Vous êtes sur la page 1sur 6

 Dans Manon Lescaut de l’Abbé Prévost, peut-on dire, selon vous, que Manon

et Des Grieux sont vraiment des personnages en marges de la société ?

[Intro] Lorsque L'Abbé Prévost publie en 1731, «l'histoire du chevalier des Grieux et de Manon
Lescaut» il s'agit du dernier tome des Mémoires d'un homme de qualité, une forme d'autobiographie fictive
du marquis de Renoncour, qui pourrait être un double de Prévost lui-même. Mais dès cette première
publication, l'auteur entrevoit le statut particulier de ce qui devient rapidement et simplement Manon
Lescaut. L'ouvrage est publié en volume autonome en 1753, et, dès sa première publication, il a attiré
l'attention des lecteurs aussi bien que de la censure. Le personnage de Manon fascine, indigne ou interroge
: cette jeune femme est perçue par certains comme libertine, manipulatrice, débauchée, seule responsable
des malheurs de son amant, par d'autres en revanche comme innocente, fragile, perdue par la passion des
plaisirs, par d'autres encore, enfin, comme un personnage plus complexe voire mystérieux, qui ne peut
être défini à travers un portrait moral univoque et tranché. L'histoire des deux amants est en effet
construite de rebondissements multiples les menant des loges de la Comédie à la prison, des tables de jeu
aux auberges sordides, des dîners dans la haute société à la déportation en Amérique. Ils semblent sans
cesse enfreindre les codes sociaux et moraux, mais le faire peut-être en toute innocence. Nous nous
demanderons alors si ces personnages sont vraiment en marge de la société, s'ils peuvent être considérés
comme de simples marginaux, des hors-la-loi sans morale. Nous verrons que leur audace et leur liberté
d'action créent en effet les rebondissements du roman. Mais nous montrerons aussi que ces personnages
sont à l'image de la société dans laquelle ils vivent et qu'on ne peut donc pas considérer qu'ils sont
absolument en dehors des codes et des normes.

[1ère partie – 1ère sous-partie] En premier lieu il semble évident que Manon et des Grieux sont bien
des personnages en marge de la société. Leurs aventures donnent lieu à un récit qui se veut « un exemple
terrible de la force des passions », d'après l'annonce du marquis de Renoncour dans l'« Avis de l'auteur».
Et tout ce qui leur arrive semble peu conventionnel et très romanesque, au sens de « peu banal et qui
excite l'imagination » selon la définition du Trésor de la langue française. En effet les deux amants côtoient
des milieux de l'ombre liés à la prostitution, à la tricherie au jeu, aux règlements de compte et à la corrup-
tion. Ainsi le frère de Manon, M. Lescaut est un «homme brutal et sans principes d'honneur», il envisage
de gagner de l'argent en vendant les charmes de sa sœur à un homme riche, il encourage des Grieux à faire
de même avec une femme âgée et fortunée. C'est lui qui le fait entrer à la Ligue de l'industrie, un groupe
de tricheurs qui l'initient à leurs pratiques pour qu'il puisse aller duper des joueurs crédules à l'hôtel de
Transylvanie. De même, Manon adresse à son amant une jeune prostituée, lorsqu'elle se trouve avec le fils
de M.de G... M... en pensant qu'elle pourrait divertir des Grieux en son absence. Enfin des Grieux emploie
des hommes de main pour tenter de faire délivrer Manon qui doit être envoyée en Amérique. Il connaît un
garde du corps qui peut lui procurer des hommes, des armes et des chevaux si on y met le prix. Cette
société de l'ombre devient donc familière à des Grieux au fil de ses rencontres et de ses aventures. Et il est
à noter que rien dans son discours ne vient apporter une parole dépréciative sur ces personnages. Les
termes employés restent de l'ordre d'une désignation objective comme «garde du corps» ou «soldat». Les
deux amants participent donc aux actions de ces personnages peu recommandables dont ils louent les
services ou bien qu'ils côtoient au plus près dans les cercles de jeu ou les ruelles sombres.

