’époque, le tout sous le contrôle d’un État garant du pouvoir
populaire. Tout se passait comme si la classe ouvrière avait délégué la conduite d’une
transformation sociale incarnant son projet et ses intérêts - dont cette classe n’avait pas
une conscience conséquente mais qui lui était propre d’une certaine manière -, à une
avant-garde d’intellectuels révolutionnaires en voie de métamorphose en cadres
économiques et politiques. Que les individus concernés sortent des rangs de cette
classe ouvrière ou des classes moyennes ne changeait rien à la nature du processus.
La voie que suivit la Chine fut, encore une fois, assez similaire, en dépit de différences
non négligeables. La Nouvelle démocratie fut conçue à l’image de la NEP, comme une
alliance ou trêve entre les cadres dirigeants et la bourgeoisie chinoise, supposée
contribuer au développement du pays en parallèle au secteur étatique. Cet épisode fut
particulièrement bref, de 1949 à 1952.
Radicalisation et normalisation
On sait comment se terminèrent ces compromis, originellement perçus comme
incontournables dans une situation d’arriération, notamment dans le grand tournant qui
introduisit au despotisme stalinien. Il est intéressant de noter que lorsque fut posé le
problème des réformes dans les années 1960 et 1970, jusqu’à la perestroïka en URSS,
ou durant l’ère de Deng Xiaoping en Chine, les discussions se menèrent toujours en
référence à ces épisodes de compromis.
Ces ordres sociaux évoluèrent sur des trajectoires où se combinaient sans se stabiliser
une mobilisation politique volontariste et une normalisation bureaucratique. Jamais ils
ne parvinrent à donner naissance à des formes de gestions efficientes ni à un ordre
politique démocratique, au sens que prend ce terme
dans les pays capitalistes développés.
En URSS, on peut distinguer trois étapes. La première s’analyse comme une phase de
mise en place, dont l’élimination des nostalgiques du contrôle ouvrier représenta une
dimension. Y domina le volontarisme appuyé sur la propagande. Avant même la mort
de Staline, s’amorça une seconde étape, un processus de normalisation, par lequel le
pouvoir s’étendit à un groupe plus large de cadres politiques, administratifs et
techniques. Ses méthodes restaient autoritaires et policières. Enfin, s’ouvrit la phase de
normalisation proprement dite, mais dont l’échec des réformes sonna le glas.
Une classe dominante de cadres
Quelle était la nature du groupe dirigeant dont la position ne cessa de s’affirmer au fil de
ces étapes ? On peut citer à ce propos les travaux de Moshe Lewin, spécialiste
éminent, le plus éminent peut-être, de l’Union soviétique. Dans son dernier livre 161, M.
Lewin traite de la période postérieure à la mort de Staline, surtout à partir de l’arrivée de
Léonid Brejnev (secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, PCUS, de
1964 à 1982). Il désigne très explicitement les cadres comme une classe dominante, et
fait l’inventaire de ses membres. Il présente la dernière période qu’il étudie comme sorte
d’âge d’or de cette nouvelle classe.
Dans son décompte, il commence par le haut : une « strate dirigeante » (p. 433), soit les
« membres du noyau dur des ministères » et « les membres du Politburo, les chefs de
l’appareil du Parti, les secrétaires régionaux du Parti et ceux des capitales, ce qui
donnait au total environ 1 000 personnes ». Pourtant M. Lewin poursuit :
« Si l'on s'intéresse à l'élite dirigeante, c'est ce premier chiffre (1 000) qui est le bon,
mais si l'objet de l'étude est la classe dirigeante, alors c'est le second (2 500 000) qu'il
faut considérer ».
(p. 433)
Une « classe dirigeante » donc. Quels étaient ses membres ?
« Le Politburo gouverne avec l'aide de 2 à 4 millions de nacal'niki ("chefs" au sens
large) : un million environ de hauts postes à responsabilité, un million dans les postes
de moindre importance, à la tête des unités administratives, un million encore à la tête
des "entreprises industrielles". Tout ce monde constitue une couche sociale [ailleurs
"classe"] assez vaste, qui possède sa propre histoire et sa propre sociologie. Ses
membres ont conscience de leurs intérêts, exactement
comme les ouvriers, les paysans, les employés et l'intelligentsia qui travaillent sous leur
autorité ».
(p. 407-408)
Il est important de bien saisir la nature de ce processus. Ce n’était pas une classe de
cadres préexistant à la construction du nouvel ordre social qui avait pris le pouvoir, mais
une classe qui se forma au fil d’un processus historique, à partir d’une avant- garde
révolutionnaire dont la nature se métamorphosa et qui fonctionna comme un pôle
d’attraction autour duquel se constitua la nouvelle classe.
Cette classe se différencia en diverses fractions, dont la distinction entre le politique et
l’économique rend mal compte. Ces divisions revêtirent, au pire du despotisme
stalinien, un caractère tragique. C’est ce que manifestèrent les purges répétées des
élites. On peut lire à ce propos le livre fascinant de Kendall Bailes 171. Celui-ci montre
comment Staline ne put jamais régenter le petit monde des cadres selon ses propres
normes, même lorsque ces cadres furent choisis et éduqués par le Parti. Pourtant, les
forces centripètes l’emportèrent finalement sur les divisions au sein de cette classe.
Si, dans son analyse de I’URSS, M. Lewin désigne les cadres comme une nouvelle
classe dominante, il ne dit pas au sein de quels rapports de production. S’agit-il d’une
variante du capitalisme ? D’un autre type de société, alors lequel ? L’absence de la
formulation d’une thèse à ce propos marque la faiblesse du cadre théorique de M.
Lewin.
En Chine, l’expérience de la Nouvelle Démocratie fut abandonnée précocement,
lorsque la bourgeoise chinoise fut soumise en 1952. Les terres furent collectivisées au
milieu des années 1950, et la domination des cadres politiques sur les cadres
techniques s’exerça d’une main de fer, selon une démarche constamment mobilisatrice
et déstabilisatrice. Le centre en était Mao lui-même. Sur une période d’une dizaine
d’années, le Grand bond en avant et la Révolution culturelle en marquèrent les
épisodes culminants. La première peut s’analyser comme l’importation dans le champ
de l’économie, des méthodes de la lutte qui avait conduit à la victoire, Mao n’acceptant
pas que la modernisation économique soit une tâche plus difficile à accomplir que la
lutte militaire et révolutionnaire. Implicitement cette entreprise représentait une critique
des méthodes des cadres gestionnaires et techniques, manifestant la même tension
entre ces cadres et le pouvoir central que dans l’URSS de Staline. Cette tension
culmina dans la Révolution culturelle, une forme de purge orchestrée par une base mise
en mouvement par le pouvoir central, les gardes rouges. L’expérience tourna au chaos
dans les conditions dramatiques que l’on sait.
Notes du chapitre
[1] î Ce chapitre emprunte aux travaux menés par G. Duménil, D. Lévy et R. Lew. Voir «
Cadrisme et socialisme. Une comparaison URSS-Chine », Transitions, 1999, no 40, p.
195-228.
[2] î V. Lénine, Œuvres, t. 5 : « Que faire ? » (1902), Paris, Éditions Sociales, 1976, p.
353-542.
[3] î R. Lew, L’intellectuel, l’État et la révolution. Essai sur le communisme chinois, Paris,
L’Harmattan, 1997.
[4] î Le terme « fordisme » s’est imposé très tôt, et est préféré à celui de « révolution de
la gestion » ou « révolution managériale ». On connaît l’usage que Gramsci fit du terme
« fordisme » (« Américanisme et fordisme », Cahier 22, 1934 ; Cahiers de prison,
Cahiers 19 à 29, Paris, NRF-Gallimard, 1992, p. 173-213).
[5] î Ni Lénine ni Trotski ne manifestèrent d’hésitation dans ces choix. Voir V. Lénine, «
Sur l’infantilisme de gauche et les idées petites bourgeoises » (1918), Œuvres, t. 27,
Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 337-370 ; L. Trotski, « Rapport au 12 e Congrès du
PCbR » (1923), La lutte antibureaucratique en URSS, t. I, Paris, Union générale d’édition,
1975, p. 25-77. La thèse de l’émergence d’une nouvelle classe est bien identifiée en
URSS, prise au sérieux et réfutée par Nicolas Boukharine (La théorie du matérialisme
historique (1921), Paris, Anthropos, 1967).
[6] î M. Lewin, Le siècle soviétique, Paris, Fayard, 2003.
[7] î K. Bailes, Technology and Soviet Society under Lenin and Stalin. Origin of the
Soviet Technical Intelligentsia, Princeton, Princeton University Press, 1978.
Néomarxisme
Capitalistes - Cadres et compétents - Classes fondamentales
Présentation
Que l’organisation ait pris historiquement cette revanche contre le grand récit de Marx,
en déjouant l’heureux dénouement, ne signifie pas que celui-ci en ait complètement
ignoré la portée potentielle. La relation de Marx à l’organisation est, en réalité, ambiguë.
D’un certain point de vue, on peut voir en lui l’analyste génial de la prégnance de
l’organisation dans le capitalisme. D’un autre côté, il tend à éluder les problèmes
théoriques et politiques qui s’y rattachent. À considérer les choses à un siècle et demi
de distance, on perçoit la portée de ces ambiguïtés. On ne peut donc se dispenser de
faire le bilan des insuffisances du traitement qu’il en donne.
Deux tâches se trouvent ainsi définies. En premier lieu, lire Marx. Comment Marx
aborde-t-il la question de l’organisation ? Quel statut lui donne-t-il au plan théorique,
mais aussi comment la « localise-t-il » formellement dans son exposé ? Ces deux
questions, celles de l’analyse théorique et des choix rédactionnels, sont, on le verra,
très fortement liées. En second lieu, reprendre la question pour elle-même. La lecture
de l’histoire suggère la direction dans laquelle doit aller la recherche. Mais elle ne fournit
pas d’elle-même les éléments pour la formulation d’une hypothèse d’ensemble. Ce
sera, bien évidemment, l’objet essentiel de cette troisième partie.
Les chapitres 5 et 6 proposent deux interprétations convergentes, qui sont, cependant,
représentatives d’une différence d’approche entre les deux auteurs de ce livre. Ceux-ci
convergent dans l’idée que l’analyse théorique est à reprendre. Mais ils abordent cette
révision en termes différents.
La critique présentée au chapitre 5 est plus modérée, plus circonscrite. Elle soutient
l’idée que l’organisation renvoie à un second rapport social, parallèle à celui que définit
le capital. Elle le désigne comme le « rapport d’encadrement » ou « rapport cadriste ».
Ce rapport social émerge au sein de capitalisme, où il se conjugue au rapport capitaliste
proprement dit.
La révision proposée au chapitre 6 est plus fondamentale. Elle avance que le marché et
l’organisation définissent deux facteurs co-imbriqués dans le rapport de classe propre à
la forme moderne de société. Elle considère celle-ci dans l’interférence de ces deux
pôles, qui sont de nature juridico-politique en même temps qu’économique. Bref, la
première approche considère qu’il existe deux rapports sociaux conjugués, la seconde
avance l’idée de l’unité essentielle du rapport social moderne. Les deux théorisations
présentent cependant une grande affinité analytique, qui conduit à des approches assez
convergentes de l’histoire du XXe siècle. Et, on le verra au terme,
elles se rejoignent pleinement dans leurs conclusions politiques.
Chapitre 5. Le second rapport de classe : l'encadrement
Marx est en fait un des analystes les plus précoces de la combinaison du marché et de
l’organisation dans les processus de coordination, et, en définitive, de l’invasion du
capitalisme par l’organisation. C’est là l’objet de la première section de ce chapitre. La
section suivante propose une interprétation du statut donné par Marx à l’organisation,
qu’il associe au développement du capitalisme. La troisième section est consacrée au
premier des deux cadres théoriques alternatifs mis en avant dans ce livre. Le chapitre
se clôt sur un double retour aux trajectoires historiques retracées aux chapitres 3 et 4.
I - Marx théoricien de l'organisation
L'entreprise coordonnée hors du marché
Marx reprend intégralement à son compte le concept de la division du travail au sein de
l’entreprise dont le principal penseur fut Smith (La richesse des nations, datant de
1776). On connaît la description que celui-ci donna de la manufacture d’épingles, où les
gestes de la production d’un objet pourtant relativement simple, sont répartis entre
divers groupes de travailleurs spécialisés. Smith y voit un facteur multiplicatif de ce
qu’on appelle aujourd’hui la « productivité du travail ». Au sein d’une telle entreprise, la
coordination n’est pas assurée par un marché, mais par une organisation. Ce mode de
coordination se combine aux mécanismes de marché qui permettent le prolongement
de cette division du travail entre entreprises. Au total : division du travail et coordination
internes à l’entreprise (hors marché), d’une part, et inter-entreprises (par le marché),
d’autre part.
Le livre I du Capital présente cette analyse de la division du travail dans la manufacture
comme une nouvelle logique sociale de production. Mais écrivant plus ou moins un
siècle après Smith, Marx prolonge cette analyse jusqu’à la grande industrie que Smith
n’avait pas connue.
Au livre III du Capital, Marx innove beaucoup plus radicalement encore, passant de
l’atelier où se fait la production, à l’entreprise dans son ensemble, dans une perspective
plus moderne, bien au-delà du legs smithien. Il désigne comme les
« fonctions capitalistes », des tâches attachées à la propriété des moyens de
production. Son idée est qu’il est nécessaire d’accompagner le processus du capital :
chercher les financements, acheter les matières premières et la force de travail, les
réunir dans l’atelier et organiser le travail, explorer les marchés, vendre, prendre soin
des liquidités monétaires, etc. L’enjeu de ces formes d’organisation déborde celui de la
coordination de la seule production hors marché. Il s’agit désormais, plus généralement,
de « gérer » l’entreprise dans un sens très large du terme : d’assurer une rentabilité
optimale, une maximisation du taux de profit. Le meilleur parti doit être tiré de l’avance
de capital ; cela exige des soins, de l’ordre. Ces travaux sont donc utiles, bien que Marx
les qualifie d’« improductifs », puisqu’il réserve le terme « productif » au travail de
production assez étroitement défini.
Qui assure ces tâches ? Ce sont celles d’un capitaliste assumant la plénitude de ses
fonctions, et non d’un simple financeur, créancier ou actionnaire, extérieur à l’entreprise.
Marx pénètre de manière très explicite dans le processus de la délégation de ces
fonctions : le capitaliste se décharge sur des travailleurs salariés, qui vont le seconder,
voire le remplacer intégralement, dans l’exécution des travaux qu’implique son statut de
propriétaire, dans et hors de l’atelier. Mais il insiste sur le fait que la délégation de ces
tâches n’en modifie pas la nature. Les dépenses qu’elles occasionnent sont répertoriées
par lui comme des « coûts » : coûts de production et de circulation (il ne s’agit pas que
de salaires, car leur exécution requiert du papier, des bureaux...).
L'organisation de la sphère financière
Toujours dans l’orbite du capital, ce processus d’organisation dans l’entreprise se
double explicitement d’un second : la concentration des capitaux dans les institutions
financières, elles-mêmes entraînées dans une course vers le gigantisme, qui
s’accompagne d’une forme d’administration sociale du capital, selon les termes de
Marx. Dire « administration », c’est dire organisation, au moins en ce sens que ces
processus transcendent les mécanismes de marché. Marx avait donc déjà bien identifié
la vocation des institutions financières modernes, administrant le capital de
financement. Les institutions financières - dont il décrivit la forme emblématique, celle
de la banque - réunissent les capitaux et les mettent à la disposition des entreprises.
Ces mécanismes, souvent désignés comme ceux du « crédit », rendent plus
performants les processus d’allocation du capital dans les différentes branches, et il faut
y voir une forme de coordination sociale.
À très peu d’exception près, cette prise en compte reste, cependant, limitée à
l’analyse de l’entreprise et des financements (en amont, là où se définit la propriété du
capital). La notion de politique économique, par exemple, autre figure de l’organisation
sociale, n’est prise en compte que de manière anecdotique (par référence aux
interventions de la Banque d’Angleterre). Si le passage de la manufacture smithienne à
l’entreprise du livre III marque un changement de siècle, Marx ne parvient pas à
anticiper sur ce qu’on appelle désormais les « politiques économiques », notamment
macroéconomiques, qu’on a évoquées au chapitre 3. C’est de près d’un siècle encore
qu’il aurait fallu progresser.
L'organisation dans la tendance et la structure de classe
L’organisation surgit de manière particulièrement vigoureuse dans l’analyse de la
dynamique historique du capitalisme par Marx. Son objectif stratégique est de montrer
que le programme du dépassement du capitalisme est déjà inscrit dans sa dynamique
historique. On retrouve ici le parti pris révolutionnaire introduit au chapitre 1 et ses
thèmes de prédilection : la « socialisation », l’expansion des forces productives qu’elle
commande, et l’incapacité des rapports de production capitalistes à en maîtriser les
explosions. Il s’agit d’un faisceau de multiples mécanismes, mettant en jeu la
production, l’investissement, la finance, etc.
L’expression la plus évidente de cette socialisation est celle qu’elle revêt dans
l’entreprise. L’accumulation et la concurrence sont inséparables de la concentration des
moyens de production dans la grande entreprise. Ainsi n’est-ce pas simplement que les
entreprises ne sont pas des marchés, mais que, à mesure que celles-ci croissent en
taille et diminuent en nombre, la rationalité organisatrice envahit le champ de la
rationalité marchande.
C’est, pourtant, dans la réunion des deux composantes de l’évolution du capitalisme,
grandes sociétés et grandes institutions financières, que Marx identifia la préfiguration
d’un autre ordre social, post-capitaliste cette fois. Selon lui, les conditions se trouvaient
progressivement réunies dans le capitalisme moderne pour le passage au socialisme,
c’est-à-dire à une forme de production démocratiquement concertée et planifiée, dans
l’entreprise et à l’échelle de la société. Le grand « réseau » de la production et du
financement était déjà largement tissé ; restait au prolétariat à en prendre le contrôle.
II - Les ambiguïtés du traitement de l'organisation dans Le Capital
En dépit de cette importance conférée à l’organisation, il est frappant de constater que
son traitement dans Le Capital demeure incident, orthogonal en quelque sorte à la
démarche générale de l’ouvrage. Marx ne lui fait jamais les honneurs du plan. On l’a dit,
même les chapitres sur la manufacture et la grande industrie sont « greffés » sur la
démonstration générale à l’occasion de l’étude de la plus-value : dans l’analyse de ses
potentialités d’augmentation dites absolues (par la prolongation du temps de travail) ou
relatives (par la croissance de la productivité dans la production).
Le « surgissement » de l'organisation
On peut invoquer, pour justifier la démarche de Marx, le caractère secondaire du
rapport d’organisation aux premières étapes du capitalisme. Non pas que le marché et
l’entreprise, dont seul le capitalisme assure les maturités, seraient susceptibles d’être
appréhendés selon des logiques purement marchandes et capitalistes, mais parce que
Marx aurait écarté provisoirement cette dimension du rapport social au nom de son
immaturité.
Selon cette lecture, Marx aurait fait abstraction de l’organisation dans son exposé des
premiers chapitres du Capital, parce que l’importance de cette composante des rapports
sociaux s’affirme dans le capitalisme comme un produit, un résultat, et non un point de
départ. Il est tentant de paraphraser ici Marx lorsqu’il écrit que seul le capitalisme
transforme tous les produits en marchandises. Cela conduirait à affirmer que : « Seul le
capitalisme établit les conditions de l’épanouissement du rapport d’organisation. » Ce
qui n’exclut pas que l’organisation préexiste dans des formes embryonnaires, comme
pour le rapport marchand. Cependant, la dissymétrie du traitement est ici frappante.
Marx résout ce problème dans le cas du rapport marchand en commençant par la
marchandise tout en reconnaissant la soumission de la valeur explicative de ce concept
à l’emprise des rapports de production capitalistes. Mais dans le cas de l’organisation, il
tranche dans le sens de la mise provisoire à l’écart.
Cette différence de traitement suggère donc une perception inégale de la temporalité.
Le fait que Marx n’intègre véritablement l’organisation que dans son analyse de la
dynamique historique du capitalisme milite fortement dans le sens de cette
interprétation. Marx aurait écarté l’organisation de ses commencements parce qu’il la
saisissait comme un accomplissement tendanciel du capitalisme, renvoyant
principalement à un stade relativement avancé de son évolution.
Le projet révolutionnaire
On peut lire Marx de cette manière. On peut pourtant spéculer sur l’importance d’un tout
autre type de déterminations, qui renvoie aux propos du chapitre 1. Rédigeant Le
Capital, Marx était pleinement conscient de la coexistence des deux pôles du rapport
social. Ce qu’on a qualifié de projection de ce rapport au-delà du capitalisme, le
dénouement de ce grand récit, faisait écho aux objectifs du révolutionnaire dont l’effort
était tendu vers le dépassement du capitalisme. Les potentialités tout autant que les
menaces que recélait le rapport d’organisation étaient perçues par Marx comme des
interférences parasites vis-à-vis de son projet révolutionnaire, et, pour cette raison, il
tendit à les rejeter au-delà du capitalisme.
Pourquoi ces réticences ? Le fait majeur est le suivant : au détour de la reconnaissance
de l’organisation, surgissent de nouvelles catégories sociales, ni capitalistes ni
prolétaires, dans le processus de délégation des fonctions capitalistes introduit
antérieurement. Cette configuration métamorphose la structure de classe en en
dépassant la bipolarité. Marx ne s’en émeut pas outre mesure et poursuit. Sa créativité
théorique, investie dans l’analyse de l’histoire concrète, l’a brièvement emporté hors de
l’épure du schéma révolutionnaire fondamental, mais il y revient sans tarder.
On peut percevoir, dans certaines formulations de Marx, les points très précis où il
parvient au seuil d’un tel dépassement, mais se refuse à faire le pas. C’est
particulièrement le cas dans ses jugements portés sur la capacité du couple grandes
sociétés / grandes institutions financières à introduire au dépassement des ordres
sociaux de classe. C’est là que le brouillage du signal se métamorphose en grave
distorsion.
Un bilan difficile mais catégorique
Au total, il est ainsi difficile de dire si l’évolution du capitalisme donna tort ou raison à
Marx quant à l’organisation. Il pressentit très bien les évolutions que connut le
capitalisme à la transition des XIX e et XX e siècles, définissant les institutions du
capitalisme contemporain. La notion d’une maturation du rapport d’organisation, faisant
écho à celle du capitalisme, s’est vue complètement confirmée au cours des décennies
qui suivirent la mort de Marx. Il apparaît rétrospectivement fondé de parler d’un
capitalisme antérieur à ces révolutions de la fin du XIX e siècle dans une société où
l’organisation revêtait des formes préliminaires, et de lui opposer le capitalisme organisé
du chapitre 3, aux plans de l’entreprise, des mécanismes de financement, et, plus tard
encore, des politiques au sens très large du terme. Ces révolutions marquent
empiriquement la transition entre le Marx de la structure et
celui des tendances.
Quoi qu’il en soit, la démarche retenue par Marx le priva de la possibilité de tirer
pleinement parti du pouvoir explicatif de son dispositif analytique. Plus gravement, elle
ne lui permit pas d’anticiper sur les transformations des structures de classe, donc des
luttes de classe dont ces évolutions étaient porteuses. Si les nécessités de l’exposé
requièrent l’abstraction, le vide ainsi créé doit être ultérieurement comblé. C’est
précisément ce que Marx n’a pas fait. C’était, sans doute, trop attendre, même d’un
penseur de génie. Au total, Marx n’a pas vu dans l’émergence de l’organisation le
vecteur de l’affirmation d’un nouveau rapport social.
Peut-être plus radicalement encore, c’est dans la rigueur du jugement porté au chapitre
4, concernant le socialisme réel, que l’on peut percevoir l’ampleur des conséquences
d’un tel verrouillage théorique. On l’a dit en introduction, le marxisme du XX e siècle peut
s’interpréter comme la proclamation d’une alliance entre cadres et masses sociales. Du
point de vue des cadres révolutionnaires, le marxisme fut le vecteur de la revendication
d’une symbiose entre eux-mêmes et la grande masse de la population, qui dégénéra en
un système d’oppression dans le socialisme réel. Le risque, que Marx n’a pas voulu
courir, celui de la dénonciation prématurée de la nature de classe des rapports qui
commandent l’organisation, s’est historiquement inversé : ces relations sociales sont
venues à bout de la perspective émancipatrice du marxisme.
III - Capitalisme et cadrisme
Le rapport d'encadrement
La thèse qu’on soutient ici est qu’il existe un rapport spécifique d’organisation,
potentiellement autonome, qui partage avec le capitalisme le fait d’être porteur d’un
rapport de classe. À cet égard, il paraît plus pertinent d’utiliser le terme « encadrement »
plutôt que celui d’« organisation ». Ce terme traduit mieux la hiérarchie inhérente à tout
rapport de classe, et possède l’avantage d’être construit autour de celui de « cadre ».
Pour parfaire le parallélisme, on propose d’appeler « cadrisme » le système qui
correspond au rapport d’encadrement, comme on dit « capitalisme » à partir de « capital
».
Au total : deux rapports sociaux potentiellement autonomes, susceptibles de dominer
deux systèmes sociaux, et deux rapports de classe. D’un côté, le capitalisme, dont la
classe dominante est celle des capitalistes et la classe dominée, celle du prolétariat. Du
Marx fondamental. De l’autre, le cadrisme, dont la classe dominante est celle des
cadres, et la classe dominée celle de la masse des employés et ouvriers. « Du Marx »
révisé. « Du Marx » encore, en ce sens que la structure de classe est conçue dans son
rapport, son homologie, aux rapports de production. Cette révision majeure adhère
étroitement aux principes du matérialisme historique, une théorie des sociétés et de leur
histoire, où s’articulent les trois termes : rapports de production, structure de classe et
Étatm.
La place des individus dans les rapports de production est en jeu dans le rapport
d’encadrement. Déjà dans le capitalisme, la propriété de la grande entreprise a perdu
son caractère individuel ou familial. Dans le rapport cadriste, elle revêtirait un caractère
social, que se soit par le biais d’une propriété formellement étatique ou par celui d’une
propriété réciproque des entreprises, interindividuelle ou concentrée dans des
institutions financières. Quant à la capacité de décision vis-à-vis de ces moyens de
production, concernant notamment l’investissement ou la production - un attribut
traditionnel de la propriété (parfois dit « possession ») -, elle serait exercée
collectivement par les cadres.
Il faut préciser d’entrée de jeu que l’encadrement concerne les cadres (des secteurs
privés et publics) dans un rapport social qui les place en position hiérarchique
supérieure, mais que cette position n’est pas intrinsèquement l’attribut de
l’intellectualité. La classe des cadres n’est pas une intelligentsia, bien que
l’appartenance à ce groupe social implique l’accès à certaines connaissances : des
compétences. La constitution en classe renvoie à des pratiques sociales d’exercice
d’une domination, et de reproduction de cette position au sein des familles, avec son
efficacité et ses failles comme dans le rapport capitaliste. Sa frange inférieure est mal
définie, encore une fois comme dans le rapport capitaliste (il y a des petits cadres,
comme il y de petits capitalistes). Et surtout, les cadres sont secondés par des
employés, selon un rapport qu’on explicitera un peu plus bas.
La conséquence politique de ces analyses est, à l’évidence, la thèse de la possibilité de
l’élimination des classes capitalistes. Mais dans une configuration qui demeure « de
classe ». C’est pourquoi nous écrivons que le rapport cadriste est susceptible d’une
existence autonome. Ce fut le cas dans le socialisme réel, quoique le retour vers le
capitalisme, aurait fait, aux yeux de beaucoup, la démonstration de l’impossibilité d’une
telle transformation, autrement que dans des formes précaires. C’est là que l’expérience
du compromis de l’après-guerre est cruciale, comme contrepoids, bien qu’elle ait elle-
même cédé sous les coups de boutoir néolibéraux. Nous y reviendrons.
Le rapport d'encadrement dans l'histoire : capito-cadrisme et cadrisme pur
Le rapport cadriste s’est affirmé historiquement dans deux configurations, dans les
contextes définis respectivement aux chapitres 3 et 4. Il suggère, par ailleurs, les
contours d’une possible société de classe postcapitaliste, distincte du socialisme réel.
La première de ces variantes n’a connu que des formes hybrides, celles d’un « capito-
cadrisme »[2]. On entend par là que cette configuration du rapport d’encadrement n’a
existé que dans le giron du capitalisme, en combinaison avec lui. Il entretient des
rapports avec ce que des théoriciens états-uniens ont appelé « capitalisme managérial
», et dont on va traiter à la prochaine section. En Europe, on a plus volontiers parlé d’«
économie mixte ».
Mais le cadrisme est également susceptible de prévaloir indépendamment du rapport
capitaliste : au-delà de l’hybridation capito-cadriste, dans un « cadrisme pur »,
débarrassé de la propriété capitaliste. Une première variante d’un tel cadrisme pur est
celle qui prévalut dans le socialisme réel. On peut la désigner comme un « cadrisme
bureaucratique », par référence au contexte social et politique dans lequel elle s’est
développée. À l’évidence, le terme « bureaucratie » est pris ici dans sa connotation
péjorative.
Beaucoup de confusion est ainsi apparue dans les études consacrées à ce que nous
appelons « cadrisme », par l’usage du terme « bureaucraties » vis-à-vis des états-
majors de gestion dans le capitalisme 121. Un usage abusif. À « cadrisme bureaucratique
», il faudrait opposer « cadrisme gestionnaire », sachant que le terme « gestion » est
pris ici dans un sens large, susceptible d’inclure l’activité des cadres du secteur public.
On peut, enfin, voir dans un cadrisme pur, et non hybride, un mode de production
susceptible de succéder au capitalisme sous la poussée des luttes de classe,
indépendamment de l’impasse du cadrisme bureaucratique et de son incapacité à se
réformer. Le cadrisme bureaucratique fut une variante malheureuse du cadrisme pur,
résultant des conditions historiques qu’analysent le chapitre 4 et la section IV ci-
dessous.
C’est vers un tel cadrisme pur que pointe directement la tendance du capitalisme. Plus
directement, en tous les cas, que vers une société sans classe, celle-ci demeurant, cela
va sans dire, l’objectif de toute démarche révolutionnaire se réclamant du marxisme. La
tendance du capitalisme prépare l’élimination de la propriété privée des moyens de
production, dont la force motrice ne peut être que la lutte populaire. Et, dans cette
mesure, le message de Marx est tout à fait convaincant. Mais cette métamorphose
n’implique pas de manière immédiate l’abolition de tout rapport de classe. D’où
l’épilogue malheureux du grand récit marxien que rappelle le chapitre 4. Le capitalisme
apparaît ainsi comme la matrice de l’émergence d’un autre rapport de
production - ou selon la terminologie privilégiée ici, un autre rapport social - propre à
l’organisation : le rapport cadriste d’encadrement. Marx a donné dans Le Capital, la
théorie du rapport capitaliste et n’a jamais considéré le rapport d’encadrement comme
rapport autonome, ni dans le capitalisme ni, à l’évidence, dans le socialisme.
Hybridités
Pour un familier de l’œuvre de Marx, la coexistence de deux types de rapports sociaux
dans une même formation sociale, le capito-cadrisme en l’occurrence, n’a rien de
déroutant.
Le précédent le plus évident est l’émergence des rapports capitalistes au sein de la
société féodale. De telles transitions - de fait, des états permanents d’évolution -
combinent des prépondérances dans l’espace (par exemple, celle des rapports
bourgeois naissants dans les cités) et des hybridités (par exemple, celle des seigneurs
marchands, cherchant un revenu dans des aventures commerciales outre-mer).
Dans Le Capital, des ambivalences conceptuelles similaires se traduisent par la
succession des « en tant que ». Par exemple, en référence à un petit patron : Marx écrit
« en tant que travailleur », « en tant que capitaliste... ». Souvent le devenir est en jeu :
par exemple, « le produit devient marchandise », ce qui signifie qu’il est, dans
l’intervalle, les deux à la fois, selon les degrés de la répétition de l’échange, la
production délibérée pour le marché, etc. Dire « capito-cadriste », c’est faire état d’une
telle revendication de la dualité, appliquée à la relation sociale : l’hybridité du rapport
social capito-cadriste14.
Du point de vue de la construction théorique, cette thèse possède des avantages et des
inconvénients. D’abord un avantage. Elle permet de conserver sa cohérence à la
théorie de Marx. L’affirmation de l’organisation dans la dynamique historique du
capitalisme requiert des mises à l’ordre du jour ; pourtant, selon ce point de vue, celles-
ci n’impliquent pas des « corrections » du cadre analytique, mais plutôt la construction
d’un cadre analytique alternatif, lui-même doté de sa propre cohérence. Les
mécanismes d’une société capito-cadriste mobilisent les pouvoirs explicatifs conjugués
de deux totalités théoriques autonomes. Les inconvénients ensuite. Il va sans dire que
le travail reste à faire ; il faudrait produire cette théorie alternative, alors que nous
n’observons que des formes hybrides du rapport d’encadrement dans le capito-
cadrisme ou biaisées dans le socialisme réel.
La difficulté est que le rapport d’encadrement s’est originellement situé dans une
position subalterne dans le capitalisme. Et c’est bien en ces termes que Marx
appréhenda l’organisation dans Le Capital. Les tâches du capitaliste ont été
« déléguées » à des cadres secondés d’employés, mais, originellement, la finalité de
ces tâches ne s’en est pas trouvée modifiée : la maximisation du taux de profit. Cadres
et employés s’activent pour garantir à d’autre classes, les classes capitalistes, la
rémunération maximale de leur capital. Cela signifie, d’une part, rentabiliser l’entreprise
et, d’autre part, garantir des flux de revenus financiers, des intérêts et des dividendes.
Cadres et employés sont au service des capitalistes.
À ce titre, en tant que serviteurs des propriétaires du capital, cadres et employés sont
rémunérés. Cela implique un prélèvement sur les profits, un « coût » selon le
vocabulaire de Marx, mais le bilan global est supposé être positif pour les capitalistes.
Le salaire d’un employé de commerce, par exemple, vient en déduction des profits,
mais son action stimule les ventes et augmente ainsi la rentabilité. Dans cette opération,
cet employé est exploité, car il n’est associé aux bénéfices de son action que selon une
rémunération négociée comme tout salaire, mais dont le coût doit être inférieur au
surcroît de profit pour un capital donné. Mais d’un autre point de vue, ces rémunérations
venant en déduction du profit représentent une forme de distribution de la plus-value.
Elles diffèrent pourtant de l’intérêt ou du dividende en ce que cette distribution rétribue
un travail. On perçoit le caractère ambivalent du positionnement social de ces groupes
quand on les appréhende dans la logique des rapports de production capitalistes 151.
Quelle base empirique donner à cette prétention de révolutionner le cadre analytique
marxiste ? Divers types de processus permettent d’appréhender la spécificité de ce
rapport social, au-delà des modalités que lui impose sa prévalence subalterne au sein
des rapports de production capitalistes.
D’une part, le rapport d’encadrement manifeste - intrinsèquement peut-on dire, soit
indépendamment de sa relation au rapport capitaliste - des caractéristiques qui
trahissent sa nature de classe. On peut, en effet, observer, dès les premiers progrès du
rapport d’encadrement, certains traits qui lui sont propres, idiosyncrasiques en quelque
sorte, relatifs à son caractère de classe, par exemple la concentration des initiatives,
qu’on va évoquer ci-dessous. À cela, il faudrait ajouter des déterminations particulières
dont le champ serait davantage celui d’une sociologie, en termes de pratiques sociales,
de modes de vie, de cultures, etc. Tout ce qui dénote que nous sommes désormais, à
cet égard, dans une société plus cadriste que bourgeoise. Mais on n’explorera pas ici ce
champ qui déborde les objectifs de cet ouvrage.
D’autre part, comme on l’a dit, deux types de circonstances historiques ont autorisé
l’accentuation du rapport cadriste d’encadrement, dans des contextes et à des degrés
distincts : ceux des sociétés de l’après-guerre (la Seconde Guerre mondiale) dans les
pays capitalistes avancés, et ceux des pays du socialisme réel. Deux opportunités d’en
mieux saisir la nature, auxquelles sont consacrées les sections IV et V de ce chapitre.
Le rapport spécifique cadres-employés dans le capito-cadrisme
Dès les origines, la délégation des tâches capitalistes à des salariés s’est accompagnée
d’un processus de polarisation, une caractéristique centrale du capito-cadrisme
contemporain. D’un côté, se concentraient les tâches, « nobles », si l’on peut dire, de
conception, d’organisation, d’autorité, et, de l’autre, des tâches d’exécution. Les cadres
sont en position distincte des autres salariés non ouvriers, qu’on peut désigner comme
les « employés », par rapport aux moyens de production : en termes d’initiative, de «
capacité à disposer ». L’échelle des rémunérations reflète cette polarisation.
La base de cette polarisation n’est pas fonctionnelle : on ne trouve pas, d’un côté, les
tâches techniques, d’un autre, les tâches de comptabilité, et, d’un autre encore, les
tâches commerciales, etc. Chacun de ces domaines a été l’occasion de la construction
de hiérarchies parallèles les unes aux autres, les clivages s’établissant
transversalement à ces domaines fonctionnels. Cette polarisation est bien traduite, en
français, dans le binôme cadres et employés qui ne fonctionne malheureusement pas
dans toutes les langues161.
Il va de soi que, comme dans le rapport capitaliste, on peut identifier des groupes
intermédiaires. La détermination des critères et des frontières de cette polarisation est
un enjeu permanent, le résultat de pratiques et de luttes. Il ne nous appartient pas
d’entrer ici dans ces mécanismes, mais on comprend aisément la multiplicité des
déterminants : compétences, proximité vis-à-vis des échelons supérieurs de la
hiérarchie ou de la clientèle, ou inversement le caractère répétitif des tâches, etc. On
observe dans le travail des employés des formes de subordination possédant de
nombreux aspects communs avec celles auxquelles est soumis le travail productif (dès
lors que les conditions de ce travail peuvent être reproduites hors de la sphère de la
production au sens strict, notamment par la mécanisation, le regroupement, la
surveillance, etc.).
Le rapport cadres-encadrés
L’apparition d’un rapport de classe introduisant un clivage au sein des groupes vers
lesquels ont été déléguées les tâches du capitaliste actif, définit un premier cercle où se
fait valoir le rapport d’encadrement. Mais le rapport cadriste tend à l’universalité. Son
ascension aboutit graduellement à le positionner comme rapport de classe fondamental
face à l’ensemble des autres salariés : employés et ouvriers (travailleurs
productifs), une classe ou des classes « encadrée(s) ». C’est le second cercle où se fait
valoir le rapport cadriste : le grand.
Dans l’analyse du capito-cadrisme, le rapport capitalistes-travailleurs productifs
monopolise encore dans les esprits le rapport de classe auquel sont soumis les
travailleurs productifs171. Pourtant ceux-ci sont doublement dominés et exploités. Un
rapport cache l’autre. L’élimination des classes capitalistes entraînerait de manière
automatique l’incorporation non équivoque des travailleurs productifs dans le champ de
la domination cadriste aux côtés des employés.
Au total, dans les sociétés contemporaines, les tâches de conception, d’organisation,
d’autorité sont l’apanage des cadres, celles d’exécution des tâches improductives, des
employés, et celles de production, des ouvriers. C’est une fois enregistrée cette
hiérarchie sociale que la formule « rapport d’encadrement » prend tout son sens. Elle
est l’expression de la nature de classe du rapport cadriste. Mais, avec le développement
de ces nouveaux rapports, les conditions des employés et ouvriers tendent à converger
dans une certaine mesure, alors que le premier et le second cercle se fondent.
IV - Les logiques cadristes de l'après-guerre
Le chapitre 3 a abordé le compromis de l’après-guerre comme une étape dans la
constitution de ce « capitalisme organisé » où le rôle des cadres et l’intervention
étatique se sont considérablement consolidés. Mais, au-delà de l’organisation accrue, il
faut y voir l’affirmation de nouvelles logiques sociales, qui témoignaient d’un
dépassement partiel des rapports spécifiquement capitalistes.
On l’a dit, ce trait fut bien perçu par les contemporains, ce qui a conduit à parler, en
France, d’« économie mixte ». Dans la perspective de ces années, cette mixité ne
pouvait être pensée qu’en relation aux sociétés du socialisme réel. Dans la théorie «
des systèmes », l’Europe social-démocrate, par exemple, était volontiers classée dans
une catégorie intermédiaire : quelque part entre capitalisme et socialisme. Aux États-
Unis, c’est la notion de capitalisme managérial qui fut mise en avant (encadré 3). Même
si le contenu diffère sensiblement, c’est la même idée d’hybridité qui se voit ainsi
soulignée. Dans les deux cas, l’accent est, en effet, placé sur les fonctions et pouvoirs
des cadres, en conformité avec les interprétations mises en avant dans ce chapitre.
Autonomie accrue du rapport cadriste et compromis
L’expérience de l’après-guerre, aux plans économique et politique, permet
d’appréhender certains des caractères spécifiques d’un ordre social cadriste, au moins
dans l’une de ses configurations.
Il suffit de reprendre ici les caractères de ces décennies à travers cette nouvelle grille de
lecture. On y observait une nouvelle hiérarchie des objectifs de la gestion des
entreprises, où l’exigence de rentabilité apparaissait davantage comme la condition de
la poursuite d’autres finalités, tels que la croissance ou le changement technique, que
comme fin en soi. Tout particulièrement, la relation aux propriétaires du capital était
profondément modifiée par rapport aux premières décennies du XX e siècle : les profits
étaient largement conservés dans les entreprises, et les taux d’intérêt (une fois corrigés
de la hausse des prix) restaient modérés. Plus que de revenus capitalistes, ces flux
prenaient des allures de rémunération de l’épargne, en marge des initiatives et
pouvoirs. Les profits du secteur bancaire étaient faibles, et celui-ci était au service du
secteur de production. Au plan des politiques économiques, les outils étaient tournés
vers le plein emploi, l’innovation et le développement.
Il faut souligner que ces caractères du compromis de l’après-guerre, qu’on peut qualifier
de progressistes, ne retiraient pas à ces sociétés leur nature de classe. Par ailleurs, au
plan international, la dimension impérialiste restait accentuée, comme en témoignent les
guerres coloniales ou celles de la guerre dite froide, comme au Vietnam.
L’évolution des échelles de revenus fournit un indice quantitatif simple de la nature de
classe du compromis de l’après-guerre. On peut observer aux États-Unis après la
Seconde Guerre mondiale, une concentration graduelle croissante des revenus en
faveur des classes salariées supérieures, donc de cadres, par rapport au reste du
salariat, alors même que la rémunération du capital se voyait contenue ; en France, une
évolution similaire se produisit, très marquée, jusqu’à ce que le mouvement de mai
1968 y mette un terme.
La relative autonomie du rapport cadriste acquise dans l’après-guerre eut donc deux
expressions. D’une part, l’endiguement des pouvoirs et revenus capitalistes, qui
marquait la distance prise par les cadres vis-à-vis des propriétaires ; d’autre part, la
divergence des revenus entre les classes de cadres et la grande masse de la
population, qui marquait, quant à elle, la nature de classe du compromis et la
prééminence des cadres en son sein.
Il faut bien séparer les deux faces du processus : « autonomie accrue du rapport
cadriste », d’une part, et « dans le contexte d’un compromis avec les classes populaires
», d’autre part. Deux aspects distincts d’une même réalité. La progression relative des
revenus des cadres dans les premières décennies de l’après-guerre
manifestait le fait que, au-delà des circonstances de l’établissement du compromis qui
avaient commandé la modération, le rapport de classe reprenait peu à peu le dessus.
Sur d’autres terrains, par exemple, en matière d’éducation ou de protection sociale, ces
décennies continuèrent à témoigner de l’ouverture en direction des classes populaires
qui avait rendu possible l’affirmation de l’autonomie cadriste. Mais il s’agissait plus d’un
aspect politique du processus d’émergence de cette autonomie, dans un contexte
politique déterminé, que d’une propension immanente des cadres à favoriser la
protection sociale dans les classes populaires.
Le compromis néolibéral
La succession du compromis social de l’après-guerre et du néolibéralisme illustre
également la dualité du rapport capito-cadriste. Dans les deux ordres sociaux, les
cadres exécutent de toute manière les tâches d’organisation en général, et notamment
de gestion dans l’entreprise. On l’a souligné au chapitre 3, le néolibéralisme n’a pas
interrompu cette évolution qui va en s’accentuant tendanciellement : il a mis un terme à
l’autonomie accrue des cadres vis-à-vis du rapport capitaliste, qu’il a, selon les critères
de ces classes, « remis à leur place », c’est-à-dire dans cette position subalterne : au
service des classes capitalistes. La pression placée sur eux fut souvent considérable.
