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PROGRÈS
Esquisse d’une généalogie du progressisme
TAK
PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF
La religion du Progrès
Esquisse d’une généalogie
du progressisme
TAK
Table des matières
Préface
Introduction
Bibliographie sommaire
Au lecteur
Ce texte de conférence reprend des analyses présentées d’une façon plus déve-
loppée dans quatre de mes livres : L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000 ;
Résister au bougisme. Démocratie forte contre mondialisation techno-marchande, Paris,
Mille et nuits, 2001, Le Sens du progrès. Une approche historique et philosophique,
Paris, Flammarion, 2004 (rééd., Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2006) ; Les
Contre-Réactionnaires. Le progressisme entre illusion et imposture, Paris, Denoël, 2007.
Ce texte a servi de base à une conférence prononcée au Grand Orient de France, à
Paris, le 22 février 2007. • PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF
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la religion du progrès
Ce que nos contemporains pressés ont oublié, c’est qu’un changement peut être
« heureux » ou « malheureux », pour parler comme Saint-Simon en 18141, le même
qui plaçait « l’âge d’or du genre humain » non plus dans un lointain passé mais
dans l’avenir. Or, pour frayer la voie à l’âge d’or de l’avenir, il convient de s’assu-
rer d’une convergence permanente des « changements heureux ». Il faut donc, dès
maintenant, que les « changements » soient « heureux ». Cet oubli de l’indétermi-
nation de tout changement est ce sur quoi repose le culte récent du « changement »
comme tel. Cette évaluation positive aveugle est un effet de la frénésie du « nou-
veau », autre caractéristique de l’esprit moderne, aujourd’hui hypertrophié dans
ses tendances au mobilisme et à la néophilie2. Rechercher le nouveau à tout prix,
désirer et aimer la nouveauté comme telle, c’est là une attitude qui favorise l’érec-
tion du « changement » en méthode de salut. Le consommateur entraîné désire
changer de produits consommables. Ce « désir de changement » s’applique aux
élites dirigeantes comme aux produits « bio ». Un changement de président suffit
à satisfaire provisoirement la demande démocratique. Jusqu’à la prochaine fois.
Mais l’imaginaire politique n’est pas totalement dénué de mémoire. Des résidus
mnésiques persistent, et les prestigieux héritages de mots ou d’idées de l’âge des
Lumières se manifestent sous des formes relativement désublimées. Ledit « chan-
gement », essentialisé comme un mouvement bon en lui-même, est toujours en-
core perçu comme une promesse de bonheur ou de justice, de liberté ou de solida-
rité, d’amour fraternel ou de paix universelle. Bref, il est chargé des fins dernières
qu’on rencontrait dans les théories classiques du progrès, chez Condorcet ou chez
Saint-Simon. Ces fins ultimes dont l’accomplissement supposé possible dessine
les contours de l’insaisissable « monde meilleur » tant espéré par les masses incré-
dules en principe. Le terme de « changement » ne peut en effet avoir d’autre conte-
nu que ce « monde meilleur » que tous les leaders politiques modernes promettent
à leur public, surtout avant de prendre le pouvoir, et, bien sûr, pour pouvoir le
prendre. La bonne nouvelle, régulièrement annoncée avec l’émotion requise, est
connue : le « changement » est possible et désirable. On peut donc sans crainte
1. L’Œuvre d’Henri de Saint-Simon, textes choisis avec une introduction par Célestin Bouglé, Paris,
Félix Alcan, 1925, p. 109. Le passage se trouve dans De la réorganisation de la société européenne
(1814).
2. Pierre-André Taguieff, L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000, pp. 121 sq.
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3. William Pfaff, « Du progrès : réflexions sur une idée morte », tr. fr. Jean-Pierre Bardos,
Commentaire, n° 74, été 1996, pp. 385-392.
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Introduction
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Tel est le paradoxe qui engage à pousser la réflexion sur les avatars du progres-
sisme, terme équivoque, puisque renvoyant à la fois à l’un des principaux héri-
tages de la « philosophie des Lumières », aux présuppositions des modernes « phi-
losophies de l’Histoire » qui se sont épanouies à partir de la fin du XVIIIe siècle,
à une idéologie ou à une « religion séculière » solidement installée au XIXe siècle,
avant d’être instrumentalisée par le totalitarisme communiste-stalinien au XXe, et,
pour finir, à une thématique dans laquelle puise toujours largement la rhétorique
politique occidentale, aujourd’hui mondialement diffusée. Ces multiples accep-
tions du terme constituent des traces ou des héritages d’une évolution historique
qu’on peut rapidement reconstruire.
5. Voir Pierre-André Taguieff, L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000 ; Id., Résister au
« bougisme ». Démocratie forte contre mondialisation techno-marchande, Paris, Mille et une nuits, 2001.
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Mais les éléments de ces diagnostics ne se sont diffusés, au-delà du cercle formé
par des penseurs, qu’à la fin du XXe siècle, à la faveur d’une prise de conscience de
plus en plus vive de la « crise de l’environnement » et de la réalité inquiétante des
problèmes écologiques, commencée au début des années 197010. Le progrès tech-
nologique paraissait désormais plus destructeur et menaçant que prometteur et
salvateur. Tout se passe comme si l’on était passé de la croyance à une « évolution
créatrice11 » à l’évidence d’une « évolution destructrice12 » portée par la civilisation
technologique. La mise en question du productivisme a conduit à celle du promé-
théisme technoscientifique, faisant perdre son évidence à la foi dans le Progrès.
La fin des certitudes progressistes a provoqué soit la résignation et la fuite dans la
vie privée – domaine de l’individualisme hédoniste et du « présentisme » –, soit
un profond désarroi, traduit par le sentiment d’un effacement de l’avenir qu’on
9. Pour la seule pensée de langue française, voir Charles Renouvier, La Philosophie critique de
l’histoire, Paris, Leroux, 1897, t. IV ; Id., Les Derniers Entretiens [1904], recueillis par Louis Prat,
Paris, Vrin, 1930 ; Dominique Parodi, « L’idée du progrès universel » (1900), in D. Parodi, Du
positivisme à l’idéalisme. Études critiques – Philosophies d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Vrin, 1930, pp.
