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Chapitre II

Chose et bien

Naoki KANAYAMA∗

Le Code civil français reconnaît formellement les choses incorporelles


comme étant l’objet de la propriété et des droits réels. Alors que le Code
Boissonade, l’ancien Minpô du Japon rédigé par Boissonade, avait suivi le
modèle français, le nouveau Minpô a suivi sur ce point le modèle allemand
en limitant, en principe, l’objet de la propriété et des droits réels aux seules
choses corporelles.
J’aimerais, à l’occasion de cette courte communication, tenter
d’expliquer cette différence relative à la notion de chose, et la logique
inhérente au système du Minpô, avant d’aborder brièvement les questions
soulevées par l’avant-projet Périnet-Marquet.

I. DIFFÉRENCE HISTORIQUE

La différence relative à la notion de chose est historique. Pour


l’expliquer, il faut remonter au Projet Boissonade. Gustave Emile
Boissonade de Fontarabie (1825-1910), s’est rendu au Japon en 1873 en
qualité de conseiller juridique pour le gouvernement de Meiji. Ce professeur
parisien a commencé, dès 1879, la rédaction d’un Code civil, qui fut achevé
en 1890. Le projet Boissonade fut adopté sans changement substantiel par le
gouvernement et devint le Code Boissonade, l’ancien Minpô du Japon. En
réalité, il existe plusieurs éditions du Projet de Code civil pour l’Empire du
Japon. La dernière édition, aussi appelée « Nouvelle édition »1, est parue en


Professeur à l’Université de Keio.
1
G. BOISSONADE, Projet de Code civil pour l’Empire du Japon, nouv. éd., 4 vols, Tokio,
2 LE PATRIMOINE AU 21e SIÈCLE : REGARDS CROISÉS FRANCO-JAPONAIS

même temps que l’ancien Minpô en 18902, ce qui peut paraître curieux, mais
nous laisserons ce détail de côté. Toujours est-il que, par rapport au Code
civil de l’Empire du Japon accompagné d’un exposé des motifs, écrit par
Boissonade, la nouvelle – et dernière – édition du Projet se révèle plus utile,
car elle recèle des explications détaillées qui expriment bien les conceptions
propres de ce professeur français.
Boissonade commence son Projet relatif au droit patrimonial par la
définition des biens et des choses. Au début du Livre II sur les Biens,
figurent les « Dispositions préliminaires », qui traitent, en trente articles,
« De la division des biens et des choses ». Pourquoi tant de dispositions ?
Selon Boissonade, le Code civil français « n’a traité que des biens et a
négligé la nomenclature des nombreuses divisions des choses que pourtant il
devait rencontrer, chemin faisant, et à l’égard desquelles il devait statuer
diversement » (p. 16). C’est pourquoi le Code Boissonade « s’écarte
notablement du Code civil français » (p. 16).
C’est dans ces conditions que l’article 1er des Biens de l’Ancien Minpô
fut rédigé comme suit3 :
Art. 1er. Les Biens sont les droits composant le patrimoine, soit des
particuliers, soit des personnes morales, publiques ou privées.
Ils sont de deux sortes : les droits réels, et les droits personnels.
Boissonade tire de cet article une certaine fierté car, selon lui,
« [a]ucune législation n’a encore affirmé avec cette netteté, l’idée,
incontestable d’ailleurs, que les seuls biens sont les droits » (p. 17). Cette
juxtaposition des biens et des droits permet à Boissonade de classer les
choses en tant qu’ « objets des droits, c’est-à-dire sur lesquelles portent les
droits ou que les droits tendent à faire acquérir » (p. 16). Dans le cas de la
propriété, « ce n’est pas la chose qui nous appartient, c’est le droit de
propriété » ; dans le cas de l’obligation, qui n’a rien à voir directement avec
une chose, « ce qui est un bien … est le droit de l’exiger, le droit de
créance » (p. 17).
C’est dans ce sens que des articles du Code civil français – notamment
ses articles 516, 526 et 529 – furent l’objet de critiques, car, selon
Boissonade, « le propriétaire d’un meuble ou d’un immeuble semble avoir
deux biens : la chose elle-même et le droit de propriété sur cette chose »
(p. 17).
Bref, les biens ne sont pas autre chose que les droits dans le système de
Boissonade. C’est ainsi qu’une distinction claire est établie entre les droits,

1890-1891, réimprimé par Yushodo en 1998.


