L'Homme et la société

La sociologie et les problèmes de l'orientation sociale de

l'individu dans la société contemporaine
Y. Zamochkine

Citer ce document / Cite this document :

Zamochkine Y. La sociologie et les problèmes de l'orientation sociale de l'individu dans la société contemporaine. In:
L'Homme et la société, N. 2, 1966. pp. 65-74.

doi : 10.3406/homso.1966.968

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1966_num_2_1_968

Document généré le 16/10/2015


et les problèmes de l'orientation sociale
de l'individu dans la société contemporaine
L'époque que nous vivons exige
toujours davantage des sciences
sociales qu'elles aident l'homme
moderne, et en premier lieu le citoyen, à
apprendre à s'orienter parmi la
réalité sociale qui l'entoure, qu'elles
l'arment d'une théorie et d'une
méthodologie scientifiquement fondées.
L'actualité et la gravité de cette
tâche deviennent particulièrement
évidentes si l'on considère
l'accélération gigantesque du dynamisme
social à l'époque actuelle, les profonds
changements historiques dont nous
sommes les témoins et les
participants, la complexité du mécanisme
de la vie sociale, l'éventail des
phénomènes sociaux auxquels se heurte
aujourd'hui chaque membre de la
société et la foison des rapports et
liens qu'il noue d'une façon ou d'une
autre. Ajoutons à cela le
développement accéléré de la division du travail
et du processus de différenciation des
fonctions dans toutes les sphères de
la pratique sociale, en même temps
qu'augmentent la corrélation et
l'interdépendance de toutes les fonctions
et formes d'activité.
L'association d'une théorie
scientifiquement fondée et d'une
la sociologie
Y. ZAMOCHKINE
Académie des Sciences de VU.R.S.S.
logie de l'orientation sociale exige
l'application d'un système
d'investigations variées, dans toutes les
sphères de la vie sociale, et les efforts
réunis des représentants de toutes les
sciences sociales afin de coordonner
ces investigations et de faire la
somme des résultats acquis.
Ici, nous ne pouvons nous étendre
que sur quelques-uns des problèmes
soulevés par cette tâche.
Le chercheur qui étudie la
conscience et le comportement des
individus dans la société moderne, qui
médite sur la nature des systèmes
d'orientation sociale qui s'incarnent
dans différentes formes de cette
conscience et de ce comportement, ce
chercheur se heurte ordinairement, à
l'intérieur de ces systèmes, à des
éléments structuraux déterminés,
qualitativement spécifiques. Ces éléments
accomplissent des fonctions
particulières dans le système d'orientation
et se trouvent en intercorrélation
complexe et parfois même
contradictoire.
Un de ces éléments est l'ensemble
des options, rapports, connaissances
et habitudes liés à l'orientation dans
le cadre du système social existant,
 66 Y. ZAMOCHKINE
auquel l'individu s'intègre et auquel
il a ou pourra avoir affaire
directement ou indirectement.
Il s'agit en l'occurrence de savoir
s'orienter en toute connaissance de
cause parmi la structure complexe
des rapports matériels et
sociologiques existants, des institutions et
formations sociales qui en relèvent. Il
s'agit de connaître et de comprendre
les limites et les possibilités objectives
de l'action sociale, dans une société
donnée, à une phase historique
déterminée, de savoir estimer et utiliser les
« valeurs » admises par telles ou
telles classes et groupes sociaux, les
options idéologiques, les expectations
et les systèmes de motivations, compte
tenu des possibilités objectives et des
limites indiquées.
Tout cela constitue la base
indispensable non seulement pour la
programmation par l'individu de sa vie
et de son activité personnelle, mais
pour sa participation active à la
programmation sociale, à la prise de
décisions collectives influant sur sa
propre destinée sociale. Cette partici-
ftation présuppose l'établissement de
'égalité sociale pour tous les
membres de la société vis-à-vis des
ressources matérielles, des moyens de
production matérielle et spirituelle,
des moyens favorisant les rapports et
l'activité des masses; elle doit avoir
comme préalable le développement et
le fonctionnement régulier d'un
système de démocratie authentiquement
populaire, et les membres de la
société doivent d'abord avoir assimilé
l'information scientifique sur les
mécanismes sociaux de la société
contemporaine.
