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Lex de imperio Vespasiani

1°) "Senatus cuncta principibus solita Vespasiano decernit": une investiture originale?
1.1. Le processus d'investiture
1.2. La reprise d'acquis antérieurs
1.3. Des prérogatives de différentes natures
2°)Quels privilèges?
2.1. L'élargissement de l'imperium proconsulaire
2.2. L'élargissement de la puissance tribunicienne
2.3. Hors du cadre républicain: du bon plaisir du princeps
3°) Une pratique augustéenne du pouvoir
3.1. Une volonté de retour aux sources
3.2. L'évolution du pouvoir impérial
3.3. La réussite de Vespasien

Bibliographie

*Source:
ILS, 244 = CIL, VI, 930 = FIRA, 15; traduction par J. Imbert, M. Boulet-Sautel et G. Sautel
in Histoire des institutions et des faits sociaux, coll. Thémis, P.U.F., 1957
*Ouvrages généraux:
Gaudemet (J.), Les institutions de l'Antiquité, coll. "Domat/Droit public", Montchrestien,
2002 (7ème édition)
Jacques (F.) et Scheid (J.), Rome et l'intégration de l'Empire (-44/260), t. 1, coll. "Nouvelle
Clio", P.U.F., 2002 (6ème édition)
Le Roux (P.), Le Haut-Empire romain en Occident (-31/235), in "Nouvelle Histoire de
l'Antiquité", coll. "Points-Histoire", Le Seuil, 1998
*Ouvrages et articles spécialisés:
Brunt (P.A.), "Lex de imperio Vespasiani", in JRS, 67, pps 95-116, 1977
Hurlet (F.) "La Lex de imperio Vespasiani et la légitimité augustéenne" Latomus, 52, pps 261-
280, 1993
Levick (B.), Vespasian, Routledge, 1999
Parsi (B.), Désignation et investiture de l'empereur romain, Cirey, 1963
Nicolet (C.), "La Tabula Siarensis, la Lex de imperio Vespasiani et le jus relationis de
l'Empereur au Sénat", in MEFRA, 10, pps 827-866, 1988
*
L'arrivée au pouvoir de Vespasien à la fin de l'année 69 ("l'année des quatre empereurs")
marque la fin d'une guerre civile entamée en mars 68 avec la révolte de Vindex, en réaction au
gouvernement de Néron. Au cours de cette guerre civile, plusieurs hommes ont tenté de
succéder à ce dernier, et c'est finalement le quatrième, Vespasien, qui remporte la victoire,
fondant ainsi une nouvelle dynastie, celle des Flaviens. C'est donc tout naturellement que le
nouvel imperator, acclamé par ses troupes à Alexandrie dès le 1er juillet 68, se présente devant
le Sénat et le peuple afin d'obtenir l'investiture officielle, investiture impliquant le vote d'une
lex ou de plusieurs leges de imperio. La lex de imperio Vespasiani est justement un
témoignage de la procédure d'investiture entamée par Vespasien; il s'agit d'une inscription
gravée sur le bronze et retrouvée au XIV ème siècle par le tribun romain Cola di Rienzo. Les
données que l'on peut en tirer sont malheureusement partielles puisque le début de
l'inscription nous manque, et que sa datation reste incertaine, bien que l'on puisse la situer peu
de temps après l'acclamation du nouvel empereur par le Sénat, en décembre 69. Pour résumer
brièvement, on peut d'ores et déjà annoncer que l'inscription, plus que les pouvoirs
fondamentaux de l'empereur, présente (du moins pour la partie que l'on a conservée) des