2
BOISSONADE, Code civil de l’Empire du Japon accompagné d’un exposé des motifs, 4
vols, Tokio, 1891.
3
Le texte est légèrement différent du projet Boissonade, pourtant sans aucune incidence de
fond.
N. KANAYAMA : CHOSE ET BIEN 3

synonymes de biens, d’une part, et les objets, exprimés par la notion de


chose, d’autre part. Les droits, distingués des choses, sont de deux sortes :
les droits réels et les droits personnels ou de créance. À cet égard, les droits
réels reçoivent la définition suivante:
Art. 2. Les droits réels, s’exerçant directement sur une chose et
opposables à tous, sont principaux ou accessoires.
Les droits réels principaux sont :
1e La propriété, pleine ou démembrée ;
2e L’usufruit, l’usage et l’habitation ;
3e Les droits de bail, d’emphytéose et de superficie ;
4e Le droit de possession.
Les droits réels accessoires sont :
1e Les servitudes foncières ;
2e Le droit de rétention ;
3e Le gage ;
4e Le nantissement immobilier ;
5e Le privilège ;
6e L’hypothèque.
Les servitudes sont des droits réels accessoires de la propriété ; le droit
de rétention et les autres droits qui le suivent sont des droits réels
accessoires formant la garantie des droits personnels.
Ainsi, l’objet des droits réels est défini comme « chose ».
Voyons maintenant la définition de la chose dans le système de
Boissonade. Elle est conçue comme suit :
Art. 6. Les choses sont corporelles ou incorporelles.
Les choses corporelles sont celles qui tombent sous les sens physiques
de l’homme, comme les fonds de terre, les bâtiments, les animaux, les
ustensiles.
Les choses incorporelles sont celles que l’intelligence seule perçoit ;
tels sont :
1e Les droits réels ou personnels eux-mêmes ;
…..
Nous voyons ici clairement la notion romano-française de « choses
incorporelles », qui ne sont que des droits, soit réels, soit personnels.
Boissonade vise, avec cet article, plusieurs objectifs, en particulier celui de
« présenter les droits réels et les droits personnels principaux considérés
comme objets de droits réels ou personnels accessoires, par exemple un
droit d’usufruit ou de bail qui serait l’objet d’une hypothèque, une créance
qui serait l’objet d’un droit de gage » (p. 29).
Les préoccupations de Boissonade résident principalement dans la
reconnaissance formelle des biens, qui ne sont classables ni en tant que
meubles, ni en tant qu’immeubles. En effet, l’article 6 poursuit
4 LE PATRIMOINE AU 21e SIÈCLE : REGARDS CROISÉS FRANCO-JAPONAIS

l’énumération des choses incorporelles de la façon suivante :