Cette information, toutes les
sciences la fournissent : la sociologie, les
sciences économiques, la statistique,
les sciences pédagogiques, la
psychologie, etc., bref, toutes les espèces et
formes d'investigation sociologique
qu'il serait aujourd'hui difficile
d'intégrer dans le cadre du système
traditionnel de la division des sciences.
Ces investigations doivent fournir
une information strictement objective
sur l'état des choses dans les
différentes sphères de la vie sociale, sur le
rapport et l'interaction de ces sphères
dans la société, prise comme un tout;
sur la nature, le caractère, l'envergure
de tels ou tels problèmes sociaux, sur
les possibilités réelles, les moyens et
les méthodes de les résoudre, sur
l'état de la conscience sociale et de
l'opinion publique.
Mais, simultanément, une tâche
plus restreinte et spécifique se pose
aux sociologues, qui est liée à
l'élaboration des promèmes relatifs à
l'orientation scientifique de l'homme
dans la société moderne. Cette tâche
est l'étude et l'analyse approfondies
des systèmes d'orientation existants
et qui, parfois, se sont constitués
spontanément, qui sont
caractéristiques pour tels ou tels groupes sociaux,
et l'introduction dans ces systèmes
des principes théoriques et des
méthodes de la science d'avant-garde.
Beaucoup de sociologues soviétiques
travaillent dans cette direction et ont
accumulé une expérience qui nous
semble intéressante.
De ce point de vue, les travaux des
sociologues groupés autour de
l'Université de Novosibirsk (A. Aganbé-
guian, V. Choubkine, etc.) méritent
l'attention. Ils sont consacrés à
l'étude de l'orientation
professionnelle des élèves terminant l'école
secondaire, de leurs desiderata, de
leurs espoirs et de leurs projets liés
au choix d'une profession, à
l'appréciation de leur rôle social et de leur
valeur sociale. Les auteurs de ces
travaux ont analysé le rapport existant
actuellement entre l'orientation des
jeunes vers telle ou telle profession et
les besoins objectifs de la société en
tels ou tels spécialistes, le dynamisme
des modifications professionnelles
dans le plus proche avenir. Ils ont
étudié le rapport quantitatif entre le
nombre des personnes désireuses
d'exercer une profession déterminée
et les possibilités effectives dont dis-
 ORIENTATION SOCIALE DE L'INDIVIDU
pose la société pour satisfaire ces
désirs.
A également fait l'objet d'une étude
le mécanisme contemporain de
l'emploi, dans le but d'élaborer des
recommandations tendant à l'améliorer.
Selon nous, la tentative d'appliquer
à l'étude et a la solution de ces
problèmes la théorie et la méthode de la
programmation optimale, élaborées
par un groupe de mathématiciens et
d'économistes soviétiques dirigé par
L. Kantorovitch, mérite une attention
particulière. Des tentatives de ce
genre ont été entreprises par les
sociologues de Novosibirsk, V. Choub-
kine, V. Kalymk et V. Chliapentokh.
Certains résultats de leurs travaux
ont déjà été publiés (voir V. Choub-
kine : « Les jeunes entrent dans la
vie ». Voprossy filossofii, n° 5, 1965,
c Les méthodes quantitatives dans les
recherches sociologiques », Travaux
scientifiques de l'Université de
Novosibirsk, 1964).
Les résultats de ces recherches et
d'autres, également liées à ces
problèmes, sont entrés en ligne de compte
lors de l'élaboration des récentes
décisions prises par le gouvernement
soviétique en vue de l'amélioration
de l'emploi des élèves promus des
écoles secondaires.
En outre, les sociologues de
Novosibirsk et de Leningrad (travaux de
Voïdzinskaïa, laboratoire de
sociologie de l'Université de Leningrad) ont
amorcé un vaste programme
d'investigations visant le mécanisme social
et socio-psychologique qui permet à
l'homme, et avant tout à un jeune,
d'établir ses projets de vie personnels
et ses options concernant la
profession à choisir. Dans cette question, il
importe de dégager quelles sont les
principales sphères d'influence
agissant sur les différents groupes et
individus et les canaux qui la véhiculent,
d'élucider et de comparer le rôle
exercé par le milieu où vivent ces
67
dus avec le rôle des institutions, des
collectivités et des relations directes,
personnelles qu'entretiennent ces
individus, le rôle des vastes moyens
d'information et d'influence, tels que
presse, radio, TV, cinéma, littérature,
art, etc. En ce sens, l'élaboration d'une
typologie socio-psychologique de la
personne et des particularités de sa
formation dans le cadre de cette
typologie, est du plus haut intérêt. C'est
de ces questions justement que
s'occupe actuellement l'auteur du présent
exposé.