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privilèges qui renforcent ces pouvoirs fondamentaux, à savoir l'imperium proconsulaire et la


puissance tribunicienne. On le voit, l'intérêt de ce texte est multiple, puisqu'il touche à la fois
à la question de l'investiture impériale et à celle de la définition des pouvoirs du princeps. En
outre, à cela s'ajoute une dimension diachronique si l'on veut bien considérer que cette lex
s'inscrit dans un système politique qui n'est pas figé, car n'étant pas fixé par une constitution,
et qui est donc plus que tout autre susceptible de connaître des modifications. En effet, elle
réunit en un seul bloc un ensemble de prérogatives que les prédécesseurs du premier des
Flaviens n'ont obtenu que progressivement, et semble augurer un renforcement des pouvoirs
impériaux. Dans ces conditions, par-delà la description du pouvoir du Prince, dans quelle
mesure la lex de imperio Vespasiani renouvelle-t-elle le compromis mis au point par Auguste
à la fin du premier siècle avant notre ère, à savoir celui d'une monarchie à façade
républicaine? Cette interrogation apparaît en effet motivée par le fait que le renforcement des
pouvoirs impériaux (en admettant qu'il y en ait un) se cache derrière des apparences
républicaines, à commencer par la nature même du texte. Aussi, pour tenter de répondre à
notre problématique, nous nous intéresserons dans un premier temps à la singularité d'une loi
d'investiture qui effectue une synthèse des prérogatives acquises progressivement par les
prédécesseurs de Vespasien, avant de nous pencher sur le contenu exact des pouvoirs
accordés à celui-ci. Cela nous conduira enfin à nous demander si l'inscription étudiée
constitue ou non une évolution significative du pouvoir impérial, et par rapport à quoi.

1°) "Senatus cuncta principibus solita Vespasiano decernit": une investiture originale?
Il convient en effet de souligner la singularité de l'investiture de Vespasien telle que nous la
connaissons, originalité qui semble reposer sur le rassemblement, au sein d'une loi unique, de
prérogatives de différentes origines et de différentes natures.

1.1. Le processus d'investiture


La forme de notre texte indique clairement qu'il s'agit là d'une lex, c'est-à-dire d'une loi, au
sens où les Romains l'entendent. Ainsi la clause VIII parle-t-elle de "lex rogata", de même que
la sanctio est un processus classique de la procédure comitiale. Si l'on remarque également
que les dispositions prises par cette loi se présentent toutes sous la forme de subordonnées au
subjonctif introduites par "ut" (forme caractéristique de textes proposés par le Sénat), on peut
se risquer à affirmer qu'en apparence du moins, ce texte a suivi le processus classique de
promulgation d'une loi:
-l'ensemble de l'inscription, la sanction exceptée se présente par conséquent sous la forme
d'un senatus consultum, c'est-à-dire de ce qui correspondrait aujourd'hui à une proposition de
loi votée par les sénateurs. Cette proposition aurait fait suite, selon les scénarios
communément admis1, à l'acclamation de Vespasien par les sénateurs. On le voit,
l'acclamation par les soldats, qui équivaut à l'octroi du titre d'imperator, ne suffit pas à faire
de ce dernier le détenteur d'un imperium: il faut que cette première proclamation soit suivie,
d'une part de l'acclamation des sénateurs, et d'autre part d'un processus législatif en bonne et
due forme;
-le senatus consultum est ensuite voté par le peuple, en d'autres termes par les comices qui
valident la proposition de loi et signifient par là que le nouveau princeps est en quelque sorte
l'élu de l'ensemble du peuple.
Naturellement, il conviendra de s'interroger sur la portée réelle de cette procédure législative
en apparence classique: le fait que les comices se soient contentées de reprendre le texte du
senatus-consulte et d'y ajouter la sanction laisse présager un rôle passif de ces mêmes
comices; ces comices pourraient donc être soupçonnées de n'être que de simples assemblées

1
J. Scheid, Rome et l'intégration de l'Empire, t. 1, p. 22 et sq, "Aspects formels de l'investiture", Nouvelle Clio,
PUF, 1996, 2002 (rééd.)

