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La justice européenne au secours de l’Etat de

droit ? la Cour de justice de l’Union européenne,


gardienne de l’indépendance des juges nationaux

Sébastien Platon

CJUE, grande chambre, 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses
contre Tribunal de Contas, aff. C-64/16

Alors que le bras de fer entre la Commission européenne et la Pologne au sujet des réformes
judiciaires entreprises par celle-ci, accusées de miner l’indépendance de la justice et l’Etat de
droit1, atteint son paroxysme avec l’enclenchement par la Commission européenne de la
procédure de sanction politique prévue à l’art. 7 TUE, le très important arrêt commenté
constitue un message clair de la part de la Cour de justice concernant sa résolution à défendre
les valeurs de l’Union, fût-ce en élargissant le champ d’application du droit de l’Union
européenne et sa propre compétence.
En 2014, le législateur portugais a décidé une réduction temporaire de la rémunération des
personnes travaillant dans l’administration publique portugaise, y compris les juges.
Conformément aux actes administratifs de « gestion des traitements » adoptés sur le
fondement de cette loi, le salaire des juges du Tribunal de Contas (l’équivalent de la Cour des
comptes) a été réduit. L’association requérante au principal, agissant au nom des juges du
Tribunal de Contas a formé un recours devant la Cour administrative suprême du Portugal
dirigé contre lesdits actes administratifs. Au soutien de ce recours, l’association requérante au
principal soutenait que la réduction de salaire contestée portant atteinte au principe
d’indépendance de la justice, consacré non seulement dans la constitution portugaise mais
également en droit de l’Union européenne, au deuxième alinéa de l’art. 19§1 TUE (« Les
États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection
juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l'Union ») et à l’article 47
de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (droit à un recours effectif et à
accéder à un tribunal impartial). La Cour administrative suprême a posé une question
préjudicielle à la Cour de justice.
Alors que la question préjudicielle concernait à la fois l’article 47 de la Charte et l’article
19§1, second alinéa, TUE, la Cour de justice ne fournit dans l’arrêt commenté une
interprétation que de la deuxième de ces dispositions, dont elle déduit un principe
d’indépendance des juges nationaux. La Cour en vient ensuite à appliquer les principes posés
à l’espèce. La rapidité de son examen, de même que la conclusion à laquelle elle arrive sans
guère de surprise, indiquent que l’argumentation de la Cour n’est pas tant destinée à asseoir la
solution d’espèce qu’à poser une solution de principe et à envoyer un message aux Etats
membres tentés d’asservir leur pouvoir judiciaire – la Pologne, mais aussi la Hongrie dont le
dirigeant Viktor Orban, récemment à nouveau vainqueur des élections législatives, se targue
depuis 2014 de vouloir mettre en place un Etat illibéral2 et semble s’en donner les moyens au
1 Pour un résumé, on se permettra de renvoyer à Pech L. et Platon S., « Menace systémique
envers l'Etat de droit en Pologne : entre action et procrastination », Fondation Robert
Schuman, Question d'Europe n°451.
2 “that Hungarian nation is not a simple sum of individuals, but a community that needs to be
organized, strengthened and developed, and in this sense, the new state that we are building is
point que la Hongrie ne soit plus désormais considérée que comme une « démocratie semi-
consolidée » par l’ONG Freedom House, voire la Roumanie dont les réformes judiciaires
récentes inquiètent la Commission européenne et ont fait l’objet d’un débat au Parlement
européen le 7 février 2018. Examinant le cas portugais, la Cour estime tout d’abord que les
mesures de réduction de salaire ne visaient pas que les membres du Tribunal de Contas mais
plus largement divers agents publics, y compris relevant des pouvoirs législatif et exécutif.
Elle en déduit que les mesures en question ne pouvaient être perçues comme adoptées
spécifiquement à l’encontre du pouvoir judiciaire. Elle remarque ensuite que ces mesures
étaient temporaires. Dans ces circonstances, selon la Cour, les mesures de réduction de salaire
en cause ne pouvaient être considérées comme portant atteinte à l’indépendance des juges du
Tribunal de Contas.
La solution de fond est donc moins intéressante que le raisonnement déployé pour y parvenir.
On insistera en particulier sur le choix opéré par la Cour de justice en faveur de l’art. 19§1, al.
2, TUE (I) interprété d’une façon telle que l’on peut se demander si cet arrêt n’a pas purement
et simplement aboli la notion de situation purement interne en matière de justice (II).