2e Les droits des écrivains, des artistes et des inventeurs ;
3e L’universalité des biens et des dettes d’une société dissoute ou d’une
communauté en liquidation.
Avec cette disposition, Boissonade voulait concevoir les droits et les
biens au travers la notion de chose, car ceux-ci – surtout l’universalité des
biens – ne sont fictivement classés que comme meubles ou immeubles
(p. 28).
Les notions de chose et de bien, clarifiées par Boissonade, sont sans
doute raisonnables, voire louables. Mais une telle conception présente
l’inconvénient de compromettre l’une des distinctions fondamentale du droit
civil, celle des droits réels et des droits personnels. En effet, si l’on prend
l’article 6 à la lettre, les droits personnels sont des choses, qui peuvent être
objet d’un droit réel y compris, selon l’article 2, d’un droit de propriété.
Ainsi, un droit de créance constituerait un droit de propriété, avec son
caractère d’opposabilité à tous, ... mais, par ailleurs, l’article 3 dispose que
« Les droits personnels ou de créance, s’exerçant contre une personne
déterminée, pour obtenir d’elle des prestations ou des abstentions … ». Bref,
le système de Boissonade semble bien détruire la distinction fondamentale
entre les droits réels et les droits personnels.
La critique du Code Boissonade sera précisément formulée dans ce
sens. La mise en vigueur du Code Boissonade, prévue en 1893, fut ajournée
en 1892 après la « querelle du code », dans laquelle la notion de chose
incorporelle était vigoureusement critiquée, entre autres, par les adversaires.
Le gouvernement, soucieux de répondre à ces critiques, s’attela
immédiatement à la modification du Code. Lors des travaux préparatoires
menés par le comité de législation, alors uniquement composé de Japonais,
la notion de chose constituait l’un des sujets prioritaires, qu’il s’agissait
d’étudier avant de commencer le travail sur le fond. Masaakira Tomii4, l’un
des trois rédacteurs du Minpô, proposa de limiter la notion de chose aux
seules choses corporelles, comme le montre l’exposé des motifs de l’un des
arrêtés gouvernementaux :
Dans le Code Boissonade, le mot « chose » est employé au sens large.
Non seulement les choses corporelles, mais aussi les droits, les actes, tout
est compris dans le mot « chose ». De cette définition, sont nées des
complications et des incohérences inacceptables. En fait, si le mot chose
désigne aussi les droits, un droit réel sur un droit réel, aussi bien qu’un droit
réel sur un droit de créance, serait concevable. Mais ce serait en
contradiction radicale avec l’article 1er, qui énonce que les biens sont des

4
Masaakira Tomii, docteur en droit de Lyon, a étudié le droit allemand à travers le français, le
droit allemand étant à la mode contemporaine en France.
N. KANAYAMA : CHOSE ET BIEN 5

droits réels ou des droits personnels, car cette distinction perdrait alors tout
son sens. Concrètement, le droit de propriété pourrait même porter sur un
droit personnel.
D’où l’idée de limiter la notion de chose aux seules choses corporelles,
ce qui correspondrait mieux au sens commun et aux législations
européennes. À cet égard, le [premier] projet de BGB (art. 778) édicte que
« Les choses, au sens de la loi, sont seulement les objets corporels »5.
Pourtant, il faut bien admettre que, parfois, les règles relatives aux
choses corporelles s’appliquent à des choses incorporelles. Dans de tels cas,
mieux vaut prévoir, par des dispositions particulières, l’application des
règles relatives aux choses corporelles aux choses incorporelles, et garder la
notion matérielle de chose comme définition de principe6.
C’est ainsi que le principe est formellement arrêté : « La chose désigne
uniquement la chose corporelle, et l’application des règles sur les choses aux
choses incorporelles sera prévue au cas par cas »7.
Au terme de cet arrêté, le Minpô, voté en 1895 et mis en vigueur en
1896, dispose que :
Art. 85. Le mot choses, dans le présent Code, désigne les objets
corporels.

II. LOGIQUE INHÉRENTE AU MINPÔ

A. – Principe

L’objet d’un droit peut être de plusieurs sortes, correspondant aux


divers droits. Cependant, il est difficile, voire impossible, d’édifier des
règles générales applicables à toutes les choses incorporelles car ces
dernières sont par leur nature hétérogènes et non susceptibles d’être réglées
de la même manière. La position du Minpô, avec sa conception des choses
réduite aux seules choses corporelles, peut se justifier dans la mesure où ces
dernières, considérées comme biens, sont traditionnellement les plus
fondamentales et les plus universelles. Les choses corporelles – données
physiques – existent de manière tangible, sont palpables, et tombent sous le
sens. Elles peuvent donc être connues et maîtrisées par leur matérialité.
Surtout en limitant l’objet des droits réels aux seules choses corporelles, la
caractéristique propre des droits réels apparaît clairement, car la maîtrise
5
Ce qui va devenir l’article 77 a du second projet BGB, avant de devenir définitivement
l’article 90 du BGB actuel.
6
Séance du 19 mai 1893 de la Commission des codes.
7
Arrêté de la série « Otsu », no 4, 1 du 19 mai 1893.
6 LE PATRIMOINE AU 21e SIÈCLE : REGARDS CROISÉS FRANCO-JAPONAIS