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d'enregistrement. La même idée se retrouve avec les sénateurs vis-à-vis de l'imperator, qui ici
est indéniablement en position de force…

1.2. La reprise d'acquis antérieurs


A cinq reprises (I, II, V, VI, VII), sur les huit clauses que comporte notre inscription, il est fait
référence à certains des prédécesseurs de Vespasien, prédécesseurs qui constituent donc une
référence; ces prédécesseurs sont le "divin Auguste", Tibère ("Tibère Jules César Auguste") et
Claude ("Tibère Claude César Auguste Germanicus"). A ce propos, on remarquera que la
divinisation de ce dernier n'est pas mentionnée, ce qui peut s'expliquer par le fait que dès le
règne de Néron, le culte rendu en son honneur ait été supprimé; ce n'est que plus tard que
Vespasien s'attachera à le restaurer. Par ailleurs, l'absence des autres empereurs ne signifie pas
forcément qu'ils n'ont pas eux-mêmes bénéficié de certains des privilèges mentionnés dans le
texte: il faut rappeler que certains ont été victimes d'une damnatio memoriae interdisant toute
mention de leur nom (c'est le cas de Néron, de Galba qui sera par la suite réhabilité par
Vespasien, d'Othon et de Vitellius), et qu'un autre (Caligula), s'il n'a pas été victime de la
damnatio memoriae (sur intervention de Claude), a laissé une légende suffisamment noire
pour que l'on prenne la peine de s'abstenir de l'évoquer trop souvent. Il faudra donc se pencher
sur l'effet induit par l'évocation de tel ou tel empereur. On le voit, une des originalités de ce
texte réside bien dans la reprise en un seul tenant de plusieurs prérogatives qui pour certaines
n'avaient été acquises que progressivement et isolément par d'autres empereurs. Il y aurait
donc bien a priori une évolution du pouvoir impérial, un pouvoir qui se serait
progressivement enrichi de nouvelles prérogatives; la formule de Tacite "cuncta solita"
souligne l'acceptation par le Sénat et par le peuple, ainsi que l'inscription dans la loi de
privilèges détenus par certains des prédécesseurs de Vespasien et ayant de ce fait valeur de
jurisprudence. Il en ressort une simplification de la procédure d'investiture puisque désormais
une seule loi semble suffire à octroyer l'ensemble des privilèges complétant les éléments
fondamentaux du pouvoir impérial.

1.3. Des prérogatives de différentes natures


La lex de imperio Vespasiani se présente en effet comme une sorte de compilation, non
seulement de pouvoirs accumulés au fur et à mesure par Auguste et ses successeurs, mais
aussi de pouvoirs de portée et d'essence diverses. Ainsi qu'on tentera de le démontrer plus
loin, tandis que certaines des clauses de la loi renforcent l'imperium proconsulaire du Prince,
d'autres étendent sa puissance tribunicienne. On a au bout du compte la réunion surprenante
de privilèges de différentes natures. Cette idée conforterait l'idée d'une simplification de la
procédure d'investiture; ainsi que le rappelle J. Scheid (op. cité), il y aurait ainsi eu trois lois
d'investiture, l'une octroyant l'imperium, la deuxième attribuant la tribunicia potestas et la
dernière les privilèges liés aux deux pouvoirs fondamentaux. On pourrait même aller plus loin
en allant jusqu'à supposer que Vespasien n'aurait été investi empereur que par une seule loi,
celle que l'on a justement conservée; plusieurs arguments pourraient étayer cette hypothèse
pour le moins surprenante:
-le fait que l'on ne dispose pas du début du texte et que Tacite (Hist., IV, 3, 3) laisse entendre
qu'il n'y ait eu qu'une seule réunion du Sénat;
-le fait que l'on ait réuni des privilèges liés aux deux pouvoirs élémentaires rendrait moins
surprenante l'union au sein d'un même texte de ces mêmes pouvoirs.
Cependant, d'autres arguments vont dans le sens contraire et justifient l'hypothèse de John
Scheid, à savoir celle de trois lois:
-au sein d'une seule séance, les sénateurs auraient très bien pu formuler trois senatus consulta
devant donner lieu à trois leges de imperio;
-le fait qu'en 81 (avènement de Domitien), on ait toujours la trace de comices de la puissance
tribunicienne.

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On est donc bel et bien confronté à un texte dont l'originalité (c'en est aussi la difficulté)
repose sur la reprise et l'association de privilèges d'origine et d'essence variées qui rendent
ardue la compréhension, sinon de toute investiture impériale, du moins de celle de Vespasien.

Maintenant que l'on a éclairé les enjeux du processus d'investiture, on peut se pencher sur le
détail précis des mesures prises par cette lex de imperio Vespasiani.