Mais cette nouvelle discipline fut imposée sous la forme d’un nouveau compromis, cette
fois vers le sommet des hiérarchies sociales, où le sort fait aux cadres resta enviable,
surtout relativement au reste de la population.
Les exemples les plus évidents des contenus de cette rectification de trajectoire se
situent au niveau des politiques macroéconomiques, notamment dans la priorité donnée
à la stabilité des prix mettant fin au transfert de revenus en défaveur des créanciers.
Mais on peut en identifier, de manière plus subtile, des indices fondamentaux,
symétriques de ceux qui gouvernèrent à l’établissement du compromis social-
démocrate, par exemple la métamorphose du statut de la quête de la rentabilité. Alors
que dans le compromis de l’après-guerre, notamment en Europe, au Japon ou en
Amérique latine, la rentabilité apparaissait davantage comme une condition permissive,
le néolibéralisme en a refait un objectif quasi absolu. L’activité des cadres s’est pliée à
cette nécessité. On observe ainsi comment, dans ce continuum capito-cadriste, les
mêmes mécanismes se voient conférés des statuts distincts, dont la dimension
quantitative (l’acuité de l’exigence de rentabilité, en l’occurrence) témoigne de la
métamorphose des rapports sociaux, infléchis dans un sens ou dans un autre selon la
configuration des pouvoirs.
Cette autonomisation du rapport cadriste dans le compromis de l’après-guerre n’a pas
revêtu les caractères d’une transition au-delà du capitalisme, parce que cet
endiguement du rapport capitaliste n’a jamais atteint les degrés qui lui auraient permis
d’acquérir des caractères d’irréversibilité. À l’inverse, les classes capitalistes, une fois
passé le choc de l’immédiat après-guerre, réussirent à créer une dynamique en leur
faveur, dont la dimension internationale fut cruciale, et qui conduisit à la restauration de
leur hégémonie dans le néolibéralisme. Mais trente ans, c’est loin d’être négligeable.
Pourtant, les cadres basculèrent relativement aisément d’un compromis dans l’autre,
dans le contexte créé par la défaite de la lutte des classes populaires.
3. Le capitalisme managérial
L’émergence du capitalisme organisé et son analyse sont des phénomènes bien datés
historiquement. Il n’y a donc rien de surprenant dans la constatation de l’émergence
simultanée, aux États-Unis, d’une importante littérature consacrée à ce phénomène
dont ce pays fut la patrie. Rien de surprenant, si ce n’est la précocité et l’ampleur de ces
études. C’est aussi aux États-Unis que ces thèses survécurent le plus durablement, en
fait, jusqu’à la fin des années 1970. Son dernier représentant, Peter Drucker, est mort
en 2005.
Le point de départ de ces analyses fut l’émotion politique créée par ce que le chapitre 3
a désigné comme la séparation de la propriété et de la gestion, et la révolution
managériale. La bourgeoisie financière du début du XX e siècle n’allait-elle pas perdre le
contrôle du système productif en sortant de la grande entreprise ? On l’a dit, les
pouvoirs des classes capitalistes se reconstituèrent au sein des institutions financières.
Mais les mots furent vite prononcés : « capitalisme managérial », c’est-à-dire
capitalisme des managers (ce que nous appelons capito-cadrisme). De ce fait même,
les managers apparaissaient comme un nouvel acteur social, dont le rôle était jugé
primordial. Le champ en fut d’abord l’entreprise, mais ce « managérialisme » allait
imprégner graduellement le secteur public états-unien, lorsqu’il fut fait appel aux
managers pour surmonter l’inefficience des bureaucraties publiques traditionnelles,
notamment dans des situations de crises (locales, comme lorsqu’un cataclysme naturel
ravageait une ville, ou centrales, comme dans la crise de 1929).
Les problématiques du capitalisme managérial n’appréhendent pas le phénomène
comme une expression de la simple « intellectualité ». De telles problématiques ont été
appliquées au capitalisme (les détenteurs du capital
culturel de Bourdieu) et au socialisme réel (les intellectuels de Gyorgy Konràd et Ivan
Szelényi111, par exemple). À l’inverse, le capitalisme managérial est vu par ses
théoriciens comme un processus issu de la dynamique historique du capitalisme où des
compétences sont certes en jeu, mais qui n’est pas conçu comme le produit de
l’intellectualité. L’encadrement est avant tout un rapport d’autorité : les managers sont
des chefs, diplômés en général, mais d’abord des supérieurs hiérarchiques. S’ils
n’exercent pas directement une autorité, ils sont indirectement positionnés dans ces
hiérarchies, « latéralement » en quelque sorte, comme conseillers du chef par exemple.
Alfred Chandler est un théoricien relativement tardif du capitalisme managérial, mais
son livre de 1977, le plus connu, fait autorité : La main visible 121, sous-titré La révolution
managériale dans le monde des affaires états-unien. Le titre La main visible renvoie à
l’organisation, bien apparente et délibérée, par opposition au marché dont le jeu fut
décrit au XVIII e siècle par Smith comme l’opération d’une « main invisible ». La
démarche de A. Chandler se situe entièrement dans le temps long. La complexité des
nouvelles technologies et l’expansion des marchés ont créé pour la première fois, selon
ses propres termes, la nécessité de ce qu’il appelle « la coordination administrative »,
sachant qu’il s’agit de l’administration des entreprises dont l’action se prolonge sur les
marchés. De cette évolution a résulté l’émergence de la « nouvelle classe », celle des
managers et son « pouvoir croissant »131. Écrivant dans les années 1970, A. Chandler
n’envisage pas une baisse éventuelle de ces pouvoirs. Il ne distingue d’ailleurs pas la
hiérarchie dans l’entreprise et les pouvoirs au plan politique et social. Pourtant, il montre
que l’intervention des hauts fonctionnaires de l’administration prolonge cette action
notamment dans les politiques économiques. Il situe l’origine du capitalisme managérial
aux États-Unis et décrit son exportation au reste du monde. À l’intérieur de son champ
d’investigation, celui de cette dynamique historique du capitalisme, A. Chandler est,
sans doute, le plus sophistiqué des managérialistes états-uniens.
Tous ces analystes reconnaissent l’émergence de la classe des managers, et les
problèmes les plus difficiles sont, en fait, posés par l’identification des catégories
intermédiaires. Une ample littérature est consacrée au fameux « cols blancs » 14. Mais
les théories managérialistes aux États-Unis sont surtout connues à travers leur
représentant le plus célèbre : John Kenneth Galbraith, en particulier son livre de 1969,
Le nouvel État industriel 151. Galbraith situe au sommet des hiérarchies sociales la «
technostructure » : « Bien que les statuts des sociétés anonymes placent le pouvoir
entre les mains des propriétaires, les impératifs de
la technique et du planning le transfèrent à la technostructure. » 161 Que Galbraith
représente, en quelque sorte, le point culminant de ces thèses managérialistes n’est
pas une coïncidence. Les années 1960 marquèrent l’apogée du compromis de l’après-
guerre, de ce que nous désignons comme l’« autonomie » cadriste. Cela est manifeste
tant au niveau de la gestion des entreprises qu’à celui des politiques. Les managers
s’étaient largement libérés de la tutelle des propriétaires : « [La] technostructure s’est
développée, s’est dégagée du contrôle des actionnaires et a acquis ses propres
sources de financement interne. »17 Au plan des politiques économiques, les années
1960 sont celles de l’euphorie keynésienne. Les conseillers de Kennedy ayant acquis la
conviction que la sortie de la récession de la fin des années 1950 était restée partielle,
se lancèrent dans des politiques de stimulation de l’activité, notamment par des
politiques fiscales. La décennie coïncida avec des taux de croissance et de rentabilité
exceptionnels.
On l’a dit, c’est la crise structurelle des années 1970 qui mit un terme à cette euphorie,
et déstabilisa du même coup les thèses managérialistes 181. Comment aurait-il pu en être
autrement alors que le néolibéralisme correspondit au retour en force des propriétaires
capitalistes. C’est là où que les conséquences du manque de rigueur analytique se
firent sentir cruellement. Maintenant que les managers étaient remis au pas, celui des
capitalistes, et associés aux bénéfices du néolibéralisme pour les privilégiés, disparut
l’idée d’un capitalisme managérial. Rétrospectivement, on peut ainsi comprendre que le
managérialisme apparut le plus évident lorsque se conjuguèrent, dans les années 1960,
ses fonctions économiques et la prééminence politique des cadres dans un compromis
qu’ils dirigeaient. Le renversement des pouvoirs emporta avec lui la construction
théorique, alors que le nombre et l’importance des cadres privés et publics continuaient
à croître.
[-1]
G. Konràd et I. Szelényi, La marche au pouvoir des intellectuels. Le cas des pays de
l’Est, Paris, Le Seuil, 1979.
[2]
A. D. Chandler Jr, The Visible Hand. The Managerial Revolution in American Business,
Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University Press, 1977.
[-3]
On trouvera ces expressions regroupées au début de la conclusion.
[-4]
Charles Wright Mills, Les cols blancs (1951), Paris, Le Seuil, 1970.
[5]
J. K. Galbraith, Le nouvel État industriel (1969), Paris, Gallimard, 1989.
[-6]
P. 106.
[-7]
P. 389.
[8]
Mais le débat avait été, antérieurement, permanent. On peut citer la critique très
intéressante des thèses managérialiste par Maurice Zeitlin et Earl Ratcliff (Landlords
and Capitalists. The Dominant Class of Chile, Princeton, Princeton University Press,
1988). Voir également M. Zeitlin, The Large Corporation and Contemporary Classes,
New Brunswick, Rutgers University Press, 1988. Ces auteurs considèrent les classes
comme des ensembles de familles où se combinent (et cumulent) les positions de
propriétaires capitalistes, propriétaires terriens, managers et hommes politiques.
V - Le fiasco du cadrisme bureaucratique
Les interprétations qu’on a développées au chapitre 4 et dans le présent chapitre
suggèrent, toutes deux, de voir dans l’expérience du socialisme réel, notamment celle
de l’Union soviétique - ce qu’on a appelé le « soviétisme » -, l’exemple unique d’une
transition vers un ordre social consacrant radicalement la domination des cadres. C’est
une caractérisation assez répandue chez les spécialistes de l’Union soviétique. On a
invoqué à ce propos les travaux de M. Lewin. L’interprétation mise en avant dans le
présent chapitre conduit à associer cette domination de classe à la prévalence de
rapports sociaux spécifiques, dans une configuration que ses faiblesses et les
circonstances mondiales rendirent inaptes à la réforme. On a proposé de le qualifier de
cadrisme bureaucratique.
Quelles que soient la nature de cette classe et ses tensions internes, la question
essentielle est, à l’évidence, celle du fiasco final de ces tentatives historiques de
dépassement des rapports capitalistes.
Le marché et la démocratie
Ce n’est pas intrinsèquement l’excès d’ambition centralisatrice qui a conduit ces
expériences à l’échec, une sorte de péché mortel d’organisation : les exagérations du
plan face au prétendu marché. On ne s’arrêtera pas ici sur les insuffisances
terminologiques et conceptuelles qui font oublier, au-delà du rôle coordinateur du
marché, les multiples processus (financement, rentabilité) que le capitalisme assure à
sa manière, et que le socialisme réel résolvait d’une autre. Les problèmes étaient, sans
doute, considérables, mais du ressort de la réforme. Considéré isolément, ce premier
aspect ne suffit pas à justifier une faillite historique.
On peut également arguer de l’absence de démocratie. Mais là encore, il faut
s’interroger sur les caractéristiques de ces sociétés, qui bloquèrent les voies vers la
démocratisation. L’incapacité à accéder à un ordre démocratique de classe a sans
doute à voir avec la faillite des pays du socialisme réel, mais ce facteur doit s’intégrer
dans une perspective plus large.
Cette question de l’échec est un des thèmes majeurs de l’ouvrage de M. Lewin, bien
qu’il ne parvienne pas à le résoudre. Iuri Andropov aurait-il réussi s’il avait survécu ? M.
Lewin semble le croire. Pourquoi Michael Gorbatchev a-t-il échoué ? Mais on notera, de
toute manière, que ce que M. Lewin envisage comme l’échec de la construction du
socialisme, est plutôt à comprendre comme l’échec de la consolidation d’un ordre de
classe alternatif au capitalisme. Et cela selon les termes mêmes de son analyse
puisqu’il identifie une classe dominante dans ces formations sociales.
C’est le double échec, celui de la réforme économique et politique, qui fait problème. Et
cette incapacité à se réformer ne peut être ramenée à la seule difficulté de l’entreprise.
Le cadrisme bureaucratique face au compromis social-démocrate et au néolibéralisme
Il faut donc rapprocher les deux configurations historiques, celle qui a conduit la marche
vers le « socialisme » dans le mouvement ouvrier révolutionnaire, et celle qui a
gouverné l’établissement du compromis social-démocrate, initié avant et conclu après la
Seconde Guerre mondiale. En dépit de leurs différences, il faut mettre ces deux
expériences en parallèle à travers ce qui les réunit, à savoir leur caractère de classe.
Dans le premier cas, celui du socialisme réel, une avant-garde fit sienne la cause des
grandes masses et conduisit un processus révolutionnaire au nom de ces masses : une
lutte de classe sans précédent, dont le succès établit le pouvoir d’une classe dominante
qui se constitua autour de cette avant-garde. Avec une rapidité foudroyante, dans des
conditions conduisant à la concentration autocratique des
pouvoirs entre les mains de dirigeants et d’une nomenklatura, les objectifs
révolutionnaires se muèrent en une chape de plomb, bloquant toutes les expressions
possibles de lutte de classe. Une situation figée.
Dans le second cas, celui du compromis social-démocrate, un autre bourgeonnement
de la même lutte de classe, celle qui dresse les classes populaires contre les classes
capitalistes de manière récurrente, entraîna également les cadres dans la dynamique
d’une alliance. Les classes capitalistes n’étaient pas éliminées mais leurs pouvoirs et
revenus étaient fortement réduits. Les cadres étaient la cheville ouvrière de ce
compromis, dont la force motrice provenait des luttes populaires. L’endiguement des
intérêts des classes capitalistes à la fin de la Seconde Guerre mondiale fut, tant bien
que mal, préservé pendant quelques décennies dans les conditions d’une démocratie
économique et politique augmentée, constamment soutenue par l’ardeur des luttes
politiques, syndicales et, plus généralement, d’un mouvement social revendicatif. Une
dynamique progressiste mais précaire.
Ces processus de consolidation du pouvoir des cadres ont échoué dans le socialisme
réel et dans le capitalisme. Dans les deux cas, il faut distinguer les phases
d’établissement des nouveaux ordres sociaux et celles de leur prévalence : les luttes qui
introduisirent au socialisme réel et au compromis de l’après-guerre, d’une part, et celles
qui se manifestèrent ultérieurement dans chaque configuration. Il s’est agi de lutte de
classe : une lutte populaire triomphante puis interdite dans le cadrisme bureaucratique,
victorieuse puis défaite dans le capitalisme de l’après-guerre. Mais une lutte continue,
se poursuivant au-delà de ses phases héroïques. Cette permanence de la lutte est
toujours criante quand on l’appréhende du point de vue des classes dominantes : les
cadres du socialisme réel, ou les classes capitalistes dans le compromis social-
démocrate. Une stratégie de défense, de préservation de l’ordre établi par les cadres
dans le premier cas, de reconquête par les classes capitalistes, dans le second.
Le contrôle social exercé par les cadres du socialisme réel n’a jamais pu se relâcher au
point d’assurer les deux conditions fondamentales des démocraties de classe : la
démocratie interne des classes dominantes et les compromis que son exercice requiert
vis-à-vis des classes dominées. Le contrôle étatique n’a jamais pu être desserré au
point de permettre la décentralisation économique, justifiant les accusations de «
totalitarisme ».
De quoi s’agissait-il, au moins au sortir de la Seconde Guerre mondiale ? De l’effort
d’une nouvelle classe dominante de s’imposer dans le contexte de l’environnement
mondial créé par la prévalence du compromis social-démocrate, où la relation des
cadres du socialisme réel aux classes dominées se vit graduellement déterminée par
l’évidence de la supériorité de cette autre voie.
Le cadrisme bureaucratique a engendré des systèmes hiérarchiques où les fractions
supérieures se reproduisaient dans des configurations de forte concentration des
pouvoirs au sommet. Les causes en étaient multiples. Il faut évoquer notamment la
nature des relations entre les institutions administratives supérieures et les entreprises
(ou d’autres lieux d’activité comme les écoles ou hôpitaux aux statuts plus complexes).
On pourrait parler d’absence de séparation, de tutelle excessive, mais ce serait faire
abstraction d’autres configurations comme celle du Japon de l’après-guerre ou des
social-démocraties européennes, où les liens entre administration et lieux d’activité
économique étaient forts mais possédaient d’autres traits. Derrière cette question, se
profile, à l’évidence, celle des institutions politiques et de la prégnance de l’État. Il en est
résulté des formes d’inefficience, voire de parasitisme au sommet : tout ce qui fait parler
de « bureaucratie », un terme parfois appliqué abusivement au cadrisme gestionnaire.
Cette dénonciation du rapport de classe par les faits, dans les pays du socialisme réel,
fragilisait cette domination, et ne lui permit de se perpétuer que dans des configurations
interdisant le type d’alliance populaire qui seul aurait pu introduire au déblocage des
réformes économiques et politiques.
Boris Eltsine plutôt que Mikhaïl Gorbatchev
Les fractions supérieures des classes dominantes du socialisme réel, ainsi crispées sur
les nécessités de la perpétuation de leurs pouvoirs et de leurs revenus, poursuivirent
cet effort contre nature - sociale, il s’entend -, de défense de leur statut privilégié, que le
basculement dans un cadrisme gestionnaire risquait de remettre en question.
Vint, enfin, le moment où elles prirent conscience de la supériorité de l’autre option,
celle du ralliement à un monde soumis à la nouvelle hégémonie des classes capitalistes
dans le néolibéralisme. Ces classes sociales supérieures du socialisme réel virent ainsi
surgir l’opportunité de se repositionner dans le statut des classes capitalistes
néolibérales, plutôt que dans la hiérarchie des cadres pourtant déjà enviable d’un
compromis de type social-démocrate, mais où elles n’auraient pas trouvé
nécessairement une place à la mesure de leur statut antérieur et de leurs ambitions.
Au centre de ces mécanismes, se trouvait donc un clivage interne au sein des cadres
du socialisme réel entre des fractions supérieures et d’autres groupes plus larges, de
statut moins privilégié et dont la compétence laborieuse aurait assuré la pérennité
dans une société social-démocrate.
Ainsi aboutissons-nous à cette constatation déroutante qui veut que la concurrence du
compromis social-démocrate de l’après-guerre contribua au gel de la situation des pays
du socialisme réel, alors que l’affirmation du néolibéralisme précipita le sommet de la
hiérarchie sociale de ces pays dans l’abandon de la trajectoire alternative radicale au
capitalisme : l’abandon au lieu de la réforme, Eltsine plutôt que Gorbatchev.
Un dégel trop tardif donc. Il faut toujours se garder des vertiges de l’analyse
contrefactuelle, mais que serait-il advenu des pays du socialisme réel si la crise
structurelle des années 1970 avait débouché, dans les autres pays sur une avancée du
compromis de l’après-guerre au lieu de son dépassement dans le néolibéralisme ? La
réponse est : elles auraient convergé vers ce nouvel ordre social. Les théories de la
convergence des systèmes n’étaient pas absurdes. Elles furent prises à contre-pied par
les luttes de classe.
Notes du chapitre
[1] î C’est là l’hypothèse envisagée dans GD, La position de classe : « Au gré de cette
transformation, l’“exploitation” confirme sa signification traditionnellement capitaliste,
comme prélèvement d’un surtravail à un taux toujours accru, et prend une physionomie
nouvelle au sein du groupe lui-même [des cadres et employés] qui préfigure, peut-être,
une exploitation d’un type nouveau [...]. On peut douter de la capacité de cette nouvelle
contradiction à conquérir la position principale. C’en serait alors fait de la nature
fondamentalement capitaliste des rapports de production. » Voir également GDDL, Au-
delà du capitalisme ; ainsi que GDDL, Économie marxiste.
[2] î On retient la racine « capito » sur le modèle de « socio », comme dans « socio-
économique », car toute construction du type « socialo » ou « capitalo », est marquée
du sceau de l’infamie.
[3] î Un exemple très frappant est le livre de Joseph Schumpeter : Socialisme,
capitalisme et démocratie (1942), Paris, Payot, 1990.
[4] î GD, Le concept de loi, deuxième partie, sections 2 et 4.
[5] î GD, La position de classe.
[6] î En anglais, on peut dire « managerial and clerical personnel ».
[7] î La position du marxisme « orthodoxe » reprenait à son compte la thèse du
Manifeste du Parti communiste, celle de la polarisation croissante entre la bourgeoisie
et le prolétariat. Voir Victor Tcheprakov, Le capitalisme monopoliste d’État, Moscou,
Éditions du Progrès, 1969. Dans ce livre, les cadres sont appréhendés comme une «
intelligentsia » technique hétérogène, dont l’« élite » est étroitement liée aux «
monopolistes », alors que les autres fractions sont réunies aux prolétaires. Â cela
s’opposent des vues comme celles de Nicos Poulantzas, faisant des cadres et
employés une nouvelle petite bourgeoisie, ce qui est logique aussi longtemps que leur
position est appréhendée strictement dans la théorie de la production capitaliste (N.
Poulantzas, « Marxism and social classes », New Left Review, LXXVIII, 1973, p. 27-54).
Face aux mêmes ambiguïtés, Eric Olin Wright renvoie à une position de classe «
contradictoire » (Class, Crisis and the State, Londres, New Left Books, 1978). On peut
consulter : Alain Bihr, Entre bourgeoisie et prolétariat. L’encadrement capitaliste, Paris,
L’Harmattan, 1989 ; Kees van der Pijl, The Making of the Atlantic Ruling Class, Londres-
New York, Verso, 1984.
Chapitre 6. Une société de classe à deux pôles
On explore ici une autre voie, qui procède pour une part d’un travail de nature
philosophique, et qui pourtant converge avec celle, d’inspiration plus économique, qui
vient d’être présentée. Elle en diffère cependant par son caractère plus général,
abordant le problème dans le contexte d’une théorie de la modernité 111. On assumera
l’idée de Marx selon laquelle la relation salariale constitue bien, comme il le dit, le pivot
de la société moderne, le clivage essentiel. Mais on avancera qu’elle s’ordonne
d’emblée selon deux « pôles », marché et organisation, compris comme relevant de
deux logiques étroitement co-imbriquées et co-impliquées. Sur le marché se déploient
des pouvoirs attachés à des propriétés privées, et dans l’organisation des prérogatives
inhérentes à des compétences hiérarchisées - au sens où l’on parle d’« autorités
compétentes ». C’est en fonction de ce couple de formes sociales
(marché/organisation) que se distribuent les deux forces sociales prédominantes,
identifiables d’une part comme les « propriétaires capitalistes », et, d’autre part, par ce
qu’il sera convenu d’appeler les « cadres et compétents », sans qu’il s’agisse de
groupes sociaux parfaitement circonscrits. Ce couple « marché/organisation » structure
par ailleurs, à l’échelle de la société, la « classe fondamentale », qui produit la richesse
sociale à travers des processus toujours à la fois marchands et organisés. La relation
entre formes sociales et forces sociales se présente donc sous forme complexe et
dialectique.
S’il en est ainsi, l’édifice théorique est à reconstruire sur ses deux piliers, marché et
organisation. Pour y parvenir, la bonne méthode est cependant celle de Marx, qui ne
commence pas son exposé par « le capital », défini comme un rapport entre classes,
mais, ainsi qu’on l’a vu, par « le marché », compris comme la forme la plus générale par
laquelle se coordonnent censément les individus dans la société moderne. C’est là, on
s’en souvient, l’objet de la première section du Capital. « Reconstruire sur les deux
piliers » impliquera donc que l’on traite de la même façon l’« organisation ». Plus
précisément, que l’on commence par considérer le couple marché/organisation en ce
qu’il forme la référence présupposée de la forme capitaliste de société. À partir de là, on
sera en mesure de reconstituer de façon réaliste la structure moderne de classe, ses
tendances et ses potentialités historiques. Et il en découle d’immenses conséquences.
C’est cependant à condition de procéder dans un premier temps à une rigoureuse
déconstruction de l’édifice marxien (section I) que l’on pourra ensuite en venir à cette
reconstruction élargie, qui correspond au programme d’un néomarxisme (section II).
I - Déconstruction de l'analyse marxienne de l'organisation
Marx, inventeur de l'organisation comme paradigme théorique 121
On a vu au chapitre précédent l’importance que prend chez Marx la catégorie
d’organisation. Et l’on peut, semble-t-il, aller jusqu’à dire qu’il est l’inventeur théorique
du couple marché/organisation, au sens où c’est bien lui qui place au centre de la
problématique ce binôme primaire, qui va reparaître sous de multiples formes dans le
discours sociologique et économique contemporain. Dès les premières pages du
Capital, soulignant que le marché n’est pas la seule forme sociale rationnelle de
production, il renvoie significativement à l’ordre interne à la fabrique. Dans son exposé
fondateur, au chapitre XIV du livre I, il montre comment, avec la manufacture, émerge
une nouvelle « division du travail ». Smith, avait certes, et dès la première page de la
Richesse des Nations, annoncé cette nouveauté. Mais il convient d’ajouter qu’il la
perçoit seulement comme un fait technique. Il avance en effet dans son second chapitre
que « le principe » en serait « la propension à échanger ». Comme s’il n’existait au fond
que des relations de marché. Bref, il surimprime les deux formes de division du travail.
Marx, au contraire, en fournit une définition différentielle, et il identifie dans
l’organisation une logique sociale alternative. Au sein de la grande entreprise, explique-
t-il, la coordination n’est pas assurée par un marché, c’est-à-dire par un mouvement
incessant de rééquilibrages a posteriori, opérés par des agents (individus ou firmes),
propriétaires, indépendants, décidant chacun pour soi, mais par une organisation : soit
un système de coordination a priori, dans l’unité d’une propriété, qui organise ses
moyens et ses fins. Il y inclut les conditions juridico-politiques. Et il y discerne les
prémisses du socialisme.
Une division fonctionnelle et deux relations contrastées de pouvoir
Marx pourtant ne prend pas toute la mesure de la relation entre les deux termes. Il
théorise bien la différence entre deux logiques, mais non la relation, qui s’y rattache,
entre deux forces sociales. Il convient donc d’abord de souligner ce point : l’émergence
de cette autre logique sociale entraîne une séparation des fonctions entre le capitaliste,
détenteur de la propriété, et le manager, en charge de la
direction. Cette séparation n’est pas technique, mais sociopolitique. Voilà ce qui reste
encore flou chez Marx. Et qu’il convient de préciser en préalable à toute analyse
ultérieure.
Le capitaliste, propriétaire, détient certes l’autorité en dernière instance. C’est bien lui,
en dernier ressort, le partenaire dans les relations de marché, et notamment dans la
relation « contractuelle » avec le salarié - même si les décisions d’achat et de vente,
l’embauche et la débauche sont déléguées à des managers. On le voit quand le pouvoir
des actionnaires conduit à des licenciements massifs, à des délocalisations, etc. Et le
propriétaire peut notamment changer la personne du directeur. Disposer ainsi du choix
du personnel à l’échelon le plus élevé, détermine un certain rapport de pouvoir. Il
apparaît cependant que cette faculté marchande d’acheter et d’aliéner en général, et de
contracter avec des producteurs, qui est, en dernier ressort du moins, le privilège des
détenteurs du capital, ne permet pas à ceux-ci de concentrer entre leurs mains la
totalité du pouvoir au sein de l’entreprise.
Il existe en effet, face à la propriété, un autre pôle de puissance, qui se constitue autour
de la faculté de diriger le procès de production et le travail des producteurs. Cette
faculté est certes accordée par le propriétaire à des personnes choisies par lui. Mais
elle répond à une logique sociale spécifique. Aux fonctions de direction et d’organisation
du procès technique et humain s’attachent des potentialités qui ne sont pas celles de la
propriété. Car l’exercice même de ces fonctions est de nature à engendrer une
monopolisation du savoir, de l’information, des relations sociales organisationnelles,
source spécifique de pouvoirs. Il appelle des personnels à l’« habitus » socialement
prédisposé, et qui le cultivent dans leur pratique de direction.
La première fonction, celle qui est liée au marché, s’exerce, dans le capitalisme, au nom
de la propriété reconnue ; la seconde, liée à l’organisation, s’exerce au nom de la «
compétence ». Ce terme est à comprendre au double sens où, aux divers niveaux de
compétence hiérarchique figurent des agents dotés d’une compétence socialement
définie, et choisis comme tels - si arbitraire qu’elle puisse être. Ces deux fonctions, dont
l’exercice relève de prérogatives distinctes, quoique souvent entremêlées, inscrivent les
acteurs concernés dans des relations tout à la fois et tour à tour de convergence et de
divergence, de complicité et d’affrontement. La fonction d’organisation implique ainsi
une lutte sur deux fronts. D’un côté, elle ne s’exerce que par la constitution, sans cesse
renouvelée, d’une distance entre des cadres dirigeants et des agents d’exécution.
D’autre part, face aux exigences des détenteurs de la propriété, elle tend à se constituer
en pôle autonome de pouvoir.
Deux « facteurs de classe », combinés dans le « rapport de classe » capitaliste
C’est à travers cette combinaison spécifiquement moderne du marché et de
l’organisation, caractéristique de l’institution salariale, que se manifeste le caractère «
progressiste » du capitalisme, sa faculté de produire des richesses incomparablement
supérieure à celle des modes de production antérieurs. Mais c’est aussi dans cette co-
imbrication que ces deux fonctions « se renversent » en dispositif capitaliste : en
exploitation, aliénation et domination. Car le pouvoir qui s’affirme dans ce renversement
n’est pas seulement celui du détenteur de capital, mais toujours en même temps celui
de l’organisateur de la production. Un pouvoir capitaliste ne s’exerce en réalité que par
l’intégration de ces deux fonctions. À travers le rapport marchand se réalise
l’appropriation de la plus-value ; à travers le rapport organisationnel, sa production
même. La faculté marchande du propriétaire de mettre fin au contrat est la clé de
l’autorité organisationnelle du manager. Mais sans le manager, qui doit savoir diriger le
bel ouvrage et doit savoir faire travailler, pas de plus-value pour l’actionnaire. Et cette
capacité de « faire faire » ne découle pas de la délégation reçue. Elle est socialement
produite, reproduite et appropriée. La délégation est un rapport entre personnes. Mais,
entre propriétaire et manager, il y a aussi tout autre chose, qui relève d’un « rapport de
classe », transcendant les personnes, tout en les impliquant comme telles. C’est en ce
sens que marché et organisation constituent les deux « facteurs de classe » qui se
combinent dans le rapport de classe capitaliste moderne. Par différence avec l’analyse
proposée au chapitre précédent, on parlera donc non de deux rapports de classe, mais
d’un seul, fondé sur la relation entre deux facteurs (encadré 4). On introduit donc ici une
distinction entre facteur de classe et rapport de classe. On en verra plus loin les
conséquences.
Il convient de prendre garde que, dans la langue courante, ce terme d’« organisation »
présente une coloration volontariste, qui constitue une sorte d’obstacle épistémologique
pour sa réception dans le registre théorique où il est pourtant requis. On se représente
spontanément que le marché est une sorte de phénomène spontané, et l’organisation
une forme sociale instituée. En réalité, ces deux formes constituent les deux pôles de l’«
institution moderne », laquelle, en tant que configuration historique, ne relève ni d’un
ordre naturel ni de la décision volontaire. L’« organisation » est donc ici à comprendre
comme un concept « abstrait » au sens où l’est, selon Marx, le « marché » : un concept
général, mais spécifique d’une forme historiquement particulière de société. Ces deux
formes,
homologues et interreliées, convergent précisément dans le procès capitaliste
d’exploitation et de domination. En termes sociologiques, ces deux fonctions ne se
séparent que pour mieux coopérer.
Marx sait sans doute tout cela. Mais il le théorise imparfaitement. Il théorise fort bien la
lutte entre le détenteur du capital et le salarié. Il la décrit comme un affrontement
juridico-politique en même temps qu’une lutte sociale. Tel est le contexte de ce fameux
chapitre X du livre I sur « La journée de travail », qui oppose « droit contre droit ». Et de
même, au chapitre XV, à propos des luttes pour une « législation de fabrique » sur les
conditions de travail. Mais, s’il dénonce avec véhémence le despotisme de l’entreprise,
Marx y perçoit une pathologie inhérente à l’organisation capitaliste. Il n’appréhende pas
l’organisation comme facteur de classe spécifique, comme le substrat d’une force
sociale. En définitive, il la néglige. Il est vrai qu’il écrit à une époque où la relative
autonomie des managers ne fait que s’esquisser. Et c’est pourquoi sans doute, s’il
décrit bien la différence objective entre les deux logiques sociales, dans leur dimension
juridique et politique, il tend à les rapporter l’une et l’autre à la figure, encore indistincte,
du « capitaliste ».
Le couple marché/organisation sur l'espace le plus large
L’un des traits de ce couple marché/organisation est le rapport d’englobement mutuel.
Si, par exemple, l’entreprise est une organisation sur un marché, le marché se trouve
lui-même englobé par l’organisation. Cette « englobance » est à analyser selon de
multiples dimensions. La figure particulière sur laquelle Marx s’est exercée est celle de
la montée en puissance de la forme organisée au sein de l’entreprise au XIXe siècle. Et
c’est elle qui motive son « grand récit ». Il ne s’agit là pourtant que d’un aspect
historique particulier d’un phénomène plus vaste.
L’espace national, notamment, relève d’un concept analogue d’organisation, au sens
d’une coordination au sein d’une sorte de « propriété commune » - un certain usage des
lieux et des choses étant socialement reconnu à la collectivité -, dans un cadre où l’on
définit des fins et où l’on planifie des moyens. L’organisation économique n’en est qu’un
aspect. La forme « organisée », que Marx a repérée dans les sphères de la production
et des finances, s’affirme dans les diverses dimensions et institutions de la vie publique,
dans l’espace du territoire, etc. Et c’est à cette échelle d’ensemble, et non seulement à
partir du rapport immédiat de production, que la classe fondamentale affronte les «
forces » sociales dominantes. Marx le sait, bien sûr. Mais, on le verra, il n’a pas
développé convenablement la conceptualité requise pour en faire une théorie adéquate
à la forme moderne de société dans son ensemble.
On peut, paradoxalement, tirer à cet égard quelques leçons factuelles des analyses de
Foucault autour du « libéralisme » naissant. Le siècle qui invente le libre marché est
aussi celui qui imagine le Panopticon, la prison modèle de Bentham, qui porte à sa
perfection les machineries de l’hôpital, de l’école, de la prison et de la manufacture
royale. Et, dans le contexte national d’ensemble, tout est prévision, « normation »,
sécurité, précaution, intervention organisée. Cette « biopolitique », orientée vers la
promotion de la population, de la vie, prolonge en termes plus flexibles la problématique
de la « police », soit de la politique économique et sociale de la période antérieure. Le
libéral Foucault nous décrit un siècle d’organisation.
Il est naturellement trivial de dire que la société moderne est, tout à la fois, marchande
et organisée. La vraie question est celle, énigmatique, de la nature intime de la relation
entre ces deux termes. On l’a évoquée en soulignant la complémentarité entre deux
logiques et la tension entre les forces sociales qui en ont la gestion. Avant de s’engager
plus avant, et de proposer une reconstruction logique, il convient de faire apparaître
comment Marx manque le problème dans l’exposé même qu’il nous en fournit. On va
donc reprendre la discussion ouverte à ce sujet au chapitre qui précède, mais dans un
sens plus radicalement critique.
Marché et organisation : étapes historiques ou facteurs co- impliqués ?
La corrélation structurelle entre marché et organisation, dont Marx est assurément
l’inventeur, se trouve en effet occultée par l’étrange démarche par laquelle il fait entrer
celle-ci en scène. Pour faire comprendre à son lecteur de quoi il s’agit, il insère un
chapitre XIII, préparatoire, intitulé « La coopération ». Il y présente cette autre forme de
coordination sociale, qui, à la différence du marché, comporte un plan d’ensemble et un
ordre hiérarchique. Et c’est cette figure qu’il va ensuite déployer dans le chapitre XIV qui
suit, consacré à la manufacture. Or, en produisant ainsi un schème préalable, celui
d’organisation, il réitère le préalable qui ouvre son exposé, lorsqu’il a construit le
schème « abstrait », « général », du marché. Mais il l’introduit par la bande, au moment
jugé ad hoc, comme si le principe d’organisation n’émergeait dans la société capitaliste
qu’à la faveur de l’essor de la fabrique. Il traite les deux formes primaires, qui sont
relativement homologues, d’une façon entièrement différente. Il fait en quelque sorte du
marché une catégorie de la structure, et de l’organisation une catégorie de sa tendance.
Il les situe dans un ordre de succession historique, vecteur d’une perspective
téléologique. Et c’est ainsi que l’organisation se trouvera finalement, projetée comme la
voie qui conduit au-delà du
capitalisme, comme la figure significative du socialisme.
Marx découvre certes une vérité d’importance : l’essor de l’organisation au sein de
l’entreprise. On comprend les raisons qu’il a de l’inscrire dans un historique. Elles ont
été soulignées au chapitre qui précède. Mais ce repérage de l’organisation dans un
moment particulier de l’histoire du capitalisme contribue, comme on le verra, à occulter
le fait qu’elle appartient à sa structure essentielle, et qu’elle conditionne celle-ci, sous
diverses formes, depuis le commencement historique. L’ordre de la succession
présumée occulte un ordre de cohabitation. Qui rend problématique l’idée même de
succession.
En même temps, la démarche générale ostentatoirement suivie par l’auteur du Capital
illustre bien la procédure qui permettrait de remédier à cette dérive historiciste. Marx
entend en effet exposer la logique immanente du capitalisme. Et à partir de là
seulement envisager son histoire. Le commencement de son exposé n’est pas consacré
à l’évocation d’un commencement historique : il définit les caractères les plus généraux
du capitalisme. Tel est, on l’a vu, l’objet de la section I du livre I. Ce développement, dit
« logique », conduit « logiquement » du marché au capital. Il aboutit, section III, à la
définition de la structure de la société capitaliste, qui apparaît alors comme tout autre
chose qu’une forme particulière de rapports entre individus sur un marché : comme
rapport de classe, une relation entre les deux classes autour du clivage qu’instaure la
plus-value. Mais, avec la section IV, on passe à la tendance historique propre à une
telle structure : on examine le rapport concurrentiel entre capitalistes, qui conduit au
triomphe des plus productifs, donc à la concentration du capital, à la manufacture et à la
grande entreprise. On établit le destin tendanciel de ce rapport de classe : on montre
comment, avec le développement en nombre, en capacité et en unité de la classe
ouvrière, mûrissent censément les conditions du socialisme.
Cette procédure de passage de la structure à sa tendance est en elle-même légitime.
On ne peut guère appréhender un phénomène tendanciel sans partir de telles
considérations structurelles. Mais le choix de faire « entrer » l’organisation au moment
où l’on va étudier la tendance historique du capitalisme tend à masquer une donnée
plus générale et plus fondamentale : marché et organisation, on le verra, sont d’abord à
prendre dans leur relation structurelle et non tendancielle. Ces deux facteurs sont à
prendre comme des relations sociales concomitantes, du même genre,
épistémologiquement homologues dans la forme moderne de société. Ce sont là, en
effet, les deux modes primaires de la coordination rationnelle à l’échelle sociale. Et ils
sont l’un et l’autre structurellement constitutifs du capitalisme, qui est, dans son essence
même, fondé sur un certain mode de relation, historiquement spécifique,
entre ces deux termes. Et cette relation n’est pas telle que le marché serait appelé à
disparaître au terme du processus par lequel il engendre l’organisation. À l’instar de cet
insecte pathétique qui meurt en donnant naissance à sa progéniture.
L'ambiguïté : une théorie du capitalisme ou une philosophie de l'histoire ?
La problématique structure/tendance est en elle-même, on l’a dit, épistémologiquement
légitime. Elle se trouve impliquée dans toute recherche en vue d’élucider l’évolution de
formes sociales existantes. L’erreur de Marx n’est donc pas dans la forme, mais dans le
contenu de la démarche : dans la disjonction des deux éléments de la structure, dont
l’un, le marché, figure le commencement (logique) et l’autre, l’organisation, le terme
(historique). L’erreur est dans cette manipulation des termes du problème. Au final, elle
ne porte pas seulement sur le diagnostic (inutile de rappeler que nous voyons chaque
jour les immenses espaces qui s’ouvrent à la « marchandisation » versus l’organisation
concertée). Elle gouverne toute une vision politique, toute une perspective stratégique.
Car c’est au terme de cette procédure que l’organisation « concertée » peut apparaître
comme le point de dépassement de tous les conflits, comme l’espace naturel et ultime
de la démocratie effective, et donc aussi comme l’objectif de la révolution, et de toutes
les réformes qui peuvent y contribuer. Comme la définition même du socialisme.
S’il en est ainsi, on doit s’interroger sur le statut théorique du marxisme classique lui-
même, qui apparaît, par un côté du moins, comme le discours des « organisateurs » et
de leur prééminence. Et l’on comprend pourquoi il va finalement pouvoir être
instrumentalisé par une nouvelle classe dominante. Cette dimension téléologique de
l’exposé de Marx, par quoi il relève du grand récit émancipateur, a certes été mise en
lumière de différentes façons. Mais seule l’analyse métastructurelle, qui montre
l’homologie entre marché et organisation, permet, semble-t-il, d’en mesurer toute
l’ambiguïté. Elle seule permet de comprendre comment a pu se constituer, sous le nom
trompeur de « marxisme-léninisme », le discours d’une classe dirigeante
d’organisateurs.
Il est bien clair que, même sous sa forme la plus classique, le marxisme ne se résume
pas à cette dérive. Il est aussi le recours le plus radical contre tout pouvoir de classe. Il
reste que, si l’on veut le restituer dans cette dimension, si l’on veut aussi montrer
pourquoi il faut défendre ardemment, contre le marché capitaliste, certaines formes
d’organisation collective, une véritable refondation s’avère indispensable.
Il n’est pas d’autre choix que de chercher à produire une construction nouvelle,
mieux fondée, plus large et plus cohérente, qui fasse apparaître l’erreur, tout en
conservant la vérité partielle de la théorie. S’il en est ainsi, on ne parviendra à traiter le
problème comme il se doit, à la hauteur de l’analyse marxienne, qu’à la condition de le
reconsidérer, comme Marx le fait dans Le Capital, à partir de son commencement «
métastructurel », au sens donné à ce terme au chapitre 2 ci-dessus. Il nous faudra
reconstituer la métastructure du monde moderne selon ses deux termes, avant de les
envisager comme des facteurs structurels de classe.
II - Reconstruction de la structure moderne de classe
L’erreur, relative, de Marx apparaît, ainsi qu’on l’a vu aux chapitres qui précédent, au
regard de la suite du processus historique : erreur de diagnostic sur les tendances du
capitalisme. Le présent chapitre cherche à montrer que cette erreur sur la tendance
découle nécessairement d’une insuffisance de son analyse de la structure même du
capitalisme. Cela nous contraint à reconsidérer l’exposé qu’il propose de cette structure.
À le reconsidérer à partir de son commencement131.
On se rappelle la démarche de Marx au livre I. Il doit d’abord commencer par ce qui, à
ses yeux, constitue la considération initiale, le point de départ nécessaire de l’analyse :
le rapport entre les individus, tel qu’il apparaît, tel qu’il se déclare officiellement sur le
marché (section I). On a désigné ce moment comme celui de la « métastructure ». Car
ce n’est qu’à partir de là que Marx peut en venir à ce qui est l’objet central : la «
structure » de classe, soit le rapport entre classes défini comme rapport d’exploitation
(section III). Il est alors en mesure de montrer comment la relation marchande,
apparemment égalitaire, « se renverse » dans le rapport de classe. C’est donc cette
métastructure qu’il convient d’abord de reconsidérer, pour la restituer dans toute la
dimension qui est la sienne, selon ses deux « pôles », marché et organisation, et ses
deux « faces », économique et juridico-politique. C’est là, comme on le verra, la
condition pour aborder la question de la structure de classe.
On envisagera donc dans l’ordre, au cours du présent chapitre, d’abord la
métastructure, puis la structure. Cette reconstruction est donc à lire dans le
prolongement direct de l’analyse du Capital proposée au chapitre 2 ci-dessus.