Un autre exemple d'investigation
sociologique liée directement au
problème de l'orientation sociale, est le
travail des sociologues de Leningrad
(laboratoire de sociologie de
l'Université de Leningrad), effectué sous la
direction de V. Yadov et A. Zdravo-
myslov. Ces chercheurs se sont
également attachés à étudier le système de
valeurs de la personne dans son
attitude vis-à-vis du travail. Au cours de
cette étude, la conscience et le
comportement de 2 600 jeunes ouvriers
des usines de Leningrad ont fait
l'objet d'une analyse détaillée, ce qui a
permis d'établir qu'il existe une
interdépendance de l'attitude envers
le travail et la structure actuelle de
la classe ouvrière, une relation entre
cette attitude et les processus qui se
déroulent dans la sphère de la
technique et du travail industriel.
Certaines données de ces
recherches ont été publiées dans le recueil
La sociologie en U.R.S.S., t. 2 (A.
Zdravomyslov, V. Yadov, « L'attitude
envers le travail et le système des
valeurs de la personne »).
L'analyse scientifique du
dynamisme et de la logique de l'évolution
sociale, des formes de la conscience
et de l'activité sociales pose
inévitablement la question du rôle accru d'un
autre élément du système
d'orientation sociale de l'homme moderne :
les projets d'avenir, les valeurs, les
options, liés à la prise de conscience
des vastes perspectives historiques, à
68 Y. ZAMOCHKINE
l'élaboration de problèmes sociaux
d'ensemble, orientés vers l'avenir de
la société qui qualitativement,
intrinsèquement et structurellement sera
distinct du présent.
Notre époque est celle des rapides
et profonds changements sociaux, des
révolutions sociales, des brusques
tournants dans l'évolution historique,
des refontes sociales qui dépassent le
cadre étriqué des réformes partielles
ne touchant qu'à certains maillons,
fonctions, institutions, sociétés, le
cadre de la rationalisation
fonctionnelle et du réformisme opportuniste,
essentiellement pragmatique. Pour le
comprendre il suffit d'observer les
cadences rapides de la révolution
scientifique et technique qui crée les
préalables d'un nouveau système de
division du travail et de nouvelles
formes de la vie sociale; ou bien de
fixer son attention sur l'apparition
de mouvements de masse, nationaux
et internationaux, tendant à la
solution cardinale des problèmes sociaux
qui se posent à l'humanité
(suppression de l'oppression sociale et
politique, instauration de l'égalité sociale,
politique, nationale, des races, et de
rapports sociaux authentiquement
humains). Ces mouvements ne
peuvent se contenter d'un « colmatage
des trous » et de la suppression des
troubles dans les systèmes sociaux
périmés qui existent aujourd'hui.
L'homme qui vit dans la société
industrielle moderne ressent
beaucoup plus que par le passé
(notamment qu'au xixe siècle) la dépendance
de sa destinée individuelle de celle de
la société à laquelle il appartient.
L'individu ressent plus profondément
et plus directement qu'il est un
membre d'une entité sociale déterminée.
Cela tient avant tout à ce que la
production matérielle a aujourd hui
acquis un caractère social très
prononcé, que dans la sphère
économique se manifeste clairement l'inter-
corrélation aussi bien entre les
branches économiques qu'entre les
individus isolés associés a la production.
Le caractère de la vie politique
contemporaine contribue lui aussi à
la prise de conscience par l'homme de
sa dépendance sociale objective vis-à-
vis de la logique objective de
l'évolution de toute la société. Les problèmes
personnels se manifestent toujours
plus nettement comme des problèmes
sociaux et politiques, comme des
problèmes que seul un large mouvement
politique de grandes masses
d'hommes est en état de résoudre. Le temps
est révolu où seuls des groupes
étroits, privilégiés, la minorité de la
population, pouvaient ressentir leur
relation avec la politique
internationale. Aujourd'hui, il devient clair
pour un nombre toujours plus grand
des simples membres de la société
qu'il n'est pas de solution aux
problèmes sociaux cardinaux qui inquiètent
l'humanité par des méthodes et des
procédés de politicailleurs à illères
bureaucratiques, jonglant avec les
clichés, les lieux communs et les
formules toutes faites dans le cadre du
statu quo. Ces problèmes ne peuvent
être résolus sur la base du
positivisme.