2°)Quels privilèges?
Comme on l'a vu, les clauses de la loi qui sont en notre possession correspondent à l'octroi de
prérogatives qui pour certaines élargissent les deux pouvoirs fondamentaux du princeps. On
peut donc bien parler de privilège au sens premier du terme, à savoir de règlement spécifique
valant pour un individu.

2.1. L'élargissement de l'imperium proconsulaire


Des huit clauses présentes ici, trois représentent un renforcement de l'imperium du Prince, à
savoir les clauses I, V et VI. Cet imperium (cf. Scheid, op. cité, p. 33), rappelons-le, est un
pouvoir de commandement civil et militaire impliquant donc l'administration de territoires
(toute province) et le commandement de l'armée (conformément à la tradition républicaine). Il
est théoriquement accordé à vie et illimité (hormis Rome et l'Italie). En quoi les trois clauses
citées constituent-elles donc un élargissement de cet imperium?
-La première clause (dont il manque là aussi le début) autorise le Prince à jurer des traités
avec toute puissance, pouvoir théoriquement dévolu au peuple puis au Sénat (à partir du IIème
siècle avant notre ère, cf. Brunt, Lex de imperio Vespasiani, p. 103, note 41), mais qui vient
désormais compléter le droit impérial de faire la guerre ou de décider la paix sans aucune
autorisation;
-la clause V concerne l'extension du pomerium, c'est-à-dire la limite religieuse de Rome à
l'intérieur de laquelle le détenteur d'un imperium proconsulaire ne peut théoriquement exercer
ce dernier. Cette clause permet à l'empereur, notamment en restreignant la limite pomériale,
d'accroître le ressort de son autorité, politique mais aussi religieuse (dans le cadre du
pomerium, inhumations et incinérations sont interdites);
-la clause VI, peut-être la plus importante des trois, autorise Vespasien à faire tout ce qu'il
pensera bon pour le peuple; il s'agit de ce que l'on a appelé "clause discrétionnaire" que
certains chercheurs, ainsi que nous le rappellent P. Brunt et J. Scheid, n'ont voulu relier qu'à
des situations exceptionnelles, alors que la formulation de la clause n'exprime en rien l'idée
d'urgence. Au contraire, la notion d'utilité exprimée par l'inscription (dans le texte d'origine,
on a l'expression "ex usu") projette cette clause dans les situations paisibles et quotidiennes,
ce qui semble effectivement impliquer le droit d'émettre ordonnances et constitutions ("agere
facere" semble sous-entendre l'idée que le princeps agit seul, sans l'aide du Sénat ni du
peuple). D'une telle clause paraît émerger l'idée d'un pouvoir législatif reconnu de l'empereur,
au détriment du système classique (senatus-consulte voté ensuite par les comices); ce pouvoir
a finalement pour seule limite l'idée que le princeps se fait du bien public2 et inscrit dans la loi
ce que certains, à l'instar de Sénèque, interprètent que le droit de pouvoir faire ce que bon lui
semble ("Caesari…omnia licent", ad Polyb., 7, 2).

2.2. L'élargissement de la puissance tribunicienne


2
Pour la postérité de cette clause chez les juristes du Bas-Empire et du monde byzantin (on pense au droit mis en
place par Justinien), on se reportera à Brunt, art. cité, p. 107 et sq.