Repartir comme Marx du commencement « logique »
Marx, on l’a vu au chapitre 2, part de l’idée que les rapports de classe à l’époque
moderne ne se fondent plus sur le préjugé d’une inégalité naturelle, d’un ordre social
constitué par nature de grands et de petits, auxquels devraient être reconnus des
statuts sociaux différents, mais sur la prétention d’égalité, sur la prétention de nous
traiter les uns les autres comme des individus libres, égaux et rationnels. En ce sens, il
assume l’héritage du libéralisme. Mais il montre, à l’encontre de celui-ci, comment cette
prétention d’égalité n’émerge en réalité que dans un ordre social par lequel elle se
trouve démentie et se réalise en son contraire : inégalité, exploitation, domination. Le
schème essentiel qu’il développe est donc celui du « retournement » de cette belle
raison sociale, qui nous déclare libres et égaux, mais se trouve instrumentalisée en
principe de domination de classe. La métastructure n’existe que par son retournement
dans la structure : l’égalité marchande généralisée n’existe que sous la forme de
l’exploitation capitaliste, qui fait de la force de travail elle-même une marchandise, la
liberté, que dans la forme de l’assujettissement salarial, la rationalité, que sous
l’irrationalité de l’aveugle plus-value. Ces valeurs de référence sont néanmoins les
présupposés métastructurels de la structure moderne de classe, parce qu’elles se
déclarent d’elles-mêmes dans la forme marchande dans laquelle se donne le
capitalisme.
En ce sens, le premier apport théorique de Marx est dans ce dispositif
métastructure/structure. Il montre que l’on doit partir de ce présupposé de rationalité
économique et politique qui est la marque de la modernité : de cette affirmation de
liberté, d’égalité, et de rationalité, qui traverse et connecte toutes les sphères de l’ordre
social moderne, et dont il manifeste la présence dans le marché. Car telle est la
métastructure de la modernité. Et il montre comment cette affirmation n’apparaît que
dans un contexte dans lequel elle se trouve en réalité toujours déjà « retournée en son
contraire » : le rapport de marché entre des personnes supposées égales ne se déploie
comme rapport universel de production que dans le rapport capitaliste, dans lequel la
force de travail est une marchandise exploitée. Telle est la structure de la modernité.
D’autre part, cette logique sociale marchande, à quoi se résume à ses yeux la
métastructure, il la fait lumineusement apparaître selon ses deux faces. Le producteur
échangiste, qui est la figure avec laquelle commence son analyse, n’est pas seulement
un homo œconomicus rationnel. Il est en même temps doté de son caractère juridico-
politique : dans le rapport d’échange qu’il entretient avec les autres (et il n’est supposé
entretenir avec eux que des rapports d’échange), il les reconnaît comme libres et égaux.
C’est pourquoi, dans l’analyse du rapport de classe que Marx nous propose ensuite, le
retournement de cette figure initiale concerne bien les deux « faces » de la relation. La
face politique : l’égalité-liberté que proclame le rapport marchand se trouve, dans le
rapport de classe, retourné en exploitation et en domination. La face économique : la
prétendue rationalité du marché se trouve
minée par une irrationalité congénitale dans la mesure où la concurrence s’exerce non
pas seulement en vue de la production de marchandises, mais sous une contrainte qui
est, en dernier ressort, celle du profit, quelles qu’en soient les « externalités »
destructives.
Nous retenons donc ici de Marx deux grandes leçons. La forme moderne de société ne
se comprend que selon cette dialectique entre métastructure et structure. Dialectique à
double face, économique et politique. Telle est la matrice qu’il nous faut reprendre si
l’on veut refonder l’édifice, mais en l’établissant sur ses deux piliers, c’est-à-dire en
considérant les deux pôles : marché et organisation.
La nécessaire référence à un autre pôle
Marx nous met indirectement sur la voie. Il fait, dès le premier chapitre du livre I,
apparaître que le marché n’est pas une figure « raisonnable », au sens de légitime, s’il
se présente seul, comme la loi naturelle de l’économie. Dans sa critique du « fétichisme
de la marchandise », il souligne que l’idée même d’une « loi du marché » se donnant
comme une « loi naturelle », s’imposant à nous, est, aux yeux de l’homme moderne,
irrecevable. Car des êtres qui se désignent comme libres ne peuvent accepter d’autre
loi sociale que celles dont ils peuvent convenir ensemble. S’incliner devant une loi du
marché, c’est adorer le veau d’or, évoqué au chapitre 2 : s’incliner devant une idole
construite de nos propres mains. Marx définit, par contraste, la liberté de l’homme
moderne : il demande à son lecteur de « se représenter » un ordre futur de liberté,
fondé sur la propriété commune des moyens de travail, qui permettrait l’organisation
d’une production fondée sur la concertation, sur un « plan concerté ».
Mais on voit qu’il tend ainsi, et dès le départ de son exposé, à historiciser une tension
qui, dans la forme moderne de société, est en réalité proprement constitutive - ainsi
qu’on le verra. Il suppose la société capitaliste dominée par une loi de marché, et il
appelle les producteurs à se libérer par l’organisation concertée de la production. Il
s’appuie sur l’idée que telle est du reste la tendance du capitalisme. Cette démarche
tend à transcrire en termes d’alternatives et de stades historiques ce qu’il faut en réalité
d’abord appréhender comme les deux pôles indissociables d’une même figure
théorique.
Pour bien appréhender la structure moderne de classe, il manque à Marx de se
représenter le dispositif méta/structurel (la relation entre métastructure et structure)
moderne dans toute son ampleur : dans la contemporanéité de l’ensemble de ses
éléments, dans la relation entre deux pôles et leurs deux faces. D’une part, les deux
pôles, marché et organisation, sont dans la société moderne étroitement coimbriqués :
l’un n’existe pas sans l’autre et ils s’englobent mutuellement de façon complexe. D’autre
part, cette bipolarité de la coordination sociale est à considérer selon ses deux faces.
Car à cette face économico-rationnelle répond l’autre face, juridico-politique de notre
socialité. Et c’est à partir de cette corrélation, entre les concepts de la coordination
économique et ceux de la contractualité juridique, que l’on peut, au-delà de Marx mais
selon la voie ouverte par lui, comprendre la nature critique de la relation entre économie
et politique à l’époque moderne.
D’une part, en effet, il n’existe aucune rationalité économique soutenable en dehors
d’une certaine combinaison de marché et d’organisation. Quand le plan (même supposé
« concerté ») prétend avoir l’exclusivité, il devient une figure irrationnelle, comme on a
pu le voir dans ce qui se désignait comme le « socialisme réel ». Et ainsi en va-t-il aussi
du marché, quand il se présente comme la loi naturelle universelle, ainsi que le
manifeste de jour en jour davantage le néolibéralisme. À cet égard, la question d’une
économie rationnelle est de savoir comment combiner ces deux figures.
D’autre part, ces deux pôles ne se conditionnent pas seulement en termes de
rationalité, mais aussi en termes de légitimité. Ou, pour le dire dans les termes de la
philosophie classique allemande, non seulement en termes d’entendement (Verstand),
mais aussi de raison (Vernunft). Car il ne peut exister aucune légitimité juridico-politique
si la liberté des relations interindividuelles ne se trouve pas assurée dans un contrat
social, par lequel tous déterminent librement et également ce qui est commun et les
règles qui y président. Et vice versa, la liberté civique (entre tous) suppose la liberté
civile (de chacun à chacun). La liberté dite « des Modernes », annoncée par Benjamin
Constant, qui se définirait comme une libre relation de chacun à tout autre, est
inséparable de la liberté dite par lui « des Anciens », selon laquelle nous décidons
ensemble de l’ordre social. La fiction dans laquelle la modernité proclame idéalement
son essence se donne tout à la fois dans le principe de tolérance de chacun envers
chacun et dans l’exigence d’un contrat social entre tous, comme libres et égaux. Ce
sont là précisément les deux pôles de la liberté de l’homme moderne, donnés ensemble
sous la forme d’une équation, sans cesse renouvelée, à résoudre.
L’exigence d’un ordre économique rationnel et celle d’un ordre juridico-politique légitime
sont ainsi intimement liées. Elles ne sont en effet que les deux faces d’une même
exigence. Et celle-ci se donne, selon chacune de ces deux faces, dans le double
rapport entre leurs deux pôles : dans leur co-imbrication en termes d’entendement et
leur co-implication en termes de raison. Telle est la prétention spécifiquement
moderne, résumée dans ce « carré métastructurel », à deux pôles et à deux faces. Tel
n’est pas le fondement de l’ordre moderne, qui n’est pas « fondé sur des valeurs »,
comme le prétend un certain libéralisme. Mais telle est sa référence nécessaire. Telle
n’est pas sa structure, mais telle est sa métastructure.
Ce recommencement théorique, si abstrait qu’il soit, n’a rien d’ésotérique. D’une part en
effet, l’idée que la liberté individuelle se comprend dans son rapport à la liberté de tous,
à la faculté de tous de déterminer ensemble un monde fondé sur des normes et des
objectifs que tous pourraient accepter, se trouve au cœur de la philosophie moderne.
De Rousseau à Kant, et de Rawls à Habermas. Et d’autre part, l’idée qu’un ordre
économique rationnel s’entend comme quelque combinaison intelligente de marché et
de plan (reste à savoir laquelle) semble tout aussi incontournable, comme on le
souligne de l’institutionnalisme à l’École française de la Régulation. Reste cependant à
déterminer la nature des problèmes ainsi posés, dès lors que l’on comprend, avec Marx,
que cette fiction d’un ordre raisonnable et rationnel ne se réalise dans la société
capitaliste qu’en se retournant « en son contraire » 14.
Une classe dominante à deux pôles
Nous passons donc maintenant de la métastructure à la structure.
On retrouve la thèse fondamentale de Marx. Les rapports modernes de classe renvoient
à la prétention commune selon laquelle nous sommes libres et égaux et rationnels.
Cette prétention se donne pratiquement dans la relation de production marchande. Mais
celle-ci n’existe en réalité comme logique sociale universelle que dans les conditions du
capitalisme, dans lesquelles la force de travail est elle-même devenue une
marchandise. Et, selon la célèbre démonstration qu’il fournit au chapitre XXIII du livre I,
ce rapport de classe se reproduit dans le procès même de production. C’est bien cette
démarche qu’il faut reprendre. Mais en l’élargissant selon les deux pôles du marché et
de l’organisation. Et c’est ainsi que l’on se donne le moyen de le déployer jusqu’à son
terme.
La prétention moderne, en effet, celle d’un ordre rationnel et raisonnable, ne se donne
pas dans le seul marché, dans l’idée d’une forme juridico-politique adéquate à une «
économie de marché », comme le voudrait le libéralisme. Elle se donne tout aussi
immédiatement, et d’une manière partiellement antagonique, dans l’exigence d’un ordre
que nous concerterions (organiserions) tous ensemble, nous reconnaissant en cela
libres, égaux et rationnels. Car il en va de cet autre mode de coordination comme du
marché : dans la société moderne, toute organisation commune (et l’entreprise elle-
même) est supposée soumise, dans son principe, à un
accord - constitutionnel en dernière instance - entre des êtres libres, égaux et
rationnels. Seule une autorité commune est en dernier ressort supposée compétente
pour fixer les règles de l’organisation. Mais, à l’instar du marché, ce présupposé
d’égalité organisationnelle ne se trouve « posé », ne se déclare comme principe de la
vie publique, que dans les conditions réelles de la modernité, dans lesquelles les
hiérarchies de la gestion ou du management, de l’organisation productive,
administrative, scolaire, urbaine, etc., sont toujours déjà données, et se reproduisent
dans le mécanisme même des procès sociaux qu’elles encadrent. S’il en est ainsi, les
médiations raisonnables et rationnelles du marché et de l’organisation, dotées de leur
principe de reproduction, constituent, dans leur entrelacement, les facteurs de classe de
la forme moderne de société.
Le présupposé métastructurel, compris dans sa bipolarité, annonce ainsi une structure
de classe plus complexe que celle que Marx avait établie en définissant comme le
clivage essentiel celui qui sépare ceux qui possèdent des moyens de production et ceux
qui travaillent à leur mise en œuvre. La forme moderne de société ne se conçoit pas à
partir du seul marché, avec sa tendance historique à se dépasser en organisation. Elle
est à comprendre à partir de la coexistence et de la coimbrication du marché et de
l’organisation, de l’interindividualité et de l’entre-tous. On reprendra cette analyse au
chapitre 8 pour l’étude du concept d’État-nation.
En prenant les choses ainsi, on est conduit à une compréhension plus réaliste les
rapports sociaux modernes. Cette approche théoriquement mieux fondée permet en
effet d’intégrer tout l’apport sociologique (référable à Weber, et dont Bourdieu, en
France, est une figure remarquable) qui manifeste qu’« en haut » il n’y a pas seulement
une classe de propriétaires de moyens de production, mais tout autant de gestionnaires,
organisateurs ou compétents. Ce second pôle représente une force sociale plus diffuse,
et indissociable de toute la compétence organisatrice, scientifique et culturelle de la
société : « compétence » au double sens où l’on parle d’une hiérarchie des instances
ayant compétence ou d’individus auxquels est (plus ou moins arbitrairement, et souvent
jusqu’à l’arbitraire le plus total) reconnue compétence aux fonctions qui s’y attachent.
Une classe fondamentale à trois fractions
Quant à l’autre classe, qui est « en bas », elle se trouve fractionnée en différents
groupes, selon que sa production (et donc aussi la façon selon laquelle s’exercent sur
elle l’exploitation et la domination) est principalement coordonnée à travers la forme
marchande (indépendants et paysans) ou la forme organisée (agents de services
publics), ou par une combinaison plus étroite de ces deux formes (salariés du privé).
Mais ces diverses fractions s’inscrivent toutes dans ce même dispositif bipolaire
marchand/organisationnel, et c’est pourquoi la théorie méta/structurelle en fait « une
seule et même classe sociale », face à « une classe dominante à deux pôles », celui de
la propriété et celui de la compétence. Ces deux classes en présence présentent donc
des structurations fort différentes, qui vont déterminer des logiques politiques
incomparables.
Cette approche nous met en mesure de mieux comprendre ce qui fait l’unité et la
puissance de la classe qui est « en bas », cette classe fondamentale que le marxisme
classique désigne unilatéralement, d’« en haut », comme celle des exploités et des
dominés. Elle l’est certes. Mais ces qualificatifs purement passifs, voire misérabilistes,
sont inaptes à exprimer sa place dans la société et son rôle dans l’histoire moderne.
Les travailleurs sont exploités dans la mesure où le temps de travail 1 / auquel ils sont
socialement contraints excède celui 2 / qui est socialement impliqué dans la production
des biens qu’ils consomment individuellement ou collectivement. Dans cette mesure, en
effet, un surproduit se trouve alors approprié par une classe privilégiée. Voilà ce qu’il
faut proprement désigner comme la « condition générale d’exploitation ». Celle-ci ne
permet pas de définir concrètement des rapports sociaux d’autorité, de dépendance ou
d’autonomie. Elle fournit une définition générale de l’exploitation, applicable à toute
société de classe. Marx montre comment dans le capitalisme ce processus se produit
notamment à travers le rapport salarial : c’est la théorie de la plus-value. Dès lors qu’on
applique celle-ci à l’ensemble des salariés du capital, il apparaît qu’ils ne sont pas tous
exploités : une partie des cadres notamment échappe à la « condition générale
d’exploitation », recevant sous forme de salaire, une partie de la plus-value. Par ailleurs,
il n’est pas difficile de comprendre qu’un processus d’exploitation différent du salariat,
mais analogue, pèse sur les petits travailleurs indépendants à travers l’imposition d’un
taux de profit différencié, découlant d’un échange inégal. Quant aux salariés du public,
qui ne s’inscrivent pas dans le rapport marchand, présupposé de la plus-value, ils
répondent cependant d’une façon générale à la même distorsion entre 1 / et 2 /, qui
définit la « condition générale d’exploitation ».
Celle-ci ne définit pas rigoureusement, parmi les salariés, une frontière entre les deux
classes, puisqu’une partie des cadres et surtout des compétents peuvent en relever
(alors que leurs fonctions sociales et les privilèges qui s’y rattachent les situent dans la
classe dominante). Par ailleurs, le rapport d’exploitation ne définit pas à lui seul la
condition de la classe fondamentale, qui doit toujours être référée,
ainsi qu’on l’a vu, à la dualité des facteurs de classe : le marché, à travers la propriété,
l’organisation, à travers la compétence. Ces deux facteurs sont toujours présents,
quoique inégalement et sous des formes différentes, se combinant de façons multiples
et variées. Ils donnent aussi lieu à des stratégies individuelles différentes en vue
d’échapper à cette situation de classe. L’unité de la classe fondamentale, dans son
expression politique, est donc toujours une donnée problématique 151.
Si l’on se représente que ces facteurs de classe sont les formes mêmes de notre «
raison sociale », les deux grands pôles de notre coordination rationnelle et raisonnable,
on comprend que les membres de la classe fondamentale s’y projettent à titre d’acteurs
fondamentaux. Ils produisent la richesse et la vie sociale dans ces formes mêmes. Ils
sont les premiers concernés par leur cohérence. Face à cette multitude, ceux d’« en
haut » croient « faire l’histoire ». Gérants responsables et bénéficiaires des mécanismes
de marché ou d’organisation, ils font seulement ce qu’ils peuvent pour maximiser leurs
privilèges.
4. Note comparative
Cette approche présente quelques différences par rapport à celle proposée au chapitre
qui précède. Elle introduit, désignant marché et organisation, le concept de « facteurs
de classe », se combinant dans le « rapport de classe » capitaliste. Elle conclut donc à
un seul rapport de classe, à une seule classe dominante, ordonnée en deux pôles,
plutôt qu’à deux rapports de classe et deux classes dominantes. Plutôt que de parler de
diverses classes populaires, fonctionnellement différenciées, elle avance le concept
d’une « classe fondamentale », répartie en diverses fractions, selon le rôle différent qu’y
jouent respectivement les relations marchandes ou organisationnelles, et donc la forme
qu’y prennent l’exploitation du travail et la domination hiérarchique.
Elle procède d’une perspective plus générale, d’une théorie historique de la modernité
qui tente de rapporter les concepts économiques et sociologiques aux schèmes de la
philosophie politique moderne. Elle est inséparable d’un corps défini de concepts qui
s’interdéfinissent. Elle propose un certain nombre de passerelles en direction de
diverses problématiques contemporaines. Elle pose donc d’autres questions. Mais sa
généralité ne lui confère aucun privilège. Elle élève plutôt le prix à payer pour la preuve
de ses assertions.
Et cela d’autant plus que la première approche vise plutôt à ajouter un nouveau volet au
marxisme, alors que la seconde ambitionne de repartir, à ses risques et périls, d’une
critique plus radicale.
L’essentiel ici est que, tout compte fait, ces deux approches, l’une plus
socioéconomique l’autre plus sociophilosophique, et qui se fondent sur des recherches
de nature différente, soient largement convergentes, tant au plan de l’interprétation
historique du XXe siècle qu’au plan des orientations politiques qui en découlent. En ce
sens, elles se corroborent infiniment plus qu’elles ne s’opposent. Elles ouvrent à
d’autres chercheurs un nouveau champ d’analyse. Elles peuvent donc, dans une
certaine mesure, parler chacune le langage de l’autre, ou trouver un langage commun,
qui appelle le lecteur à traduire l’une en l’autre. C’est ainsi que l’on pourra, dans les
chapitres qui suivront, parler au pluriel de « classes fondamentales » sachant que la
première approche inviterait plutôt à considérer des « classes populaires » (ouvriers et
employés) et la seconde une seule « classe fondamentale » (à trois fractions) ; ou à
parler de « classes dominantes », là où celle-ci voit une seule « classe dominante » à
deux pôles. On trouvera dans la catégorie de « cadres et compétents », la désignation
de ce qu’une approche ferait plutôt apparaître en termes de « cadres » et l’autre en
termes, aussi, de « compétents ». Ces appellations de compromis laissent apparaître
les dissonnances. Elles marquent qu’entre les deux auteurs certains débats restent
ouverts111. Et que cette incomplétude ne les empêche pas de développer des analyses
largement convergentes.
[-1]
Ce livre évite autant que faire se peut d’entrer dans des controverses relatives aux
concepts de valeur ou d’exploitation. Une approche de l’exploitation, distincte de celle
retenue ici, est présentée à la section III (Hybridités) du chapitre 5.
La lutte des classes, ses conditions structurelles
Marché et organisation sont donc, selon l’approche développée dans ce chapitre, les
deux facteurs de classe. Car c’est à travers eux que s’exercent les relations modernes
d’exploitation et de domination. C’est dans leur imbrication réciproque qu’ils constituent
le rapport moderne de classe. Cette formulation, inhabituelle, au singulier vise à
souligner que la classe dominante, intervient, face à la classe fondamentale, dans un
processus qui, pris dans son ensemble, implique toujours ses deux pôles. Et c’est en
effet à partir de là que l’on peut se représenter dans toute son ampleur la lutte de classe
propre à la forme moderne de société. L’exploitation - dont le chapitre VII du livre I
esquisse le schéma, selon la séquence marchande A-M-A', comme celui d’une
infraction à l’égalité des échanges (l’extorsion d’une plus-value) - est un
phénomène organisé, car c’est l’organisation hiérarchique du travail dans l’entreprise
qui assure sa mise en œuvre. Réciproquement, elle s’exerce sur des forces de travail
que le marché capitaliste a réduites au statut de marchandises. Bref, pour qu’il y ait
exploitation capitaliste, il faut qu’il y ait à la fois les propriétaires et les organisateurs. On
entrevoit que la lutte des classes sera un jeu à trois partenaires. Mais cette lutte n’est
pas à comprendre comme une relation unilatérale de haut en bas. Et l’appellation «
classe dominante / classe dominée » est, on l’a vu, à cet égard trompeuse. Foucault
souligne que le pouvoir n’existe pas sans la résistance qu’il suscite. Mais il n’en
discerne pas la raison spécifique dans la forme moderne de société. Cette raison en
est, selon notre analyse, à chercher dans le fait que les facteurs modernes de classe ne
sont pas de simples dispositifs de manipulation. Marché et organisation sont en effet les
formes mêmes de notre rationalité-raison sociale, et, donc aussi, le terrain même sur
lequel la résistance se constitue. C’est pourquoi, quand bien même ils sont retournés en
facteurs de classe, ils ne cessent cependant d’être disponibles pour une lutte sociale
adverse. Plus qu’une résistance : une lutte.
En d’autres termes, les facteurs de classe conservent leur ambivalence constitutive.
L’exploitation est organisée, mais l’organisation n’est pas en elle-même exploitation.
Car la résistance à l’exploitation est elle aussi organisée. Il ne s’agit pas seulement de
l’organisation de type syndical sur les « lieux de l’exploitation ». Une politique populaire
organise contre l’exploitation, par les lois qu’elle édicte et par les institutions qu’elle met
en place. Le marché est la forme dans laquelle advient le rapport (pseudo marchand)
d’exploitation. Mais il n’est pas en lui-même un rapport d’exploitation. Il demeure une
forme disponible pour des rapports rationnels. Et sa rationalité se relie à son registre de
légitimité, celui de l’affirmation de la libre relation entre chacun, qui est aussi une force-
référence face à l’oppression organisée. Si le marché et l’organisation sont les deux
pôles du rapport de classe, la lutte de classe semble avoir comme objet d’instaurer une
relation qui leur échappe. La « libre association », vieille revendication du mouvement
ouvrier, peut alors apparaître comme la solution, comme l’ alternative tant au rapport
marchand qu’au rapport organisationnel. Elle est fondée sur une relation discursive, sur
la « communication » : on décide ensemble des fins, des moyens, du partage des
tâches, des compétences et des résultats. À dates régulières, on redéfinit les rôles et
leurs détenteurs. On élit des responsables, toujours amovibles, qui rendent compte. On
empêche ainsi qu’une hiérarchie de statuts et de compétences ne se constitue et se
reproduise dans l’effectuation même de l’action associée. On assure à chacun des
conditions égales de formation et d’existence sociale. Telle est la logique de
l’« association », face à celle du marché et à celle de l’organisation. Et c’est en ce sens
que l’« association des travailleurs » a été le grand mot d’ordre du mouvement ouvrier.
On la retrouve sous divers noms, de l’« autogestion » à la « démocratie participative ».
Il reste que l’association, dès qu’elle prend corps et complexité, appelle d’elle-même
l’organisation. Et, dès qu’elle se donne une fin productive, elle s’inscrit dans un espace
marchand. Elle se trouve donc prise dans la double contrainte de classe propre à la
forme moderne de société. Son effectivité immédiate ne l’emporte que dans la mesure
où son objet peut être géré, produit, selon un mode relativement discursif. C’est
pourquoi elle se manifeste plus aisément dans certains domaines. Ailleurs, elle ne
s’exerce qu’en s’exerçant de façon critique sur les médiations du marché et de
l’organisation.
L’association, comme l’« agir communicationnel » que propose Habermas, constitue
une idée régulatrice, un principe d’orientation. Mais elle ne fournit pas à elle seule le
concept pratique de l’alternative, au sens où celle-ci passe par un affrontement au
marché et à l’organisation en tant que facteurs de classe combinés dans le capitalisme.
Une lutte contre le capitalisme. Il ne s’agit pas d’éliminer ces deux principes de
coordination sociale, mais de neutraliser leur effectivité de classe. Vaste programme,
évidemment. Et qu’une théorie générale de la forme moderne de société ne saurait par
elle-même définir. Elle fournit cependant quelques indications de principe. Elle montre
notamment pourquoi, au regard de l’affrontement de classe, les deux pôles de la
domination sont incomparables (on y reviendra au chapitre 9).
Le marché capitaliste est un mécanisme muet, où ne parle que l’intérêt abstrait du
capital, l’intérêt financier. Il doit certes, par la publicité, faire connaître et apprécier ses
produits, quelle qu’en soit l’utilité réelle. Et, dans la mesure où il peut s’emparer de la
production même du désir, il s’impose en partenaire ultime du consommateur en quête
de satisfaction. Mais il n’a pas à justifier ses fins véritables, qui sont injustifiables,
n’étant pas des valeurs d’usage sociales, mais le profit comme accumulation de pouvoir
sur la société.
L’organisation au contraire, même capitaliste, ne peut se mettre en œuvre sans
expliquer, en même temps que la rationalité de ses démarches, les raisons qui
censément la motivent et les valeurs qui la légitiment - cela, il est vrai, de façon fort
variable en fonction des rapports de force. Elle se trouve ainsi tendanciellement au
risque de la « parole publique », soit la « publicité » (Publizitat) au sens de Kant. Au
risque, donc, de la contestation. Quand la compétence s’exprime, elle donne la preuve
d’elle-même, de sa différence avec la « non-compétence » supposée, que son discours
a justement pour effet de produire et de repousser. Elle représente
cependant un pouvoir qui ne s’exerce jamais sans se transmettre quelque peu. Assez
pour qu’il se produise une résistance, qui prend elle-même, au premier chef, la forme
organisée. Et l’on comprend pourquoi marché et organisation ne sont pas des pôles
socialement équivalents : pourquoi les forces du marché constituent l’ennemi principal
face auquel il faut précisément « s’organiser ». Ajoutons que le pouvoir symbolique a
toujours affaire avec la culture, dans lequel il doit se sublimer. Et toutes les « élites »
partagent en ce sens des affinités de classe. Mais, pour les mêmes raisons, la culture
est toujours aussi un terrain de lutte politique 161.
Vers la question politique
Une telle approche tripolaire en ces termes, tout comme celle présentée au chapitre
précédent, nous permet d’accéder à l’intelligence de la lutte hégémonique inhérente à la
forme moderne de société : au sein de la classe dominante les deux pôles sont en
connivence mais en même temps en concurrence, et la classe fondamentale ne peut
mener sa lutte qu’en gérant cette contradiction.
Cette analyse structurelle montre son caractère opératoire sur le plan de l’interprétation
historique. Selon les périodes, on voit se succéder aux sommets de l’État les forces de
la puissance financière ou celles de l’« élite » compétente. C’est là le principe de
périodisation qui a été mis en lumière, du moins pour le XXe siècle, au chapitre 3 ci-
dessus. Ajoutons qu’au sein de chaque période, selon le rythme cadencé des
législatures, selon la courbe des crises diverses et des mouvements sociaux, elles
alternent, ou se conjuguent, au « gouvernement », lors même que c’est l’autre pôle qui
gouverne en profondeur l’ordre social.
On retrouvera tout naturellement ces mêmes principes communs d’analyse dans la
dernière partie de cet ouvrage, consacrée au moment de la projection politique. La
classe fondamentale n’a émergé politiquement que dans la mesure où elle a mené sa
bataille politique sur un double front. D’une part, celui de l’union entre ses diverses «
fractions » : paysannerie, salariés des entreprises, employés de l’État, notamment.
D’autre part, celui de l’alliance, contre les puissances de la propriété, avec les forces
sociales de la compétence, si arbitraire que soit celle-ci. Elle ne peut en effet avancer
ses projets sans desserrer cet étau, avec l’objectif d’hégémoniser ce pôle de
l’organisation. On examinera, au chapitre 9, les questions complexes qui se rattachent à
cette perspective.
Une théorie néomarxiste de l’État tire les leçons de cette complexité dialectique. Le
marxisme classique, en effet, oscille entre trois positions : 1 / l’une tend à voir dans
l’État une machinerie entre les mains de la classe dominante ; 2 / la seconde, un
appareil de classe qui se dresse en quelque sorte aussi pour son propre compte au-
dessus des classes, dominant en vertu de sa logique propre ; 3 / la troisième, une
instance dans laquelle interfèrent des classes en lutte, qui le marquent plus ou moins
profondément en fonction d’un rapport de forces historiquement donné. On peut les
considérer comme respectivement plus ou moins plausibles selon que prévalent : 1 / les
forces de la propriété et de la finance capitaliste ; 2 / celles d’une « élite »
organisationnelle de cadres et de compétents ; 3 / une force populaire qui a pu mettre
en œuvre efficacement une politique d’unité et d’alliance.
On sait qu’aujourd’hui la politique populaire est en crise. Et plus encore la pratique
politique à visée révolutionnaire ou transformatrice. L’objectif de cette recherche est
précisément d’en relever le défi. Le travail analytique présenté sous le nom de «
néomarxisme » ne saurait y suffire. On ne peut s’orienter en effet vers une politique de
l’émancipation universelle sans reprendre les choses de plus loin et de plus haut. On ne
peut penser un « autre monde » sans penser à la dimension du monde, qui est aussi la
dimension humaine, celle de l’action commune entre les humains. Il nous faudra pour
cela tenter de passer du « néomarxisme » à un « altermarxisme ».
Mais avant d’y venir, et pour clore ce cycle d’analyse, considérons encore une fois
l’expérience historique révolutionnaire qui s’était censément donné le marxisme pour
guide. Le chapitre précédent en a déjà fourni une analyse substantielle. Dans l’esprit de
cette seconde approche, on donnera à celle-ci un prolongement notamment au regard
des conditions politiques constitutives de ce qui sera ici désigné comme le «
collectivisme ».
III - L'expérience historique du collectivisme
Les révolutions du XVIIIe et du XIXe, émergent comme de grands mouvements
populaires sous l’égide de la bourgeoisie, du moins jusqu’aux avancées du prolétariat
parisien de 1848 et 1871. Celles du XXe, tournées contre le capitalisme, sont en général
marquées par une certaine connivence entre les masses ouvrières et paysannes, et le
monde des cadres et compétents. Elles se terminent régulièrement par l’établissement
d’une structuration sociale particulière, où ceux-ci forment la classe dominante. Dans la
mesure où elles visent le « collectivisme », qui abolit le marché en même temps que la
propriété privée, elles ne laissent en place que l’autre mode social de coordination :
l’organisation. Reste un seul pouvoir, celui des organisateurs. L’approche du chapitre
précédent définissait ce pouvoir de classe comme celui des cadres. On cherchera ici à
élargir quelque peu cette analyse13.
Le projet déclaré de ces révolutions, qui peut se réclamer de Marx et que le courant
socialiste européen avait fait sien, vise à réaliser les promesses non tenues du
libéralisme, sous la forme d’une organisation démocratiquement concertée de toute la
vie sociale, en commençant par la production. Le résultat en est une nouvelle société de
classe. Celle-ci, pourtant, ne peut être qualifiée, comme on l’a parfois voulu, de «
capitalisme d’État ». Elle relève, on l’a vu, d’une logique différente de celle du
capitalisme : rejetant le marché, elle universalise l’organisation.
Or l’organisation n’est en soi, à l’instar du marché, qu’un facteur de classe. Et non un
rapport de classe. La question est donc de savoir comment elle le devient. À l’époque
moderne, l’organisation se prétend concertée, tout comme le marché se dit libre et égal.
En réalité pourtant, les fonctions d’organisation, réclament des « compétences »
sociales, qui se constituent et se reproduisent dans le procès organisé lui-même, en
positions de classe. Dans le contexte du capitalisme, ce phénomène découle, on l’a vu,
d’une relation de complémentarité et de connivence, inhérente au mécanisme
d’exploitation, entre les deux pôles de la classe dominante. Pourquoi les sociétés
collectivistes ont-elles porté ce processus à un niveau incomparable ?
La raison semble en être qu’une économie entièrement organisée, administrée,
excluant le marché, présente une rationalité très limitée. Elle appelle au sommet une
concentration de l’information, de la décision et du pouvoir, qui confère à l’ordre social
une fragilité particulière. Or il n’existe, on le sait, aucune classe « dominante », à moins
qu’elle ne soit en même temps une classe « dirigeante », disposant, comme dit
Gramsci, de l’« assentiment » de la population. C’est dans ces conditions que l’on a vu
apparaître une institution essentielle, que les pères fondateurs du socialisme n’avaient
ni prévue ni imaginée, celle du Parti unique. Le Parti unique a existé ailleurs, lié
précisément à une exacerbation de la dimension organisationnelle, à des situations et
moments historiques du système du monde - notamment à partir des années 1930, et
dans l’émergence de nouveaux États-nations du Tiers Monde. Si, dans l’expérience du
socialisme réel, il s’affirme avec une opérativité incomparable, c’est parce qu’il est le
corrélat d’une économie entièrement administrée. Cette institution, proprement
fonctionnelle, assure au système sa cohésion éthique et idéologique. Elle a pour tâche
de susciter valeurs, consensus, discipline, dévouement, sans lesquels aucune direction
politique ne serait efficiente. Enracinée dans la tradition héroïque des partis ouvriers et
de la geste révolutionnaire, et assurant la promotion des élites populaires, elle jouit pour
un temps d’une certaine légitimité. Le parti, par le dévouement supposé éclairé de ses
membres à des objectifs supposés déterminés en commun, constitue l’image idéale de
la société nouvelle en construction, fondée, comme on le sait, non sur les laborieux
tâtonnements du marché, mais sur une
planification rationnelle. Le « guide du peuple ».
Les catégories politiques de la modernité ne sont pas pour autant annulées. Elles sont
fictivement entretenues par toute une ritualité démocratique (celle du scrutin, de la
représentation, de la loi, des tribunaux, etc.), dont cette société ne peut se départir. Le
Parti unique, même validé par la constitution, apparaît donc, au regard de l’ordre
moderne formellement déclaré dans ces sociétés, comme une institution privée. Mais,
sans concurrence dans la société, et trouvant précisément dans l’engagement
personnel de ses membres et dans sa discipline interne une force incomparable, il
émerge, sur les ruines de l’ordre ancien, en position de s’imposer aux nouvelles
institutions publiques. De ce fait, il se manifeste rapidement comme un instrument de
destruction de l’État de droit. Que des institutions privées, économiques ou politiques,
contrôlent plus ou moins les États, c’est communément le cas dans le capitalisme. Mais
une organisation privée en situation de monopole exclusif est infiniment plus capable de
pervertir l’institution publique. S’il est vrai que le processus initié en 1917 porte la
marque des conditions plus ou moins archaïques des périphéries colonisées, le « déficit
démocratique », pour employer un euphémisme, qu’il manifeste universellement, est
inhérent à la structure de classe du collectivisme : à la fonctionnalité perverse du Parti
unique, corrélat de l’irrationalité de la forme économique - de sa rationalité
particulièrement « limitée ».
Ce n’est pas le parti qui possède les moyens de production. C’est l’État. Mais
l’appartenance à ce parti est, du moins pendant très longtemps, la clé de la promotion
aux emplois hiérarchiquement élevés. Quand elle cesse de l’être, le système est sur le
déclin. Il est donc difficile d’opposer comme deux thèses différentes l’idée que la force
sociale dominante serait soit le parti, soit les cadres. Car c’est par le parti, même si cela
n’est pas sans contradiction, que la classe dominante des cadres existe aussi comme
classe dirigeante.
La domination politique se double d’un processus d’exploitation, qui s’exerce à travers
un patrimoine collectif. Du fait de l’unicité de l’employeur, les privilèges se distribuent
tout autrement que dans la société capitaliste : selon une forme organisationnelle
hiérarchisée. Ils sont d’une nature spécifique. Ce sont, en premier lieu, ceux de cadres
et compétents : moyens de culture et de relations sociales, notamment à travers le Parti
unique. Et c’est sous cette forme qu’ils tendent à être monopolisés.
Ce système de classe développe une logique de richesse abstraite analogue à celle de
la plus-value, qui se manifeste à travers plusieurs traits de cette société, liés à son
caractère unilatéralement administratif. À travers la propension aux conduites «
opportunistes » que celui-ci suscite. À travers la tendance à une indifférence aux
coûts, qui est l’analogue de l’indifférence du capitalisme aux valeurs d’usage. À travers
une mise en compétition entre bureaucraties parallèles, qui n’est pas sans rapport avec
la situation de concurrence propre au capitalisme, entraînant le même type d’effets
négatifs. Tout cela s’est traduit en piétinement économique, en désastres écologiques
et culturels, en malaise politique croissant, jusqu’à la déroute finale face aux pressions
incessantes et aux attaques sans cesse amplifiées du capitalisme, dont le charme, on
l’a vu, finit par fasciner les sommets hiérarchiques.
Aucun scénario n’était cependant écrit d’avance. Pour les raisons qui ont été données
au chapitre précédent, l’hypothèse d’une convergence avec le système « occidental »
n’était nullement exclue. Une certaine convergence s’est, en un sens, réalisée en Chine,
et, de façon catastrophique, en Russie. Mais dans un contexte où ce qui prévaut, ce
n’est plus, comme dans l’après-guerre, le compromis social-démocrate, mais la
mondialisation néolibérale.
Notes du chapitre
[1] î Esquissée dans JB, Théorie de la modernité, puis systématiquement développée
dans JB, Théorie générale. Mais c’est dans JB, Explication et reconstruction du Capital
que l’on trouvera l’explication précise des concepts ici utilisés : médiations,
métastructure, structure, pôles, faces, co-imbrication et co-implication, déclaration,
interpellation, compétence, abstraction réelle, englobance, organisation, facteurs de
classe, fractions de classe, multitude, renversement, etc. L’ensemble forme la théorie
méta/structurelle.
[2] î Cette idée est introduite dans JB, Théorie générale, p. 87 et s.
[3] î L’analyse ici présentée du rapport entre marché et capital est le thème central de
JB, Que faire du Capital ? Elle est développée en une nouvelle théorie de la structure
de classes dans les livres ultérieurs, notamment JB, Explication et reconstruction du
Capital. On y trouvera en outre une très abondante bibliographie des travaux et
recherches autour de la philosophie et de l’économie politique de Marx, ainsi qu’un
débat avec les divers analystes et commentateurs du Capital. On comprendra que ce
dialogue avec la communauté scientifique ne puisse être repris dans le cadre du
présent essai.
[4] î À partir de là - mais on le verra encore mieux au chapitre 8, qui envisage le «
système du monde » moderne, comme ensemble - on commence à comprendre
comment cette approche peut pleinement assumer la critique des Lumières proposée
dans la récente littérature « postcoloniale », mais sans jeter l’enfant avec l’eau du bain.
[5] î Voir JB, Explication et reconstruction du Capital, p. 220-244. Deux éléments de la
théorie métastructurelle favorisent l’idée d’unité de la classe fondamentale. C’est, d’une
part, la thèse qu’en bonne logique la valeur, au sens de Marx, devrait intégrer le temps
de travail de production et de transaction socialement nécessaire. Elle manifeste ainsi,
par voie de conséquence (lorsque l’on passe de la valeur à la survaleur), l’unité de tous
les salariés du capital, les considérant tous comme « productifs » - à l’encontre de
l’analyse de Marx, jugée sur ce point erronée. D’autre part, assumant pleinement, par
contre, la théorie de Marx selon laquelle la valeur, au sens où il l’entend, ne s’applique
qu’à la production marchande, cette approche appelle en conséquence une conception
plus générale qui permette aussi de comprendre l’exploitation des travailleurs des
secteurs non marchands, comme les salariés de l’État ou autres collectivités non
marchandes. Voir sur ce point un débat avec Jean-Marie Harribey,
http://perso.orange.fr/jacques.bidet/.
[6] î Cette analyse, qui ouvre à une théorie de l’hégémonie, sera développée au chapitre
9, qui soulignera notamment les perversions qui s’attachent non seulement au marché
mais aussi à l’organisation en tant que facteurs de classe.
[7] î Pour un exposé complet, voir J. Bidet, « Le collectivisme », in R. Motamed-Nejad
(éd.), URSS et Russie, Paris, PUF, 1997. Lisible sur http://perso.orange.fr/jacques.bidet/.
Altermarxisme
L’impérialisme dans l’étaticité mondiale en gestation
Présentation
Nous n’en sommes encore qu’à mi-chemin de notre reconstruction. On a montré que la
coordination sociale dans le monde moderne n’est pas uniquement affaire de marché,
mais tout autant d’organisation. Cette bipolarité n’est pas seulement de nature
économique. Elle possède, une seconde face, juridico-politique, qui suppose,
censément du moins, la libre contractualité de chacun avec chacun assurée par une
libre contractualité entre tous, reconnus comme égaux - et réciproquement. Une telle
logique sociale, qui se déclare dans le discours officiel de l’État moderne, ne s’affirme
historiquement, que dans une structure de classe qui en est la négation. Dans la forme
du capitalisme, elle se réalise, on l’a vu, en exploitation, en domination et en aliénation
collective. Cette analyse, fondée sur la dualité des dominants, conduit à renouveler
profondément l’analyse des classes sociales proposée par l’ancien marxisme.
Les deux approches théoriques respectivement présentées aux chapitres 5 et 6
convergent ainsi vers l’identification de deux forces sociales distinctes, au sommet de la
structure de classe : « ceux de la propriété » et « ceux de l’organisation ». Elles les
opposent aux forces sociales d’en bas, désignées comme celles des « classes
fondamentales ».
Ces formulations, dans leur généralité, permettent de faire abstraction de ce qui sépare
les deux approches. La première, présentée au chapitre 5, distingue deux classes
dominantes - capitalistes et cadres -, l’une liée au rapport capitaliste proprement dit,
l’autre au rapport d’organisation, qualifié d’« encadrement », auxquelles s’opposent des
classes populaires. La seconde, au chapitre 6, conserve l’idée marxienne d’une unique
classe dominante, tout en y distinguant, selon le même critère, deux pôles : celui des
propriétaires et celui des cadres et compétents, et face à eux une classe fondamentale,
divisée en diverses fractions. On a vu que derrière ces options, qui peuvent sembler
purement formelles, se profilait une appréhension à certains égards différente des
rapports de classe à l’époque moderne. Mais il est aussi apparu que, pour la poursuite
de cette recherche commune, un langage commun avait pu être trouvé, qui parle d’une
part de « classes dominantes », pour désigner les propriétaires capitalistes et les cadres
et compétents, et d’autre part de « classes fondamentales ».
L’essentiel ici est qu’à travers cette prise en compte de la bipolarité au sommet des
hiérarchies de classe, le marxisme récupère, en quelque sorte, la capacité de se
mouvoir sur ses deux jambes. Telle était la première ambition de ce livre : celle d’un
néomarxisme.
La seconde ambition est d’affronter la question de l’alternative, et c’est aussi un terrain
sur lequel les deux perspectives se rejoignent.
Depuis les commencements du mouvement ouvrier, à l’aube du XIX e siècle, c’est le «
socialisme » qui a été désigné comme l’objectif des luttes populaires pour
l’émancipation. Et c’est en ce sens que Marx avait mis en avant, contre la propriété
privée et le marché, une tendance historique à l’organisation, inscrite dans la
dynamique même du développement capitaliste. Il en avait fait le principe d’une
association concertée des travailleurs. Or, ce « grand récit » a mal tourné. Le mariage
de l’organisation, supposée concertée, et de l’émancipation ne fut pas heureux. On a vu
ce qu’il en a été du socialisme réel. Au sein même des sociétés capitalistes, le
paradigme du socialisme, malgré ses succès historiques, manifeste de plus en plus
clairement ses limites. Nous tenterons, dans la cinquième partie de ce livre, de définir
une politique de l’alternative.