Ce qu'il faut c'est de vastes
programmes scientifiques, ayant un
caractère universel, des programmes
prévoyant les changements
historiques fondamentaux et accomplissant
des fonctions idéologiques
susceptibles de stimuler l'action de millions
d'individus.
Les sociologues soviétiques relèvent
constamment au cours de leur travail
des données qui témoignent du rôle
immense que joue le programme
social orienté vers l'avenir, le
programme qui traduit le communisme
scientifique, et qui se révèle dans
toutes les sphères de la pratique
sociale, dans le développement spirituel
de la personne moralement rénovée.
Il est intéressant de se référer au
travail d'un groupe de sociologues qui
ont sondé l'opinion des jeunes (voir
B. Grouchine et V. Tchikine, La
confession d'une génération, M.
1962). Citons de même les analyses
 ORIENTATION SOCIALE DE L'INDIVIDU
opérées par la section des études
sociales concrètes de l'Institut de
philosophie près l'Académie des Sciences
de l'U.R.S.S. (Moscou) qui ont montré
l'immense influence des idéaux
sociaux touchant l'avenir, qui s'exerce
dans la sphère de la production (voir
l'ouvrage de N. Naoumova, « Le
conditionnement social de l'attitude
émotionnelle à l'égard du travail »,
La sociologie en UM.S.S., t. 2) et dans
la sphère de l'activité politique et
sociale des ouvriers soviétiques. En
témoignent également les travaux des
psychologues sociaux (voir L'individu
et le travail, réd. K. Platonov, M.
1965).
Ces travaux montrent que la
compréhension des perspectives d'avenir,
des perspectives de transformations
sociales qualitatives est un
générateur d'énergie spirituelle intérieure et
d'initiative créatrice; elle engendre le
sentiment de responsabilité pour
l'évolution de la société, le sentiment
d'être maître de son destin, et fournit
les connaissances indispensables pour
participer activement aux décisions
collectives.
De multiples recherches et
témoignages d'éminents sociologues et
savants du monde montrent que
l'absence de vastes programmes sociaux
est de plus en plus ressentie par
l'homme moderne comme une
tragédie et provoque des phénomènes
morbides dans la psychologie sociale.
Par exemple, l'absence de
perspectives et d'idéaux sociaux universels
engendre très souvent le sentiment de
l'absurdité de la vie, de l'inutilité de
l'existence humaine. On trouve cette
notation chez des sociologues comme
K. Mannheim, L. Mumford, E.
Fromm, etc. Stuart Hughes, dans son
livre, La culture pour des millions?
(Culture for the Millions? N.Y., 1961,
p. 146) constate que sans la foi dans
une société meilleure, sans t
l'anticipation d'une société meilleure », ce
qui l'entoure peut sembler à l'homme
« un monde froid et insipide, un
monde dénué de sens ». « Et aussi
69
longtemps que nous n'aurons pas
recouvré ce sentiment... notre culture
restera telle qu'elle est aujourd'hui,
épuisée, plate, figée et inutile. »
L'homme moderne éprouve sans
doute toujours davantage le besoin
aigu de servir une cause plus noble
que son intérêt privé, le besoin de
s exprimer dans quelque chose de
portée historique et sociale. Et ce
besoin ne peut être satisfait par une
< socialisation » unilatérale visant
des fonctions immédiates et des t
rôles sociaux » concrets dans le système
d'organisation sociale existant,
lorsque l'individu ressent le caractère
momentané et les contradictions de
ce système, son incapacité d'offrir
une solution aux problèmes qui
préoccupent l'humanité. Il lui faut
prendre conscience de son rôle social*
et l'accomplir, de ce rôle qui est lié
à la lutte pour un avenir meilleur,
aux perspectives de transformations
sociales indispensables au succès de
cette lutte.
