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Lecture linéaire 2 :

Victor Hugo, « Mélancholia », III, 2, Les Contemplations, 1856.


(…) Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ? »
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain,1 tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! »
O servitude infâme imposée à l'enfant !
Rachitisme !2 travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain ! -
D'Apollon3 un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !
Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? que veut-il ? »
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
Maudit comme l'opprobre4 et comme le blasphème !
O Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !
Paris, 1838
« Mélancholia » commentaire linéaire
1
Alliage à base de cuivre
2
Maladie de la croissance, caractérisée par une déficience de la calcification des os et une déformation du
squelette, et due à des carences alimentaires et à un travail physique trop précoce.
3
Dieu grec, fils de Zeus, souvent représenté sous les traits d’un très beau jeune homme.
4
Honte, ignominie.
Introduction au texte
Victor Hugo (1802-1885) est le chef de file du romantisme au XIX ème siècle. Il a composé
une œuvre gigantesque qui témoigne de nombreux engagements personnels dont Les
contemplations (1856). Poète militant, il s'est préoccupé tout au long de sa vie du sort des
misérables et a lutté contre toutes formes d'injustices sociales. Son engagement l’a conduit à
visiter les caves de Lille (industrie textile) avec l’économiste Adolphe Blanqui, frère du
révolutionnaire Auguste Blanqui. Suite à cela, il écrit « Mélancholia », un texte se trouvant
dans le troisième livre intitulé « Les luttes et les rêves » de la première partie du recueil. Le
poème dont le titre évoque la tristesse, est écrit en alexandrin en un seul bloc, donc sans
strophes. Il a pour sujet le travail des enfants. Le poète recourt au registre pathétique afin
de persuader son lecteur de l'atrocité que représente celui-ci. Sujet à une condamnation
virulente, le travail est même présenté comme le principal acteur d'un monde inversé où
l'homme est déshumanisé. Ce texte polémique multiplie alors les stratégies de la persuasion
afin notamment d'amener le lecteur à partager la révolte de l'auteur.
Nous verrons ainsi comment l’auteur cherche-t-il à convaincre le lecteur du
caractère néfaste du travail infantile ?
Etat des enfants
1. ... Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
2. Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
3. Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Le poème commence par une triple interrogation à partir du même adverbe et du
même verbe « où vont » (v.1). Ce vers 1 s'ouvre sur l'image hyperbolique des enfants
« tous ces enfants », mis en opposition sous forme d’antithèse avec l’expression caractérisé
par une négation « dont pas un seul ne rit ». Le poète semble insister sur l'absence de ce
qui fait le charme de l'enfance, le sourire. L’expression « ces enfants » est répété dans la
périphrase « Ces doux êtres pensifs » et dans la synecdoque « ces filles de huit ans » avec
l’emploi anaphorique de « ces ». Ce déterminant démonstratif invite le lecteur à les
observer et à être témoin de leur détresse. D’ailleurs, ils sont caractérisés à travers trois
subordonnées relatives dépréciatives « dont pas un seul ne rit », « que la fièvre maigrit »,
« qu’on voit cheminer seules », propositions insistant sur leur fragilité. Ces caractérisations
s’opposent ainsi à leur jeunesse « huit ans » et à leur douceur « êtres doux ». Victor Hugo
décrit avec réalisme l’état physique des enfants et suscite l’intérêt du lecteur en l’invitant à
se poser les mêmes questions que celles qu’il se pose. Ces questions créent un effet
d’attente.
Dans ce premier mouvement, les enfants sont simplement décrits sans que l’on sache
précisément ce qui engendre un tel état.

4. Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules


5. Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
6. Dans la même prison le même mouvement
7. Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
8. Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
9. Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
10. Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
11. Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
12. Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
13. Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
14. Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !