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Deux clauses, la deuxième et la troisième, peuvent quant à elles être interprétées dans le sens
d'un renforcement de la tribunicia potestas; celle-ci (cf. Scheid, op. cité, p. 134), accordée au
Prince à vie et cependant renouvelée symboliquement tous les ans, permet à ce dernier
d'intervenir pour défendre les intérêts de la plèbe (jus auxilii), notamment face à l'aristocratie
sénatoriale. On comprend alors la portée des clauses II et III:
-la clause II se révèle particulièrement délicate à comprendre; en théorie, le processus devant
aboutir, au Sénat, à la promulgation d'un senatus consultum, comporte trois phases: la relatio,
qui correspond à l'inscription d'une question à l'ordre du jour, le débat proprement dit et enfin
le vote, c'est-à-dire la discessio3. Cela revient à dire que tout senatus-consulte, pour être
valide, doit passer par ces phases. Pourquoi donc évoquer deux de ces phases, et oublier le
débat? C'est, selon Claude Nicolet 4, de cette absence de la mention du débat qu'il faut partir
pour comprendre cette clause: il faudrait en conclure que la clause II autorise le princeps à
faire voter un senatus-consulte sans aucun débat. Dès lors, où se trouve la différence entre la
procédure per relationem et celle per discessionem? La solution proviendrait d'une subtilité
grammaticale, car au lieu de lire l'inscription de la façon suivante: relationem facere,
remittere, senatus consulta per relationem discessionemque facere liceat (version de Brunt,
traduite par Imbert, Boulet-Sautel et Sautel dans notre texte de référence), il faudrait la lire
ainsi: relationem facere, remittere senatus consulta per relationem discessionemque facere
liceat, c'est-à-dire: faire des propositions, amender des senatus-consultes grâce à son droit de
relatio (qu'il y ait ou non débat avant le vote des sénateurs), et faire voter des propositions per
discessionem, donc sans débat. On n'aurait donc pas de redondance, mais bien plutôt l'octroi
au Prince d'un droit nouveau, celui d'amender des senatus consulta et de les faire voter une
nouvelle fois sans débat. Cela revient à accorder au Prince une prérogative considérable. Dans
le même ordre d'idées, cette clause lui permet d'écarter purement et simplement toute
proposition qui ne lui conviendrait pas;
-la clause III donne la possibilité au princeps de convoquer le Sénat; en théorie, celui-ci est
convoqué par un magistrat supérieur, consul, préteur ou tribun. Il y a donc bien là aussi
élargissement de la puissance tribunicienne, puisque le princeps est bien revêtu des pouvoirs
des tribuns de la plèbe, sans en être un. Cette dernière disposition vaut non seulement pour
l'empereur en personne, mais aussi pour son représentant; ce dernier est censé être un questeur
(dit "du Prince"), mais sous Vespasien, qui inaugure le système du césarat en associant au
pouvoir l'héritier présomptif du trône, en l'occurrence Titus, c'est justement le César qui siège
au Sénat5 (cf. Suétone, "Titus" in Vie des douze Césars).

2.3. Hors du cadre républicain: du bon plaisir du princeps


Il reste maintenant trois clauses à éclaircir, à savoir les clauses IV, VII et VIII, ainsi que la
sanction; si on réserve la question de la clause VIII (sur laquelle on reviendra), on peut dire
que l'on a affaire à des dispositions qui permettent au princeps, non plus seulement d'élargir le
champ des deux pouvoirs fondamentaux dont il est le détenteur, mais de sortir du cadre de la
fiction républicaine. En d'autres termes, alors que les privilèges précédents s'inscrivaient dans
la perspective d'un imperium et d'une tribunicia potestas héritées de la république, ceux que
l'on vient d'évoquer sortent de ce champ.
-La clause IV officialise la pratique des candidats soutenus par le pouvoir et encourage
activement sénateurs et populus tout entier à "tenir compte" de ces mêmes candidats;

3
Car les groupes favorables ou non à la proposition de senatus-consulte se répartissent dans la salle selon leur
opinion.
4
C. Nicolet, "La Tabula Siarensis, la lex de imperio Vespasiani et le jus relationis de l'Empereur au Sénat", in
MEFRA, 10, 1988, pps. 827-866.
5
Il ne faut pas non plus oublier que l'Augustus, tout comme le Caesar, est un sénateur (et même le premier
d'entre eux).