Et ce ne sont pas des objectifs
réformistes, mesquins et terre à terre
qui peuvent éviter à l'homme les
sentiments douloureux provoqués par la
non-satisfaction de ce besoin. C est ce
3ue reconnaît notamment D. Bell, qui
ans son livre La fin de l'idéologie,
se révèle comme un partisan de la
« désidéologisation » et du
rabaissement de la conscience humaine dans
la situation sociale actuelle. «
Malheureusement, écrit Bell, la réforme
sociale n'implique aucun appel à
l'unité et ne donne pas d'issue au
besoin de la jeune génération de
« s'exprimer » et de « disposer d'elle-
même » comme elle le voudrait. »
(D. Bell, The End of Ideology. Gl.
1960, p. 375.) Nous ne pouvons être
d'accord avec Bell qui estime sans
doute que cet état d'esprit des jeunes
est une survivance du xix' siècle, « le
siècle des idéologies » . Selon nous, il
est l'expression des particularités
économiques, politiques, sociales, de
classe, de notre époque. Les traits
morbides dans la conscience et le
comportement de l'individu, dont le
7° Y. ZAMOCHKINE
système d'orientation vitale ne
possède pas l'élément que nous avons
analysé ici, peuvent se manifester
sous des formes diverses. Par
exemple, aujourd'hui aux U.S.A. beaucoup
de sociologues font état d'une apathie
sociale. D. Riesman en parle dans ses
ouvrages, et il rattache ce phénomène
aux particularités de la «
personnalité extériorisée », c'est-à-dire n'ayant
pas d'idéaux intérieurs de portée
sociale.
L'homme qui ne voit pas de
perspectives historiques pour l'avenir et
3ui en même temps ressent les ca-
ences accrues du dynamisme social,
perd facilement la certitude du
lendemain, il se sent désemparé
même si, pour le moment, son
existence personnelle est plus ou moins
prospère. Cet homme devient
facilement une cible pour des
manipulations bureaucratiques. Il cède sans
peine au train-train routinier,
irréductiblement hostile à l'esprit
novateur, à tout programme de
transformations radicales. L'absence de
programmes universels de lutte pour
une amélioration sensible du système
social est la base du cynisme et de
l'adaptation opportuniste au
despotisme. Ce n'est pas par hasard que
Riesman indique à juste titre qu un
cynisme de cette espèce peut être
facilement utilisé par l'appareil
administratif ou par des groupements
militaristes et ultra-réactionnaires
touchant au fascisme (voir D.
Riesman, The Lonely Crowd, N. Y. 1949,
p. 197-200, 226-228).
Il existe un lien entre la crise
sociale générale, le « vide sociologique »
et la crise des murs, car les
programmes idéologiques jouent un
grand rôle dans la structure phycho-
logique et morale de l'individu. Ces
programmes servent de chaînon
intermédiaire entre les projets d'avenir
et la logique générale de l'évolution
sociale. Que ce chaînon disparaisse,
le champ est libre pour 1 égoïsme
individuel, pour des orientations anti-
humaines; le sentiment de
bilité à l'égard de la société, de
l'humanité, disparaît.
Nous sommes d'accord avec les
sociologues américains S. Rousseas et
J. Farganis qui, dans leur ouvrage La
nouvelle sociologie (The. New Socio*
logy, Oxford, 1964, p. 270-286),
reconnaissent que les propos sur « la
fin de l'idéologie » telle que la
comprend D. Bell « ne sont rien d'autre
que l'idéologie du statu quo, et qu'est
véritablement désidéologisé celui qui
sait comment manuvrer et agir
dans un monde machiavélique, qui a
coupé l'éthique de la politique ».
Ce qui vient d'être dit atteste le
caractère antiscientifique de
différents schémas vrsant à « affranchir »
la société contemporaine de
l'idéologie. Les événements de la toute
récente période historique montrent
que vouloir la dépréciation
pragmatique des idéaux, tenter d'extirper de
la conscience des hommes les
doctrines et programmes scientifiques de
masse et basés sur la nécessite
historique, c'est ouvrir la voie au cynisme,
à l'opportunisme à l'esprit
d'adaptation, au bureaucratisme; c'est aussi
enraciner dans la conscience
différentes versions d'une «
pseudo-idéologie », de mondes réactionnaires, de
prévisions vulgaires et de promesses
démagogiques,
d' « exacerber lesdontémotions
la tâche
», c'est-à-
est
dire les méthodes d'orientation
sociale auxquelles ont souvent recours
les groupements profascistes. Il nous
semble que la démagogie de Goldwa-
ter, par exemple, s'appuyait dans une
certaine mesure sur 1 état d'esprit
engendré par la propagande de la
« désidéologisation », sur le
désappointement causé par la politique
sans envolée des « demi-mesures
ouvrières » liée à cette propagande.