directe sur les biens se fait de manière tangible. Les droits personnels
impliquent, quant à eux aussi souvent – au moins indirectement – des choses
corporelles. Le système du Minpô, basé sur la distinction fondamentale entre
droits réels et droits personnels, est ainsi édifié et justifié.
Dans ce système, les droits réels comprennent d’une part, en tant que
droits réels principaux, la propriété, la superficie, l’emphytéose, et les
servitudes et, d’autre part, en tant que droits réels accessoires, le droit de
rétention, les privilèges, le droit de gage, et les hypothèques. L’objet d’un
droit réel est toujours une chose corporelle ; les droits réels démembrés,
principaux ou accessoires, sont certes nés d’un droit de propriété mais
fondés sur une chose corporelle. C’est le principe. La définition de la chose
est ainsi intimement liée à la notion de droit réel.

B. – Choses incorporelles

Il est important de souligner, cependant, que, comme l’avaient prévus


les rédacteurs, furent insérées dans le Minpô plusieurs dispositions
particulières portant sur les choses incorporelles.
Il s’agit, d’abord, des dispositions relatives à la possession, rendues
« applicables par analogie au cas où l’on exerce des droits patrimoniaux
avec l’intention de le faire dans son propre intérêt » (quasi-possession de
l’article 205 du Minpô). Les rédacteurs l’ont prévus dans les cas de
servitude, privilège, hypothèque, droit de créance né d’un contrat de vente,
droit d’auteur, marque, brevet d’invention... bref tous les droits dont
l’exercice n’aboutit pas à une possession corporelle. Il s’agit là d’une
disposition de portée générale. Cependant la quasi-possession ne connaît pas
d’application pratique (sauf pour la prescription acquisitive, comme on le
verra plus loin), à l’instar, sans doute, du Code civil français qui admet
également la quasi-possession (art. 2255 : « La possession est … la
jouissance … d’un droit ... que nous exerçons … »). Cet article peut donc
être qualifié d’article de pure forme. Notons, au passage, que, contrairement
au système français, l’action possessoire est accordée, dans le Minpô, non
seulement pour la chose immobilière mais aussi pour la chose mobilière (art.
180 et s. du Minpô).
En second lieu, le Minpô admet la notion de quasi-copropriété portant
sur les droits patrimoniaux autres que le droit de propriété, droits qui
appartiennent à plusieurs personnes (art. 264 du Minpô). La copropriété de
la créance étant réglée par les dispositions relatives au « Droit de créance
avec pluralité de parties » (art. 427 et s.), la quasi-copropriété doit être
applicable aux autres droits, notamment aux droits réels.
Enfin, le Minpô reconnaît la prescription acquisitive, non seulement de
N. KANAYAMA : CHOSE ET BIEN 7