[1ère partie – 2e sous-partie] Par ailleurs Manon et des Grieux sont bien des personnages en marge de
la société par leurs actes et leurs décisions. Dès leur première rencontre, ils décident ainsi de s'enfuir pour
échapper à la vie religieuse à laquelle ils semblent tous les deux promis. Ils mettent en place une « ruse »
pour duper, l'une le «vieil Argus » qui l'accompagne, l'autre son ami Tiberge et ils fuient au lever du jour
avec une chaise à porteurs pour gagner Paris. Leur audace leur fait briser les conventions sociales et des
Grieux précise que dès leur arrivée à Saint Denis « nous fraudâmes les droits de l'Église et nous nous
trouvâmes époux sans y avoir fait réflexion». Là non plus, le narrateur semble rapporter simplement les
faits, sans que la transgression soit réellement commentée. Lorsque Manon retrouve des Grieux au
séminaire de Saint Sulpice après deux ans de séparation, ils fuient de même. Et par un renversement des
valeurs morales, c'est parce que Manon fait montre d'un repentir qui semble sincère que des Grieux
abandonne tous ses engagements. Enfin le jeune chevalier n'hésite pas à mentir à son ami Tiberge pour
obtenir de lui de l'argent, il triche au jeu, il tue un homme mais tout en justi fiant ses actes par une cause
plus noble qui est la liberté et l'amour de Manon. Les valeurs morales semblent donc inversées chez les
personnages et le double niveau de narration renforce cette impression : des Grieux, personnage du récit,
agit en ne pensant qu'à ses bénéfices immédiats et personnels; des Grieux, narrateur a posteriori, raconte
en justifiant ses actions par sa passion. S'il est fait état de son manque de sagesse ou de raison, c'est
surtout finalement pour susciter la compassion et revendiquer en quelque sorte son statut marginal par
la puissance de son amour.

[1ère partie – 3e sous-partie] Enfin la société elle-même désigne Manon et des Grieux comme des
marginaux puisqu'ils sont condamnés à plusieurs reprises. Les deux amants sont tout d'abord conduits à
l'Hôpital et à Saint Lazare pour avoir tenté de duper le vieux M. de G... M... Leur piège s'est donc retourné
contre eux et ils vont alors être traités « moins comme des criminels que comme de fieffés liber tins». Les
deux prisons où ils sont conduits sont d'ailleurs celles qui accueillent en priorité les femmes et les hommes
accusés de débauche, les prostituées à la prison de l'Hôpital, et les jeunes gens dénoncés par leur famille à
Saint Lazare. Ils sont ensuite arrêtés une seconde fois, cette fois après leur tentative de duperie du fils de
M. de G... M... Par cette réitération du même motif narratif, le récit souligne l'absence d'évolution des
personnages. Ils n'ont pas appris de leurs erreurs et confortent leur portrait de person nages en marge.
Leurs actes sont donc bien reconnus comme délictueux et par une aggravation tragique, Manon est
condamnée à la déportation en Amérique. L'abbé Prévost apporte ici un trait de réel dans son récit en
faisant explicitement référence à une pratique du pouvoir royal pour peupler les nouvelles colonies du
Mississippi : « on commençait, dans le même temps, à embarquer quantité de gens sans aveu pour le
Mississippi». Ces «gens sans aveu » sont des personnes réprouvées par la loi, du fait de leur conduite
immorale. Manon est donc incluse dans un groupe d'une «douzaine de filles de joie» qui doivent aller
épouser des colons au nouvel Orléans. Des Grieux lui-même a bien conscience d'être un hors-la-loi, par
exemple quand il repart d'une de ses entrevues avec Tiberge et qu'il prend peur à marcher seul dans la rue.
Il sait bien qu'il a tué un homme à Saint Lazare, qu'il a fait évader Manon de l'Hôpital et qu'il est témoin
dans la mort de Lescaut. Il doit donc faire preuve de prudence et se cacher. Les deux amants sont donc
bien des personnages en marge, la société les considère ainsi en les condamnant à plusieurs reprises et
les personnages eux-mêmes ont conscience de leur statut même s'ils ne remettent pas en cause par
ailleurs la légitimité de leurs actes.

