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TEXTE 1

CORNEILLE (1606-1684)
Horace (1640), acte IV, scène 5

Résumé de la pièce :
La tragédie Horace s’appuie sur un épisode de l’Histoire romaine de Tite-Live (Ier siècle av. J.C - Ier siècle
ap. J.-C.). Sous le règne du roi Tulle (= Tullus Hostilius, troisième roi de Rome, VII e siècle av. J.-C.), Rome
et sa voisine Albe sont en guerre. De nombreuses familles des deux cités sont liées par le mariage ou par les
sentiments. C’est le cas des Horaces (Rome) et des Curiaces (Albe). Pour éviter une sanglante bataille, on
s’accorde à désigner des champions dans chaque cité, issus de ces deux familles : trois frères de part et
d’autre.
Mais le Romain Horace est marié à Sabine, sœur de Curiace ; tandis que Curiace est amant de Camille, sœur
d’Horace. Alors que Curiace, Sabine et Camille sont horrifiés par la cruauté de la situation, Horace,
encouragé par son père, le vieil Horace, ne cache pas son enthousiasme d’avoir à défendre l’honneur de
Rome.

Situation : Deux des trois Horaces sont morts. Le survivant, grâce à une ruse, faisant semblant de fuir, a
réussi à tuer les trois Curiaces. Célébré par Rome tout entière comme le sauveur de la patrie, il s'attend à être
honoré par sa sœur Camille. Cette dernière, amante de l'un des Curiaces, emportée par la douleur d'avoir
perdu l'homme qu'elle aimait, manifeste sa colère auprès de son frère, meurtrier de son amant.

Problématique /projet de lecture / enjeux du texte :


Comment Corneille met-il en scène une crise familiale violente ?
Comment la crise personnelle de Camille aboutit-elle à une crise familiale violente ?

Mouvements :
1. v. 1 à 6 : Horace, outragé par l’attitude de Camille, l’exhorte à honorer Rome.
2. v. 7 à 24 : imprécations de Camille, qui exprime sa haine envers Rome
3. v. 25 à 28 : la crise atteint son paroxysme et Horace tue Camille

Analyse linéaire :

I. v. 1 à 6
* v. 1 : interjection « ô » suivie de l'apostrophe « ciel » => dimension religieuse qui donne de la gravité à la
réplique d'Horace. Les deux points d'exclamations et l'hyperbole (« Qui vit jamais une pareille rage »)
traduisent sa colère face aux propos précédemment prononcés par Camille.
*v. 2-3 : question rhétorique par laquelle Horace affirme qu'il ne peut supporter cet outrage. Pour lui, la
valeur suprême est l'honneur et il ne peut donc supporter le déshonneur de sa sœur (« souffrir » signifie «
supporter » et « mon sang » est une métonymie désignant la famille, ici sa sœur ; on pourrait traduire
l'expression par « crois-tu que je supporte ce déshonneur chez ma sœur ? »)
*v. 4-6 : l'impératif « aime » est répété, repris par l'impératif « préfère ». Horace donne des ordres à sa sœur,
à travers une injonction paradoxale : il faut qu'elle aime la mort. Le passage est construit sur une série
d'oppositions : aime / mort et mort/ bonheur au vers 4, mais également mort (v. 4) /naissance (v. 6). Le verbe
« devoir » (« doit », v. 6), correspond à l'honneur défendu par Horace : Camille, étant née romaine, a des
devoirs envers sa patrie, devoirs bien plus importants que son amour / sa passion pour Curiace. On note
l'importance des mots placés en valeur à la rime : homme / Rome. Camille ne doit pas choisir son amant («
un homme »), mais privilégier sa patrie (« Rome »). On a dans cette opposition toute l'origine du
déchirement fratricide qui éclate ici.