la propriété sur des choses corporelles, mais aussi d’autres droits


patrimoniaux en des termes généraux :
Art. 163. Quiconque exerce paisiblement et publiquement, pour son
propre compte, un droit patrimonial autre que le droit de propriété, acquiert
ce droit à l’expiration de dix ou vingt ans, suivant la distinction établie.…
En se fondant sur cet article, la jurisprudence reconnaît la prescription
acquisitive du bail immobilier par le locataire, si ce dernier a possédé
l’immeuble pendant un certain temps fixé par la loi (20 ans en principe, 10
ans pour le possesseur de bonne foi). Cette prescription présente deux
utilités pratiques dans la jurisprudence : soit pour reconnaître la validité du
bail si ce dernier est nul, soit pour le rendre opposable au vrai propriétaire si
le contrat de bail a été passé a non domino. Il serait intéressant de savoir si
une telle prescription est admise en droit français.
En ce qui concerne les droits réels accessoires, les exemples sont
nombreux. Le droit de gage peut avoir pour objet un droit patrimonial (art.
362, gage sur les droits) ; l’hypothèque peut avoir pour objet un droit de
superficie et un droit d’emphytéose (art. 369, al. 2). Cette reconnaissance est
dû, explique-t-on, à la nature des sûretés réelles, qui ne considèrent que la
valeur de la chose, et non pas sa matérialité.
On ajoutera que le Minpô conçoit la vente sous un angle large en
disposant que « [l]a vente produit effet par l’engagement que prend l’une
des parties de transférer à l’autre un droit patrimonial et l’engagement que
prend celle-ci de lui en payer le prix » (art. 555). Ce « droit patrimonial »
comprend non seulement le droit de propriété, mais aussi le droit de créance,
qui peut ainsi être vendu.

III. REGARDS SUR L’AVANT-PROJET

A. – Choses corporelles et incorporelles

La doctrine contemporaine souligne généralement l’importance des


choses incorporelles et l’Avant-projet s’inscrit dans cette tendance :
Art. 520. Sont des biens, au sens de l’article précédent 8 , les choses
corporelles ou incorporelles faisant l’objet d’une appropriation, ainsi que les
droits réels et personnels tels que définis aux articles 522 et 523.
La juxtaposition des choses corporelles et incorporelles apparaît
8
Art. 519 : « Le patrimoine d’une personne est l’universalité de droit comprenant l’ensemble
de ses biens et obligations, présents et à venir, l’actif répondant du passif.
Toute personne physique ou morale est titulaire d’un patrimoine et, sauf si la loi en dispose
autrement, d’un seul ».
8 LE PATRIMOINE AU 21e SIÈCLE : REGARDS CROISÉS FRANCO-JAPONAIS

clairement. Une question reste cependant en suspens : La notion de bien est


définie par référence à l’article 519, pour déterminer les composants du
patrimoine, et non indépendamment de celui-ci9. Est-ce suffisant ?
Comme sous le régime actuel, sont immeuble par leur objet « les droits
réels sur les immeubles et les actions qui s’y rapportent » (art. 529 de
l’avant-projet) ; toutes les autres choses, corporelles ou incorporelles, autres
que celles classées comme immeubles, sont meubles (art. 530 de l’avant-
projet), ainsi que tous les droits, autre que ceux visés par l’article 259
comme étant immeubles (art. 533 de l’avant-projet).

B. – Propriété des choses incorporelles

Dans l’avant-projet Périnet-Marquet, la propriété est conçue, d’une


part, comme le pouvoir de disposer « des choses et des droits » (art. 534 de
l’avant-projet) et, d’autre part, comme le « pouvoir direct sur un bien » (art.
522 de l’avant-projet). Quelle est la relation entre les choses, les droits, et le
bien dans la propriété ?
Contrairement à la lettre de la disposition actuelle du Code civil suivant
laquelle seules les « choses » sont l’objet de la propriété (art. 544 C. civ.),
l’avant-projet Périnet-Marquet reconnaît la propriété sur une créance, car ce
dernier reconnaît formellement que la propriété est « le pouvoir de disposer
des droits » (art. 434 de l’avant-projet). Si l’objet de la propriété est ainsi
largement conçu qu’il inclut la créance, la distinction entre droits réels et
droits personnels perdrait son sens, comme dans le Code Boissonade. Cela
aurait des conséquences fâcheuses, que l’on évoquera ainsi :
Au terme de l’alinéa 1 de l’article 522 de l’avant-projet, la propriété
d’une créance conférerait, en tant que droit réel, « un pouvoir direct sur un
bien. Il [le droit réel] suit ce dernier en quelques mains qu’il passe ».
Au terme de l’article 534 de l’avant-projet, le créancier aurait, en tant
que propriétaire de la créance, « le droit exclusif et perpétuel d’user, de jouir
et de disposer des choses et des droits » ; il aurait, en plus, « un pouvoir
absolu sous réserve des lois qui la réglementent ».
Au terme de l’article 536 de l’avant-projet, la propriété de la créance
s’étendrait « aux fruits et produits de la chose et à tout ce qui s’unit à elle
par accession naturelle ou artificielle ».
Au terme de l’article 537 de l’avant-projet, la propriété de la créance ne
se perdrait « pas par le non usage » et son « action en revendication » serait
« perpétuelle ».