Ainsi, une des principales tâches de
la sociologie est l'élaboration de
programmes et de prévisions pour
l'avenir, scientifiquement fondés, s'ap-
puyant non pas sur des spéculations
utopiques ou sur des vux pieux, mais
sur une analyse approfondie des ten-
 ORIENTATION SOCIALE DE L'INDIVIDU
dances objectives réelles qui
surgissent dans la sphère de production,
dans celle des rapports sociaux de la
société contemporaine, mais qui
dépassent logiquement le cadre du
système social et de l'organisation
sociale donnés et impliquent des
changements historiques qualitatifs. Un
exemple classique de ce genre de
prévision est, à notre avis, le Capital de
Karl Marx. Ce sont justement ces
traditions méthodologiques que les
savants soviétiques développent
lorsqu'ils élaborent les théories et les
Programmes du communisme scienti-
que sur la base de la synthèse des
investigations sociales concrètes, de
la coordination des efforts des
économistes, sociologues, etc.
Sans comprendre les perspectives
de l'avenir, il ne peut y avoir
d'appréciation scientifique du présent;
sans tenir compte des données de la
prévision scientifique pour le
lendemain, on ne peut s'orienter en toute
connaissance de cause dans la réalité
environnante.
La méthodologie de la prévision
scientifique suppose d'envisager la
société comme une évolution
historique naturelle et une intégration
successive des formations
socio-économiques, comme un processus où à
des périodes d'équilibre structural et
fonctionnel relatif succèdent des
périodes où intervient une rupture
complète de cet équilibre; cette
discontinuité s'instaure quand telles ou
telles situations particulières ou
disfonctions partielles ne peuvent plus
être résolues et éliminées dans le
cadre de l'organisation sociale
économique et politique donnée, dans le
cadre du système de rapports donné.
Ces périodes nécessitent non pas des
réformes isolées de tels ou tels
éléments dans le cadre des structures
sociales ou une plus souple
combinaison de ces mêmes éléments et
encore moins des mesures visant à
façonner les individus pour les
adapter à la structure donnée ; ce qu il
faut, c'est une transformation sociale
globale de la structure.
7i
Cette méthodologie nécessite que
soient éliminés le caractère unilatéral
et l'étroitesse des méthodes
opérationnelles empiriques et du
fonctionnalisme; ces méthodes doivent être
totalement assimilées sur la base
d'une approche sociale et
philosophique alliant les investigations sociales
concrètes, aptes à fournir une
information objective sur les phénomènes
et les processus sociaux, à
l'élaboration de la sociologie, de l'épistémolo-
gie et de la logique de la
connaissance.
Ainsi donc, nous en venons à la
nécessité d'une synthèse organique
de la philosophie et des analyses
sociales concrètes si l'on veut élaborer
une théorie et une méthodologie de
l'orientation sociale de l'individu
dans le monde contemporain.
Cette synthèse doit absolument
inclure l'histoire comme science,
car le système d'orientation sociale
comporte toujours un troisième
élément agissant lié à l'attitude de la
société où vit cet individu à l'égard
du passé.
L'actualité surgit du passé, elle lui
fait suite, elle est sa négation
dialectique. On ne peut comprendre l'être
actuel et les perspectives d'évolution
de la société qu'après avoir étudié
l'histoire de son devenir. L'individu,
sa personnalité, ses connaissances,
ses caractéristiques idéologiques et
psychologiques, son système de
motivations et de relations ne sont pas
seulement le résultat de l'influence
du milieu social où il s'intègre
directement aujourd'hui, mais aussi bien
le produit des formes objectives de
conscience, élaborées par de
nombreuses générations et qui lui sont
transmises par tout un système
complexe de canaux d'information et
d'influence idéologique.
Pour son orientation scientifique
dans la société, il est indispensable
que l'individu opère une analyse
extrêmement fouillée de cet héritage
 72 Y. ZAMOCHKINE
qu'il faut évaluer et repenser et une
critique de tout ce qu'il contient
d'archaïque du point de vue de la
logique objective de l'évolution sociale,
de ce qui désoriente, et au contraire
qu'assimile tout ce qui peut
contribuer à cette orientation.