Mais il apparaît qu’à mesure que le monde se mondialise, une telle question ne peut
être posée qu’à l’échelle globale : en termes d’altermondialisation. Il s’agit donc
d’accéder à une autre dimension : passer de la structure de classe telle qu’elle s’impose
à l’intérieur des États-nations, au monde comme totalité, comme système global,
système du monde. Ce projet implique que l’on affronte la question de savoir ce qu’il en
est de la configuration du « monde » dans lequel nous vivons aujourd’hui. Nous nous
proposons de partir des analyses du marxisme classique, qui s’énoncent en termes
d’impérialisme, et d’en examiner la fécondité pour l’interprétation du nouveau cours que
prend l’histoire sous nos yeux (chap. 7). Nous tenterons ensuite d’aborder la question
de plus loin, dans le contexte général d’une histoire des temps modernes, et nous
chercherons à comprendre jusqu’à son terme, celui d’une étaticité mondiale, un
mouvement qui commence avec l’émergence des États-nations (chap. 8).
Chapitre 7. Impérialisme et mondialisation néolibérale
Dans le marxisme classique, une figure s’est imposée. Le partage du monde, déjà
engagé de longue date, mais qui s’est développé avec une fureur particulière dans
l’affrontement des grandes puissances industrielles, a été désigné comme celui de l’«
impérialisme ». Une nouvelle dimension venait ainsi, en quelque sorte, compléter la
dénonciation qui avait motivé la démarche théorique de Marx dans Le Capital, celle de
l’exploitation dans le capitalisme. Au plan international, la théorie de l’impérialisme
dénonce, de la même manière, des hiérarchies - entre États-nations au lieu des classes
- et une relation d’exploitation et de domination - entre les États- nations impériaux et
les territoires sur lesquels ils jettent leur dévolu. Trivialement : « Le plus fort domine et
exploite le plus faible. » Un rapport d’asservissement multiforme : politique, culturel et
militaire.
La première section rappelle le concept fondamental de ce second rapport, dans sa
relation aux formulations du marxisme traditionnel. Les deux dernières sections sont
consacrées au monde contemporain : la mondialisation néolibérale et la configuration
très particulière du rapport impérialiste qui lui correspond, celle de l’hégémonie états-
unienne.
Le second rapport de domination et d'exploitation : l'impérialisme
Dans les termes de Lénine, l’impérialisme désigne une étape particulière du
capitalisme, « ultime » dans un certain sens, où se combinent cinq caractères : 1 / la
concentration de la production et du capital (les monopoles) ; 2 / la fusion du capital
bancaire et du capital industriel ; 3 / l’exportation des capitaux ; 4 / le partage du monde
entre « unions internationales monopolistes » ; 5 / l’achèvement du partage du monde
entre grandes puissances111.
Il est, pourtant, préférable de voir dans l’impérialisme une caractéristique structurelle du
capitalisme. Depuis les origines du capitalisme, ses formes embryonnaires - comme
dans la Ligue hanséatique au nord de l’Europe dès le XIIe siècle -, la bourgeoisie
cherche son profit dans l’établissement de relations très inégales avec des territoires
moins « avancés » - dans un sens du terme, à l’évidence, douteux -, des lieux souvent
très éloignés. Comme dans l’accumulation nationale du capital, et notamment dans ses
formes primitives, cette quête s’est opérée par des
moyens d’une grande violence. Ce sont des épisodes trop connus pour qu’il soit
nécessaire de les illustrer ici. On insistera plus volontiers sur la poursuite de l’exercice
de cette violence destructrice, qui va de ses procédés économiques « simples » -
notamment l’ouverture des frontières commerciales et financières entre pays de niveaux
de développement économiques très inégaux - à la panoplie de l’État impérialiste :
corruption, subversion et guerre. Le but était et demeure l’établissement de régimes
politiques directement contrôlés, comme dans une colonie (impérialisme « formel ») ou
dominés par les puissances impérialistes (impérialisme « informel »).
Il existe une certaine relation avec la déclaration métastructurelle au plan de l’État-
nation, sachant, de toute manière, que la chronologie ne serait pas la même. Que les
États-nations soient égaux et établissent des rapports fondés sur cette reconnaissance
mutuelle, est une affirmation qu’on peut référer aux traités de Westphalie en Europe au
milieu du XVIIe siècle, mais au plan mondial cette reconnaissance est apparue
relativement tardivement. Il a fallu attendre la Première Guerre mondiale pour que le
président des États-Unis, Woodrow Wilson, mette en avant cette grande vision d’un
monde libéral et « démocratique » où les nations établiraient des rapports de droit
calqués sur ceux prévalant entre les citoyens des États-nations. Mais, on le sait,
l’ancien ordre des choses survécut à cette déclaration durant plusieurs décennies, dans
les empires coloniaux après la Seconde Guerre mondiale.
Cette relation ne prit pourtant corps, au-delà des colonialismes, que dans la structure
globale des relations impérialistes « informelles » du capitalisme du XXe siècle, celle qui
prévaut dans le capitalisme contemporain. De même que l’égalité déclarée des citoyens
ne se développe historiquement que renversée au sein de la structure de classe du
capitalisme, celle des États-nations ne progresse que dans le champ des hiérarchies
impérialistes qui en est pourtant la négation.
La coexistence de deux relations de domination et d’exploitation dans le capitalisme -
celle, fondatrice, qu’exerce le capitaliste sur le travailleur, et celle du pays dominant sur
le territoire moins avancé -, n’est pas sans ambiguïtés théoriques. Il va sans dire que les
classes capitalistes des pays dominants sont les principaux bénéficiaires de la relation
impérialiste, et que les classes dominées des pays les moins avancés, en sont les
principales victimes. À ce titre, le rapport d’exploitation fondamental trouve une nouvelle
expression au plan international : capitalistes du pays impérialiste versus classes
dominées du pays lui-même dominé. Mais la notion d’impérialisme déborde cette
relation d’une double manière.
En premier lieu, elle incorpore la vision d’un rapport d’exploitation dont toutes les
classes des pays impérialistes seraient les agents et bénéficiaires, quoique à des
degrés divers. Le concept d’une « aristocratie ouvrière » des pays impérialistes, dont le
pouvoir d’achat se trouverait renforcé par la domination sur le reste du monde (de la
part de l’État-nation dont ils sont les citoyens), a été forgé pour rendre compte de telles
« retombées bénéfiques » supposées. On peut en discuter la pertinence : dans quelle
mesure les ouvriers de la France métropolitaine, par exemple, bénéficièrent- ils des
avantages tirés de l’Empire colonial français ?
En second lieu, la notion d’impérialisme intègre l’idée d’une exploitation s’étendant
jusqu’aux classes capitalistes des pays dominés. On peut voir, par exemple, dans les
revenus que les actionnaires et créanciers britanniques tiraient de l’Empire anglais un
prélèvement sur les profits réalisés par des capitalistes des territoires asservis, dont ces
capitalistes « nationaux » se voyaient ainsi dépossédés.
L’enchevêtrement des sentiers de l’histoire va, cependant, bien au-delà de tels rapports
entre États-nations réputés « indépendants », comme dans l’impérialisme
contemporain. Les colonies du nouveau monde, par exemple, s’intégraient dans un
réseau où les relations commerciales et de financement enserraient les rapports entre
les capitalistes des métropoles et les propriétaires des exploitations coloniales, dans
des règles très rigoureusement définies, fonctionnant à l’avantage des premiers. Le
travail des esclaves ou péons nourrissait l’opulence de leurs maîtres et des classes des
métropoles, privilégiées dans ces hiérarchies, à l’avantage de ces dernières. Mais quels
que soient les détours propres à ces configurations, c’est toujours du même rapport de
domination impérialiste dont il était question.
En l’absence de ces deux « débordements », si l’on peut dire, du concept traditionnel
d’exploitation capitaliste, la notion d’impérialisme ne renverrait qu’à l’analyse
fondamentale de l’exploitation capitaliste, à laquelle elle n’ajouterait qu’une dimension
spatiale, soit rien qui justifie une innovation théorique. Ce que la notion d’impérialisme
véhicule, c’est précisément l’idée de domination et d’exploitation entre États-nations.
À l’intérieur du marxisme de Marx et de celui de Lénine, l’alternative, la réplique, à cette
seconde face de l’exploitation fut pensée en termes d’internationalisme (versus
impérialisme), le fameux : « prolétaires de tous les pays unissez-vous » dont l’organe
agissant devint l’Internationale communiste - les Internationales communistes. Le
marxisme traditionnel comptait sur la classe prolétarienne, en l’occurrence les classes
prolétariennes de ceux de ces territoires qui étaient déjà dominés par le capitalisme,
pour débarrasser le monde de toutes les formes d’exploitation. Il faut souligner que la
même volonté d’émancipation « globale » resurgit centralement dans le capitalisme
contemporain, dans la configuration profondément renouvelée de l’altermondialisme.
Une métamorphose que le marxisme tarde à assimiler.
La mondialisation néolibérale
Ce qu’on a désigné plus haut comme la coexistence de deux relations de domination et
d’exploitation dans le capitalisme est au cœur de l’analyse du néolibéralisme dans ses
dimensions nationale et internationale : ce qu’il est convenu d’appeler « mondialisation
néolibérale ». La mondialisation est un phénomène historique long, auquel le
néolibéralisme a donné des caractères spécifiques, d’où la nécessité de la réunion des
deux termes.
Le chapitre 3 a analysé le néolibéralisme comme un nouvel ordre social, expression de
la restauration de leur hégémonie par les fractions supérieures des classes capitalistes
et les institutions financières, incarnations et agents des pouvoirs de ces classes - soit
ce qu’on a désigné globalement comme « la finance ». Cette restauration possède, à
l’évidence, un volet international, impérialiste. Les deux rapports sont clairement ici en
jeu : d’une part, une reprise en main des conditions de l’exploitation capitaliste dans
chaque pays, d’autre part, la poursuite et l’exacerbation de la domination impérialiste.
Dans un pays, il s’agit de la nouvelle discipline imposée aux travailleurs et aux
gestionnaires (en matière de conditions de travail, d’emploi et de licenciement, de
rémunérations et de protections sociales) et des nouvelles politiques ; au plan
international, il s’agit de l’ouverture des frontières commerciales et financières, c’est-à-
dire de l’extension à la planète du terrain de chasse du capital, celui des créanciers et
des sociétés transnationales.
Dans l’étude du rétablissement des revenus des classes capitalistes dans le
néolibéralisme, on peut identifier certains indicateurs quantitatifs de l’ampleur de ces
flux de revenus venus du reste du monde vers les métropoles impérialistes, États- Unis
en tête. Dès le début des années 1980, et pendant deux décennies, les flux d’intérêts et
de dividendes provenant des investissements dits « de portefeuille », ont alimenté
massivement les revenus des classes capitalistes du centre, compte tenu de la hausse
exorbitante des taux d’intérêt en 1979. Dans ces flux, le coût de la dette des pays des
périphéries a pesé lourdement. Mais de manière sous-jacente, se prolongeait avec
davantage de régularité la progression historique des revenus tirés des investissements
dits « directs », c’est-à-dire provenant des filiales des sociétés transnationales dans le
monde. Ces flux constituent, au début des années 2000, la grande masse de ces
revenus tirés du reste du monde. Mais on ne perçoit là qu’une partie du phénomène, à
laquelle il faudrait ajouter les transferts résultant du prix des matières premières
directement importées, le drainage des cerveaux, etc.
Avant le tournant néolibéral, ces mécanismes avaient été à l’origine des thèses tiers-
mondistes et « développementalistes », notamment en Amérique latine. Ces thèses
imputaient à la pression que l’impérialisme faisait peser sur ces pays, en particulier, par
le bas prix des matières premières exportées, la croissance, jugée insuffisante, de ces
économies. Pourtant, considérées avec le recul d’un quart de siècle de néolibéralisme,
la croissance des premières décennies de l’après-guerre apparaît vigoureuse en
Amérique latine.
L’interconnexion entre les processus nationaux et internationaux est, à l’évidence,
complexe. S’il faut distinguer en théorie deux aspects de l’exploitation, national et
international, les mécanismes en jeu dans chacun d’entre eux ne sont pas
indépendants.
La question des pouvoirs d’achat des travailleurs illustre bien ces interdépendances.
L’ouverture des frontières commerciales (libérant les flux d’importation et d’exportation)
et financières (libérant les flux d’investissement) a deux effets. D’une part, elle met tous
les travailleurs du monde en concurrence : les travailleurs européens du noyau des
pays les plus avancés se trouvent placés en concurrence avec ceux des pays de
l’Europe de l’Est fraîchement associés dont la main-d’œuvre est peu coûteuse, ou avec
ceux des pays comme la Chine ou le Vietnam, dont les salaires sont très faibles (et se
voient encore amoindris par des taux de change fortement sous-estimés). Ce premier
mécanisme contribue à imposer la discipline du travail et des salaires. Corrélativement,
et c’est le second aspect, l’importation de biens de consommation provenant de ces
pays « à bon marché » contribue au rétablissement des rentabilités des sociétés (dont
le néolibéralisme transfère les profits vers les classes capitalistes). Les bas prix de ces
biens et services ne bénéficient pas aux salariés des pays avancés, car les salaires y
sont négociés par référence aux pouvoirs d’achat dont la quasi-stagnation est organisée
(si le prix d’une bicyclette est inclus dans le panier de biens servant au calcul des
indices de prix, et si la hausse des pouvoirs d’achat est négociée à 1 %, l’importation de
bicyclettes chinoises ne fait qu’augmenter les profits des capitalistes des pays du centre
et non le pouvoir d’achat des salariés).
La nouvelle configuration de l'impérialisme sous hégémonie états- unienne
La même coexistence de deux relations de domination et d’exploitation dans le
capitalisme fournit la clef d’un des caractères les plus déconcertants du néolibéralisme,
aux plans national et international : la nouvelle configuration de l’hégémonie états-
unienne. Ces phénomènes ne se limitent pas au États-Unis, et l’on peut en trouver des
formes moins accentuées concernant l’Europe ou le Japon, mais
les États-Unis sont le centre du dispositif.
De quoi s’agit-il ? Le fait majeur est la déconnexion graduelle, nécessairement
contradictoire comme on le verra, des classes capitalistes états-uniennes - de la «
finance » de ce pays - et des États-Unis comme État-nation. Pour comprendre le monde
contemporain, il est ainsi de plus en plus nécessaire de distinguer les intérêts de deux
agents, les capitalistes, d’une part, et le pays, d’autre part, parce que ces intérêts
divergent dans une certaine mesure.
Pour un capitaliste états-unien, il importe peu que ses revenus soient issus d’un travail
effectué sur le territoire national ou dans un autre pays, d’Amérique latine, de Chine ou
d’ailleurs. Comptent avant tout, les taux de rémunération. Résulte de cette indifférence,
un processus de déterritorialisation : la production se fait largement ailleurs. Au plan
national états-unien, la production se concentre dans des services personnels,
notamment la santé dont les dépenses explosent, le transport, la construction et
d’autres activités dont l’ancrage national est largement garanti. Un flux énorme
d’importations vient du reste du monde, et cette déterritorialisation de la production est
la source d’un déficit considérable du commerce extérieur - lui- même source de la
dépendance financière vis-à-vis du reste du monde (souvent appelée, un peu
abusivement « dette extérieure »). Nous y reviendrons. Ainsi, la relation d’exploitation
proprement impérialiste prend des proportions considérables par l’exportation des
capitaux, visant à produire ailleurs. C’est là une première caractéristique fondamentale
de cette mondialisation néolibérale, vue du centre des centres.
Mais considérant les États-Unis comme pays, ces évolutions ne favorisent pas
l’accumulation locale du capital, donc la production sur le territoire états-unien. Lorsque
ces investissements étrangers se font par l’intermédiaire de paradis fiscaux, les recettes
budgétaires des États-Unis sont entamées. Cette déterritorialisation va à contre-courant
des intérêts du pays en tant que tel. Celui-ci n’en bénéficie qu’indirectement et
partiellement, sous la forme des « retombées », cependant considérables, que génère
cette opulence.
Or, les gouvernants des États-Unis, au nom des classes dominantes qu’ils représentent,
sont soucieux de la puissance économique de leur pays, dont il ne faut pas oublier les
exigences en termes de puissance militaire, et plus généralement, politique (aux plans
de l’information, de la diplomatie, etc.). Et c’est bien là que se trouve la contradiction.
On peut en voir une expression emblématique dans la personne du riche capitaliste
états-unien échappant à l’impôt par la localisation de ses fonds dans des paradis
fiscaux, mais, bien entendu, très soucieux de l’hégémonie politique de son pays, le bras
armé de son statut privilégié, dont le coût budgétaire
est faramineux.
On ne saurait sous-estimer la portée de ce premier aspect de cette configuration assez
déconcertante et son caractère spécifiquement états-unien. On va en illustrer ici
quelques aspects quantitatifs.
En premier lieu, les familles des États-Unis détenant un patrimoine financier de plus de
1 million de dollars concentrent environ 40 % de la richesse mondiale estimée selon ce
critère121, sachant qu’on ignore ce qui se trouve dans les paradis fiscaux. Ces familles
riches des États-Unis ont encore pour caractéristique de préférer investir leurs fonds
auprès d’agents nationaux : des sociétés financières ou non financières états-uniennes.
Près de 80 % des investissements des familles riches des États-Unis sont ainsi destinés
à de tels agents nationaux : un patriotisme touchant, qui semble contredire les faits
relatés plus haut. La réponse à cette objection est que ce sont ces agents, les sociétés
transnationales, qui investissent ces fonds dans le reste du monde. Dans le cas de ce
pays, il est donc erroné de nier le caractère national de la bourgeoisie, bien que cette
bourgeoisie nationale, pour ne pas dire « nationaliste », tire une grande partie de ses
revenus du rapport impérialiste de domination exercé sur le reste du monde.
En second lieu, la croissance du déficit extérieur commercial des États-Unis, une
caractéristique du néolibéralisme (rien de tel ne s’observait antérieurement),
s’accompagne de flux financiers venus du reste du monde et contribuant à financer
l’économie états-unienne (pour un quart de ces flux, le budget de ce pays, pour trois
quarts, ses entreprises). Ce phénomène atteint, cumulativement, un degré tel que le
reste du monde détient désormais sur les États-Unis des titres (actions et créances) qui
sont égaux au double de ceux que ce pays détient sur le reste du monde en dépit de
son statut de puissance impérialiste no 1. Il s’agit là d’une expression saisissante de ce
processus de déterritorialisation, qui en constitue une contradiction majeure. Une
première conséquence est que les États-Unis doivent payer des intérêts et des
dividendes aux étrangers détenteurs de ces avoirs. Fort heureusement pour le
capitalisme états-unien, les taux de rémunération sont proportionnellement deux fois
moins élevés que ceux dont bénéficie le pays sur ses investissements à l’étranger, ce
qui limite l’hémorragie121.
En réunissant ces observations, on comprend que ce « modèle impérialiste » états-
unien ne peut être généralisé à l’ensemble du monde. Pour qu’il fonctionne, il lui faut un
symétrique : des pays dont les classes capitalistes investissent leurs fonds aux États-
Unis. Considérant les sommes totales, l’Europe apparaît comme le premier financeur
des États-Unis, mais relativement aux tailles des pays, ce phénomène est d’abord
caractéristique de l’Amérique latine et du Moyen-Orient ; derrière, vient
l’Asie, même si la Chine détient beaucoup de bons du Trésor états-uniens.
On comprend ainsi que ce « patriotisme capitaliste » des États-Unis, largement ouvert
sur la domination impérialiste du monde - un paradoxe qui n’est qu’apparent -, exerce
un effet de fascination sur les classes capitalistes du monde, dont il attire les capitaux. «
Patrie » certes, mais d’abord « patrie du capital ».
Notes du chapitre
[1] î V. Lénine, Œuvres, t. 22 : « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme » (1916),
Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 201-327.
[2] î Selon le World Wealth Report de Merrill Lynch-Capgemini, une des plus grandes
institutions de gestion des patrimoines familiaux.
[3] î G. Duménil, D. Lévy, « Le néolibéralisme sous hégémonie états-unienne », in F.
Chesnais (éd.), La finance mondialisée. Racines sociales et politiques, configurations,
conséquences, Paris, La Découverte, 2004, p. 71-98.
Chapitre 8. Des Etats-nations à l'Etat-monde
Le chapitre précédent a proposé une analyse économique et sociopolitique du monde
contemporain en termes d’impérialisme. Il a identifié le néolibéralisme comme une
reprise en main de l’ordre mondial par les classes capitalistes sous l’égide de la
puissance états-unienne. En référence à cette approche, et en l’appuyant sur l’analyse
avancée au chapitre 6, on présentera ici une hypothèse, qui, tout en faisant de
l’impérialisme un trait constitutif du capitalisme, l’appréhende comme une configuration
désormais articulée à une autre, celle d’un État-monde en gestation.
Le monde capitaliste émerge d’emblée comme un ensemble géographique singulier,
dont le fonctionnement global diffère de celui de ses composantes. Dans son
commencement historique, la logique d’une « société capitaliste » ne s’affirme d’abord
qu’à très petite échelle, dans des espaces prédisposés, où elle demeure longtemps
mêlée au fonctionnement d’un monde encore précapitaliste. Ce n’est que
progressivement que ces entités prendront la taille des États-nations modernes. Mais
cette modernité capitaliste ne renvoie pas seulement à un type de société plus ou moins
standardisé, se réalisant en diverses unités particulières, telles que l’Angleterre, la
Hollande ou la France. Elle émerge comme ce que l’on désignera comme un système,
le « système du monde » capitaliste, qui obéit à une tout autre logique que celle de ses
éléments. À cet égard, elle relève d’un arrangement spatial particulier et possède une
historicité propre.
Le terme de cette histoire n’est pas encore advenu, mais il se profile à l’horizon dans
une nouvelle configuration, en voie de formation, qui inscrirait la modernité dans son
espace ultime, celui de la planète. C’est du moins la thèse ici avancée : celle d’un État-
monde111, ultime destin de l’État-nation.
Dans ce contexte encore virtuel, les lignes de force de l’existence collective de
l’humanité dans son ensemble sont encore pour longtemps définies par les contraintes
du système du monde, par les grandes puissances qui en forment le ou les centre(s),
imposant un régime économico-politique hiérarchique particulier. Mais l’exposé
préalable des deux concepts, ceux du système du monde et de l’État-monde, permettra
de mieux saisir le monde contemporain en le rapportant au temps long de la modernité
capitaliste.
I - Le système du monde moderne
Pourquoi l'État-nation ?
Une question préliminaire est naturellement celle de savoir pourquoi le capitalisme a
pris la forme de l’État-nation.
Les travaux d’Étienne Balibar12 suggèrent que le capitalisme aurait pu trouver une autre
voie, et que c’est finalement l’histoire qui a tranché. Les bourgeoisies nationales,
explique-t-il notamment, ont pu trouver dans des structures étatiques préexistantes les
institutions dont elles avaient besoin pour l’organisation des marchés, et aussi pour la
mobilisation de la force de travail. En outre, l’État-nation, lieu de l’interpellation du
citoyen en sujet, défini dans son identité nationale, constitue le contexte dans lequel ces
bourgeoisies ont pu développer leur hégémonie. Cette forme politique s’est finalement
imposée, alors que d’autres (empires, réseaux de villes) n’ont pas tenu. On peut dans
une certaine mesure acquiescer à ces analyses sans cependant s’en remettre à l’idée
que c’est en somme l’histoire qui a tranché. L’approche métastructurelle suggère en
effet un lien plus substantiel entre les deux « faces », économique et politique, des
rapports sociaux capitalistes. Et, pour cette raison, elle conclut à une relation
nécessaire entre le capitalisme et l’État-nation. La forme moderne de société émerge
certes de mille conjonctures. Dans la mesure cependant où elle s’affirme, elle le fait à la
façon d’une logique sociale plus ou moins pourvue des divers éléments qui la
constituent - ceux que l’on a décrits au chapitre 6. L’analyse marxiste traditionnelle tend
à voir dans le marché la matrice économique de la société, et dans l’État la
superstructure organisationnelle dont les forces qui dominent le marché ont besoin,
dans leur double tâche de la coercition et de l’hégémonie. Mais si, selon l’approche
méta/structurelle, on admet que l’organisation relève du même statut primaire
d’ontologie sociale que le marché, et que l’un et l’autre, en tant que modes de
coordination rationnels, relèvent des « présupposés posés » des sociétés de classe
modernes, on est conduit à conclure qu’il existe une étroite relation entre tous ces
termes, qui seule explique pourquoi l’« histoire » a tranché dans le sens de l’État-nation
- et aussi pourquoi il est difficile de se débarrasser de cette configuration, qui finit
inéluctablement par faire retour dans la dimension de l’État-monde. Et l’on comprend
également pourquoi il n’est pas possible, comme le voudrait Immanuel Wallerstein, de
penser l’unité nationale à partir de la structure globale - mais seulement en sens
inverse.
Pourquoi, en effet, y a-t-il des États-nations, et pourquoi seulement dans le
capitalisme ? La raison en est cette bipolarité métastructurelle, qui est constitutive de
la forme moderne de société. Le marché ne possède pas par lui-même la rationalité ni
la légitimité requises pour constituer le fondement d’une société. Non seulement il a
besoin d’être organisé. Non seulement la « forme marchande » n’est jamais qu’une
alternative par rapport à l’autre, qui est la « forme organisée ». Non seulement ces deux
pôles, marché et organisation, sont étroitement co-imbriqués dans le capitalisme à tous
les niveaux de sa structure. Et ils présentent une autre face, juridico-politique, selon
laquelle ils sont co-impliqués l’un dans l’autre. Mais - en dépit de leur homologie
structurale en tant que facteurs de classe - ils sont dans une relation asymétrique qui
donne primauté à la centricité. Quoique le libéralisme ait constamment rêvé d’un
marché ou d’un droit sans État, la forme marché requiert la forme organisée, dans
laquelle se déterminent, face aux titres de la propriété (en connivence et en
antagonisme), les titres de la compétence. Elle requiert notamment une instance de
compétence ultime, sans laquelle il n’est aucun droit effectif, ni légitimation recevable.
Plus exactement, le mode de production capitaliste implique l’État-nation, comme
l’instance organisationnelle qui en assure la clôture formelle, sous la forme de l’« État
de droit » présupposé. État de droit, qui, en tant que forme métastructurelle, n’existe
que « retourné en son contraire » dans la forme de l’État capitaliste, comme lieu
d’affrontement de classes antagonistes. C’est en ce sens que la structure capitaliste de
classe ne peut exister que sous la forme de l’État-nation. C’est du moins ce que l’on doit
dire à ce point de l’exposé.
La seconde question est celle de savoir pourquoi le capitalisme a pris la forme d’une
pluralité d’États-nations. Elle s’éclaire à partir de la première. La forme capitaliste de
société n’existe matériellement que comme arrangement spatial (spatial fix). Une
structure capitaliste - tout comme un groupe de chasseurs collecteurs - ne peut en effet
se faire valoir, s’imposer, qu’à des échelles déterminées. Ces échelles, quoique de plus
en plus grandes d’une époque à l’autre, ne sont pas strictement corrélatives d’un
développement des forces productives. Elles varient selon la grande diversité des «
arrangements spatiaux » possibles. Selon le cas, un fleuve, une île, une plaine, une
côte, une réserve des matières premières déterminent un espace ordonnable en
marché et organisation, un espace plus ou moins cohérent de production, d’échange et
de communication, et susceptible de donner lieu à une entité économique qu’une
autorité centrale pourra, dans une certaine mesure, contrôler et gouverner dans la
forme moderne. Voir les analyses d’Éric Hobsbawm sur la question de la nation aux
XIXe et XXe siècles121. Et il ne s’agit jamais d’ensemble purement naturels, mais toujours
d’arrangements spatio-culturels antérieurs, et surtout politiques, donnés à l’«
interprétation », dans des conjonctures historiques singulières. Le capitalisme naissant
s’inscrit donc souvent dans des espaces déjà délimités par les sociétés
antécédentes (cités ou royaumes) qu’il remodèle 14 .
La thèse métastructurelle de l’État-nation est donc que sa raison d’être tient à la
connexion critique qui s’établit entre marché et organisation à mesure que ces formes
se co-imbriquent en englobant toute la production sociale. L’organisation d’ensemble
d’une telle forme de société, d’un pouvoir social aussi intégré et posant de tels
présupposés, n’est d’abord possible qu’à une échelle fort variable, mais déterminée , qui
est fonction du développement technique et des opportunités d’arrangements spatiaux.
Le capitalisme ne s’est donc pas développé comme un empire, sous la forme d’une
vaste région réunie sous un seul pouvoir, mais comme une pluralité de proto-États, puis
d’États-nations distincts. Il impliquait une pluralité systémique.
Pourquoi « système » ?
Dans son usage le plus courant, la notion de « système » renvoie à un ensemble
d’éléments interdépendants, ce qui est évidemment le cas du monde contemporain. Si
cependant on lui attache l’idée positive d’une fonctionnalité - les éléments se
complétant les uns des autres et cette complémentarité assurant la permanence de
l’ensemble - le monde capitaliste, dont on a évoqué le fonctionnement en termes
d’impérialisme, donc de prédation et de domination, ne pourrait être décrit, au mieux,
que comme pseudo-système. C’est néanmoins ce terme que nous avons retenu,
conformément à un emploi devenu assez courant dans le marxisme, notamment à
travers les travaux d’I. Wallerstein et de son école, qui a popularisé le terme de world-
system151.
Le « système du monde » capitaliste constitue en effet une configuration historiquement
singulière, répondant à une logique particulière. Il y a eu dans le passé des empires,
des civilisations, des confédérations, des « économies-mondes », selon la formule de
Braudel, plutôt qu’une économie mondiale - du fait du confinement des échanges à des
régions du monde comme le pourtour méditerranéen. Mais il n’y eut jamais d’autre
système du monde englobant la planète entière. Ni de monde comme système au sens
qui sera ici défini, où l’on opposera le « systémique » au « structurel », lequel renvoie à
la structure sociale au sein de l’État- nation.
Quelle est donc la nature du « système du monde » ? Poser cette question revient à se
demander pourquoi le capitalisme se présente comme une pluralité d’entités
indépendantes, et non comme un ensemble unifié sous une autorité unique.
L’hypothèse proposée, on l’a vu, est que la forme moderne de société émerge
historiquement comme une « logique sociale » nouvelle à l’œuvre dans de petites unités
au sein d’un vaste monde prémoderne. C’est notamment dans les communes italiennes
des XIIe et xme siècles qu’apparaît, liée aux prémisses de l’humanisme prérenaissance,
cette prétention nouvelle d’un gouvernement républicain, corrélative de formes
embryonnaires d’économie capitaliste. Le tout restera certes longtemps entre les mains
d’une oligarchie terrienne et marchande proto-capitaliste, mais fournira avec le temps le
contexte de revendications démocratiques et sociales impliquant des formes
d’organisation collective auxquelles une part, d’abord minime mais croissante, de la
population prétendra de quelque façon participer. Une telle logique sociale n’a pu
apparaître à grande échelle. Elle n’a pu s’affirmer qu’à l’échelle que permettait le
développement technologique requis pour cette co-imbrication de marché et
d’organisation dans laquelle s’esquisse la prétention sociale critique moderne.
Prétention que le petit peuple des villes traduit en révoltes récurrentes.
La voie de l’histoire n’est pas royale. Le processus est fait d’avancées et de reculs. Mais
c’est dans cet ensemble pluriel de proto-États, animés d’un même esprit, que
s’esquissent les premiers traits de la modernité.
L'articulation du système et de la structure
Or ce système du monde, en tant qu’ensemble, se présente en quelque sorte comme
l’envers de la structure, de la structure de classe au sein de l’État-nation. Il présente une
tout autre configuration. Les fondateurs de la philosophie politique moderne, tel Hobbes,
avait souligné que le propre des États-nations - ces espaces sur lesquels s’exerce, avec
la citoyenneté, l’autorité de l’État, et où dans cette mesure règne la paix civile - est de
s’inscrire dans un ensemble mondial au sein duquel, en l’absence d’un pacte confiant le
pouvoir effectif à une volonté commune, ils se trouvent en état de guerre. Entre les
États, peut-on dire, circule un flot d’échanges marchands, mais le rapport de marché
entre tous n’est pas coiffé par une organisation commune, supposée soumise au
contrôle de tous. Il y a certes des organisations internationales, mais il manque ici
quelque chose à la relation entre les deux pôles : leur mode de coimbrication et de co-
implication constitutif de l’État-nation moderne et de sa structure de classe.
Le rapport social constitutif du système du monde n’est pas un rapport de classe. À
travers le rapport systémique pourtant, le rapport structurel, c’est-à-dire de classe, se
trouve retraduit, radicalisé et dramatisé : à travers les relations inégales qui
s’établissent, selon un ordre hiérarchique, asymétrique, entre ses éléments (les États-
nations), suivant un axe traditionnellement désigné en termes de
centres/périphéries, plus récemment de Nord/Sud. Cette asymétrie s’exprime en effet
dans la dégradation de la « relation structurelle », soit du rapport de production typique
de la structure de classe : au centre, au terme d’une « lutte séculaire », apparaît le
salariat, tandis qu’en périphéries s’imposent le péonage et l’esclavage. Et ceux-ci ne
sont pas à prendre pour des institutions prémodernes : ce sont tout au contraire des
rapports sociaux que le capitalisme parvient à imposer quand il se trouve en capacité
d’exploiter une force de travail qui n’est pas encore en mesure de lui résister.
Le racisme est apparu comme le marqueur idéologique privilégié de cette asymétrie
systémique. Il en a existé d’autres avant lui, tels que la religion, qui sanctifiait les
chrétiens du centre face aux infidèles des périphéries, dont la vie ne valait pas cher
devant les armées occidentales. Et d’autres marqueurs surgissent au-delà du rejet
officiel des racismes : en termes de différences culturelles ou civilisationnelles. Mais le
racisme, qui demeure universellement vivace au sein des États-nations, constitue
l’opérateur privilégié de la stigmatisation systémique. Ce n’est pas seulement parce qu’il
se réfère à des caractéristiques d’apparence physique, durables, essentialisantes,
encore qu’elles soient arbitrairement définies. Mais il se relie d’une façon spécifique au
rapport social de sexe, et à toutes les formes de domination sociale, reconductibles, qui
s’y attachent (on y reviendra au chapitre 10). Il présente par là une incomparable
capacité à inscrire les rapports systémiques (dits de race) et les rapports sociaux de
sexe dans les pires formes de rapports de classe. C’est là un thème central de la
littérature « postcoloniale » contemporaine161.
Une histoire du système du monde capitaliste
Marx fonde sa problématique historique sur la considération de la forme de
développement propre au capitalisme : à travers le processus de concentration, surgit,
de la grande entreprise et de la grande administration, une classe nouvelle de salariés,
capable d’inspirer un nouveau cours. Mais cette approche de l’histoire, à partir de la
relation structurelle, à partir de l’imbrication générale entre le procès technologique et la
structure de classe, ne peut dispenser d’une autre démarche, systémique,
complémentaire, plus terre à terre, qui prend en considération le dispositif spatial
d’ensemble. En ce sens, l’histoire particulière de chaque nation est inséparable de
l’histoire des interférences entre nations et avec les autres composantes du paysage
environnant. Et cette histoire-géographie de l’interférence entre les États-nations
modernes et autres territoires, c’est précisément l’histoire du système du monde.
L’existence d’une telle histoire systémique se vérifie dans les recherches de l’école du
world-system, qui manifestent la pertinence d’une périodisation fondée sur la
considération du système du monde, dont le centre est successivement représenté par
la puissance nord-italienne et hispanique concentrée sur Gênes, puis sur Amsterdam et
la Hollande, ensuite sur Londres et la Grande-Bretagne, finalement sur les États-Unis.
D’une période à l’autre, on voit un même dispositif asymétrique se déployer sur un
espace toujours plus large, jusqu’à englober finalement toutes les parties de la planète.
Si l’on peut élaborer une telle périodisation, c’est que l’on constate un cycle de
régularités, qui se répètent chaque fois sur une échelle élargie 13.
La perversion de l'État-nation par l'asymétrie systémique
L’important, ici, ce n’est pas seulement la distinction entre les phénomènes relevant
d’une échelle différente. Disons entre les mécanismes structurels, qui relèvent de l’État-
nation, et des mécanismes systémiques, qui relèvent du système du monde. Ce qui est
décisif, c’est l’interpénétration entre ces deux échelles.
Et d’abord l’influence du système sur la structure. On a vu qu’en périphéries la relation
structurelle (le rapport de classe) se trouve radicalement pervertie du fait que les
maîtres détiennent une puissance démesurée (interdisant l’« état de justice », comme
déjà le notait David Hume). L’homme blanc arrive avec l’efficacité incomparable de ses
armes, sur fond du contexte capitaliste de sa base arrière, marchande et
organisationnelle. Son totalitarisme privé se traduit aussi en un despotisme public qui
saura instrumentaliser à cet effet les archaïsmes localement disponibles. Et ce modèle
tend à se reproduire tant que subsiste la domination des centres systémiques.
Il ne s’agit pas seulement d’une interpénétration de ces deux dimensions, mais de la
sorte d’unité essentielle, toujours déniée, qu’elles constituent dans la « modernité ». La
modernité, ce n’est pas seulement cette réalité métastructurelle que décline le
libéralisme : les droits de l’homme, la volonté générale, le citoyen, la tolérance, l’État de
droit. Ce n’est pas seulement non plus ce que démasque le marxisme classique : le
rapport de classe, l’exploitation capitaliste. C’est tout aussi immédiatement et
essentiellement ce que déchiffre le discours tiers-mondiste et postcolonial : l’esclavage,
la conquête, la guerre universelle, l’appropriation des femmes, le pillage et le génocide.
Dire que tout cela constitue une unité essentielle, cela veut dire que l’État moderne n’est
pas à considérer, sur la scène de l’histoire, en sa seule qualité de superstructure de la
structure de classe d’un État-nation, mais tout autant à partir de
sa place d’acteur dans le système du monde. Ce rapport extérieur est aussi sa nature
intime. La prise en compte du système du monde conduit donc à reconsidérer toutes les
catégories de la métaphysique politique, même après qu’elles aient été passées au
crible de la critique marxiste. La modernité capitaliste, ce n’est pas seulement l’abîme
entre le citoyen, censé égal à tout autre, et l’homme privé, exploité et dominé. C’est
aussi la privation collective de la citoyenneté elle-même, le clivage entre citoyens et non
citoyens, séparés par l’esclavage, la ségrégation ou l’apartheid. C’est, aujourd’hui, la
pseudo-citoyenneté de larges masses périphériques, enfermées, assujetties, au sein de
pseudo-nations, à l’impérialisme, qui vient se refléter dans l’exclusion politique des
migrants sans-papiers.
Ces traits ne sont pas à prendre pour des « pathologies » d’une modernité qui serait
saine en elle-même. Ou seulement malade de sa structure de classe. Ils définissent la
modernité, en ce qu’elle n’est pas seulement un fait structurel, mais conjointement aussi
systémique. L’État-nation moderne, ce n’est pas seulement un État de classe, c’est-à-
dire déterminé par sa structure interne. Sa structure est en outre et corrélativement
corrompue par le système du monde. Sa configuration intime, son « essence », est
structurelle et systémique.
II - L'État-monde en gestation
Tendance vers un terme historique
L’hypothèse ici avancée est que l’histoire du système du monde capitaliste tend vers un
terme historique. En cela, rien de « téléologique ». Il ne s’agit pas d’un telos, au sens
d’un terme que pourrait se fixer l’action humaine, ni d’un objectif que l’on pourrait
rapporter à une raison supérieure ou commune : ruse de l’histoire, ou main invisible. Il
s’agit au contraire d’une tendance observable, qui ne découle pas de décisions
individuelles ou collectives, mais qui bouleverse progressivement les conditions
d’interaction entre l’ensemble des humains, et constitue pour eux un nouveau contexte
pour leurs projets.
Cette tendance s’observe dans le fait que la « structure sociale élémentaire » (élément
du système du monde capitaliste), fondée sur le rapport moderne de classe et coiffée
par l’État moderne, se réalise à une échelle sans cesse plus vaste : depuis les États-
cités médiévales, à travers les États-nations, jusqu’aux continents plus ou moins
étatiquement intégrés comme l’Europe d’aujourd’hui. Ce mouvement irrégulier, mais
irréversible, est le corrélat du développement multiforme des technologies, qui permet
des coordinations efficaces, dans les formes nationales-étatiques modernes,
sur des espaces toujours plus larges. Il arrive ainsi un moment où c’est l’échelle
planétaire qui s’avère être, pour les grandes entreprises capitalistes, la plus propice à
l’accumulation de leurs profits. Et l’on voit ici à quel point cette analyse converge avec
l’exposé de l’impérialisme présenté au chapitre précédent, au moment où cependant
s’esquisse un nouvel « arrangement spatial » proprement planétaire. Car c’est alors
que, dans les conditions du capitalisme, se profile à l’horizon le spectre d’un État-monde
: d’un territoire qui est la planète, d’une population qui est l’humanité, d’une loi qui est
celle du capital.
« Territoire » ici signifie espace contrôlé par un État. Ce qui veut dire, à l’époque
moderne, qu’il fait l’objet d’une certaine « appropriation » par l’ensemble des citoyens,
au sens où ils disposent, censément du moins, par la loi qu’ils établissent et qui
s’impose à eux, des conditions dans lesquelles il peut en être fait usage. Le fait que ce
territoire soit la totalité du globe ne saurait le faire échapper à la qualité de « territoire ».
L’idée qu’un territoire ne pourrait être que partiel est une pétition de principe, illustrée
notamment par l’approche de Carl Schmittt, qui définit une essence de l’humanité
moderne à partir d’une interprétation, du reste fort discutable, de son passé
historique181. L’apparition d’un « territoire total » marque au contraire en quelque sorte le
destin même du concept moderne de territoire : il vient un temps où tous les territoires
partiels, toutes les partitions, commencent à s’effriter. Ces enclos ancestraux perdent
l’emprise absolue qu’ils ont sur eux-mêmes. Il y a, par nécessité, des lois communes
mondiales, bonnes ou mauvaises. Les thématiques, utiles par ailleurs, de «
déterritorialisation » et de « reterritorialisation », ne suffisent donc pas à appréhender le
concept géopolitique du territoire. On commence à le voir avec I’ OMC, I’AGCS, I’ORD, en
raison du caractère irréversible de certains accords, progressivement signés par toutes
les nations. L’organisme pourra changer de nom. Un autre dispositif analogue le
remplacera. Il s’agit bien ici de lois, émanant censément d’une volonté générale, qui se
constitue comme universelle à mesure que tous, de gré ou de force, s’y rallient. Elles ne
sont pas simplement « supranationales », au sens où elles s’exerceraient seulement sur
des nations, l’emportant sur leur légalité propre. Ni non plus « transnationales ». En
effet, si, une fois établies par un accord entre nations, elles ont « force de loi », cette
force, découle de l’unité d’un pouvoir (et donc d’une lutte autour d’un tel lieu de pouvoir)
historiquement constitué par l’abandon même des prérogatives nationales. Elles sont,
sous une forme encore extrêmement ténue, constitutives d’un ordre nouveau, qui est «
le monde » : elles sont « mondiales ». Territoire, donc. Et loi. Ce qui manque le plus, il
vrai, c’est le troisième terme, le peuple. On y viendra.
Il ne s’agit pas d’un projet, ni d’une utopie, ni d’une idée régulatrice dont nous ne
saurions nous départir. Mais seulement d’une tendance effective, dont nous devons
chercher à prendre toute la mesure. Cet État-monde ne fait encore que se profiler dans
un assez lointain avenir. Mais les prémisses en sont déjà actives, et elles manifestent
leur présence dans notre existence quotidienne, individuelle et collective. Notamment à
travers la question, qui nous interpelle, de savoir que faire ensemble face aux désastres
écologiques et aux incertitudes d’un futur de l’humanité. Nous avons décrypté comme «
interpellation » la métastructure présupposée dans la structure de classe au sein de
l’État-nation. Or le propre de l’État-monde est qu’il restitue cette interpellation
métastructurelle à son échelle ultime, et avec une force incomparable. Mais il s’agira en
même temps ici de ressaisir cette structuration moderne de classe ultime dans le
contexte d’une globalité plus que jamais marquée par la puissance impérialiste et
hégémonique, on l’a dit, qui domine le système du monde. Il nous faudra donc
considérer l’entrelacement ambigu entre État-monde et système du monde.