160-182 ; Georges Friedmann, La Crise du progrès. Esquisse d’histoire des idées, 1895-1935, Paris,
Gallimard, 1936. Sur la critique, par Charles Péguy, de la « théorie du progrès » (notamment
entre 1901 et 1913), voir mon livre Le Sens du progrès. Une approche historique et philosophique, Paris,
Flammarion, 2004, pp. 290-292.
10. Voir mon livre L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000, pp. 21-32.
11. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, Félix Alcan, 1907.
12. Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Le Seuil,
2002, p. 145.
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Le malaise s’est inscrit dans les usages lexicaux ordinaires. Il en va ainsi de l’ex-
pression de plus en plus souvent utilisée dans les milieux écologistes : le « progrès
humain », expression dont l’emploi implique l’existence de formes inhumaines ou
déshumanisantes de progrès. La quête contemporaine, aussi naïve qu’elle puisse
paraître, d’un « progrès humain », est dotée d’une valeur d’indice : en présup-
posant que les figures observables du « progrès » sont – parfois, souvent ou tou-
jours – inhumaines ou anti-humaines (pensées par exemple selon le schème du
retournement du progrès contre l’humanité de l’homme), ou encore destructrices
de l’environnement, cette quête fait signe vers une figure possible du progrès qui
ne menacerait pas l’essence de l’homme, que celle-ci soit conçue de façon substan-
tialiste (comme « nature humaine ») ou non.
Supposons donc d’entrée de jeu que l’exigence de progrès puisse se réaliser d’une
façon non « progressiste » ou « postprogressiste », par-delà les illusions mortelles
et les effets pervers ou déshumanisants du « progressisme ». J’y reviendrai dans la
dernière partie de cette conférence, lorsque je m’efforcerai de définir ce que j’ap-
pelle le « méliorisme ».
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I. Progrès et foi dans l’avenir
Croire au Progrès, c’est croire qu’il est vrai de dire que le monde ne cesse de deve-
nir meilleur, que l’humanité s’améliore en même temps que ses conditions de vie,
que l’amélioration n’a pas de limites et que le processus d’ensemble continuera
sans fin. Croire au Progrès, c’est donc pouvoir espérer, en croyant avoir de bonnes
raisons de le pouvoir. Chez les Modernes, la foi dans le Progrès, imaginé comme la
somme de tous les progrès, constitue le fondement de la confiance dans un avenir
meilleur, cette orientation vers le futur constituant le principal caractère distinctif
de la conception moderne de la temporalité13. Ce que Michelet résume d’une for-
mule : « Nous, croyants de l’avenir, qui mettons la foi dans l’espoir14. » En outre,
dans la perspective progressiste, donc pour les Modernes, espérer, c’est prévoir et
prédire. Il s’ensuit que l’histoire du futur peut s’écrire tout autant que l’histoire
du passé. Il y aurait donc des « lois du progrès » qu’il suffirait de connaître pour
justifier rétrospectivement comme nécessaires tous les événements du passé dans
leurs enchaînements et pour prédire les situations futures vers lesquelles l’huma-
nité avancerait nécessairement.
On retrouve la thèse centrale de l’historicisme au sens fort, tel qu’il a été analysé
et récusé par Karl Popper15. Dans la « dixième époque » de sa fameuse Esquisse
d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1793), où il se propose d’écrire
13. Voir Krzysztof Pomian, L’Ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984 (puis 1990), pp. 115 sq., 391
sq. ; Id., « La crise de l’avenir », Le Débat, n° 7, décembre 1980, pp. 5-17 (repris in K. Pomian, Sur
l’histoire, Paris, Gallimard, 1999, pp. 233-262) ; Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la
sémantique des temps historiques 1979, tr. fr. J. Hoock et M.-C. Hoock, Paris, Éditions de l’École des
hautes études en sciences sociales, 1990 ; Pierre-André Taguieff, L’Effacement de l’avenir, op. cit.,
passim ; Id., Le Sens du progrès, op. cit., pp. 75 sq., 135 sq.
14. Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1952, t. I, p. 512.
15. Karl R. Popper, Misère de l’historicisme [1944-1945], tr. fr. H. Rousseau, Paris, Plon, 1956. Voir
aussi Friedrich A. Hayek, La Constitution de la liberté [1960], tr. fr. Raoul Audouin et Jacques
Garello (avec la collaboration de Guy Millière), Paris, Éditions Litec, 1994, pp. 39 sq.
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la religion du progrès
« Il arrivera donc, ce moment où le soleil n’éclairera plus, sur la terre, que des
hommes libres, et ne reconnaissant d’autre maître que leur raison ; où les tyrans
et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n’existeront
plus que dans l’histoire ou sur les théâtres ; où l’on ne s’en occupera plus que pour
plaindre leurs victimes et leurs dupes, pour s’entretenir, par l’horreur de leurs
excès, dans une utile vigilance, pour savoir reconnaître et étouffer, sous le poids
de la raison, les premiers germes de la superstition et de la tyrannie, si jamais ils
osaient reparaître16. » Cette volonté d’être optimiste malgré tout et ce parti pris en
faveur d’un avenir meilleur ne dérivent pas d’un savoir vérifié, ils s’y ajoutent. Si
l’idée de progrès peut être considérée pour l’essentiel comme une invention de la
civilisation occidentale moderne, on ne peut éviter de relever le fait qu’elle y a joué
le rôle d’une foi mobilisatrice.
Le philosophe Antoine Augustin Cournot, en 1872, avait bien aperçu cette dimen-
sion : « Aucune idée, parmi celles qui se réfèrent à l’ordre des faits naturels, ne tient
de plus près à la famille des idées religieuses que l’idée de progrès, et n’est plus
propre à devenir le principe d’une sorte de foi religieuse pour ceux qui n’en ont
plus d’autre17. » En 1929, l’historien Christopher Dawson, dans son livre intitulé
Progrès et religion, supposant justement que le progrès « fut, en fait, la foi agissante
de notre civilisation », ajoutait cette remarque particulièrement perspicace : « C’est
un rouage si capital de l’esprit moderne, que toute critique à son égard est consi-
dérée presque comme un sacrilège18. » Soumettre la thèse du progrès global et
nécessaire à l’examen critique, cette autre invention de la modernité occidentale,
cela équivaudrait à commettre un « sacrilège », à montrer de l’irrespect à l’égard
16. Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès
de l’esprit humain, suivi de Fragment sur l’Atlantide, introduction, chronologie et bibliographie par
Alain Pons, Paris, GF-Flammarion, 1988, p. 271.