Le sociologue qui s'attaque à cette
analyse et qui, dans ce but étudie
les diverses formes concrètes du
comportement des individus
possédant tels ou tels systèmes
d'orientation, dans telles ou telles
situations sociales, doit nécessairement
prendre appui sur les recherches
scientifiques historiques ainsi que
sur les données de la prévision
sociale. C'est dans ce cas seulement
que le sociologue pourra comprendre
et apprécier sur une base scientifique
les situations de conflit que l'on
observe assez fréquemment dans le
comportement des individus et qui
surgissent de la collision entre leurs
projets d'existence et leurs objectifs
et les conditions réelles de leur vie à
un moment donné et qui s'y opposent
extérieurement. C'est dans ce cas
seulement qu'il pourra dire quelles sont
les causes de ces conflits, s'ils se
rattachent au passé ou à l'avenir ou s'ils
résident dans le désaccord
fonctionnel des efforts dans tels ou tels
secteurs et des intérêts dans le système
de l'organisation sociale existante.
Alors seulement, le sociologue sera en
mesure de donner une analyse
substantielle, et non formelle, des
différents types et espèces de « déviation
du comportement social », des
phénomènes de « désorganisation sociale
et personnelle », d' « anomie », des
frustrations spirituelles, morales et
idéologiques dans le psychisme del'in-
dividu. Car ici, des indices
formellement identiques peuvent dissimuler
et dissimulent toujours des
phénomènes qualitativement différents.
Les faits de « non-adaptation » de
l'individu au cadre de l'organisation
sociale existante peuvent avoir un
sens historique et social différent. Ils
peuvent indiquer que l'organisation
donnée a déjà fait son temps du
point de vue des nécessités objectives
de l'évolution historique, qu'elle est
liée aux intérêts sordides de classes
et de groupes s'opposant à ces
nécessités et aux aspirations de larges
masses, et que, de ce fait, elle est
antihumaine et rétrograde. Et
l'individu qui n'a pu s'adapter ou qui
renonce résolument à le faire, s'inspire
de principes et d'orientations
exprimant les nécessités de l'évolution
historique et les intérêts objectifs des
classes et des forces sociales qui
incarnent cette évolution et en sont les
champions.
Cette « non-adaptation » peut
surgir spontanément au avoir pour cause
l'acceptation consciente d'un nouveau
système d'orientation sociale, basé
sur le développement de la science
sociale. Si le sociologue aborde
l'analyse de ces formes de comportement
d'un point de vue formel ou bien
s'inspirant d'une méthodologie
positive et d'un fonctionnalisme
unilatéral, ou, enfin, s'il applique des
méthodes de bureaucrate (justement
critiquées par Ch. W. Mills dans son
livre L'imagination sociale), pareille
analyse peut objectivement être
contraire aux exigences de la science
et de l'évolution de la société vers le
progrès.
Dans certains contextes sociaux,
d'
les« faits
aberrations
de « non-adaptation
de comportement
» et»
peuvent tenir avant tout aux
séquelles du passé, traditions, survivances,
coutumes, ou aux systèmes
d'orientation exprimant les objecitfs et
l'idéologie des classes et des groupes
sociaux dont les intérêts s'opposent
aux besoins objectifs de l'évolution
historique. Ou bien ils sont le
résultat d'utopies et de mythes qui, par
leurs formes extérieures, peuvent se
présenter comme une vision du
présent ou un programme d'avenir, mais
qui en réalité sont des illusions
interprétant à faux les traits réels du
présent et les tendances réelles de
l'avenir.
 ORIENTATION SOCIALE DE L'INDIVIDU
11 peut y avoir ici une immense
diversité de combinaisons
contradictoires de ces trois éléments dans le
système d'orientation sociale de la
société et de l'individu et, partant,
une très grande variété de formes de
comportement et de types sociaux
d'individus.
Une des tâches les plus
importantes de la sociologie est aujourd'hui
la différenciation, la classification et
l'analyse scientifique de ces variétés,
l'élaboration d'une méthodologie
générale de typologie sociale, liée à cette
variété, et 1 élaboration des procédés
et de moyens d'étude concrète de ces
questions.