[2e partie – 1ère sous-partie] Toutefois il ne faudrait pas simplement considérer Manon et des Grieux
comme des personnages en marge, qui agissent selon la seule morale de leur passion et sans se
préoccuper des règles sociales ou religieuses. En effet l'abbé Prévost souhaite faire de son récit un «traité
de morale» tout en ne condamnant pas explicitement les deux amants dans la conduite de la narration.
Pour que cette démarche soit effective, il ancre précisément les aventures des deux jeunes gens dans la
société de son temps. Manon et des Grieux agissent donc en marge des lois, certes, mais ils représentent
aussi pleinement leur époque et ses travers. C'est ce qui rend ces personnages, et en particulier Manon, si
ambigus ou énigmatiques. Sont-ils réellement en marge, ou sont-ils l'expression des passions de leur temps
? Tout d'abord s'ils peuvent agir comme ils le font, s'enfuir, employer des hommes de main, tricher, c'est
parce que ces pratiques sont courantes dans la société de ce début du xvme. La narration s'appuie sur une
démarche d'écriture réaliste qui donne à voir des lieux réels et des pratiques documentées par les
historiens. Les cercles de jeu étaient nombreux à la fin du règne de Louis XIV et le pharaon par exemple,
auquel s'adonnent les joueurs dupés par des Grieux, était un jeu de cartes très prisé de la haute société
parisienne. L'hôtel de Transylvanie, toujours visible aujourd'hui dans le quartier de Saint Germain des Prés,
faisait partie de ces lieux de divertissement, dont tous n'étaient pas légaux. De même le roman montre un
système de corruption généralisée. Des Grieux emploie un «garde du corps» et des « soldats » pour
attaquer le convoi qui emmène Manon et le concierge de la prison de l'Hôpital est prompt à laisser entrer
des visiteurs s'ils sont « hommes de qualité » et ont donc sans doute un peu d'argent à lui donner. De
même le Lieutenant de police agit selon le bon vouloir du puissant M. de G... M..., il plaint presque le jeune
homme : il lui dit en effet qu'il a « manqué de sagesse en [se] faisant un ennemi tel que M.de G... M... C'est
d'ailleurs ce personnage lui-même qui conduit l'arrestation de des Grieux: « conduisez-les au Petit
Châtelet, dit-il aux archers, et prenez garde que le chevalier ne vous échappe. C'est un rusé, qui s'est déjà
sauvé de Saint Lazare. » La libération du chevalier est ensuite négociée avec la contrepartie de la
déportation de Manon. Les puissants dirigent donc la justice et même si les amants ont enfreint la loi en
volant et en dupant, ils sont punis surtout dans le cadre d'une démarche personnelle et non dans une
pratique claire et officielle de la justice.

[2e partie – 2e sous-partie] Par ailleurs le mensonge et la dissimulation qui font de des Grieux et de
Manon des personnages en marge, entrent dans une maîtrise plus large de la parole, en ce qu'elle
manipule, persuade, convainc, par toutes les finesses de la rhétorique. Le roman de l'abbé Prévost est
aussi un roman sur l'art de la parole et de l'habileté oratoire dans la société du temps. Manon comme des
Grieux manient avec grande habileté le langage. Des Grieux parle de son « éloquence scolastique » et
débat aisément avec son ami Tiberge, jusqu'à utiliser ce que son ami désigne comme un « sophisme
d'impiété et d'irréligion », c'est-à-dire un raisonnement aux apparences rigoureuses mais qui cherche à
justifier une idée contestable. De même Manon est très cultivée, puisqu'elle sait citer, pour les parodier,
des vers d'Iphigénie de Racine. Des Grieux lui-même adopte des accents tragiques raciniens quand il
exprime son désespoir amoureux, ponctuant ses tirades de l'exclamation tragique «Hélas!». Ils montrent
donc tous deux une maîtrise rhétorique, miroir de l'éducation apportée aux jeunes gens et du goût de la
haute société pour la parole. Le père de des Grieux, le Supérieur de Saint Lazare, le gouverneur du
Mississippi sont tous des interlocuteurs avec qui des Grieux peut débattre avec force. Et le lecteur lui-
même goûte l'art de la parole, par les multiples voix qui résonnent dans le roman, aussi bien du fait de la
multiplicité des personnages que du fait des divers tons que des Grieux lui-même sait adopter en fonction
de ses interlocuteurs. Il saura ainsi se montrer plus subtil ou plus agressif selon les situations. Face au
supérieur de saint Lazare, «je lui présentais les choses, à la vérité, du côté le plus favorable pour nous».
Avec le lieutenant général, son père et M.de T..., il sait ménager ses effets pour faire croire à sa sincérité et
à sa modestie. Mais son père par exemple ne se laisse pas prendre à son discours et finit par le renier après
s'être tout d'abord laissé prendre par sa tendresse. On peut donc affirmer ici que des Grieux et Manon
sont pleinement représentatifs de la société dans laquelle ils vivent par leur maîtrise d'une parole qui est
un instrument de pouvoir.