I. Le choix de l’art. 19§1, al. 2, TUE par la Cour de justice

Le choix opéré par la Cour en faveur de l’art. 19§1, al. 2, TUE pour fonder son raisonnement
est significatif dans la mesure où l’art. 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne aurait potentiellement aussi été applicable (A). L’interprétation qu’elle fait de
cette disposition est elle aussi notable puisque, d’une disposition posant essentiellement une
nécessité fonctionnelle pour l’Union, la Cour a fait un standard juridictionnel opposable aux
Etats membres (B).

A. La vraisemblable applicabilité de l’art. 47 de la Charte en l’espèce


Le principe selon lequel les juridictions doivent être indépendantes est loin d’être nouveau en
droit de l’Union. Il est ainsi clairement posé à l’art. 47 al. 2 de la Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne, selon lequel « toute personne a droit à ce que sa cause
soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal
indépendant et impartial, établi préalablement par la loi ». Ce qui rend l’arrêt commenté
remarquable est la façon dont la Cour a utilisé l’art. 19 TUE, en combinaison avec l’art. 2
TUE, plutôt que l’art. 47 pour étendre de façon considérable le champ d’application du droit
de l’Union européenne et, par conséquent, sa propre compétence pour apprécier le degré
d’indépendance des juges nationaux dans une affaire dont le lien avec le droit de l’Union
européenne était relativement ténu, et possiblement dans d’autres affaires où il le serait encore
davantage, voire en l’absence de tout lien in concreto avec le droit de l’Union.
Il convient de rappeler ici que le droit de l’Union européenne ne s’applique pas dans toutes les
situations mais uniquement celles où existe un lien avec le droit de l’Union. Il existe donc des
situations totalement déconnectées de tout lien avec le droit de l’Union européenne,
dénommées couramment « situations purement internes », qui ne sont donc régies que par le
droit de l’Union européenne et se situent en dehors du champ de compétence de la Cour. Dans
la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’existence de telles situations
purement internes est exprimée à l’article 51§1 qui dispose que la Charte s’applique aux Etats