A cet égard, le schéma de typologie
sociale, élaboré par Robert K. Merton
dans son ouvrage La théorie sociale
et la structure sociale est d'une
grande signification. Les principes de
typologie qu'il propose se rattachent
à son etude des phénomènes d' « ano-
mie » dans l'Amérique
contemporaine. Ils traduisent les
manifestations réelles de la contradiction entre
les buts et orientations liés à
l'idéologie traditionnelle du succès
personnel de l'esprit d'entreprise et de
l'initiative dans la lutte concurrentielle
qui règne aux Etats-Unis, d'une part,
et le « cadre institutionnel » de
l'organisation sociale, d'autre part. Ces
principes sont si bien connus qu'il
serait inutile de les exposer ici en
détail, ce qui est d'ailleurs
impossible. Dans la littérature sociologique
soviétique ces principes ont été
maintes fois exposes, commentés et
critiqués (voir, par exemple, l'article de
1 auteur du présent exposé « Les
problèmes de 1 amoralisme et de la
criminalité dans la sociologie
américaine », Voprossg filossofii, n° 7,
1963).
Nous voudrions faire deux
remarques à propos des conceptions du
professeur Merton. Elles sont liées
aux questions dont on a parlé plus
haut.
Premièrement, le schéma
73
que de R. Merton comprend en fait
la corrélation de deux éléments
seulement dans le système d'orientation
sociale, éléments liés au présent et au
passé. Les c objectifs-culture » dont
il s'agit ici, se sont au fond constitués
et sont devenus dominants dans
l'opinion publique des Etats-Unis au
xix* siècle, période qualitativement
distincte de l'étape actuelle
d'évolution de la société américaine. Le
professeur Merton le comprend, mais il
ne donne pas une ample analyse
historique de ces objectifs, ce qui
l'empêche d'en proposer une appréciation
historique claire du point de vue de
la logique générale de l'évolution
sociale et de ses perspectives.
Son schéma ne comprend pas non
plus d'analyse concrète des formes
de comportement liées aux
programmes d'avenir, dont les Américains,
pourtant, ont conscience. Il est vrai
que parmi les quatre types essentiels,
il indique le type d'individu dont la
conscience et le comportement se
caractérisent par le refus de
s'adapter aux c normes institutionnalisées »
de l'organisation sociale existante, et
par l'approbation d'un système,
nouveau dans ses principes, d'objectifs
et d'orientation. Mais dans son livre
il ne donne ni la caractéristique
concrète ni l'analyse sociologique
concrète de ce type. Il s'ensuit que
la méthode d'analyse structurelle et
fonctionnelle appliquée dans son livre
ne permet pas à cette étude de
dépasser le cadre des structures
existantes et d'entrevoir les issues
possibles, les tendances conduisant à des
transformations sociales radicales et
qui se reflètent déjà dans le
comportement de tels ou tels individus,
intégrés extérieurement et formellement
dans la catégorie d' < anomie » et de
« désorganisation sociale » .
L'analyse s'interrompt
artificiellement, dirait-on, sur l'état de choses
actuel aux Etats-Unis. Or beaucoup
de symptômes montrent qu'aux
Etats-Unis le problème de
changements sociaux radicaux se pose avec
une grande acuité, que cela ne peut
74
manquer de se refléter dans la
conscience et le comportement des
individus.
Ensuite, l'exposé des « objectifs-
culture » n'est pas fait à notre avis
d'un point de vue de classe, à part
l'indication du lien qui existe entre
ces objectifs et les « classes
moyennes », concept assez vague et qui
repose plutôt sur un critère
mathématique (« intervalle », « milieu »,
« grandeur moyenne »), que sur un
critère d'essence, qualitatif dans le
sens social. Le point de vue de classe
est également absent de la
caractéristique des normes c
institutionnalisées », ce qui rend leur description
formelle et statique, puisque fait
Y. ZAMOCHKINE
faut une indication des liens de ces
« normes » avec la logique de l'évo-
luiton de la structure sociale avec les
rapports réciproques des classes, avec
leur lutte qui reflète les tendances
internes de 1 évolution de la société.
Pour conclure nous voudrions
souligner encore une fois la nécessité
d'aborder de façon exhaustive,
objective et historique, l'étude des
problèmes de l'orientation sociale de
l'individu dans le monde contemporain,
et la nécessité instante pour toutes
les sciences sociales et la philosophie
de coopérer afin de mettre sur pied
une théorie scientifique et une
méthodologie pour l'étude de ces
questions.