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Au Brésil, « c’était bien un coup


d’État ! »
C’est une décision passée largement inaperçue, y compris au Brésil où l’on
aurait compris qu’elle fasse la « une ». Le 21 août 2023, le Tribunal
régional fédéral de la première région (TRF-1) a balayé la plainte pour
« pédalage budgétaire » pesant contre Mme Dilma Rousseff — une
accusation qui avait justifié la destitution de l’ancienne présidente, en
2016. En d’autres termes, la justice brésilienne vient de confirmer la
nature de cet épisode récent de la vie politique brésilienne : un coup
d’État.

par Renaud Lambert & Marius Viaud, 24 août 2023

R
etour sur les faits. Héritière politique de l’ancien président
Luis Inácio Lula da Silva, du Parti des travailleurs (PT,
gauche), Mme Rousseff est élue en 2010. Son projet
politique se caractérise par une accentuation du modèle
« néo-développementiste » initié par son prédécesseur : une forme
d’interventionnisme de l’État dans l’économie destiné à favoriser
l’essor d’un secteur industriel encore rachitique au Brésil. La clef de
voûte de son projet ? Réduire les taux d’intérêt, exorbitants, qui
freinent les investissements productifs et gavent le secteur financier. À
commencer par les détenteurs de la dette interne, environ vingt mille
familles, dont la rémunération – qui dépend desdits taux d’intérêt —
accapare près d’un tiers du budget fédéral (1). « Nous projetons de
revenir à une situation où les niveaux de profits seront normaux. Cela
signifie que certains d’entre nous vont devoir investir dans des
activités productives qui bénéficient également au reste du pays »,
explique Mme Rousseff au Financial Times le 2 octobre 2012 (2).
Pour les spéculateurs, l’équivalent d’une déclaration de guerre.

À l’époque, la présidente brésilienne mise sur le soutien d’un patronat


industriel et « patriotique », qui accepterait d’investir et de voir les
salaires augmenter de façon à pouvoir écouler sa production sur le
marché interne, contre le secteur de la finance, internationalisé et sans
conscience nationale. Ses efforts pour séduire les « bons patrons »
décoiffent jusqu’au très libéral Veja : « La présidente a fait tout ce que
les entrepreneurs exigeaient, constate l’éditorial du magazine le
12 décembre 2012. Ils voulaient que les taux d’intérêt baissent ? Ils
ont baissé, à des niveaux records. Ils souhaitaient des taux de change
favorables à l’exportation ? Le dollar a dépassé les 2 réaux. Ils
réclamaient une baisse des coûts salariaux ? Ceux-ci ont été réduits
dans plusieurs secteurs d’activité. » Pourtant, ni la production
industrielle ni l’investissement privé n’augmentent. Membre du PT,
M. Valter Pomar n’est pas vraiment surpris. « Les patrons rencontrent
une vraie difficulté : ils sont capitalistes. Il ne serait pas responsable
de leur part de choisir une autre voie que celle qui optimise la
rentabilité », nous explique-t-il (3). Au Brésil comme ailleurs, la
financiarisation de l’économie a effacé l’opposition entre capital
industriel et spéculatif. Miser sur des produits financiers s’avère
beaucoup plus rentable que d’investir dans l’appareil de production…
Une fois n’est pas coutume, le patronat refuse donc de « jouer le jeu ».
ra-t -il c o u ler a uta n t d ’encre que
Ce retournement fe a va ie n t p ermis de
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les accusations de c s B rés il ie n s ? Rien
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ternir l’image du PT
ne le suggère.

Mme Rousseff pensait diviser le secteur privé, elle l’unit contre elle.


Ses représentants au Congrès (4), où le PT n’a jamais eu la majorité,
cherchent le moyen de se débarrasser d’elle. Puisque le PT demeure
inamovible électoralement, cela prend la forme d’une
instrumentalisation de la justice. Avec l’aide des États-Unis, soucieux
de fragiliser les grands groupes brésiliens, des procureurs brésiliens
mettent au jour divers « scandales de corruption ». Ceux-ci entachent
les groupes Petrobras et Odebrecht (5), ainsi que la réputation de
l’ancien président Lula da Silva — ce qui l’empêchera de concourir au
scrutin présidentiel de 2018, alors qu’il sortira blanchi de toutes les
procédures.
Lire aussi Perry Anderson, « Au Brésil, les arcanes d’un coup d’État
judiciaire », Le Monde diplomatique, septembre 2019.

De son côté, Mme Rousseff se voit reprocher une acrobatie comptable,


pratiquée par tous ses prédécesseurs, visant à améliorer le bilan
comptable de l’État en faisant supporter à des banques publiques
certaines des dépenses du gouvernement. L’accusation justifie une
procédure de destitution, qui aboutit le 31 août 2016. Le vice-
président Michel Temer prend la présidence et orchestre « un épisode
de régression sociale sans précédent dans l’histoire récente » (6) du
Brésil, selon M. Guilherme Boulos, ancien coordinateur du Mouvement
des travailleurs sans toit (MTST) et député du Parti Socialisme et
Liberté (PSOL) depuis le 1er février 2023. Mme Rousseff était
pourtant innocente, le TRF-1 vient de l’établir.

« C’était bien un coup d’État », titre le site du PT (7). Ce retournement


fera-t-il couler autant d’encre que les accusations de corruption qui
avaient permis de ternir l’image du PT aux yeux des Brésiliens ? Rien
ne le suggère. Comme le souligne le journaliste Brian Mier sur Twitter,
la nouvelle n’occupe que quelques lignes sur la première page du
quotidien Folha de S. Paulo, qui avait pourtant « consacré des
centaines d’articles, en Une, pour relayer les accusations de corruption
contre Dilma (8) ».

Renaud Lambert & Marius Viaud


(1) Lire « Le Brésil, ce géant entravé [https://www.monde-
diplomatique.fr/2009/06/LAMBERT/17193] », Le Monde diplomatique, mai 2009

(2) Joe Leahy, « FT Interview : Dilma Roussef [https://www.ft.com/content/c76e6180-


0c70-11e2-a776-00144feabdc0] », 2 octobre 2012

(3) Cité dans « Une dépendance aux matières premières jamais résolue


[https://www.monde-diplomatique.fr/2016/01/LAMBERT/54474] », Le Monde
diplomatique, janvier 2016

(4) Lire Lamia Oualalou, « Au Brésil, « trois cents voleurs avec des titres de docteur »
[https://www.monde-diplomatique.fr/2015/11/OUALALOU/54132] », Le Monde
diplomatique, novembre 2015

(5) Lire Anne Vigna, « Au Brésil, les ramifications du scandale Odebrecht


[https://www.monde-diplomatique.fr/2017/09/VIGNA/57836] », Le Monde
diplomatique, septembre 2017

(6) Lire Guilherme Boulos, « Le double défi de la gauche brésilienne [https://www.monde-


diplomatique.fr/2017/01/BOULOS/57003] », Le Monde diplomatique, janvier 2007

(7) Site du Parti des travailleurs, « Foi golpe ! Dilma é inocentada na ação sobre “pedaladas
fiscais” [https://pt.org.br/foi-golpe-dilma-e-inocentada-na-acao-sobre-pedaladas-
fiscais/] », pt.org, 22 août 2023

(8) Brian Mier, Twitter


[https://twitter.com/BrianMteleSUR/status/1694338755094528067], 23 août
2023

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