an illiberal state, a non-liberal state. It does not deny foundational values of liberalism, as
freedom, etc. But it does not make this ideology a central element of state organization, but
applies a specific, national, particular approach in its stead”. The Budapest Beacon, 29 juillet
2014 : http://budapestbeacon.com/public-policy/full-text-of-viktor-orbans-speech-at-baile-
tusnad-tusnadfurdo-of-26-july-2014/10592
membres « uniquement lorsqu'ils mettent en œuvre le droit de l'Union ». Il est vrai que la
Cour a fait une interprétation large de cette disposition dans son arrêt Åkerberg Fransson de
2013. Dans cet arrêt, la Grande Chambre a estimé que le concept de mise en œuvre au sens de
l’article 51§1 de la Charte ne renvoyait pas seulement aux mesures nationales destinées à
mettre en œuvre le droit de l’Union (comme les mesures de transposition) mais plus
largement que « les droits fondamentaux garantis par la Charte devant (…) être respectés
lorsqu’une réglementation nationale entre dans le champ d’application du droit de l’Union, il
ne saurait exister de cas de figure qui relèvent ainsi du droit de l’Union sans que lesdits droits
fondamentaux trouvent à s’appliquer », concluant en une formule fort généreuse que
« l’applicabilité du droit de l’Union implique celle des droits fondamentaux garantis par la
Charte ». Cependant, au point suivant, la Cour tempère cette générosité en énonçant que
« lorsque, en revanche, une situation juridique ne relève pas du champ d’application du droit
de l’Union, la Cour n’est pas compétente pour en connaître et les dispositions éventuellement
invoquées de la Charte ne sauraient, à elles seules, fonder cette compétence ».
L’affaire au principal ayant conduit à l’arrêt commenté était-elle une situation purement
interne ? On pourrait le penser. Il n’y a aucune réglementation de l’Union sur la rémunération
des juges. Il aurait pu être soutenu, comme le faisait l’association requérante au principal, que
la réduction temporaire des salaires dans la fonction publique portugaise était fondée sur
l’obligation de réduire le déficit public portugais, résultant des décisions de l’Union
européenne accordant une assistance financière au Portugal. Dans l’arrêt Florescu de 2017, la
Cour avait déjà admis que la Charte était applicable à des mesures nationales adoptées en vue
de satisfaire aux conditions attachées à l’octroi d’une assistance financière de l’Union à un
Etat membre, même lorsque l’Etat membre en question jouit d’une marge d’appréciation pour
déterminer les mesures qui sont le plus susceptibles de satisfaire les engagements qu’il a
contractés, à condition que les objectifs posés par la réglementation de l’Union soit
suffisamment détaillés pour déduire que le but des mesures nationales en cause est de mettre
en œuvre le droit de l’Union.
Si la Cour avait choisi de se fonder sur ce précédent, l’art. 47 aurait probablement été
applicable, permettant à la Cour d’évaluer les conséquences des mesures nationales en cause
sur l’indépendance des juges, exactement comme elle l’a fait dans l’arrêt commenté. Pourtant,
la Cour a choisi une autre voie, et ne se prononce aucunement sur le point de savoir si l’art. 47
était applicable en l’espèce. Au lieu de cela, elle élabore un raisonnement fondé sur l’article
19 TUE, avec probablement d’importantes implications quant à sa compétence et sa capacité à
porter une appréciation sur les juges des Etats membres.