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-la clause VII et la sanctio abordent à nouveau le problème de la puissance législatrice de


l'empereur. La clause VII présente plusieurs difficultés: tout d'abord, elle semble présenter
deux formules antagonistes, en affirmant d'une part que l'empereur peut en quelque sorte se
mettre "hors du droit" (parce que dispensé de certaines lois et plébiscites), et d'autre part en
intégrant dans le processus légal (par des leges rogatae) des décisions extraordinaires. En
outre (c'est la seconde difficulté), cette clause semble faire quelque peu redondance avec la
clause VI. On peut tenter d'apporter de très hypothétiques éléments de réponse. Il est clair
qu'apparaissent dans cette clause les tendances monarchiques du principat (même si ce sont
des tendances remontant aux prédécesseurs de Vespasien, à commencer par Auguste), et que
cette clause VII permet au princeps d'agir finalement comme bon lui semble, que ce soit par
l'intermédiaire ou non du canal législatif (et c'est peut-être ici qu'il conviendrait d'évoquer les
cas d'urgence qui pousseraient l'empereur à décider sans le Sénat ni les comices). Cette idée
permet également de jeter un pont avec la seconde difficulté, à savoir celle d'une éventuelle
redondance avec la clause VI. En effet, cette dernière apparaît beaucoup plus large que la
suivante puisqu'elle ne parle même plus de loi ou de plébiscite, mais de "tout ce qu'il pensera
utile" 6. On pourrait peut-être aller jusqu'à se demander s'il n'y a pas une différence de nature
entre la sixième et la septième clauses: alors que la sixième évoque le bien public (celui du
populus par conséquent), la septième n'évoque rien hormis le simple octroi à l'empereur d'une
autorisation dont celui-ci est libre de faire ce qu'il veut, sans aucune référence aux citoyens, et
donc selon son bon plaisir. Dans ce cas, on sortirait bien du cadre d'un imperium hérité de la
république. Dans ce cadre, la sanction a beau prendre à témoin le peuple (car c'est finalement
un texte voté dans les règles républicaines qui garantit des dispositions monarchiques).
On est donc bien face à un ensemble de privilegia qui renforcent le pouvoir impérial, non
seulement dans le cadre des pouvoirs élémentaires issus de la tradition républicaine, mais
également hors de ce cadre. Le fait que de telles dispositions apparaissent garanties par le
Sénat et les comices dans cette lex de imperio (qui apparaît comme une loi fondamentale à
valeur supérieure) ne doit pas faire illusion.

On peut désormais, à partir de ce qui vient juste d'être montré, tenter de replacer cette loi
d'investiture dans l'évolution de la conception du principat.

3°) Une pratique augustéenne du pouvoir


Il s'agit ici de montrer que la lex de imperio Vespasiani est la réussite d'un homme, Vespasien,
qui a su revenir à une pratique augustéenne du pouvoir tout en tenant compte d'une évolution
réelle des prérogatives impériales.

3.1. Une volonté de retour aux sources


Il semble en effet que le texte dénote un fort ancrage dans la pratique et la conception
augustéennes du pouvoir; une telle idée renvoie ainsi à une volonté de retour au principat
d'Auguste. Tout d'abord, l'évocation par le texte de certains des prédécesseurs de Vespasien
est significative: même si on doit tenir compte, ainsi qu'on l'a fait, des damnationes memoriae
et des légendes noires, il n'en demeure pas moins que les trois noms cités sont ceux d'Auguste,
de Tibère et enfin de Claude, c'est-à-dire d'empereurs des premiers temps de l'Empire. Bien
plus, si l'on considère, à la suite de Brunt, que la plupart des prérogatives accordées à ces trois
empereurs l'ont été pour la première fois à Auguste7, on voit que la filiation des pouvoirs
octroyés à Vespasien remonte tout droit au fondateur du principat. On le voit, cette lex de
6
Ce qui fait dire à Brunt (art. cité) que la clause VII serait un héritage de l'avènement de Tibère et qu'elle aurait
été maintenue en raison des tendances conservatrices des Romains ("with characteristic Roman conservatism").
Mais dans ce cas, s'il n'y a pas de différence de nature mais seulement d'extension entre les clauses VI et VII,
pourquoi omet-il de placer cette dernière parmi les élargissements à l'imperium proconsulaire?
7
Ce qui implique que Tibère et Claude n'ont fait eux-mêmes que reprendre l'héritage augustéen.