9
Cf. art. 519 de l’avant-projet : « Le patrimoine d’une personne est l’universalité de droit
comprenant l’ensemble de ses biens et obligations, présents et à venir, l’actif répondant du passif ».
N. KANAYAMA : CHOSE ET BIEN 9

Sur ce dernier point, par exemple, on peut en déduire que la propriété


elle-même est perpétuelle, alors que la créance, qui constitue l’objet de la
propriété, ne l’est pas. Comme la destruction matérielle de l’objet corporel
de la propriété classique amène à la disparition de la propriété elle-même
sans contradiction avec le principe de la perpétuité de la propriété,
l’extinction de l’objet incorporel (la créance) amènerait sans doute
également à la disparition de la propriété incorporelle. Mais un tel
raisonnement est quelque peu artificiel et arbitraire. Mieux vaut dire, tout
simplement, que la créance est susceptible de se prescrire par un laps de
temps déterminé par la loi, contrairement à la propriété dont l’essence est
exposé par l’article 537 de l’avant-projet. Il en est de même pour les articles
522, 534 et 536 de l’avant-projet, qui ne concerne que les droits réels.
Il nous semble que les caractéristiques classiques de la propriété, qui
sont reconnues et énumérées par l’avant-projet, viennent de la nature
corporelle de la chose en tant qu’objet de la propriété. La doctrine a déjà
écrit, à propos des biens que « [l]a notion de bien corporel traduit une
maîtrise immédiate et directe du propriétaire sur la chose, plus forte que
celle que l’on peut exercer sur un bien incorporel, qui est un pouvoir plus
intellectuel, et se décompose donc plus facilement, est moins durable et est
plus dépendant de données juridiques et de la conjoncture »10. Il en est de
même pour la chose.
Cependant, pour les auteurs français qui considèrent que le droit de
propriété absorbe « toutes les utilités de la chose, paraît se confondre avec
celle-ci »11 , cette maîtrise immédiate et directe est propre à la propriété.
Certes, seule la propriété absorbe, par définition, toutes les utilités de la
chose mais les autres droits réels principaux le font aussi, dans la mesure où
certaines utilités sont exclusivement attribuées au titulaire de droit dans le
cadre la loi. Le superficiaire, par exemple, « a le droit de se servir du sol
d’autrui pour y exercer le droit de propriété sur ses constructions ou
plantations d’arbres et bambous » (art. 265 Minpô) ; « l’emphytéote a le
droit, moyennant un fermage, de labourer le sol sur lequel existe son droit
ou d’y établir des pâturages » (art. 270 Minpô). L’usufruit français peut – et
doit – être regardé de la même manière.
Dans tous ces cas, le titulaire de droits réels, au moins principaux, peut
voir et palper la chose corporelle, objet de son droit, et c’est ce qui lui
permet l’exercice d’une maîtrise directe et immédiate sur l’objet de son
droit. Le droit réel est ainsi distingué des autres droits qui portent sur les
choses incorporelles. Nous pensons qu’il ne faut pas sous-estimer cette
différence structurelle, due à la nature des choses. Or la nature de la chose,