B. La promotion de l’art. 19§1, al. 2, TUE comme standard juridictionnel


pour les Etats membres
L’art. 19§1, al. 2, TUE, est un ajout récent au droit originaire, résultant du traité de Lisbonne.
En essence, il exprime plus une nécessité fonctionnelle pour l’Union qu’un standard
juridictionnel opposable aux Etats membres. En vertu du principe d’administration indirecte,
l’Union européenne dépend de ses Etats membres pour la mise en œuvre du droit de l’Union.
Cela signifie qu’il appartient en principe aux Etats membres de mettre en œuvre, d’appliquer
voire de sanctionner la violation du droit de l’Union européenne. Du point de vue
juridictionnel, cela signifie que c’est aux juridictions nationales d’appliquer le droit de
l’Union européenne dans les litiges dont elles connaissent. En vue de garantir l’effectivité
judiciaire du droit de l’Union, il est donc nécessaire que les Etats membres « établissent
les voies de recours nécessaires pour assurer une protection
juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de
l'Union ». Cela est d’autant plus important que les personnes privées ont
un accès limité à la Cour de justice. Le meilleur moyen pour un particulier
d’accéder à la Cour de justice est la procédure préjudicielle, laquelle
implique qu’un juge national ait pu être saisi.
Cependant, dans l’arrêt commenté, la Cour est allée au-delà de cette simple nécessité
fonctionnelle. Elle a considéré que les juridictions nationales, en tant que juges de droit
commun de l’Union européenne, doivent satisfaire aux exigences fondamentales de bonne
justice définies par le droit de l’Union, y compris l’indépendance de la justice. Afin d’arriver à
cette conclusion, la Cour a opéré un lien audacieux entre l’art. 19 TUE et l’art. 2 TUE, qui
énonce que « l'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de
démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris
des droits des personnes appartenant à des minorités » et que « ces valeurs sont communes
aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la
tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes ». La Cour insiste
sur l’importance de cet article 2, notant par exemple, comme elle l’avait déjà fait dans son
avis 2/13 sur l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de
l’homme, que la confiance mutuelle entre Etats membres et, en particulier, entre leurs
juridictions est basée sur la prémisse que les Etats membres partagent un socle de valeurs
communes, celles précisément sur lesquelles l’Union est fondée en vertu de l’art. 2 TUE.
Selon la Cour, l’article 19 est l’expression concrète de la valeur de respect de l’Etat de droit
posée à l’article 2 et confie la charge d’assurer le contrôle juridictionnel dans l’ordre juridique
de l’Union non seulement à la Cour de justice, mentionnée à l’art. 19§1, al. 1, TUE, mais
également aux juridictions nationales, mentionnées à l’alinéa 2. Cette interprétation de l’art.
19§1, al. 2, TUE à la lumière de l’art. 2 TUE et de l’Etat de droit, combinés avec le principe
de coopération loyale, permet à la Cour de considérer que l’expression « protection
juridictionnelle effective » à l’art. 19§1, al. 2, TUE doit être comprise conformément aux
standards résultant du droit à un recours effectif et à un procès équitable, résultant des articles
6 et 13 CEDH et réaffirmés à l’art. 47 de la Charte, en particulier l’indépendance des juges.
Cette interprétation est renforcée par le fait que l’indépendance est également l’une des
conditions requises par la Cour pour qu’un organe national soit considéré comme une
juridiction au sens de la procédure de renvoi préjudiciel3.
Ce faisant, la Cour a fait de l’Etat de droit non seulement un principe dans le cadre de la
procédure de sanction politique de l’article 7 TUE (suspension des droits d’un Etat membre
en cas de violation grave et persistante des valeurs de l’Union), non seulement un principe
juridique applicable au système juridictionnel de l’Union lui-même4 mais également un
principe juridique opposable aux Etats membres.
Reste toutefois une question : pourquoi utiliser l’art. 19 TUE plutôt que l’art. 47 de la Charte
alors que ce dernier contient déjà le principe d’indépendance de la justice et était
vraisemblablement applicable à l’espèce ? C’est à ce stade que l’arrêt commenté est le plus
novateur : il s’agit en effet d’étendre de façon considérable le champ d’application du droit de
l’Union et la compétence de la Cour.

II. Vers une abolition des situations purement internes en matière


de justice ?
Dans l’arrêt commenté, la Cour semble avoir utilisé l’art. 19§1, al. 2, TUE afin d’étendre de
façon considérable le champ d’application du droit de l’Union, ainsi que sa propre
compétence (A). Cette solution recèle des potentialités tout à fait remarquables,
quoiqu’encore incertaines (B).