17. Antoine Augustin Cournot, Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps
modernes [1872], Paris, Boivin, 1934 [2 vol.], t. II, p. 353.
18. Christopher Dawson, Progrès et religion. Une enquête historique [1929], tr. fr. Pierre Belperron,
Paris, Plon, 1935, p. 2.
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d’un domaine revêtu d’un caractère sacré, bref, à le profaner. Critiquer l’évidence
du Progrès, même après l’expérience dévoilante de la Première Guerre mondiale
– première expérience d’une néo-barbarie technicisée –, ce serait blasphémer, man-
quer de respect vis-à-vis d’une « vérité » sacrée et outrager la communauté de
ceux qui croient au dogme du Progrès, supposé révélé par l’Histoire, mais jamais
réfutable par les faits historiques. Prenons le recours du mot « sacrilège » comme
l’indice d’un problème relevé par l’historien : celui que pose le fonctionnement
religieux, quasi-religieux ou para-religieux de l’idée de progrès.
Pris absolument (« le progrès »), précise Émile Littré dans son Dictionnaire de la
langue française (publié de 1859 à 1872), le terme progrès « se dit du mouvement
progressif de la civilisation, des institutions politiques20. » Mais son acception pre-
mière demeure le « mouvement en avant21 », qui dérive de son origine étymo-
19. Voir Jean Dagen, L’Histoire de l’esprit humain dans la pensée française de Fontenelle à Condorcet,
Paris, Klincksieck, 1977, p. 17 ; Dominique Lecourt, L’Avenir du progrès, Paris, Textuel,, 1997, pp.
23-24.
20. Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, réimpression, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1958,
t. VI, art. « Progrès », p. 488.
21. Ibid., p. 487.
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22. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers [1751-1765], éd. Alain
Pons, Paris, GF-Flammarion, 1986, vol. 2, p. 284.
23. Quinze volumes furent publiés de 1866 à 1876, suivis par deux Suppléments, le premier en
1878, le second en 1890. Né en 1817, Larousse est mort le 3 janvier 1875, après avoir consacré
sa vie à la construction de son monumental dictionnaire, véritable hymne au Progrès : les trois
derniers volumes de son dictionnaire (tomes XIII/juillet 1875, XIV/avril 1876 et XV/septembre
1876) sont donc posthumes. Sur cet admirable possédé des « idées progressistes » que fut Pierre
Larousse, continuateur au XIXe siècle du travail des encyclopédistes, voir André Rétif, Pierre
Larousse et son œuvre, Paris, Larousse, 1975 ; Jean-Yves Mollier et Pascal Ory, Pierre Larousse et son
temps, Paris, Larousse, 1995.
24. Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, 1875, t. XIII, art. « Progrès ».
25. Ibid.
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la religion du progrès
Marcher vers la perfection du savoir, c’est donc en même temps marcher vers le
bien et vers le bonheur. Dans l’évolution du genre humain, toutes les bonnes choses
se tiennent et avancent ensemble : tel est le postulat de la rhétorique progressiste,
mis en évidence par Albert Hirschman26. Le subtil économiste de Princeton oppose
ainsi le « tempérament progressiste » à la manière « réactionnaire » de penser :
« Contrairement au réactionnaire, toujours imbu du “jeu à somme nulle” et du
“ceci tuera cela”, le progressiste reste persuadé à jamais que “tous les biens vont
de pair27”. » La pensée progressiste est tout entière fondée sur la thèse de l’interac-
tion heureuse ou du soutien réciproque des progrès scientifiques, des innovations
techniques, des « avancées sociales » ou des « réformes allant dans le bon sens ».
Tel est le dogme du cercle vertueux de toutes les formes de progrès. Ce principe de
synergie des progrès, qu’exprime la maxime générale « Un progrès en amène un
autre28 », est au cœur de l’optimisme progressiste. C’est pourquoi les théoriciens
du progrès n’ont cessé de célébrer la science comme une œuvre de philanthropie,
réalisant les idéaux moraux en même temps qu’elle perçait les secrets de l’univers.
En 1887, le naturaliste John Lubbock en fait cet éloge immodéré : « La science ne
nous a pas seulement révélé d’infinis espaces, peuplés d’innombrables mondes
[…], elle a fait mieux encore : elle s’est, comme un grand archange de miséricorde,
dévouée au service de l’homme. Elle a travaillé […] à étendre le bonheur sur la
terre29. »
26. Voir Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire [1991], tr. fr. Pierre Andler,
Paris, Fayard, 1991, pp. 240-243.
27. Ibid., pp. 241-242.
28. Voir Marc Angenot, L’Utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale,
Paris, PUF, 1993, p. 304.
29. John Lubbock, The Pleasures of Life [1887-1889], fin du chap. IX. Science (tr. fr. C. L. [sur la 30e
éd. anglaise] : Le Bonheur de vivre, Paris, Félix Alcan, 1891 ; passage cité par L. Le Chevallier,
L’Idéal moral, Paris, Librairie d’Éducation nationale, s. d. [1902 ?], p. 18).
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la religion du progrès
30. Voir Florence Lotterie, « Les Lumières contre le progrès ? La naissance de l’idée de
perfectibilité », Dix-huitième Siècle, n° 30, 1998, pp. 383-396 ; Id., Progrès et perfectibilité. Un dilemme
des Lumières françaises (1755-1814), Oxford, Voltaire Foundation, ouvrage à paraître en juin 2006 ;
Bertrand Binoche, « Les équivoques de la perfectibilité », in B. Binoche (dir.), L’Homme perfectible,
Seyssel, Éditions Champ Vallon, 2004, pp. 13 sq.
31. Jochen Schlobach, art. « Progrès », in Michel Delon (dir.), Dictionnaire européen des Lumières,
Paris, PUF, 1997, [pp. 905-909], p. 908.
