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Pauline Escande-Gauquié, Valérie Jeanne-Perrier
Dans Communication & langages 2017/4 (N° 194), pages 21 à 27
Éditions NecPlus
ISSN 0336-1500
ISBN 9782358761840
DOI 10.4074/S0336150017014028
© NecPlus | Téléchargé le 21/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 89.134.19.212)
Le partage photographique
Le partage
photographique :
le régime performatif
de la photo
PAULINE ESCANDE-GAUQUIÉ
ET VALÉRIE JEANNE-PERRIER
Avec le développement des téléphones mobiles et
autres supports numériques, la photographie mobile
est partout1 . Aller sur Internet, consulter, poster des
clichés sur Facebook, Instagram et autres réseaux
sociaux est devenu un geste journalier pour les am-
ateurs et les professionnels de la photographie. Le
numérique a démocratisé la photo, devenue dans
les discours d’escorte, tout à la fois « sociale » et
« participative ». Les chercheurs réunis par ce dossier
interrogent ces mutations en appréhendant comment
la photographie — dans les sphères amateur comme
professionnelle — est éditorialisée, reprise et relayée
par des pratiques d’énonciation au sein de dispositifs
médiatiques numériques.
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des injonctions et des désirs des individus qui produisent puis postent des photos
dans des espaces toujours potentiellement publics et ouverts aux regards et aux
commentaires des autres. Certains s’attachent à déterminer si elles possèdent
une « photogénie » spécifique, analysent en quoi les photos numériques et
partagées sont encore apparentées ou non à leurs grandes sœurs argentiques.
D’autres regardent comment les photographies produites (par les amateurs et
les professionnels) sont captées, transformées, éditorialisées au sein de processus
médiatiques numérisés d’information et de communication (réseaux sociaux,
plateformes dédiées à la photographie, sites de presse et d’agences de presse,
etc.). L’ensemble des articles permet ainsi d’appréhender à travers le prisme du
« partage » et du « départage »2 photographique dans quelle mesure il s’opère un
renouvellement de la culture et de la pratique photographique dans les médias et
entre les individus.
En exergue, rappelons qu’une photographie relève du saisi. Elle a « ce génie
en soi » dont parlait si bien Roland Barthes dans la Chambre claire3 qui nous
dit « ça-a-été » avec cette double position conjointe de réalité et de passé. Ainsi,
avec les différentes évolutions techniques, sa duplication est devenue euphorique
et quotidienne. Le self-photographique engendré par les téléphones « intelligents »
et les milliers d’applications disponibles réservées à la photo ont rapidement fait
évoluer les rapports à la fabrication, à la diffusion et à la réception des images.
Aujourd’hui, les amateurs produisent leurs propres contenus photographiques
selon une logique dite du « social » et du « partage ». La photographie est rendue
« fluide » mais elle est aussi marquée par ses conditions de circulation entre divers
lieux d’expositions et de conditionnement, comme ce cliché sur Instagram, qui
peut être commenté puis réutilisé dans un média et cité à nouveau sur d’autres
plateformes sociales.
Street Journal titrait « Oui, vous partagez trop de photos » et proposait une
analyse synthétique des défauts induits par l’usage systématique d’une plateforme
de diffusion d’images, tel que Instagram, appartenant à l’entreprise Facebook.
Entreprise critiquée à la fois, comme toutes les entreprises venues de la Silicon
Valley en Amérique, pour sa très grande emprise sur nos vies quotidiennes5
et pour le fait qu’elle chercherait à voler des millions d’heures et de données
sur la vie des gens. Les plateformes se nourrissent effectivement d’un travail
de tous et de toutes. À chaque instant des « vies minuscules » sont capturées,
commentées et postées. Nos vies quotidiennes sont ainsi remplies par nos écrans.
Les questions du partage photographique ne sont pas seulement esthétiques et
communicationnelles. Elles engagent aussi l’ensemble des sociétés en ce qu’elles
ont de commun : l’établissement de règles, normes, habitudes, logiques pour vivre
ensemble et de style de vie, ainsi que le pose Marielle Macé dans un essai récent6 et
comme nous le verrons tout au long de ce numéro.
Depuis sa naissance, la photographie donne à voir et à penser pour les
autres, mais il semble qu’aujourd’hui, la pratique photographique partagée sollicite
aussi le mécanisme de l’introspection, sinon de l’extrospection en ligne, pour
le plus grand avantage économique de quelques firmes poussant à l’infini cette
logique sociale désormais catalysée en de solides business plans. Les entreprises
technologiques venues de Californie déploient dans ce but des stratégies marketing
et sémiotiques afin de renforcer « l’engagement » des utilisateurs sur les
applications ou les plateformes de partage. Une logique de dépendance est alors
entretenue par les systèmes de notifications, de likes ou de recommandations
personnalisées, ou par de subtils jeux de persuasions : les propositions de jeux
gratuits de filtres supplémentaires sont formulées sur certaines applications photos
si elles sont beaucoup mobilisées par leurs usagers. Ces systèmes particuliers
servent et réussissent à retenir notre attention et à nous encourager à passer
toujours plus de temps sur les médias dits « sociaux ».
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(le plus souvent téléphone mobile, permettant la diffusion des images captées
via les mises en formes et les énonciations de ces images particulières) et par
la pénétration forte des discours sociaux. À l’heure du Web 2.0, la question
centrale pour la photographie est qu’elle soit performative afin de créer de
l’engagement conversationnel sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, la compétence
performative de la photographie dépasse le cadre stricto sensu de l’acte de faire
voir. La préoccupation des plateformes est aussi de faire parler. Ce nouveau modèle
performatif repose sur l’hypothèse de base que les plateformes doivent solliciter la
« voix » de leur client pour recueillir des données via le post, le like, le
« commentaire », le tweet et le retweet, pour « buzzer », « feedbacker ». Sur le
web, la force illocutoire du « faire voir » par l’image ne suffit plus, « elle doit
être relayée par une caution médiatrice du consommateur qu’on pourrait appeler
la force interlocutoire (inter : – entre – exprimant cet espacement de la relation
parlée entre la marque et son consommateur) »7 . Ces discours qui prolifèrent
et qui sont sollicités, valorisés, interrogent sur un accès permanent de tous à
la psyché individuelle. La seule pratique du « selfie » illustre ce phénomène
contemporain. La matrice numérique se soumet ainsi à cette obsession actuelle
de la performance. Dans la société de l’apparence, il n’y a d’expérience possible
que via l’hyperstimulation écranique où l’individu devient son propre modèle,
un objet à styliser, à relooker, un performer de soi. La vie des réseaux sociaux
est ainsi rythmée par le jeu de la production d’images « prêtes à consommer ».
Tel est l’enjeu quotidien. Alors que les spectateurs absorbent les « secousses »
et les « clignotements » de ce drôle de monde que forment les réseaux sociaux,
les plateformes génèrent des millions de likes et de commentaires. Les hashtags
sont une source d’information mais aussi d’échange monétaire important pour
les entreprises numériques.
Avec la photographie mobile se pose la question d’une surdétermination du
réel dans une société des écrans où tout le monde s’épuise à communiquer
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