Le cours historique
Si l’on considère le cours de l’histoire, on remarquera que c’est en 1945, au terme des
tueries de la Seconde Guerre mondiale, et devant le péril que représente l’arme
atomique, que la perspective d’une « société des nations », SDN, jusqu’alors velléitaire,
vient à se concrétiser sous la forme constitutionnelle d’une « Organisation » (notons ce
terme) des Nations Unies. Une Charte qui bannit officiellement la guerre, « état de
nature » du système du monde. Une inter-interpellation commune : « Nous, peuples de
la terre... » Soit l’affirmation d’une légalité proprement mondiale, puisque dans les faits
nul État ne peut désormais envisager de quitter l’institution commune - même si le plus
puissant fait tout pour en miner l’autorité. Autorité étatique mondiale infiniment faible, il
est vrai, et pour longtemps. Et utilisable en quelque sorte contre elle-même, au profit de
la puissance du centre systémique mondial. Seule pourtant universellement reconnue
comme légale, quoi qu’elle fasse.
Il faut attendre la crise des années 1970 pour que l’ordre qui prévalait depuis les années
1930 et 1940, centré sur les constructions nationales, sous l’influence prévalente du
pôle des « organisateurs » et autres « planificateurs » des États-nations, se trouve
bousculé. Un certain nombre des mutations technologiques et de données
conjoncturelles vont alors permettre à « la finance », on l’a vu, d’engager un processus
de revanche : libération de la circulation internationale des capitaux, abaissement des
législations sociales protectrices des salariés, privatisation des entreprises et des
banques, etc. Enclenchant le processus aujourd’hui désigné comme
« la mondialisation néolibérale ».
Cette catégorie pourtant demeure confuse tant qu’on ne la rapporte pas à la sorte de
mondialité systémique qui a été depuis le commencement un trait du capitalisme, et qui
s’est ultimement réalisée dans l’occupation complète de la planète. C’est à partir de là
en effet que l’on peut saisir ce qui est réellement nouveau, ce qui émerge à la fin des
années 1970. C’est à ce moment, en effet, que commence à s’affirmer, sous la forme la
plus aliénée, un ordre nouveau, où à l’international, au sens du « système du monde »,
s’entremêle le « mondial », au sens d’une « étaticité mondiale ». L’effectivité du «
système » n’est pas remise en cause. On voit au contraire son ordre hiérarchique se
renforcer. Pensons à la domination militaire mondiale asymétrique, unilatérale,
typiquement « systémique », de I’OTAN, c’est-à-dire des États-Unis. Mais la fonction des
États se modifie, chacun tentant de tirer profit de cette situation en se montrant le
meilleur dans l’application, l’usage et la manipulation de la loi commune, celle du
néolibéralisme. Celui-ci s’annonce ainsi comme le libéralisme libéré des contraintes que
faisaient peser sur lui les contextes et projets nationaux. Libéralisme réalisé à l’échelle
mondiale. Ultilibéralisme, dans l’ultimodernité. Le néo-libéralisme, c’est le libéralisme au
temps de l’État-monde en gestation. Ce qui ne signifie pas que l’avenir lui appartient.
L'État-monde comme structuration de classe à l'échelle mondiale
L’« analyse de classe » à l’échelle du monde ne doit pas s’entendre seulement comme
une recherche de nature sociologique dont l’objet serait d’établir que les groupes
sociaux qui détiennent les capitaux ou contrôlent les mécanismes financiers
commencent à manifester une appartenance nationale problématique, un moindre
ancrage dans un État-nation particulier, une existence transnationale, dont on a vu au
chapitre précédent toute la complexité. Le « rapport de classe » donne certes lieu à
l’émergence de groupes sociaux, fluctuants du reste (que l’on songe à la « classe
ouvrière », telle que l’a suscitée le capitalisme industriel), mais il est, plus radicalement,
à prendre comme un principe de clivage, de division au sein de la société, qui se
reproduit à travers les mécanismes marchands et organisationnels du capitalisme. Or
ces mécanismes sont régulés et activés par un ordre institutionnel qui relève désormais
de la dimension mondiale. En ce sens précis, l’État-monde est le cadre ultime de la
structuration de classe.
On se bornera ici à en évoquer quelques traits.
Leur nature d’institution de classe à l’échelle mondiale, leur fonction d’exercice d’un
pouvoir mondial de classe, se cache sous l’affirmation de leur caractère simplement
naturel et rationnel. C’est ainsi que la Lex Mercatoria - cette doctrine commune des
clauses que les relations commerciales capitalistes doivent se donner selon les
diverses branches et les diverses situations particulières, et qui se trouve mise en
œuvre par des institutions privées capables de régler les conflits entre les partenaires -
doit être, en dépit de son caractère privé, comprise comme celle d’un appareil étatique,
en l’occurrence comme l’instrument de l’État-monde capitaliste.
Les grandes institutions dites « internationales », telles que le FMI, ont mis en œuvre un
programme, en réalité « mondialisant », de dilution des cadres nationaux- étatiques des
périphéries dans un espace ouvert au libre jeu des initiatives d’appropriation capitaliste.
Et ce « libre jeu » ne se déploie en réalité que comme exercice d’un pouvoir de classe,
mondial précisément. Par I’OMC et I’AGCS, les communautés nationales sont invitées à
se laisser dépouiller progressivement de toute emprise sur les moyens organisationnels
de leur existence commune. Ce ne sont pas les États qui y perdent, mais les peuples,
qui se trouvent ainsi récusés comme sujets d’initiative, comme communautés capables
d’élaborer leurs institutions publiques d’éducation, de communication, de transport, de
santé, etc.
La volonté d’inscrire le néolibéralisme dans les constitutions, comme on le voit
aujourd’hui au niveau de l’Europe, manifeste en quoi il est un « mondialisme de classe »
: un principe de reproduction sociale du clivage de classe à l’échelle du monde. Clivage
qui « libère » et reproduit à une échelle toujours plus catastrophique la logique aveugle
du profit.
Il s’agit donc bien d’un État de classe, structuré comme l’État-nation capitaliste. Les lois
qui s’imposent à travers I’OMC, les dispositifs du FMI et de la Banque mondiale, le droit
anglo-saxon, etc., viennent régler et promouvoir des rapports capitalistes, qui, en dépit
des contradictions « systémiques » notées au chapitre précédent, contribuent à unir, à
harmoniser universellement les affaires du capital. Et ce sont à la fois des classes et
des peuples qui se trouvent en confrontation, au Nord et au Sud, et entre Nord et Sud,
rassemblés, divisés ou écrasés : la lutte des peuples est une lutte de classe, et vice
versa. Il nous restera cependant à considérer, au chapitre 10 consacré à la politique de
l’altermarxisme, la très problématique convergence des deux termes, « peuple » et «
classe », qui seule pourtant peut mettre en avant une autre légalité que celle du
capitalisme.
Corrélation et contradiction
Dans le passage progressif d’une légalité internationale à une légalité mondiale, c’est-
à-dire de laquelle aucune nation ne peut se retirer et qu’elle ne peut enfreindre sans
en payer le prix, il apparaît que le « centre systémique » ne peut s’instituer ouvertement
en centre naturellement dirigeant de l’État-monde en gestation. Il ne peut faire du
monde son empire. Il ne peut agir en dehors de procédures de légitimation dont le
principe de légitimation relève désormais d’une légitimité mondiale-étatique qui le
transcende. Le monde moderne ne peut se constituer en « Empire », au sens d’un
ensemble politique dont le centre mondial-systémique pourrait s’arroger un statut de
centre mondial-étatique.
En attendant que le polycentrisme sans doute à long terme ne l’emporte, le centre
systémique a naturellement quelque possibilité de faire avaliser sa propre légalité (par
exemple, son droit anglo-saxon) comme légalité commune. Il a surtout les moyens
économiques, militaires, culturels de manipuler les institutions mondiales- étatiques.
Depuis la fondation de I’ONU en 1945, le Conseil de Sécurité, avec son dispositif de veto
entre les mains des plus « grands », l’a régulièrement emporté sur l’Assemblée des
Nations Unies. Le propre des « résolutions » de I’ ONU est que leur application est
régulièrement laissée aux nations, ou à quelque coalition ad hoc, donc au gré des plus
puissantes, qui les interprètent à leur guise.
En même temps, I’ONU, avec sa constellation d’institutions spécialisées, est aussi
apparue comme le lieu de possibles résistances. Tout comme l’a été l’État-nation dans
son développement historique, quand bien même s’y exerçait le pouvoir le plus
oligarchique. Ce n’est pas que les institutions puissent être créditées, comme telles,
d’une puissance rebelle, mais, dans leur forme moderne, même la plus aliénée, elles
reçoivent d’« en bas » l’impulsion d’une résistance et d’une prétention populaire-
globale, qui est l’élément significatif de l’étaticité mondiale en gestation.
L'État-monde comme forme de subjectivité
L’État-nation, dans son émergence historique, n’est pas, en effet, à comprendre comme
un complexe d’institutions publiques et privées. Il est tout aussi immédiatement une
forme nouvelle de subjectivité et d’intersubjectivité. S’il est indissociable de l’essor du
capitalisme, c’est au sens où le capitalisme est indissociable d’un « esprit du
capitalisme », dont Weber n’a fourni qu’une image rabougrie. Car c’est plutôt dans les
premières pages du Capital qu’il faut chercher un tel esprit, là où Marx souligne que
l’universalisation du rapport marchand sous le capitalisme va de pair avec celle du «
préjugé d’égalité ». C’est-à-dire avec la prétention d’égalité. Prétention amphibologique,
certes, puisque quand ceux d’« en haut » la disent réalisée, ceux d’« en bas » la
désignent comme l’objectif de leur lutte de classe. Sous le « différend métastructurel »,
se pose contradictoirement la
prétention commune. Dans l’esprit du capitalisme perce donc toujours le spectre du
communisme. C’est en ce sens que « les classes fondamentales » s’affirment comme
acteur historique. Et cette prétention se réalise effectivement quelque peu dans la
socialité de l’« État social », qui reconnaît aux personnes, quelles qu’elles soient, des
droits effectifs et certaines conditions concrètes pour les formes de vie auxquelles elles
aspirent.
Voilà ce qui se trouve remis en cause dans le chamboulement néolibéral, destructeur de
l’État social et des conquêtes populaires du XXe siècle. Mais la même prétention «
moderne » ne peut pas ne pas se réitérer à l’échelle mondiale, qui est désormais aussi
celle du capitalisme. Pas plus que l’État-nation, l’État-monde, qui en est l’ultime avatar,
n’est simplement à comprendre comme un ensemble d’instances officielles, les «
institutions internationales » : il fait corps avec un certain mode d’être de la subjectivité
et de l’intersubjectivité. Il existe, comme toute institution au sens propre, dans les
individus, et comme rapport entre les individus. Par lui s’exerce, en dernière instance,
un pouvoir sur des individus (les « droits de l’homme » sont à son programme). Mais, en
tant qu’institution moderne, il s’exerce censément au nom de tous, déclarés libres,
égaux et rationnels. Il porte, lui aussi, la référence métastructurelle.
La métastructure n’est, il est vrai, jamais posée que dans des conditions dans lesquelles
elle se trouve renversée en son contraire. La règle méta/structurelle - selon laquelle la
structure capitaliste, qui ne s’établit sur la référence à une métastructure rationnelle et
raisonnable qu’en la retournant en son contraire, ne peut cependant jamais cesser de
l’invoquer - trouve à l’échelle du monde sa vraie dimension. En ce sens, à partir du
moment où se profile un État-monde, la prétention métastructurelle affecte certes
jusqu’à la relation systémique entre les États ; et c’est ce que signifie l’interdiction de
toute guerre, constitutive de la naissance de I’ ONU. Mais l’ordre métastructurel de la
prétention à l’échelle mondiale est d’autant plus faible que l’État-monde reste
étroitement corrélé avec le système du monde. Il est donc bien difficile au peuple-
monde de faire entendre sa voix. Il reste que personne ne peut aujourd’hui
publiquement nier que les questions les plus cruciales pour le présent et l’avenir - celles
de l’écologie, des droits humains fondamentaux, de la sécurité collective, de
l’investigation scientifique de la nature - relèvent d’une égale responsabilité entre tous
les humains. Et cela au-delà de toutes les frontières. Toute prétention de propriété et
d’appropriation, privée ou nationale, porte sur un patrimoine, qui de quelque façon se
donne, de part en part, comme commun. L’État-monde, encore beaucoup plus virtuel
que réel, et pour longtemps encore en proie au système impérialiste du monde, n’est
donc pas à comprendre comme une
utopie ou comme une idée régulatrice. Il se trouve inscrit dans la tendance observable
de l’histoire humaine. L’humanité en vient, comme à reculons, à se reconnaître comme
une communauté politique au sens de l’État-nation. Ce terme ultime ne définit pas un
projet à mettre en œuvre, mais beaucoup plus modestement, les conditions actuelles
d’une lutte, qu’il nous reste encore à définir, comme lutte de classe en même temps que
lutte des peuples.
Notes du chapitre
[1] î Cette théorie, qui lie système du monde et État-monde, a fait l’objet d’une première
esquisse dans JB, Théorie générale, p. 233-306, et d’un nouveau développement dans
JB, Explication et reconstruction du Capital, p. 265-274. La parution annoncée du livre
de Judith Butler et Gaytari Spivak (L’État global, Paris, Payot, 2007) témoigne que l’idée
d’un État mondial commence à s’imposer. Vaste chantier théorique. On notera
cependant qu’il s’agit ici non pas simplement d’un État, mais d’un « État-monde »,
renvoyant spécifiquement, et paradoxalement, au concept d’État-nation.
[2] î É. Balibar, I. Wallerstein, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, Paris, La
Découverte, 1988. Il s’agit là d’un livre pionnier à bien des égards, et sur lequel on
reviendra au chapitre 10.
[3] î É. Hobsbawn, Nations and Nationalism since 1780, Programme, Myth, Reality,
Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
[4] î L’analyse ici proposée, qui se réfère aux « tendances » qui sont celles du
capitalisme, se tient à distance de tout évolutionnisme, et de la problématique classique
d’une séquence historique de « modes de production ».
[5] î On se reportera à l’ouvrage en deux volumes : I. Wallerstein, Le système du monde
du XVe siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 1980 et 1984. L’original anglais (The
Modern World-System, New York, Academic Press, 1974) comporte un troisième
volume. Du même auteur, deux ouvrages d’ensemble : Le capitalisme historique, Paris,
La Découverte, 1979 ; Comprendre le monde, Paris, La Découverte, 2004. Voir aussi S.
Amin, L’accumulation à l’échelle mondiale, Paris, Anthropos, 1970. Il s’agit aujourd’hui
d’un important courant de recherches. Notre analyse s’appuiera entre autres sur G.
Arrighi, The Long Twentieth Century, Londres, Verso, 1994.
[6] î On trouve sous l’étendard postcolonial des recherches de nature et d’orientation
diverses. L’insistance porte généralement sur la place centrale que l’Occident s’arroge
dans une histoire universelle ad hoc. Sur un évolutionnisme spécifique, qui fait culminer
l’histoire humaine sur l’émergence des États-nations de type européen, considérés
comme les lieux d’où sont parties les « lumières » universelles porteuses des messages
de liberté, égalité, tolérance, citoyenneté, sous l’égide de la raison, etc. On s’efforce ici
de construire un schème de la modernité selon lequel cette configuration imaginaire, qui
est effectivement le berceau de la métaphysique occidentale, apparaît comme
immédiatement liée à la réalité de son contraire. On ne se contente pas de reprendre la
critique marxiste classique qui manifeste le renversement de ces idéaux en rapports de
classes. On double cette critique d’une autre, que l’on peut dire « postcoloniale », si l’on
entend par là la reconnaissance du fait que la « décolonisation » ne met nullement un
terme à un rapport de domination « coloniale » consubstantiel à la forme moderne de
société. C’est là tout le sens de l’articulation « structure » (de classe) / « système » (du
monde), dont l’unité forme la configuration moderne comme telle, la modernité sociale.
En qualifiant d’« impérialiste » la relation systémique, nous incluons la critique
postcoloniale dans une critique du capitalisme, par contraste avec le différentialisme
culturel dans lequel elle tend parfois à s’exprimer.
[7] î Voir notamment les ouvrages d’I. Wallerstein et G. Arrighi cités ci-dessus.
[8] î Der Begriff des Politischen, Berlin, 1928. Traduction française : La notion de
politique, Paris, Flammarion, 1992 (p. 95 et s.).
Changer le monde
Présentation
Le « néomarxisme », présenté dans la troisième partie de cet ouvrage, se proposait de
reconstruire sur ses deux piliers l’édifice conceptuel hérité de Marx : si l’on veut
comprendre le « mode de production capitaliste », et plus généralement la logique de la
forme moderne de société qui en constitue le contexte, le facteur organisation est à
prendre en considération au même titre que le facteur marché. Il en découle notamment
une compréhension plus réaliste de la structure de classe : une bipolarité du côté des
classes dominantes, propriétaires
capitalistes/cadres et compétents, une unité des classes fondamentales, fragmentées
cependant selon la diversité de leurs rapports aux relations marchandes et
organisationnelles.
L’« altermarxisme », esquissé dans la quatrième partie, envisage non plus la structure
de classe, telle qu’elle a pu se réaliser dans le cadre des États-nations, mais le monde
comme « totalité ». Celle-ci se donne d’abord dans la forme du système du monde,
selon son asymétrie centres/périphéries, auquel fait écho l’expression, aujourd’hui plus
courante, « Nord/Sud », et dont on a analysé le caractère foncièrement impérialiste.
Nous avons, d’autre part, montré comment cette configuration internationale, qui
constitue l’envers de la forme État-nation, venait, aujourd’hui, se doubler d’une nouvelle
structuration, émergeant encore imperceptiblement mais déjà active : celle d’un État-
monde. Il s’agit là de deux figures entremêlées, qui définissent, dans leur co-
imbrication, la condition de l’humanité moderne, tout à la fois en proie à l’impérialisme et
engagée dans un processus nouveau par lequel elle se constitue, bon gré, mal gré,
selon une logique étatique unifiée. Au-delà des relations internationales commence
ainsi à s’élaborer une structure proprement mondiale, où l’on retrouve nécessairement
les affrontements de classe dans la forme décrite par l’analyse néomarxiste.
On saisit la continuité profonde de la démarche qui conduit du néo- à l’altermarxisme.
On se rappelle le programme de Marx : « Les philosophes ont jusqu’à présent, de
diverses manières, interprété le monde, il s’agit maintenant de le transformer. » Il nous
reste donc, dans cette dernière partie, à tirer les enseignements politiques de cette
reconstruction théorique. Au-delà de la faillite des régimes du socialisme réel, le
néolibéralisme a entrepris d’achever la destruction systématique de tout ce qui se
donnait et se donne encore sous le nom de socialisme : une liquidation radicale qui
menace des acquis sociaux et politiques issus d’une lutte séculaire. Mais ce qui motive
aujourd’hui une refondation, ce ne sont pas seulement ces atteintes, si graves soient-
elles. C’est la nouveauté même du monde et des défis qu’elle porte à l’espèce humaine,
auxquels le marxisme classique, en raison de certaines déficiences qui lui sont
inhérentes, ne peut suffire à répondre.
On cherchera donc ici à esquisser une ligne politique générale, qui soit à la hauteur des
questions posées au double plan du néo- et de l’altermarxisme. Ligne théorique, qui
n’excédera pas ce qui peut se déduire de l’investigation analytique conduite à ce point.
Mais qui entend pénétrer dans le concret le plus immédiat d’une lutte comprise comme
celle d’organisations politiques et de mouvements sociaux, dont les fondements sont
différents et qui doivent pourtant converger dans une dynamique transformatrice. Il
s’agira de tenter de penser ensemble une lutte des classes fondamentales, une lutte
des peuples opprimés, dans ce que l’on désignera au terme comme une « politique de
l’humanité ».
On ne proposera ici aucun schéma constructiviste, évoquant des étapes ou des
échéances, ni aucune spéculation sur le caractère paisible ou violent des processus à
venir. Mais les questions d’arrière-plan sont extrêmement concrètes.
Comment, au-delà de la crise des partis classiques, les classes fondamentales
peuvent-elles trouver une unité qui leur permette de repartir à l’offensive ? Qui sont les
adversaires et qui sont les alliés potentiels ? Et comment traiter les uns et les autres ?
Comment peuvent s’unifier, à l’échelle mondiale, les dynamiques émergeant de partout,
depuis les mouvements de résistance et d’organisation populaires à la base contre
l’universelle domination du capital, jusqu’aux luttes des nouveaux continents en voie
d’unité contre l’hégémonie des États-Unis et de leurs satellites ? Comment l’humanité
se constitue-t-elle comme communauté politique ? Comment peut-elle, comme un seul
peuple, considérer lucidement son avenir ?
Chapitre 9. Politiques du néomarxisme
Considéré au sein de chaque État-nation, le champ politique est d’abord balisé par les
structures de classe. C’est sur ce terrain que se déterminent les compromis et luttes qui
impriment aux dynamiques sociales leurs lignes directrices historiques. Tout n’est pas «
classe » dans les rapports sociaux, loin de là, mais les rapports de classe remodèlent à
leur manière et instrumentalisent toutes les autres formes de domination.
À l’encontre des orientations fondées sur l’idée que les clivages anciens s’effaceraient
au profit d’un continuum social, ou qu’une critique sociale radicale devrait désormais se
référer à d’autres principes, comme ceux de l’« exclusion », nous tenterons ici de définir
une politique fondée sur l’analyse de la structure de classe. Nous procéderons en
quatre étapes. La première revisitera la problématique d’un sujet politique
potentiellement universel, que le marxisme classique désignait sous le nom de «
prolétariat » ou de « classe ouvrière », et que nous réinterpréterons dans les termes
d’une union des classes fondamentales. La seconde en viendra à la question désignée,
depuis Gramsci, comme celle de l’« hégémonie » : cette capacité qu’ont les classes
dominantes à diriger une société en obtenant l’assentiment de ses membres. Nous
tenterons de pousser plus loin l’investigation gramscienne en nous fondant sur notre
approche selon laquelle, dans la société capitaliste, la domination s’exerce à travers
deux forces sociales : d’une part les capitalistes, de l’autre les cadres et compétents. La
troisième section défendra la thèse d’une « alliance » des classes fondamentales avec
ces derniers en vue d’éliminer les premiers. Nous reprendrons en ce sens la discussion
sur la signification du couple droite/gauche, qui tient le devant de la scène politique. La
dernière section explorera les dimensions politiques et économiques de la lutte contre
les capitalistes, et analysera l’alliance avec les cadres et compétents comme une «
alliance de classe en vue d’une société finalement sans classe ».
I - La politique d'union : un sujet pluriel
Le marxisme classique et la classe ouvrière
Rappelons les termes de ce « grand récit » qui vient, en quelque sorte, doubler
l’analyse théorique de Marx. Le développement du capitalisme produit un prolétariat
dominé et exploité, mais de plus en plus nombreux et instruit, rassemblé dans la grande
entreprise. Il en viendra irrésistiblement à arracher la production à la propriété privée, et
parviendra à l’organiser de façon concertée, de sorte que les dominations de classe
s’en trouveront définitivement dépassées. La société, réconciliée avec elle-même,
pourra alors s’engager dans une ère nouvelle d’émancipation. Telle est du moins la
potentialité que Marx identifie au cœur du système capitaliste. Il désigne ainsi le
prolétariat industriel comme le sujet historique central, agent d’une histoire désormais
universelle.
Dans le marxisme du XXe siècle, héritier de ces analyses, la classe ouvrière a
effectivement joui d’une telle centralité. Elle constituait une masse cohérente, au contact
direct de la plus-value et des intérêts des capitalistes détenteurs de la propriété, d’où sa
position de pivot, de fer de lance et d’avant-garde. Les travailleurs des services publics
partageaient, dans leur rapport à l’État employeur, certaines conditions analogues. Et
c’est bien en effet cette dynamique révolutionnaire, qui fut à l’œuvre dans le «
mouvement ouvrier » au nom du « socialisme ». Cette puissance, qui s’est d’abord
manifestée en Europe, s’est régulièrement affirmée ailleurs dans le monde, souvent sur
une échelle plus large encore. Partout où se développait le capitalisme industriel, la
classe ouvrière retrouvait les mêmes conditions d’exploitation et de rassemblement, et,
comme spontanément, les mêmes schèmes de résistance.
Le mouvement ouvrier - promoteur du « socialisme dans le capitalisme », dont le
compromis social-démocrate a marqué le point culminant - a été le principal artisan de
la transformation des conditions de travail et des modes de vie du salariat. On a vu, au
chapitre 3, au prix de quelles luttes sociales s’est affirmé le compromis social-
démocrate. Et ce processus historique est aussi à mettre en relation avec l’émergence
de l’Union soviétique comme puissance majeure, quelles qu’aient été sa nature de
classe et ses ambitions de contre-empire. Les résultats ultimes, on le sait, furent divers.
Dans leur forme radicale, celle du socialisme réel, les trajectoires révolutionnaires se
sont inexorablement soldées par la constitution de nouveaux systèmes de classe. Au
total, le mouvement ouvrier, pris dans son ensemble et dans la diversité de ses effets, a
marqué profondément le XXe siècle. Mais, appréhendé avec le recul du temps, au seuil
du XXIe siècle, il est loin d’avoir tenu ses promesses. Ses victoires mêmes lui ont, le
plus souvent, été ravies. Aux yeux de beaucoup, le prolétariat a définitivement perdu la
partie : le grand sujet aurait tout simplement disparu de la scène de l’histoire.
La problématique de classe dont Marx est l’initiateur n’est cependant pas liée à cette
forme contingente. Elle est de portée beaucoup plus générale. La critique que nous
en avons faite demeure circonscrite. Elle aboutit à relancer l’approche marxienne, à la
prolonger et à la reconstruire sur une base plus large.
À l’héritage marxien est essentielle l’idée que le mouvement de l’histoire n’est pas à
comprendre à partir des vues d’une élite éclairée, ni de la pure interaction d’actions
individuelles livrées au hasard de leurs effets. Mais que les hommes, en dépit de la
périodique remise en jeu de toutes choses par les bouleversements technologiques
successifs - c’est-à-dire en dépit de la finitude qui borne leur horizon -, peuvent former
des projets collectifs. Et que l’humanité, dans le temps qui est le nôtre, peut se donner
une perspective universelle, qui ne saurait procéder que de la puissance de la «
multitude »[1] des gens ordinaires dont le travail donne chaque jour la vie au monde. Le
prolétariat industriel n’était que la figure passagère d’un spectre qui ne cesse de hanter
notre modernité.
La perte de centralité de la classe ouvrière
Si la classe ouvrière, au sens ancien, a potentiellement disparu, ou du moins perdu sa
centralité, ce n’est pas que les ouvriers, les salariés producteurs de marchandises ou de
services, diminuent en nombre au plan mondial. Il s’agit d’un processus historique
complexe, qui comporte au moins deux vagues successives.
D’une part, ainsi qu’on l’a vu au chapitre 3, l’émergence d’un capitalisme organisé, a
entraîné, à partir du début du XXe siècle et surtout dans l’après-guerre, la transformation
corrélative des structures du salariat. La division entre cols blancs et cols bleus, illustrée
par de nombreux travaux, comme ceux de Wright Mills 121, a déterminé un profond
clivage entre deux types d’identité sociale et d’anticipation d’avenir. Plus généralement,
la classe ouvrière s’est trouvée insérée dans un salariat beaucoup plus vaste et
diversifié. Dans les pays les plus avancés techniquement, la transformation des
conditions de travail a détruit les spécificités du travail matériel de production 131.
D’autre part, au tournant des années 1970 à 1980, le néolibéralisme a contribué à
changer considérablement la donne. Dans un nouveau contexte technologique,
financier et politique, les ferments de l’unité de la classe ouvrière sont entrés en
dissolution. On observe par ailleurs au sein de la grande entreprise de profonds
changements structurels - division des unités de production, développement des
pratiques de sous-traitance -, dans un contexte d’ouverture des frontières commerciales
et financières. Mais il ne s’agit pas là simplement d’aménagements techniquement
nécessaires, liés au développement des forces productives. Ils illustrent aussi le fait que
les classes capitalistes, notamment à partir de grands
affrontements comme ceux de 1968, ont su réagir au danger 141. Là où les travailleurs
restaient concentrés dans des configurations potentiellement menaçantes, la production
a été reconfigurée de façon à laminer tout ce qui pouvait être principe d’union et de
solidarité. Une part croissante des salariés se trouve privée de la perspective d’un
emploi assuré de longue durée. Des clivages décisifs se sont introduits entre emplois
professionnels stables, emplois précaires, et chômeurs chroniques, entre nationaux et
non-nationaux. « Déstructuration et décomposition du groupe ouvrier » 151. Le statut des
travailleurs indépendants s’est aussi fragilisé. À mesure que l’on s’éloigne des pays du
centre, la masse du travail précaire et informel croît vertigineusement. Partout,
l’instrumentalisation du chômage et de la précarité, la mise en concurrence des
travailleurs du monde entier et la menace des délocalisations placent les travailleurs
dans une position de faiblesse, où le souci de préserver l’emploi et le revenu, si faible
qu’il soit, détruit les velléités de revendications collectives identitaires.
La première et la seconde contradiction
L’approche du marxisme classique est centrée sur la contradiction entre les capitalistes
et les travailleurs, qui se voient extorquer une part de leur produit. Sa visée ultime est
l’établissement d’une société où les fruits du travail seraient « équitablement » répartis
entre tous. Cette figure du capitalisme « prédateur » combine deux idées distinctes.
D’une part, elle évoque le train de vie somptuaire propre aux classes capitalistes, et que
le néolibéralisme a largement amplifié, face à l’infinie misère des périphéries, sans
parler de la population défavorisée des pays riches. D’autre part, elle souligne que
l’accumulation du capital n’a d’autre base que l’appropriation du surplus ; et cela
demeure assurément le pivot de toute analyse économique et sociopolitique se
réclamant du marxisme.
Il est cependant une seconde dimension, centrale dans la conceptualité de Marx, dont
le marxisme classique ne prend pas toute la mesure. L’exploitation capitaliste, en effet,
n’est pas seulement à comprendre comme l’extorsion d’un surplus, produit par le
travailleur salarié. Elle s’exerce, on l’a vu, selon une logique particulière, qui est celle de
la « richesse abstraite ». La concurrence, sur les marchés des biens et ceux des
capitaux, impose à chaque entreprise capitaliste une pure logique de rentabilité, et cela
quelles qu’en soient les conséquences sociales, culturelles et environnementales. La
fixation de normes de rentabilité, telles que le fameux 15 % néolibéral sur lequel chaque
entreprise devrait s’aligner, n’en est que le dernier avatar.
De là surgit ce que nous désignons comme la « seconde contradiction » du capitalisme,
cette fois entre les capitalistes et la population (l’humanité) dans son ensemble, en proie
aux tendances destructives d’une logique de profit qui tend à s’autonomiser. Le
capitalisme n’est pas seulement prédateur : il est destructeur. Il entraîne l’humanité et la
planète sur des trajectoires écologiques inquiétantes et irréversibles, sauf à modifier
radicalement nos modes de production et d’existence. Or, cette seconde contradiction
du capital n’affecte pas seulement les relations nouées dans le rapport salarial : elle
concerne la population dans son ensemble. La lutte de classe au sens étroit se fond par
conséquent dans une configuration plus vaste, dans le mouvement de cette multitude,
dont il reste à établir le concept. On retrouve ici la thématique mise en avant par Toni
Negri, évoquée ci-dessus. Mais, plutôt que dans une tradition théologico-politique, on
l’ancrera dans une conceptualité économique et politique qui réactive le potentiel
analytique hérité du marxisme.
La réflexion autour de cette seconde contradiction a certes derrière elle un long passé,
divers et bariolé. Et il est un peu vain de se demander si cela est intérieur ou extérieur
au marxisme. Citons : la « théorie critique » de l’école de Francfort, la « critique de la vie
quotidienne » de Henri Lefebvre, le situationnisme, le surgissement libertaire de 1968,
les mouvements pacifistes, régionalistes, communautaires, etc. On retrouve cette
inspiration, parfois inconsciente d’elle- même, dans certaines formes radicales de
l’anticonsumérisme. Elle affronte plus directement les « abstractions » de l’organisation
dans toute la critique sociale concernant le traitement des marginaux, des handicapés,
des malades mentaux, des prisonniers, etc. Il est clair que les mouvements sociaux
concernés par cette seconde contradiction, notamment les luttes féministes et
écologiques, qui en furent les vecteurs majeurs, se sont largement développés en
marge du marxisme. Il conviendra de se demander pourquoi.
La question écologique
La démonstration la plus éclatante de cette seconde contradiction est donnée dans la
question écologique. Marx - auquel nous avons fait tant de reproches, mais c’est ici le
moment, peut-être inattendu, de le justifier face à ses détracteurs - est le véritable
fondateur de l’écologie politique, en ce sens qu’il en fournit les fondements théoriques. Il
l’est dans cette centralité, cette spécificité essentielle, qu’il attribue au caractère abstrait
de la production capitaliste. C’est là l’objet même du chapitre VII du livre I, central à cet
égard, intitulé « La production en général et la production
capitaliste ». Le capitalisme, explique Marx, est un productivisme, parce qu’il n’est pas
tourné vers la production de « valeurs d’usage socialement utiles », comme le serait
censément une logique de marché : il ne produit des valeurs d’usage que pour la mise
en valeur du capital qui peut en résulter. C’est cela pour lui « produire ». Et le pouvoir
qu’il en tire lui permet de déterminer ce qui sera socialement entendu par utilité : tout
produit, toute production rapportant du profit.
C’est donc bien Marx qui élabore le concept d’une forme de production dont la
dynamique est destructrice. Il est vrai que dans bien des sociétés antérieures l’action
humaine a « détruit la nature ». Mais les formes de domination précapitalistes sont
orientées vers l’accumulation de richesses concrètes, instruments de prestige ou de
puissance. Le capitalisme est tourné vers une richesse abstraite, immédiatement
disponible. De là son potentiel de destruction, qui s’exprime dans la dynamique
incontrôlée des forces productives caractéristiques de cette forme de production. En ce
sens il se détourne spécifiquement des valeurs d’usage socialement utiles et de la
gestion des ressources communes de l’humanité.
Sur l'interférence des contradictions sociales dans le capitalisme
Nous avons, jusqu’à ce point, évoqué des rapports de classes. Nous avons montré que
le capital - si l’on entend par là la logique sociale du capitalisme - entretient, au-delà
même de son rapport au travail, une relation à la population dans son ensemble. Et l’on
sait que les « rapports de classe » les plus immédiats sont impliqués dans le « système
du monde » capitaliste.
À cette prégnance des rapports de classe, on oppose parfois que le clivage désormais
le plus décisif ne passe plus entre les classes, mais entre ceux que rassemble le
rapport de classe et ceux qui en sont exclus161. Il semble pourtant difficile d’aborder la
situation contemporaine en ces termes. Si, en effet, l’exclusion, la pauvreté
d’aujourd’hui, ne se confond pas avec celles des temps jadis, la raison en est en effet
qu’elle se rattache aux facteurs modernes de classe, marché et organisation, en ce
qu’ils ont en propre de posséder un extérieur. Celui-ci se révèle dès que l’on se trouve
dépourvu de toute propriété à faire valoir efficacement sur le marché, comme le sont, de
nos jours, des centaines de millions d’ex-paysans, ou de toute compétence socialement
reconnue pour le travail organisé, comme le sont ceux dont le savoir est disqualifié ou le
langage non reconnu. La situation des exclus et celle des inclus se trouvent donc
définies par les mêmes rapports de classe. C’est aussi pourquoi peuvent s’établir entre
eux des liens de solidarité.
Aux rapports de classe pourtant ne se limite pas la complexité sociale. Ces concepts
de la tradition marxiste, qui se rattachent à la théorie des modes de production évoquée
au chapitre 1, ne suffisent pas à rendre compte immédiatement de la multiplicité des
solidarités qui s’éprouvent et se construisent dans les contextes divers : rapports
sociaux de sexe, profession, génération, variété des traditions culturelles ou religieuses,
renvoyant à une historicité ancienne, orientation sexuelle. Les catégories du
matérialisme historique - dont relève le concept de « classe » ici utilisé -, ne définissent
en quelque sorte que des « méta-rapports sociaux », qui viennent déterminer ces
relations plus particulières ou ces conditions anthropologiques plus générales
qu’étudient les sociologies. C’est dans ces contextes que la domination capitaliste
trouve ses éléments concrets, ses formes d’expression, ses dispositifs ancestraux
disponibles. Et c’est là aussi que s’affirment les subjectivités sociales qui l’affrontent.
Les luttes de classe, pour cette raison, sont traversées par toute une conflictualité
sociale dont les motifs s’enracinent immédiatement dans d’autres relations que celles
qu’elles définissent. Insurrection de la jeunesse, fierté homosexuelle, défense de la
dignité communautaire. Liste ouverte.
Parmi ces rapports sociaux irréductibles à des rapports de classe, mais toujours
intimement co-imbriqués en eux, les rapports sociaux de sexe sont assurément les plus
importants. Ils constituent l’autre partie constitutive d’un programme général d’une
étude de la société. Or il n’existe pas à ce jour de méta-théorie fondant l’analyse des
rapports de classe et celle des rapports de sexe sur des concepts premiers communs,
formant une théorie unifiée (qui serait, par exemple, le marxisme !). On doit donc se
contenter de penser l’interférence entre eux : leur coimbrication171. Mais cela veut dire
que l’on ne peut parler ni des dominations capitalistes ni des luttes de classe sans les
examiner dans leur forme sexuée. Et que l’on ne peut non plus examiner les luttes des
femmes en dehors de leur implication dans les rapports de classe. On se contentera de
renvoyer ici à la recherche féministe contemporaine, qui trouve, mieux que par le passé,
sa relation implicite au marxisme. On retrouvera ces analyses, en termes de classe, «
race » et genre, au chapitre 10181.
La problématique néomarxiste pourrait, dans ce contexte, apporter sa contribution. Elle
vise, on le sait, à remettre le marxisme sur ses deux pieds : elle compte l’organisation, à
côté du marché, comme l’autre facteur moderne de classe. La distribution des acteurs
dans les hiérarchies d’organisation et d’encadrement selon des titres de « compétence
» sociale supposée ne relève pas seulement - pas plus que celle du marché - de luttes
interindividuelles : elle répond à une structuration de classe qui se reproduit. Comme l’a
souligné Bourdieu, cette lutte des places est à
comprendre comme lutte de classe191.
Or, cet « arbitraire » de la compétence, de sa définition sociale dont parle Bourdieu,
s’entend au premier chef de la distribution entre les femmes et les hommes. C’est à
travers ses deux facteurs caractéristiques (marché et organisation) que le capitalisme
réactive une domination masculine ancestrale. Cela vaut en effet pour le marché, pour
la marchandisation particulière du corps féminin comme corps au travail ou corps de
plaisir. Cela vaut aussi pour l’autre facteur, hiérarchique, lié à l’organisation. Quand bien
même l’égalité juridique s’impose formellement entre les sexes au regard de la propriété
sur le marché, la discrimination retrouve d’autres ressorts dans le pôle organisationnel
de la domination moderne - et cela suffit du reste à neutraliser l’égalité au regard de la
propriété. La lutte des femmes prend ainsi, entre autres, la forme d’une lutte pour la
reconnaissance de leur compétence sociale. Sur ce terrain, en effet, les femmes se
trouvent assignées à des emplois qui transposent leurs positions dans les contextes
domestiques - que le capitalisme a souvent encore détériorées par la frontière plus
nette qu’il établit entre privé et public. Leurs compétences, très réelles, socialement
acquises dans ces contextes, sont assimilées à des qualités supposées naturelles,
propres à une essence féminine, et les prédisposant à ce qu’on appelle désormais le «
care ». L’oppression ancestrale se poursuit ainsi sous une forme qui relève du potentiel
du facteur de classe organisationnel propre à la société moderne. Et qui, du reste, ne
s’applique pas seulement aux femmes. C’est pourquoi aussi leur lutte se relie à
d’autres, tournées contre l’arbitraire discriminatoire social, à base ethnique par exemple.
Par là également se comprend que la lutte des femmes n’est cohérente avec elle-même
que dans la mesure où elle considère de façon critique les conditions de classe qui
s’attachent à toute position de compétence socialement supposée. En ce sens aussi, la
lutte de classe traverse les luttes des femmes.
Le marxisme classique face à la seconde contradiction et à l'interférence des
contradictions sociales
Il a manqué au marxisme, dans ses formes politiques surtout, de donner toute sa
signification à la seconde contradiction, pourtant aussi importante que la première. Il la
perçoit bien sûr. Il l’exprime dans divers thèmes comme ceux de l’aliénation du
travailleur ou de l’anarchie du capitalisme. Mais sans la thématiser d’une façon
conceptuellement cohérente. Et cela se manifeste dans les pratiques inspirées du
marxisme, qui ont souvent suscité, en conséquence, les critiques d’ouvriérisme ou de
productivisme.
Il reste donc à se demander pourquoi le marxisme classique n’a pas su lire son corpus
de référence. La raison n’en est évidemment pas son manque d’aptitude philologique : il
doit y avoir à cela des raisons historiques et sociologiques. Car il s’agit de savoir
pourquoi ceux qui se réclamaient du marxisme ont été notamment si indifférents à la
question écologique.
Il ne suffit sans doute pas de dire que les mouvements populaires avaient des
préoccupations plus immédiates. Aussi bien dans le socialisme réel que dans le
socialisme à l’occidentale, le « socialisme dans le capitalisme », le mouvement ouvrier
s’est inscrit dans une époque où la croissance et le développement apparaissaient
comme des tâches prioritaires. Cela était encore accentué dans les contextes d’une
situation originelle d’« arriération ». Mais on doit pourtant se demander pourquoi les
préoccupations relatives à la préservation de la planète sont restées à ce point
secondaires. Notre analyse appréhende le capitalisme comme un rapport de classe qui
confère à la logique marchande une orientation vers une richesse abstraite
d’accumulation de pouvoirs sur pouvoirs quelles qu’en soient les conséquences sur les
humains et la nature. Si le mouvement ouvrier n’a pas su rompre avec ces logiques, il
doit y avoir à cela des raisons qui tiennent à sa relation sociale à l’organisation. En effet,
le marché n’a pas ici le monopole : un mode de domination fondé sur l’autre facteur de
classe, l’organisation, présente, on l’a vu notamment au chapitre 6, une faculté
analogue. Un refoulement spontané de la question écologique se rattachait à
l’imaginaire prométhéen d’un pouvoir de classe organisé. Un imaginaire
d’organisateurs, comme le socialisme réel en fit la démonstration dramatique.
Les temps ont changé. Toutes les problématiques contemporaines se réclamant du «
socialisme » privilégient la dimension écologique et, d’ailleurs, féministe. Ces questions
ne sont plus vraiment pour le marxisme des objets marginaux laissés à d’incertains
compagnons de route. Mais la synthèse entre les problématiques théoriques tarde à se
réaliser. Or, le statut théorique de cette nouvelle thématique est bien celui de cette
seconde contradiction : le capitalisme n’est pas une simple machine à exploiter et à
extorquer un surplus, comme l’étaient les systèmes de classes antérieurs, car il est
orienté vers une richesse abstraite, le profit : accumulation illimitée de pouvoirs sur les
hommes et les choses, concentrés entre des mains aveugles dont le potentiel a été
multiplié au centuple. Son efficience est destructrice. La contradiction capital/travail est
donc indissociable des autres, qu’elle traverse. Et la lutte de classe est par contrecoup à
comprendre comme une lutte concrète pour la défense de toutes les valeurs de la vie, à
commencer par la vie quotidienne, de la culture, pour la préservation de la nature, pour
l’égalité des sexes,
etc.
Il faut bien reconnaître que le marxisme n’a pas su devancer la prise de conscience des
urgences que recèle cette seconde contradiction. Pour des raisons qui tiennent aux
conditions de classe de son émergence historique, il n’a pas décelé le trésor de guerre
conceptuel que contenait potentiellement l’héritage marxien. Il a longtemps considéré
l’écologie comme une préoccupation secondaire, et les écologistes comme une
population étrangère, avec laquelle il ne pouvait avoir que des relations diplomatiques.
Et il en a été de même des luttes contre la domination masculine. Une incapacité à
s’impliquer dans ces mouvements, lourde de conséquences.
L'unité des classes fondamentales : partis et mouvements
Si l’on considère le capitalisme selon sa logique d’abstraction, c’est-à-dire du point de
vue de ses innombrables et incomparables méfaits, on comprend que les oppositions
qu’il rencontre sont d’emblée disparates, décalées, désaccordées. Sa sauvagerie sera
perçue à travers des atteintes, injures et souffrances qualitativement incomparables,
selon qu’elles portent sur la santé, la dégradation des espaces de vie, l’embrigadement
mercantile, l’identité personnelle, l’inégalité entre sexes, etc. Chaque composante de la
population, chaque couche ou strate, chaque pièce du puzzle social se trouve, en effet,
frappée par des atteintes diverses, dissemblables, toujours singulières. Chacune d’elle
réagit à sa façon, spontanément discordante, et souvent exclusive : sourde résistance,
révolte sans lendemain, association particulière, corporatisme, lobbying, irruption dans
une conjoncture favorable : diversité inéluctable des « mouvements sociaux ».