32. Voir Jean-Louis Labussière, « J.-J. Rousseau et la perfectibilité : de l’individu à l’espèce », in
Bertrand Binoche (dir.), op. cit., pp. 91-113 ; Tzvetan Todorov, L’Esprit des Lumières, Paris, Robert
Laffont, 2006, pp. 20-23.
33. Friedrich M. Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique, février 1755, Paris,
Garnier, 1867, t. II, p. 492.
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II. Le concept classique de progrès : essai de définition
Il faut souligner le fait que c’est seulement au cours du XIXe siècle – et plutôt
dans sa seconde moitié - que le mot « progrès » se banalise, en s’imposant face à
ses concurrents : il remplace alors les termes de « perfectionnement » et de « per-
fectibilité » (dont le contenu conceptuel est réduit, j’y insiste, à la « capacité de
progresser »), tout en gagnant de nouveaux voisins lexicaux (« évolution », « déve-
loppement », suivi plus tard par « croissance », etc.). Et il est de plus en plus sou-
vent employé absolument, sous la forme « le progrès », nouveauté sémantique par
rapport aux usages courants de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe, usages
qu’on peut illustrer par le fameux discours de Turgot : Tableau philosophique des pro-
grès successifs de l’esprit humain (1750), auquel fait écho le non moins fameux essai
de Condorcet : Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain (1793).
On notera que, plutôt que l’espèce humaine ou le genre humain, c’est « l’esprit
humain » que les philosophes des Lumières érigent en sujet universel auquel le
Progrès est attribué. Les médecins eugénistes (avant la lettre) des Lumières, quant
à eux, veulent indiquer les moyens d’« améliorer » ou de « perfectionner » l’es-
pèce humaine, de la « rendre parfaite » ou « plus parfaite » : Charles Augustin
Vandermonde, Essai sur la manière de perfectionner l’espèce humaine (1756) – lu de
près par Diderot qui s’en est inspiré pour le Supplément au Voyage de Bougainville
–, ou Jacques-André Millot, L’Art d’améliorer et de perfectionner les hommes, au moral
comme au physique (1801).
Il faut citer aussi l’ouvrage d’un autre médecin « progressiste », Robert le jeune,
exposant un programme de type eugéniste : l’Essai sur la mégalanthropogénésie qui,
paru en 1801, prétend fournir les moyens de fabriquer des grands hommes à vo-
lonté. Ce que désire le Dr Robert, c’est se rendre utile à sa patrie, la France, en
énonçant cette vérité biopolitique fondamentale : « Les plus beaux couples, et les
plus parfaits à tous égards, donnent à l’État une postérité mieux conditionnée de
20
la religion du progrès
Si l’on considère la notion de progrès telle qu’elle fonctionne dans les textes « pro-
gressistes » du XIXe siècle et du XXe, il apparaît qu’elle peut s’analyser en trois
composantes : elle enveloppe d’abord l’idée d’un changement ou d’une transfor-
mation (donc d’un mouvement ou d’un processus), ensuite celle d’une direction
(ledit changement a un « sens », il est orienté vers un terme, une fin, un « ce vers
quoi »), et, enfin, celle d’une valeur ou d’un ensemble de valeurs (jugées positives
ou bonnes en elles-mêmes), dont la réalisation s’opérerait progressivement dans et
par le processus ou au cours du changement. Il y a progrès lorsque le changement
est pensé comme un changement en mieux ou lorsque la transformation est évaluée
comme une transformation vers le mieux. Voilà qui présuppose un sujet évaluateur,
par rapport auquel le progrès existe : c’est là reconnaître que la notion de progrès
est relative et subjective. Elle dépend à la fois de ce qui est posé comme le « bien »
ou la valeur par rapport auquel le changement est évalué, et du jugement porté
par un sujet pour lequel il y a changement en mieux, voire marche vers un état
final se confondant avec un point de perfection. Pour qu’il y ait progrès, il faut
donc que le changement ait à la fois un sens et une valeur. Le jugement de progrès
34. Louis-Joseph-Marie Robert, Essai sur la mégalanthropogénésie, ou l’art de faire des enfants d’esprit
qui deviennent de grands hommes, suivi du meilleur mode de génération, Paris, chez Debray, 1801; 2e
éd., considérablement augmentée, et qui ne ressemble à la première que par le titre, Paris, Le
Normant, 1803, vol. 1, p. 17.
35. Robespierre, « Gouverner la République » (discours à la Convention, 10 mai 1793), in
Robespierre, Discours sur la religion, la République, l’esclavage, La Tour d’Aigues, Éditions de
l’Aube, 2006, p. 77.
36. Robespierre, « Sur la propriété, suivi du projet de déclaration des droits de l’homme et du
citoyen » (24 avril 1793), in Robespierre, op. cit., p. 67.
37. Robespierre, « Sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes
républicains » (7 mai 1794), in Robespierre, op. cit., p. 9.
21
la religion du progrès
Il faut en outre distinguer entre deux types d’usages du mot « progrès », suivant
que ce dernier est spécifié (« le progrès de ») ou pris absolument (« le progrès ») :
d’une part, l’usage spécifié, lorsque le terme apparaît dans l’expression « progrès
de » (quelque chose ou quelqu’un), en référence à « une succession de faits qui se
déroulent à l’intérieur d’un domaine particulier pour lequel on dispose de critères
explicites et précis d’évaluation38 » ; d’autre part, le mot « progrès » employé abso-
lument, dans l’expression « le progrès » (ou « le Progrès » avec une majuscule),
pour désigner « la croyance que les événements de l’histoire se déroulent selon
une ligne de perfection croissante39 ». Et une ligne unique. On peut affirmer qu’il
y a, en tel ou tel domaine, « progrès de », sans pour autant faire preuve de « pro-
gressisme », c’est-à-dire sans postuler l’existence d’un « progrès de la civilisation »,
d’un « progrès global de l’humanité » ou du « Progrès dans l’Histoire ». Le dogme
progressiste apparaît lorsqu’on passe de l’hypothèse à la thèse, en affirmant « que
l’histoire de l’humanité évolue suivant un modèle […], que ce modèle constitue
en changements irréversibles dans une seule direction, et que cette direction est
toujours positive40».