3 V. not. CJUE, 16 fév. 2017, Panicello, aff. C-503/15, point 27 et la jurisprudence citée.
4 Voir CJCE, 23 avril 1986, Parti écologiste "Les Verts" c. Parlement européen, aff. 294/83.
A. L’art. 19§1, al. 2, TUE, fondement d’une extension considérable du
champ d’application du droit de l’Union
La Cour relève au point 29 de l’arrêt commenté, « quant au champ d’application ratione
materiae de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, que cette disposition vise "les
domaines couverts par le droit de l’Union", indépendamment de la situation dans laquelle les
États membres mettent en œuvre ce droit, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte ».
Il semble donc ici que le champ d’application de l’art. 19§1, al. 2, TUE soit plus large que le
champ d’application de la Charte. Dans quelle mesure ? C’est cela qui n’est pas clair, et il est
assez difficile de comprendre la différence exacte entre les « domaines couverts par le
droit de l'Union » au sens de l’art. 19§1, al. 2, TUE et les situations
juridiques qui relèvent du champ d’application du droit de l’Union au sens
de l’arrêt Fransson précité. Toutefois, on peut formuler l’hypothèse que
l’art. 19 est susceptible de s’appliquer à des situations qui ne relèvent pas
elles-mêmes du champ d’application du droit de l’Union mais relèvent d’un
domaine qui, lui, est couvert par le droit de l’Union.
L’affaire Torralbo Marcos de 2014 peut aider à comprendre la différence entre ces deux
hypothèses. Dans cette affaire, l’ancien employeur du requérant au principal, Korota, était en
situation de redressement judiciaire. M. Torralbo Marcos souhaitait bénéficier de l’article 3§1
de la Directive 2008/94/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2008 relative
à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur. En vertu de cette
disposition, « les États membres prennent les mesures nécessaires afin que les institutions de
garantie assurent (…) le paiement des créances impayées des travailleurs salariés résultant de
contrats de travail ou de relations de travail y compris, lorsque le droit national le prévoit, des
dédommagements pour cessation de la relation de travail ». Cependant, à ce stade, Korota
n’avait pas été déclaré en état d’insolvabilité au sens du droit espagnol. M. Torralbo Marcos a
donc entrepris des démarches juridiques aux fins d’obtenir une déclaration d’insolvabilité de
Korota, ce qui aurait déclenché l’application de la directive. Dans ce cadre, il se plaignait de
ce que la taxe judiciaire exigée de lui méconnaissait l’article 47 de la Charte. La Cour de
justice estima qu’elle n’était pas compétente pour répondre à la question préjudicielle posée
par le juge espagnol parce que la procédure au principal ne tombait pas dans le champ
d’application du droit de l’Union. En particulier, au point 40 de l’arrêt, la Cour releva que « le
fait que, à travers ses démarches, M. Torralbo Marcos cherche, selon les indications de la
juridiction de renvoi, à obtenir un tel constat d’insolvabilité aux fins de bénéficier de
l’intervention du Fogasa [institution nationale de garantie] conformément à l’article 3 de la
directive 2008/94 ne suffit pas pour considérer que la situation en cause au principal relève,
dès ce stade de la procédure, du champ d’application de cette directive et, par conséquent, du
droit de l’Union ». Il pourrait être considéré qu’une telle situation, qui échappe au champ
d’application de la Charte en ce qu’elle se situe en elle-même en dehors du champ
d’application du droit de l’Union, pourrait être considérée comme relevant d’un domaine
couvert par le droit de l’Union au sens de l’article 19§1, al. 2, TUE.
Cela signifie-t-il que, dans le cas d’espèce, l’article 19 était applicable parce que les mesures
nationales en cause étaient en lien avec le droit de l’Union, par exemple avec les décisions de
l’Union accordant une assistance financière au Portugal ? Ce n’est pas ce qu’indique le reste
de l’arrêt. Au point 37, la Cour relève que « tout État membre doit assurer que les instances
relevant, en tant que "juridiction", au sens défini par le droit de l’Union, de son système de
voies de recours dans les domaines couverts par le droit de l’Union satisfont aux exigences
d’une protection juridictionnelle effective », y compris l’indépendance des juges. La Cour
estime ensuite que le Tribunal de Contas est potentiellement compétent concernant certaines
questions de droit de l’Union, par exemple des questions relatives aux ressources propres de
l’Union européenne et l’utilisation de ressources financières provenant de l’Union
européenne. Par conséquent, selon la Cour, « pour autant que le Tribunal de Contas (Cour des
comptes) est susceptible de se prononcer, en qualité de "juridiction" (…) sur des questions
portant sur l’application ou l’interprétation du droit de l’Union, ce qu’il incombe à la
juridiction de renvoi de vérifier, l’État membre concerné doit garantir que cette instance
satisfait aux exigences inhérentes à une protection juridictionnelle effective, conformément à
l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE ». L’applicabilité de l’article 19 semble ici
résulter non pas du fait que les mesures de réduction salariale ont été adoptées en vue de
mettre en œuvre le droit de l’Union mais de ce que les juges affectés par ces mesures ont
potentiellement compétence sur des questions de droit de l’Union.

