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Quelques gestes

Serge Daney
Dans Vacarme 2011/3 (N° 56), pages 34 à 37
Éditions Association Vacarme
ISSN 1253-2479
ISBN 9782350960494
DOI 10.3917/vaca.056.0034
© Association Vacarme | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 58.213.8.7)

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quelques
gestes
2e séquence
par Serge Daney
avec des images de Christophe Bargues Il s’appelle Sugii et il participe à des championnats
universitaires. Lorsqu’il joue, il n’est plus Sugii,
ni personne en particulier. Trop mobile, voire
Qu’il lise une partie de tennis, « mobilisé », il court partout à la fois, ponctuation
vivante qui marque des points, en rate, s’en veut.
une image de télévision ou un Rien de ce qui passe dans la tête de Sugii ne reste à
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film, c’est avec le cinéma que l’intérieur du corps de Sugii. Celui-ci est une machine
qui ne retient rien surmontée d’un visage qui reflète tout.
Daney a inventé ses outils pour Sugii jouit sans doute, moins parce qu’il pourrait gagner
penser le monde : un monde que parce qu’infiniment placé sur le chemin d’une balle
toujours imprévisible, il pourrait ne pas perdre. Et pour
irréductiblement social et ne pas perdre, il lui faut accompagner la balle, partout
politique qu’il éclairait de son et surtout de l’« autre côté », chez son adversaire.
regard d’amateur. S’attachant Jusqu’à ce que celui-ci devienne aussi un prolongement
de Sugii. Il le guette comme il se guette lui-même,
ici à décrire « quelques gestes » à l’affût de toutes les erreurs possibles, inconsolable
arrêtés dans des photogrammes pour un quart de seconde, détruit le temps d’une brève
éternité, indestructible sinon.
de matchs de ping-pong filmés
Le tennis de table lorsqu’il passe par le corps encore
au Japon, Serge Daney semble
enfantin de Sugii, met en scène, d’une façon très visible,
rejoindre sa rêverie sur l’enfance presque douloureuse, la manière dont l’individu japonais
du cinéma et les images se rattache sans la toucher à une machine sociale, à un
agencement ritualisé. À distance. Il y a ainsi une façon
de Muybridge ou de Marey. de crier à des fins d’intimidation, comme au kendo,
Le mouvement du sportif comme d’avoir à ce point l’autre « à l’œil » qu’on en devient,
sans l’avoir voulu, le double mimétique, qu’on « le »
première image de cinéma. devient à force de promiscuité oculaire. La surveillance
comme le voyeurisme sont des dimensions familières de
la vie japonaise. Sugii, le petit tondu « allumé » de ces
championnats, est à lui seul l’emblème agité d’une des
dimensions du tennis de table : la dépossession.
Jamais réédités, ces textes sont extraits d’une série de dix
« séquences » rédigées par Serge Daney pour accompagner
C’est pourquoi on lui voit le plus inquiétant, le plus
une installation vidéo de Christophe Bargues, Quelques désarmant aussi, des masques : celui de l’absence
gestes de Tokyo à Yamagushi, présentée dans le Foyer du totale de masque.
Centre Pompidou de décembre 1986 à janvier 1987 en
marge de l’exposition Le Japon des avant-gardes.
Ils étaient donnés à lire sur les cimaises. À l’initiative de
cette manifestation : Michèle Bargues et William Chamay.