38. Evandro Agazzi, « Sciences de la vie, image de l’homme et progrès », in Evandro Agazzi,
Gilbert Hottois, Axel Kahn et al., Biologie moderne et visions de l’humanité, Bruxelles, Éditions De
Boeck Université, 2004, p. 47.
39. Ibid.
40. Sidney Pollard, The Idea of Progress : History and Society, Londres, C. A. Watts, 1968, p. 9.
41. Evandro Agazzi, ibid.
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la religion du progrès
la « sphère des évaluations ultimes », pour parler comme Max Weber42. Telle est
la base de l’optimisme historique des modernes, du moins de ceux qui, largement
majoritaires depuis la fin du XVIIIe siècle, croient au progrès universel et néces-
saire, automatique et infaillible.
42. Max Weber, Essais sur la théorie de la science [1922 et 1951], tr. fr. Julien Freund, Paris, Plon, 1965,
p. 462.
43. Louis Weber, Le Rythme du progrès. Étude sociologique, Paris, Félix Alcan, 1913, pp. 22-24. La
formule de Weber est construite sur le modèle du sophisme bien connu : « Post hoc, ergo propter
hoc » (« Après cela, donc à cause de cela »).
44. Voir mon livre Le Sens du progrès, op. cit., p. 86.
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la religion du progrès
« La notion de progrès suppose celle d’un état final ; cette dernière notion une fois
définie, dans l’absolu et dans l’abstrait, on peut déterminer si tel ou tel change-
ment va dans le sens de la réalisation de cet état final ou s’il correspond à un mou-
vement dans la direction de cet état final. Dans ce cas, on parlera de “progrès”. [...]
Le fait d’interpréter tel changement historique comme un progrès ou non dépend
d’un idéal, dont la valeur n’émane en aucune façon des enchaînements historiques
réels, mais est au contraire imposée à la réalité historique par la subjectivité de
l’observateur45. »
C’est en imaginant ce qui doit être, ce qui selon nous constitue l’idéal humain
ou social, que l’on donne sa pleine signification au progrès, processus historique
par lequel se réalise l’idéal imaginé, avec ou sans notre aide. Ce qui est sûr, c’est
que toute conceptualisation du progrès implique une évaluation, engage des juge-
ments de valeur, donc du subjectif, et qu’en conséquence la thèse du progrès n’est
pas simplement inférable de l’observation des phénomènes historiques saisis dans
leur successivité.
45. Georg Simmel, Les Problèmes de la philosophie de l’histoire. Une étude d’épistémologie [1892], tr. fr.
Raymond Boudon (d’après la 3e éd. allemande, 1907), Paris, PUF, 1984, pp. 219-220.
24
III. Mythe, « religion séculière », utopie : trois
approches de l’idée de progrès
Ce qu’il est convenu d’appeler l’idée de progrès relève à la fois du mythe, du reli-
gieux (plus exactement de la « religion séculière ») et de l’utopie. Du mythe, tout
d’abord, mais d’une certaine catégorie de mythes, les mythes modernes, grands
récits sur l’Histoire, privilégiant l’orientation vers le futur et recourant au « fiction-
nement » de la science, en tant que que savoir et pouvoir46. Des mythes qui sont
toujours, selon des proportions variables, scientistes et politiques47. Ils paraissent
constituer des variations sur la figure de Prométhée telle qu’elle a émergé à la
Renaissance48, pour devenir « une sorte d’emblème caractéristique de l’époque49
», et donner un nom mythique à l’auto-compréhension du projet des Temps mo-
dernes : le « prométhéisme50 ».
L’idée de progrès relève ensuite du religieux, mais d’une religiosité du second type,
d’une « nouvelle » religiosité se déployant dans la modernité hors des religions
constituées, en concurrence avec elles et souvent contre elles, une néo-religiosité
46. Pour une approche féconde des mythes modernes, voir Ernst Cassirer, Le Mythe de l’État
[1946], tr. fr. Bertrand Vergely, Paris, Gallimard, 1993 ; Hans Blumenberg, La Raison du mythe
[2001], tr. fr. Stéphane Dirschauer, Paris, Gallimard, 2005.
47. Voir Serge Latouche, La Mégamachine. Raison technoscientifique, raison économique et mythe du
progrès [1994], nouvelle édition actualisée, Paris, La Découverte, 2004, pp. 125-178.
48. Voir Louis Séchan, Le Mythe de Prométhée, Paris, PUF, 1951, pp. 16-18.
49. Hans Blumenberg, op. cit., p. 47. Le philosophe ajoute aussitôt cette restriction : « À tout le
moins comme appel à des hardiesses dans la formulation de soi des Temps modernes » (ibid.).
Voir aussi ibid., p. 155.
50. Prométhée est le bienfaiteur de l’humanité et le libre accusateur de Zeus dans la tragédie
attribuée à Eschyle, Prométhée enchaîné, et devient le fondateur de la civilisation dans le Protagoras
de Platon. Voir Dominique Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein. Fondements imaginaires de
l’éthique, Paris, Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 1996. Sur les différentes
figures de Prométhée dans la culture grecque ancienne (bienfaiteur, fondateur et agent
provocateur), voir Pietro Pucci, « Prométhée, d’Hésiode à Platon », Communications, n° 78, 2005,
pp. 51-70.
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la religion du progrès
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la religion du progrès
56. Raymond Aron, art. cit., 1985, p. 370. Pour élargir le champ, voir Marc Angenot, « Religions
séculières : pour l’histoire d’un concept », Discours social/Social Discourse, nouvelle série, vol. XX,
2004, pp. 5-108 ; Emilio Gentile, La Religion fasciste. La sacralisation de la politique dans l’Italie fasciste
[1993], tr. fr. Julien Gayrard, Paris, Perrin, 2002, pp. 305-352 (postface à l’édition française) ; Id.,
Les Religions de la politique. Entre démocraties et totalitarismes [2001], tr. fr. Anna Colao, Paris, le
Seuil, 2005.
57. Voir Pierre-André Taguieff, Du progrès. Biographie d’une utopie moderne, Paris, Librio, 2001.
Auguste Comte a affirmé avec force la thèse selon laquelle l’idée de progrès n’a pu surgir qu’à
partir d’une réflexion sur les progrès du savoir et des techniques propres à la science moderne.
