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panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire ».

Le mot ébahissement
est extrêmement fort, et la comparaison augmente encore la disproportion entre ce détail
réaliste, un nécessaire à couture, et l’émerveillement de Frédéric, ainsi mis à distance de façon
à faire sourire le lecteur de la naïveté du jeune amoureux.
- À cet étonnement succède une curiosité sans bornes, une « curiosité douloureuse qui n’avait
pas de limites » (dans cette formule, la relative adjective insiste sur le caractère absolu de la
curiosité amoureuse) qui s’attache indifféremment aux éléments importants et aux détails
insignifiants de la vie de la femme aimée. Frédéric souhaite « connaître les meubles de sa
chambre », ce qui résonne de manière comique, et lorsqu’il découvre la fille de la femme qu’il
aime, qui a « sept ans bientôt », il se réjouit « d’entendre ces choses, comme s’il [avait] fait

Gustave Flaubert, L’Édu…


une découverte, une acquisition. » La proposition comparative introduite par « comme si »

montre bien que ce n’est pas le cas, et que la joie de Frédéric est fondée sur une illusion : il
croit posséder la femme qu’il aime en apprenant des détails de sa vie.

C. La caricature du lyrisme et des clichés romantiques.

- Le sentiment amoureux s’exprime dans ce texte de façon lyrique mais distanciée : le


caractère religieux de la représentation de la femme aimée (« apparition », « éblouissement »)
peut-être considéré comme un cliché lyrique, de même que les couleurs employées pour le
portrait : le « rose » des rubans contre le « bleu » du ciel. L’amour de Frédéric est absolu,
puisque sa « curiosité douloureuse » n’a « pas de limites », et le caractère spirituel de cet
amour dépasse le désir charnel qui « dispar[aît] sous une envie plus profonde » : l’image de
l’amour ainsi donnée est une image noble et abstraite qui rappelle l’importance donnée au
sentiment par le Romantisme.
- La façon dont Frédéric perçoit et imagine Madame Arnoux correspond à un idéal de femme
exotique lui aussi fréquent dans la poésie romantique, mais Frédéric Moreau ne fait que
superposer les clichés : « il la supposait d’origine andalouse, créole peut-être ». Les deux
adjectifs n’ont rien à voir si ce n’est qu’ils correspondent à deux types de la poésie lyrique du
XIXe siècle : l’andalouse, chantée notamment par Musset dans le poème du même nom 1, et la
femme créole que l’on trouve par exemple dans les poèmes des Fleurs du mal (1857) de
Baudelaire inspirés par sa maîtresse Jeanne Duval, métisse née à Haïti, « Parfum exotique »
entre autres2. Ainsi, simplement parce que Madame Arnoux a la « peau brune », Frédéric se
laisse aller à l’imaginer venue d’une île lointaine : « il la supposait d’origine andalouse, créole
peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ? » Flaubert met à distance cet
imaginaire cliché par le moyen du discours indirect libre : on ne peut adhérer aux pensées de
Frédéric. Le lyrisme du personnage est d’ailleurs à la fois grandiloquent et peu poétique, voire
ridicule : « elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en
envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ! » Le rythme très cadencé de la
phrase créé par les virgules constitue une montée lyrique (à mesure que l’image prend forme)
qui se brise finalement en raison des détails prosaïques de la fin (« les pieds ») et des sonorités
peu harmonieuses de l’allitération en [d] et du [an] qui achèvent le tout avant le point
d’exclamation : « dormir dedans ! »

- C’est en fait Frédéric qui se rêve en héros romantique : amoureux au premier coup d’œil
comme par magie, il se laisse aller au lyrisme et à l’imagination et aimerait se conduire
comme un chevalier servant, mais Flaubert rabat durement les ambitions de son personnage
en se moquant des clichés romantiques dépassés du jeune homme et en replaçant, par
l’intervention du mari, l’action de son roman dans un cadre réaliste bourgeois : « Ma femme,
es-tu prête ? cria le sieur Arnoux ». Le « ma femme » ne laisse aucun doute sur l’impossibilité
de l’amour entre Frédéric et la belle inconnue, et ramène le jeune homme et le lecteur sur
terre, ou plutôt sur le pont du bateau.

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