[2e partie – 3e sous-partie] Enfin ce roman nous parle aussi de la place des femmes dans la société du
e
xvm et les lecteurs ne s'y sont pas trompés qui, dès la parution de l'œuvre, ont fait de cette histoire celle
de Manon, alors même que le chevalier des Grieux en est le narrateur et que c'est sa propre histoire qu'il
nous raconte à la première personne. Manon est présentée comme une femme à la beauté fatale,
libertine, pervertie, tentatrice. Elle serait cause des «désordres» de la vie du chevalier des Grieux. Et
pourtant elle est la seule véritable victime de cette histoire puisque le chevalier semble reprendre le cours
d'une vie plus rangée à son retour d'Amérique. Tiberge est venu le chercher, de retour en France il va sans
doute pouvoir prendre possession de l'héritage de son père, et il est attendu par son frère chez un « gentil-
homme de [s]es parents». Manon meurt, elle, dans un désert, sans que l'on sache si c'est de froid, de peur
ou de faiblesse. Elle incarne, de manière tragique, la destinée d'innombrables jeunes femmes que l'on ne
fait qu'entrevoir dans le roman: les «filles de joie» du convoi pour le Mississippi, condamnées à épouser le
colon à qui on les donnera à leur arrivée au nouvel Orléans; le «joli petit visage» de la toute jeune fille
offerte à des Grieux quand Manon est avec le fils de M. de G... M... et à qui des Grieux lui-même dit: «tu es
une femme, il te faut un homme, mais il t'en faut un qui sois riche et heureux». Le roman véhicule
d'ailleurs une représentation commune de la femme au xviii 6, à la fois tentatrice redoutable, et à la fois
frêle physiquement, de constitution fragile. Nous n'avons pas de portrait physique de Manon, mais sont
souvent évoquées sa faiblesse, sa pâleur voire sa maigreur. Ces caractéristiques participent de la force
d'attraction qu'elle exerce sur des Grieux car il ne peut alors qu'abandonner toute colère. «Il aurait fallu
que j'eusse perdu tout sentiment d'humanité pour m'endurcir contre tant de charmes » confie-t-il au récit
de la réaction de sa jeune maîtresse à sa propre colère d'être restée chez M. de G... M... Ici l'imagerie
chrétienne de la Madeleine pénitente se mêle aux images plus prosaïques de filles entretenues, les
«maîtresses» que l'on pare de bijoux et de belles toilettes pour les exhiber à la Comédie. Manon, dès sa
première apparition dans le roman explique qu'elle est envoyée au couvent pour «arrêter sans doute son
penchant au plaisir». Elle semble donc devoir être religieuse ou une femme « débauchée » selon le
vocabulaire de l'époque, une de ces femmes envoyées à la prison de l'Hôpital avec les pauvres et les
indigents pour tenter de faire disparaître la misère de l'espace urbain. Elle serait une femme « en marge »,
parce qu'elle est condamnée moralement et socialement, mais elle est aussi une femme parmi tant
d'autres. Les hommes la convoitent, lui proposent des fortunes, la considèrent comme un bien qu'ils
peuvent acquérir. Même en Amérique, Synnelet prétend l'épouser sans se demander si elle y consentirait.
Il s'agit bien ici d'une condition commune des femmes dans la société du XVIII es., condamnées pour leur
libertinage alors qu'elles sont surtout enfermées dans leur condition par leur beauté et le regard des
hommes ce que Manon a pleinement intégré et dont elle sait jouer.