Voir A. Comte, Cours de philosophie positive, t. IV [1839], 47e leçon, Paris, Schleicher, 1908, p. 123.
Pour des éclaircissements, voir Augusto Del Noce, « Considérations sur l’irréligion occidentale »
(1963), in A. Del Noce, L’Irréligion occidentale, tr. fr. Philippe Baillet, Paris, FAC-éditions, 1995, pp.
260-261 ; Pierre-André Taguieff, L’Effacement de l’avenir, op. cit., pp. 350-357 ; Id., Le Sens du progrès,
op. cit., pp. 138-139, 160-161.
58. Voir Lucien Sfez, La Santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie, Paris, Le Seuil, 1995 ; Id., Le
Rêve biotechnologique, Paris, PUF, 2001.
59. Voir Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs [1605], tr. fr., avant-propos et notes
par Michèle Le Dœuff, Paris, Gallimard, 1991. Sur le tournant baconien, voir John B. Bury, The
Idea of Progress : An Inquiry into its Origin and Growth, Londres, Macmillan, 1920 (nouvelle éd.,
1932 ), rééd., New York, Dover Publications, 1955, pp. 50-51 ; Robert Nisbet, History of the Idea
of Progress, New Brunswick (USA) et Londres, Transaction Publishers, 1994, pp. 112-115 ; Paolo
Rossi, Naufragi senza spettatore. L’idea di progresso, Bologne, il Mulino, 1995 ; Dominique Bourg,
Nature et technique. Essai sur l’idée de progrès, Paris, Hatier, 1997, pp. 15-19 ; Pierre-André Taguieff,
Le Sens du progrès, op. cit., pp. 148-153.
60. Voir Bronislaw Baczko, « L’utopie et l’idée de l’histoire-progrès », Revue des sciences humaines,
n° 155, juillet-septembre 1974, t. 39, pp. 473-491 ; Id., Lumières de l’utopie, Paris, Payot, 1978 (2e éd.
augmentée, 2001), pp. 153-232 ; Mona Ozouf, L’Homme régénéré. Essai sur la Révolution française,
Paris, Gallimard, 1989, pp. 116-157, 211-239 ; Anne Carol, Histoire de l’eugénisme en France. Les
médecins et la procréation XIXe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 1995, pp. 17 sq., 87 sq. ; Pierre-André
Taguieff, Le Sens du progrès, op. cit., pp. 225-258.
27
la religion du progrès
d’être mue par une inspiration pélagienne (au sens où, pour le moine Pélage61, le
péché originel n’aurait vicié en l’homme ni la volonté ni l’intellect) : les sciences
et les techniques recèleraient la promesse d’une levée de la malédiction divine, et
permettraient de restaurer l’Eden62. Cioran a caractérisé d’une formule sugges-
tive l’utopie technicienne des Modernes : « Refaire l’Eden avec les moyens de la
chute63. » Progressisme et utopisme s’y entrecroisent : faut-il rappeler que Bacon fut
aussi l’auteur d’une utopie, La Nouvelle Atlantide (New Atlantis, 1627, posthume) ?
Georges Sorel, dans une brève présentation de son livre Les Illusions du progrès
(1908), a justement insisté sur les affinités entre les utopies futuristes à finalité
eudémoniste et l’idée de progrès : « À la fin du XVIIIe siècle, les classes élevées
croyaient que le plus naturel emploi de l’intelligence consistait à inventer des plans
de société future propres à assurer le bonheur de l’humanité, et que la science était
capable de rendre facile l’application de ces plans64. » Ce qui est ici postulé, c’est
que, par la possession de la science, l’homme s’est rendu omnipotent. Aux yeux
de l’homme prométhéen, rien n’est impossible. Ou plus exactement, l’impossible
est le grand défi à relever. Le progressiste et eugéniste convaincu qu’était George
Bernard Shaw a ainsi résumé sa philosophie prométhéenne du « pourquoi pas » :
« Certains voient la réalité, et disent “Pourquoi ?” Moi, je rêve de l’impossible, et
je dis “Pourquoi pas65 ?” »
Esquissée par Bacon au début du XVIIe siècle, repensée à la fin du même siècle par
Leibniz (qui théorise l’idée d’un « progrès perpétuel » ou « sans fin »), et vulgarisée
par Fontenelle, la conception du progrès pris au sens absolu (« le Progrès ») sup-
pose que l’esprit humain, la nature humaine et les sociétés humaines bénéficient
d’un processus d’amélioration ou de perfectionnement général, dont le schème est
28
la religion du progrès
celui d’un progrès linéaire, cumulatif, continu, nécessaire, irréversible et indéfini66. C’est
au cours des XVIIe et XVIIIe siècles que la catégorie de progrès a été construite à
partir de ces six traits distinctifs, dont la mise en relation dans le « grand récit »
de l’émancipation humaine au cours de l’histoire constitue un propre de la pensée
moderne67. L’histoire de la Civilisation (au singulier) a été pensée comme l’histoire
du Progrès (avec majuscule). Mais c’est le spectacle du « progrès matériel », rendu
possible par la conjonction de la science moderne, de la technique et de l’industrie,
qui a fourni les plus puissants motifs d’y croire. L’évidence du progrès technique
a joué un rôle décisif dans la mise en place des croyances progressistes. À com-
mencer par le progrès des armes : comment contester que, de l’arc et de la flèche
au fusil et à la balle, puis au canon et au blindé, enfin aux bombes à grande puis-
sance, il y a eu amélioration des instruments de guerre, donc progrès technique ?
Bien entendu, ce « progrès » est équivoque, et l’on peut l’interpréter comme une
terrible « régression » ou comme un mode inédit de « barbarisation ». Le progrès
technique n’implique pas un progrès éthique.
66. La thèse d’un perfectionnement sans fin (infini, indéfini) ou d’un « progrès perpétuel » est
clairement exposée dans les dernières lignes d’un court texte de Gottfried Wilhelm Leibniz,
« De la production originelle des choses prise à sa racine » (1697), in G. W. Leibniz, Opuscules
philosophiques choisis, tr. fr. Paul Schrecker, Paris, Vrin, 1962, p. 92. Du même Leibniz, voir aussi Les
Principes de la nature et de la grâce fondés en raison [1714], éd. André Robinet, Paris, PUF, 1954, § 18,
p. 65.