Bref, le capitalisme frappe à l’aveugle. Et c’est de la réponse à ses coups que naissent
les luttes qu’il faut faire converger. Dans l’idéal, pourrait-on dire, il s’agit, bien sûr,
d’imposer des conditions dignes d’emploi, d’éducation, de santé et d’existence, unifiées
par des normes communes. Mais la lutte sociale émerge nécessairement de conflits
désordonnés et imprévisibles. Elle exige une capacité encore inédite de traduire les
unes dans les autres, des luttes qui s’ignorent.
À cela se rattache aujourd’hui la question d’unir partis et mouvements dans une force
cohérente et connivente.
Le « parti », au sens général de l’organisation politique comme telle, et quelle qu’en soit
la forme, des classes fondamentales, a pour vocation la lutte d’ensemble - même s’il
n’en a pas, ou n’en a plus, le monopole, comme le montrent les synergies créées par
les forums sociaux qui refusent cependant de ce constituer en « mouvement des
mouvements » (encadré 5). On comprend qu’un tel parti ne puisse plus être pensé à
partir d’une classe ouvrière au sens traditionnel. Ni qu’il faille le décliner nécessairement
au singulier. Sa caractéristique d’organisation politique des classes fondamentales, plus
ou moins fédérative ou unifiée, est cependant l’exigence, généraliste, de déterminer des
stratégies propres à les rassembler dans leur totalité. Cela concerne bien entendu ce
que nous avons désigné comme la « première contradiction » : le rapport de classe que
les travailleurs entretiennent avec le capital à travers ces facteurs de classe que sont le
marché et l’organisation, par quoi se définissent notamment les relations d’emploi et de
revenu. Rapports de classe qui traversent tout l’espace économique et politique,
jusqu’aux institutions étatiques. Mais la fonction généraliste lui impose tout autant d’être
le facteur de convergence de toutes les formes de lutte qui s’attachent à la « seconde
contradiction ».
Autour de la seconde contradiction cependant (et sans qu’il y ait de frontière absolue,
comme on le voit dans le cas des syndicats) s’organisent plus spécifiquement, dans leur
diversité hétérogène, des « mouvements ». Où l’on retrouve aujourd’hui toutes les
mouvances qui excèdent le marxisme classique. Pourquoi s’engage-t-on dans toutes
ces associations, syndicats, réseaux, collectifs éphémères sur les terrains les plus
divers de l’éducation, de la santé, de l’information, des prisons, de la culture, du
handicap, de l’enfance, du sport, de l’écologie, des sans-toit et des sans-papiers, des
illettrés et des affamés ? Contre la domination masculine, le racisme ou l’homophobie ?
L’entreprise et la cité, d’où ont surgi les partis, sont bien sûr toujours les premiers lieux
de vie, de solidarité et de lutte sociale. Mais, de plus en plus, dans une complexité
sociale mouvante, chacun relève de multiples transversalités, dans lesquelles il retrouve
son semblable, frappé comme lui, et avec lequel il peut lutter, gagner.
Ce qui est nouveau, masqué sous la désaffection à l’égard du communisme ou du
socialisme, c’est que la critique sociale du capitalisme se transfère activement dans
tous les pores de la société. Et que tant de gens engagés sur le créneau qui les motive,
comprennent graduellement que leur lutte a des conditions politiques globales. La lutte
contre le capitalisme, ce n’est pas seulement la lutte contre ses causes profondes et
générales : elle n’est rien en dehors de ces combats contre tous ses effets particuliers et
divers. Beaucoup de ces luttes ne sont pas nouvelles, mais les partis radicaux tendaient
à en canaliser les dynamiques autour de « la cause principale » - à savoir la
contradiction de classe -, et donc à les subalterniser. La tâche essentielle de l’instance
politique de convergence est aujourd’hui plutôt d’apprendre à tous à se reconnaître
dans les luttes de chacun. Seule façon d’identifier l’adversaire commun. De prendre les
choses à la racine.
Désormais, la « grande bataille », dont parlait Foucault, ne peut se développer que
par la sommation alchimique de luttes extrêmement diverses, liées à des demandes de
reconnaissance incomparables entre elles, dans des situations sociales de plus en plus
fluides, même si tout cela se rattache, ou du moins se relie, aux mêmes causes. Les
objectifs et intérêts généraux ne manquent pas pour faire un programme : des lois
sociales aux services publics, de la démocratie à l’écologie, etc. Mais les groupes
sociaux qui peuvent les porter n’ont plus ni la stabilité, ni la relative homogénéité de
l’époque antérieure. Voilà dans quelles conditions le nouveau sujet politique est à
construire (encadré 5).
5. Les forums sociaux
Le premier Forum social mondial (FSM) s’est réuni à Porto Alegre (Brésil) au mois de
janvier 2001. À la fin de cette première réunion, l’instance d’organisation, le comité des
instances brésiliennes, a préparé un document connu comme la Charte des principes
du Forum social mondial. Ce document correspond très exactement à la perspective
que cette section désigne comme celle des mouvements. Le forum est défini comme un
« espace de rencontre » des mouvements et non comme le mouvement des
mouvements. Il n’est pas « une instance représentative de la société civile mondiale »,
et, surtout pas, un parti. Le forum s’interdit, en particulier, d’exprimer des prises de
position prétendant être celles des participants. Chaque organisation est évidemment
libre de faire de telles déclarations, mais nul ne peut parler au nom du forum. Une
grande méfiance est manifestée par rapport aux partis et à l’uniformisation. Les mots
clefs sont « pluralité » et « réseaux ». Cette perspective s’est depuis lors étendue à un
vaste ensemble de forums sociaux, locaux, nationaux ou continentaux, témoignant de
l’émergence d’un vaste processus au plan mondial.
Néanmoins, la perspective politique qui rassemble les organisations est loin d’être floue,
et combine ce que ce livre appelle les deux « contradictions » : « Le forum social
mondial est un espace de rencontre ouvert visant à approfondir la réflexion, le débat
d’idées démocratique, la formulation de propositions, l’échange en toute liberté
d’expériences, et l’articulation en vue d’actions efficaces, d’instances et de mouvements
de la société civile qui s’opposent au néolibéralisme et à la domination du monde par le
capital et toute forme d’impérialisme, et qui s’emploient à bâtir une société planétaire
axée sur l’être humain. » Ou encore : « Les alternatives proposées au Forum social
mondial s’opposent à un processus de mondialisation capitaliste commandé par les
grandes entreprises multinationales et les gouvernements et institutions internationales
au service de leurs intérêts. »
Sur ces thèmes, on peut lire le livre de Chico Whitaker, un des fondateurs du forum 111.
[-1]
C. Whitaker, Changer le monde. [Nouveau] mode d’emploi, Paris, Les Éditions de
l’Atelier, 2006.
Le pouvoir, les réformes, la révolution
Si la politique d’union des classes fondamentales passe par la coopération entre partis
et mouvements, entre eux existe pourtant d’emblée une tension, difficile à surmonter.
Les forces sociales qui s’organisent en parti ont en effet, de quelque façon, la
perspective d’accéder au pouvoir. Les mouvements ont généralement des objectifs plus
particuliers. Et s’ils visent eux aussi à « changer le monde », ils n’aspirent pas à «
prendre le pouvoir ». Mais peut-on en rester là ? Le pouvoir certes corrompt 001. Peut-on
pour autant s’épargner la question du pouvoir ? La lutte de classe affronte un pouvoir de
classe. Le projet d’abolir un tel pouvoir peut-il s’entendre en dehors de l’idée d’un
pouvoir démocratique commun à construire ?
La question ne se pose pourtant pas tout à fait en ces termes. Le pouvoir n’est pas une
sorte de totalité, une chose que l’on prend ou que l’on ne prend pas. Face à la
domination, il s’agit, pour les classes populaires, de chercher les voies d’une « montée
en puissance ».
L’analyse de l’émergence d’un nouveau sujet historique et de la combinatoire des
mouvements et des partis pose ainsi en des termes renouvelés la redoutable alternative
entre réforme et révolution : les mouvements dans leur infinie diversité ne sont pas à
comprendre comme les vecteurs d’une « révolution mondiale », que pourraient conduire
des partis regroupés au sein d’une « Internationale »...
La problématique du nouveau sujet historique et celle, inséparable, des mouvements et
partis, telle qu’on l’a envisagée, pointe vers la convergence d’un vaste ensemble de
luttes, susceptibles d’initier, selon la diversité des conditions historiques et des
situations géographiques, autant de trajectoires diverses, à considérer dans un contexte
mondial (objet du chapitre prochain). Répétons que ni la question des échéances ni la
question de la violence, ne nous apparaissent ici pertinentes. La conjugaison de la lutte
des mouvements et la participation, sous quelque forme, de forces sociales populaires
au pouvoir d’État peut seule permettre d’engager une dynamique irréversible.
Comme on le verra à la section III de ce chapitre, la perspective d’une « alliance » entre
classes fondamentales et cadres et compétents, et de son « dépassement » -
c’est-à-dire d’un affrontement de classe contre les privilèges des cadres et compétents -
implique que le second processus commence au sein même du premier et en même
temps que lui. Elle conduit à parler des « réformes et révolutions », au pluriel, et elle
souligne qu’il s’agit là de deux termes inséparables.
II - La question de l'« hégémonie »
Nous sommes ainsi conduits à la question proprement politique, celle de l’établissement
des rapports de pouvoir au sein de la société capitaliste. Il nous faudra notamment
analyser la nature de ces instruments spécifiques de la constitution sociale d’un pouvoir
politique que sont, à l’époque moderne, les partis. Ce ne peut cependant pas être là
notre point de départ. Car ceux-ci ne flottent pas dans l’air comme de simples
expressions des multiples clivages qui divisent l’opinion publique. Dans une société de
classe, ils sont à considérer et à décliner à partir de la structure de classe. Or force est
de constater que leur poids respectif, traduit en électorat, est sans corrélation immédiate
avec les ensembles que définissent les rapports de classe. Entre le vote et la classe, le
décalage est éclatant. Les partis représentatifs des intérêts dominants recueillent le
suffrage des masses. C’est là un paradoxe dont il faut rendre compte.
Il nous faut donc engager une analyse plus approfondie de la relation entre partis et
classes sociales. Pour ce faire, nous partirons du concept gramscien d’« hégémonie »,
qui vise à identifier la nature de la domination proprement politique.
L'analyse gramscienne de l'hégémonie : une lecture néomarxiste
Gramsci a donné au mot « hégémonie » un sens nouveau, technique en quelque sorte,
qui s’est imposé dans l’usage, bien au-delà de la mouvance marxiste. Il a souligné que
les classes dominantes ne dominent pas seulement par la coercition : elles seraient
impuissantes si elles n’obtenaient pas l’« assentiment » de la population. C’est ainsi que
la bourgeoisie, de « classe dominante », se constitue en « classe dirigeante ».
La puissance hégémonique des dominants se traduit notamment dans sa capacité à se
déployer dans un éventail de partis qui dominent la scène, laissant peu de place aux
classes fondamentales. Mais comment se fait-il que le peuple s’y plie et qu’il donne, en
bonne et due forme électorale, son assentiment ? D’où vient cette puissance ? Quels
sont les principes de sa distribution ? Et comment l’affronter ? Gramsci suggère qu’on
ne peut se satisfaire de la réponse de bon sens selon laquelle
les capitalistes l’emportent par leur emprise sur l’économie et sur l’appareil d’État. Il
souligne que ce pouvoir s’impose à travers tout le tissu des institutions culturelles, citant
notamment l’Église et l’école, un monde où s’active le petit peuple des intellectuels qui
ont pour fonction d’assurer un « esprit », pour parler comme Weber, une éthique, en
harmonie avec un ordre économique. Et c’est aussi cela qui se manifeste dans la
cruelle vérité des rapports électoraux. C’est pourquoi faire la révolution est plus difficile
que prendre le Palais d’Hiver. Sans réinvestir et réinterpréter l’héritage culturel et
politique de l’Occident, c’est-à-dire sans établir une hégémonie par « en bas », on ne
sera pas en mesure, assure Gramsci, de construire la force sociale nouvelle qui fondera
le socialisme.
On dira que l’idée est banale. Il ne pouvait naturellement échapper aux marxistes que le
pouvoir de la bourgeoisie ne reposait pas sur sa seule puissance économique, et la
capacité coercitive qui en découle. Pourtant, le marxisme de la III e Internationale
manquait à cet égard de repères. Et le marxisme ultérieur (si ce n’est à travers les
traditions francfortoises, quoique par d’autres voies) n’a pas non plus apporté de
prolongement décisif.
La problématique du néomarxisme suggère qu’il est possible de reprendre le
programme théorique de Gramsci en des termes nouveaux. Elle définit, on l’a vu, la
lutte des classes comme un jeu à trois, avec deux dominants en concurrence entre eux.
Cette configuration traverse nécessairement la lutte pour l’hégémonie. Celle-ci n’est pas
à comprendre comme le rapport binaire du marxisme classique, repris par Gramsci -
entre la « bourgeoisie », dotée de ses appuis culturels, et les « classes subalternes » -,
mais comme un jeu à trois. L’hégémonie d’« en haut » se structure ainsi selon divers
types de relations : entre les deux pôles dominants, entre eux et les classes
fondamentales, entre chacun d’eux et les diverses fractions de celles-ci. C’est cette
complexité que doit affronter la visée hégémonique d’« en bas », qui passe, on le verra,
par une politique d’alliance.
Deux logiques de l'hégémonie : capitalistes/cadres et compétents
Le point de départ de l’analyse est l’existence de deux logiques sociales distinctes,
marché et organisation. Et l’identification des deux forces, qui en ont respectivement la
maîtrise, du moins en toute dernière instance, en même temps que le bénéfice. Car
c’est bien ainsi que se constituent deux sujets sociaux plus ou moins unifiés, acteurs «
dirigeants » autant que dominants sur la scène sociale, tout à la fois convergents et
divergents, en ce qu’ils sont en concurrence pour l’hégémonie. Exhibant à cet égard des
atouts et des titres différents. Cette différence entre les deux logiques sociales
commande, on va le voir, la politique de recherche d’hégémonie des classes
fondamentales, en même temps qu’elle configure l’obstacle redoutable sur laquelle elle
bute, l’énigmatique « affinité élective », selon laquelle les dominés se rallient aux
dominants.
Les deux pôles de la domination sont, tout à la fois, en complémentarité et en
opposition. Ils développent contradictoirement des stratégies de connivence et de
préséance. Chacun doit donner la preuve qu’il l’emporte sur l’autre, tout en lui donnant
satisfaction. Chacun développe une vision de la société dont il est le centre et l’autre le
bénéficiaire. Le pouvoir des actionnaires montre le plus grand respect pour les
prérogatives des managers et (hauts) fonctionnaires, et vice versa. Chacun recycle les
recettes de l’autre, use de ses moyens, sait parler son langage et entretient ses agents
dans son camp. Mais ce n’est que dans sa capacité propre à hégémoniser les classes
fondamentales que chacun peut manifester à l’autre qu’il prévaut sur lui. Or à cet égard
leurs atouts sont incomparables.
L’hégémonie du pôle de la propriété sur le marché est la plus difficile à exercer. La
raison en est que l’économie capitaliste n’est pas une « économie de marché », tournée
vers la production de marchandises comprises comme des valeurs d’usage. On l’a dit,
la concurrence se fait autour du profit ; sa logique est celle d’une richesse abstraite.
Hors l’exigence de publicité, elle n’a pas beaucoup d’explication à fournir, sinon aux
actionnaires. Ni d’objectif à proposer, si ce n’est la prospérité supposée générale,
laissée à l’initiative de chacun. Ni de « valeur » à exhiber, sinon la valeur suprême de
l’individualité rationnelle orientée vers son propre intérêt. Ce qui ne veut pas dire, bien
au contraire, qu’elle ait un moindre besoin de propagande. Paradoxalement, cette forme
d’hégémonie s’en remet ainsi volontiers aux formes prémodernes du clan familial, celles
des machineries diverses d’autorité et d’obéissance, voire de la maffia. Elle révère
particulièrement les forces de l’ordre. Elle excelle à instrumentaliser l’ascendant
surnaturel des appareils religieux traditionnels, ou les valeurs antiques du paternalisme
et du patriarcat, lorsque la possibilité s’en manifeste. Et celles du nationalisme et de la
xénophobie, sans cesse relancées au sein d’un système monde foncièrement
impérialiste.
L’hégémonie du pôle organisationnel s’enracine dans une tout autre rationalité, tout
aussi ambivalente.
L’organisation est bien, comme le marché, un facteur de classe. Il est vrai que dans la
forme moderne de société, où ces deux modes de coordination se combinent, ils ne
donnent pas aux deux dominations hégémoniques les mêmes chances de succès. La
raison en est qu’à l’échelle sociale, l’organisation implique, pour sa mise en œuvre
effective, l’explication de ses fins et de ses moyens, la production explicite de valeurs
capables de légitimer des objectifs concrets et des entreprises communes.
L’organisation, du moins dans ses présupposés modernes, ne se développe que dans
le risque de la concertation même si la voix des sommets de la hiérarchie est en
position de force. Pour cette raison, les « cadres » ont à voir avec les « compétents »,
en dépit de tout l’arbitraire qui s’attache à ce terme. Et leur domination n’est pas de
même nature que celle qui relève de la propriété et du marché capitalistes. C’est sur ce
potentiel que s’appuiera la politique d’alliance.
Cela ne doit pas faire oublier que l’organisation porte également une valence inverse.
On a vu, aux chapitres 5 et 6, sur le cas particulier du socialisme réel, à quelles
extrémités elle pouvait conduire. Et la logique d’organisation donne aussi le pire d’elle-
même dans les régimes autoritaires, où elle se trouve mise au service des puissances
obscures du marché capitaliste. Ou, comme dans le cas du nazisme, au service d’une
entreprise de domination impériale. Dans tous ces cas, on peut voir que la contrainte
d’explicitation des fins, des moyens et des valeurs supposées, qui est la sienne, est
susceptible de se retourner en son contraire sous la forme de la mise en place d’une
machine de propagande et d’endoctrinement : conjuration du « risque de la concertation
» qui s’attache à l’organisation. Plus généralement, l’autorité hiérarchique possède, on
le sait, son propre mode de monopolisation et d’occultation, dénoncée par toute une
littérature antibureaucratique, de Kafka à Orwell. Foucault a fondé une analytique de
son développement « disciplinaire ». etc, Rien de tout cela ne définit cependant une
essence totalitaire de l’organisation.
La conclusion est qu’il convient, au regard de la question hégémonique, de considérer
l’organisation tout à la fois dans l’ambivalence et dans la spécificité qui sont les siennes.
Affinités électives
Une question classique, symétrique des précédentes, est celle de la « base sociale » de
la domination. Pourquoi les exploités se retrouvent-ils derrière les dominants ? Et
pourquoi selon une distribution définie ? Selon quelles affinités électives ? La réponse,
semble-t-il, est à chercher dans l’éventail des modalités dont les diverses fractions des
classes fondamentales se distribuent selon qu’elles sont diversement affectées par les
deux facteurs de classe, marché et organisation.
L’emprise du marché est relativement plus forte du côté des travailleurs indépendants
(paysans, artisans, commerçants), celle de l’organisation hiérarchique du côté des
salariés du public - le salariat privé occupant une position intermédiaire. Cela signifie
chaque fois deux choses. D’une part, que c’est à travers tel ou tel de ces
deux facteurs que la fraction considérée se trouve en proie à la domination de classe.
D’autre part, et corrélativement, que c’est dans ce même facteur que les intéressés
peuvent, ou croient pouvoir, trouver l’instrument de leur promotion personnelle, voire de
la lutte de classe.
La droite traditionnelle, qui campe sur la propriété, s’assure donc plutôt les suffrages
des indépendants et des couches de la classe ouvrière (ceux, notamment, de la petite
entreprise) qui n’ont pas de perspective de promotion par la compétence, mais rêvent
d’un éventuel accès à une position indépendante. Les couches moyennes du salariat
privé, comme celles du fonctionnariat en général, mêmes si elles n’appartiennent pas
aux cadres et compétents, sont plus attirées vers l’autre pôle, dont elles partagent les
valeurs et les attentes, et dont elles aspirent à partager la condition. C’est en raison de
ces affinités électives, référables à la dualité des facteurs de classe, que les pôles
hégémoniques dominants, polairement antagoniques, trouvent leur base sociale
respective.
Il ne s’agit là que d’une toile de fond, qui définit le cadre de phénomènes récurrents,
sans pourtant jamais correspondre tout à fait aux cas particuliers. Elle concerne une
époque, non un moment. Elle décrit la configuration d’un espace social moderne, sur
lequel vont se développer concrètement des relations complexes et des stratégies
diverses. L’une d’entre elles, particulièrement importante aujourd’hui, va justement
retenir notre attention.
L'hégémonie des capitalistes et l'instrumentalisation des cadres
À cette question d’une « base sociale » nécessaire aux classes dominantes, s’en
rattache en effet une autre, qui concerne leurs relations mutuelles. Et spécifiquement la
nécessité pour les capitalistes de s’attacher et de se subalterniser les cadres et
compétents. Celle-ci tient notamment à ce que la logique abstraite du profit se prête
moins à l’exercice d’une domination par voie d’assentiment, que celle de l’organisation.
Certaines fractions de la population pourront certes, en vertu d’« affinités électives »,
être sensibles à la perspective d’accéder au statut d’entrepreneur, ou se laisser fasciner
par les prestiges de la libre entreprise, par la vision dynamique et sécuritaire qu’elle
donne d’elle-même. Mais l’hégémonie des capitalistes implique des conditions plus
générales. Elle suppose qu’au-delà de la gestion de l’entreprise, soit garanti un vaste
ensemble de fonctions sociales, administratives, culturelles : éducation, transports,
santé, information, recherche, etc. Ce champ est, par excellence, « de leur compétence
». Dans ces domaines en effet se fait valoir leur capacité propre à diriger, que les
capitalistes doivent parvenir à
instrumentaliser s’ils veulent assurer leur propre hégémonie. Faute de quoi
prédominerait leur figure de prédateurs, et leur domination perdrait toute légitimité. Le
roi serait nu. Ainsi, l’hégémonie capitaliste ne peut réellement s’imposer qu’à travers la
médiation spécifique des cadres et compétents.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le « capitalisme organisé » décrit au
chapitre 3. Il ne renvoie pas seulement à la nécessité de surmonter les tendances à
l’autodestruction des rapports de production capitaliste. La dimension d’organisation est
essentielle à l’assentiment des classes fondamentales. Le capitalisme est, par
nécessité et non par vocation, un ordre social « organisateur ». Les deux rapports de
domination s’inscrivent dans un rapport de coopération antagonique. Les capitalistes
dépendent des cadres et compétents du fait du pouvoir qu’exercent ces derniers au
plan économique et culturel. Ils doivent donc impérativement, s’ils veulent assurer leur
hégémonie, les maintenir dans une situation de dépendance.
C’est en ce sens que le capitalisme néolibéral tente aujourd’hui, notamment aux États-
Unis, de brouiller les clivages de classe, en associant de larges fractions du salariat à la
propriété capitaliste, notamment dans les fonds de retraite. Il s’agit là d’un aspect
central de ce que le chapitre 5 désigne comme le « compromis néolibéral ». Ce qui est
ici le point crucial, c’est que ces mécanismes, apparemment offerts aux salariés dans
leur ensemble, touchent en réalité les couches de cadres des secteurs publics et privés,
qui se trouvent ainsi dans la condition de « capitalistes » - associés à la propriété, mais
dans une position subalterne1111. L’hégémonie des capitalistes passe ainsi par une
domestication des capacités propres aux cadres et compétents. Alors que la réciproque
n’est évidemment pas vraie.
Cette problématique ternaire des structures de classe suggère que si Gramsci a bien
saisi de telles relations au sein des classes capitalistes, la figure de l’« intellectuel
organique » ne permet pas de couvrir entièrement le programme. Son approche reste
limitée par une vision binaire des structures sociales 1121. Le schéma ternaire que nous
proposons dans ce livre doit permettre d’ordonner plus largement la question de
l’hégémonie.
Plausibilité et nécessité de l'alliance
À partir de là, on comprend aussi ce qu’il en est d’une troisième perspective
d’hégémonie, propre aux classes fondamentales, et de la relation d’alliance qu’elle
suppose. Pour des raisons culturelles, sociales, politiques et économiques, symétriques
à celles des capitalistes, celles-ci ont besoin de coopérer avec les cadres et
compétents. Cette alliance sera aussi un combat politique, dont on cherchera à
déterminer la nature.
Ces relations se sont établies assez naturellement dans le « mouvement ouvrier ». La
firme, en tant que lieu efficace de production de valeurs d’usage, est une organisation,
qui requiert le cadre compétent organisateur, dont la logique naturelle, appelée par sa
fonction, est une logique « industrielle », de production et de commercialisation, tournée
vers la valeur d’usage - abstraction faite, bien sûr, de la surdétermination qu’exerce sur
elle le contexte capitaliste... C’est pourquoi le mouvement ouvrier a toujours eu une
certaine connivence avec ce qu’un certain langage désigne comme les « intérêts de
l’industrie » contre « les intérêts de la finance ». Or de tels intérêts de l’« industrie », les
fins concrètes de la production, en viennent nécessairement à être disputés dans
l’espace public le plus large, au regard des exigences sociales qu’ils doivent satisfaire.
C’est donc aussi pourquoi les ouvriers de la mine se sont, en leur temps, spontanément
tournés vers Jean Jaurès - mobilisateur des forces de la compétence et de la culture.
Voilà ce qui rend plausible la vaste perspective d’une alliance avec les cadres et
compétents, selon ses exigences culturelles, sociales, politiques et économiques. Reste
à savoir à quelles conditions les forces populaires sont en mesure de neutraliser les
effets de classe inscrits dans le dispositif organisationnel et compétent.
III - La question de l'alliance : droite et gauche
On comprend mieux ainsi pourquoi, depuis son émergence, au début du XIXe siècle, la
lutte politique des classes fondamentales consciente d’elle-même, a toujours été
conduite à travers des alliances avec les forces sociales des cadres et compétents, et
celles de la culture, par opposition à celles qui s’enracinent dans la propriété foncière et
capitaliste. Le territoire que nous abordons n’est donc pas inexploré. Nous allons
d’abord revisiter ces configurations, telles qu’on a pu les observer, avant d’en venir à la
distinction classique entre droite et gauche. Nous examinerons, en dernier lieu,
comment cette problématique de l’alliance impose un combat sur deux fronts.
Figures et trajectoires historiques de l'alliance
Le marxisme du XXe siècle, dans la forme où il s’est imposé au sein du mouvement
ouvrier, est, en un sens, la théorisation de cette démarche : il proclame une alliance
historique entre les forces populaires et les couches sociales de l’organisation dont la
dynamique du capitalisme commandait alors l’émergence. Cela vaut tout autant pour
les formes radicales qui conduisirent au socialisme réel, que pour le « socialisme
dans le capitalisme » après 1917, jusqu’au compromis social-démocrate de l’après-
guerre - et bien au-delà de la sphère d’influence du marxisme et du mouvement ouvrier.
C’est à partir de là, on l’a dit, qu’il faut apprécier la fécondité et les ambiguïtés qui
s’attachent à la perspective théorique ouverte par Marx.
La population ouvrière représentait, par sa capacité d’intervention, la force motrice,
mais aussi - du fait des revendications économiques, sociales et politiques radicales
qu’elle formulait sous le nom de socialisme - la puissance d’innovation. Et, contre les
capitalistes, elle se tournait logiquement vers les couches sociales susceptibles
d’encadrer et d’organiser ses projets - des couches possédant le savoir d’expert,
l’autorité légitimée, les formes efficaces de la communication, les relations inhérentes à
toutes ces fonctions. Le projet de construire un parti, susceptible de faire émerger la «
classe en soi », que définit le partage d’une commune condition salariale, en « classe
pour soi », c’est-à-dire en sujet politique conscient de soi, était donc inséparable de la
perspective des alliances à mettre en œuvre.
Les partis socialistes et sociaux-démocrates, ainsi que les partis communistes, furent, à
titre divers, les principaux vecteurs des telles alliances. La scission au sein de
l’Internationale entre une composante socialiste et une composante communiste
détermina, on le sait, deux destins distincts. Dans les deux cas, pourtant, l’alliance avec
les forces de la compétence et de l’encadrement resta une donnée décisive. Dans le
socialisme réel, celles-ci en vinrent rapidement à monopoliser la position de classe
dominante. Dans le capitalisme, elles furent entraînées dans le vaste compromis
historique qui s’épanouit dans l’après-guerre, et devait marquer profondément la société
capitaliste au XXe siècle. Les forces populaires purent alors, dans une certaine mesure,
peser sur le contenu social, culturel, existentiel, de politiques dont les cadres étaient les
opérateurs privilégiés. Ce compromis donna lieu à un développement économique et
social centré sur l’État-nation. Il permit notamment, durant les quelques décennies de
compromis de l’après-guerre, l’endiguement des prérogatives des propriétaires du
capital. Il montra aussi ses limites, qui tiennent à la position sociale de surplomb
qu’occupe l’encadrement-compétence.
Quand, à compter des années 1980, ce contexte en est venu à s’effriter, quand du
moins il tendit à échapper à l’influence populaire qui avait conduit à l’État social, les
forces de l’encadrement et de la compétence commencèrent à s’engager sous la
bannière néolibérale de la privatisation et de la marchandisation capitaliste. C’est peu
dire que le compromis est aujourd’hui en pleine crise. Toute la politique des classes
fondamentales est en réalité à refaire. Reste à savoir comment la remettre en marche et
la métamorphoser en une véritable « alliance ».
Or l’analyse rencontre ici un redoutable obstacle. Un piège, peut-être, sous la forme
d’une figure conceptuelle incontournable : le couple droite/gauche.
Droite et gauche
La tripartition sociale du champ hégémonique, qui sous-tend cette problématique de
l’alliance, se trouve en effet masquée par une représentation duale, d’usage courant
dans tout le discours politique : le clivage droite/gauche. Ces termes sont mobilisés pour
opposer ici des « républicains » à des « démocrates », ailleurs des « conservateurs » à
des « sociaux-démocrates », et bien d’autres appellations sont encore possibles, qui
rendent cependant compte de la même sorte de clivage. On y recourt pour désigner des
politiques, des programmes : de droite, de gauche, sans parler des « extrêmes ». Il
s’agit là d’une représentation ancienne de la scène politique - puisqu’elle date de la
Révolution française -, que le marxisme classique a reprise à son compte. Elle est d’une
grande évidence dans la plupart des États modernes, bien que le contenu puisse en
être fort divers, le curseur indiquant le centre d’équilibre pouvant varier
considérablement dans un sens ou dans l’autre selon les cas.
Il s’agit évidemment là d’une épure. Il existe naturellement une grande variété de partis,
portant la marque des circonstances historiques singulières de leur fondation,
surdéterminés par divers facteurs, régionaux, linguistiques ou religieux. Il reste qu’ils
tendent à se ventiler en deux camps. L’impératif majoritaire pousse certes à une division
plus ou moins égale ; car il faut et il suffit d’une majorité pour gouverner. Mais il ne
détermine pas le contenu de classe, qui sépare ces deux camps. Ce clivage
droite/gauche se présente comme un schème de bipartition, en contradiction flagrante
avec la tripartition sociale que nous avons définie, qui comporte à la base un ensemble
de classes fondamentales, et « en haut » deux forces potentiellement antagonistes.
Comment comprendre ce décalage entre la configuration triple que déchiffrent
l’économie et la méta-sociologie néomarxistes, et d’autre part ce couple qui s’impose à
l’analyse politique ?
On avancera ici une approche impliquant que le terme de « gauche » véhicule un
contenu variable, répondant cependant à une logique bien précise. On dira que la
tripartition sociale est un fait de structure, alors que la bipartition droite/gauche relève de
l’histoire et de l’événement1131.
Cela signifie que l’on ne peut parler de « Gauche », en majuscule - selon l’affirmation
effective et pratique des prétentions d’émancipation qui s’attachent à ce terme - que
lorsque les classes fondamentales se trouvent en position d’exercer sur les cadres et
compétents, une influence telle qu’elle impose à la politique un contenu
transformateur. Cette Gauche se définit, en effet, depuis ses origines, par la prétention
d’opposer à la domination des possédants un pouvoir populaire effectif, capable
d’assurer les conditions sociales et politiques impliquées dans les promesses modernes
de liberté, d’égalité et de fraternité, ou du moins d’œuvrer en direction de tels objectifs.
Or la Gauche, en ce sens, n’est pas une disposition habituelle du dispositif politique.
Elle est un événement, qui advient, à des degrés divers, dans l’histoire des luttes
populaires, engendrant des transformations radicales. En l’absence d’une puissante
poussée unitaire au sein des classes fondamentales en lutte, celles-ci voient leur
représentation politique s’évaporer dans une « gauche » formelle, qui masque le
partage du pouvoir entre les deux composantes de la domination moderne de classe. À
la faiblesse d’« en bas » fait écho la réconciliation au sommet. Seule la lutte des classes
fondamentales, dans la mesure où elle monte en puissance, est de nature à révéler et à
activer l’antagonisme potentiel entre les deux branches de la tenaille, à provoquer un
desserrement de l’étau, qui permet d’envisager un autre avenir.
La « gauche » est donc un concept tout à la fois ambigu et précieux.
Un concept ambigu, car il peut se trouver approprié par les cadres et compétents. Ceux-
ci, dans les diverses configurations d’alliance, jouent un rôle central mais fort variable.
Ils figurent dans les avant-gardes révolutionnaires. Et tout aussi bien dans les instances
gouvernementales et gestionnaires, publiques et privées. On les voit passer d’un
compromis à gauche à un compromis à droite. Ils ont la capacité de s’accommoder de
l’un et de l’autre, fût-ce dans des postures inconfortables. Ils ne sont pas la force
motrice susceptible de produire les basculements qui marquent les grandes
conjonctures politiques. Mais ils sont, pour les classes fondamentales, en même temps
que des adversaires, des partenaires incontournables.
Un concept précieux. À condition de saisir que c’est la figure triangulaire propriétaires
capitalistes - cadres et compétents - classes fondamentales qui donne son sens
dialectique, sa portée pratique, à l’opposition duale droite/gauche. Cette problématique
fait apparaître l’ambiguïté de la situation de bipartisme, aujourd’hui relativement
universelle, si l’on entend par ce terme le fait que les formations politiques (qui peuvent
être en nombre divers) se rallient à une bipolarité sociale qui est celle des classes
dominantes. Elle manifeste au plus haut point la nécessité d’une forme d’organisation
politique représentative des classes fondamentales, et capable d’exercer une influence
hégémonique.
Ces questions deviennent cruciales au moment historique où, dans le contexte
planétaire de la montée du néolibéralisme, la déroute politique des classes
fondamentales se traduit par l’effondrement de ce troisième pôle potentiel
d’hégémonie, là même où il semblait solidement constitué. Le marxisme classique,
faute de concept adéquat, n’a pas su affronter théoriquement ce point stratégique
essentiel : la relation dialectique entre la tripartition sociale et le dualisme inscrit dans le
couple droite/gauche. C’est pourquoi il n’a plus de pensée politique.
Le contenu de l'alliance : la lutte sur deux fronts
Dans le contexte de classe ainsi défini, qu’on appréhende ici dans sa figure
contemporaine du néolibéralisme, s’impose un premier front, tourné, contre l’emprise de
la finance capitaliste néolibérale. Soit un front « antilibéral ». Ne nous laissons pas
piéger par les mots. Le « libéralisme politique », au sens de l’exigence de démocratie et
de tolérance, fait partie d’un patrimoine issu d’une lutte populaire de longue haleine, qui
a notamment imposé à la bourgeoisie le suffrage universel masculin - et féminin 1141. Le
mot d’ordre « antilibéral » attaque de plein fouet l’évidence supposée de la parenté
entre ce libéralisme politique et le libéralisme économique. Tourné contre celui-ci, il est
en outre significatif de l’alliance proposée aux cadres et compétents contre la propriété
capitaliste.
Ce premier front implique un ensemble d’objectifs traditionnels. L’affirmation de l’État-
nation comme cadre national de production : première instance de contrôle et
d’appropriation sans laquelle des politiques plus larges de solidarité à l’échelle mondiale
sont impossibles. En ce sens, on doit garder au public tout ce qui est stratégique pour
que puisse s’affirmer une politique économique. Le contrôle national sur les conditions
de l’emploi : qu’il soit soumis à des normes démocratiquement établies (notamment de
stabilité du contrat salarial et de niveau de rémunération) et non à l’arbitraire marchand.
Et qu’il assure le plein-emploi. Les services publics : éducation, santé, culture,
information, recherche, transports.
Mais, dans le cadre même de l’alliance, s’impose parallèlement un second front, tourné
contre le monopole de l’expertise, contre tout ce qui concourt - de la ségrégation
scolaire à la bureaucratisation et à l’appropriation hiérarchique des institutions,
notamment des entreprises - à la reproduction des privilèges de classe des cadres et
compétents. Non seulement une égalité des chances, mais une égalité effective. Car ce
sont ces privilèges qui, lorsqu’ils sont aujourd’hui réactivés par le néolibéralisme comme
aux États-Unis, rapprochent les cadres et compétents de l’autre pôle de la domination et
les prédestinent à être les serviteurs de la finance capitaliste (au sens du chapitre 3). Il
faut rompre avec ces privilèges si l’on veut engager un processus irréversible ; si l’on ne
veut pas laisser l’alliance se détruire sous le coup de ses propres contradictions.
Mais les vecteurs de cette conquête d’une hégémonie des classes fondamentales
s’analysent en termes de parti et de mouvement, l’un et l’autre, nécessairement
intriqués. Convergents, mais en tension perpétuelle : le parti et le pouvoir, le
mouvement et la contestation de ce pouvoir. Le destin des partis politiques, même
populaires, lorsqu’ils sont laissés à eux-mêmes, est d’être inéluctablement phagocytés
par la logique commune à toute forme d’organisation, qui fait converger, par la force
d’une irrésistible affinité, ses sommets éclairés dans l’univers bienheureux des cadres
et compétents.
Le mouvement ouvrier, en particulier du côté des partis communistes, le savait. Il s’était
armé d’une procédure qui semblait à toute épreuve, et dont les résultats sont loin d’avoir
été négligeables : elle consistait à sélectionner systématiquement ses dirigeants dans la
« classe ouvrière ». Le centralisme démocratique verrouillait censément le dispositif. Il
était pourtant inéluctable que la complexification croissante de la gestion politique,
appelant la compétence au poste de commandement, alliée aux charmes de la
direction, fasse sauter tous les verrous et reproduise les configurations redoutées.
À l’avenir, il ne suffira pas non plus que les formations politiques des classes
fondamentales s’assurent des règles les plus strictes de respect de leur propre diversité
interne. Seul un lien constant au « mouvement », dans sa diversité et son constant
renouvellement, peut leur conserver leur caractère populaire. C’est lui qui donne sa
pulsation à la lutte de classe, laquelle n’est pas à ce point programmable que seul un
parti puisse en être le maître d’œuvre. Ce sont les éruptions, les forces éphémères
issues des conjonctures de lutte, qui constituent le vrai ferment de la résistance et de
l’utopie, sans lesquelles aucun autre monde ne donne signe de vie.
IV - Figures économiques de l'alliance et de son dépassement
Le « socialisme » a toujours été conçu comme l’antithèse du « capitalisme ». Comment
comprendre les termes de cette inversion ? Pourquoi a-t-elle conduit au fiasco ? Quelles
nouvelles voies tracer ?
Le socialisme, une « inversion » du capitalisme ?
Les deux expériences historiques conduites au nom du socialisme, celle du socialisme
réel et celle du « socialisme dans le capitalisme », avaient disqualifié le capitalisme pour
être fondé sur la propriété privée des moyens de production, et misé
sur un renversement, général ou sélectif (par le biais de nationalisations), en propriété
étatique. Corrélativement, la planification s’imposait comme le contraire achevé du
marché capitaliste, la réponse au chaos marchand. L’étroite association des notions de
marché et de désordre est, à ce point, rejetée désormais, qu’on en est venu à chercher
dans l’idée de « socialisme de marché » le principe d’une alternative aux aberrations du
soviétisme.
Il reste à savoir non seulement dans quelle mesure il était justifié de remplacer la
propriété privée par la propriété étatique, et le marché par le plan, mais aussi, tout
autant, si c’est seulement dans la coordination par le marché que la pensée du
socialisme trouve son renouveau.
On explorera ici une autre voie. On s’abstiendra de revenir sur le socialisme réel, dont
on sait que les diverses variantes ont abouti à des systèmes de classe incapables de se
réformer. On se gardera, plus généralement, de tirer des plans sur des modalités et des
échéances. On repartira de l’idée qu’il existe bien, au-dessus des classes
fondamentales, deux positions de classe, celle des capitalistes et celle des cadres et
compétents. Et que s’impose ce que nous désignons comme une politique d’alliance
des classes fondamentales avec ces derniers. C’est à partir de cet impératif que
peuvent être reprises les questions classiques de la propriété, privée ou publique, du
marché et de la planification. Quelle est la visée pratique, économique, sociale et
politique, d’une telle alliance ? Et à quelles conditions cette alliance de classe peut-elle
se concevoir comme le chemin vers une société sans classe ?
Le néomarxisme se donne un double objectif épistémologique. D’une part, établir la
complémentarité des deux modes de coordination, le marché et l’organisation. D’autre
part, assumer le fait que ces deux modes de la coordination rationnelle à l’échelle
sociale constituent, dans la société moderne, les deux facteurs de classe. Par là se
trouve définie une tâche historique : trouver les moyens de les désamorçer l’un et
l’autre, en tant que bases des rapports de classe, tout en donnant le plein essor aux
rationalités dont ils sont porteurs.
Telle est la perspective politique de l’alliance des classes fondamentales avec les
cadres et compétents. Elle nous conduira à chercher comment on doit éliminer la
propriété capitaliste sans abandonner le marché.
La propriété capitaliste et la signification de son abolition
Le mot d’ordre de l’alliance est celui de la limitation des pouvoirs et des revenus des
capitalistes en tant que détenteurs de la propriété des moyens de production et
d’échange. En bref : abaisser les droits de la propriété capitaliste, aller vers leur
abolition. Mais sans abolir le marché. Dans cette perspective, qui tranche avec celle du
marxisme classique, on est conduit à une question décisive, qu’il semble bien avoir
éludée : celle de la propriété, considérée en elle-même.
Le point de départ nécessaire ne peut être qu’une définition générale de la propriété : la
propriété est l’usage socialement reconnu sur une chose 1151. L’usage est ici à entendre
au sens le plus large, qui comprend notamment la faculté de tirer bénéfice de la chose
ou de l’aliéner. Une telle définition permet de saisir que la propriété peut recouvrir des
objets, c’est-à-dire des droits fort différents, exercés dans des conditions et limites
également diverses.
Le droit de propriété des capitalistes s’est, notamment dans la période des compromis
de l’après-guerre, trouvé restreint dans la mesure où les lois sociales concernant les
conditions de l’emploi, les prélèvements fiscaux, les contraintes urbanistiques, etc., ont
constitué des cahiers des charges qui limitaient les droits d’usage de la propriété
capitaliste. « Droit contre droit », disait Marx, à propos de l’usage de la journée de
travail1161. C’est là le pain quotidien de la lutte des classes, et notamment l’enjeu que
cristallise chaque échéance électorale. À chaque nouveau pas en avant du
néolibéralisme se pose l’angoissante question : quel droit vont-ils encore s’attribuer ?
Or, le caractère de plus en plus parasitaire de la propriété capitaliste disqualifie de tels
droits. Sa prétention n’a d’autre fondement que le rôle de ressort productif qu’elle peut
avoir, par exemple, dans la petite ou moyenne entreprise. Elle s’éteint au-delà de cette
échelle, dans la grande entreprise cadriste, où la propriété s’est dégagée de la direction
et où les gestionnaires assurent toutes les fonctions. À cet égard, la propriété capitaliste
a pris le relais de l’ancienne propriété foncière absentéiste. Même si ses membres sont
présents dans les conseils d’administration.
Si l’on comprend que la propriété est l’usage socialement reconnu, on comprend aussi
la marche à suivre pour l’« abolir ». On trace une voie pratique de lutte de classe,
libérée du clivage trompeur entre voie réformiste et voie révolutionnaire.