[Conclusion]Manon et des Grieux sont donc bien «en marge» de la société, par leurs transgressions,
ce qui fait d'eux des personnages inspirants pour l'écriture romanesque, dans une multiplication de péri-
péties et des rebondissements. Mais leurs transgressions morales, sociales, voire religieuses s'inscrivent
dans une société dont ils sont aussi de parfaits représentants. L'abbé Prévost crée ainsi un tableau enlevé
et inventif certes, mais aussi réaliste de la société de son temps dont il a su faire ressortir les travers, les
hypocrisies et les ambiguïtés, en particulier par la destinée tragique du personnage de Manon. Elle trouve
en littérature bien des continuatrices, par exemple chez Flaubert avec le personnage d'Emma Bovary, dans
son roman éponyme. Emma comme Manon est une femme condamnée moralement, pour ce qui est
présenté comme ses égarements amoureux. Elle est surtout, pour son auteur, une femme victime d'une
société sclérosée, hypocrite et profondément bête.
 Dans l’  « Avis de l’auteur » qui précède Manon Lescaut, l’Abbé Prévost écrit
que son livre est un « traité de morale » sous la forme d’un roman. Que pensez-
vous de cette affirmation ?
Au XVIIIe siècle, le roman a mauvaise réputation: il est considéré comme un genre immoral, qui cor -
rompt les lecteurs - et surtout les lectrices - en leur inculquant de fausses idées sur l'amour et le mariage.
Manon Lescaut, publié en 1731 par l'abbé Prévost, a d'ailleurs été condamné et brûlé à deux reprises.
Pourtant, dans «L'Avis de l'auteur» qui précède le roman, L'abbé Prévost présente son livre comme un «
traité de morale » sous la forme d'un roman, ce qui peut sembler paradoxal. En quoi la question de la
morale est-elle au cœur de Manon Lescaut? Nous verrons comment ce roman, sans nier le danger de la
passion, expose la corruption morale d'une société à laquelle l'amour seul permet d'échapper.

Dans l'« Avis de l'auteur», Prévost présente l'histoire de Manon et Des Grieux comme un «exemple
terrible de la force des passions», une sorte de récit édifiant destiné à éclairer, à guider lecteurs et lectrices
et les aider à s'améliorer «dans l'exercice de la vertu». L'issue tragique de cette histoire d'amour (la mort
de Manon, le renoncement de Des Grieux au bonheur) peut ainsi se lire comme une forme de mise en
garde contre les ravages de la passion amoureuse. Les fautes morales commises par les protagonistes ne
restent d'ailleurs jamais impunies dans le roman, bien au contraire: l'argent gagné par Des Grieux en
trichant au jeu est volé par des domestiques, le plan mis au point pour duper et escroquer M. de G... M...
conduit Des Grieux à Saint-Lazare et Manon à l'Hôpital Général.
Les réflexions de Des Grieux, le narrateur du roman, sur sa conduite passée sont souvent d'ordre
moral: il est le premier à regretter son « innocence », à condamner ses propres actions, à exprimer son
dégoût de l'«infâme personnage» qu'il joue à plusieurs reprises par amour pour Manon. En effet, ni Des
Grieux ni Manon ne sont immoraux et vicieux. Des Grieux est constamment déchiré entre son profond
respect pour les conventions morales, son amour de la vertu, sa conscience et «la nécessité» qui l'oblige à
s'écarter du droit chemin et de ses propres principes. Quant à Manon, si elle apparaît au début très
gouvernée par «son penchant au plaisir», Des Grieux souligne, en racontant leur séjour en Amérique,
qu'elle «n'avait jamais été une fille impie» et que sa sensibilité la disposait « à la vertu ». Renonçant à
toute idée de gain ou de bénéfice matériel, elle rejette d'ailleurs à la fin du roman l'idée d'une union,
pourtant avantageuse, avec Synnelet. Fondamentalement bons, Manon et Des Grieux se comportent
cependant de manière dévoyée, et peuvent même, par leurs actions, passer pour de « fieffés libertins ». En
vrai « traité de morale », le roman ne se contente donc pas d'exposer les ravages de la passion amoureuse,
il s'interroge également sur les causes profondes qui mènent deux jeunes gens amoureux et heureux à leur
perte.