10
P. MALAURIE et L. AYNÈS, Droit civil, Les biens, 3e éd., Defrénois, 2007, p. 58, no 205.
11
J. CARBONNIER, Droit civil, t. 3, Les biens, 19e éd., PUF, 2000, p. 92, no 50.
10 LE PATRIMOINE AU 21e SIÈCLE : REGARDS CROISÉS FRANCO-JAPONAIS

objet de la propriété, imprègne nécessairement la propriété elle-même. On


parle couramment de « propriété immobilière » ou de « propriété
mobilière ». Cela montre bien que l’objet de la propriété fait partie de la
propriété elle-même, dans la mesure où elle porte sur des choses corporelles.
Au contraire, si l’on admet la notion de chose incorporelle, le droit de
propriété peut porter sur une chose incorporelle. D’où la possibilité d’une
« propriété de la propriété (cette dernière étant une chose incorporelle) », ce
qui n’a pas de sens. Mieux vaut faire prévaloir la conception traditionnelle,
qui consiste à appeler « choses » les seules choses corporelles. Les droits
seront toujours appelés « droits », et non pas « choses incorporelles ».
Concernant ceux-ci, l’honneur, les actes etc. ne seront pas appelés d’une
manière générale « choses incorporelles », car cette appellation ne permet
pas de désigner le régime applicable. Cette approche justifierait la
conception des rédacteurs du Minpô12.
S’il faut avoir une notion rigoureuse des droits réels, qui exige la chose
corporelle comme leur l’objet, il faut aussi, en même temps, avoir une
conception plus large de la propriété qui englobe tous les droits
patrimoniaux. Parmi ces droits, la créance, d’une importance primordiale,
est par conséquent traitée dans le Code civil. Mais, dans la mesure où les
choses incorporelles sont très diverses, le régime de chaque type de chose
incorporelle est établi au cas par cas par la législation spéciale. Cette
solution, inévitable, s’explique par la nature des choses incorporelles.
Comme le dispose l’avant-projet, les règles du droit civil « ne préjudicient
pas à celles du Code de la propriété intellectuelle ni aux autres dispositions
spéciales régissant des biens particuliers … » (art. 517 de l’avant-projet).
Ainsi, chaque type de droit renvoie à l’objet qui lui correspond, par
exemple13 :
Droit Objet
Droit réel Choses
Droit de créance Actes du débiteur (prestation)
Droit sur un droit Droit
Droit potestatif Lien de droit
Propriété incorporelle Ouvrage, invention
Droit de la personnalité Personnalité
Droit de famille Statut familial
Droit de succession Biens successoraux
La notion de biens peut être une notion-clef pour édifier le système du
droit patrimonial (Code civil français), comme peut l’être la notion de chose
(Minpô). Dans la pratique commerciale, la notion de biens est utile mais la

12
Kenjiro UME, Minpô yogi, t. 1, 1911, sur l’art. 85 du Minpô.
13
Fujio OHO, Minpô sosoku kogi, 1955, pp. 124-126.
N. KANAYAMA : CHOSE ET BIEN 11

nature des choses en dicte une conception étroite, celle de chose corporelle.
À cela s’ajoute l’importance de la distinction entre les droits réels et les
droits personnels, ce qui favorise une conception matérielle de la chose. Si
l’on admet, au contraire, la notion de chose incorporelle, la délicate
question, à savoir ce que l’on inclut dans la notion de chose incorporelle et
le champ d’application des règles relatives à la chose corporelle, se posera
inévitablement. Mais même si l’on retient une conception étroite de la chose
corporelle, il faut pourtant bien admettre l’importance des choses
incorporelles dans le domaine des affaires et donc leur reconnaissance sur le
plan juridique. C’est pourquoi les droits réels portant sur des droits sont déjà
fort nombreux. La distinction entre les droits réels et les droits personnels
est devenue de plus en plus complexe. Chaque système comporte des
aspects positifs et négatifs. Voilà les idées exprimées au Japon, il y a déjà 55
ans, par un éminent auteur, Fujio Oho, le maître de mon maître14.
Bref, il nous reste encore à beaucoup réfléchir sur l’objet des droits
subjectifs.

14
OHO, op. cit., p. 126.

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