Si, en effet, la logique de la production capitaliste est celle d’une richesse abstraite,
comme on l’a dit, c’est-à-dire du profit, la lutte de classe anticapitaliste vise à limiter la
propriété capitaliste, c’est-à-dire la faculté reconnue aux propriétaires d’user de leurs
capitaux pour produire n’importe quoi dans n’importe quelles conditions. Cette lutte
n’est pas une sorte de tout ou rien, au terme (supposé révolutionnaire) de quoi les
travailleurs « disposeraient » des moyens de production pour produire selon un plan «
concerté » ce que décide une population. On a abondamment montré pourquoi. Cette
lutte ne repose pas non plus sur la foi progressiste qui sous-tend les réformismes. Bien
sûr, elle établit à chaque moment des objectifs à plus ou moins
long terme. Mais elle table essentiellement sur sa répétition, jour après jour, dans la
conjoncture, pour endiguer, faire reculer l’arbitraire social des conditions d’emploi,
d’usage de la nature, de répartition des revenus. Ces expériences se cumulent et il
advient parfois que l’on franchisse des seuils, plus ou moins réformistes ou
révolutionnaires. Et ces droits acquis peuvent alors s’inscrire dans des textes légaux,
redéfinissant des normes de « propriété » m], ou tout simplement entrer dans les faits.
C’est en ce sens concret que la lutte de classe est une lutte contre les prérogatives
attachées à la propriété capitaliste, en définitive, pour son abolition.
L'inutilité d'une classe de « propriétaires du capital »
Le seul fait qu’il existe des actionnaires ne donne pas la mesure de l’emprise de la
propriété capitaliste sur la grande entreprise, soit directement soit par des politiques, car
l’usage que peuvent faire les classes capitalistes des moyens de production est
médiatisé par l’action de gestionnaires salariés et la définition des politiques par les
cadres des administrations.
Il a fallu, on l’a vu, le coup de force néolibéral pour que les intérêts des actionnaires
(comme ceux des créanciers) soient rétablis après des décennies d’endiguement ; et
pour parvenir à ce résultat, il a fallu ramener les cadres dans le giron des classes
capitalistes ; définir des critères de gestion - soutenus par des modes et niveaux de
rémunération des dirigeants, des plus choquants -, finalisant sans vergogne l’activité
des entreprises au bénéfices des actionnaires (par exemple, dans le choix de la
localisation de leurs investissements) ; donner la priorité à la distribution des profits, par
rapport à l’investissement ; fixer des normes de rentabilité ; pousser à l’extrême le
pouvoir des institutions financières anciennes et nouvelles (par exemple,
respectivement, les banques et les fonds). Rien de tout cela ne relève d’une exigence
proprement économique.
S’il en est ainsi, la perspective que doit se donner l’alliance est d’abord, à l’égard de la
grande entreprise, l’inversion des tendances qui sont celles du néolibéralisme. Non pas
la diversion vers des chemins incertains ; ni non plus le retour à l’identique ; mais la
radicalisation de voies déjà explorées, avec l’objectif de les rendre irréversibles.
Des modes de gestion alternatifs ont démontré leurs capacités pendant plusieurs
décennies. Dans les formes du compromis social-démocrate, dans ses modes de
gestion et ses modèles de développement qui consacraient un large degré d’autonomie
- un potentiel d’« usage » propre -, les cadres ont exercé des formes de propriété
collective, quoique de classe, où se combinaient les contrôles mutuels
résultant des sièges réciproquement partagés dans les conseils d’administration des
entreprises privées et l’interaction avec les hauts responsables des administrations. Au
plan proprement juridique, les grandes entreprises privées, financières et non
financières, se possédaient largement mutuellement (détenaient des actions les unes
des autres). La majeure partie du financement provenait des profits conservés dans les
entreprises et de l’emprunt, la contribution de l’émission d’actions nouvelles étant très
faible - un trait que le néolibéralisme n’a pas modifié d’ailleurs. La croissance de l’après-
guerre s’est faite dans une économie où les pouvoirs des actionnaires étaient contenus,
dans certains cas, presque inexistants, et où l’intervention étatique était massive.
Toutes les fonctions que la propriété capitaliste assume à sa manière - en matière de
financement, d’investissement, etc. - ont été assurées en dépit de la faible emprise des
actionnaires sur les mécanismes économiques. Le capitalisme néolibéral ne pourrait se
targuer que du rétablissement de la rentabilité, compromise durant la crise des années
1970. Mais les méthodes qu’il emploie ne sont pas recommandables. Ni d’ailleurs
l’usage qu’il fait de ces profits rétablis1181.
L’économie française a fonctionné à sa manière, avec des grandes entreprises gérées
par des cadres peu contraints par les actionnaires 1191, sans parler des entreprises
publiques et des politiques étatiques très actives. En Allemagne fédérale, les familles
capitalistes possédaient fort peu d’actions. Leur capital était rémunéré comme un
capital de prêt, par des taux d’intérêt prédéterminés : un capitalisme de créanciers,
finançant des entreprises également très autonomes. Un cas emblématique fut celui du
Japon, des années 1960 ou 1970, où les cadres des entreprises et les fonctionnaires du
MITI collaboraient étroitement (compte tenu des mobilités de carrière d’une institution à
l’autre). La bourse y jouait un rôle pratiquement négligeable. Les entreprises étaient
reliées à une banque particulière, fort peu profitable - de fait déficitaire quand on tient
compte de la dévalorisation des créances par l’inflation -, dont l’activité était au service
du financement de l’entreprise de production 1201.
Si l’on en vient maintenant à la propriété publique, l’histoire nous enseigne que, sous sa
forme étatique, elle n’est pas une panacée à tous les maux du capitalisme. Elle ancre
notamment l’autonomie des cadres d’entreprise dans une dépendance vis-à-vis de leurs
pairs du secteur public dont les effets peuvent être plus ou moins heureux. Deux voies
ont donc déjà été expérimentées. L’une se fonde sur l’emprise collective que les cadres
peuvent acquérir dans les entreprises privées. L’autre, plus complexe, articule plus
étroitement ce pouvoir à celui des cadres des institutions étatiques, dans le contexte de
la tutelle publique. Rien ne permet de trancher a priori, si ce n’est la double exigence de
coordonner centralement des services publics généraux
(électricité, eau, chemins de fer...) et de combattre la bureaucratisation de l’économie.
Ni dans la gestion des grandes entreprises, ni dans les processus de coordination
générale au-dessus du marché, les capitalistes n’apparaissent comme des éléments
nécessaires au fonctionnement des économies contemporaines. On l’aura compris, leur
élimination comporte deux volets. En premier lieu, libérer la gestion et les politiques des
exigences des actionnaires et créanciers. En second lieu, et, corollairement, banaliser
la rémunération des avoirs financiers, rejoignant ce que la théorie économique tend à
désigner comme la « rémunération de l’épargne ». On pensera, en France, au livret A
de la Banque postale ! Ce qui suppose évidemment que soit créé un rapport de forces,
social et politique.
On peut aborder cette sortie historique des capitalistes en termes d’« euthanasie », bien
qu’il n’y ait évidemment aucune restriction de principe à poser une éventuelle mise à
l’écart plus vigoureuse.
Le marché indispensable, mais sous quelle forme ?
Mais libérer l’entreprise de la tutelle de la propriété capitaliste ne signifie pas abolir le
marché. Si l’on considère la grande entreprise, deux raisons justifient qu’elle s’inscrive
dans une logique de marché (encadré 2).
En premier lieu, quelles que soient les dimensions désormais acquises par les sociétés
transnationales, ce sont des organisations finies, fermées. Et, indépendamment de
leurs logiques gestionnaires, elles se rencontrent sur le marché, qui sanctionne, d’une
manière ou d’une autre, leur capacité à s’intégrer dans le système économique général.
C’est là l’une des conditions de leur efficience, qui commande par contrecoup leurs
performances internes.
La seconde raison a trait à l’imperfection des organisations supérieures qui garantissent
des modes de coordination non marchands (dans le capitalisme, les mécanismes
financiers assurent de telles coordinations, selon leurs modalités propres, notamment la
maximisation des taux de profit). Mais cette inévitable imperfection n’est pas le seul
effet des mécanismes particuliers par lesquels le capitalisme assure ces fonctions. Elle
est d’abord l’effet de la complexité du système économique, qui va croissant.
Les décisions d’investissement interbranches ou les choix technologiques peuvent être
réalisés par voie non marchande, faire l’objet de calculs et de décisions plus ou moins
centralisés, comme dans toute politique industrielle. Mais la sanction ex post du marché
doit avoir le dernier mot. Cette nécessaire sanction peut entrer en conflit
avec des rentabilités, comme dans le capitalisme, et avec des hiérarchies, comme ce
fut le cas dans le soviétisme, mais son abandon engendre incontournablement des
travers bureaucratiques.
Une première mystification est de prétendre que seuls les rapports capitalistes, où ne
cessent de progresser les coordinations non marchandes, assurent contre les dérives
bureaucratiques. La seconde, est d’avancer que l’acceptation de toute sanction ex post
des décisions des organisations conduit à la nécessaire réapparition du marché
capitaliste. Ces deux points de vue sont, l’un et l’autre, le signe d’une compréhension
insuffisante des procédés du capitalisme et d’un manque d’imagination dans la pensée
des alternatives.
Cette confrontation des entreprises sur le marché est un élément particulièrement
important de la relation entre grandes et petites entreprises. Seule la concurrence des
grands, supposés plus efficients, est susceptible de mettre un frein à la prolifération des
initiatives individuelles qui s’expriment dans la petite entreprise. La grande entreprise «
cadriste » ne peut invoquer la prohibition par l’État de ces initiatives afin de perpétuer
ses privilèges. Son potentiel est déjà redoutable, comme on le voit dans le capitalisme
contemporain1211. De même, l’organisation en « coopératives » ne peut être imposée
d’en haut, bien que de telles initiatives puissent être encouragées, notamment dans le
contexte de société traditionnelles, quoique pas exclusivement.
Si l’on porte maintenant le regard au-delà des entreprises au sens étroit, on observe
que le monde des organisations économiques est hétérogène, et les relations aux
demandes individuelles et sociales de nature très diverse.
Examinons, par exemple, les établissements scolaires ou de soins, tels qu’ils
fonctionnent dans le capitalisme contemporain, désignés comme « hors marché ». Ils
peuvent l’être sous des formes et à des degrés divers. L’expression peut signifier que
ces organisations ne sont pas soumises aux logiques du marché capitaliste. Dans cette
mesure, les contraintes de rentabilité ne pèsent pas sur elles de la même manière que
sur des entreprises privées classiques, et notamment n’y commandent pas
mécaniquement les investissements. Les prix y sont établis selon des règles
particulières ; les comptes sont plus ou moins supposés s’équilibrer lorsque l’activité est
sanctionnée par des paiements ; si ce n’est pas le cas, certaines normes budgétaires
doivent être respectées et l’allocation des fonds définit les marges de man œuvre des
responsables. Les offres potentielles de ces services doivent également correspondre à
certaines demandes. Et si ces demandes sont illimitées, les offres doivent être ajustées
selon des contraintes sociales (définies collectivement). Mais l’étendue de ce secteur et
ses règles de fonctionnement sont des enjeux de
société, c’est-à-dire de lutte de classe. Ils correspondent à des prestations de services
déterminées dont l’importance se trouve, dans ce contexte, socialement reconnue.
On dit couramment que les activités de production devraient être « laissées au marché
», en entendant en réalité par là « laissées au capital », à la propriété capitaliste.
L’éducation et la santé sont pourtant bien aussi des activités productives, et
parfaitement lucratives pour le capital quand il peut s’en emparer. Si elles ont si souvent
échappé à la régulation marchande dans la forme de l’appropriation capitaliste, ce n’est
donc pas pour des raisons techniques. Outre le besoin d’une main-d’œuvre appropriée
et les exigences inhérentes à l’hégémonie des classes dirigeantes, la raison en est que
ces terrains ont toujours été considérés, du point de vue des classes fondamentales,
comme des priorités absolues de la défense de leurs intérêts (et comme des terrains
privilégiés des compromis sociaux). Il a ainsi toujours été difficile d’avancer que l’école
et l’hôpital étaient par nature des activités de marché (c’est-à-dire bonnes à laisser au
capital). Cela suggère qu’à l’inverse les fameuses raisons techniques qui font que l’eau,
le gaz et l’électricité... devraient être privatisés ne sont pas non plus vraiment
recevables. La réalité est qu’il y a du profit à faire, et qu’il est plus facile de détourner
l’eau que l’instruction publique.
S’agissant d’inscrire des entreprises complexes dans des relations marchandes sans
les soumettre entièrement à la logique capitaliste, les sociétés contemporaines ne sont
donc pas des débutantes. Sans surestimer ses forces, et en sachant que l’on apprend
chemin faisant, on doit ainsi savoir qu’il existe des voies déjà ouvertes, sur lesquelles on
peut s’engager pour aller plus loin.
Les politiques économiques et la réglementation
Les politiques économiques couvrent un vaste champ allant des politiques de formation,
de recherche, d’emploi - son obtention et l’égalité face à l’emploi -, de protection sociale,
etc., jusqu’à la préservation de l’environnement. Elles définissent les grandes options
qui doivent s’imposer, par la loi ou la réglementation, à des acteurs sociaux, supposés
poursuivre leurs objectifs propres dans le respect de ces normes. Elles incluent des
formes de planification, c’est-à-dire des directives de long terme commandant, par
exemple, des politiques de financement de l’investissement ou de recherche. C’est
l’alliance qui, dans le contexte des tensions et des convergences qu’elle recèle, en
prescrira les contenus.
Ce champ des politiques, au sens large du terme, est également le plus délicat, car
c’est lui qui définit la place accordée à chaque groupe social (son accès aux soins ou
aux études, ses conditions de travail, son pouvoir d’achat, les arbitrages entre
investissement et consommation, etc.). C’est donc, au sein d’une alliance, une source
de tension redoutable, surtout si les conditions économiques générales se détériorent.
On se souvient que le compromis de l’après-guerre n’a pas survécu aux tensions
créées par la crise structurelle des années 1970, qui a fourni à la finance capitaliste le
tremplin nécessaire à la réaffirmation de ses privilèges. Ce compromis avait été porté
par les tendances favorables du changement technique dans l’après-guerre, bénéficiant
de la dynamique créée par la prospérité qui en découlait (notamment la capacité à faire
croître simultanément salaires et taux de profit).
Lorsque la rentabilité du capital plongea dans les années 1970, aucune force politique
n’émergea du compromis social-démocrate, susceptible de garantir une issue, et ne
reçut le soutien populaire nécessaire. Prévalut une politique de fuite en avant, dans le
contexte d’une inflation cumulative. Un important transfert de revenus des fournisseurs
de crédit vers les entreprises, au profit de ces dernières, permit de surseoir aux effets
de la crise, mais ne conduisit à aucun rétablissement de la situation économique. Ce fut
le cas en Europe et aux États-Unis ; ce fut le cas, de manière plus dramatique et
spectaculaire encore, en Amérique latine1221. Ce sont les politiques néolibérales qui
imposèrent l’austérité, avec leur brutalité propre, et au service de leurs finalités
particulières.
La question de la propriété dans l'alliance
En traitant de l’autonomie des cadres d’entreprise dans les décennies de l’après-
guerre, on a été conduit à évoquer une forme de « propriété collective », en ce sens que
ces cadres se trouvaient largement dégagés de la tutelle des propriétaires, et que la
conduite des entreprises dépendait bien peu des autres salariés. D’une manière
générale, les grandes entreprises privées ou publiques n’étaient pas des coopératives,
et n’étaient pas soumises à des procédures d’« autogestion ». Même s’il en avait été
ainsi, il faudrait faire la démonstration que le « pouvoir d’user » - selon la définition de la
propriété rappelée antérieurement et qui s’applique également au-delà de
l’endiguement des prérogatives attachées à la propriété capitaliste -, était aux mains du
salariat en général. Or, on sait que tel n’était pas le cas même dans les quelques pays
du socialisme réel qui se targuaient de pratiques autogestionnaires.
La problématique de l’alliance pose la question de la propriété dans une forme très
particulière qui en consacre l’hybridité, qui la définit, non pas formellement, mais comme
le résultat d’un ensemble de pratiques, qui sont elles-mêmes le résultat d’un face-à-face
politique, d’un rapport de force. La propriété est un fait, dont le critère
effectif est Yexercice du droit d’usage. De la nature de classe de la relation entre cadres
et classes fondamentales - en l’occurrence, leur fraction salariée - résulte l’emprise des
cadres sur tous les leviers. Et c’est bien en ces termes que les pouvoirs se sont
configurés dans le compromis de l’après-guerre. Mais les exigences de l’alliance
requièrent l’émergence graduelle d’un contre-pouvoir dans l’entreprise. Et, de nouveau,
le problème n’est pas celui du calendrier, ni celui des institutions formelles, mais bien
celui de la mise en œuvre d’un processus. Il s’agit pourtant d’une exigence immédiate,
car la dynamique de l’alliance implique la dilution des privilèges de l’encadrement et doit
interdire les retours en arrière. Mais elle ne saurait se traduire, sinon formellement, en «
tout, tout de suite ». Car on sait avec quelle facilité chaque organisation, entreprise ou
collectif quelconque, voit se rétablir les mêmes hiérarchies. Face à un encadrement qui
s’autoproclame le « représentant » des salariés et tend, inlassablement, à travers sa
pratique à se constituer en classe, le « contre-pouvoir » a lui-même tendance à se
couler dans le moule confortable de l’institutionnalité. C’est ici que la problématique de
l’alliance se distingue fondamentalement de celle du « socialisme de marché » ou «
autogestionnaire » (encadré 6).
On retrouve ici le concept de la « lutte sur deux fronts » : contre les capitalistes, mais
également engagée dans la contestation de la prééminence des cadres et compétents.
Mais on ne saurait aborder cette question de manière conséquente en la confinant à la
conduite de l’entreprise. Car l’« usage » de cette institution ne peut être séparé d’enjeux
beaucoup plus généraux, comme ceux des arbitrages en matière d’investissement, de
prix, de rémunérations, de réglementations, de politiques. Les contenus sociaux,
conditions de travail et de rémunération, sont sujets à une législation et une
réglementation définies par des institutions étatiques. Il en va de même de la protection
de l’environnement. La lutte sur deux fronts est à mener sur tous ces terrains, dans et
hors de l’entreprise. En définitive, une exigence générale de démocratie, sans laquelle
la propriété, censément gagnée sur l’adversaire de classe, reste un vain mot, car elle ne
commande pas l’usage.
6. Le socialisme de marché et le socialisme autogestionnaire
La perspective que brosse cette section évoque celles du socialisme de marché et du
socialisme autogestionnaire. Et la coïncidence n’est pas fortuite, car on y retrouve les
mêmes enjeux politiques. Mais les présupposés analytiques en sont très distincts. Et il
s’agit d’approches pratiques de nature assez différentes.
Le « socialisme de marché » a vu dans la substitution du « marché » à la
« planification » centralisée un remède aux errements du socialisme réel 111. Soit une
réplique du socialisme réel, sans le centralisme outrancier du plan. Certes. Il lui
manque, cependant, de poser la question cruciale, celle de la reconnaissance du
positionnement de classe des cadres dans une telle configuration. Ce caractère de
classe n’est que rarement reconnu121. Le plus souvent, le problème se trouve conjuré
par l’affirmation d’un égalitarisme radical, à mettre en œuvre à partir de recettes
concernant notamment les niveaux de rémunération et l’institution d’une démocratie
d’assemblées de base. On sait pourtant l’immense créativité des cadres et compétents
dans l’exercice de la reproduction des inégalités de revenus et de pouvoir, et leur
capacité à les perpétuer. Dans un autre contexte, en tant que doctrine officielle comme
en Chine, le socialisme de marché a tendu à euphémiser le pouvoir d’encadrement, tout
en couvrant l’appel au retour des capitalistes.
Le « socialisme autogestionnaire », lui aussi de marché, est une variante d’une telle
configuration. Il visait également une prise de distance par rapport au « soviétisme ».
On connaît pourtant les problèmes que rencontra sa réalisation dans le cas
emblématique de la Yougoslavie : notamment la reproduction d’un pouvoir de «
propriété » au niveau du collectif des travailleurs, donc aussi la question des
coordinations hors marché (notamment les arbitrages en matière d’investissement). La
question du pouvoir de classe des cadres ne disparaît pas aisément. Il reste que le mot
d’ordre autogestionnaire, désignant une prise de pouvoir des travailleurs au sein de
l’entreprise, a donné lieu à des expériences et à des conquêtes historiques de grande
importance. En ce sens, il ne manque pas d’actualité. Dans les organisations politiques
qui s’en réclament, la référence à l’autogestion semble pourtant souvent n’avoir d’autre
fonction que de soutenir une affirmation identitaire, une image de marque, sans grand
rapport avec des pratiques effectives.
La problématique ici proposée est d’une autre nature. Elle ne constitue pas une
démarche constructiviste proposant un nouveau cadre social. Elle se définit directement
sur le terrain des rapports de force sociaux existant. Elle préconise tout à la fois
l’alliance pour faire reculer les capitalistes, et, au sein de cette alliance, une lutte de
classe contre la domination des cadres et compétents.
[-1]
T. Andréani (éd.), Le socialisme de marché, Paris, Le Temps des cerises, 2003 (voir
également le livre de T. Andréani, Le socialisme est (a)venir, Paris, Syllepse, 200-) ; B.
Ollman, Market Socialism. The Debate among socialists, New York- Londres,
Routledge, -998.
[2]
On peut citer le livre de J. Roemer : Future for Socialism, Londres, Verso, 1994, où
l’auteur recourt au concept « Managerial Market Socialism », p. 117.
La lutte de classe au sein de l'alliance
L’alliance des classes populaires, force motrice, et des cadres et compétents, cheville
ouvrière, est bien une alliance, mais de classe. Cette lutte engagée contre la propriété
capitaliste ouvre une logique qui n’est pas celle du profit, et dans laquelle les cadres et
compétents doivent pouvoir, de quelque façon, se retrouver. L’alliance de classe n’est
pas un compromis avec un ennemi du peuple. Comme démarche hégémonique, elle
vise à susciter l’« assentiment » du partenaire, qui doit trouver ses propres raisons d’y
adhérer. Mais le partenaire reste un adversaire de classe. L’antinomie demeure.
Comme l’écrivait Marx, tant que subsistera ce qu’il désigne comme « la division entre le
travail manuel et le travail intellectuel », ce qui est une façon de figurer l’espace
hiérarchique qui va des travaux les plus élémentaires aux tâches de conception, de
coordination et donc aussi de commandement, on ne serait encore que dans un
préambule. Ce qu’il désignait comme une « première phase » du communisme.
Le refus du discours de l’alliance, l’affirmation forcenée d’un radicalisme révolutionnaire
par des « avant-gardes » souvent promptes à prendre des risques dont d’autres
subiront les conséquences, traduit typiquement, au sein des couches de cadres et
compétents, une révolte sociale qui - à travers l’emphase, hyperbole de sa dénégation -,
occulte son propre caractère de classe dominante frustrée, une prétention morale à
diriger le mouvement. Une politique d’alliance fondée sur la dynamique des classes
fondamentales conduit plutôt à chercher une symbiose dans la convergence d’un
combat démocratique commun dans toute l’épaisseur culturelle et politique du tissu
social. Et ce combat démocratique rencontre, à tous ses niveaux, la suffisance de
l’expertise, l’arbitraire des codes sociaux et des savoirs consacrés, l’adversité des
cadres et compétents. Bref, l’alliance est une entreprise difficile. Un beau risque à
courir.
Le propre d’une perspective marxiste est, cependant, qu’elle ne peut considérer cette
tâche comme un accomplissement ultime. Elle vise à imposer, à chaque pas, et sans
différer, une dynamique de « dépassement » irréversible. Son défi est celui d’une
réalisation pratique de la démocratie. Dans l’ordre économique, il concerne tout à la fois
la démocratie centrale représentative - celle qui définit les options, les politiques au
sens large du terme -, et les démocraties locales, plus directes, à instaurer dans
l’entreprise, les quartiers, les institutions de recherche et d’enseignement, etc., elles-
mêmes chargées d’enjeux économiques... Il implique un engagement permanent,
tourné d’emblée vers l’autre tâche historique, celle de la métamorphose de l’alliance en
abolition de tout rapport de classe, en dépassement des contraintes hiérarchiques
d’encadrement et de compétence.
L’« exigence démocratique », ainsi comprise, est un pilier de tous les programmes de la
Gauche radicale. Le problème reste cependant qu’il ne s’agit pas là d’une affaire de
déclaration de bons sentiments, mais de savoir si l’on s’y tiendra. C’est-à-dire de savoir
- au-delà des époques héroïques qu’il faut toujours saluer - si l’on s’engage
effectivement dans une voie qui ne fasse pas reparaître le pouvoir d’encadrement dans
des formes évocatrices de celles qui ont prévalu dans le socialisme réel. Tel est le sens
du mot d’ordre de « l’alliance et de son dépassement » : accepter l’alliance et
reconnaître sa nature de classe. Faute de quoi la déclaration démocratique est
susceptible de se métamorphoser rapidement en mystification. Ceux qui se sentiront
interpellés répondront sans doute : « Nous le savons, cela va de soi, la démocratie est
une lutte. » Certes. Mais il faut ajouter : « Oui, une lutte de classe. » Et c’est là le sens
de la perspective ici proposée. Car le concept importe. Au-delà de destins individuels, il
pointe vers les conditions dans lesquelles s’établit un nouvel ordre social, vers la nature
de classe du pouvoir d’État qui se met en place. D’où la question : « Quelles classes ? »
C’est un des objets centraux de ce livre, on l’aura remarqué.
De quelque côté que l’on se tourne, le combat quotidien ne peut manquer de se trouver
de plain-pied avec l’utopie. De cette utopie, le nom certes est désormais problématique.
Mais son exigence, depuis qu’existe la lutte de classe, pénètre les consciences et
pratiques militantes. Ce n’est pas ici le lieu d’en définir les programmes, infiniment
variables selon les lieux, même si des exemples particuliers peuvent nourrir une
réflexion plus générale (encadré 7). Il nous restera plutôt à tenter d’en appréhender les
diverses échelles dans l’espace global.
7. Entre réalité et utopie : l’expérience de la gauche antilibérale en France
Il est intéressant de noter que les différents programmes antilibéraux qui ont proliféré à
l’approche des élections présidentielles de 2007 en France, convergent vers un
ensemble de réformes, plus ou moins radicales, évocatrices du compromis social-
démocrate de l’après-guerre et de la nécessité de le remettre sur les rails en
l’approfondissant. Tout à fait selon les principes mis en avant dans cette section.
On peut les appréhender à de multiples niveaux : le retour à des formes de
gestion des entreprises détachées des intérêts stricts des actionnaires, des politiques
publiques tournées vers l’emploi, la préservation et le renforcement des protections
sociales et des services publics, et, au plan international, certains mécanismes de
protection des intérêts nationaux, en matière de commerce et de mobilité des capitaux.
Bien entendu, ces programmes affirment simultanément des points de ruptures radicaux
vis-à-vis des caractères les plus répréhensifs des premières décennies de l’après-
guerre, notamment par l’expression de solidarités internationales (dettes extérieures,
commerce international et investissements), et surtout vis-à-vis de l’urgence écologique,
dont le compromis social-démocrate avait fait bien peu de cas.
Le contexte général dans lequel s’inscrivent ces mesures est la volonté de transcender
les compromis de type social-démocrate dans la perspective dynamique de ce que ce
livre appelle l’« alliance » : la détermination à mettre en œuvre une vraie politique de
gauche, à endiguer les pouvoirs et revenus des capitalistes jusqu’à l’achèvement de
cette tâche. On est là aux frontières d’un antilibéralisme et d’un anticapitalisme, plus ou
moins explicites selon les programmes et organisations. Il s’agit toujours de promouvoir
des liens politiques dynamiques entre les classes fondamentales et les cadres et
compétents.
Mais ces programmes expriment tout autant la conviction que l’alliance reste
antagonique. Au-delà du refus du pouvoir, selon l’argument qu’il corrompt, ils
nourrissent la perspective, à l’œuvre dans certains pays d’Amérique latine, d’un
puissant mouvement populaire impulsant une action gouvernementale, bref une voie qui
porte généralement le nom de « socialisme ». Reste à savoir quelles sont les chances
d’éviter les errements du passé.
Notes du chapitre
[1] î Toni Negri a fait de ce terme un élément central de sa langue philosophique. Il lui a
donné une grande force suggestive, traduisant notamment cette conviction que la
puissance, infiniment singulière et diverse, de ceux qui sont en bas est ce qui crée et
produit le monde humain. Ce concept appartient à diverses traditions. Et l’on peut en
faire divers usages. On en retient ici les connotations philosophiques. Mais on tente
spécifiquement de le construire comme un concept de la théorie de la société moderne.
Le concept de « classe fondamentale », chargé de positivité, lui fait en un sens écho. «
Multitude » désigne ici la surdétermination d’une puissance sociale fondamentale qui se
constitue à travers le triple rapport que nous appréhenderons en termes de classe, de
peuple et de genre. Voir M. Hardt, A. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000 ; et, Multitudes,
Paris, La Découverte, 2004.
[2] î C. Wright Mills, Les cols blancs (1951), Paris, Le Seuil, 1970.
[3] î Jean Lojkine, L’adieu à la classe moyenne, Paris, La Dispute, 2005.
[4] î Voir l’analyse de Ève Chiapello et Luc Boltanski dans Le nouvel esprit du
capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[5] î « Déstructuration et décomposition du groupe ouvrier - groupe qui structurait et
agrégeait autour de lui (et autour de ses acquis et de ses valeurs, de ses représentants
syndicaux et politiques) les autres fractions des classes populaires » (S. Beaud et M.
Pialoux, Violences urbaines, violences sociales, Paris, Fayard, 2003, p. 16). Voir aussi,
des mêmes auteurs, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999.
[6] î C’est, à l’extrême, la thèse de Jacques Rancière dans La mésentente, Paris,
Galilée, 1995. Elle ne manque pas d’une certaine radicalité. Mais elle tend à diviser la
société en inclus et exclus - par rapport à une « entente » supposée -, alors que
l’inclusion (qui est une inclusion dans des rapports de classe) et l’exclusion relèvent de
la même logique sociale.
[7] î Voir Danièle Kergoat, « Le rapport social de sexe. De la reproduction des rapports
sociaux à leur subversion », Actuel Marx, « Les rapports sociaux de sexe », Paris, PUF,
2001, no 30.
[8] î Voir les revues Cahiers du genre, Paris, L’Harmattan ; Nouvelles questions
féministes, Lausanne, Antipodes ; Travail, genre et sociétés, Paris, Armand Colin ; et
Actuel Marx, « Les rapports sociaux de sexe » ; sous la direction d’Annie Bidet-Mordrel,
Paris, PUF, 2001, no 30 ; Actuel Marx, « Le racisme après les races » sous la direction
de Étienne Balibar, Paris, PUF, 2005, no 38.
[9] î Voir notamment La noblesse d’État, Paris, Les Éditions de Minuit, 1989. Il
conviendrait en ce sens, d’analyser plus avant, et dans l’ensemble de l’œuvre de
l’auteur, le couple « capital économique » / « capital culturel ». Celui-ci ne peut être
sollicité sans précaution. Il contient cependant des éléments de convergence avec la
thèse ici présentée d’une dualité des facteurs de classe. Voir J. Bidet, « Bourdieu et le
matérialisme historique », in Dictionnaire Marx contemporain, Paris, PUF, 2001, p. 407-
421.
[10] î Selon la formule reprise par les zapatistes du Chiapas, relayée dans J. Holloway,
Change the World Without TakingPower. The Meaning of Revolution Today, Londres,
Pluto Press, 2002.
[11] î G. Duménil, D. Lévy, « Neoliberal income trends. Wealth, class and ownership in
the États-Unis », New Left Review, 2004, no 30, p. 105-133.
[12] î Il faut souligner que cette vision binaire gouverne - en premier lieu peut-on dire -,
l’analyse du « fordisme » par Gramsci. La relation entre l’atelier et la révolution de la
gestion, en général, n’est pas perçue, ni, cela va sans dire, la relation aux classes :
l’organisation ne trouve pas son écho dans la problématique gramscienne des
structures de classe. Gramsci considérait que l’évolution du capitalisme « rapprochait »
des ouvriers tous les salariés, au moins techniques (« L’instrument de travail », L’Ordine
Nuovo, 14 février 1920, Gramsci dans le texte, Paris, Éditions Sociales, 1975, p. 64-70).
[13] î Alex Callinicos, discutant le concept d’événement, cher à Alain Badiou, souligne
notamment, en référence à une tradition d’épistémologie réaliste, ici très éclairante, que
les structures et les événements ne « sont » pas de la même façon. Voir A. Callinicos,
The Resources of Critique, Cambridge-Boston, Polity, 2006, p. 161-170.
[14] î Dont le premier parti a l’avoir inscrit à son agenda fut le premier parti ouvrier : le
Parti social-démocrate allemand, dans son Programme d’Erfurt, 1891.
[15]î Voir JB, Théorie générale, p. 315 et s., « La théorie des droits de propriété ».
[16]î Voir Le Capital, livre I, chap. X, § I, « La limite de la journée de travail ».
[17] î Ainsi lorsqu’en 1972 en France s’impose le CDI, qui limite la propriété capitaliste
sur la force de travail. Où lorsque ailleurs on nationalise le pétrole. Acquis souvent
réversibles, il est vrai.
[18] î Voir GDDL, Crise, ainsi que de nombreux articles des mêmes auteurs. Ces travaux
analysent la chute de la rentabilité du capital dans les années 1970, son ampleur et ses
mécanismes, ainsi que la tendance au rétablissement propre aux décennies
néolibérales. On y montre également, sur les cas de la France et des États- Unis,
comment cette nouvelle hausse du taux de profit ne se matérialise pas en
investissement productif (voir le chap. 14 de GDDL, Crise, « La finance finance-t-elle
l’économie ? »). Par des « méthodes » non « recommandabes », on fait allusion ici au
blocage des salaires, aux tentatives de compression des dépenses sociales, à la
détérioration des conditions de travail, à la précarisation, à la mise en concurrence des
travailleurs du monde, à la déterritorialisation de la production, etc. Il appartenait aux
acteurs du compromis social-démocrate de remédier aux conditions structurelles de la
crise des années 1970 par d’autres méthodes, et de préserver le fruit des efforts
accomplis. Comment la « rentabilité » peut conditionner la marche d’une économie
(l’investissement et la stabilité macroéconomique), même dans le contexte d’un «
endiguement » des prérogatives attachées à la propriété du capital, renvoie à la théorie
économique (voir GDDL, La dynamique du capital, notamment les chap. 13 et 18).
[19] î On peut citer le livre, publié dans les années 1960, d’un haut responsable
d’entreprise, François Bloch- Lamé. La quatrième de couverture résume la thèse : «
L’entreprise est une communauté d’intérêts, impossible à réduire uniquement à ses
propriétaires [...] Dans une entreprise, comme dans la République, il y a les
gouvernants (les managers) et les gouvernés (le capital et le personnel) » (F. Bloch-
Lainé, Pour une réforme de l’entreprise, Paris, Le Seuil, 1963).
[20] î Dans toutes ces configurations, la diversité des modalités interdit évidemment les
généralisations. On ne saurait placer sur le même plan les relations entre le Conseil
économique suprême (Vesenkha, qui administra la grande industrie entre 1918 et 1931)
en URSS et les grandes entreprises japonaises.
[21] î On entre ici dans un champ complexe et technique. Il ne s’agit pas d’invoquer une
quelconque « neutralité » des politiques. On sait que les règles de la fiscalité, des
prélèvements sociaux, etc., conditionnent les modes de fonctionnement des
entreprises, et sont susceptibles d’être ajustés à leur taille ou caractères institutionnels.
L’attitude adoptée en faveur ou en défaveur des uns ou des autres est une affaire
politique.
[22] î Avec des taux d’inflation annuels de plus de plusieurs milliers de pourcent, dans
certains pays, au cours de quelques années.
Chapitre 10. Politiques de l'altermarxisme
Nous avons exposé, sous le nom de « politiques du néomarxisme », une réflexion qui
intègre trois exigences. D’abord, celle d’une politique d’union des classes
fondamentales, au sein d’une multitude en proie à des atteintes, injures et souffrances
diverses et incomparables. Ensuite, celle d’une politique d’alliance avec le bloc dit de «
l’encadrement et de la compétence », contre celui de la propriété capitaliste. Enfin, celle
de la lutte sur un second front, inséparable de la précédente, visant à l’effacement
progressif des prérogatives de ce bloc. Jusqu’à ce point, l’analyse est cependant restée
dans les limites abstraites des rapports de classe tels qu’ils se présentent dans le cadre
classique qui est censément celui de tout État- nation. Nous avons cherché à
déterminer à quelles conditions, dans un tel contexte considéré dans sa généralité,
pouvait surgir - à partir de pratiques sociales imprescriptibles par avance -, un sujet
politique, une capacité de dire « nous », de revendiquer une hégémonie, dans une
perspective conforme à la promesse révolutionnaire inscrite dans la forme même de la
société moderne.
S’il fallait commencer ainsi, c’est parce que le monde capitaliste moderne est né et a
proliféré dans une pluralité d’entités nationales. Il s’est « institué », sous la forme de
l’État-nation, l’institution moderne par excellence. Mais ce qui n’a pas moins
d’importance ni d’ancienneté que cette institution, c’est la non-institution du monde
moderne, ce que nous avons désigné comme le « système du monde ». Le monde
capitaliste présente, en effet, depuis ses commencements, une autre dimension : celle
de la relation conflictuelle, inégale, asymétrique, guerrière, non seulement entre les
États-nations, mais surtout entre ceux-ci et les espaces environnants, déniés comme
nations et détruits comme États, vampirisés par l’esclavagisme - dans les périphéries et
dans les centres eux-mêmes - et la colonisation. Comment, à partir de là, s’orienter vers
un sujet politique historique à signification universelle ?
À cet égard, le schème opératoire du marxisme classique était celui de
l’internationalisme. Les classes ouvrières des diverses nations étaient solidaires entre
elles. Chacune devait faire la révolution chez elle, à tout le moins œuvrer à des
réformes radicales. Mais chacune pouvait compter sur toutes les autres, animées du
même esprit. Elles devaient, en quelque sorte, « marcher côte à côte et frapper
ensemble ».
Cet idéal rencontrait pourtant un obstacle de taille : la différence d’enjeu entre les luttes
au centre et en périphéries. Là où il s’agissait avant tout de se libérer de la
domination coloniale, l’affrontement était en effet d’une autre nature : non pas tant une
lutte de classe qu’une guerre de libération. Non point la lutte contre un adversaire de
classe, mais la guerre contre un ennemi. Depuis la « destruction des Indes occidentales
», décrite par Bartolomé de Las Casas111, jusqu’à celles de la Chine, de l’Inde et de
l’Afriquem, l’impérialisme représentait l’autre dimension, intrinsèquement perverse et
exterminatrice, du capitalisme. Mais la guerre du peuple ne confluait pas avec la lutte de
classe.
Si le système impérialiste du monde demeure en place, et si, comme on l’a vu au
chapitre 8, l’État-monde, qui se profile à l’horizon, a la consistance d’un État mondial de
classe, il reste à savoir en quels termes on peut désormais penser la communauté
humaine, les perspectives qu’elle peut se donner et les voies de leur réalisation.
I - La politique des peuples
Du local au national
Les luttes sociales commencent toujours « en bas », au local, émergeant dans un cercle
spatial circonscrit, une proximité dans laquelle s’élaborent, à leur faible mesure, des
projets solidaires.
Mais la vie la plus pauvre, la misère elle-même, est prise dans un flot d’échanges et de
contrôles : marché et organisation. Le local se relie par mille ramifications à des
espaces plus larges, à des logiques urbaines et nationales. De ces combats, surgissent
des porte-parole, qui saisissent comme d’instinct le rapport entre leur lieu de vie et ce
qui le conditionne. Et ce qui détermine le plus local, c’est d’abord l’espace national
étatique, si effacé qu’il puisse paraître quand la pénétration de la finance capitaliste,
dont la loi du FMI, semble l’avoir rendu virtuel. En réalité, il n’en est rien, comme
l’illustrent les passions et déchirements auxquels on assiste aujourd’hui autour de
l’émergence des nouvelles entités nationales, de leur délimitation géographique et de
leur définition culturelle.
On voit des populations s’identifier passionnément à des nations qui ne semblaient pas
exister hier encore, et que souvent seul un tout récent mythe d’origine, vrai roman
familial, semble propulser sur la scène de l’histoire. La raison en est que la nation, à
l’époque moderne, est un réquisit. En quel sens ? Elle est ce sans quoi l’exigence
métastructurelle - celle du droit naturel moderne, d’être reconnus comme libres, égaux
et rationnels - n’a aucune chance d’existence. Qu’on se rappelle la célèbre analyse
d’Hannah Arendt, sur le cas des apatrides : les droits de l’homme n’existent qu’à la
condition d’être entérinés comme des droits du citoyen, parce que
seule une cité, détentrice d’un pouvoir reconnu légitime, peut en assurer quelque
réalisation. C’est là une question de fait. Et c’est sur ce terrain « structurel » de l’État-
nation, à cette échelle où l’on fait les lois et où l’on tient le compte des personnes et des
biens, que chacun, menant sa course sur le marché du travail et sur l’échelle des
compétences, peut désormais espérer trouver quelque reconnaissance et solidarité. Et
c’est sur ce terrain que se déroulent les luttes de classe d’« en bas ».
Tous, jusqu’aux plus démunis, sont donc aspirés dans le tourbillon d’une modernité, qui
échappe tendanciellement aux formes antérieures, familiales ou tribales, de solidarité
sociale. Comme le souligne Mahmood Mamdani, en Afrique, le pire n’est pas encore la
« race »121. Ce n’est pas d’être un citoyen de seconde zone stigmatisé par la race, car
au moins c’est dans le cadre du droit commun que l’on est alors maltraité. Le pire est de
ne relever que d’une « tribu », dernière trouvaille de l’impérialisme postcolonial.
S’il en est ainsi, c’est parce que le monde n’est pas seulement régi par le marché. C’est
bien ce qu’illustre aujourd’hui cette violence inhérente à la mise en place des nations.
La distribution du pouvoir, des bénéfices et des grâces, passe aussi par la forme
organisée qui culmine dans l’institution étatique. Telle est à cet égard la leçon que l’on
peut tirer du néomarxisme pour la cause de l’altermarxisme. Le marxisme classique ne
sut jamais appréhender correctement la « question nationale », faute, notamment,
d’avoir établi théoriquement cette imbrication entre le marché et l’organisation, selon
une « englobance » souveraine de l’institution étatique, qui pose la Constitution comme
l’organisation suprême, censément celle de la parole entre tous. Pure organisation des
voix et des discours (censément au-dessus de toute prétention marchande, de tout
clientélisme), qui détermine l’usage censément légitime de la violence sociale. Où «
censément » est un terme essentiel.
Cette remarque n’introduit pas seulement un élément analytique pour l’interprétation
des conflits locaux en cours, là où l’identité des territoires issus du découpage colonial
reste disputée, notamment en l’absence d’une langue populaire commune ou du fait de
la localisation trop inégale des ressources. Elle conduit plus généralement à l’idée que,
vu l’importance existentielle de la dimension nationale- étatique, la lutte pour la
démocratie politique est en tout lieu un enjeu essentiel. Cela est vrai pour les peuples
les plus en proie à la prégnance coloniale comme pour ceux du centre. C’est dans la
démocratie nationale, reposant sur la lutte d’« en bas », que s’enracine la capacité des
peuples à être des acteurs positifs sur la scène du monde.
Du national au continental
Cette entrée historique des peuples (désignés comme « périphériques » par ceux qui se
considéraient comme le « centre ») dans l’histoire moderne s’est exprimée, au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le mouvement tiers-mondiste.
Bandung14 en a fourni l’expression majeure. La solidarité entre peuples supposés
libérés du colonialisme a joué un rôle décisif dans une période privilégiée, qui était par
ailleurs celle où la finance capitaliste se trouvait en position de retrait face aux alliances
entre les classes populaires et les élites organisatrices. Elle faisait, dans une certaine
mesure, écho au compromis social-démocrate au sein des nations du centre. Ce
mouvement des peuples ne saurait sans doute conduire plus avant qu’en s’inscrivant
dans un nouveau cycle que l’on peut, faute de mieux, désigner comme celui de la «
continentalisation » du système du monde. L’échelle propre à une organisation
économique et politique commune tend en effet à croître avec le développement des
technologies, même si cette donnée n’est pas, en soi, décisive et se trouve contrecarrée
par des singularités historiques persistantes. Les espaces nationaux apparaissent,
corrélativement, aujourd’hui comme de dimension trop restreinte face aux appétits
dévorants de la mondialisation néolibérale. Aujourd’hui, c’est l’échelle des continents
qui s’impose. Face aux États-Unis : des entités comme la Chine, l’Inde, l’Amérique
latine, l’Europe. Et d’autres sont à construire sur la base d’une antique aire de
civilisation, comme l’Islam, ou d’une ancienne communauté de culture et de destin,
comme l’Afrique. C’est à cette échelle que de telles entités seront en mesure de faire
reculer les impérialismes anciens et de réfréner les nouveaux appétits. Et c’est par la
continentalisation que l’humanité peut espérer un jour passer de la configuration
centres/périphéries à celle d’un polycentrisme potentiellement plus équilibré.