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imperio va dans le droit fil du travail idéologique de Vespasien et de sa cour, travail qui
s'attache à promouvoir une certaine idée de l'Empire, celle des débuts. En outre, l'attachement,
du moins politique, de Vespasien à Tibère et Claude est lui aussi bien réel, puisque c'est
Vespasien qui restaure le culte à Claude qu'avait interdit Néron (Suétone, "Vespasien", in Vie
des douze Césars). Il apparaîtrait donc bien que cette loi marque une volonté affichée de
retour au "bon Empire" et d'oubli des périodes troubles entamées avec l'avènement de Néron.
L'explication d'un tel procédé serait bien évidemment pour Vespasien de se créer une
légitimité plus solide que le discours consistant à prétendre que parce qu'il a usurpé un autre
usurpateur (Vitellius) qui lui-même avait renversé un empereur légitime (Galba), Vespasien
ressort politiquement indemne de la crise de l'année 68/69. Par ailleurs, la clause VIII
participe elle aussi de cette volonté d'officialisation, non plus ici de l'investiture du princeps,
mais des actes accomplis par ce dernier avant cette investiture, vu qu'elle légalise les actes
réalisés avant l'acclamation par le Sénat et le vote des lois de imperio8. Le vote de cette ultime
clause justifie que Vespasien place le début de son principat au 1 er juillet 68, c'est-à-dire le
jour de son acclamation par ses troupes à Alexandrie. Cette volonté presque farouche de
légitimation de ses actes autorise Vespasien à se targuer d'un certain légalisme qui n'est pas
sans rappeler celui d'Octave devant le Sénat, le 13 janvier 27 avant notre ère.

3.2. L'évolution du pouvoir impérial


Il ne faut pas non plus oublier que la création augustéenne, si elle se pare des ornements
légalistes de la république, n'est pas qu'un feu de paille: il y a bel et bien une construction
politique, que l'on peut qualifier de résolument monarchique. En cela aussi (mais
naturellement sans le dire), Vespasien s'inscrit dans la droite ligne d'Auguste, car il est
indéniable que le nouveau princeps tient bien compte des évolutions du principat depuis près
d'un siècle, et pas seulement des acquis des premiers empereurs. En effet, s'il est vrai, ainsi
que Brunt l'a montré (art. cité), que la plupart des privilèges mentionnés remontent à Auguste
(ce qui impliquerait qu'il n'y ait pas eu évolution), il n'en demeure pas moins qu'ils ne
figuraient pas tous ensemble dans une loi d'investiture. Ce n'est qu'au fur et à mesure que ces
prérogatives ont été reprises par les successeurs d'Auguste, et pas seulement Tibère ou
Claude: des empereurs tels Caligula et Néron ont eux aussi repris dans la loi ces pouvoirs
(ainsi pour Othon: "decernitur Othoni tribunicia potestas et nomen Augusti et omnes
principum honores" in Tacite, Hist., I, 47). Il semblerait donc bien qu'en dépit des
démonstrations vespasiennes d'attachement au contenu juridique du principat des premiers
temps, le nouveau princeps s'accommode fort bien du renforcement (certes relatif en
comparaison de ce qu'il sera sous les Antonins, mais tout de même déjà bien réel) des
tendances monarchiques du régime, à tel point qu'il peut se permettre de les inscrire dans la
loi. Par contre, en ceci qu'il respecte justement des procédures de façade républicaine pour
faire advenir dans les faits et dans la loi des pratiques de type monarchique, Vespasien
s'inscrit bien dans la voie tracée par Auguste.

3.3. La réussite de Vespasien


On vient de voir comment Vespasien parvient à renouer avec une pratique augustéenne du
pouvoir tout en tenant compte des évolutions de près d'un siècle. Mais on a vu aussi que des
empereurs plus tardifs comme Néron ont eux aussi accaparé de tels pouvoirs et aient tenté de
les inscrire dans la loi (cf. la citation précédente), mais sans réussir à les faire véritablement
accepter, ni à se maintenir au pouvoir. Ce ne serait donc pas tant la lex de imperio Vespasiani
qui serait par elle-même remarquable, mais bien plutôt sa postérité. Une postérité immédiate
tout d'abord, puisque ce que des hommes comme Néron ou Domitien ne parviennent pas à
imposer, Vespasien réussit à le faire entrer, non seulement dans la loi, mais dans les faits, et
8
Cela justifie également que l'octroi par les troupes du titre d'imperator n'est pas synonyme de l'octroi de
l'imperium.