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3e séquence 4e séquence

S’agit-il d’un pays qui, sous couvert de se renvoyer la Au bruit répété de la balle contre la raquette répondent
balle, se met un peu trop volontiers « à table » pour y les cris scandés des supporters massés en haut des gradins.
avouer son respect des lignes, voire son désir de les Là non plus, l’improvisation ne saurait régner.
incarner au bénéfice d’on ne sait quel tableau vivant ? Les « cheerleaders », mot anglais passé dans la langue
Au premier abord, c’est ce qu’on pense. Car dans une salle japonaise, assurent la couverture sonore des matches
il n’y a jamais une mais plusieurs tables, si géométriquement entre clubs ou inter-universitaires. Mais plutôt que
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disposées qu’elles offrent au regard du spectateur, faire corps, spontanément, avec les moments forts,
outre les trajectoires retorses des balles « travaillées », la dramaturgie et le suspense propres à chaque rencontre,
l’ondulement acharné de la ligne des corps qui « travaillent ». ces « encourageurs en chef » veillent à la régularité du
Chacun, certes, est « tout à son jeu » mais tous se savent volume vocal comme s’ils avaient pour mission d’envelopper
portés par la vague qui rugit à leurs côtés. leurs joueurs d’un bain de décibels, protecteur et familier,
fait de slogans maison. En ce sens, ils sont plus proches
Pourtant, si l’on y regarde de plus près, cet alignement
du barreur qui, muni de son porte-voix, extériorise les cris
est relatif. Il y a des spectateurs perdus dans un coin,
et les ahans intérieurs d’un team d’aviron.
posés inertes à côté de la vague mouvante. Il y a des
C’est qu’au Japon plus qu’ailleurs tout spectacle comporte
gestes sans balle, suspendus et comme immobilisés.
une division du travail. Ici, comme sur un terrain de base
Une femme seule en train d’applaudir. Une jeune fille
ball, le spectateur n’est pas inactif puisqu’il sait qu’il
endormie. Il en serait ainsi de n’importe quel spectacle
appartient au spectacle, lui aussi. C’est comme si la notion
collectif japonais. L’alignement y est toujours relatif.
de spectacle se dédoublait. Comme si le spectateur devait
Pas parce que subsisterait, au fond, on ne sait quel
bien « jouer » pour un super-spectateur qui jugerait d’un
désordre joyeux, à la chinoise. Ici, les non-alignés ne
même œil et d’une même oreille l’équipe vouée au silence
contestent pas les lignes, ne revendiquent rien, ne font
et les supporters condamnés aux cris. Aussi n’y a-t-il pas,
pas désordre. Ils ont, simplement, oublié de jouer leur
d’un côté, ceux qui renvoient la balle sans dire un mot
rôle de maillon. Ou bien, ce sont les lignes qui les ont
et de l’autre, ceux qui, sans un mot, se contenteraient
oubliés.
d’évaluer la qualité de ces renvois. Il n’y a que les
La ligne est double. Elle arrête le regard et elle lui ouvre supporters occidentaux pour, une fois jouées les dernières
des espaces. Nul paysage n’est aussi réticulé, fileté, cartes du chauvinisme, accepter de communier dans le
souligné, bref dessiné que le paysage urbain au Japon. spectacle d’une performance à ce point hors du commun
Avec des angles forcément morts, des zones de « moindre qu’elle prend une valeur universelle. Pour être des
teneur collective », des espaces noués sur eux-mêmes. spectateurs muets, médusés, réduits au silence.
Alors, l’objet dans sa présence opaque ou l’individu
dans sa singularité ne sont pas les détails « significatifs » La culture japonaise est encore trop villageoise pour
d’un tableau auquel ils appartiennent mais les accidents dissocier ainsi la base encourageante du sommet encouragé.
normaux d’un monde « sur-aligné ». L’estampe, le film, Être le plus grand, c’est être seul et la solitude, même
les décadrages pervers de la manga savent cela depuis romantique, de l’as des as, n’est pas désirable. Voilà
toujours. pourquoi, au niveau de la haute compétition, les pongistes
japonais ne l’emportent pas.