67. Voir Pierre-André Taguieff, Le Sens du progrès, op. cit., pp. 110-114.
68. Karl Löwith, Meaning in History : The Theological Implications of the Philosophy of History,
Chicago, The University of Chicago Press, 1949 ; tr. fr. Marie-Christine Challiol-Gillet et al. :
Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, 2002.
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la religion du progrès
XXe siècle75. C’est dans cette dernière perspective qu’on peut élaborer un modèle
d’intelligibilité du progressisme : celui-ci fonctionne comme la proto-religion sécu-
lière ou la matrice des religions séculières, inséparable de ses dimensions à la fois
mythiques et utopiques.
75. Voir les hésitations de Gilbert Rist dans son important ouvrage : Le Développement. Histoire
d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, pp. 40-46 (le « développement »
comme élément de la religion moderne »), 47-80 (« Les métamorphoses d’un mythe occidental »,
où il est question (p. 66) de « l’idéologie du progrès » qui, « à partir de la fin du XVIIe siècle, […]
acquiert une position dominante »). Le philosophe Jean-François Lyotard affirmait en 1988 : « Ce
progrès aujourd’hui se poursuit, sous le nom plus honteux de développement. Mais il est devenu
impossible de légitimer le développement par la promesse d’une émancipation de l’humanité
tout entière. Cette promesse n’a pas été tenue. » (Le Postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée,
1988, p. 135).
32
IV. Le sens « progressiste » de l’Histoire et son
effacement
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la religion du progrès
La foi dans le Progrès (disons : la foi progressiste) enveloppe la certitude que l’amé-
lioration générale du monde pour l’homme a eu lieu et continuera d’avoir lieu.
Elle implique de croire à la promesse de l’amélioration générale de la condition
humaine. Promesse assurément rassurante. Le problème, c’est que « la promesse
n’a pas été tenue82». Ou, du moins, qu’elle a été tenue de façon très insatisfaisante,
avec nombre d’effets pervers. Ou encore, qu’elle a été trop bien tenue, en dévoi-
lant sa véritable logique, qu’on peut qualifier de « totalitaire », s’il est vrai que
« les systèmes totalitaires, avec leurs ambitions grandioses de forger une société
radicalement nouvelle, intégrée par un retour aux valeurs traditionnelles ou, au
contraire, par l’appel de la modernité, ont fini par créer des “enfers sur terre83” ».
Faut-il rappeler que le totalitarisme communiste-stalinien se légitimait au nom du
Progrès ? Un chantre de la « jeunesse du monde » et de « l’avenir radieux », Paul
Vaillant-Couturier, lançait en 1932 : « Qui est contre l’URSS est contre le progrès
humain. » Trois ans plus tard, Staline, à l’apogée de la misère et de la terreur en
Russie, n’hésitait pas à célébrer les « progrès » accomplis sous sa direction éclai-
rée : « La vie est devenue meilleure, camarades. La vie est devenue plus joyeuse.
Et quand on vit gaiement, le travail marche bien84. »
80. Nicolas Berdiaeff, Le Sens de l’histoire. Essai d’une philosophie de la destinée humaine [1923], tr. fr.
S. Jankélévitch, Paris, Aubier-Montaigne, 1948, p. 169.
81. José Ortega y Gasset, « L’histoire en tant que système » (1935), in J. Ortega y Gasset, Idées et
croyances, tr. fr. Jean Babelon, Paris, Stock, 1945, pp. 71-72.
82. Jean-François Lyotard, Le Potsmoderne expliqué aux enfants, op. cit., p. 135.
83. Juan J. Linz, « Épilogues », in Guy Hermet (dir.), Totalitarismes, Paris, Economica, 1984, p. 246.
84. Joseph Staline, Pour une vie belle et joyeuse, Paris, 1935, p. 17. Voir Cornelius Castoriadis, La
Montée de l’insignifiance, op. cit., p. 226.
34
V. Pour conclure : perspectives. Orientations post-
progressistes : développement durable, décroissance,
méliorisme
Que nous le voulions ou non, nous sommes les héritiers de cette forme moderne
de prométhéisme qu’est le progressisme. Que faire de cet héritage, dès lors qu’on
en reconnaît les effets négatifs, voire les conséquences catastrophiques ? Deux
voies peuvent être suivies. On peut choisir de le rejeter totalement dans les « pou-
belles de l’Histoire » ou bien s’engager dans la tâche d’identifier et de repenser,
dans le vaste héritage laissé par les trois derniers siècles, quelque chose comme
une exigence de progrès qui ne se confondrait pas avec ses réalisations historiques
répulsives. C’est la deuxième voie qu’on suivra.
85. C’est cette conception nécessitariste du Progrès dans l’Histoire qu’on peut appeler
« progressisme ». Sur la longue agonie de la foi dans le progrès, voir Georges Canguilhem, « La
décadence de l’idée de progrès », Revue de métaphysique et de morale, 92e année, n° 4, octobre-
décembre 1987, pp. 437-454.
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la religion du progrès
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la religion du progrès
1. Être mélioriste, c’est d’abord affirmer la valeur des choix faits par des citoyens
libres et responsables, ou plus exactement, responsables parce que libres. Ces der-
niers doivent se préoccuper des effets à long terme de leurs actions. La responsabi-
lité enveloppe le souci de l’avenir, dont on trouve le motif au cœur de la définition
standard du « développement durable » (« sustainable development »), esquissant un
programme d’action conditionnel : « Le développement durable, c’est s’efforcer de
répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations
futures de satisfaire les leurs89. » On sait que la Conférence de Rio sur l’environ-
nement et le développement (juin 1992) a fait entrer l’expression séduisante mais
problématique de « développement durable » dans le vocabulaire politique et mé-
diatique ordinaire90. La réalisation de ce programme d’action se heurte à une dif-
ficulté de principe, qui réside dans la contradiction inhérente à la formule même
de « développement durable », oxymore involontaire. Pour surmonter dans l’ima-
ginaire la tension entre les deux visées (la développementiste et la « durabiliste »),
certains idéologues font appel à l’utopie d’un « autre développement », formée sur
le modèle de l’utopie « altermondialiste » d’une « autre mondialisation », suppo-
sée « possible ». Mais l’invocation magique d’un « alter-développement » ne peut
convaincre que les « alter-développementistes » convaincus.