B. La portée potentiellement considérable de la solution


Si cette interprétation est correcte, elle signifie que la Cour peut contrôler l’indépendance des
juges non seulement quand une affaire particulière relève d’un domaine « couvert par le droit
de l’Union » mais également quand est contestée une mesure nationale qui affecte
l’indépendance de juges qui sont potentiellement compétents pour trancher des litiges
concernant des questions de droit de l’Union – c’est-à-dire, virtuellement, presque tous les
juges. Pour le dire autrement, il semble que la Cour ait découvert une nouvelle obligation
générale pour les Etats membres de s’assurer que leurs juridictions sont indépendantes, sur la
base des articles 2, 19§1 et 4§3 (coopération loyale) TUE, que la situation in concreto tombe
ou non dans le champ d’application du droit de l’Union, tout en s’érigeant en gardienne de
cette obligation et donc en position d’évaluer l’indépendance des juges dans tous les Etats
membres. Une telle solution serait, mutatis mutandis, comparable à l’arrêt Gitlow c. New
York de la Cour suprême des Etats-Unis en 1923, dans lequel la Cour suprême a considéré
que le quatorzième amendement à la Constitution des Etats-Unis d’Amérique avait eu pour
effet d’étendre le champ d’application de certaines limites imposées aux autorités fédérales –
en particulier la liberté d’expression et la liberté de la presse – aux gouvernements des Etats
fédérés.
Reste à déterminer la portée exacte de la protection assurée par le droit de l’Union
européenne. En particulier, est-elle limitée à l’indépendance des juges, comme en l’espèce ?
D’un côté, le concept de « protection juridictionnelle effective » inclut plusieurs garanties, et
notamment celles énumérées à l’article 47 de la Charte : droit à un procès équitable, droit à
une audience publique, droit d’être jugé dans un délai raisonnable, droit à un tribunal
impartial, établi préalablement par la loi, droit de se faire conseiller, défendre et représenter,
droit à l’aide juridictionnelle, etc. Il n’y a pas de raison que ces garanties soient exclues de la
protection offerte par l’article 19.
D’un autre côté, selon la Cour, l’article 19 n’est applicable que « pour autant » que les juges
affectés par les mesures en cause sont susceptibles de se prononcer sur des questions de droit
de l’Union. Certes, un tel champ d’application fonctionnel n’a pas de sens concernant le
principe d’indépendance des juges. Un juge est indépendant ou il ne l’est pas. Il est assez peu
probable qu’un Gouvernement décide de limiter l’indépendance des juges uniquement quand
ils tranchent des litiges qui n’impliquent ni application ni interprétation du droit de l’Union.
En revanche, les autres garanties d’une « protection juridictionnelle effective » ne sont pas
forcément aussi « structurelles » que ne l’est l’indépendance, de sorte qu’elles sont peut-être
moins susceptibles de s’appliquer de façon « virtuelle », comme dans l’arrêt commenté.
Reste l’extension de champ d’application résultant de la notion de « domaine couvert par le
droit de l’Union » au sens de l’art. 19, qui pourrait (mais dans quelle mesure exactement ?)
élargir le champ d’application des standards résultant de l’art. 47 de la Charte à des situations
auxquelles celle-ci ne s’appliquerait pas.
Seul le temps pourra nous dire si la Cour de justice consolidera sa position ou bien s’effraiera
de sa propre audace. L’occasion pourrait en être apportée dans un futur proche. D’une part, la
Commission européenne a enclenché une procédure en manquement contre la Pologne au
sujet de sa réforme judiciaire. D’autre part, une juge irlandaise a récemment posé une
question préjudicielle à la Cour tendant à déterminer si l’abaissement systémique de
l’indépendance des juges en Pologne permet aux autorités judiciaires des autres Etats
membres de ne pas exécuter les mandats d’arrêts européens délivrés par les autorités
judiciaires de ce pays. Dans les deux cas, l’article 19 TUE, combiné à l’article 2 TUE,
pourrait rapidement déployer ses considérables potentialités.

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