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5e séquence 6e séquence

Cette femme fut championne du monde. Elle imprime La place de l’arbitre n’est pas forcément enviable ou
au corps d’une autre femme, son aînée, un mouvement valorisante. Pas parce que les règles du tennis de table
de balancier, presque un mouvement de tango. Ce geste sont très compliquées ou qu’il se trouve des pongistes
réconcilie la vieille femme avec l’espace et avec le temps. mauvais joueurs, mais à cause de cette solitude qui, à
Il se suffit à lui-même, ne semblant rencontrer la balle un moment donné, est nécessairement le lot de l’arbitre.
que par hasard, avec une régularité et un bonheur encore Il y a ainsi des points litigieux, des moments de flottement,
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inexplicables. L’ancienne championne du monde a la des parties suspendues et ce spectacle supplémentaire
patience d’une mère berçant son enfant. Sur son visage, des arbitres et des organisateurs qui, mis dans l’obligation
difficile de lire autre chose que le sérieux pédagogique. de trancher, n’osent plus se regarder les uns les autres.
Et pourtant, il y a dans ce tango ralenti une émotion qui La balle a-t-elle touché la partie inférieure ou supérieure
excède la transmission indifférente d’un savoir acquis du rebord de la table ? C’est souvent difficile à voir.
à quelqu’un qui, visiblement, n’en fera rien. Il y a de Car ce qu’il faut voir, c’est cette chose si ambivalente
la passion. dans le tennis de table : le touché, le « touch ». Il faut
renvoyer toutes les balles, sauf les balles « faute ».
L’ex-championne voue sa vie aux autres, fussent-ils Contrairement au tennis où toute balle faute pénalise
vieux ou rhumatisants. Et s’il lui semble de son devoir immédiatement celui qui l’a envoyée et ne pénalise que
de partager ce qu’elle a appris et de redistribuer ce lui, il suffit dans le tennis de table que la balle faute soit
qu’on lui a donné, le plus équitable des partages est touchée par l’autre joueur pour que celui-ci hérite, en un
celui qu’elle fera avec le premier venu ou la dernière sens, de la faute. Le bon objet devient le mauvais objet,
de la classe. Équitable puisque ce simple mouvement à ne toucher sous aucun prétexte, pestiféré.
de balancier, dans sa chorégraphie, en dit déjà long sur Il condamnerait le match à un mauvais infini si l’arbitre
l’esprit du tennis de table, esprit qui veut qu’il n’y ait n’était là pour obliger l’un des deux joueurs à prendre
jamais de repos mais seulement des rythmes reposants. la faute « sur lui ». C’est ainsi qu’on raconte encore
l’histoire d’une balle décisive, tout en hauteur, jugée par
On se trompe fort sur le sens d’un mot comme tous faute et que le joueur qui la recevait salua,
« compétition » dans le contexte japonais. La culture anticipant sur sa victoire, en lançant sa raquette en l’air,
japonaise est surtout la liste des activités qui disqualifient de joie. Mais la raquette, pseudopode doté d’inconscient,
le moins de gens. Qui restent elles-mêmes quel que soit alla toucher la balle dans les airs.
l’âge ou le niveau de celui qui les pratique. Qui n’ont
pas besoin d’être spécialisées pour produire du « style ». Lorsqu’il s’agit de trancher, de dire oui ou non, on voit
Un sport comme le tennis de table est aussi une structure les Japonais chercher du regard ceux avec qui ils
d’accueil : d’un seul geste, il arrime aux autres. pourraient partager une telle responsabilité. De même
qu’on les voit chercher en vain dans le langage ou dans
Les Japonais ont moins la notion d’un but à atteindre les formes hypertrophiées de la politesse les mots les
ou d’une mission à remplir que le souci de perdre le moins frontaux possibles pour exprimer un refus.
moins possible des leurs en cours de route, quelle que La règle ne sera violemment réaffirmée qu’une fois
soit la route. Il y a dans leur altruisme quelque chose « mouillé » le maximum de gens dans l’exercice
d’écologique. de l’arbitrage.

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10e séquence

La « Jiroku Ginko » est une banque et la scène se passe


à Gifu. La banque possède son club de tennis de table.
On joue même dans la salle des coffres-forts. On s’y
réunit, on y dort mais « à la japonaise », comme dans
le métro, à raison de petits sommes calculés et d’absences
répétées. La Jiroku Ginko possède une particularité, c’est
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son patron. Un patron mécène, amoureux du tennis de
table. Un patron à ce point pénétré de sa mission et de sa
passion qu’il a décidé de former sa propre équipe et d’en
faire l’une des meilleures. Pas par bravade symbolique,
en allant chercher ailleurs des joueurs expérimentés, mais
en considérant le personnel de sa propre banque comme
le seul vivier envisageable. Chaque année, un entraîneur
vient de Chine populaire, dispenser un enseignement et
prendre le pouls de l’équipe de la Jiroku Ginko.

Il s’agit sans doute d’un fantasme japonais. Il s’agit,


à coup sûr, d’un de nos fantasmes d’Occidentaux quant
à ce qui meut les japonais. À savoir, un rêve d’intégration
maximum. Intégration du temps de travail et du temps
de loisir, du matériel humain aux facilités techniques.
Fabrication parallèle d’un « esprit maison » et d’une
« équipe maison », à partir, pourquoi pas, des mêmes
gestes. Mais ce qui n’est pas très japonais, c’est que le
patron de la banque soit personnellement motivé,
qu’il ait un but et des idées pour l’atteindre.

Il règne autour des tables de la Jiroku Ginko une


atmosphère étrange. Indécidable, comme l’est, de toute
évidence, notre rapport au Japon. Vaguement terrifiante
comme toutes les fois qu’une utopie semble se réaliser
sous nos yeux, avec ce consensus né de l’autarcie,
cette culture villageoise qui ressurgit, oublieuse des
contradictions sur lesquelles elle a pu s’édifier.
Émouvant comme une cour de récréation lorsque,
sous la haute protection éclairée du social, la libération
d’énergie redevient un jeu sans conséquence et une
thérapie ludique. ■

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