Si Manon et Des Grieux commettent des actes jugés répréhensibles (prostitution, tricherie, vol...)
c'est d'abord et avant tout pour préserver leur amour, entravé par l'hypocrisie d'une société
fondamentalement corrompue. Cette société censée être garante des valeurs morales - c'est-à-dire, dans
la France du xviir siècle, des valeurs de la religion catholique - fait en réalité tout le contraire : elle protège
les puissants et opprime les faibles. La différence de traitement entre Manon et Des Grieux en est un
exemple frappant. Quand ils sont enfermés tous deux au Petit-Châtelet, une simple intervention du père
de Des Grieux et de M. de G... M... auprès du Lieutenant de police suffit à faire libérer Des Grieux et
déporter Manon, alors qu'ils sont complices et ont commis la même faute. En réalité, les personnages
véritablement immoraux, ceux qui sont corrompus et corrompent à leur tour, sont souvent dans le roman
des personnages qui incarnent le pouvoir : M. de B..., «célèbre fermier général», le riche M. de G... M...,
qualifié par Lescaut de «vieux voluptueux, qui payait prodiguement les plaisirs», ou encore Synnelet, qui
abuse de sa position de neveu du Gouverneur pour tenter d'épouser Manon de force.
Face à la dépravation et à la corruption morale de la société, où, comme le souligne Des Grieux en
plaidant sa cause auprès de son père, nombre d'hommes de haut rang et de puissants vivent notoirement
dans le péché sans que personne ne s'en offusque, la différence de statut social entre un cadet de bonne
famille destiné à intégrer l'Ordre de Malte et une jeune fille d'origine modeste paraît bien dérisoire. Des
Grieux attribue d'ailleurs son dévoiement et celui de Manon, leur « oubli du devoir», aux « lois arbitraires
du rang et de la bienséance » qui gouvernent la société française et qu'il croit dans un premier temps
abolies en Amérique, avant de se rendre compte qu'il n'en est rien. Cette désillusion américaine renforce
ainsi l'idée que la société est corrompue parce que les hommes sont, dans l'ensemble, mauvais. Par
contraste, les deux héros dont le seul véritable crime est de s'aimer passionnément et de ne pouvoir
renoncer l'un à l'autre apparaissent finalement, avec tous leurs défauts et toutes leurs fautes, comme bien
plus moraux que ceux qui les jugent et les condamnent. Dans une société gouvernée par l'argent,
profondément inégalitaire et hypocrite, l'amour vrai et sincère n'est-il pas, à lui-même, sa propre morale ?

Si Des Grieux est attaché à la vertu, au sens du devoir, aux obligations morales imposées par l'usage
et la tradition, la morale de Manon est beaucoup moins conventionnelle. Qualifiée à plusieurs reprises
d'«extraordinaire», voire d'«étrange» par Des Grieux, Manon Lescaut exprime en effet des opinions surpre-
nantes, qui ne correspondent pas à ce que l'on attend d'une femme de son époque, notamment sur la
question de la fidélité. Elle confie à Des Grieux sans détour qu'elle comptait passer la nuit avec le jeune G...
M... tandis qu'il aurait passé, lui, la nuit de son côté avec la jeune prostituée qu'elle lui avait envoyée, lui
déclarant : «la seule fidélité que je souhaite de vous est celle du cœur». Plus pragmatique que Des Grieux,
plus lucide sur l'hypocrisie de la société, elle tire profit de ses charmes sans jamais s'avilir ni renoncer à son
indépendance: à propos de M. deB..., elle dit ainsi :« Je ne lui ai donné nul pouvoir sur moi ».
Comme l'a souligné Montesquieu dans une formule restée célèbre, Des Grieux et Manon échappent
à la condamnation morale des lecteurs parce que leurs «actions [...] ont pour motif l'amour, qui est
toujours un motif noble, quoi que la conduite soit basse». Manon a beau être une «catin» et Des Grieux un
«fripon», l'amour passionné, entier, absolu qu'ils se portent les élève au-dessus de ceux qui, au nom de la
morale, viennent entraver cet amour. Si Prévost a donné à son «traité de morale» la forme d'un roman,
c'est justement pour ancrer cette réflexion morale dans l'expérience vécue par les deux protagonistes,
dans le sentiment et la sensibilité que leur histoire communique aux lecteurs.

Roman de la passion et du désir, de l'amour intense et absolu, incarné par deux personnages jeunes,
beaux, insouciants et brûlants de sensualité, Manon Lescaut peut sembler aux antipodes d'un «traité de
morale». Pourtant, la question de la morale est bien au cœur de l'œuvre, posée par la réflexion sur le dan-
ger des passions, le rapport complexe des héros aux valeurs de la société dans laquelle ils évoluent, et sur -
tout, la manière dont l'amour transcende, renouvelle et rend, finalement, plus authentique le rapport à la
morale. En questionnant ainsi la société et la morale de son temps, Prévost s'inscrit dans le mouvement
libertin, dont l'essor s'affirme dans le roman tout au long du XVIIIe siècle, des Égarements du cœur et de
l'esprit de Crébillon fils (1736) aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (1782).

Vous aimerez peut-être aussi