Description de la vie des enfants


Les deux compléments circonstanciels qui débutent par « sous », « sous des meules » et
« sous les dents », permettent d’insister sur la soumission dont sont victimes les enfants. Cela
engendre de la pitié chez le lecteur. De même les compléments circonstanciels de temps,
« quinze heures » au vers 4 et « de l’aube au soir » au vers 5, « éternellement » ainsi que
« jamais » répété au vers 11 permettent d’insister sur la longue durée du temps de travail des
enfants.
Au vers 6, la description de la pénibilité du travail est poursuivie par le poète qui cherche à
convaincre son lecteur. L’aspect répétitif et abrutissant du travail est montré par la répétition
d’un déterminant défini et de l’adjectif « même » dans le vers 6. La machine avec laquelle ils
travaillent a l’image d’une créature monstrueuse grâce à une métaphore dans les vers 7 et 8,
« sous les dents d’une machine sombre/Monstre hideux » et ainsi peut susciter la peur et une
volonté de protéger la fragilité des enfants.
Dans les vers 9 à 13, le contraste entre le quotidien des enfants et leur fragilité est à nouveau
souligné. Les éléments de description sont encore situés aux coupes pour les mettre en valeur
comme « innocent » ou « ange ». Ce contraste est encore accentué par deux antithèses
« Innocents dans un bagne, anges dans un enfer ». L’enfermement des enfants est souligné par
la gradation « prison » vers 6, « bagne » vers 9 et « enfer » vers 9. Au vers 10 le rejet « Ils
travaillent » permet de rompre le rythme et ainsi d’attirer l’attention sur cette action des
enfants. Les vers 11, 12 et 13 contiennent des sonorités particulièrement marquées comme le
montre l’allitération en « j » et l’assonance en « a » qui permettent d’évoquer les vies
enfantines dans un rythme soutenu,
11. Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue.
12 Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
13 Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las
3. Prière
L'emploi au vers 14 de l'adverbe exclamatif « hélas ! » relève du pathétique, de l'indignation
et de la colère du poète.
Dans ce mouvement, les conditions difficiles de travail des enfants sont évoquées : la
soumission dont ils doivent faire preuve, la durée de leur temps de travail, l’aspect répétitif
de ce travail, la crainte engendrée par le travail, leur enfermement.
15. Ils semblent dire à Dieu : - Petits comme nous sommes,
16. Notre père, voyez ce que nous font les hommes !
Au vers 15 et 16, Hugo fait parler les enfants alors qu'ils n'en ont pas le droit. A travers cette
prosopopée, les enfants invoquent directement Dieu, « Notre père ». Cette prière qui est
rapportée directement évoque la fragilité des enfants mise en valeur par l’adjectif « petits »
au début du second hémistiche. L’expression de la tristesse des enfants est renforcée par la
phrase exclamative. Ces procédés ont pour effet de créer un sentiment de pitié chez le
lecteur. La prière rapportée directement est une stratégie de la part de l’auteur pour susciter
la pitié du lecteur.

17. Ô servitude infâme imposée à l’enfant !


18. Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
19. Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
20. La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
21. Et qui ferait - c’est là son fruit le plus certain ! –
22. D’Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
23. Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre,
24. Qui produit la richesse en créant la misère,
25. Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil !
26. Progrès dont on demande : Où va-t-il ? que veut-il ?
27. Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
28. Une âme à la machine et la retire à l’homme !

Invitation à la révolte
Dans ce mouvement le lecteur peut lire de nombreuses phrases exclamatives comme dans les
vers 17, 21, 22, 25, 28 qui témoignent de la colère de l’auteur et ce faisant invite le lecteur à
se révolter contre ces faits.
Les vers suivants évoquent l’idée selon laquelle ce travail infantile est contre-nature, pour ce
faire l’auteur utilise une série d’oppositions comme au vers 19, ce travail s’oppose à la
création divine avec une opposition sur les termes au vers 19 « défait » et « fait », transforme
la beauté en laideur, « Apollon un bossu » et l’intelligence en stupidité, « Voltaire » opposé à
« crétin » au vers 22.
C’est encore une opposition de « misère » à « richesse » qui figure au vers 24 mais dans ce
vers, l’auteur évoque les inégalités sociales qui sont présentes dans la société du XIXe siècle.
Il propose également une réflexion sur le progrès au vers 26 par une succession de phrases
interrogatives dont le progrès est sujet, « Où va-t-il ? que veut-il ? ». Ce progrès est incriminé
dans la suite des vers comme le responsable des actions contre-nature évoquées au début de
l’extrait avec deux vers fonctionnant à nouveau sur des oppositions entre les verbes « donne »
et le verbe «retire » aux vers 28 et 29, le sujet de ces verbes est le progrès.
Dans ce mouvement, l’auteur déploie des stratégies pour inviter le lecteur à la révolte par le
biais de l’expression de la colère, du caractère contraire à l’état de nature du travail, et de sa
capacité à altérer les choses.

29. Que ce travail, haï des mères, soit maudit !


30. Maudit comme le vice où l’on s’abâtardit,
31. Maudit comme l’opprobre et comme le blasphème !
32. Ô Dieu ! qu’il soit maudit au nom du travail même,
33. Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
34. Qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux !
Paris, juillet 1838

La malédiction
Dans ce mouvement, Victor Hugo prononce des imprécations en recourant au subjonctif
« Soit maudit ». Le verbe maudire est répété d’ailleurs quatre fois dans les vers 29, 30, 31 et
32. Cette répétition traduit la colère et la détermination de l’auteur dans cette lutte contre le
travail infantile, elle est renforcée par l’emploi des points d’exclamation.
Les derniers vers soulignent l’opposition entre le travail des enfants et le travail des adultes.
Les expansions du nom « travail » dans les deux derniers vers permettent à l’auteur de donner
une représentation positive à ce travail d’adultes. Trois adjectifs mélioratifs sont apposés au
travail au vers 33, « sain, fécond, généreux » et les qualités de ce travail sont développées
dans deux propositions subordonnées relatives avec là encore des adjectifs mélioratifs placés
avant la coupe et en fin de vers.
L’extrait se termine sur l’évocation de la malédiction du travail des enfants opposé à la valeur
positive du travail des adultes.
Conclusion :
La poésie est donc ici un instrument de dénonciation. Melancholia est avant toute chose un
poème à visée argumentative. Il dénonce une injustice sociale de son époque et il défend
l'exploitation des enfants. Par son réalisme et son lyrisme pathétique, Hugo nous montre les
conditions déplorables des enfants dans le monde ouvrier. Cette thématique retient l’attention
de Hugo comme nous pouvons le lire dans le livre troisième, « chose vue un jour de
printemps » III, 17.

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