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donc à se faire respecter du peuple et du Sénat. Cela n'est pas sans rappeler l'exploit accompli
par Trajan quarante-cinq ans plus tard, à savoir se présenter comme optimus (qualification en
théorie réservée à Jupiter). En d'autres termes, comment Vespasien peut-il renouveler une
pratique augustéenne du pouvoir? En risquant la tautologie, on serait tenté de répondre: en
faisant comme Auguste. Une telle réponse ne va pourtant pas de soi, si l'on veut bien se
souvenir que pour revêtir les habits d'Auguste, il faut présenter plusieurs atouts:
-le charisme tout d'abord, qui va de pair avec des circonstances précises (puisque c'est dans
ces circonstances que se donne à voir le charisme): Vespasien, tout comme Octave en son
temps, est un chef de guerre qui remporte la victoire finale au terme d'une guerre civile
meurtrière;
-mais aussi d'autres qualités personnelles qui toutes tournent autour de l'idée de modération:
parce qu'il est mesuré, et bien qu'il soit en situation de force (au terme de l'année 69,
Vespasien est véritablement le maître de l'Empire), le nouvel empereur n'abuse pas de son
pouvoir et affiche une volonté de conciliation avec le Sénat et le peuple, réussissant le tour de
force à leur imposer une officialisation du renforcement du pouvoir impérial qu'ils acceptent
non seulement sans broncher (ils n'ont naturellement guère le choix), mais avec enthousiasme.
C'est du moins ce que l'on est en droit de supposer, surtout si l'on se réfère à des auteurs
comme Tacite ou Suétone9(chez ce dernier, selon la classification établie par E. Cizek,
Vespasien est le meilleur des empereurs après Auguste).
Postérité dans la longue durée, ensuite, si l'on se réfère à des juristes comme Pomponius ou
Ulpien, qui semblent s'inspirer abondamment de la lex de imperio Vespasiani, notamment en
ce qui concerne la puissance législatrice du Prince (pour cette question, on se référera à
l'article de Brunt).
Il se donne bien à voir dans cette loi une conception et une pratique particulières du pouvoir
impérial, qui sont celles de Vespasien renouant avec Auguste.

Ainsi qu'on a tenté de le montrer, ce texte témoigne d'une conception et d'une pratique
subtiles du pouvoir chez Vespasien: entre retour à la tradition et évolution, le texte fait
effectivement la part belle au pouvoir tel qu'il était pratiqué sous Auguste tout en tirant les
leçons de l'évolution du régime dans un sens encore plus monarchique. Il parvient à inscrire
tout cela dans une loi promulguée selon la procédure classique et qui, ce faisant, mime par
elle-même la conception vespasienne du pouvoir. Concrètement, ce pouvoir confirme et
inscrit dans la loi des privilèges qui pour une part élargissent le champ d'application des deux
composantes essentielles du pouvoir du princeps, à savoir l'imperium proconsulaire et la
puissance tribunicienne, mais qui, d'autre part, sortent également de ce champ et contribuent à
affermir la puissance législatrice de l'empereur, un empereur qui peut prendre légalement les
décisions qu'il souhaite, non seulement derrière le paravent du bien public, mais également
derrière celui de sa seule volonté (c'est l'hypothèse, qui peut certes sembler un peu outrée, que
nous avons posée précédemment). On a donc un renforcement du pouvoir de l'empereur, mais
que Vespasien parvient à imposer en profitant certes d'un contexte favorable, mais aussi en
usant de ses réelles qualités personnelles, qualités qui lui permettent d'infléchir de façon
durable l'évolution du principat. Ainsi qu'on l'a évoqué plus haut, le texte lui-même est une
illustration de cette manière spécifique de gouverner qui inaugure une nouvelle période de
grandeur romaine, et c'est peut-être là l'intérêt ultime de cette lex de imperio Vespasiani.

9
Bien qu'il appartienne à l'ordre équestre, Suétone fréquente avec assiduité le milieu sénatorial dont il adopte
rapidement la mentalité et les opinions politiques.

-8-

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