II. v. 7 à 24
* v. 7 à 10 : par l'anaphore du nom de la ville de Rome, renforcée par l'allitération en [r] (surtout au vers 9),
Camille martèle sa colère contre sa patrie, responsable de la mort de son amant. Elle s'en prend moins à son
frère qu'à ses motivations, c'est-à-dire à son patriotisme. Du « ressentiment » (v. 7) à la haine (« je hais », v.
10), sa colère s'amplifie. L'antithèse entre haïr d'une part et honorer / adorer de l'autre souligne l'opposition
désormais irréductible du frère et de la sœur.
Le jeu des pronoms personnels (« je » / « t' ») et des déterminants possessifs (« mon » / « ton ») met
également en valeur cette opposition.
On retrouve aussi l'opposition entre la vie et la mort à travers les verbes « naître » et « immoler » : c'est
parce qu'Horace est né à Rome que Curiace a été immolé.
* v. 11-18 : la colère de Camille se déploie ensuite dans une longue période oratoire initiée par le subjonctif
présent à valeur optative (= valeur de souhait) « puissent », relancée par toute une série de subjonctifs
introduit par « que » (équivalent de l'impératif à la 3e p. du sg).
Camille lance ses imprécations contre Rome et appelle sur la ville tous les malheurs possibles : - Au vers 14,
l'antithèse entre Orient et Occident, qui s'allieraient pour détruire Rome renvoie à la division de l'Empire
romain, définitivement divisé entre Empire romain d'Orient et Empire romain d'Occident en 395 ap. J.-C.
- Au vers 15, Camille évoque l'alliance des ennemis de Rome.
- Aux vers 17-18, on peut voir une allusion aux guerres civiles (1 er siècle avant J.-C.), qui mettent fin à la
République romaine. Toutes ces catastrophes se sont effectivement produites et ont entraîné, bien des siècles
plus tard, la chute de Rome.
Pour Camille, il s'agit donc de souhaits prophétiques. Pour le spectateur / lecteur, on parlera d'« apophétie »
(prédiction dans le passé).
On peut voir une coloration épique dans l'évocation d'une conjuration quasi mondiale contre Rome (la figure
de l'amplification est caractéristique du registre épique), puis pathétique lorsque Camille évoque les «
entrailles » de Rome (personnification de la ville, sujet des verbes d'action « renverse » et « déchire »,
renforcée par l'emploi des expressions « de ses propres mains »). Le champ lexical de la destruction est
omniprésent dans le passage : « saper », « détruire », « renverser », « déchirer ».
* v. 19-24 : Après les « monts » et les « mers » (v. 16), nous avons ici « le ciel » et les « feux » : les quatre
éléments sont ainsi représentés pour accentuer le caractère hyperbolique des imprécations de Camille.
La répétition du verbe « voir » (v. 21, 22 et 23), renforcé par le pléonasme « voir de mes yeux », insiste sur
le plaisir provoqué par le spectacle de la destruction de Rome.
Le parallélisme « dernier Romain » / « dernier soupir » ainsi que l'hyperbole « mourir de plaisir » montre
que la douleur de Camille s'est muée en une colère presque sadique, puisqu'elle prend du plaisir à la
souffrance des autres.

III : v. 25 à 28

*Ces imprécations très rhétoriques provoquent une accélération dramatique de l'action : Horace tue sa sœur,
comme le montrent les didascalies. Leur présence s'explique par des considérations esthétiques. La règle de
la bienséance classique interdisait en effet de montrer un meurtre sur scène. Corneille prend donc soin de
bien indiquer que Camille est blessée « derrière le théâtre », ce qui signifie « dans les coulisses ».
*Ce meurtre, Horace l'accomplit calmement, puisqu'il a fait preuve de « patience » et que c'est maintenant «
la raison » qui l'emporte. En effet, pour lui, Camille, ayant choisi le camp ennemi, mérite de mourir. À
défaut d'être moralement acceptable, le meurtre de Camille est, pour Horace, logique. La « raison » d'Horace
(v. 25) s'oppose à la passion de Camille pour Curiace. Pour Horace, l'important est de préférer la vertu
morale à l'amour, l'honneur à la passion.
* Dans les deux derniers vers, Horace lance à son tour des imprécations contre tous les ennemis de Rome
(l'expression « ennemi romain » signifiant « ennemi de Rome »).

Conclusion
Par cet assassinat, l'action tragique se trouve relancée (on a d'ailleurs reproché à Corneille de ne pas
respecter l'unité d'action). Le statut d'Horace change : de sauveur de Rome, il devient criminel. Son fratricide
souille sa jeune gloire.
Au dernier acte, Horace sera acquitté lors de son procès grâce à un plaidoyer du vieil Horace qui défend
l'honneur (et donc son fils) contre la passion amoureuse représentée par Camille.
La crise familiale, ici poussée à son paroxysme avec le fratricide, n'est pas sans rappeler la fondation même
de Rome, qui repose sur un autre fratricide, puisque, pour devenir le premier roi de Rome, Romulus a tué
son frère Rémus.

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