89. Rapport Brundtland, Notre avenir à tous, Montréal, Éditions du Fleuve, 1987. Pour une
présentation d’ensemble, voir Herman Daly, Beyond Growth : The Economics of Sustainable
Development, Boston, Beacon Press, 1996 ; Sylvie Brunel, Le Développement durable, Paris, PUF,
2004. Pour une discussion critique, voir Dominique Bourg, Quel avenir pour le développement
durable ?, Paris, Le Pommier, 2002 ; Id., « Développement durable », in Sylvie Mesure et Patrick
Savidan (dir.), Le Dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006, pp. 271-272 ; Marie-Claude
Smouts (dir.), Le Développement durable. Les termes du débat, Paris, Armand Colin, 2005. Pour une
critique radicale aboutissant à une récusation, voir Serge Latouche, Survivre au développement.
De la décolonisation de l’imaginaire économique à la construction d’une société alternative, Paris, Mille
et une nuits, 2004, pp. 51-68. L’économiste Serge Latouche en est venu à défendre le projet
normatif de la « société de décroissance », impliquant une rupture avec la société de marché, son
consumérisme et son productivisme, et la construction d’une « société autonome et économe ».
Voir Serge Latouche, « Décroissance », in Sylvie Mesure et Patrick Savidan (dir.), Le Dictionnaire
des sciences humaines, op. cit., pp. 242-244.
90. Plutôt que par « soutenable » ou « durable », on devrait traduire « sustainable » par
« supportable », comme le remarque le sociologue Alain Gras (Fragilité de la puissance, op. cit.,
2003, p. 107).
37
la religion du progrès
rer transformer sans limites, mais conserver ce qui mérite de l’être, après inven-
taire, évaluation et tri. C’est ce que j’appelle conservatisme critique. Ce qui n’exclut
point de vouloir améliorer, dans la mesure du possible, ce qui nous paraît devoir
l’être. Sans faire violence à la nature, ni à la dignité humaine. Il s’agit d’épargner le
monde, sans le sacraliser, plutôt que de le re-fabriquer selon les variations de nos
désirs, sans souci des conséquences de nos actions.
Certains de nos contemporains, haïssant leur époque, se retrouvent dans une si-
tuation comparable à celle des Romains de la fin de la République, dont le malaise
était ainsi exprimé par Tite-Live : « Nous ne pouvons plus supporter ni nos vices
ni leurs remèdes93». Mais le désespoir n’est pas plus un programme d’action que
les remèdes utopistes faisant oublier le réel. Ce sont là des refuges et des drogues.
Face à l’avenir, il ne s’agit pas de s’en détourner, il faut avoir le courage de considé-
rer qu’il dépend désormais, à certains égards, de notre liberté de choix, ou plutôt,
dans une perspective moins naïvement volontariste, qu’il doit dépendre pour une
part essentielle des décisions que nous prenons et prendrons, des choix que nous
ferons face aux possibilités qu’offrent l’évolution technologique dans le contexte
planétaire de l’économie de marché. Celle-ci n’a guère de concurrente sérieuse, en
dépit des critiques aussi virulentes que récurrentes dont elle fait l’objet. Il convient
d’en penser les limites, sans la diaboliser. Et de s’efforcer de lui imposer des règles.
38
la religion du progrès
Sans illusions excessives. Mais n’est-il pas permis de rêver dans le sens d’un idéa-
lisme moral ? Rêvons donc, en poseur de normes : cessant d’être un dominateur
à qui tout est permis, l’homme doit devenir responsable de ses actes et de leurs
conséquences à long terme, donc des choix qui déterminent ces actes. La respon-
sabilité pour l’avenir lie inséparablement éthique et politique, en redéfinissant
l’image métaphysique de l’humain.
39
L’humanité peut-elle se passer de mythes ?
Dans Les Origines du totalitarisme, en 1951, Hannah Arendt s’adressait à ses lec-
teurs, Modernes tardifs, à demi-désenchantés, pour les prévenir qu’ils allaient de-
voir apprendre à vivre « dans la pénible prise de conscience que rien ne leur a été
promis, aucun âge messianique, aucune société sans classes, aucun paradis après
la mort94». Arendt incitait ses contemporains à aller jusqu’au bout du processus
de sécularisation désillusionnée, c’est-à-dire à abandonner sans reste les consola-
tions fournies par les promesses de bonheur et reconnaître que nous n’avons plus
aucune raison de penser que l’avenir sera meilleur.
94. Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, 3e éd., New York, Harcourt, 1968, p. 436.
95. Raymond Aron, « La société industrielle et la guerre » (conférence, 25 octobre 1957), in R.
Aron, La Société industrielle et la guerre, suivi d’un Tableau de la diplomatie mondiale en 1958, Paris,
Plon, 1959, p. 82.
96. Raymond Aron, « Du pessimisme historique » (La France libre, mars 1943), repris in R. Aron,
L’Homme contre les tyrans, Paris, Gallimard, 1946, p. 260.
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la religion du progrès
Il n’est cependant pas interdit de se demander si l’espérance ne serait pas une fai-
blesse autant qu’une lâcheté, comme le suggérait Spengler98. On peut envisager,
avec le courage requis, de vivre sans le confort de l’espérance, sans les illusions
consolantes qu’il suscite. Mais les humains, postmodernes compris, peuvent-ils
totalement se passer d’espérance ? La désillusion radicale a-t-elle un avenir ? En
1887, Durkheim avait répondu à la question : « La vue du néant nous est un sup-
plice intolérable ; et comme il s’offre partout à nous, le seul moyen que nous ayons
d’y échapper est de vivre dans l’avenir99. » Il y a de bonnes raisons de croire que
la passion de l’avenir restera au cœur de la pathologie des Modernes, même à
l’époque de la modernité finissante. L’avenir de l’illusion progressiste semble être
ainsi assuré. En ce sens, l’avenir a de l’avenir.
41
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