Cela suppose que les ressorts civiques, c’est-à-dire aussi ceux d’une lutte des classes
fondamentales, développés dans les espaces nationaux, conservent toute leur vitalité :
que les continents protègent les nations, les aident à défendre leurs ressources et leurs
cultures. Et qu’ils s’élaborent eux-mêmes comme de vraies nations : non comme de
simples succursales du libre marché capitaliste, mais comme des espaces capables de
développer leurs projets économiques. Voilà notamment ce dont la lutte de classe et le
combat des peuples doivent faire leur objectif.
L'entrelacs des classe et des peuples
Pour définir le capitalisme, le terme de « mode de production » est à certains égards
trompeur. Car le capitalisme n’est pas seulement structure de classe, rapport de classe
et lutte de classe. On l’a dit, il est, depuis le début, guerre du capital contre les
peuples d’alentour. Et cette guerre poursuit aujourd’hui encore son cours, au Nord
comme au Sud, à travers une société intrinsèquement postcoloniale - où le « post »
désigne la présence active, dans notre aujourd’hui, d’un passé d’assujettissement et de
violence.
S’il est si difficile de concevoir, et encore plus de réaliser, l’unité de la cause des luttes
de classe et de celle des luttes des peuples, ce n’est pas seulement parce que ces
dernières sont encore aujourd’hui des guerres de libération, des guerres pour secouer
le joug colonial ou leurs répliques postcoloniales. À l’évidence, c’est d’abord parce que
les classes du centre se trouvent nécessairement impliquées dans la domination
impériale. C’est bien au même capitalisme qu’il faut, à l’époque moderne, attribuer tout
à la fois la domination de classe et l’oppression des peuples (chap. 7). Mais il n’en
émerge pas pour autant un sujet historique unifié, qui lui ferait face sur ce double front :
un « fossoyeur du capitalisme » porteur d’une alternative globale, libérant tout ensemble
les classes et les peuples.
Le champ est d’autant plus difficile à embrasser sous un seul regard que l’humanité suit
des cours historiques fort divers. Ici, comme en Chine et en Inde, elle rattrape à pas de
géants, elle dépasse : on y répète en plus grand l’aventure industrielle, et l’on est déjà
au-delà. Ces nouveaux centres ont désormais leurs propres périphéries, extérieures et
intérieures. Ailleurs, l’humanité survit en se multipliant, concentrant sa vitalité
surabondante, sa jeunesse, sa misère et son savoir futur, dans des mégapoles
hasardeuses dont les proportions semblent échapper à l’imaginaire du marxisme, qui
liait le prolétariat à l’entreprise, sa prison et sa forteresse. Ailleurs encore, tout est à
vendre, tout est à prendre : avec les terres, les peuples qu’elles ont portés.
Les conditions d’une montée vers une « hégémonie » populaire, au sens donné à ce
terme au chapitre précédent, sont donc extrêmement diverses. Dans les grandes
puissances qui émergent aujourd’hui, les formes de lutte s’inspirent - face aux recours
récurrents à des traditions de gouvernement impérial ou aristocratique - de traditions
immémoriales de résistance populaire, ou, selon les lieux et les moments, de stratégies
nées en Occident. Ailleurs, et parfois dans les mêmes contextes, émergent de
puissantes solidarités qui empruntent à d’autres paradigmes. Dans l’espace rural, c’est
l’esprit de l’ancienne communauté qui se mobilise et se recycle en démocratie directe,
dans un combat contre le Goliath financier. Dans les périphéries de la mégapole, ce
sont de nouvelles communautés, de multiples réseaux, qui s’inventent, affaire de
femmes autant que d’hommes, s’organisant au jour le jour dans le maquis d’un marché
informel.
Le vieux mot d’ordre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » n’est évidemment
plus à lire dans sa simplicité biblique, à supposer qu’il l’ait jamais été.
II - L'émergence brouillée d'un peuple-monde
Parler ici de « peuple » peut surprendre. Il n’y a, en effet, censément de peuple que
divers. Il n’y aurait jamais, à vrai dire, que des peuples. Or ce peuple s’annonce comme
un et universel. S’agirait-il du « peuple de Dieu », dans lequel toutes les nations sont
appelées un jour à se rassembler ? Il est vrai que la modernité occidentale a toujours
spontanément trouvé les mots du christianisme pour dire un destin supposé commun.
Et il s’agit bien, en effet, ici de la tradition philosophique moderne, qui donne au concept
de « peuple » un statut très défini. Mais le marxisme, qui en hérite, en même temps le
subvertit. Dans son mouvement originel, et peut-être dans son motif essentiel, le
marxisme peut être identifié comme la critique politique du libéralisme. Il avance que les
exigences qu’énonce l’ordre politique - se reconnaître mutuellement comme libres,
égaux et rationnels - n’ont de réalité que de se réaliser dans les rapports économiques.
Le peuple, catégorie politique, n’est peuple que s’il s’avère tel dans la réalité
économique, dans notre existence matérielle et quotidienne. Si l’on est conduit à parler
de « peuple-monde », la raison en est l’émergence lente, mais inéluctable d’un État-
monde.
Une nouveauté inouïe : l'humanité se posant en communauté politique
On a vu par quelle évolution inflexible la matrice État-nation, dans laquelle le
capitalisme s’est développé comme structure de classe et forme de société, a
progressivement exigé des espaces plus larges, de l’État-cité des origines médiévales à
l’État-continent qui se dessine aujourd’hui. Les mêmes causes produisant les mêmes
effets, voici qu’à l’horizon s’annonce une étaticité à l’échelle du monde. L’État-monde en
gestation - objet du chapitre 8 ci-dessus - entretient avec le système du monde un
rapport tout à la fois de corrélation, permettant à la puissance impérialiste, qui
l’instrumentalise, de donner à ses actions une apparence de légitimité, et de
contradiction, instaurant une légalité que même les plus puissants ne peuvent toujours
défier sans risque. Il se trouve à cet égard dans une situation analogue à celle de l’État
moderne, qui, comme instance politique, vient en corrélation avec les forces de
domination économiques, et qui pourtant constitue aussi un lieu sur lequel et par lequel
s’exerce une lutte d’« en bas ». L’État-monde prend, il est vrai ce départ dans les pires
conditions. Mais il n’en fut pas autrement
des États-nations.
L’État-monde qui s’annonce, on l’a vu, n’est pas une utopie. Il n’est le résultat d’aucune
volonté particulière, d’aucun dessein collectif, mais d’effets cumulatifs qui ont fini par
bousculer un ordre purement international. Il émerge, de quelque façon, derrière notre
dos. Avec lui pourtant se réalise, dans la logique de la forme moderne de société, ce fait
inouï : la constitution de l’humanité en communauté politique. L’espèce humaine diffère,
depuis le début, de toutes les autres en ce qu’elle forme une communauté culturelle, au
sens où les grandes innovations ont dans leur ensemble, quoique lentement, circulé
presque d’un bout à l’autre. Or, à cela s’ajoute désormais un trait radicalement
nouveau : c’est sa prétention, qui s’affirme seulement depuis quelques décennies, à se
constituer en communauté politique. Non pas, selon un rêve vieux de deux siècles,
d’une simple « société des nations » selon la formule qu’employait déjà Kant
(Volkerbund). Ni seulement, selon l’expression reçue, une « communauté internationale
». Mais, sous forme inchoative, une communauté mondiale, « cosmopolitique » au sens
vrai. Une communauté universelle des citoyens qui avance la prétention de se
constituer en un sujet politique, capable de dire « nous ».
Or, on l’a dit, dans les conditions du capitalisme, cet État-monde en gestation ne peut
se profiler que dans les traits d’un État de classe, qui se construit derrière notre dos.
Dans son impitoyable légalité économique (néo)libérale, cet État est donc un défi pour
son peuple : il défie un « peuple-monde » 151, qui émerge en même temps que lui. Dans
quelles conditions ?
On ne s’étonnera pas que l’État-monde ouvre, tout comme l’État-nation, trois
perspectives hégémoniques. Ni que la lutte de classe au plan mondial prenne la forme
d’un « jeu à trois ».
Les deux pôles dominants ne nous réservent pas de surprise : l’un se constitue autour
de la propriété capitaliste et du marché, l’autre autour de l’organisation. Mais avec le
troisième terme, le tableau se complique, car il est de nature plus complexe. Le rapport
de classe, en effet, en croise ici un autre : celui que définit le système asymétrique du
monde. Le point de vue « fondamental », qui assume les réquisits de l’humanité en tant
que communauté politique, ne peut se construire qu’à travers une communauté de lutte
sociale, à l’interférence de ces deux rapports sociaux, classe et peuple. Et ceux-ci, tout
comme au plan de l’État-nation, interfèrent avec un troisième : le rapport social entre les
sexes. Ce sont là les trois dimensions de ce que nous identifions comme le « peuple-
monde ». Nous les désignerons respectivement comme les rapports de « classe », de «
race » (selon une référence au « peuple » qu’il nous faudra justifier) et de « genre ». Et
nous chercherons à définir la perspective
politique de ce peuple universel.
Cela suppose cependant que nous ayons d’abord examiné les deux autres
perspectives, ou plutôt les deux formes idéologiques contrastées qui se donnent aux
deux pôles de la domination de classe.
La perspective ultralibérale : droit sans État ou État sans droit ?
La perspective de l’hégémonie libérale, comme doctrine, en vient ici à se présenter
comme une sorte de paroxysme de l’individualisme possessif. Elle s’avance pourtant
avec une belle prétention d’universalité : nous sommes tous « libres, égaux et rationnels
». C’est là le présupposé commun de la modernité 161. Mais, dans la vision libérale, le «
rationnel » n’existe que par le marché, où l’homo œconomicus se montre tel, visant
rationnellement son intérêt ; et c’est également ainsi qu’advient censément le plus grand
bien de tous. Il n’est donc plus besoin d’autre lien social que celui du marché. Plus
besoin d’État, ou si peu. Ni surtout d’État-monde, suprême abomination. La société
civile, s’ordonnant selon le droit des échanges, régira le jeu social. Vive donc le « droit
sans État ». Nos représentants seront là pour faire respecter la loi naturelle du marché.
Il faudra certes des institutions expertes - « indépendantes », c’est-à-dire privées - pour
l’élaborer dans le détail. D’autres institutions, également privées, régleront les différents.
Elle diront le juste et l’injuste. À l’État, pour la tâche qui sera la sienne, suffiront les
policiers - seuls fonctionnaires désormais vraiment utiles et estimables. Ces vrais héros
de notre temps, qui risquent leur vie pour nous. Le droit, bien sûr, ne donne aucun droit
à ceux qui n’ont rien à faire valoir. La charité y pourvoira.
Le miracle est que cette chose est censée se produire sous nos yeux éblouis. L’heure
du libéralisme planétaire est arrivée. Plus rien ne peut entraver le marché universel. Les
États et les nations étaient un archaïsme barbare, qui empêchait la raison naturelle
marchande de triompher. On peut aujourd’hui s’abandonner à elle. Le marché universel,
en abolissant les États, a aboli l’État. Nous entrons dans l’ère du droit, qui est tout à la
fois - l’un se définissant par l’autre et réciproquement -, celle des droits de l’homme et
des droits de la propriété marchande.
Un peu d’attention suffit pour comprendre qu’un tel droit n’est en lui-même que le droit
du plus riche. Il se réclame certes du triple présupposé moderne de liberté- égalité-
rationalité. Mais il inscrit, au sein du troisième terme, un déterminant problématique :
seule la propriété privée serait rationnelle. Tel est en effet, depuis son énoncé par
Locke, la thèse, fondatrice, du libéralisme : seule la propriété privée est productive. Hors
d’elle, la terre reste en friche et l’industrie dépérit. La propriété
privée, celle notamment des moyens de production, s’affirme ainsi comme un « fait de
raison », fait surplombant le droit.
Dans la réalité, on le sait, grande est la distance entre la doctrine et le fait. Les forces
sociales qui prônent le libre-échange sont aussi celles qui organisent le protectionnisme
des nations les plus puissantes. Et celles qui crient au danger contre le grand Léviathan
qui s’annonce dans l’État mondial sont précisément celles qui le constituent dans sa
configuration totalitaire, imposant une soumission universelle à la loi du marché
capitaliste. C’est ainsi que la perspective libérale conjugue logique de classe et logique
impériale. Les classes dominantes et les hiérarchies impérialistes sont parties
prenantes d’un État-monde profondément imbriqué dans le système du monde, dont
elles cherchent à faire leur instrument en lui dictant leur loi.
À cet égard, la « doctrine » poursuit des objectifs destructeurs : elle a pour objet de
légitimer le démantèlement des institutions de l’État social et de tout ce qui peut faire
obstacle à la toute puissance de la propriété capitaliste, notamment les frontières
posées aux échanges commerciaux et aux mouvements de capitaux (chap. 7). En ce
sens, dans le rapport de concurrence avec la perspective social-démocrate, qu’on
aborde ci-dessous, elle tend à s’assurer un espace de man œuvre maximal en vue de
formes d’organisation qu’eues puissent contrôler aussi étroitement que possible. Elle
tend à masquer une certaine idée de l’État-monde, celle-là même qu’elle tend à réaliser.
La perspective social-démocrate : un contrat social supplétif
Face à une telle schizophrénie, l’autre pôle de l’hégémonie « en haut », celui de
l’organisation, ne peut manquer de manifester ses propres énoncés doctrinaux. Il se
donne aujourd’hui tout naturellement un projet qui se désigne comme « social-
démocrate », selon l’ouvrage de David Held 13. Il procède de la même déclaration
métastructurelle : nous sommes libres, égaux et rationnels. Mais la « rationalité », cette
fois, est attendue d’une organisation politique commune régulant, englobant, les
rapports de marché.
Cette « social-démocratie » mondiale, ne manque pas de moyens de se faire entendre,
jouissant d’une large audience dans l’élite des cadres et compétents. Elle occupe une
place d’honneur dans le débat public cosmopolitique, dans le discours des institutions
internationales. Elle intervient cependant dans un état faiblesse. La position social-
démocrate « historique » tenait en effet sa force de la base, historiquement déterminée,
qui la portait et qu’elle contribuait à conforter, à l’époque du compromis de l’après-
guerre : l’État-nation, visé comme État social. La
social-démocratie ne peut, à l’ère de la mondialisation, que réitérer son projet sur une
échelle plus vaste, sous la forme d’un « contrat social mondial ». Celui-ci, en raison du
caractère encore purement inchoatif de l’État-monde, et de la prévalence des rapports
de force impérialistes, ne peut cependant se développer que sous forme d’ambitions
modestes. Et, pour ces raisons, ce discours du « contrat social mondial » a peu de prise
sur la réalité. Il plie devant le néolibéralisme.
Cette approche ne peut cependant être récusée dans les mêmes termes. Se réclamant
d’un « contrat social », elle envisage une relation qui ne s’établit pas seulement entre
les nations, mais entre les humains en tant que tels. C’est bien, certes, ce que fait aussi
la doctrine mondiale ultralibérale. Mais, là où le libéralisme en induit que l’on n’aurait
plus désormais besoin que d’un État veilleur de nuit, la vision social- contractualiste
pousse à reconduire au niveau mondial les exigences démocratiques qui s’affirmaient
dans l’État-nation. Ainsi peut-on aligner toute une série de projets, souvent honorables,
voire fort raisonnables, de réformes des institutions internationales, dans un sens
supranational. Non simplement comme un pouvoir s’imposant (du moins dans une
certaine mesure) aux nations, mais comme une puissance commune, fondée sur des
principes et des procédures égalitaires d’accord et de concertation entre tous.
Démocratiser I’ONU consisterait à aligner, autant que possible, sa démocratie sur les
critères valables pour un État-nation. Cela vaudrait aussi pour les autres institutions.
Notamment pour des organismes économiques permettant des politiques d’intervention
dans des domaines tels que les infrastructures ou la formation technique. Le point
culminant du projet étant la perspective de fournir aux nations les moins développées
les moyens d’accéder au marché mondial.
Ce qui n’est pas rien. Cependant telle est aussi la limite de la perspective. Le
programme social-démocrate en reste à l’encadrement du libéralisme. Il n’en fait pas la
critique radicale. Son parti est, au mieux, celui du compromis proprement « keynésien »,
au sens du chapitre 3, qui postule l’intervention étatique au plan macroéconomique et
laisse, par ailleurs, le champ libre au marché capitaliste. L’ensemble se trouve ici
transposé au plan mondial.
Son argument critique à l’égard du libéralisme part du constat, bien connu, que le
marché capitaliste produit des « externalités » - une formulation qui indique déjà une
relative inféodation à la pensée libérale -, auxquelles il convient de remédier par des
mesures d’organisation, et aussi par la promotion de règles et de principes de
compromis censément acceptables par tous. Sa faiblesse théorique est de ne pas
assumer le fait que ce qui, pour le capital, est « externalité », ce ne sont pas les
malheureux effets dont on parle, c’est en réalité le « bien commun » lui-même -
comme l’expose du reste Hayek, le maître à penser libéral. Celui-ci, il est vrai, croit
pouvoir le retrouver, en le dérivant de la recherche par chacun de son propre intérêt.
Mais ce dont s’écarte le libéralisme, ce n’est pas seulement du bien commun, mais, plus
radicalement, du sort fait à chacun, qui concerne tout un chacun. Sa logique productive
spécifique n’a, en effet, selon la démonstration fournie par Marx, d’autre objet que profit
(la rentabilisation du capital). Tout le reste est extérieur à son projet - extériorité,
externalité. Et tout ce reste est précisément l’objet d’une lutte de classe, dont la visée se
dévoile désormais à l’échelle du monde.
Or, précisément, le contrat social-démocrate, inspiré de Habermas, ne parvient pas à
penser à cette échelle. L’illustration en est fournie par les principes qu’il croit pouvoir
invoquer comme les régulateurs de l’affrontement politique à travers la communication
démocratique. L’ouvrage de David Held, cité en référence, invoque notamment un «
principe de symétrie », celui qui affirme que ce sont en droit les citoyens qui constituent
le souverain : ainsi décident ceux qui sont concernés. Qu’en est-il désormais, quand les
questions débordent les limites d’un État - pollutions, migrations, etc. - s’inscrivant à
cheval sur les frontières ? Réponse : les « concernés » en jugeront ensemble. Réponse
insuffisante quand nous sommes désormais dans un seul monde, où, en dernier
ressort, comme dans l’État-nation, tous sont concernés par la justice entre tous. Soit
encore, le principe du « tiers impartial » : si « le monde est également à tous » (si, du
moins, nous avons à son égard égale responsabilité), ce tiers, c’est tous les autres. On
le voit, de tels « principes » ont pour objet, ou du moins pour effet, de masquer les
problèmes primordiaux et de légitimer la « négociation sans principe » entre le faible et
le fort.
En réalité, telle sera du moins notre thèse, on ne pourra envisager une « politique de
l’humanité » qu’en prenant les choses par l’autre bout : non pas des hauteurs de cette
logique idéale du marché, ni de cette utopie de l’organisation concertée en contrat
social, mais - au prix d’une révolution copernicienne - du point de vue de ceux sur qui
ces médiations s’exercent. Mais comment déchiffrer le sujet qui en serait porteur ? Et
quel nom lui donner ?
Quelle perspective pour le peuple-monde ?
La troisième position d’hégémonie est donc référable à la même déclaration, soit au
même présupposé : nous sommes libres, égaux et rationnels. Mais elle assume ce
présupposé dans sa matérialité planétaire. Libres et égaux, nous ne le sommes en effet
que dans nos interactions, qui passent par l’usage du monde, au sujet duquel tout autre
être humain peut nous demander de quel droit nous en faisons un tel
usage - tel usage de telle portion de la planète. « Nous sommes libres, égaux et
rationnels », cela signifie en effet que nous reconnaissons d’abord qu’en un sens, le
monde, comme déjà le dit Locke, « appartient également à tous ».
Nous savons maintenant ce qu’il en est de cet adage : il s’agit d’une communauté de
responsabilité, non de propriété. Rappelons-nous que cette communauté originelle (de
principe) est bien ce que reconnaissent aussi les libéraux et les organisateurs. Ils
souscrivent chacun à leur façon à l’idée que la société humaine ne peut, dans sa
complexité, se constituer sur la seule base de la communication immédiate. C’est
pourquoi elle est société, et non simplement communauté. En d’autres termes, il y a
nécessairement des « médiations », comme le disait Marx, qui en distinguait deux,
primordiales : le marché et l’organisation. Or, les premiers croient s’en tirer par le
marché, l’arrangement marchand. Et les seconds par l’organisation, dont « la propriété
commune des moyens de production » a pu même sembler fournir la clé ultime. Le
problème, on le sait, est que ces deux principes primaires de coordination sont aussi les
agents de la division sociale : les facteurs modernes de classe dans la forme moderne
de société. Ils donnent lieu à une emprise immensément inégale sur notre substrat
matériel supposé commun. À quoi se conjuguent les partages iniques liés à l’asymétrie
du système capitaliste du monde. Et, troisième terme, l’inégalité entre les sexes, sous
l’égide de la proclamation de leur égalité.
La politique de l’humanité est celle qui cherche à définir celle-ci comme capacité de dire
« nous ». Elle vise donc à dépasser, à abolir cette triple division de classe, de peuple et
de sexe. Voilà le point qu’il nous reste à explorer. Mais, pas plus que le « néomarxisme
» ne proposait de modèle de socialisme, on ne cherchera ici à prescrire le programme «
altermondialiste », qui définirait la nature des institutions à édifier ou des principes à
réaliser. On tentera seulement de faire apparaître dans quelles conditions émerge,
obscurément, dans le grand affrontement contemporain, un peuple-monde.
L'écologie comme combat politique à l'échelle du monde
Avant d’y venir, pourtant, il convient de se représenter le cadre qui est désormais celui
de l’action humaine. En effet, corrélativement à la « nouveauté inouïe » par laquelle
nous avons commencé notre analyse, selon laquelle l’espèce humaine accède
aujourd’hui comme telle au statut de communauté politique, il nous arrive une autre
nouveauté, plus inquiétante, dans les termes de la question écologique. L’idée que « le
monde est à nous », qu’il serait à notre usage, à supposer même qu’elle ait un sens, n’a
pas de fondement rationnel. Mais elle a un fondement réel,
historique et social. La prétention d’être « maître et seigneur » de la nature est en effet
celle qui s’affirme pratiquement dans la logique de la production marchande capitaliste,
celle de l’accumulation illimitée d’une richesse abstraite, le profit, indifférente aux
atteintes écologiques. Elle habite aussi la logique organisationnelle hiérarchique qui
pousse à l’accumulation incontrôlée de pouvoirs sur pouvoirs, qui n’ont, eux aussi,
d’autre fin qu’eux-mêmes. Si cette prétention hante la raison humaine, comme on le dit
volontiers aujourd’hui (à son discrédit de raison supposée « instrumentale »), c’est, en
réalité, parce qu’elle hante les deux formes constitutives de notre entendement social
collectif, marché et organisation, en ce qu’elles sont aussi les deux facteurs de classe
dans la forme moderne de société.
En ce sens, la lutte écologique suppose un affrontement des pouvoirs de classe -
lesquels se trouvent encore renforcés, militarisés, dans les conditions asymétriques du
système du monde. Elle excède pourtant ces contextes, lutte de classe et de peuple,
parce qu’elle implique la population humaine, dans son ensemble et en tant que telle -
soit tout un chacun, quelle que soit sa place dans la société. Et elle excède également
les limites d’une lutte politique. Car elle ne concerne pas seulement les conflits que
nous pouvons avoir entre nous, entre acteurs contemporains en interaction, mais aussi
notre responsabilité à l’égard des générations futures, qui ne sont pas présentes pour
en débattre avec nous. En ce sens, elle relève d’une éthique : elle dépasse la
problématique politique qui est ici la nôtre.
Mais de cette « responsabilité », qui transcende le temps, nous avons à répondre ici et
maintenant. Et les puissants ont à en répondre devant tous. Tous, nous avons à
répondre devant nos contemporains de notre engagement à abaisser les puissances
sans frein de la propriété et du pouvoir. L’éthique ne chasse pas la politique. L’urgence
écologique ne vient pas se substituer à l’exigence politique. Le vert ne vient pas
remplacer le rouge. Il lui donne un contenu historiquement nouveau. L’analyse
marxienne anticipait déjà en appréhendant les rapports sociaux en termes écologiques
de relations entre l’homme et la nature : « forces productives » et relations sociales
toujours à penser ensemble dans des « rapports de production ». Il s’agit désormais de
considérer ceux-ci pour ce qu’ils sont aussi : des rapports de destruction. Or, ils le sont
en tant que rapports de classe constitutifs d’un État-monde, et c’est à ce titre qu’ils nous
interpellent. Les humains désormais sont citoyens du monde parce qu’ils sont, dans un
monde commun et fragile, écologiquement interpellés comme tels.
Mais cette interpellation ne vient pas d’ailleurs, d’un abîme au-dessus de nos têtes,
d’une totalité naturelle qui s’adresserait à nous. Elle n’est qu’une « interinterpellation »
inhérente aux présupposés de la forme moderne de société 181.
La classe multipliée par la « race »
Le rapport de classe capitaliste est, comme le dit Marx, fondé sur « le préjugé d’égalité
». Mais cela n’est vrai que pour autant qu’il s’inscrit dans la structure nationale. Or, on
l’a vu, le capitalisme, en tant que « système » du monde, enjambe la « structure »
nationale de classe. Dans sa prégnance mondiale, le capital fait son profit de toute force
de travail qu’il peut s’approprier. Ce qu’il fit, notamment, des esclaves, « raptés » durant
des siècles en périphérie. Mais, pour s’approprier l’esclave comme tel, pour le mettre au
travail, il était nécessaire de l’exclure de la nation - en raison précisément des
prétentions métastructurelles, de liberté, égalité et rationalité, que celle-ci véhicule. Il
fallait que tout cela lui fût dénié. Or cette dénégation présente une structure formelle
singulière et nécessaire. Ce n’est qu’en déniant à un être humain son caractère
rationnel qu’on lui ôte sa qualité d’égal, selon laquelle il doit être reconnu comme libre
(et donc comme citoyen partenaire dans un espace national). Pour dénier la liberté, on
doit dénier la rationalité, qui fait de l’autre un égal. Sa race sera donc déclarée
inférieure. Il ne sera pas pleinement homme. Exclure de l’humanité, cela veut dire, à
l’époque moderne, exclure de la nation - et réciproquement. Telle est la condition
sociale de possibilité de l’esclavage moderne. C’est par là que, conjointement, le
rapport de classe et le rapport de nation parviennent à leur suprême perversion.
On saisit ainsi, dans le cas emblématique de l’esclavage, l’étroite relation entre le
dispositif de la classe et le dispositif de la nation. La « race », naturalisant le rapport
capitaliste de classe, justifie ses formes extrêmes, esclavage ou péonage. Elle déclare
une différence essentielle qui détermine l’exclusion de la communauté politique. Faute
d’être un homme vrai, on ne peut être citoyen, - ce qu’est, du moins, le partenaire
salarial. Ainsi prend toute sa vérité l’énoncé d’Arendt, qui souligne que, faute d’être
citoyen, on n’a aucun titre à faire valoir des « droits de l’homme ».
Le racisme est depuis l’après-guerre, suite à l’horreur révélée des génocides et au
soulèvement des colonisés, officiellement prohibé. Il est exclu du discours officiel de la
nation moderne. Le dispositif pourtant reste en place. Il porte d’autres noms, mais
concerne les mêmes. Qui sont maintenant censés être dotés de cultures ou de
traditions différentes. Différentes : par rapport à une norme blanche occidentale
phantasmatique. Les cultures supposées, comme autrefois les religions avérées,
fondent censément des identités distinctes. Dont la couleur porte le témoignage
indélébile, que l’on ne peut « abjurer ». Les puissants s’entendent d’instinct au
maniement de la frayeur qui divise, à la gestion communicative de la stigmatisation.
Celle-ci assure au rapport de classe son rendement optimal, et les meilleures chances
de sa reconduction d’une génération à l’autre.
De ce lien organique, dont la race est l’opérateur privilégié, entre classe et nation, il est
un autre témoignage, qui le recoupe en grande partie. C’est l’acharnement des pays
riches à refuser de reconnaître aux populations venues d’ailleurs un statut officiel qui les
situent dans le contexte de la citoyenneté 191. Dans ces conditions, leur situation
formellement salariale se rapproche au plus près de l’esclavage ancien, par la précarité
qui s’y attache et la situation de dépendance personnelle extrême qui en découle. Et par
tous les soupçons sur leur humanité qui s’attachent à la condition d’êtres en marge du
lien social.
La race multipliée par le genre
Le propre du marqueur race, même « euphémisé » en culture, tient à ce qu’il se trouve,
dans sa matérialité d’indice physique, impliqué dans un rapport social de sexe, qui
engage aussi la structure familiale.
Dans la relation capitaliste esclavagiste, la domination masculine se traduisit, entre
autres, par l’appropriation des femmes. Et donc aussi par la production d’une
progéniture métis, rejetée au dehors de la communauté nationale, au voisinage du stock
originaire de l’esclavage. Au croisement des rapports de classe, de nation, de race et de
genre, l’assujettissement du corps des femmes bouclait la boucle 1101. L’apparition des
métis brouillait la distinction entre les races, rendait douteux les repères permettant de
désigner des égaux et des inégaux. Il fallait, aux planteurs des Antilles, pour le soutien
de leur prétention de supériorité, une théorie ad hoc. Les hommes de science n’eurent
pas de peine à faire cette belle découverte : ce sont les femmes qui transmettent
l’identité essentielle, le « tempérament national », ciment de la classe supérieure. Les
enfants des femmes noires héritent donc de leur nature essentielle : ils sont propres à
l’esclavage. Où l’on voit que le racisme n’est pas seulement un « préjugé », une idée
fausse à écarter. Une « idéologie ». C’est un dispositif de classe, impliqué dans le
rapport de genre et dans la forme nationale - et réciproquement. Il pose le rapport de
classe pour l’éternité.
La migration universelle concerne aujourd’hui les femmes au même titre que les
hommes, non seulement comme compagnes, mais aussi au titre de leur travail.
Massivement sollicitées pour les tâches obscures du « care », du sexe ou de la
domesticité industrielle, elles suivent des parcours souvent interdits aux hommes de
leur condition. Philippines, roumaines, maliennes ou péruviennes, elles vivent dans un
seul monde, d’abondance et de rareté, ordonné selon le flux des capitaux, qui les
aimantent, et le ruisseau de leurs économies, reflux inverse. Chez elles nulle part,
elles n’ont plus que la virtuelle citoyenneté de l’État-monde, qui assure la circulation des
moyens de paiement. Domination masculine de classe dans l’asymétrie foncière du
rapport national.
III - Vers une politique de l'humanité
Toute cette complexité, on l’a vu, en vient aujourd’hui à se réordonner autour d’un
principe d’unité, qui ouvre à l’humanité un nouvel espace politique, que l’on a désigné
comme l’« État-monde en gestation ». Cette unité, pourtant, ne semble d’abord là que
pour donner plus de forces aux anciennes divisions sociales. Et les tâches d’une
politique de l’humanité s’annoncent redoutables.
Figures et identités de la domination
Race, classe, genre : on a évoqué quelques figures de leur interférence dans un État-
monde, imbriqué dans le système du monde capitaliste. L’identité du peuple-monde,
répondant au défi de l’État-monde, émerge de cette brume incertaine. Mais l’image des
dominants n’est pas moins brouillée. Comment désigner l’ordre de puissance qui
domine la planète ? La convergence entre toutes les luttes populaires suppose
l’identification de l’adversaire commun. Or, cette figure du « capitaliste-impérialiste »
semble insaisissable.
Ce thème hante le marxisme depuis plus d’un siècle. Quelle bourgeoisie ? Une
constellation de bourgeoisies rivales, comme dans l’impérialisme traditionnel ? Ou bien
une bourgeoisie mondiale en voie de constitution ? Ou encore, une force impériale
obscure et dépersonnalisée ? La mondialisation néolibérale génère un nouveau
processus d’occultation des rapports de domination, semblable à celui que l’irruption du
capitalisme financier avait pu susciter. Comment désigner le sujet qui se cache derrière
« le capital mondial », « les marchés » ?
La perte de lisibilité tient à la complexité des configurations de la domination capitaliste,
qui interdit de parler d’une bourgeoisie internationale unifiée par-delà les frontières
(chap. 7). La bourgeoisie états-unienne tire une part importante, et qui va croissant, de
ses revenus de la domination qu’elle exerce sur le reste du monde. En cela, elle reste
une bourgeoisie nationale, dominant la planète. En même temps, la position
hégémonique des États-Unis fait de ce pays un pôle de concentration des épargnes des
classes bourgeoises d’autres régions du monde. Et pour comble, on l’a dit, notamment
des épargnes des bourgeoisies des pays eux-mêmes dominés. Le réseau des
impérialismes secondaires, comme celui qui émane de l’Europe, est lui
aussi en place, en position de coopération et de rivalité. On voit aujourd’hui, en
Amérique latine et ailleurs, des mouvements populaires se coaliser et prendre force
jusqu’à former des gouvernements qui s’affrontent aux politiques néolibérales. À
nouveau se pose, à ce plan régional, la question de l’identification de l’adversaire :
quelles sont les forces sociales qui se profilent derrière ces politiques ? Des élites
locales, certes, à la recherche de l’intégration la plus favorable dans la mondialisation
néolibérale - un processus souvent couronné de succès en dépit de ses contradictions.
Mais on peut aussi parler d’une puissance globale, configurée dans le réseau
hiérarchique des interrelations des classes dominantes nationales. Parmi les noms qui
lui ont été donnés, celui d’« Empire »111 a connu le plus grand succès. Il compte
pourtant sans doute parmi les moins plausibles. Il évoque certes la puissance. Une
puissance qui est tout à la fois celle d’« en haut », à laquelle rien n’échappe et qui
promeut la vie monstrueuse de l’ensemble. Mais qui porte en elle, comme son contraire
immédiat, la puissance vraie de la multitude humaine, une et infiniment diverse et
singulière. Il semble néanmoins bien difficile de penser l’aujourd’hui en congédiant les
concepts qui ont permis de penser l’hier. Aucune nouveauté ne les disqualifie. Les
concepts définis, « coupants », de classe, d’État, d’impérialisme, ont fait la preuve qu’ils
permettent de distinguer partenaires et adversaires, amis et ennemis, les tendances et
les contre-tendances, les stratégies d’accumulation et de lutte sociale, les alliances et
les compromis, les victoires et les défaites. On peut les critiquer, les refonder sur des
bases plus larges. Mais les remplacer par des concepts transhistoriques, empruntés à
la philosophie, ne permet que de puissantes suggestions.
Pour répondre à la question de l’identité de l’adversaire, nous avons tenté de faire
apparaître une figure mixte et contradictoire dans la relation entre système impérialiste
du monde et État-monde - structure mondiale de classe imbriquée dans le système.
Ainsi se représente l’identité composite de tous les capitalistes en tant qu’ils ont des
intérêts communs, croisée avec l’identité affirmée des plus grandes puissances qui
portent socialement ces intérêts, et leur capacité de se poser en une subjectivité
mondiale qui se déclare en lois de I’OMC ou en résolutions du Conseil de Sécurité. Cette
identité se donne donc diversement dans la surimpression, imparfaite, d’une centralité «
systémique », celle de l’impérialisme, et d’une centralité « mondial-étatique », soutenant
un rapport de classe global : dans l’hégémonie (cette fois au simple sens courant)
qu’elle impose à ses satellites, dans les lois ou recommandations qu’elle parvient à
imposer, les actions qu’elle engage unilatéralement ou dans le consensus supposé, les
capitaux, les experts et les armées qu’elle déploie.
L'innombrable puissance du peuple-monde
Face au pouvoir de classe au sein des États-nations, nous avons invoqué, en un sens
bien défini, la symbiose du parti et du mouvement, de l’union et de l’alliance. Ce sont ici
d’autres figures qui doivent être convoquées. À nouveau, fragiles généralités proposées
pour l’investigation d’une réalité concrète infiniment complexe. Quelle unité « populaire
» entre les Indiens des hauts plateaux des Andes, les paysans du Sahel, les
travailleuses de maquiladoras, les salariés solidement organisés ou désormais jetables
des centres développés, la masse ouvrière ou chômeuse des mégapoles, les dalits de
l’Inde et les migrants de Chine ?
Le capitalisme mondialisé s’avère être un adversaire global. Car toutes les aspirations à
vivre humainement, dans tous les domaines et à toutes les échelles, trouvent, en dépit
des décalages et des contradictions entre les peuples et les classes, un point de
rencontre forcé dans ce dispositif universel qui prétend d’« en haut » les encadrer, et qui
pénètre jusqu’à leurs fibres tous les corps.
Cela ne suscite immédiatement aucun sujet unifié. Un principe nouveau d’unité est
cependant désormais donné par cette injonction présente dans une communauté
politique universelle. Mais l’unité ne se construit effectivement que dans le conflit du
monde, qui se déroule à de multiples échelles enchevêtrées.
La prégnance du système impérialiste - la capacité exterminatrice qui en découle - met
au premier plan la lutte des peuples : leur capacité à s’organiser en nations et
continents pour donner au monde un équilibre raisonnable. Mais cette lutte de peuple
est toujours au péril du nationalisme, si aisément instrumentalisable, et qui menace
d’autant que la nation est grande.
Le Manifeste du Parti communiste de 1848 avait ouvert un espace universel, appelant
les prolétaires de tous les pays à se dresser contre le capitalisme. La Déclaration de
Bandung de 1954, convoquait une humanité colonisée face au maître occidental. C’était
le temps des Internationales et du Tiers Monde.
Nous entrons dans une autre époque1121. Sous le manteau trompeur de l’État-monde, on
discerne aisément la puissance insidieuse du système impérialiste du monde. Le
langage du souverain, qui dit « nous, peuples de la terre », si suspect qu’il soit,
témoigne pourtant déjà de l’inéluctable montée d’une communauté politique universelle.
Dans la forme, il est vrai, d’un État de classe.
S’il en est ainsi, le peuple-monde ne peut émerger comme sujet historique que d’un
double front : comme axe de résistance des peuples du Sud et comme union des
classes populaires. Il est une affaire de classe, concernant les travailleurs du monde
entier, mis en concurrence universelle. Et de genre, car cette classe, naguère urbaine
et majoritairement masculine, inclut son autre face, féminine, invisible, paysanne,
flexible, migrante, informelle et précaire, innombrable. De genre aussi au-delà du
rapport de classe, et l’on sait quel genre doit lutter pour être reconnu.
Le peuple-monde prend conscience de soi à travers l’expérience de tous les
mouvements d’organisation syndicale, de production coopérative, de révolte libertaire,
d’éducation populaire, de défense des droits politiques, des services et des espaces
publics. Ses répliques combattantes aux guerres impériales. Ses révoltes sociales et les
traditions qu’elles instaurent.
Le défi qu’affronte le peuple-monde est en dernier ressort celui de dire « nous » à
l’échelle du monde. Le peuple-monde est donc citoyen, du local - de l’entreprise et du
quartier -, au national, au régional et au mondial. Et c’est ainsi qu’il se dresse sur la
scène politique de l’État-monde. Il exige des institutions qui ne soient pas simplement
internationales, mais aussi mondiales. D’autres règles, qui assurent en premier lieu
l’autonomie des peuples, et d’abord leur souveraineté alimentaire. Des tribunaux pour
juger les crimes économiques.
Le peuple-monde n’est pas un simple sujet moral, un idéal auquel se référer. Une idée
régulatrice. Il défend son droit. Le droit qu’il avance est celui dont tous pourraient
convenir. Il récuse la violence attachée tant à l’accumulation capitaliste de la richesse
abstraite qu’à la dynamique cumulative de la concentration des pouvoirs liée aux
hiérarchies sociales de l’organisation. Il fixe au marché sa place, limitée. Il stipule le
statut non marchand de la vie humaine (santé, alimentation), de la culture (éducation,
science) et de la nature (la biodiversité). Il entend que les ressources non reproductibles
- pétrole, eau, terre - sont à gérer, par les nations et les peuples, comme des biens
communs de l’humanité.
Qu’il se situe sur le terrain du droit ne signifie pas seulement que sa résistance, ici et
maintenant, est légitime. Mais qu’il est légitime et raisonnable qu’il construise sa
puissance face à la violence d’« en haut ». À travers des processus d’union et d’alliance
: cette fois, entre les peuples et les mouvements sociaux et culturels multiformes qui les
traversent et les débordent, et dans lesquels se cherche une communauté politique
conforme aux promesses qu’elle se donne.
La nouvelle internationale sera une mondiale. Le récit, on le voit, continue. Mille récits,
qui se rapportent les uns aux autres. Mais qui n’annoncent aucune fin.
Notes du chapitre
[1] î B. de Las Casas, Histoire des Indes, Paris, Le Seuil, 2002.
[2] î Parmi les nombreux travaux sur la colonisation, le livre de Mike Davis (Génocides
tropicaux, Catastrophes
et famines coloniales (1870-1900). Aux origines du sous-développement, Paris, La
Découverte, 2003), est particulièrement significatif des effets de destruction globale qui
s’attachent à l’invasion coloniale.
[3] î Race et ethnicité dans le contexte africain, « Le racisme après les races », Actuel
Marx, Paris, PUF, 2005, no 38 (sous la direction d’É. Balibar).
[4] î La conférence dont on se rappelle qu’elle a réuni, en Indonésie, en avril 1955, 29
pays africains, en présence notamment de Nasser, Nehru et Soekarno.
[5] î On connaît la polysémie du terme « peuple ». Au singulier, dans le contexte de
l’État-nation, il vise le corps politique et social formant la communauté nationale, «
imaginaire » selon le mot de Benedict Anderson (Imagined Communities, Londres,
Verso, 1983, L’imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996), mais en cela bien
réelle. Au pluriel, dans le contexte du système du monde, il désigne ces communautés
dans leurs interrelations sous les conditions de l’asymétrie du système étatique
centres/périphéries. Dans une approche sociologique, il consonne avec classes
populaires. L’universalité potentielle des classes fondamentales, qui revendiquent d’être
le vrai peuple de la nation, se trouve en tension avec la particularité qui tient à la place
de celle-ci dans le système des États. Le système est donc bien en définitive celui des
États-nations : il implique les peuples, selon toutes les liaisons dangereuses qui ne
peuvent manquer de s’établir tout au long d’une chaîne qui va, par bien des
intermédiaires, du civisme au patriotisme, au nationalisme et au racisme. La référence,
ici faite aux peuples opprimés des périphéries, valorise naturellement l’élément positif
de combativité émancipatrice. Elle ne doit pas faire oublier l’ambivalence radicale qui
s’attache aux sentiments d’appartenance nationale. Sur toutes ces questions voir les
travaux d’É. Balibar, qui ont renouvelé l’approche de la relation entre nation, race et
classe, nationalisme et racisme.
[6] î Voir JB, John Rawls.
[7] î L’auteur le plus en vue : D. Held, Un nouveau contrat mondial, Pour une
gouvernance social-démocrate, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences
politiques, 2005.
[8] î Inter-interpellation au sein de la nature. On aimerait ici prolonger selon la voie
ouverte par Stéphane Haber (Critique de l’antinaturalisme. Études sur Foucault, Butler,
Habermas, Paris, PUF, 2006), qui, tout en assumant le constructivisme contemporain,
nous invite à la reconnaissance ultime de notre naturalité. Paradoxalement, c’est au
moment où l’humanité parvient à son éclosion en espèce politique, suprême artefact,
qu’elle est aussi conduite à l’aveu d’une responsabilité à l’égard de la nature, qui ne
peut cependant pas être celle d’un souverain, parce qu’elle n’est elle-même jamais
qu’un simple arrangement de choses naturelles. Capables de vivre la nature comme
chose humaine, parce que nous sommes nous-mêmes entièrement et seulement
nature, nous ne pouvons l’interpeller comme partenaire, mais seulement nous
reconnaître en elle en la reconnaissant en nous-mêmes.
[9] î Voir notamment les travaux de Gérard Noiriel.
[10] î Le livre d’Elsa Dorlin (La matrice de la race, Paris, La Découverte, 2006) analyse
ce contexte qui requiert que les esclaves soient durablement exclus de la nation, pour
être inclus dans le plus strict rapport de classe.
[11]î Michael Hardt et Toni Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.
[12]î Parmi beaucoup d’autres, L’Appel adopté par le Forum social de Bamako, en
2006, en porte témoignage.

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